La Littérature jaune
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 15 (p. 938-967).
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LA


LITTERATURE JAUNE.




I.




I. – UNE RENAISSANCE INCONNUE.

Au temps de Dessalines, le directeur des domaines Inginac, injurié par une femme qu’il refusait de mettre en possession d’une des propriétés : confisquées sur les blancs, la chassa de sa présence en la traitant de « Messaline. » Cette femme, furieuse, et qui n’avait pas de littérature, alla se plaindre à l’empereur, qui en avait encore moins, d’avoir été appelée une « Messalines. » Outré qu’on osât faire de son nom le sobriquet d’une femme légère, le monarque manda aussitôt Inginac dans la capitale, et le malheureux directeur, dont les explications avaient été repoussées comme une grossière défaite, allait être envoyé du palais au cachot, du cachot au cimetière, lorsqu’un général en qui Jacques Ier avait confiance fit entendre raison au susceptible empereur[1].

C’était à dégoûter des Grecs et des Romains, et cependant plus de vingt ans après ils régnaient encore en maîtres dans la littérature haïtienne : les Grecs et les Romains du directoire s’entend, ces superbes modèles d’académie qui sacrifiaient tant de maximes sans-culottes sur l’autel de la nature. Cet engouement était d’ailleurs plus excusable dans la patrie de Dessalines que dans la patrie de Molière. Sauf de très rares exceptions, les anciens libres, tant jaunes que noirs, par qui s’est accomplie l’initiation littéraire de la jeune nationalité, n’avaient reçu qu’une instruction élémentaire ; le bouleversement social qui vint brusquement les associer aux droits, aux intérêts, aux passions de la France républicaine, les livra donc sans défense à l’influence intellectuelle de ce nouveau milieu, et la prodigieuse mémoire, l’aptitude imitatrice dont sont douées les organisations créoles facilitèrent encore la contagion. Comme gymnastique de pensée et de style, c’était cependant beaucoup. Au moment de la rupture définitive avec la France, la minorité lettrée était déjà assez exercée pour pouvoir remonter d’elle-même aux bonnes sources littéraires ; mais l’inévitable Dessalines intervint encore ici. Lors du massacre des derniers colons français, on demanda au futur empereur ce qu’il fallait faire de leurs bibliothèques : — Je suis, j’été (J’ai été), ça parole blancs ! dit dédaigneusement Dessalines par une locution proverbiale qui sert aujourd’hui encore à exprimer l’ironique dédain du nègre pour la conjugaison française[2] ; nous pas bisoin ça ! avec blancs, ifaut {il faut) fisils avec la poudre et non papier parlé, — et par son ordre, la compagnie de grenadiers qui allait de maison en maison égorger nos malheureux compatriotes lacérait et jetait dans la rue tous les livres qu’elle découvrait. Non content de supprimer le « papier parlé, » l’empereur, allait supprimer les écoles[3], lorsqu’on le tua dans l’intérêt des lumières ; mais le mal était fuit, et le groupe lettré resta limité, faute de livres, à ses premiers représentans, eux-mêmes réduits à ruminer la lourde pâture intellectuelle qu’ils avaient ramassée par bribes dans les clubs philanthropiques, les journaux jacobins et les tragédies thermidoriennes.

Le président Pétion avait fort à cœur de renouer la chaîne civilisatrice si brusquement rompue par l’empereur nègre ; mais on a vu ailleurs[4] quels mécomptes économiques amena dans la république de l’ouest le fractionnement des propriétés rurales combiné avec une tolérance forcée pour l’indiscipline et la paresse des cultivateurs. Malgré les tacites encouragemens qui leur étaient offerts, notre commerce et avec lui les nombreux aventuriers français qui vont chercher en Amérique l’emploi d’une éducation libérale continuèrent d’éviter une côte qui, en redevenant hospitalière, devenait improductive. Par contre, autour du roi Christophe, dont le despotisme avait imprimé une impulsion fabuleuse à la production, et qui prétendait organiser l’instruction aussi violemment que le travail, c’est la terreur qui créa le vide. Nos émigrans éprouvaient une répugnance bien naturelle à aller remplir les cadres universitaires d’un pays où le titre de Français équivalait, presque aussi sûrement que sous Dessalines, à un arrêt de mort, et ceux de nos navires qui osaient s’aventurer, sous pavillon d’emprunt, vers ces parages maudits, évitaient surtout d’y apporter des livres, ce qui eût trahi leur nationalité. Christophe ne se bornait pas à repousser les Français, que les nombreuses affinités de mœurs, d’idées et de langage créées par le régime colonial désignaient comme les instituteurs naturels de son peuple ; il imagina un beau jour de naturaliser dans les écoles l’idiome anglais, et, si elle échoua faute de temps, cette extravagante réforme ne fut pas moins une diversion très fâcheuse pour l’éducation nationale, dont elle stérilisait les premiers germes. Peu s’en fallut même que la langue des tyrans, comme l’appelaient les quatre ou cinq pacotilleurs anglais et américains qui trouvaient leur compte à exploiter la gallophobie de Christophe, n’eût à subir une concurrence plus excentrique. Le monarque ayant un jour demandé ce qu’était son homonyme le cacique Henri, on lui répondit galamment que la cacique Henri avait été le dernier défenseur de l’indépendance haïtienne, comme lui, Henri Ier, en était le restaurateur. Vivement intéressée par ce rapprochement, sa majesté ordonna aux lettrés de sa cour de retrouver quelque morceau de littérature aborigène qui le justifiât. La race et la langue aborigènes avaient entièrement disparu, mais le mot « impossible » avait également disparu du dictionnaire de Christophe. Les lettrés se mirent donc en campagne, et quelques jours après ils rapportaient un fragment de la Marseillaise haïtienne, qui fut chanté avec beaucoup de succès à la table du roi. Le fragment en question se composait de quatre uniques syllabes : Ayo bombé ! et il fut décidé que ces quatre syllabes signifiaient mot à mot : « Mourir plutôt que d’être asservis. » Quelle belle langue que le turc ! — le caraïbe, veux-je dire. Dieu sait où se fût arrêtée cette nouvelle manie d’Henri Ier, si l’écho lointain des réminiscences que la restauration mit chez nous à la mode n’était venu donner un autre cours aux préoccupations de sa majesté, qui, oubliant tout à coup le cacique Henri, ne voulut plus être comparée qu’à Henri IV, dans la langue d’Henri IV et sur l’air de Vive Henri IV !

Le caraïbe et l’anglais tombèrent donc à leur tour en défaveur ; mais sans grand profit pour le français, car dans l’intervalle les gens de couleur, sur qui pesaient de continuelles menaces d’extermination, avaient émigré presque en masse vers les états de Pétion, emportant avec eux la seule lueur de civilisation française qui restât dans les états de Christophe. Cette concentration de la classe éclairée dans l’ouest y produisit par compensation des résultats intellectuels très curieux.

Découragés par le manque de débouchés, de capitaux et de bras dans leurs essais d’exploitation agricole, les anciens libres s’étaient peu à peu agglomérés dans les villes, où ils allaient demander des moyens d’existence au commerce de détail, et, comme les acheteurs ne se multipliaient pas dans la proportion des marchands, la liberté d’association et de réunion vint fort à propos offrir un aliment à l’oisiveté de ceux-ci. Toute commune importante eut une ou plusieurs loges maçonniques, et ces loges, grâce à l’interdiction dont la politique y était frappée, devinrent de petites réunions littéraires, de véritables écoles d’enseignement mutuel, où chacun apportait, sous forme de dissertations, de toasts, de fables, d’essais dramatiques, de chansons ou d’oraisons funèbres, son contingent d’élucubrations et de réminiscences. Quelques journaux à publicité irrégulière, que Pétion subventionnait sans distinction d’opinion en leur abandonnant gratis soit les presses, soit le papier du gouvernement, divers théâtres d’amateurs, la tribune du sénat, le droit de pétition, les réunions électorales triennales et surtout les fêtes civiques, qui étaient et sont encore l’occasion de nombreux discours, offrirent à cette littérature renaissante d’autres débouchés.

Cependant plus on écrivait, et plus le besoin d’une grammaire se faisait sentir. L’un des doyens du groupe lettré, Desrivières-Chanlatte, directeur et un moment unique ouvrier de l’imprimerie nationale, répondit au vœu général ; il rédigea de mémoire, composa et imprima à lui tout seul un abrégé de grammaire française. Il allait même y joindre un traité de rhétorique, lorsque la mort vint l’arrêter à temps ; — car, Dieu merci, ce n’était pas la rhétorique qui manquait : à la double couche d’emphase révolutionnaire et d’emphase africaine qu’avait léguée le passé s’était superposée une troisième alluvion non moins fertile en métaphores. J’ai dit que les livres des colons avaient été lacérés et non pas brûlés ; la superstitieuse vénération des négresses pour le papier parlé et la sollicitude plus positive des épiciers du pays en avaient donc sauvé des fragmens, parfois même des volumes entiers, que les lettrés ou ceux qui voulaient le devenir se mirent à collectionner avec une véritable passion. Ce sauvetage de contrebande s’était naturellement exercé sur les formats portatifs[5], c’est-à-dire sur les in-douze mythologiques et érotiques du dernier siècle, et comme la plupart des collections se réduisaient à quelques pages dépareillées, qui n’en étaient que plus avidement lues et relues, qui résumaient souvent pour leur heureux possesseur toute la science humaine, on devine quels singuliers enthousiasmes littéraires, quel audacieux pêle-mêle de noms et d’idées devaient refléter les écrits de cette époque. L’abbé Grégoire y coudoie, par exemple, « la muse d’Anacréon, » et telle diatribe républicaine contre Christophe se place sous la double invocation de « l’amant d’Éléonore » et « du cygne de Cambrai. » Cet engouement s’étendit jusqu’aux masses. Tout propriétaire d’un livre était en butte aux obsessions des femmes enceintes, qui venaient de plusieurs lieues à la ronde solliciter pour le fruit de leurs entrailles un nom de baptême tiré de ce livre, nom qu’elles n’acceptaient du reste qu’après s’être minutieusement enquises si le héros de roman ou d’histoire qui l’avait porté était un homme de bonnes vie et mœurs ou tout au moins un général. De là cette myriade de Fénelon, d’Alcindor, de Cinna, d’Alcide, d’Apollon, de Florian, d’Altidor, de Médicis, que présente l’état civil du temps, et qui, d’abord accolés aux noms plus classiques de Coco, de Mimi, de Macaque, de Cacapoule, de Vamalheureux[6], ont fini par les supplanter.

Ne sourions pas : mesurée non à sa valeur absolue, mais à sa spontanéité, aux obstacles qu’elle a dû vaincre, aux aptitudes relatives qu’elle a mises en jeu, cette naïve littérature serait à elle seule un très intéressant sujet d’observation ; elle ne s’est pas d’ailleurs arrêtée là. L’ordonnance par laquelle Charles X reconnaissait l’indépendance haïtienne, en stipulant des avantages spéciaux pour notre commerce, vint rétablir, en 1825, le courant intellectuel que la révolution de 1803 avait rompu, et depuis lors le niveau littéraire haïtien s’est constamment élevé.

Ces préliminaires étaient indispensables pour une équitable appréciation des écrivains de tous genres, — auteurs dramatiques, poètes, historiens, journalistes, — qu’a produits jusqu’à ce jour notre ancienne colonie. Tels écrits de mérite égal peuvent, en effet, supposer des talens fort inégaux, s’ils appartiennent à des périodes différentes. Les dates serviront constamment ici de correctif à la critique ou à l’éloge.


II. – LE DRAME ET LA COMEDIE A PORT-AU-PRINCE.

Vers les derniers temps de l’occupation française parut sur le théâtre du Cap un jeune homme de couleur dont les débuts furent si obscurs, qu’il n’en est resté dans les souvenirs de ses contemporains que l’écho lointain de quelques sifflets. Peu d’années après[7], le débutant éconduit, révélait, dit-on, comme poète, comme auteur dramatique et comme acteur, des qualités de premier ordre. Dupré, c’était son nom, a composé sept ou huit pièces, toutes jouées, et par lui-même, avec un succès fou ; mais, soit pauvreté, soit insouciance, il n’en a fait imprimer aucune, et, par un superstitieux caprice de piété conjugale, sa veuve (il a péri dans un duel) refuse obstinément d’en livrer le seul manuscrit connu. Le peu qu’il m’a été possible d’en ressaisir dans la tradition orale laisse cependant entrevoir les traits caractéristiques de ce talent inédit.

Mérite doublement rare et pour l’époque et chez un homme dont l’esprit était saturé de tragédie française, Dupré est, avant tout, Haïtien ; drame ou comédie, ses pièces sont exclusivement consacrées aux événemens ou aux caractères nationaux. La plus estimée de ses comédies a pour sujet la lutte encore persistante des vieilles mœurs coloniales contre le puritanisme relatif créé par la liberté. Un négociant anglais, frais débarqué, demande en placement, c’est le mot reçu, une jeune fille. L’éducation, la pudeur, l’amour, défendent celle-ci, qui a déjà donné sa foi à un jeune homme du pays, et la mère ou l’aïeule, contemporain et d’une époque où les filles de couleur tiraient plus vanité de devenir la maîtresse d’un blanc que la femme d’un noir ou d’un jaune, va au-devant des désirs de l’Européen. Livrez cette situation à un esprit vulgaire, et il n’aura rien de plus pressé que d’enlaidir la figure des deux tentateurs pour faire repoussoir à la pureté de la jeune fille ; la comédie devient alors un lourd mélodrame où l’ame du spectateur est constamment froissée, et d’où disparaissent d’avance toute variété de caractère, tout imprévu de situation. Dupré n’en a eu garde. Cet acheteur de filles, qui pourrait être si aisément odieux, est tout simplement ridicule ; l’auteur force même à dessein cette nuance en le faisant s’exprimer dans un intraduisible baragouin anglo-créole qui donne lieu aux coqs-à-l’âne les plus plaisans. Cette mère entremetteuse frisait de bien près l’horrible, et elle se sauve à force de réalisme grossier et naïf. On comprend tout d’abord qu’elle est de bonne loi. Il n’entre véritablement pas dans sa tête qu’une fille bien née puisse repousser les flatteuses avances du « capitaine ; » car, pour l’antique pécheresse (et ceci était encore un trait calqué sur nature), tout Européen galant et généreux est nécessairement un capitaine de navire, l’adorable capitaine de ses belles années qui, à chaque voyage, prodiguait sans compter amour et friandises, — friandises dont le souvenir vient lubréfier les lèvres et allumer les yeux de la vieille, bien morts, — hélas ! pour le reste. « Ma fille, c’est capitaine ! ma fille, c’est madère !!! ma fille, c’est jambon !!! » Voilà, dans leur caractéristique crescendo, ses argumens décisifs. Cette mère est évidemment moins dépravée que gourmande. Ainsi se dessinent, chacun avec son comique propre, c’est-à-dire par le seul côté qui les différentie, deux types qui semblaient condamnés à faire double emploi dans l’odieux. Ainsi encore, et c’est l’essentiel, trouve grâce devant le rire le révoltant de cette donnée. C’est là du bien gros rire, j’en conviens ; mais aux mets lourds les condimens énergiques, et Dupré imitait ou devinait Molière, qui, souvent engagé dans des données tout aussi brutales, par exemple celle d’un vieillard bafoué par ses enfans, ne dédaigne pas d’en sortir par l’issue de la bouffonnerie. Disons plus : Dupré esquivait ici du même coup deux écueils contraires. Si une fraction des spectateurs partageait déjà toutes les délicatesses d’un public européen, la majorité n’en avait pas la moindre idée, et n’eût trouvé dès-lors rien de dramatique, rien que d’effacé et de froidement vulgaire dans la peinture sérieuse d’une chose aussi généralement acceptée que la prostitution des placemens. Le grotesque venait donc jeter ici fort à propos son énergique relief. Le même procédé scénique avait ce double avantage de voiler suffisamment la situation pour le public d’élite et de l’accentuer suffisamment pour le gros public. Qu’il y ait dans cette trouvaille plus de hasard que de calcul, je suis disposé à le croire ; mais il n’y a que les comiques de bonne race pour tomber sur ces hasards-là. Dupré savait-il faire mouvoir ses personnages aussi bien qu’il les posait ? On n’en pourrait juger qu’à la représentation ou à la lecture. J’ai cru cependant entrevoir dans la même pièce une scène à la Beaumarchais, moitié rire, moitié larmes ; c’est celle qui met pour la première fois en présence la vieille s’efforçant d’appeler l’attention de l’Anglais pour nouer affaire avec lui, l’Anglais cherchant à éviter la vieille pour causer plus librement avec la jeune fille, et la jeune fille indécise entre deux douleurs, deux craintes, deux hontes : — celle de paraître adhérer aux propositions de l’Anglais en restant, — celle de laisser le champ libre aux compromettantes naïvetés de sa mère en sortant. Encore un effet qui serait perdu si la vieille était sciemment et froidement infâme. La jeune fille puiserait alors le mépris et l’indifférence dans l’excès même de son désespoir ; mais ce n’est qu’une mère terrible, parfaitement honnête à sa façon, ne déméritant au fond ni le respect ni l’affection de son enfant, dont elle ne croit poursuivre que l’intérêt bien entendu, de sorte que celle-ci souffre autant dans sa tendresse et sa fierté filiales que dans sa pudeur et son amour.

Une autre maladie morale du pays, la manie essentiellement nègre des grades et surtout des épaulettes, des plumets et des galons, a été mise en scène par Dupré. Au type passablement fictif du soldat-laboureur, il oppose un autre type que la guerre de l’indépendance avait fait pulluler, et dont la jacquerie de 1844 et le socialisme impérialiste de 1848 ont encore offert de nombreux spécimens : c’est le caporal nègre visant à devenir d’emblée général et avouant son ambition avec la candeur la plus entière, la plus convaincue. Pour ne pas être pris au dépourvu, notre homme s’est d’avance muni des insignes de son futur généralat, et, qui plus est, de ceux de tous les grades intermédiaires ; il les étale dans le cours de la pièce, il s’en revêt même, je crois, et si Dupré, comme c’était assez la tournure de son esprit, a eu la hardiesse de passer à cette occasion en revue les excentriques compromis de toilette que le culte de l’uniforme et des dorures, combiné avec les expédiens de la pauvreté, le laisser-aller des mœurs et du climat, produisaient et produisent encore dans l’armée noire, je laisse à penser quel feu roulant d’allusions aussitôt appliquées devait égayer la scène. On pourra demander pourquoi ce monomane de généralat se préoccupe tant de l’uniforme de ces autres grades intermédiaires qu’il dédaigne : pourquoi Harpagon, qui refuse le manger à ses chevaux, a-t-il des chevaux ? C’est justement de ces inconséquences-là que se compose la logique des passions et des ridicules. S’il vendait ses chevaux, l’avare de Molière perdrait l’occasion de leur refuser de l’avoine et de faire acte d’avarice. S’il n’avait pas dans sa collection, à côté du costume de général, ceux de sous-officier, de lieutenant, de capitaine, etc., le monomane de Dupré se trouverait comme frustré d’une partie de ses droits, je veux dire de ses galons, vu que, dans l’ordre ordinaire, le généralat est le complément et suppose la préexistence de tous les insignes, de tous les grades inférieurs. C’est là le cœur humain, et c’est là surtout le cœur nègre, si accessible à tous les pléonasmes. C’est l’Haïtienne dévote cumulant avec l’adoration du saint-sacrement l’adoration des couleuvres ; c’est tel guerrier du pays montant la garde en manches de chemise, à cause de la chaleur, mais étouffant sous un bonnet à poil, à cause du décorum ; c’est Soulouque criant tout d’une haleine : Vive la liberté ! et vive l’empire ! (se faisant sacrer et droguer à la fois, — emprisonnant, déportant ou fusillant sans pitié tout député ou sénateur qu’il soupçonne de parlementarisme, mais conservant avec obstination son parlement.

La verve satirique de Dupré n’épargnait pas surtout Christophe, des états duquel il s’était esquivé à temps. Les splendeurs monarchiques et les prétentions de toute espèce de l’ancien garçon de cuisine du Cap ont été raillées par lui sous toutes les formes, comédie, chansons, épigrammes. Si Dupré frappait juste, Christophe frappait par malheur non moins juste, et plus d’une fois la hache qui abattait dans le nord les restes de la population mulâtre vint faire écho aux applaudissemens et aux rires qu’éveillaient dans l’ouest les saillies de l’écrivain mulâtre. À défaut d’autres exemples, voici une de ces épigrammes, qui n’est pas précisément un modèle d’atticisme ni même de correction, mais où déteint comme un lointain reflet du faire des contes de La Fontaine. Elle se rapporte à l’une des vanités de Christophe, alors président, et qui tenait beaucoup à passer non-seulement pour le plus humain des présidens et le meilleur des hommes, mais encore pour le plus beau et le plus chaste des Haïtiens.

Zagot, jeune et gentille, avait plusieurs amans ;
L’humain, le bon Christophe était de ses galans.
Bientot elle est enceinte et ne sait pour quel père ;
L’enfant naît, mais plus laid, plus méchant que Cerbère :
Ses yeux creux et hagards, son corps velu, hideux,
Annonçaient que bientôt il serait dangereux.
La grande-mère en pleurs disait à la famille
Que sans doute le diable avait forcé sa fille.
Elle aspergeait l’enfant et s’écriait : Zagot !
Dis-nous, de par saint Jean, qui t’a fait ce magot ?
Avec naïveté, Zagot répond : Ma mère,
Je crois que monseigneur en doit être le père.

Tout ce que je sais des drames patriotiques de Dupré, c’est que l’emploi de la saillie créole y alternait fort heureusement avec la phraséologie solennelle et guindée que comporte le genre. Sa Mort du général Lamarre, où il déroulait les principaux épisodes de la défense du Môle contre.Christophe, eut entre autres un succès de délire et d’autant plus explicable que la plupart des personnages mis en scène se trouvaient parmi les spectateurs. Dupré devait d’ailleurs manier l’enthousiasme aussi bien que la raillerie, témoin la première et la dernière strophe d’un de ses chants populaires, le Dernier Soupir de l’Haïtien, où l’on ne peut méconnaître, à travers les imperfections de l’inexpérience et les lieux communs du temps, certain lyrisme d’assez puissante allure :

Soleil, dieu de mes ancêtres[8],
O toi de qui la chaleur

Fait exister tous les êtres,
Ouvrage du Créateur !
Près de finir ma carrière,
Que ton auguste clarté
Éclaire encor ma paupière
Pour chanter la liberté !

Haïti, mère chérie,
Reçois mes derniers adieux ;
Que l’amour de la patrie.
Enflamme tous nos neveux,
Et si jamais sur tes rives
Se remontrent nos tyrans,
Que leurs hordes fugitives
Servent d’engrais à nos champs !


Témoin encore cette strophe de son Hymne à la patrie :

Le grand auteur de la nature
Créa l’homme pour le bonheur ;
L’homme, bientôt, cruel, parjure,
Brisa l’œuvre de son auteur.
La terre en proie à l’esclavage,
La liberté n’eut plus d’autel ;
Mais Haïti venge l’outrage
Que l’homme fit à l’Éternel !
Honneur et gloire à la patrie !
Des rois bravons l’iniquité,
Et s’il nous faut perdre la vie ;
Ah ! mourons pour la liberté !

Dans l’Abeille haïtienne, recueil qui parut vers la fin de la présidence de Pétion et au commencement de celle de Boyer, je découvre deux autres spécimens, cette fois anonymes, de la littérature dramatique de Port-au-Prince. L’un est une petite comédie de paravent, intitulée le Prix de la vertu (un de ces titres qui sont une date), et dont les personnages, qui s’appellent Aminte et Valère, Lucile et Norval, Fonville et Marton, avaient émigré de Saint-Domingue depuis vingt bonnes années pour le moins. Le seul trait haïtien qui s’y trouve pourrait faire soupçonner de singulières mœurs, si l’on n’aimait mieux y voir quelque naïve réminiscence de l’un des thèmes les plus acceptés de la tragédie classique. Aminte (la tante) engage le plus naturellement du monde Lucile et Valère (le frère et la sœur) à ne pas se trouver si souvent ensemble, crainte de donner prise à la médisance. Telle qu’elle est, cette pièce se recommande d’ailleurs par la rapidité du dialogue et par une versification très facile où nous avons cru reconnaître la manière de J.-S. Milscent, homme de couleur élevé en France. Le dénoûment dénote en outre une certaine entente de l’effet scénique. Lucile et Valère, qui aiment chacun de son côté, ont affaire à deux beaux-pères qui exigent une dot double de celle que possèdent le frère et la sœur. Tout paraît finalement s’arranger ; mais, à la lecture des deux contrats, on découvre que, par un mutuel dévouement et à l’insu l’un de l’autre, Valère a donné son bien à Lucile, qui a donné le sien à Valère. Les deux mariages seraient donc de nouveau rompus, si ce frère et cette sœur modèles n’avaient une tante modèle qui sacrifie son propre mariage pour parfaire les deux dots. Tel est « le prix de la vertu ; » il n’y a que celle de la tante qui ne soit pas récompensée.

L’autre pièce est une espèce de vaudeville fantastique, intitulé le Physicien. Ce physicien a découvert une combinaison de fluides telle que toute personne soumise à leur action est irrésistiblement poussée à dévoiler ses pensées les plus secrètes, et les consultans arrivent en foule deux par deux, car chacun espère bien retenir, au moment voulu, sa langue, tout en profitant des involontaires aveux de son compagnon. Ceci est un trait de bonne observation : rien n’est au fond plus crédule que la fourberie, plus confiant dans sa propre invulnérabilité et dans l’inhabileté des autres. Un ménage heureux, qui a assisté à cette revue des hypocrisies sociales, renonce sagement à tenter l’épreuve pour son compte, et voilà qui frise encore de bien près la bonne comédie. Le dernier de nos faiseurs eût certainement tiré un meilleur parti de cette donnée. Il n’eût pas commis la faute de mettre presque toujours en présence deux hypocrisies de même nature, ce qui ne laisse rien à l’imprévu ; il les aurait toutes groupées autour d’une action commune ; il aurait à coup sûr cherché quelque amusant imbroglio dans le va-et-vient calculé des personnages entre la vie réelle et le milieu magique du cabinet de vérité ; — mais, parmi ces faiseurs, y en a-t-il beaucoup qui auraient trouvé d’instinct les deux traits dont je parle ? On m’assure que le Physicien n’a jamais été représenté à Port-au-Prince, ce qui s’explique par la hardiesse de la première scène. C’est une conversation-prologue entre Gelanor, le physicien, et François, son valet.


« FRANÇOIS. — Vous avez beau dire, monsieur, je ne vois aucune différence entre la physique, la magie ou la sorcellerie.

« GELANOR. — La physique, je te le répète, est la science de la nature ; elle s’appuie sur des vérités surprenantes, parce qu’elles échappent à la pénétration du commun des hommes. La magie ou la sorcellerie n’est que l’abus que quelques fourbes méchans ou intéressés font de certaines découvertes ou des connaissances qui appartiennent à la physique.

« FRANÇOIS. — Je suis trop ignorant pour pouvoir apprécier les merveilleux secrets de la physique ; mais je suis tenté de croire que nos papa-loi sont aussi malins que nos physiciens. J’ai toujours admiré vos théories et vos belles expériences, etc. ; mais rien ne m’étonne tant que de voir un sorcier rester sous l’eau pendant une semaine, sans boire ni manger, un autre faire accoucher une femme qui était enceinte depuis trois ans, un autre recevoir dix coups de sabre qui ne font que blanchir sur sa peau[9], un autre…

« GELANOR. — la crédulité est grande. Ces sorciers sont, te dis-je, des fourbes et des malfaiteurs. Celui qui prétendit avoir demeuré si long-temps sous l’eau est mort d’inanition dans un cachot ; celui qui fit avorter la femme pour avoir son enfant et le détruire a été livré au glaive de la justice ; celui qui se disait invulnérable n’a pu parer la balle qui a mis fin à sa jactance.

« FRANÇOIS. — Vous me direz aussi qu’un respectable personnage, qui était fort malade, n’a pas été guéri par un papa-loi qui lui a fait sortir par les jambes des crapauds, des lézards, des couleuvres.

« GELANOR. — Cette prétendue extraction n’est qu’une supercherie. Le simple bon sens suffit pour faire concevoir combien il est ridicule de croire que des animaux sont sortis de la jambe d’un homme sans qu’on puisse découvrir l’ouverture par laquelle ils ont été expulsés. Ce genre d’escamotage est tombé dans le mépris depuis qu’on a châtié un des imposteurs qui vivent aux dépens de la crédulité des bonnes gens. Un jeune homme, ayant feint que sa mère avait des maux de tête insupportables, manda un papa-loi fort renommé. Ce rusé compère, s’étant rendu à l’invitation, fit d’abord quelques simagrées en voyant la malade supposée ; puis il ordonna qu’on lui apportât de l’eau bouillante dans une terrine ; il y mit quelques feuilles et y glissa adroitement une boule de cire dans laquelle il avait caché une certaine quantité d’épingles. Il fit ensuite laver la tête de la prétendue malade. La chaleur de l’eau ayant fondu la cire, les épingles tombèrent au fond de la terrine. Le papa-loi cria au miracle, et, montrant aussitôt les épingles, il voulut faire croire qu’elles étaient sorties de la cervelle de la femme qu’il traitait ; mais le jeune homme, qui avait tout observé, tomba sur le sorcier à grands coups de nerf de bœuf, et il lui aurait peut-être fait rendre l’ame, si ce misérable n’avait avoué devant tout le monde qu’il se servait ordinairement de pareils moyens pour gagner sa vie.

« FRANÇOIS. — Ce sorcier-là était un sot. Parlez-moi de celui qui, au commencement du mois d’août dernier, a fait rendre à une jeune fille de la capitale des cigares, du coton et des clous par la bouche, par les narines et par les oreilles, etc. »

Cela pouvait à la rigueur s’écrire, grâce à l’inviolabilité dont jouit le « papier-parlé » dans la classe illettrée des papa-loi et de leurs adeptes ; mais on comprend que l’auteur aurait joué gros jeu à mettre le public tout entier dans la confidence. Le poison ou la torture, qui, même de nos jours, vont infailliblement punir l’initié soupçonné d’avoir trahi, fût-ce par imprudence, les secrets de la sorcellerie africaine, n’auraient certes pas respecté l’audacieux qui les dévoilait pour les battre en brèche. Les ghions et les saints sont surtout implacables sur ce point-là. Qu’est-ce que les ghions ? qu’est-ce que les saints ? Ce sont deux sectes analogues à la franc-maçonnerie vaudoux, mais dont l’incognito est protégé par un si universel complot de répugnances ou de terreurs, qu’au bout de notre minutieuse enquête sur l’empire de Soulouque, nous ignorions jusqu’à leur existence. Voici ce qu’un hasard nous en a appris, et l’étrangeté du fait justifiera cette courte digression.

Les ghions sont ennemis jurés des saints, qu’ils accusent de leur faire une déloyale guerre de maléfices. Les saints, ainsi nommés parce qu’ils s’appellent entre eux saint Pierre, saint Jean-Baptiste, sainte Marie, etc., reconnaissent, au moyen de certaines opérations magiques, les ghions des deux sexes et les assomment dans les endroits écartés, parfois même dans les habitations, pour leur faire rendre l’ame des enfans qu’ils ont mangés[10]. La pure vérité, c’est que les deux sectes en mangent. L’an dernier, une dizaine de saints furent pris en flagrant délit d’un crime de torture (dont les détails sont trop repoussans pour que je les reproduise) et conduits devant le commandant de l’arrondissement de la Croix-des-Bouquets, qui les interrogea sur le chapitre de l’anthropophagie. L’un d’eux, vénérable vieillard originaire d’Afrique, témoigna naïvement sa surprise de ce qu’on faisait tant de bruit pour une chose si naturelle et qu’il pratiquait, en tout bien tout honneur, depuis son enfance. Après lui, une vieille femme dit en se rengorgeant : « Moi, du moins, je ne fais pas comme d’autres, je ne mange pas les morts ; » ce qui revient à dire que certains de ces sectaires violent les tombeaux pour satisfaire au règlement, tandis que d’autres, plus timorés, tuent les gens ad hoc. Une jeune femme dit ensuite : « Pour moi, je ne fais tort à personne, je ne mange que mon bien. » Et, sans trop se faire prier, elle avoua avoir tué deux de ses enfans, qu’elle avait soin d’étrangler durant leur sommeil et sans les faire souffrir. « Je savais, ajouta-t-elle, qu’on me prendrait à mon tour ces innocens, et, en les tuant moi-même, j étais du moins sûre d’en avoir ma part. » Le parricide n’est pas excepté des abominables gages d’obéissance que les sorciers ghions et saints exigent de leurs initiés. Soit pudeur, soit crainte, les tribunaux du pays ne poursuivent jamais ces crimes sous leur véritable nom, et les désignent par l’euphémisme de tortures corporelles ou tout au plus de meurtre ; encore ces Thugs anthropophages sont-ils presque toujours acquittés. D’autres fois on les relâche après une enquête sommaire ; d’autres fois enfin, on se contente de les incarcérer sans enquête et sans jugement. Les rares vides que la clémence de Soulouque fait dans les prisons sont pour cette intéressante catégorie de prisonniers, car sa majesté a une trop robuste foi dans les pratiques de la sorcellerie africaine pour ne pas ménager ses plus formidables représentans[11]. D’où je conclus que la représentation du Physicien serait aujourd’hui plus impossible que jamais.


III. – L’OPERA A LA COUR DE CHRISTOPHE.

Passons à l’opéra, c’est-à-dire chez Christophe, qui en se donnant une cour, s’était aussi donné une académie royale de musique, voire un théâtre royal[12]. Le librettiste officiel du roi Henri était son excellence M. le comte de Rosiers, autrement dit Juste Chanlatte, l’un des anciens secrétaires de Dessalines et frère de ce Desrivières-Chanlatte qui, chez Pétion, réinventait la grammaire et l’imprimerie. Le compositeur était un certain M. Cassian, Haytien, ajoute pompeusement le livret, et le produit de la collaboration Chanlatte et Cassian s’appelait la Partie de chasse du roi, opéra-comique en trois actes, représenté pour la première fois devant leurs majestés, au Cap Henri, le 1er janvier 1820, quelques mois avant le suicide forcé de Christophe. Nous soupçonnons fort, à certaines marques, M. Cassian d’avoir pillé sans discrétion les airs à la mode de la restauration et de l’empire, entre autres Vive Henri IV et Femmes qui voulez éprouver. De la part du poète (et le titre seul de son œuvre l’indiquerait), les emprunts sont plus évidens encore ; sa donnée est calquée de toutes pièces sur l’opéra et les deux ou trois vaudevilles que le directoire et la restauration avaient successivement consacrés aux aventures populaires d’Henri IV. En dépit, ou plutôt à cause du plagiat, l’œuvre qui nous occupe ne manque pas d’une énorme originalité.

La Partie de chasse du roi est dédiée à son altesse Madame première, autrement dit la jeune princesse Améthyste[13],

… Dont la main pare en toute saison
Des Fleurs de la vertu l’autel de la raison,


et que la dédicace, par un amalgame alors très fréquent de la phraséologie de 1794 et de celle de 1815, compare en outre à Antigone, — allusion prématurée qui eût fait probablement couper le cou à Chanlatte, si Christophe avait eu la curiosité de s’enquérir de l’histoire d’Anti-gone, ou si la pièce n’avait largement racheté les imprudences de la dédicace. On a dû, en effet, le deviner : le roi de l’opéra nègre, qui s’appelle, comme dans l’opéra français, « le bon Henri, » n’est ni plus ni moins qu’Henri Christophe, lequel était mis en scène avec les principaux personnages de sa cour, le duc du Môle, le duc de l’Avancé, le duc de Saint-Louis, etc., cachés sous les innocens anagrammes de Saint-Lousi, de Lévança et de Lemo. L’action se passe dans la paroisse de la Grande-Rivière. Au lever du rideau, de jeunes Haïtiennes, mêlées à un bataillon des royal-dahomets[14], célèbrent, dans une forêt, entre « l’autel de la patrie » et « l’autel de la liberté, » l’anniversaire de la fête de l’indépendance. L’opéra débute en patois créole :

CHŒUR.

Ah ! guié ! ah ! guié !
Ah ! qui doue’ réjouissance !
Bon guié ! bon guié !
Ce bagag qui bloui gié !

N’a semblé tout samba,
N’a sonné bamboula,
N’a dansé bambocha,
Oui n’a fait calinda[15]. (bis)

LA JEUNE FILLE.

A force li gagnain vaillance[16],
Papa Henri
Fondé l’indépendance
Dans Haïti.

Ah ! guié ! ah ! guié ! etc.

Suivent d’autres couplets en l’honneur de « : papa Henri, » qui, s’il eût surpris tout ce monde à danser et à chanter, l’eût bien certainement renvoyé, à coups de pistolet et à coups de sabre, aux travaux de la forteresse de Laferrière ou du palais de Sans-Souci, à moins toutefois que le paternel monarque n’eût préféré essayer sur les groupes la portée de quelque canon neuf.

Du créole nous passons au français, et quel français ! La scène est d’ailleurs caractéristique :

« LE COMMANDANT. — Vous le voyez, mes frères, en cette soirée joyeuse, nous célébrons la veille de cette fameuse journée où tout un peuple, justement révolté contre la tyrannie, a proclamé son indépendance. Haïti n’est déjà plus dans son adolescence politique ; en fondant un trône, monument représentatif de sa dignité et sûr garant de ses droits, elle a donné une preuve authentique de sa virilité physique et morale. Gloire soit au Tout-Puissant qui a tendu une main secourable à l’innocent persécuté !

« Tous ENSEMBLE. — Gloire au Tout-Puissant ! (Fanfare de cors.)

« LE COMMANDANT. — Vive à jamais Henri, ce héros bienfaisant, dont le bras immortel, après avoir reconquis nos droits, a assis l’édifice de notre consistance politique sur des bases inébranlables !

« Tous ENSEMBLE. — Vive à jamais Henri ! (Fanfare de cors.)

« LE COMMANDANT. — Haine éternelle à la France !

« Tous ENSEMBLE. — Haine éternelle à la France ! (Fanfare de cors.)

« LE COMMANDANT. — Jurons de mourir plutôt que de retomber sous son injuste et cruelle domination. !

« Tous ENSEMBLE. – Nous le jurons.

« LE CAPITAINE. – Après cet hommage rendu à l’Éternel, après ce serment de glorieux usage, devenu le refrain de nos cœurs reconnaissans, livrons-nous aux doux transports que nous inspirent les apprêts de cette sainte cérémonie. Qu’il est doux de tremper à loisir ses lèvres dans la coupe délicieuse de l’indépendance !

« BRISE-BATAILLE, soldat. Oui, n’a mouri pour roi à nous ; oui, n’a mouri pour la liberté et pour l’indépendance, et, si brigands vini, etc.

L’auteur, qui a sué évidemment ici sang et eau pour faire parler son commandant et son capitaine en style noble, était bien plus près du naturel qu’il ne s’en doutait. C’est bien avec cette profusion d’adjectifs et cette solennité de métaphores que s’exprimait et que s’exprime encore à chaque fête nationale le beau-diseur nègre, l’officier philosophe. — Raillerie à part, et en tenant compte du temps et du lieu, il y avait un incontestable sentiment de l’effet théâtral dans ces fanfares qui tombaient inopinément en pleine prose et venaient ajouter le frémissement des cuivres au frémissement des cœurs. Dès qu’il est convenablement surexcité, l’enthousiasme des personnages (autre nuance heureuse) déborde de nouveau en patois créole, et l’un d’eux notamment, Vié (vieux) Bayacou[17], défile un très amusant chapelet de dictons et d’exclamations nègres, qu’il interrompt assez mal à propos pour chanter cette monstruosité :

Chantons la gloire
Du royal-Dahomet ;
Sans nul grimoire
Il porte son mousquet,
Et dans l’onde noire
Plonge tout marmouset.

Quelques couplets de cette facture sont consacrés à l’énumération des qualités militaires du royal-Dahomet. Voici maintenant pour ses qualités politiques et sociales :

Trône et patrie,
Voilà tout son refrain ;
Lois, industrie,
C’est son unique frein :
Et sa batterie
Est, ma foi, tout son train.


Façon délicate et gaie de dire que le royal-dahomet n’avait pour vêtement que sa giberne et sa carabine. La philosophie pratique de ces guerriers et leur dédain forcé des superfluités de la vie apparaissent encore dans les couplets suivans, qui pressentaient en outre, dans ses différentes ramifications, la grande industrie haïtienne de notre époque, — le bananier et les bananes :

En temps de guerre,
Ces robustes guerriers
Dans leur carrière
Offrent des flibustiers
Ayant pour chaumière
L’ombre du bananier,

Pour nourriture
De cet arbre le fruit,
Pour couverture
La feuille qu’il produit
Et pour sa chaussure
La peau du bœuf qu’il cuit.

Ce bananier qui donne pour chaussure la peau du bœuf qu’il cuit est à coup sûr l’ellipse la plus hardie qui ait jamais été tentée dans l’audacieuse carrière de l’ellipse. Le couplet monarchique trône et patrie était à l’adresse des républicains de Port-au-Prince. Un autre couplet s’adresse aux despotes, c’est-à-dire aux Français, que le poète, par une réminiscence assez peu monarchique, menace de la colère des sans-culottes, toujours les royal-Dahomets. Les chants sont interrompus par le bruit lointain des coups de fusil. Sont-ce les « brigands ? » À cette idée éclate parmi les soldats un feu roulant de rodomontades nègres, qui perdent malheureusement beaucoup à passer du texte créole dans notre langue :

« BELLE-FLEUR. — Mille canons ! si c’étaient eux, Lowendal (montrant son sabre) n’en ferait pas de gros morceaux.

« SANS-OUARTIER. — Je les tordrais comme un moulin tord la canne.

« SANS-PEUR. (Je les ferai flamber comme bagasse (c’est la canne broyée et desséchée).

« LA RAMEE. — Il y a long-temps que mon sabre demande à être graissé ; il trouvera son compte dans leurs tripes.

« BARRE-IO. — Quand je suis au feu, vous diriez que mon fusil est chargé pour six semaines.

« AGOMEDI. — J’ai besoin d’un coui (calebasse servant de vase), et je prends le crâne (coco téte) du premier chef que j’attrape.

« LA RANCUNE. — Je ne saurais vous le cacher, mes amis ! de cette affaire-ci, je vais bâtir à moi tout seul une pyramide avec les os des brigands, etc. »

Ce ne sont pas « les brigands, » ce n’est que la chasse du roi, et les ducs de Lévança et de Leino qui en font partie arrivent bientôt sur la scène en devisant sur les vertus de sa majesté. -… « O modèle des rois ! dit le duc de Lemo, le génie de la patrie présageait à ton peuple plus que la poule au pot du grand Henri IV ! » Et en effet, à mesurer leur bien-être sur leur travail, les sujets de Christophe pouvaient mettre au pot deux poules plutôt qu’une ; seulement, c’est Christophe qui les mangeait[18]. — « O paroles admirables de mon roi ! dit de son côté le duc de Lévança, tu as prononcé ces mots, l’humanité te les inspirait ; tes sujets les recueillent, et le sein de l’immortalité les attend ! » — Mais si cet auguste monarque se distingue par les effets éclatans de son cœur généreux, reprend le duc de Lemo, il est une autre justice à lui rendre : il est le seul, oui, le seul qui ait su concilier deux choses que la malice et la perversité des hommes avaient voulu jusqu’ici faire passer pour incompatibles, je veux dire la royauté avec la liberté. Aussi voit-on à Haïti l’exemple d’un peuple heureux, indépendant et libre, sous un roi digne de l’être. » - « C’est le plus haut point de perfection auquel un mode de gouvernement puisse atteindre, riposte le duc de Lévança, et Haïti se glorifie d’avoir résout, à sa satisfaction, ce grand problème ; mais, mon cher duc, tandis que nous nous entretenons de ce bon roi, où est-il ? etc. »

En effet, un terrible sanglier a dispersé chiens et chasseurs, comme nous l’apprend ce duo, qui, si tout n’était pas parfaitement sérieux dans l’œuvre de Chanlatte, pourrait être considéré comme une fort spirituelle parodie des janoteries consacrées par la littérature des livrets.

LE DUC DE LÉVANÇA.

La belle proie ! ô l’énorme animal !
Rien n’est égal à tant de résistance.

LE DUC DE LEMO.

Dans ces forêts il n’a point de rival,
D’après son choc, ses terribles défenses.

ENSEMBLE.

De nos chiens écarter la troupe,
Ce ne fut pour lui qu’un moment.
Comme il sut, fondant sur nos gens,
D’un cheval enlever la croupe !

LE DUC DE LÉVANÇA.

La belle proie ! ô l’énorme animal !
Rien n’est égal à tant de résistance.
D’après son choc, ses terribles défenses,
Dans ces forêts, il n’a point son égal,

LE DUC DE LEMO.

Dans ces forêts, il n’a point de rival.
J’en jure par ses terribles défenses !
Quel feu ! quel choc ! et quelle résistance !
La belle proie ! ô l’énorme animal !

J’abrège, bien entendu. En un mot, depuis que ce sanglier s’est mis à chasser les chasseurs, sa majesté n’a pas reparu ; lui serait-il arrivé malheur ? Dans la réalité, les deux ducs auraient dansé de joie à cette seule idée. Christophe avait, en effet, la désagréable habitude de rêver la nuit de ses favoris, notamment de ceux qui l’avaient gagné, le soir précédent, au jeu, et comme il était dans ses principes de faire tuer[19] à son réveil ceux dont il avait rêvé, on comprend avec quelles secrètes angoisses les grands de sa cour appelaient la mort du nouvel Henri IV ; mais, dans l’opéra, leurs grâces se livrent à la plus amère désolation ; elles n’en sont tirées que par la réapparition du bien-aimé Christophe, qui, effectivement, a failli périr par un faux pas de son cheval et n’a dû la vie qu’à la vigueur et à l’audace du jeune Zulimbo.

Dans la réalité encore, Christophe eût fait battre en brèche (c’est l’expression dont il se servait en pareil cas), c’est-à-dire sabrer son cheval pour le punir d’avoir mis d’augustes jours en danger, en même temps qu’il aurait fait signifier au commandant de l’arrondissement[20] d’avoir à rembourser dans les vingt-quatre heures le prix dudit cheval pour apprendre à ce fonctionnaire à mieux veiller à la réparation des routes. Quant au jeune Zulimbo, sa majesté se fut dit qu’un gaillard si vigoureux n’était pas fait pour courir les bois, et elle l’eût envoyé creuser des trous de canne à sucre sur quelque habitation royale. Apprenant enfin que Zulimbo allait épouser Céliflore, et que la famille Bayacou n’attendait que lui pour signer le contrat, Henri Ier se fût fait, selon son habitude, un vrai plaisir de rompre ce mariage et de substituera Céliflore une femme de son choix. Dans l’opéra, c’est toujours l’opposé : Christophe plaisante avec une gaieté charmante sur son accident ; il nomme son sauveur chevalier, et s’il feint de lui imposer un nouveau parti, c’est qu’il faut, dit sa majesté à part soi, « il faut toujours jouer aux amoureux quelques tours d’espièglerie pour qu’ils s’en aiment davantage :

Plus d’une vive impatience
Vous avez ressenti l’ardeur,
Mieux d’une aimable jouissance
Vous savez goûter la douceur. »

Nous sommes au second acte, chez la famille Bayacou, que l’absence de Zulimbo met en grand émoi. Dans l’emportement bavard auquel se livre à ce propos Mme Bayacou, et à travers un placage de mots et d’idées aussi invraisemblables pour le temps que la poule-au-pot, se détachent quelques lointaines échappées de naturel.

« MADAME BAYACOU. — Comment ! petite fille, il est bientôt minuit, et vous n’êtes pas encore lasse de fatiguer l’air de votre plainte importune, et pour qui, s’il vous plaît ? Pour un freluquet, pour un damoiseau qui, peut-être, tandis que vous vous désolez, se rit de vos maux, et trahit aux pieds d’une autre la foi qu’il vous avait tant de fois jurée. Mort de ma vie ! je voudrais bien qu’il fût dit que Céliflore, le fruit de mes entrailles, une fille que j’ai pris soin d’élever, eût répandu seulement une larme pour un petit traître qui se moque de nos bontés, pour un petit inconstant qui, pendant qu’un bon souper, un bon contrat, un gentil poupon l’attendent sous un toit respectable, s’amuse sans doute à jouer de la guitare pour Doris, de la flûte pour Sylvanie, ou de la mandoline pour Cloé ! Allons, mademoiselle, pas de façons, pas de réplique ; chassez-moi bien vite ce petit drôle de votre cœur, comme s’il n’y était jamais entré ; allez, allez, pour un ingrat de perdu, cent de retrouvés ; mais c’est l’honneur d’une famille qui ne se retrouve plus une fois qu’on l’a perdu. Ah ! qu’il vienne, qu’il vienne rôder encore alentour de nous, ce petit muscadin ! il verra de quel bois je me chauffe, et comme je lui ferai sauter les escaliers. Bon Dieu ! quelles tuteurs !… Ce n’était pas comme cela de mon temps. Avant que de pouvoir s’introduire chez nous, les amoureux suaient sang et eau à notre porte, et ils ne s’avisaient pas de se trouver les derniers au rendez-vous ; demande un peu à ton père ce qu’il lui a coûté de soins, de prévenances pour obtenir notre main, et comme il a acheté chèrement l’honneur de nous posséder. Tiens, Céliflore, quand je vois des affronts comme ceux-là dans une famille, et qu’une fille de mon sang n’a pas honte de rester à la belle étoile pour attendre sans voir venir un amoureux, je suis bonne mère, mais je suis capable de te dévisager. Fi ! la laide, qui n’a pas de sentimens, et qui reste à croquer le marmot pour un scélérat ! A la place, je mourrais de confusion, et j’irais me cacher… Mais je saurai mettre bon ordre à tout cela ; je veux avoir raison de cet outrage : le roi, oui, le roi lui-même me prêtera au besoin son autorité. C’est celui-là qui aime les bonnes mœurs, et qui ne plaisante pas lorsqu’il s’agit de mariage. Va, va, je serai vengée ; mais, en attendant, fais-moi le serment, Céliflore, d’oublier ce perfide et de l’arracher totalement de ton cœur.

« CELIFLORE, émue et embarrassée. — Ma mère, c’est un serment… un serment…

« MADAME BAYACOU, impatientée. — Eh bien ! achevez donc, etc.

« M. BAYACOU, caressant son épouse. — Apaise-toi, ma chère femme, apaise-toi, je ne vois pas qu’il y ait tant à s’alarmer ; j’espère, au contraire, qu’avec un peu de patience, tu verras les choses d’un tout autre œil : même le cœur me dit que le tien se reprocherait bientôt d’avoir si peu ménagé Zulimbo dans tes termes. »

Le roi vient, en effet, justifier les retards de Zulimbo et profite de l’occasion pour inquiéter et éprouver Céliflore, qui chante son amour et son désespoir sur plusieurs airs connus, n’en déplaise à M. Cassian, mais en des vers parfois très acceptables (des éclairs tout-à-fait imprévus de sentiment vrai et même de bon style jaillissent çà et là, je le répète, de cette phraséologie si consciencieusement bestiole). On devine qu’en fin de compte le mari imposé à Céliflore se trouve être Zulimbo. Ce serait là le dénoûment naturel de la pièce ; mais Chanlatte tenait à nous faire assister à un lever du roi, ce qui, vu l’heure, nous renvoie au lendemain, et dans ce lever, contrairement à ceux qu’il tenait sous le cayemitier de son palais de Sans-Souci, Christophe ne fait fusiller personne ; Use borne à rendre justice à la veuve, à l’orphelin et aux filles enceintes. Le librettiste tenait surtout à placer ici un autre souvenir d’Henri IV :

« LE MAGISTER (qui est venu, comme dans le Nouveau Seigneur de Village, haranguer les illustres visiteurs) : — César, Pompée et les grands hommes de l’antiquité, après avoir vaincu, se plaisaient, ainsi que vos grandeurs…

« LE ROI. — C’est fort bien ; mais ces grands personnages sommeillaient-ils quelquefois après avoir fait ces belles choses ? — Permettez-nous d’aller en faire autant. Demain matin, vous pourrez nous haranguer tout à votre aise.

Et le rideau se baisse là-dessus pour se relever, au troisième acte, sur la même décoration, sur la même situation et sur les mêmes personnages, y compris le magister, qui fit une idylle de sa façon, où un chevalier et son fils, un berger et Cloé sa fille célèbrent, en mangeant pastoralement du fromage, les vertus du roi et se proposent des énigmes sur le phénix et sur l’immortelle, qui figuraient dans les armes très compliquées de Christophe :

LE CHEVALIER.

Pour rendre plus piquant ce champêtre repas,
Devine, heureux berger, quel être symbolique,
D’une auguste couronne attribut magnifique,
Se survit à lui-même, et, des flammes vainqueur,
Dans un écu fameux devient meuble d’honneur.

LE BERGER, sans hésitation.

À ces signes certains, à cette noble marque,
Je reconnais l’oiseau cher à notre monarque,
Le phénix, en un mot… etc.

— Voilà pour le phénix et voilà pour Cloé, dit spirituellement sa majesté en présentant de chaque main une bourse au magister, et ici du moins la vraisemblance n’est pas trop violée. Christophe aimait effectivement à prodiguer l’or en public, sauf à disgracier, c’est-à-dire à faire mourir dans un cul-de-basse-fosse les imprudens qui ne lui restituaient pas intégralement et en secret cet or. Nous en dirons autant de l’incognito que garde le « bon Henri » jusqu’au moment où il daigne, à la demande de Mme Bayacou, « coopérer à l’union conjugale du chevalier de Zulimbo et de demoiselle Céliflore, « c’est-à-dire signer au contrat. À l’opposé de Soulouque, qui décrète naïvement l’enthousiasme dans son Moniteur ou par la voix du crieur public[21], Christophe affectait de se dérober aux vivats populaires. Voici d’ailleurs comment : « Dans une de ses tournées, dit un historien du pays, M. Hérard-Dumesle, dans une de ses tournées, où il était accompagné de l’amiral anglais, sir Hom Popham, il ordonnait aux inspecteurs de culture de rassembler aux barrières des habitations les malheureux dont il dévorait le prix des sueurs. Cette mesure prise, il avait l’air de partir fort avant le jour comme pour se dérober aux hommages empressés d’un peuple qui l’adorait ; mais le bruit des chevaux et des voitures avertissait les royal-Dahomets de préparer les malheureux ainsi mis en station après un travail forcé durant tout le jour ; éveillés à coups de bâton, le cri de vive le roi ! venait expirer sur leurs lèvres et vérifiait ce qu’a dit un historien philosophe dans un ouvrage digne des beaux jours du XVIIIe siècle, que les acclamations ne sont pas les plus fidèles témoignages des sentimens d’un peuple ! » Dans l’opéra, les coups de bâton n’ont, bien entendu, rien à faire ; mais M. Bayacou, qui force bruyamment le roi à trinquer à la santé, et qui, dans l’entraînement de son enthousiasme, ne se fait pas scrupule d’entonner en l’honneur de Christophe une chanson composée en l’honneur de Louis XVIII[22] ; M. Bayacou, dis-je, l’échappe belle sans s’en douter. Il pouvait prendre, par exemple, fantaisie à Christophe (et c’est ainsi qu’il en usa avec le futur président Riché) de mettre à l’épreuve le dévouement du bonhomme en lui faisant sabrer, séance tenante, Mlle Céliflore et Mme Bayacou. Par bonheur encore pour M. Bayacou et le chevalier de Zulimbo, il est un point, un seul point, où l’Henri de l’opéra haïtien diffère de son prototype français. Bien que Christophe, pour emprunter ses royales expressions, aimât fort à « coopérer à l’union conjugale » de ses sujets, il ne cesse de prêcher, d’un bout à l’autre de la pièce, le culte des bonnes mœurs.

Et qu’on ne soupçonne ni l’ironie ni le conseil détourné dans cette audacieuse contre-partie du véritable Christophe. La fiction de Chanlatte n’est que le très sobre résumé des articles de journaux, des brochures, des livres publiés par ordre à l’imprimerie royale du Cap. À chaque sanglot étouffé qui s’élevait de ce charnier humain, où le fait seul de vivre était presque devenu un crime capital, à chaque cri d’horreur qui lui faisait écho au dehors répondaient de douces pastorales offrant à l’imagination des « frères égarés » du sud-ouest (et y compris les phrases du Télémaque) la douce perspective des vertus de Salente ou des plaisirs de l’île de Calypso[23]. J’ouvre par exemple au hasard un numéro de la Gazette officielle de l’état d’Haïti (que rédigeait le même Juste Chanlatte), et je ne trouve littéralement, de la première à la dernière ligne, que « vierges timides, femmes sensibles, tendres mères, magistrats, guerriers et enfans, » tantôt cueillant à l’ombre du « myrte amoureux, » dans des parterres qui effacent « les parterres de Paphos et d’Idalie, l’humble violette et la fraise[24] modeste, » tantôt exécutant, avec accompagnement de « l’innocente mélodie des oiseaux, le concert des cœurs. » Ce concert des cœurs est, bien entendu, à la louange d’Henri, qui me paraît s’égarer lui-même, en tout bien tout honneur cependant, sous les myrtes, témoin un passage de ce premier-Paris comme on n’en voit pas :

«… C’est là que, fuyant une foule importune, HENRI va quelquefois se distraire du pénible soin de gouverner les humains. Entouré de sa naissante famille, au sein de son auguste épouse, environné d’une société choisie, on le voit s’y livrer aux doux épanchemens du cœur, à cette précieuse hilarité si rarement le partage des grands, et l’ame recueille avec avidité le soupir que, dans les bras même de l’ivresse, le héros a adressé à la prospérité des Haïtiens. Ainsi pensait autrefois ce roi pieux et magnanime, qui, loin de l’orgueil du trône, modestement assis au pied d’un chêne, s’occupait, jusque dans la forêt de Vincennes, du bonheur de ses sujets[25]. »

Quand la prose officielle se permettait de pareilles licences, l’opéra avait bien le droit de faire dire à l’un de ses personnages : « Pour chanter le héros d’Haïti, il faudrait être un nouveau Berquin ou un autre Gessner ! »

Si j’insiste sur ces détails de mœurs, c’est qu’ils ont encore un intérêt d’actualité. Ce concert de louangeuse sensiblerie qui s’élevait autour du Caligula de la petite cour du Cap n’était que l’image anticipée de ce qui se passe aujourd’hui autour du nouveau tyran nègre, — à cette différence près toutefois que les flatteurs de Soulouque obéissent bien moins encore à la peur qu’aux illusions d’un intérêt très mal entendu. Les gens de couleur se sont imaginé qu’en exaltant sur tous les tons le bon, le clément Faustin Ier, ils finiront par lui donner le goût de la bonté et la clémence ; mais le moindre inconvénient de ces flatteries anticipées, nous croyons en avoir fait la remarque ailleurs, c’est d’aller contre leur but en mettant dès à présent sa majesté en règle avec ce furieux besoin d’estime qui est le seul côté accessible de cette sauvage nature, et qui, livré à lui-même, aiguillonné par un silence improbateur, aboutirait peut-être à une réaction d’humanité. La vanité de Soulouque ne peut au contraire que se complaire à une situation où il cumule, avec les plaisirs de la vengeance et de la cruauté, les honneurs de la clémence. Faustin Ier finira, qui pis est, par prendre sa clémence au sérieux, car il est dans le caractère africain, je le répète, d’accoupler de très bonne foi les faits, les sentimens, les idées les plus incompatibles. Christophe, bien plus éclairé pourtant que Soulouque, Christophe en était lui-même venu à se croire l’homme le plus sensible de son royaume, et personne ne pleurait, ne s’attendrissait plus aisément que lui. Un matin qu’il avait rêvé de son favori Roumage : « Mon ami, lui dit-il en soupirant, un songe affreux m’a poursuivi, etc. ; n’est-il pas cruel pour moi d’obéir à cet avertissement du sort ? Allons, puisque c’est résolu, mourez digne d’avoir été l’ami de votre roi. Adieu ! » Et, comme Roumage se récriait, Christophe lui tourna le dos en ordonnant, la larme à l’œil, aux exécuteurs de ne pas faire souffrir ce pauvre ami. Une autre fois, son aide-de-camp le plus affectionné, Saint-George, se présente à la porte de sa chambre à coucher. Christophe le prie affectueusement d’entrer, et lui brûle par pur caprice la cervelle. Plus tard, et comme s’il sortait d’une longue distraction, il demande des nouvelles du mort, et, sur la réponse de ses gens, il s’arrache les cheveux en s’écriant avec l’accent du désespoir : « Eh quoi ! j’ai tué Saint-George, mon fils, mon ami !… Éloignez-vous : tout mortel me devient odieux ! Ah ! Saint-George ! Saint-Georgel » Puis il menace ses gens de couper le cou au premier d’entre eux qui renouvellera ses augustes douleurs en prononçant le nom de Saint-George. C’est encore avec les démonstrations de la sensibilité la plus vive et au nom de l’amitié qu’il alla un jour en personne prier son vieux ministre des finances Vernet d’avaler, dans l’intérêt du royaume, une petite fiole de poison qu’il lui présenta, non sans s’être préalablement enquis de l’endroit où Vernet cachait ses économies[26] ; puis il lui décréta un magnifique enterrement[27]. Pour en finir avec Christophe et Chanlatte, celui-ci composa et fit jouer une seconde pièce de théâtre intitulée Nehri (anagramme d’Henri). Tout ce que nous avons pu savoir de cette pièce, c’est qu’elle se rapporte à la guerre de l’indépendance, qu’elle y donne naturellement le premier rôle à Christophe, qu’elle est en vers, et que « l’accord parfait qu’y forme le nœud des trois unités théâtrales achève son éloge sous le rapport des règles. » A ce signalement, que nous empruntons à M. Hérard-Dumesle, il est impossible de méconnaître la tragédie.


IV. – MOEURS DRAMATIQUES. - LES ACTEURS. - SOULOUQUE ET M. SCRIBE.

À part une pièce sur la prise d’armes des mulâtres Ogé et Chavannes, pièce composée vers 1840 par M. Faubert, alors directeur du collège de Port-au-Prince, et jouée par ses élèves[28], là se borne l’histoire du théâtre haïtien. Au moment où l’ordonnance de Charles X leva le séquestre intellectuel décrété par Dessalines, le mélodrame et le vaudeville français faisaient le tour du monde, et notre ancienne colonie les accueillit avec d’autant plus d’enthousiasme qu’elle se voyait de vingt ans en retard au cadran de l’imitation[29]. Les écrivains du pays, qui, dans leur inexpérience des ressorts scéniques, se trouvaient bien inférieurs au plus vulgaire de nos dramaturges, baissèrent timidement pavillon devant cette concurrence, et la fièvre politique qui, à la faveur d’une longue paix, s’empara du pays, vint bientôt donner une nouvelle issue aux prétentions littéraires de la jeune génération.

Ceux de ces écrivains qui visaient à des succès de théâtre eurent d’ailleurs la ressource d’y monter, car, depuis le massacre des blancs la scène haïtienne a été exclusivement desservie par des troupes d’amateurs. Ceux-ci couvrent leurs frais au moyen de billets ou d’abonnemens placés d’avance, et tiennent bon jusqu’à ce que la partie féminine de l’auditoire ait épuisé sa collection de toilettes[30], à moins toutefois que, dans l’intervalle, quelque nouvelle troupe ne vienne les écraser sous le double fardeau de la cabale et de la concurrence. Port-au-Prince a, par exemple, possédé, en 1841, jusqu’à trois théâtres à la fois, savoir : un théâtre Haïtien, un théâtre des Variétés et un théâtre de l’Ambigu, à qui la malveillance intéressée de ses rivaux imposa le sobriquet de théâtre bâtard. Tous trois étaient fermés au bout de quelques semaines. Après ces sortes de catastrophes, nos amateurs se retranchent deux ou trois ans de suite dans un silence courroucé qui aboutit finalement à de nouveaux accès et à de nouvelles catastrophes. L’extrême susceptibilité de ces comédiens amateurs est une autre cause de crises et de bouderies. La moindre plaisanterie qu’un journal hasarde sur les ressources pécuniaires de la société ou sur le mérite des sociétaires, la froideur seule de l’éloge, attirent au journaliste les catilinaires les plus emportées, et, si le critique riposte, si surtout le public prend parti pour le folliculaire, les impresarii éteignent fièrement « le flambeau de l’art. » On peut cependant entrevoir, à travers les timidités, les ménagemens et les réticences sans nombre du feuilleton haïtien, que le flambeau de l’art ne perdrait rien à être mis quelquefois en rapport avec les mouchettes de la critique. Le moindre défaut de ces apprentis-comédiens, c’est de jouer pour les coulisses ; sacrifiant les conventions théâtrales aux habitudes de la vie réelle, une moitié des interlocuteurs tourne le dos au public. On reproche aussi parfois, avec tous les égards imaginables, à la grande coquette d’être tout d’une venue en dépit de son corset, et à la jeune première de mal faire sa barbe ; — car, dans ce pays de grâce et de brio féminins, qui, sous l’ancien régime, fournissait leurs plus charmantes recrues aux troupes françaises de Port-au-Prince et du Cap, les actrices sont des acteurs. Passe encore si les engouemens littéraires de ces fausses demoiselles ne sont pas en désaccord trop flagrant avec leurs qualités physiques, et si le plus robuste gaillard de la bande n’accapare pas, par exemple, un rôle d’ingénue dont il s’est épris. D’autres fois, c’est le costume qui jure avec la situation, et telle héroïne de mélodrame qu’on retire des flots tombera dans les bras de son sauveur en fraîche toilette de bal. D’autres fois encore, c’est par l’excès contraire que se produit l’invraisemblance. Le théâtre Haïtien donnait un soir je ne sais quel mélodrame maritime où l’on voit, au moment le plus solennel, un amiral anglais haranguer son équipage, et les comparses qui figuraient l’équipage crurent être d’une vérité saisissante en simulant sur la scène tous les inconvéniens de l’ivrognerie : accoutumés à voir les matelots européens abuser du tafia dès qu’ils descendent à terre, ils en avaient naïvement conclu que l’ivresse était le cachet typique et comme la tenue d’ordonnance des marines royales de France et d Angleterre[31]. À travers ces naïvetés et ces inexpériences, il se révèle pourtant ça et là de réelles dispositions[32], que l’exemple et les leçons de véritables comédiens féconderaient bien vite.

Peu s’en est fallu que Soulouque, qui a fait fusiller en 1848 passablement d’ingénues, ne rendît par compensation ce service au théâtre haïtien. Apprenant il y a quelque temps que l’empereur Napoléon protégeait l’art dramatique, l’empereur nègre déclara qu’il entendait, lui aussi, le protéger, et il donna ordre de faire venir de France une troupe au grand complet ; mais on commit la faute de traiter diplomatiquement l’affaire, et, si honnêtes que fussent les offres, elles restèrent bien au-dessous des prétentions. Les finances de l’empire, déjà si obérées par des imitations beaucoup plus coûteuses de Napoléon (entre autres l’achat des ornemens du sacre)[33], n’y auraient pas tenu. En attendant que la négociation se renoue[34], les amoureuses de M. Scribe continuent d’être jouées devant leurs majestés par des gardes nationaux de tout âge, — car Soulouque adore M. Scribe ; mais il ne le comprend pas toujours, inconvénient qui lui est commun avec les neuf-dixièmes de la cour impériale. N’y a-t-il pas là un conseil et un encouragement pour les écrivains déjà formés que possède Haïti ? Des pièces à la façon de Dupré, reproduisant des situations et des types nationaux qui seraient intelligibles pour tous, émaillées même de dictons et de saillies créoles qui en doubleraient la clarté et l’intérêt, ces sortes de pièces ne seraient pas seulement le plus prompt moyen de civilisation pour un pays où les masses ne savent pas lire, où la plupart des curés ne sont que la doublure des sorciers vaudoux, et où la vanité du paraître est le seul stimulant du travail : elles auraient encore un succès assuré d’argent. Le goût de l’imitation et de l’effet dramatiques est poussé jusqu’à la fureur chez les nègres et s’y manifeste sous toutes les formes, témoin leurs cérémonies magiques et religieuses, où se déploie, nous l’avons dit ailleurs, un puissant instinct de mise en scène, et la danse nationale du carabinier, qui n’est qu’une comédie de mœurs où le couplet dialogue avec l’entrechat. Leurs mascarades du carnaval sont quelquefois une spirituelle caricature de l’événement ou des ridicules du jour. Le samedi saint, chaque ville est encombrée de théâtres en plein vent où les gens du peuple jugent, condamnent et exécutent les Juifs meurtriers, et où, par une sorte de divination de ces contrastes violens qui sont le grand ressort de notre mélodrame, le pathétique marche de pair avec la caricature des juges, des avocats, des accusés du pays. Dans je ne sais plus quelle ville de Saint-Domingue ou des autres Antilles, c’est la Passion même que les noirs mettent en action. Il arrive un moment où les spectateurs entraînés donnent la réplique aux acteurs, et malheur à qui aurait le courage de sourire aux anachronismes naïfs, aux candides, mais bien sincères emportemens d’indignation et de douleur que provoque, par exemple, cette scène. J’emploie le mot français, là où l’expression créole serait trop inintelligible pour les lecteurs :


« LE BOURREAU. — Bondieu a soif.

« LES SPECTATEURS. — Pauvre chai (cher) Bondieu !

« LE BOURREAU. — Que faut-il donner à Bondieu ?

« UNE VOIX DANS LE PUBLIC. — Du tafia avec citron et sirop ; ça bon !

« UNE AUTRE VOIX. — De la liqueur de maman Phoux (de Mme Amphoux).

« LES SPECTATEURS (tous ensemble). — Oui, maman Phoux. Ça pas bon trop pour Bondieu.

« LE MINISTERE PUBLIC. — Non, du fiel et du vinaigre ! (Chœur général d’injures et de sanglots à l’adresse du ministère publie.) »

Inutile de dire que dans ces mystères, le rôle de Juif est aussi peu recherché que l’était jadis par les figurans du Cirque-Olympique le rôle d’Autrichien. À Port-au-Prince, tous les Juifs sont fusillés ou brûlés en effigie.

Offrez à un public aussi impressionnable des situations qu’il puisse saisir, et ce n’est certes pas l’indifférence, c’est plutôt l’excès d’enthousiasme que les acteurs auront à redouter. La tentative que nous conseillons aurait même plus de chances de succès qu’à l’époque de Dupré, car les noirs étaient bien moins agglomérés dans les villes alors qu’aujourd’hui. Et ce n’est pas au hasard que nous la conseillons. Si le journalisme contribua, il y a vingt ans, à détourner du théâtre les écrivains du pays, il a produit, en revanche, la littérature de feuilleton, qui, après de stériles tâtonnemens dans le domaine de l’imitation française, a fini par se rejeter dans celui des mœurs locales. Ce qui a été essayé en ce genre prouve suffisamment que la verve et l’observation comiques n’ont pas disparu d’Haïti avec Dupré, et aujourd’hui que le journalisme haïtien a dû, à son tour, s’effacer devant les bannissemens et les fusillades, le théâtre est leur seul débouché possible. Faut-il des poètes ? Le feuilleton en a fait surgir par douzaines, et quelques-uns ont déjà sur Dupré cet avantage de pouvoir être acceptés pour leur mérite absolu. Veut-on avec le vaudeville national le drame national ? Le feuilleton a encore ouvert cette mine en recueillant un à un, dans une série d’anecdotes qui ont fini par devenir des volumes d’histoire, les plus caractéristiques épisodes des révolutions haïtiennes. Ces trois branches de la littérature jaune, — esquisses de mœurs, poésie, histoire, et avec elles le journalisme qui les a produites, — fourniront le complément de cette étude.


GUSTAVE D’ALAUX.

  1. M. Madiou, dans son Histoire d’Haïti, donne cet autre exemple du danger qu’il y a à trop négliger l’éducation classique d’un empereur : « Un administrateur accusé de prévarication avait été appelé à la capitale pour rendre ses comptes. Dessalines lui ordonna, en présence de son état-major, de calculer, sous ses yeux, à haute et intelligible voix. L’administrateur obtint, à la fin de plusieurs colonnes successives, des zéros et retint les unités. Dessalines, l’interrompant, s’écria ; — Je ne m’étonne pas que vous ayez été dénoncé, puisqu’en ma présence vous osez tout retenir et ne laisser à l’état que des zéros. — L’administrateur retourna dans ses foyers sain et sauf, mais il fut destitué peu de temps après. »
  2. Dans la grammaire créole, le verbe n’a qu’un ou deux modes, et encore est-il presque toujours sous-entendu.
  3. Le directeur de la principale école du Cap étant venu un jour haranguer Dessalines à la tête de ses élèves, celui-ci le renvoya sans vouloir l’entendre et en annonçant qu’il allait faire de ce tas de grands garçons un régiment dont il destinait le commandement au jeune prince Innocent, son fils.
  4. Dans la Revue du 1er décembre 1850.
  5. Un seul grand ouvrage avait pu être sauvé, c’était un exemplaire de l’Encyclopédie, lequel forma plus tard la bibliothèque de Pétion.
  6. Ces derniers noms figurent tous dans les annales de l’indépendance haïtienne.
  7. Sous Pétion. L’histoire du théâtre haïtien remonte de fait à l’avènement de Dessalines. Des cette époque, les jeunes gens de Port-au-Prince composaient et jouaient des mélodrames qui avaient pour sujet les principaux épisodes de l’expédition Leclerc. Tout ce que nous savons de ces essais, probablement informes, c’est qu’ils étaient applaudis avec fureur. Le favori en titre de Dessalines, le colonel Germain Frère, ajoutait encore à l’enthousiasme des spectateurs en se promenant dans la salle la tête chargée d’un énorme bonnet à poil, où se* lisait en lettres rouges : HAÏTI ; TOMBEAU DES FRANCAIS.
  8. Les ancêtres, tant nègres que blancs, de Dupré n’avaient probablement jamais adoré le soleil ; mais c’est une manie assez générale chez les écrivains du pays que de présenter les nouveaux Haïtiens comme les héritiers naturels et directs de la race autochthone qui observait ce culte. Cette prétention a été formulée plus carrément encore dans un journal de Port-au-Prince. « Les premiers hommes qui habitaient le pays, dit-il, n’étaient point des blancs ; c’étaient des Indiens jaunes à la peau basanée. Les blancs les exterminèrent et prirent possession du pays par usurpation. Les nègres et les mulâtres massacrèrent à leur tour les blancs, et s’emparèrent, par droit de conquête, d’Haïti, sur laquelle l’analogie de leur couleur avec ses premiers habitans leur donnait des droits irrévocables. Notons ce fait, car il est d’une très haute importance dans l’histoire. » (Manifeste du 2 mai 1841).
  9. Cette croyance à l’invulnérabilité produite par certains charmes vaudoux, invulnérabilité qui ne se rapporte d’ailleurs qu’aux armes blanches, est encore très vivace en Haïti. En 1846, par exemple, un certain commandant Brunache, qui assistait à un duel, se mit à railler le blessé, et, sur la foi d’un de ces charmes, paria de se laisser tomber impunément sur la pointe de son sabre. Le pari fut accepté, et le parieur embroché.
  10. Pour que la restitution s’opère, il faut que le bâton soit de bois de médicinier. Dans leurs expéditions nocturnes, les saints, hommes, femmes et enfans, sont tous armés de cette sorte de bâton et de paniers ou de sacs où sont entassés pêle-mêle des fétiches et des ossemens humains.
  11. Dernièrement, dans un accès de curiosité ou de scepticisme, Soulouque fit amener devant lui un prisonnier ghion et le somma de faire un miracle. « Quand vous voudrez, empérer, dit le sorcier sans se décontenancer. Qu’on m’amène un coq blanc, et je le ferai parler devant vous ! » Soulouque n’osa pas affronter les terreurs de cette scène de ventriloquie, et ordonna avec effroi qu’on fit immédiatement sortir cet homme du palais.
  12. « Ce théâtre, dit dans sa prose officielle l’Almanach royal d’Haïti pour 1815, ce théâtre est composé d’amateurs et spécialement affecté pour la cour, qui jouent (les amateurs) pour le plaisir de leurs majestés et pour la perfection de l’art. » Il était desservi par treize amateurs et vingt amatrices, dont sept demoiselles de ballet. L’académie royale de musique se composait, pour tout personnel et pour toute musique, de deux violons, deux clarinettes, deux flûtes, deux cors et un basson.
  13. Cette princesse Améthyste, qui s’est mariée plus tard en Italie, était une jeune personne réellement distinguée. Nous avons eu sous les yeux une lettre qu’elle écrivit, au nom de sa mère, au président Boyer, et il y perce à la fois beaucoup d’instruction et beaucoup d e tact.
  14. Christophe avait baptisé ainsi la milice de son royaume en souvenir du royaume de Dahomey. Par une réminiscence analogue, il avait affecté à la garde de la reine un corps d’amazones qui avait pour capitaine l’ex-impératrice Dessalines.
  15. « Dieu ! Dieu ! quelle douce réjouissance ! Bon Dieu ! bon Dieu ! — c’est à vous éblouir les yeux ! — Assemblons tous les sambas, — sonnons la bamboula, — dansons la bambocha, — oui, faisons calinda ! » (Par un malentendu pour lequel nous pourrions invoquer bien des circonstances atténuantes, nous avons, dans un précédent article ; appelé zambas les sorciers-ménétriers-poètes-improvisateurs du pays. La véritable orthographe est sambas.)
  16. « A force de déployer de la vaillance, etc. »
  17. En d’autres termes, le grand-papa Réveille-Matin. — Bayacou était le nom aborigène et est devenu le nom patois de l’étoile du berger. On l’emploie aussi comme adjectif dans le sens de matinal. Chaque matin, les Almaviva du pays vont nouer conversation sur les portes par cette phrase : « Mademoiselle, vous êtes bien bayacou ! — Pas plus bayacou que vous, » répondent en minaudant les Rosine.
  18. En astreignant ses nègres à un travail double et triple de celui de l’esclavage, Christophe ne leur laissait pas même ce salaire en nature que l’esclavage implique.
  19. Il les tuait parfois sans prétexte et de ses propres mains ; ces sortes d’accès s’annonçaient par le frémissement d’une grosse veine qui lui partageait le front. Christophe avait du reste ses quarts d’heures de bonhomie et de gaieté, durant lesquels il obligeait ses ducs, ses comtes et ses barons à imiter l’aboiement du chien, et leur distribuait amicalement des coups de canne. Puis il les invitait à son punch royal. C’était un punch de sa composition. Il forçait les invités à s’en enivrer pour surprendre dans les indiscrétions de l’ivresse quelque aveu de nature à leur coûter la vie.
  20. Historique.
  21. Quand l’empereur ou l’impératrice doivent se montrer dans la rue, c’est-à-dire deux ou trois fois par semaine, le crieur public, muni d’une clochette qui annonce son passage, enjoint aux habitans de pavoiser et d’illuminer leurs maisons, et cet ordre est exécuté en quelques minutes. Les maisons les mieux décorées sont, bien entendu, celles des mulâtres et des quelques familles de bourgeoisie noire que les proscriptions de Soulouque ont décimées. Quant aux pauvres gens, ils se bornent à témoigner de leurs bonnes intentions en arborant à leur porte un lambeau de madras, de jupon ou de chemise, entre deux lampions improvisés avec deux moitiés d’orange sauvage. Les plus zélés vont dévaster les jardins des bourgeois (qui se gardent bien de souffler mot) pour joncher la rue de feuillages. Dans les grandes occasions, la danse fait partie de ce programme permanent d’enthousiasme. Dernièrement, au retour de l’expédition que Soulouque fit dans le nord à la recherche de l’invisible prince Bobo, les corporations dansantes de Port-au-Prince et des environs avaient reçu ordre de dresser leurs tentes au devant de la ville et de fêter pendant sept jours l’arrivée de sa majesté. Les danses duraient depuis cinq jours lorsque l’empereur arriva, de sorte que les danseurs exténués crurent pouvoir plier bagage immédiatement après le défilé du cortège ; mais l’impératrice en avertit l’empereur, et aussitôt des gendarmes armés de bâtons vinrent barrer le passage aux danseurs réfractaires, qui durent bon gré mal gré s’amuser jusqu’à l’expiration du septième jour. C’est encore par sept jours et sept nuits de danses forcées que les noirs des campagnes, convoqués en masse dans les chefs-lieux, ont dû célébrer le sacre de leurs majestés. Dans quelques villes, notamment aux Gonaïves, ces malheureux, à qui l’on n’avait pas distribué de vivres et à qui on ne permettait pas de s’absenter une heure pour cueillir des bananes, étaient littéralement épuisés de faim, ce qui ne les empêchait pas de répondre, la larme à l’œil, aux autorités qui interrogeaient leur enthousiasme : moé trop content ! Ajoutons, comme dernier trait, que le programme du sacre énonçait à deux reprises cette prescription : « Les cris prolongés de vive l’empereur, vive l’impératrice, se feront entendre dans toutes les parties de l’église (textuel). »
  22. Le Chant royal. Rendons cette justice au poète haïtien qu’il y a ajouté deux ou trois couplets de son crû, entre autres celui-ci, qui est d’une assez bonne venue :

    Vive le roi ! Qu’à ce mot tout tressaille !
    Chez l’ennemi qu’il répande l’effroi !
    Ce noble cri raffermit nos murailles,
    Il nous ranime au grand jour des batailles :
    Vive le roi !

  23. Les intentions de Christophe étaient, à cet égard, d’autant plus fidèlement remplies, que, mulâtres eux-mêmes, les trois ou quatre écrivains qui étaient restés dans ses états avaient un intérêt capital à faire oublier la terrible solidarité de peau qui les unissait aux écrivains du sud-ouest, et à prendre par conséquent en tout le contre-pied des révélations et des satires de ceux-ci.
  24. Il était fort heureux, pour ces tendres mères, que les fraises cueillies n’appartinssent pas au verger de sa majesté. Un jour, après avoir fait cruellement châtier une femme enceinte qui avait cueilli un mango dudit verger, « il lui fit ouvrir le sein pour voir si l’embryon avait goûté le fruit. (Hérard-Dumesle.) »
  25. ) Numéro du 28 septembre 1809. Christophe n’était encore, à cette époque, que simple président.
  26. Tous ces faits, complètement inédits en Europe (car les Anglais et les Américains, qui avaient seuls accès dans le royaume de Christophe, ménageaient par calcul le tyran nègre), tous ces faits, dis-je, sont racontés au long par l’historien haïtien cité plus liant, M. Hérard-Dumesle.
  27. Cet enterrement fut mis à l’entreprise et adjugé à un certain capucin nommé Corneille Brelle, que Christophe avait créé duc de l’Anse et archevêque d’Haïti. Ce prélat adjudicataire ne fut remboursé que d’un quart de ses dépenses, et Christophe, pour s’emparer de ses trésors comme pour se débarrasser de sa créance, le fit, dit-on, mourir de faim.
  28. Tout ce que nous savons de cette pièce, c’est qu’elle était purement écrite, mais peu dramatique, et que les insurgés de 1790 y arboraient le drapeau d’Haïti bleu et blanc, qui ne fut inventé qu’en 1803.
  29. Même durant ce séquestre, et au fort de la vogue de Dupré, la tradition de notre théâtre ne s’était pas entièrement perdue en Haïti. Vers 1820, par exemple, quelques jeunes gens de Cayes firent construire une salle pour jouer le Médecin malgré lui et Robert chef de brigands.
  30. Ceci est un détail essentiel de mœurs haïtiennes. Une dame de Port-au-Prince se croirait déshonorée si elle se montrait deux fois en un an avec la même toilette, et ce point d’honneur, combiné avec l’appauvrissement croissant du pays, rend de plus en plus rares les réunions du high-life. Il ne s’arrête pas à la bourgeoisie et va même en se développant jusqu’aux bas-fonds de la société noire, où s’est recrutée, comme on sait, la nouvelle aristocratie. Telle malheureuse comtesse qui sera réduite à nourrir ses petits vicomtes de bananes crues tiendra, par exemple, enfouies dans son armoire, jusqu’à cinquante robes d’une entière fraîcheur — et dix fois autant de madras, car il est, chez ces dames, de bon ton d’exhiber une coiffure nouvelle à chacune des apparitions qu’elles font, soir et matin, sur leur porte. Même ostentation dans les repas. On craindrait de passer pour pauvre, c’est-à-dire de tomber dans le mépris public, si, en invitant un ami à déjeuner, on n’exhibait pas l’équivalent d’un festin de vingt couverts. — Les chemises en charpie et les culottes sans nom qu’étale la portion masculine de l’empire ne sont qu’une conséquence de ces orgueilleux préjugés. Le ravaudage le plus urgent, le plus fondamental passerait ici pour un aveu public d’indigence. Les plus audacieuses guenilles n’y sont, par un tacite accord, que l’affectation d’un noble laisser-aller.
  31. L’orchestre lui-même n’est pas irréprochable, ce que l’on comprendra de reste, si nous disons que la plupart des musiciens jouent leur partie de routine et dans la mesure particulière que chacun d’eux affectionne. Ajoutons que la majeure partie de l’instrumentation se compose de tambours. Les noirs excellent à en battre à ce point de savoir reproduire à coups de baguettes les nuances les plus intraduisibles d’un air, de sorte que, si le couplet leur plaît, lus tambours électrisés s’en emparent et couvrent impitoyablement de leurs rauques fioritures la voix de l’amoureuse.
  32. Dans les pièces de Dupré, dont les types étaient essentiellement haïtiens et pouvaient être étudiés par les acteurs sur place, l’imitation comique ne laissait presque rien à désirer.
  33. Ces ornemens ont été rigoureusement copiés sur ceux du sacre de Napoléon, y compris la magnificence, y compris même les dimensions ; car Soulouque, persuadé, sur la foi de ses flatteurs, qu’il est le portrait vivant de l’empereur des Français, a été inexorable sur ce dernier point. Par malheur, Soulouque est deux fois plus obèse, bien que d’aussi petite taille, de sorte que le manteau semé d’abeilles le drapait assez peu, ce qui nuisait à la majesté. Autre mécompte pour la couronne, que Faustin Ier, durant toute la messe du sacre, était obligé d’affermir sur sa tête, — au grand effroi des assistans, car, si la couronne était tombée, de nouveaux massacres auraient certainement conjuré ce mauvais présage. L’impératrice, de son côté, avait poussé le fanatisme de l’étiquette jusqu’à ne vouloir être habillée que par ses dames d’atour. Ces duchesses et ces marquises s’étaient assez maladroitement acquittées de leur tâche, de sorte que l’auguste Adelina était sans cesse occupée à ramener sa robe sur ses épaules, dont l’une n’était couverte qu’aux dépens de l’autre. — La magnificence des équipages ne le cédait en rien à celle des costumes. Le carrosse de l’empereur a été payé 34,000 francs à Paris, et celui de l’impératrice 38,000 francs à Londres.
  34. L’essentiel serait de commencer par construire un théâtre, car, par le fait des tremblemens de terre, des incendies, du partage des propriétés domaniales, il ne reste pas vestige des anciens. C’est la première maison venue qui en tient lieu.