La Littérature impérialiste

La Littérature impérialiste
Revue des Deux Mondes5e période, tome 3 (p. 196-212).
LA
LITTÉRATURE IMPÉRIALISTE


Les romans de Benjamin Disraeli. — Les romans et les nouvelles de Rudyard Kipling.


Nous avons demandé à quelques écrivains français, bien instruits des choses d’Angleterre, leurs explications et leurs jugemens sur la crise d’impérialisme qui transforme ce pays[1], Faisons la contre-épreuve : non plus avec des philosophes, des critiques, toujours suspects de voir leur nation comme ils voudraient qu’elle fût ; mais avec des conteurs. Qui nous renseignerait mieux que les peintres des mœurs, les entraîneurs de l’imagination publique ? S’ils lui plaisent fort, c’est qu’ils ont deviné son humeur ; ils guident et propagent les passions qu’ils flattent.

Loin de moi la prétention d’instituer dans cet article une enquête générale. Oublions aujourd’hui les romanciers et les poètes voués au culte de la beauté pure, à l’étude de l’âme dans ses mouvemens éternels ; oublions ceux qui entretiennent l’Anglais de sa paisible vie domestique, de sa profonde vie morale. Ils étaient hier encore les plus nombreux, les plus écoutés dans une littérature dont ils font la gloire durable. Ceux-là sont momentanément délaissés, de bons observateurs l’attestent ; on se déprend de George Eliot et de ses pareils. Cette seule remarque en dit long sur les inclinations nouvelles des esprits. Ils s’orientent vers un idéal d’action aventureuse, de force dominatrice, de succès à tout prix.

Il m’a paru que deux hommes entre tous jetaient une vive lumière sur les origines et l’explosion du sentiment impérialiste. L’un d’eux l’a devancé, suscité pour une bonne part ; l’autre l’exprime et le précipite. Très dissemblables par les goûts, les talens, les conceptions de la vie, le choix des milieux sociaux qu’ils dépeignent, ces deux écrivains se rencontrent dans le même sentiment : il rapproche seul Benjamin Disraeli et Rudyard Kipling.


I

Le parrain du titre impérial est mort depuis vingt ans. Sa popularité n’a pas décru. Il y a quelques jours, le 19 avril, cinquante mille Londoniens allaient porter des primevères à la statue de l’homme d’État. Les actes mémorables du vicomte Beaconsfield ont rejeté au second plan les livres du romancier Disraeli. Vieillis aujourd’hui comme les modes qu’ils décrivaient, ils firent pourtant la célébrité du futur ministre : traduits et lus avec curiosité sur le continent, ils furent commentés dans la Revue. Nos lecteurs âgés se souviennent de la belle étude de Challemel-Lacour, en 1870. En est-il encore qui pourraient se remémorer celle d’Eugène Forcade, en 1844 ? J’ai une excuse pour reprendre le sujet traité par mes habiles devanciers : les romans prophétiques de Disraeli, inséparables de ses actes, n’ont acquis toute leur signification qu’à la fin de la carrière qu’ils annonçaient. D’autres politiques écrivent après coup pour justifier leur conduite : . l’auteur de Coningsby écrivait pour dévoiler à l’avance, ses ambitions. Ce ne fut pas l’une des moindres singularités dans la vie du brillant aventurier.

Je ne sais si l’histoire littéraire accordera une haute place à ces fictions hâtives, faciles, accommodées aux circonstances du jour. L’histoire politique et sociale fera toujours grand cas d’une galerie de tableaux où se succèdent les personnages, les événemens, les idées qui ont agité l’Angleterre durant un demi-siècle. Les premiers écrits du jeune Disraeli ne furent que d’agréables divertissemens ; il y essayait sa verve satirique et mondaine. Mais après 1840, avec la série où il donna coup sur coup Coningsby, Sybil, Tancrède, nous voyons apparaître « la jeune Angleterre, » comme il l’appelait emphatiquement, ses programmes et ses hommes ; nous voyons surtout l’homme qui la crée dans son imagination, pour en faire une réalité sur laquelle il édifiera sa puissance politique.

Il se mire amoureusement dans le personnage de son Coningsby. C’est le jeune homme pensif et généreux qu’on retrouve au début de tous ces romans : déjà mûr pour les grandes choses au sortir de l’Université, déjà recherché dans le plus grand monde, distingué par les plus belles femmes, par les doyens de la politique qui lui en découvrent les arcanes. Petit-fils d’un pair d’Angleterre, réduit un instant à son médiocre gagne-pain de clerc d’avoué, — Disraeli avait commencé par là, — Coningsby rêve de régénérer, avec quelques amis de son âge, la constitution, le Parlement, le peuple anglais ; il arrachera le pays à « l’oligarchie vénitienne, » à la routine égoïste des grands seigneurs whigs, premiers patrons de Benjamin lorsqu’il se lança dans la mêlée. Ces novateurs ne sont guère plus tendres aux tories : la jeune Angleterre penchera vers ce parti historique, mais avec le ferme propos d’en évincer les représentans usés, de vivifier leur principe pour en tirer toutes les réformes que réclame la société moderne. Les enthousiastes constitueront un parti nouveau, irrésistible par la force et la générosité de ses idées, indifférent aux vils intérêts qui guident les politiciens des deux camps. — Espérance charmante dont s’illumine l’aube de chaque génération ; programme habituel des ambitieux, quand ils ont hâte de fusiller les vieux chefs de file des deux armées, à droite et à gauche, pour débaucher les soldats et reformer une troupe qu’ils emploieront à leur tour aux mêmes besognes. — Un hasard providentiel, aidé par l’amour, fait entrer Coningsby au Parlement : les héritages dont il avait été frustré pleuvent sur lui, car la pauvreté n’est jamais qu’une courte épreuve pour les héros de Disraeli.

Dans le roman de Sybil, où ce même jeune homme prédestiné reparaît sous le nom d’Egremont, son torysme démocratique se précise. Sybil est de 1845. Le vent du socialisme souffle déjà sur l’Europe, soulève en Angleterre les bourrasques du chartisme. Le noble Egremont nous conduit chez les ouvriers des manufactures et des mines ; il s’attendrit au spectacle de leur misère, il se promet de relever leur condition, de réconcilier « les deux nations. » Et Disraeli le fera comme il l’a écrit : ministre, chef des conservateurs, il introduira dans les cadres politiques un million d’électeurs nouveaux, il remaniera au profit des ouvriers la législation du travail. Mais que l’on considère ses fictions ou sa vie réelle, jamais baron féodal, jamais dandy vain de ses élégances ne se pencha sur le peuple de si haut.

Du premier au dernier, de Vivian Grey à Endymion, tous les romans reproduisent la mise en scène d’une vie inimitable : il semble que le fils du libraire Isaac les ait composés dans cet empyrée, la pairie anglaise du commencement de l’autre siècle. Si riche et si prestigieuse qu’elle fût alors, l’auteur la magnifie encore. La plupart des personnages qu’il nous présente ne savent pas le compte de leur fortune, les impossibilités matérielles n’existent jamais pour eux. Ils causent noblement de politique, de philosophie ou d’amour, dans un cadre de luxe fantastique : châteaux où l’aristocratie des trois royaumes est invitée à des fêtes qui ruineraient un nabab : hôtel de Londres où les toiles des grands maîtres sont trop pressées, les repas trop somptueux, les femmes trop accablées sous le poids des diamans ; palais d’Italie, voyages sur les yachts de plaisance aux îles achetées dans l’Archipel... Ce sont les Mille et une Nuits transposées en Occident. L’or tinte perpétuellement dans les mains des jeunes patriciens, ruisselle sur les blasons des héritières qu’ils courtisent. Ce qui était même alors une exception rare devient la règle commune. Un historien qui se représenterait la société anglaise du XIXe siècle d’après ces livres la verrait comme nous voyons les pays exotiques dans les féeries de nos théâtres.

Le narrateur s’enivre de ses descriptions, il s’identifie à ce monde privilégié, et pourtant il le cingle de ses sarcasmes. On devine que la vie n’a pas de prix, à son estime, en dehors de ces cercles où toutes les élégances parent les possesseurs de millions de guinées ; et pourtant une attraction sincère ramène Egremont dans les bas-fonds de la misère, dans ces fabriques où la vaillante Sybil console ses compagnons révoltés. Le jeune Lothair, lion de la plus belle venue, fraye dans les repaires de Londres avec les conspirateurs carbonari, les proscrits, les adeptes des sociétés secrètes ; il abandonne ses duchesses et ses chevaux de course pour suivre dans les Romagnes l’héroïne révolutionnaire qu’il entoure d’un culte religieux, la mystérieuse Marianne ; richissime, elle aussi, admirable de sagesse et de vertu ; idéalisée par l’imagination de l’auteur, qui investit cette aventurière d’un pouvoir magique sur les affaires européennes. Cependant, à l’heure où il écrit Lothair, Disraeli a eu dans les mains tous les fils de ces affaires ; il n’est plus un adolescent romantique, il vient de résigner, à soixante-quatre ans, son troisième ministère. — Comment concilier ces contradictions ?

Demandez-en le secret au sosie qui parle pour lui, du haut des nues où il plane sur cette société, bien au-dessus des pairs d’Angleterre ; à ce demi-dieu omniscient, omnipotent, le grand banquier juif Sidonia. Imploré par tous les rois, maître du globe par son intelligence supérieure, autant et plus que par ses trésors inépuisables, ce Salomon moderne sait tout de l’univers ; il en a parcouru chaque région, il a interrogé tous les peuples dans leurs langues, il a scruté leurs besoins et leurs intérêts. — « Doué d’une rare pénétration, exempt de préjugés, comme tous les hommes sans patrie..., il était seigneur et maître des transactions d’argent, et partant seigneur et maître de toutes choses. » — Toutes les admirations de Disraeli s’exaltent, quand reparaît dans ses fictions cet enfant chéri de son génie, le type surhumain en qui il glorifie sa race. Lorsqu’il modèle la noble et séduisante figure d’un Coningsby, d’un Egremont, d’un Lothair, d’un de ces fils de lords qui gouverneront l’Angleterre en l’éblouissant de leur faste, on sent que l’ancien petit clerc se dit : Je serai un de ceux-là, un des premiers sur la terre, je le serai sûrement et facilement. — Dès qu’il revient à l’incomparable Sidonia, on croit entendre ce cri vers l’impossible : Je voudrais être celui-ci, l’homme du miracle, aussi supérieur aux autres que Moïse ou Josué le sont à Bolingbroke ou à Chatham.

Le romancier donne à ce sage opulent les origines de sa propre famille. Comme Isaac Disraeli, Sidonia est un descendant des Juifs chassés d’Espagne, établis pour un temps en Italie ; citoyen du monde, il a choisi le libre sol anglais pour y installer le siège principal de ses opérations. Ce royaume est dans sa main, comme tous les autres ; mais il ne peut encore le gouverner. Des prohibitions surannées éloignent les Israélites du Parlement. La brèche leur sera bientôt ouverte par l’éloquence du chancelier de l’Échiquier, Benjamin Disraeli. La barrière légale qui se dresse devant Sidonia, demeuré fidèle au Dieu des ancêtres, n’existait pas pour lui ; son père, homme avisé, avait abjuré, il avait fait baptiser Dizzy à l’âge de treize ans. De cette greffe d’anglicanisme, entée sur le vieux tronc hébraïque, il résulta un singulier compromis de sentimens et de doctrines.

Les romans en témoignent ; tous les personnages y dissertent sur la philosophie, sur la théologie ; l’auteur se prononce par leur bouche, il nous découvre les parties changeantes et le fond immuable de son âme. Lothair, par exemple, n’est d’un bout à l’autre qu’une charge vigoureuse contre l’Eglise romaine, en l’honneur et au profit de l’église établie ; je croirais volontiers que Disraeli se laisse emporter cette fois par les préventions anglicanes de son milieu, et que son fond de judaïsme très large, — nous l’allons voir tout à l’heure, — n’y est pour rien. En effet, dans ce même roman, le peintre Phébus détaille un couplet enthousiaste à la louange du génie aryen, de la beauté païenne ; c’est la seule note discordante entre les hymnes qui célèbrent dans les autres livres la précellence de l’esprit sémitique. Mais Lothair est une œuvre de vieillesse, écrite par le premier ministre à l’époque où il respire avec délices l’atmosphère d’une aristocratie enfin subjuguée, où il a conquis l’Angleterre et se laisse à son tour conquérir par elle. Partout ailleurs, il souscrit visiblement aux aphorismes de Sidonia : le sel de la terre est dans la tradition sémitique, restée purement juive pour une élite, devenue chrétienne ou musulmane pour les races mélangées, inférieures. Atténuée ainsi par l’infirmité des Gentils, elle conserve encore son efficacité : mais combien plus, quand elle remonte vers sa source !

Au surplus, les nuances théologiques n’ont qu’une importance secondaire ; une seule chose compte et classe les hommes, les familles humaines : c’est la pureté de la race. « Tout est race, il n’y a pas d’autre vérité ! » Chaque fois qu’il revient sur ce thème, Sidonia-Disraëli le développe avec une effusion lyrique. Nul n’a mieux exprimé l’orgueil de ces gentilshommes du désert, momentanément déchus, et la certitude qu’ils gardent, jusque dans la pire abjection où un châtiment de leur Dieu les a plongés, de remonter un jour sur les sommets que ce Dieu leur a dévolus. « Sidonia et ses frères avaient une distinction perdue pour les Grecs, les Saxons et le reste des peuples caucasiques, celle d’être sans mélange... D’où le fait de leur non-absorption dans les races mixtes qui osent les persécuter, et qui tour à tour disparaissent, tandis que leurs victimes fleurissent encore dans la pie ne vigueur du sang arabe-mosaïque. » — Il faudrait citer, et méditer, tout le chapitre où le banquier salomonien dévoile à Coningsby le mystère grandiose de la force d’Israël. « La domination secrète de l’Europe, quelle carrière ! » s’écrie-t-il avec enthousiasme ; et il dit comment ses frères l’exercent, par la richesse, par l’intelligence, car leurs savans occupent les chaires des universités, par la politique, car ils ont des alliés dans tous les cabinets. Dans chacune des capitales où il est allé négocier ses grandes affaires, Sidonia a traité, c’est lui qui l’affirme, avec un ministre d’extraction juive : à Madrid, à Paris, à Berlin, et même à Saint-Pétersbourg. — « Certaines circonstances amenèrent un rapprochement entre les Romanoff et les Sidonia ; à mon arrivée, j’eus une entrevue avec le ministre des Finances ; je vis en lui le fils d’un Juif de Lithuanie. » — Cet homme Imaginatif exagérait un peu, en 1840.

Il explique à son auditeur pourquoi les Juifs sont contraints de s’appuyer parfois sur les radicaux, sur les socialistes.


— Depuis que votre société anglaise a été troublée, et vos institutions menacées, vous voyez les Hébreux, jadis sujets si fidèles, dans les rangs des radicaux et des latitudinaires, soutenant ce qui peut mettre en danger leur vie et leurs biens, plutôt que de continuer à subir un joug dégradant. Les tories perdent une élection importante dans un moment critique ; ce sont les Juifs qui ont fait pencher la balance. L’Église craint de voir le scepticisme s’emparer des universités, elle apprend avec joie que l’argent manque à ces établissemens ; un Juif s’avance et leur fait les fonds nécessaires. Et cependant, Coningsby, les Juifs sont essentiellement tories. Le torysme s’est en effet modelé d’après le puissant prototype qui a façonné l’Europe. A chaque génération, les Juifs doivent devenir plus puissans et plus dangereux dans la société qui leur est hostile. Pensez-vous que la molle et puérile persécution du représentant, décemment modéré, d’une université anglaise puisse écraser, ceux qui ont tour à tour déjoué les Pharaons, Nabuchodonosor, Rome et la féodalité ? Le fait est que vous ne pouvez détruire une race d’organisation caucasique pure. C’est un fait physiologique, une simple loi de la nature, qui déjoua les rois d’Egypte et d’Assyrie, les empereurs romains, les inquisiteurs chrétiens, Ni lois pénales, ni tortures physiques ne peuvent effectuer l’absorption d’une race supérieure par une race inférieure. Les races mêlées des persécuteurs disparaissent, la race pure des persécutés reste. En ce moment, en dépit de siècles, de milliers d’années de dégradation, l’esprit judaïque exerce une grande influence sur les affaires de l’Europe...


L’homme qui hasardait ces théories dans le livre les justifia dans sa vie publique. Il joua franc jeu, ne recourut jamais aux subterfuges pour déguiser ses origines, son principe d’action, son but ; et c’est par quoi sa physionomie est sympathique. Ce caractère ethnique indélébile, qui fait selon lui toute la force de sa race, il le revendiqua fièrement, bien loin qu’il s’en défendît comme tant d’autres. Se sentant né pour le pouvoir, pour une place éminente dans la plus exclusive des aristocraties, il conquit ces objets de son ambition au nom d’une aristocratie supérieure, la plus ancienne, la plus avérée qui soit dans le monde. Le vaillant corsaire mit le grappin sur l’Angleterre, comme il eût fait sur un grand vaisseau flottant à la dérive ; il se servit de sa prise pour des fins qu’il proclamait sans ambages ; il entendait servir du même coup, loyalement, l’équipage anglais qu’il associait à sa fortune et conduisait à de hautes destinées.

Il n’essaya point de tromper ceux qu’il menait, et nul d’entre eux ne s’y trompa. Son rival Gladstone le traitait d’ « étranger sans la moindre goutte de sang anglais dans les veines. » — L’historien Fronde a dit de lord Beaconsfield : « Il n’était Anglais que par adoption, et il ne s’identifia jamais avec le pays qu’il gouverna. Il était Juif, et son grand orgueil était de gouverner, bien qu’il fût Hébreu, une grande nation chrétienne. Sa carrière est le résultat de circonstances spéciales et d’un caractère spécial. Il est seul de son espèce dans l’histoire politique anglaise. » — Un autre biographe, M. De Haye, conclut de même : « Avec Disraeli, c’est l’idée juive qui arrivait au pouvoir, et, tant qu’il eut l’autorité, la race persécutée et honnie a pu dire qu’elle menait l’État (1 J’emprunte ces dernières citations au chapitre où M. Maurice Muret étudie lord Beaconsfield, dans son livre récent sur l’Esprit juif. J’en prends occasion pour signaler ce livre, où il m’a paru qu’un problème intéressant d’histoire était examiné avec le seul souci de rechercher la vérité. — Librairie académique Perrin, 1 vol. in-16, 1901. </ref>. »

Sidonia, et Disraeli qui le souffle, se calomnient, quand ils donnent leurs alliances avec la démocratie avancée comme une simple tactique, un sacrifice à leur politique de race. Il y a de cela dans leur manœuvre défensive ; mais il y a aussi le vieux sentiment démocratique d’Israël, combiné si souvent avec le plus orgueilleux individualisme. On a signalé mainte fois les ressemblances entre Benjamin Disraeli et Ferdinand Lassalle. Quand Dizzy n’était encore qu’un jeune dandy révolutionnaire, on avait surpris sur ses lèvres le cri fameux du dandy socialiste de Berlin : « Je serai premier ministre, ou quelque chose de plus ! » Si une catastrophe tragique n’eût pas arrêté Lassalle, il aurait sans doute évolué comme Beaconsfield et poussé aussi loin sa gageure : soulever élégamment le peuple, l’apaiser ensuite, le conduire avec ses anciens maîtres, et prendre rang parmi eux à la Chambre des Seigneurs. Mais, pour Disraeli, pour Lassalle et pour tant d’autres, ce recours au peuple n’est pas uniquement un pis aller, une spéculation de leur intelligence politique ; c’est aussi l’effet d’une antique habitude du cœur, le secret instinct de leur confraternité avec tous les opprimés. Instinct noble et touchant. Qui méconnaît ce dernier mobile n’a pas lu leur histoire ; qui s’aveugle sur le premier ne lit point la nôtre.

Une autre attraction puissante agit sans cesse sur Disraeli : ses écrits et sa politique la manifestent. Il ressent la nostalgie de l’Asie ; sémite, il a une foi mystique dans la vertu régénératrice du vieux berceau : l’Europe y trouvera la guérison de tous ses maux. Un roman de 1847, Tancrède ou la Nouvelle Croisade, est inspiré tout entier par cette obsession ; on la voit reparaître dans Lothair. C’est dans un passage de Tancrède qu’un émir donne pour la première fois à la reine Victoria le titre d’Impératrice des Indes. Ce personnage prévoit l’ébranlement de l’Angleterre par une révolution ou par quelque autre tourmente : que la souveraine transporte son trône à Delhi ! M. Chamberlain ne fera que paraphraser le discours de l’émir, le jour où il évoquera un empire anglo-saxon renaissant aux antipodes, « si l’Angleterre s’abîmait dans la mer. » On sait comment Napoléon fut hanté jusqu’à la fin par le mirage de l’Orient : il ne se consolait pas à Sainte-Hélène d’avoir perdu devant Saint-Jean-d’Acre sa grande partie asiatique. Toutes proportions gardées, Beaconsfield subit le même sortilège ; chez lui, c’est un rappel ancestral.

Sur ce point encore, les théories du romancier guidèrent la politique extérieure du ministre. Son goût pour l’Islam l’inclinait vers l’alliance turque : la Porte n’eut jamais de protecteur plus décidé. Pour arrêter la Russie à San Stefano, il n’hésita pas à jeter dans la balance le poids des flottes anglaises. Il se rendit au Congrès de Berlin avec l’idée arrêtée de faire main basse sur l’île de Chypre, d’où l’on commande la Palestine et l’Asie Mineure. J’avais à ce moment toute facilité de connaître les dessous diplomatiques ; j’ai su de la meilleure source qu’en descendant du train, à une heure avancée de la soirée, lord Beaconsfield alla tout droit chez le prince de Bismarck. En quelques mots catégoriques, il exposa ses prétentions : la paix à ce prix, ou la guerre contre la Russie. Le consentement de « l’honnête courtier » fut aussi expéditif. Les négociations se prolongèrent ensuite pour la galerie ; les deux hommes étaient convenus de l’essentiel en un quart d’heure. — Ce règlement des affaires du monde entre le fils du libraire juif et le puissant chancelier, n’était-ce pas une des scènes fantastiques dont l’invraisemblance nous choque dans les romans de Disraeli ? Aux Indes, il fit la guerre de l’Afghanistan pour agrandir le domaine anglais ; et l’on vit s’accomplir, après trente ans, la prédiction de Tancrède, le jour où il décerna à sa souveraine ce titre d’Impératrice, dénominateur de toute une politique. Disraeli fut aussitôt payé de retour par le titre qui lui conférait la pairie. Dans le même temps, il décidait hardiment l’opération financière qui assurait la prépondérance de l’Angleterre en Égypte ; et ce fut encore lui, rencontre fatidique, qui annexa pour la première fois la ré- publique du Transvaal.

Ainsi, à l’origine du mouvement démocratique et impérialiste, on trouve l’auteur de Sybil et de Tancrède, le ministre tory qui élargit le pays électoral, lui souffla les ambitions conquérantes, orienta l’Angleterre, au sens propre du mot. Dans les fictions séduisantes et fastueuses de ses livres, dans les coups de force et les calculs habiles de sa politique, un je ne sais quoi d’effréné, de théâtral et de chimérique décèle l’esprit de la famille dont il se réclamait orgueilleusement. Tous ses biographes en conviennent ; aucun d’eux ne contredira la conclusion où nous amène l’étude du caractère, des œuvres et des actes de Benjamin Disraeli : l’impérialisme anglais fut d’abord un grand rêve juif.

Il eut ce trait de commun avec d’autres mouvemens qui changèrent la face du monde. Du plus loin que l’histoire se souvienne, les empires ont été conduits, transformés, élevés au faîte de la puissance ou précipités dans l’abîme par un rêveur issu de la race prodigieuse, un Joseph, un Daniel. Comme il arrive toujours, le rêve de Disraeli fut réalisé par des moyens qu’il ne pouvait prévoir, des instrumens qu’il n’eût pas choisis. Un autre romancier va nous dire quelles forces brutales, quelles forces saxonnes, s’emploient à la besogne marquée par le subtil Sidonia.


II

On connaît la fortune extraordinaire de Rudyard Kipling. Mme Th. Bentzon a dit ici, avec une compétence que jenvie[2], comment ses premiers récits ont ensorcelé le monde anglo-saxon. Sa gloire a couru, rapide et retentissante, comme une flamme sur des gargousses de poudre. Dans les îles et sur les trois continens où son idiome domine, de Londres à Calcutta, du Cap à Melbourne, de New-York à San-Francisco, des millions de lecteurs attendent impatiemment une nouvelle du jeune conteur, une de ces pièces de vers sibyllins où le poète chante la mission impériale de sa race et « le fardeau de l’homme blanc. » L’étranger goûte plus difficilement à ces fruits défendus, semble-t-il, par une haie de figuiers de Barbarie ; il est rebuté par les idiotismes et les aspérités d’une langue qui roule pêle-mêle tous les argots professionnels ou coloniaux, tous les emprunts faits aux dialectes hindoustanis. Le bonheur insolent de cet écrivain a voulu qu’il trouvât chez nous deux traducteurs émérites : MM. Louis Fabulet et Robert d’Humières accomplissent des tours de force sur sa prose, ils font passer dans leurs versions toute l’étrangeté, toute la sève bouillonnante de l’original. Ce même bonheur lui donna pour critique, avec Mme Th. Bentzon, M. André Chevrillon. J’ai dit que le volume des Études anglaises contenait une étude sur Rudyard Kipling : elle doit être définitive, comme tout ce qu’écrit M. Chevrillon sur de pareils sujets. Je n’en parlerai point, je me suis privé jusqu’à ce jour du plaisir de la lire : elle eût circonvenu ou découragé mon esprit, alors que je voulais rendre ici une impression reçue directement des œuvres elles-mêmes.

Il paraît, — des moniteurs officieux nous en préviennent, — qu’il faut bien se garder d’admirer en France Rudyard Kipling, et que c’est là une des pires erreurs du « snobisme, » comme ils disent. Nous avons subi tant d’injonctions semblables, que celle-ci a plutôt pour effet de piquer notre curiosité. Attachons-nous d’abord à démêler la valeur littéraire de Kipling, s’il en a une. Le favori du public anglais est-il un véritable artiste ? Ne serait-ce qu’un clairon dont les vibrations guerrières font frissonner les cœurs, indépendamment de toute jouissance d’art ? Cela pourrait être. Il n’en serait pas moins intéressant. Un historien de la poésie française devra donner plus d’attention à Vigny qu’à Béranger ; l’historien des mœurs et des idées populaires pourra négliger le grand poète des Destinées ; il fera une large place au chansonnier qui le renseigne sur les sentimens politiques de deux ou trois générations.

Impérialisme à part, je crois que la vision de la vie réelle et le pouvoir d’en communiquer l’émotion sont chez Kipling d’une qualité rare. On ne peut refuser la flexibilité à son talent, tour à tour fantasque comme un cauchemar et réaliste comme un procès-verbal. Je n’insisterai pas sur le Livre de la Jungle, sur ces histoires d’animaux où nos voisins s’enchantent. Je n’y ai pris qu’un plaisir lent. Peut-être sommes-nous gâtés par notre La Fontaine, et n’admettons-nous pas qu’on fasse parler les bêtes autrement qu’à sa mode. Mais, lorsqu’elle revient aux hommes, la verve du peintre m’amuse ou m’intéresse comme celle d’un Hogarth ou d’un Callot.

Il les choisit volontiers bizarres, et quelquefois parfaitement fous ; d’une folie anglaise, froide, et qui raisonne ses actions inquiétantes ou terribles avec la flegme lucide d’Hamlet. Dans ce genre, il n’a pas son pareil pour la tension de l’épouvante. Certaines nouvelles reproduisent la manière d’Edgar Poë, avec un mordant plus âpre ; ainsi la Porte des Cent Mille Peines, croquis d’une fumerie d’opium de Calcutta où les cerveaux s’hébètent lentement ; le Perturbateur du trafic, ce gardien de phare qui bi ouille les signaux pour faire sombrer les navires dans le détroit de Florès. Mais les inventions d’Edgar Poë ne sont que des contes de nourrice en regard de l’horrible Chevauchée de Morrowbie Yukes, de cette nuit passée dans le trou de sable où l’on jette, en temps d’épidémie, les Hindous revenus d’une crise de léthargie tandis qu’on les portait au bûcher. Les délicats se récrieront avec dégoût devant cette précision savante de tous les détails répugnans ; ils l’admirent, lorsque Dante s’y attarde pour assombrir un des cercles de son Enfer.

Je placerai fort au-dessus de ces imaginations macabres les récits où l’émotion est suscitée par une angoisse morale ; en particulier ce petit chef-d’œuvre, l’Homme qui fut. Un régiment de hussards du Bengale fête à son mess un officier russe, sur la frontière afghane ; les sentinelles apportent un maraudeur qu’elles ont surpris et ligotté dans la nuit, un mendiant méconnaissable, abruti ; soudain, à la stupeur générale, ce misérable répète machinalement les paroles sacramentelles du toast à la Reine. C’était un officier du régiment, disparu depuis vingt ans, depuis la guerre de Crimée. On l’interroge, il ne répond pas, il s’effondre tout tremblant sur le sol en apercevant le Russe qui ricane : son épaule porte la marque du knout sibérien... Un officier de la Reine, cet abject débris humain, un de ceux qui gardent l’honneur de l’Angleterre ; et il a pu redire les paroles sacrées, devant ce Russe qui l’a jadis fouaillé, devant ses camarades pâles de honte... — Art de l’exposition, sobriété des moyens, gradation habile et convergence de chaque détail vers une péripétie poignante, tout ici rappelle le Mérimée des meilleurs jours. Je pourrais citer d’autres bijoux de même facture ; mais on ne les démonte pas, ils ne valent que par l’assemblage et par la ciselure du joaillier.

Kipling nous séduit ailleurs par son entrain endiablé. Il décrit les lieux et les choses, il portraiture les personnages avec un humour sarcastique ; néanmoins, et c’est le trait caractéristique de sa sensibilité littéraire, il laisse deviner un fond de rude tendresse pour ces hommes, pour ces choses qu’il raille. Pour la mer surtout. Une mer tout autre que celle de Loti ; moins harmonieuse, moins solennelle ; plus familière, tantôt bonne fille et tantôt méchante gueuse ; tout aussi vivante, aussi prenante, aussi aimée. Voyez, dans la Lumière qui s’éteint[3], la page où Dick Heldar se détourne brusquement de sa chère Maisie, sur la grève de Douvres, parce qu’il reconnaît les feux du Barralong, du paquebot qui passe au large et fait route en pleine mer, vers la Croix du Sud... « Moi, l’odeur seule de la mer m’agite et m’emporte... Venez avec moi, Maisie, je vous ferai découvrir un peu de son immensité. Je connais de petits paradis terrestres que je vous montrerai, si vous voulez. Ce sont des îles cachées sous l’équateur : on les aperçoit après des semaines de navigation sur des eaux que leur profondeur fait paraître noires comme le marbre des tombeaux. Tandis qu’on vogue vers elles, on assiste, de l’avant du navire, durant des jours et des jours, au lever du soleil, presque effrayé de voir l’Océan si désert. » — Et cette autre page, enfiévrée, superbe de coloris et de mouvement, où le peintre raconte sa traversée entre Lima et Auckland ; enfermé dans l’entrepont, avec deux pots de couleur empruntés aux calfats et une négresse cubaine, il peignait d’après elle des scènes apocalyptiques sur les panneaux ; « la mer battant la cloison, l’amour sans frein, la peur de la mort planant sur nous à chaque instant, ah ! Dieu, quel attrait ! »

Devenu aveugle, pauvre, destitué de tout secours humain, le peintre Dick Heldar s’embarque une dernière fois, seul, à tâtons ; et il trouve la vie encore bonne, parce qu’il est chez lui, sur un bateau, où ses mains reconnaissent chaque objet ; parce qu’il sent, à Port-Saïd, les odeurs de l’Afrique, et enfin, sur le haut Nil, l’odeur nostalgiquement cherchée du désert, du camp anglais, de la poudre, de la bataille. Cette tuerie des Mahdistes, le paysage africain où elle s’encadre, cette lumière dure sur cette mort, Kipling en fait un tableau merveilleux de fougue et de réalité. Ce n’est pas la description de bataille classique, ce n’est plus la bataille vue dans les âmes des combattans par un Stendhal ou un Tolstoï ; c’est un art différent et nouveau, comme ce qu’il dépeint, comme la guerre coloniale, le carnage dans le désert des multitudes barbares qui tourbillonnent autour du petit carré anglais. Il y fallait des procédés originaux : Rudyard Kipling les a trouvés.

N’eût-il écrit que ce roman jovial et douloureux, traînant par endroits, vif et ramassé dans les morceaux où chaque pensée fait balle, illuminé par des fusées qui enlèvent nos imaginations dans l’espace, meurent dans la nuit de nos destinées, retombent sur nos cœurs en brèves paroles d’une infinie tristesse, — le poète mondial aurait marqué sa place parmi ceux qui prennent et gardent les hommes ; non pas seulement l’homme anglais, impérialiste, flatté dans sa passion du moment ; mais l’homme de tous les pays, de tous les temps, de toutes les passions.

Poète mondial : il faut bien acclimater ce mot pour définir le plus récent produit de notre civilisation cosmopolite, emportée par son mouvement centrifuge dans le kaléidoscope de l’univers. Certes, Kipling est anglais, saxon jusqu’aux moelles, aussi représentatif de sa race que Disraeli l’était peu ; mais cet Anglais est né aux Indes, il y a passé son enfance ; depuis, les lames de tous les océans l’ont roulé des colonies d’Afrique à celles d’Amérique et d’Australasie ; il a vécu des vies différentes dans vingt pays ; et il n’a pas eu, comme les anciens voyageurs, la sensation qu’il sortait de son pays. Quand il décrit à Londres une scène anglaise, un sentiment anglais, les impressions, les images, les mots de l’Hindoustan lui reviennent naturellement. En lui se conclut l’alliance de l’exotisme romantique et du réalisme qui en triompha, dans la seconde moitié du siècle. Mais chez Kipling l’exotisme n’est plus une curiosité distinguée ; c’est l’atmosphère accoutumée où il respire.

Type significatif d’une physionomie qui s’élabore : épreuve avant la lettre de ce que sera demain l’Anglais, l’Européen peut- être, si la prédiction de Tancrède s’accomplit ; si l’Europe rétrograde vers l’Orient, se répand chaque jour davantage sur les mondes qu’on n’a plus le droit d’appeler lointains. Type régressif et très ancien, par d’autres côtés : renaissance du corsaire, du reître, du soldat de fortune qui promène insouciamment sur la terre une vie aventureuse et pillarde. Le recruteur littéraire de ces routiers n’est pas un exemplaire isolé, puisqu’il se fait déjà comprendre et goûter par une foule d’hommes qui vivent, qui sentent comme lui. Quel est donc leur idéal ? Aller, lutter, agir, non plus en beauté, mais en force. Kipling et ses héros donnent l’impression d’insulaires qui s’embarquent au hasard, avec leurs boîtes de croquet et de lawn-tennis, sans autre but que de pousser leurs billes ou de lancer leurs balles sur toutes les prairies du globe, d’y dépenser joyeusement l’énergie surabondante de leurs muscles, sans souci des existences qu’ils broient sur leur chemin. — Douze cents cadavres sont couchés dans la brousse du Soudan : « Je venais d’achever un grand croquis, et je me demandais quel effet il produirait... La vue de ce champ de carnage me fut très instructive. Cela ressemblait à une couche de hideux champignons vénéneux de toutes les couleurs. Je n’avais encore jamais embrassé d’un seul coup d’œil une telle masse d’êtres humains revenus au néant... Je compris alors que nous sommes tous, hommes ou femmes, des matériaux ou des outils, rien de plus... Ont-ils manqué à l’humanité, ces morts africains ? » — Quelques mots échangés entre Dick Heldar et ses amis les reporters militaires, dans la mansarde où ils devisent, à Londres, résument admirablement leur conception de la vie. Ils se penchent dans la nuit sur la cité géante, éclairée par des millions de feux : le panorama est grandiose. — « Bon endroit pour gagner de l’argent, mais fichue localité pour vivre, hein, Dick ? » — Pensif, Dick répondit : « Quelle belle ville à piller ! »

L’humanité mise en scène par Kipling est ingénument amorale. Veut-il la symboliser, fait-il un retour sur lui-même, quand il nous propose en exemple son cher Mowgli, le fils adoptif de la louve éduqué par les fauves de la jungle ? L’écrivain ne déguise pas la grossièreté, la brutalité de ces soudards, de ces matelots ; il s’y complaît, son verbe les reflète. On leur pardonne, on lui pardonne, en considération de leur bonne humeur, de ce perpétuel et magnifique jaillissement de vie. Exception faite pour la jolie figure de Maisie, dans la Lumière qui s’éteint, la femme est le plus souvent absente de cette œuvre ; quand elle y passe rapidement, c’est comme un accessoire ou un instrument de plaisir ; à la façon dont il y est parlé d’elle, on devine, sous le langage toujours décent d’un Anglais, les sentimens du corps de garde. Nulle trace de la religiosité puritaine, dans l’agnosticisme pratique de ces dévorateurs du globe. Il faut agir, vivre, beaucoup et à la hâte : on n’a pas le temps de méditer sur l’au-delà, l’univers qui appelle est déjà si vaste ! Leur pensée se condense en brèves formules, stoïques, utilitaires, d’une profondeur effrayante, parfois : pensées d’ Anglo-Indiens qui approchent l’abîme du nirvana, y jettent un regard furtif, se retiennent au bord et se reprennent convulsivement à la vie.

Ah ! que nous voilà loin de l’Olympe mondain où le romancier Disraeli ne daignait peindre que ses lords et ses duchesses ! La démocratie coule à pleins bords, dirait l’autre. Kipling choisit rarement ses modèles plus haut que les officiers subalternes. Il s’acoquine d’habitude avec un monde falot ou médiocre, employés civils du service colonial, capitaines marchands, tenanciers de bars dans les ports, correspondans militaires ; avec ce gros Torpenhow, war-correspondent, roi de l’information pour le Daily-Mail, qui restera comme le type inoubliable de l’espèce. Mais ses préférences le ramènent toujours dans la chambrée de Tommy, le petit soldat colonial ; il connaît le fond de cette âme rudimentaire ; il malmène son héros, se moque de lui, et il l’aime. — On demande où l’Angleterre prendra l’armée qu’elle veut se donner ? Chez les hommes rassemblés par Rudyard Kipling-, au fond de cette tourbe qu’il soulève et où il recrée les sentimens qui s’étalaient dans le camp de Wallenstein, les instincts sauvages et rapaces dans ce qu’ils ont de plus bas ; mais aussi le dévouement, le frisson joyeux du sang prêt à couler sous le drapeau de la Reine, le raffinement de l’honneur militaire dans ce qu’il a de plus sublime.

S’il fallait indiquer le récit où l’on pourra le mieux juger Kipling, son talent, le sens et la portée politique de son œuvre, je choisirais la nouvelle intitulée : L’homme qui voulut être roi. C’est la figure et l’explication de la conquête du monde par l’Angleterre. Deux drôles patibulaires, qui traînaient la savate dans le Rajputâna, se mettent en tête de conquérir le Kafiristan. Ils ont de bonnes carabines, s’en servent bien, et connaissent les signes franc-maçonniques, utiles partout. Leur entreprise réussit à souhait : chaque détail est d’une vraisemblance persuasive dans l’invraisemblable aventure ; pas plus surprenante, d’ailleurs, que les exploits de Francis Garnier et de tant d’autres. Les voilà rois, obéis par tout un peuple, aussi longtemps qu’ils demeurent fidèles à leur vœu : ne pas s’enivrer, ne toucher ni à une bouteille de wisky ni à une femme. Le diable tente le plus vieux, sous la forme d’une belle fille indigène ; le roi du Kafiristan succombe, son peuple se révolte. — Ici, le symbole s’élargit, et toute l’histoire humaine y peut rentrer. Aussitôt le péché commis, nos deux sires perdent leurs trônes et leur paradis de l’Hindou-Kouch ; honteusement chassés, ils reviennent crever de misère dans les hôpitaux indiens. — Vingt fois, en lisant cette fiction, j’ai pensé au Robinson Crusoé, au vieux livre anglais dont je disais un jour ici qu’il expliquait toute l’expansion britannique. L’affirmation de la volonté anglaise et la plénitude du sens allégorique ne sont pas moindres, dans l’Homme qui voulut être roi. Mais cette fois Robinson n’a plus sa Bible, l’inséparable amie retrouvée après le naufrage dans la caisse du capitaine. Il ne la consulte plus sur les problèmes de conscience qui absorbaient les meilleures facultés de ces âmes réfléchies. L’homme habillé de peaux de chèvres a revêtu l’uniforme khaki ; sa religion, c’est l’impérialisme.

Rudyard Kipling l’aura propagé, autant et mieux que les armées de lord Roberts. Il a mis au service du rêve juif, du rêve aristocratique de Disraeli, le vieil esprit saxon des vikings, l’ivresse de l’aventure sur la mer, la volupté d’éprouver sa force dans une débauche d’action. Il a mobilisé des foules obscures, le peuple des étages inférieurs de Shakspeare, joyeuses commères de Windsor, compagnons de Falstaff qui emplissent les tavernes de leur tapage et de leurs grossières plaisanteries ; il s’est fait adorer d’eux en leur donnant une passion, en leur montrant un but, presque un idéal. Par eux, par lui, l’empire démocratique se fonde, irrésistible ; sa puissance grandit sur les océans, sur les continens. Il durera ce qu’ont duré les autres. Je ne sais ce qu’il laissera sur la face de la terre. Dans l’histoire littéraire, après les temps révolus, il n’en restera peut-être que le songe d’un Hébreu qui se souvenait, le souffle d’un poète qui observait et chantait.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGÜE.

  1. Voir la Revue du 1er avril.
  2. Voyez la Revue du 1er avril 1900.
  3. Traduction de Mme Charles Laurent.