La Littérature gallo-romaine et les origines de l’esprit français

La Littérature gallo-romaine et les origines de l’esprit français
Revue des Deux Mondes5e période, tome 35 (p. 550-580).
LA LITTÉRATURE GALLO-ROMAINE
ET LES
ORIGINES DE L’ESPRIT FRANÇAIS

Il en est un peu des littératures comme des nombreuses familles ; les derniers venus y sont quelquefois sacrifiés. Les historiens qui ont regardé beaucoup d’hommes et d’œuvres sentent, à mesure que leur travail s’avance, leur attention se lasser et leur curiosité s’émousser ; et, quand ils aperçoivent le terme du chemin, une impatience instinctive les entraîne à presser le pas. Peut-être aussi sont-ils avertis par un secret pressentiment que ces productions d’arrière-saison ne leur offriront rien de bien nouveau : les idées et les émotions qui servent de thèmes à la création artistique ne sont pas en nombre illimité ; l’œuvre dans laquelle chacune d’elles a été consacrée sous une forme définitive impose sa tyrannique obsession à tous les écrivains qui viennent ensuite ; et, à moins que brusquement les circonstances ambiantes ne soient transformées, ou qu’il n’éclose un grand génie tout à fait original, on est sûr d’avance que les derniers ouvrages d’une littérature ne seront que des répétitions affaiblies, de fades « répliques » de ses chefs-d’œuvre essentiels. On en est sûr… ou l’on s’en croit sûr ; — et l’on se dispense, sinon d’y aller voir, au moins d’y regarder de très près. N’est-on pas dupe aussi de la métaphore par laquelle on assimile l’évolution littéraire d’un peuple à la vie d’un individu ? et, sous prétexte que notre vieillesse à nous est débile et stérile, ne se hâte-t-on pas un peu trop de condamner, a priori, à une incurable anémie tout ce qui suit l’époque de pleine et brillante maturité ? Quoi qu’il en soit, on a longtemps eu l’habitude, — et on ne l’a point encore complètement perdue, — de négliger les périodes dites « de décadence. » De leur infériorité esthétique, réelle le plus souvent, un sophisme a fait conclure à leur insignifiance historique. Au milieu du XIXe siècle, combien d’excellens traités sur la littérature grecque, — ceux de Otfried Millier et de Bernhardy par exemple, — s’arrêtaient… à Démosthène, comme si la vie et la pensée helléniques eussent été coupées radicalement à la chute de l’indépendance athénienne ! Progressivement, lentement, ces limites trop étroites ont été reculées par l’annexion des Alexandrins, puis des auteurs gréco-romains ; mais on commence à peine à s’apercevoir que, durant les neuf ou dix siècles de l’empire byzantin, il y a eu des hommes, des hommes qui ont réfléchi, senti et écrit, et qu’on ne peut pas faire comme s’ils n’existaient pas. Il n’en va pas autrement pour la littérature romaine. Si l’on ne professe pas que tout ce qui est postérieur au siècle d’Auguste ne compte pas (et encore l’a-t-on quelquefois prétendu), si l’on veut bien admettre que Sénèque et Tacite, Lucain et Juvénal, sans être aussi parfaits que les grands classiques, sont aussi intéressans et plus vivans peut-être, les critiques les plus libéraux ont longtemps hésité à dépasser le seuil du IIe siècle. Ce n’est guère que dans ces dernières années que les beaux travaux de MM. Monceaux et Guignebert sur Tertullien, de M. Thamin sur saint Ambroise, de M. Puech sur Prudence, et surtout les fines, délicates et pénétrantes études de M. Gaston Boissier sur la fin du paganisme, ont fait sortir d’un injuste oubli les œuvres latines les plus récentes. Encore la victoire n’est-elle pas complète : je n’en veux pour preuve que ce petit fait de statistique. La philologie allemande a l’utile habitude de drosser à intervalles périodiques le bilan du travail accompli sur chaque point du domaine littéraire. Or, parmi ces rapports récapitulatifs, depuis une vingtaine d’années, six ou sept seulement ont été consacrés à la « basse latinité, » c’est-à-dire à toute la période postérieure aux Antonins[1]. Horace, à lui seul, atteint le même chiffre dans le même laps de temps. Ainsi des poètes comme Prudence et Claudien, des historiens comme Ammien Marcellin et Paul Orose, des penseurs comme Tertullien, saint Ambroise et saint Augustin, — pour ne rien dire des autres, — tous, accumulés ensemble, forment à peine une masse aussi imposante, aussi attractive que l’unique Horace ! Peu importe que celui-ci ait cent fois moins d’idées, et d’émotions, et même de « beautés » fortes et profondes qu’un Augustin par exemple : l’Épître aux Pisons est une œuvre classique ; les Confessions rentrent dans le « bas latin ; » cela dit tout, tant le préjugé est tenace !

Il n’est pas moins fâcheux que tenace, et on voudrait le montrer ici par un exemple particulier, celui que fournit le groupe des écrivains latins de la Gaule.


I

Certes, on ne les donne pas comme très originaux. L’originalité, au surplus, n’a jamais été une qualité très prisée des Latins. Chez eux, en littérature comme en politique, la tradition, le mos maiorum, pèse d’un poids qui serait fort lourd, s’il n’était aussi volontairement supporté. Les rénovateurs de la poésie ou de l’éloquence, un Lucain, un Sénèque, sont peu nombreux et peu favorablement accueillis. La plupart des écrivains se piquent avant tout d’être « savans, » docti ; comme l’Eumolpe de Pétrone, ils tiennent que, pour bien écrire, il faut avoir l’âme « saturée de littérature, » ingenti flumine litterarum inundata, et eux-mêmes appliquent cette règle[2]. Ils pillent à droite, à gauche, tout ce qu’ils peuvent trouver, idées ou faits, cadres généraux ou épisodes, procédés ou ornemens, détails d’expression même ; et ils étalent ces emprunts, non seulement sans fausse honte, mais avec joie, avec coquetterie presque, sachant bien qu’au fond leur public, très instruit lui aussi, trop instruit, n’a pas de plus cher plaisir que de retrouver dans leur prose ou leurs vers ses anciennes connaissances. À cette universelle routine, les Gaulois échappent d’autant moins qu’ils sont plus souples que forts, plus capables de s’assimiler les inventions d’autrui que d’en créer par eux-mêmes. Je signalais tout à l’heure la révolution littéraire tentée par les Espagnols Sénèque et Lucain ; de même, en Afrique, un fantaisiste comme Apulée, un passionné comme Tertullien, modifient forcément les thèmes traditionnels par la seule vertu de leur tempérament capricieux ou fougueux : nos Gaulois sont plus dociles aux règles reçues, plus fidèles aux habitudes invétérées, plus respectueux des modèles consacrés. Les Panégyriques, ces morceaux d’apparat que l’on a rassemblés comme les échantillons les plus brillans de l’éloquence gauloise, rappellent à chaque page le Panégyrique de Trajan par Pline, qui lui-même, pour créer ce genre, s’était inspiré de certains discours de Cicéron, pour la loi Manilia ou sur les provinces consulaires : c’est de l’imitation à la troisième puissance. Le même Cicéron, par l’intermédiaire de Pline encore, est le maître des épistoliers gallo-latins, d’Ausone, de Paulin de Nole, de Sidoine Apollinaire. Dans leurs vers, ces auteurs sont naturellement remplis de réminiscences de Virgile, d’Horace, des élégiaques. Pour écrire l’histoire, Sulpice Sévère se met à l’école de Salluste, dont il essaie de reproduire l’élégante et fine concision. Bref, tous ces écrivains s’occupent le plus souvent à un démarquage consciencieux et patient des maîtres classiques.

Mais ce n’est pas à dire qu’ils soient pour cela indignes d’être étudiés. Si l’on n’est jamais aussi révolutionnaire qu’on le croit, on n’est pas non plus aussi conservateur qu’on le désire : on reste de son temps, même quand on a les yeux fixés sur le passé. Qu’il s’agisse de littérature comme de politique ou de morale, deux générations peuvent bien avoir le même idéal : la traduction approximative qu’en donnera chacune différera si les circonstances diffèrent. Or ici elles se sont profondément modifiées. Quelle distance du siècle de Constantin et de Théodose à l’époque de César, d’Auguste, ou même des Antonins ! Au lieu d’un gouvernement à forme républicaine, comme l’était celui d’Auguste ou de Trajan, une monarchie absolue, de style oriental, appuyée sur une bureaucratie savamment hiérarchisée ; au lieu de la puissance et de la prospérité matérielle, l’incessante menace des Barbares, les troubles intérieurs, l’épuisement économique ; au lieu de croyances routinières et de vagues spéculations philosophiques, une religion nouvelle, passionnément discutée, avec ce qu’elle soulève de problèmes et de conflits jusqu’alors inconnus : tout cela peut-il ne pas se relié ter dans les œuvres les plus classiques d’intention ? Les Panégyristes mettent leur gloire à décalquer les belles périodes cicéroniennes : mais les faits historiques, les préoccupations politiques du moment, se chargeront de jeter dans leurs harangues quelque chose de neuf. Et dans ses vers, coulés dans le moule virgilien ou horatien, l’évêque de Nole exprimera forcément des sentimens ignorés d’Horace et de Virgile. L’imitation ne pourra pas être parfaite ; et plus elle cherchera à l’être, plus l’involontaire originalité qui viendra l’altérer sera significative pour l’historien psychologue.

Ce n’est pas seulement l’influence des époques et des milieux historiques que cette étude de la littérature gallo-latine permet de mesurer, c’est aussi celle des races et des pays. Car ne s’abuse-t-on pas lorsque l’on parle de la littérature romaine comme si elle émanait d’un seul et même peuple, au même titre que celle des Grecs par exemple ou que celle des Hébreux ? On en a souvent fait ressortir le caractère national ; on a même écrit sur le « génie latin » un bon livre, un peu systématique peut-être, mais suggestif et riche d’idées, dans lequel on s’efforce d’expliquer par les tendances fondamentales de l’âme romaine, avant tout utilitaires, politiques et sociales, presque toutes les œuvres latines[3]. Je n’y contredis pas, et je suis convaincu que Rome a marqué de sa forte empreinte tous ceux qui ont subi sa domination, parlé sa langue, et participé à sa vie intellectuelle. Seulement il me paraît piquant d’observer que les écrivains en qui s’est manifesté ce « génie latin » ne sont pas eux-mêmes des Latins. de Rome même et du pays qui l’entoure, il est sorti bien peu d’auteurs, qui même sont à peine des « auteurs : » pour un Caton, un César, un Varron, un Salluste, un Lucrèce, l’histoire, l’éloquence ou la poésie ne sont guère que des instrumens de propagande, des moyens d’action politique ou philosophique. Ce sont les pays ultérieurement soumis, c’est l’ancienne Etrurie ou la Grande-Grèce, ce sont les deux Gaules, l’Espagne ou l’Afrique, qui ont fourni presque tout le personnel de la littérature latine. Il n’est pas possible que ce fait n’ait pas eu de conséquences. Si dans l’intérieur d’un seul peuple, uni comme l’est le nôtre, il se manifeste cependant des différences régionales ; si des Tourangeaux ou Angevins comme Ronsard et Du Bellay, des Normands comme Malherbe et Corneille, des Parisiens comme Boileau et Molière, des Bretons comme Chateaubriand et Renan, tous Français certes, sont plus spécialement unis par ces mystérieuses affinités qui forment l’air de famille, à plus forte raison les influences locales doivent-elles apparaître quand il s’agit, non plus de provinces, mais de pays aussi distincts que la Numidie ou la Gaule Cisalpine. Elles apparaissent en effet, pour peu qu’on sache les voir. Ainsi les auteurs originaires de l’ancienne Etrurie, Perse, Properce, Tacite peut-être, ont tous quelque chose d’obscur et de tourmenté, tandis que ceux de l’Italie méridionale, terre à moitié grecque, Horace, Ovide ou Stace, ont plus d’agrément et d’aisance, plus de légèreté de touche. De même l’éloquence copieuse, claire et régulière des Cisalpins Tite-Live et Pline ne se confond ni avec l’emphase grandiloquente des Espagnols Sénèque et Lucain, ni avec la subtilité bizarre et raffinée des Africains Apulée et Tertullien. Les anciens s’en étaient déjà aperçus : Sidoine Apollinaire dit que les habitans de l’Afrique ont l’imagination aussi ardente que leur climat[4], et saint Jérôme oppose à la gravité romaine l’abondance et l’éclat du style gaulois[5]. Encore une fois, je ne nie pas la parenté réelle des œuvres latines ; mais il ne faut pas juger des choses antiques avec nos tendances centralisatrices. Dans l’ordre politique, la direction venue de Rome, très une et très forte, n’exclut pas une vie provinciale active, intense, relativement autonome. Il en est de même ici. L’éducation, l’usage de la langue, l’enseignement de la rhétorique, la lecture des grandes œuvres poétiques ou oratoires, les majestueux souvenirs du passé romain, les habitudes morales et sociales, les opinions philosophiques, tout cela constitue une culture identique en tous pays, qui se superpose au caractère régional, mais qui ne l’efface pas. Les idées et les sentimens dont l’ensemble forme la civilisation gréco-latine sont autant de thèmes communs que chaque peuple redit avec un accent et un timbre spécial. Ces deux élémens, l’un romain et l’autre local, l’un principe d’unité et l’autre de variété, ne doivent être négligés ni l’un ni l’autre. Ne voir que le premier conduirait, je le crains, à une généralisation abstraite et arbitraire : le souvenir des diversités provinciales nous invite au contraire à replacer les hommes et les œuvres dans leur milieu véritable, à ressaisir, par-dessous les formules, la réalité vivante et concrète.

En ce qui concerne la Gaule, cela est d’autant plus important qu’il s’agit cette fois d’un passé qui nous touche de plus près, plus intimement, qui est nôtre, si je puis dire. Nous avons jusqu’ici considéré la littérature gallo-latine comme une fin : elle est un commencement aussi. « La nature ne fait les naissances qu’à l’aide des morts : » cette belle parole de Lucrèce[6] domine le monde des idées comme celui des êtres physiques, et c’est dans la décomposition de la littérature romaine qu’apparaissent quelques traits de ce que sera plus tard, sur ce même sol, le caractère et l’esprit français, traits incertains, ébauchés, reconnaissables pourtant, et dignes d’être observés non seulement avec une curiosité d’historien, mais avec un intérêt plus vif, avec une sorte de respect ou de piété filiale.

Cette manière de voir, on le sait, n’est pas admise par tout le monde. « Il serait téméraire, lit-on dans un de nos meilleurs manuels de littérature française[7], de rechercher dans l’éloquence et dans la poésie gallo-romaines une première ébauche du goût français. Car il s’en faut que, dans la latinité de l’époque impériale, les écrivains Gaulois fassent un groupe aussi tranché, aussi caractérisé que les Espagnols et surtout les Africains. » Voilà qui est bien vite dit, et l’on retournerait volontiers l’argument. Car enfin, le propre de nos écrivains ne sera-t-il pas d’avoir une physionomie moins « tranchée » ou moins « caractérisée » que leurs voisins, plus moyenne, et plus aisément reconnaissable par tous ? La Pléiade prendra à l’Italie sa galanterie délicate et maniérée ; Corneille empruntera aux Espagnols leur héroïsme chevaleresque ; les romantiques iront chercher en Angleterre et en Allemagne l’âpre, tragique shakspearien ou la mélancolie brumeuse : mais tous atténueront ce qu’ils imitent, le dépouilleront de ce qu’il peut avoir d’excessif et d’exceptionnel, le ramèneront à des proportions plus modestes, plus naturelles, plus humaines. Si donc les Gaulois de la littérature latine ont un talent plus régulier et un aspect plus effacé que leurs contemporains d’Espagne ou d’Afrique, je veux bien que cela les rende moins intéressans à étudier, mais non pas moins semblables à leurs successeurs français, tout au contraire.

Ce n’est pas d’ailleurs la seule analogie qu’on puisse relever. Chaque fois que la communauté des genres ou des thèmes traités permet de comparer un écrivain gallo-romain avec un latin d’Italie, d’Afrique ou d’Espagne, on voit poindre chez le premier les qualités, ou les défauts, qui se retrouveront plus tard chez bon nombre d’auteurs français. Ainsi, dans l’éloquence d’apparat, quelle différence entre les Florides d’Apulée et les Panégyriques d’Eumène ou de Claudius Mamertin ! Là, des causeries fantaisistes et décousues, pleines de hors-d’œuvre capricieux, brillantes dans le détail, imagées, curieusement travaillées, avec une affectation perpétuelle d’esprit précieux et de style artiste ; ici, des harangues solennelles et régulières, d’un ton soutenu, d’une allure noble, uniforme, tout à fait « académique. » De même, dans la littérature théologique, saint Hilaire est moins emporté que Tertullien, moins compliqué que saint Augustin, moins tourmenté que saint Jérôme ; sa lucidité et sa précision dans la controverse, sa loyauté dans la polémique, son horreur des innovations capricieuses et des raffinemens métaphysiques, son invincible besoin d’y voir clair, sa ferme et fière dignité dans ses relations avec ses collègues ou avec le pouvoir impérial, en font déjà, treize cents ans d’avance, un vrai prélat « gallican. » De même encore, lorsque Prudence et Paulin de Nole, à peu près en même temps, essaient de créer une poésie chrétienne, ils ne s’y prennent pas de la même façon. Du christianisme, l’Espagnol Prudence envisage surtout le côté sérieux et passionné, l’héroïsme mystique et l’ardent ascétisme ; ses hymnes en l’honneur des martyrs, tout brûlans d’une énergie concentrée et farouche, rappellent l’âpre stoïcisme des Sénèque et des Lucain et annoncent la dévotion exaltée des autos sacramentales. Paulin, sans être moins sincère, est plus léger et plus familier : même après sa conversion, au sein de la pénitence, il conserve des qualités, déjà très françaises, de finesse et de bonne humeur, d’enjouement aimable et de bonté facile. La bonhomie d’Ausone, gaie et franche, un peu prosaïque et en quelque sorte « bourgeoise, » l’élégance ingénieuse et la douce malice de Sulpice Sévère, la verve satirique et la curiosité amusée de Sidoine Apollinaire, achèvent de faire de cette littérature gallo-latine une esquisse anticipée de notre littérature à nous, telle qu’elle a été dans sa période la plus classique et la plus véritablement nationale.

N’y a-t-il là qu’une coïncidence, une ressemblance fortuite ? Je croirais plutôt à une vraie filiation et l’on s’en apercevrait davantage si l’on n’avait la fâcheuse habitude de reléguer dans l’ombre plus de la moitié des productions du moyen âge, sous prétexte qu’elles sont écrites en latin. Elles sont importantes cependant, et c’est faute d’en tenir assez de compte que l’on commet les sophismes les plus réjouissans. On se plaint que la littérature médiévale manque d’idées. Je le crois bien ! on commence par oublier toutes les œuvres où il y en a. Les ouvrages de langue vulgaire, chansons de geste ou romans de chevalerie, farces ou fabliaux, dont je ne méconnais point la naïveté tour à tour émouvante et amusante, ne sont pourtant que des divertissemens de grands enfans, destinés au peuple, ou aux barons, lesquels sont « peuple » par l’esprit. Mais tous ceux qui ont quelques connaissances et un tant soit peu de force de pensée, les clercs, les docteurs, les érudits, tous les « intellectuels » du moyen âge, se servent du latin, qui demeure pour eux et par eux une langue vivante en même temps qu’une langue savante. Il y a là une tradition qui, sur notre sol, n’a jamais été tout à fait interrompue. Après la génération des Salvien et des Sidoine Apollinaire, qui a assisté à l’écroulement de l’Empire romain, des poètes comme Fortunat, des historiens comme Grégoire de Tours et Frédégaire, essaient, — bien gauchement, — de rester fidèles aux formes classiques. Les compilateurs qui viennent ensuite conservent au moins le souvenir de la culture gréco-latine, souvenir assez fort pour susciter encore la courte renaissance carolingienne. Puis ce sont les docteurs et théologiens de la scolastique, depuis Hincmar et Scot Erigène jusqu’à Gerson ; puis les humanistes du XVe siècle, dont les écrivains de notre Renaissance sont les disciples : autant d’anneaux de la chaîne qui, à travers les siècles, relie les contemporains de François Ier à ceux de Dioclétien et de Constantin. La littérature gallo-latine est donc bien l’origine réelle, quoique lointaine, de la nôtre, et puisque, comme on l’a vu, elle en possède déjà quelques traits caractéristiques, ce serait à peine user d’une formule paradoxale-que de l’intituler « la littérature française avant les Francs. »


II

C’est ce qu’avait assez ingénieusement compris, aux temps du romantisme, un des érudits les plus féconds, les plus brillans, encore qu’un peu superficiel : je veux parler de Jean-Jacques Ampère.

En 1836, chargé d’enseigner au Collège de France l’histoire de la littérature française, il eut le mérite de s’apercevoir que cette histoire commençait bien avant celle de la langue française, et qu’on ne pouvait la couper de ses racines romaines. Il présenta donc d’abord un « tableau de l’état intellectuel et littéraire de la France avant le XIIe siècle, » et voici en quels termes il justifiait son dessein : « Ce que nous cherchons dans la littérature, c’est ce qu’y cherchent tous ceux qui en font une étude sérieuse ; nous prétendons tracer l’histoire du développement intellectuel et moral de notre nation. Que ce développement se traduise dans une langue ou dans une autre, il est impossible d’en passer sous silence une portion considérable. Quand on écrit l’histoire des individus, on ne les prend pas tout formés, tout développés ; on raconte les années de leur enfance, de leur jeunesse, et souvent ce récit n’est pas la partie la moins intéressante de leur biographie. Ce n’est pas ma faute, après tout, si César a conquis les Gaules ; si le christianisme les a trouvées latines ; si les Barbares ont été forcés de dépouiller leur propre idiome pour balbutier d’une voix rude la langue des vaincus ; si l’unique culture du pays que nous habitons, jusqu’au XIIe siècle, a été latine, si le moyen âge, même après l’introduction de la littérature vulgaire, a continué l’usage du latin ; si, à la Renaissance, l’Europe a été latine encore une fois : si, pour ce qui nous concerne particulièrement, en France, le XVIIe siècle, averti par son instinct profond du génie de notre langue et de notre littérature, s’est refait presque complètement latin ; si enfin, à l’heure qu’il est, cette langue et cette littérature ont encore leurs racines les plus profondes, les plus intimes et les plus vraies, si je puis parler ainsi, dans le sol latin… Il y a donc une utilité toute particulière, une nécessité incontestable à s’enfoncer dans cette époque préliminaire d’élaboration, de préparation, où les divers élémens qui vivront plus tard, qui s’organiseront, fermentent et se confondent, s’amalgament de mille manières. Il est indispensable pour nous de plonger dans ces ténèbres créatrices, dans cette nuit vivante d’où sortira la lumière, dans ce chaos fécond qui enfantera un monde[8]. »

Il est difficile de montrer plus éloquemment, — sinon plus simplement, — l’intérêt que présente, surtout pour des Français, la littérature gallo-romaine, et, si Ampère avait aussi exactement rempli sa lâche qu’il l’avait clairement conçue, nul doute qu’il n’eût laissé une œuvre définitive. Par malheur, son cours, ou du moins le livre qui en est sorti, ne répond qu’imparfaitement à ces belles promesses. Au lieu d’étudier les divers ouvrages gallo-latins pour chercher, en chacun d’eux, les premiers germes de l’esprit français, Ampère se contente d’habitude d’en donner une analyse hâtive et vague, entremêlée de réflexions épisodiques et de creuses généralisations. Comment d’ailleurs suivre le développement réel d’une littérature lorsque, au mépris de la chronologie, on passe immédiatement des Panégyristes à Ausone et à saint Paulin, pour revenir ensuite à l’arianisme et à saint Hilaire ? Enfin, emporté par son zèle de « découvreur, » Ampère veut à tout prix grossir la littérature qui lui appartient par droit de conquête ; il y incorpore d’office tous les écrivains qui, sans être nés en Gaule, y ont vécu quelques années, et tous ceux qui y sont nés, n’y eussent-ils pas vécu plus tard. Il écrit, par exemple, un chapitre sur Lactance et trois sur saint Ambroise. Procédé de confiscation bien étrange car, à supposer que Lactance ait écrit en Gaule quelques-uns de ses ouvrages, ses idées et son talent étaient définitivement formés bien avant qu’il n’y mît le pied ; et si un hasard a fait naître à Trêves saint Ambroise, son activité politique et religieuse dépasse singulièrement le cadre du monde gaulois. En somme, le livre d’Ampère est plutôt une compilation, très intéressante du reste, qu’une véritable histoire, puisqu’il n’a de l’histoire ni la méthode, ni l’ordre, ni l’unité.

A peu près à la même époque, dans un chapitre de son Empire romain, Amédée Thierry appelait aussi l’attention du public lettré sur les écrivains latins de la Gaule[9]. Mais si le livre d’Ampère est trop décousu, l’étude de Thierry, fort restreinte d’ailleurs, est un peu trop systématique. Il voit bien le rôle qu’ont joué dans la littérature latine les diverses provinces ; seulement il établit entre elles une succession chronologique qui n’existe pas. Il n’y a pas, comme il le croit, une période italienne, une période cisalpine, des périodes espagnole, africaine, gauloise, mais simplement des littératures voisines les unes des autres, qui commencent plus ou moins tôt, mais qui se continuent simultanément et parallèlement. Au fond, de cette question qu’ils ont les premiers aperçue, Ampère et Thierry ont plutôt réussi à montrer l’importance qu’ils ne l’ont vraiment traitée. Et comme, d’autre part, le grand ouvrage d’Ebert[10], admirablement documenté, plein de choses et d’idées, n’est pas spécialement consacré aux écrivains gaulois, mais embrasse tous ceux de l’Occident, on peut dire que nous n’avons rien de définitif sur notre plus ancienne littérature. Pour ma part, bien au-dessus des abondantes dissertations d’Ampère et de la théorie artificielle de Thierry, je mettrais, malgré leur brièveté, quelques pages de M. Gaston Boissier sur Sulpice Sévère et Paulin de Nole[11], pages charmantes, agiles et suggestives comme toujours, où sont merveilleusement saisis les aspects les plus frappans de l’âme et de la vie gallo-romaine.

Si quelqu’un voulait aujourd’hui reprendre sur de nouvelles bases l’œuvre d’Ampère, son premier soin devrait être de bien délimiter son point de vue, de ne pas embrouiller les questions en traitant ensemble celles qui sont distinctes, quoique limitrophes, et de ne pas gâter, en voulant l’élargir, un sujet déjà bien assez ample. Et d’abord, il faudrait distinguer ce qui touche à la littérature proprement dite de ce qui concerne la langue. Qu’il y ait une littérature latine de Gaule et qu’il y ait une latinité gauloise, ce sont deux problèmes très différens, auxquels on peut fort bien répondre d’une façon opposée. Celui de la langue a été si souvent discuté et si diversement résolu qu’il n’est peut-être pas inutile d’en dire quelques mots. A première vue, il est très séduisant de supposer, comme on l’a fait plus d’une fois, que le latin s’est différencié suivant les provinces où il s’est propagé. Les peuples qui l’ont employé n’étaient les mêmes ni au physique ni au moral : le mécanisme propre de leur gosier a dû modifier les sons, celui de leur cerveau a dû modifier les tours de syntaxe. Chacun a ainsi altéré le latin dans un sens particulier et déterminé. Et cette hypothèse n’est pas seulement conforme à la nature des choses : elle est très commode pour expliquer logiquement la naissance des langues romanes, toutes différentes entre elles et toutes différentes du latin. Car d’attribuer cette naissance à l’action des Barbares, cela semble peu aisé : les Lombards ou les Ostrogoths en Italie, les Francs en Gaule, les Wisigoths en Espagne n’ont été ni assez nombreux ni assez développés intellectuellement pour influer beaucoup sur le langage des vaincus. Reste donc que ce langage se soit transformé spontanément en vertu des tendances ethniques : l’italien, ce serait le latin prononcé par des bouches italiennes et construit par des pensées italiennes, et de même pour le français ou pour l’espagnol. — Ce système ingénieux se tient très bien : malheureusement il est ruiné par les faits. Dès que l’on regarde les inscriptions latines de tous les pays occidentaux, on retrouve partout les mêmes changemens de vocabulaire, de morphologie ou de syntaxe. Ainsi, qu’est-ce qui caractérise le roman du moyen âge ou le français moderne par rapport au latin ? C’est raccourcissement des mots par la chute des syllabes atones ; c’est le remplacement des cas, des temps et des modes, en tant qu’expressions des rapports entre les idées, par des tours périphrastiques formés à l’aide de prépositions, de conjonctions ou de verbes auxiliaires ; c’est enfin la substitution de l’ordre analytique à l’ordre synthétique. Or il n’est pas un de ces traits qui ne se retrouve dans le latin gallo-romain, il est vrai, mais aussi bien dans le latin hispano-romain ou dans le latin d’Afrique. Voici comment M. Monceaux décrit ce dernier : « La syllabe accentuée, de plus en plus tyrannique, assourdit, abrège ou supprime les autres, affaiblit les finales. De là beaucoup d’erreurs dans l’emploi des cas, des genres et des temps, et, par conséquent, une tendance à simplifier la déclinaison comme la conjugaison ; puis, la nécessité de recourir aux prépositions, aux conjonctions et aux verbes auxiliaires pour préciser le rapport des mots ; enfin, dans la syntaxe, une préférence marquée pour l’ordre analytique. Nous n’insisterons pas sur ces traits communs au latin vulgaire de toutes les provinces[12]. » Ce témoignage a d’autant plus de force qu’il émane d’un des savans qui ont été les plus tentés par l’idée d’une différenciation locale du latin populaire. Très désireux de retrouver dans la langue des Africains la même originalité que dans leur génie littéraire, M. Monceaux croit l’apercevoir dans certaines tendances habituelles aux inscriptions de la région de l’Atlas et aux ouvrages d’Apulée, de Tertullien et d’Arnobe : l’amour des mots abstraits, la confusion des cas, des modes et des temps, le besoin de renforcer le sens des mots par des superlatifs hyperboliques ou par des pléonasmes formant surcharge, et autres habitudes, qui, d’après lui, seraient des traces de l’origine sémitique des populations de l’Afrique du Nord. Mais M. Monceaux se trompe, ce me semble, non pour avoir mal observé les textes épigraphiques de l’Afrique, mais pour les avoir trop exclusivement observés. Les façons de parler qu’il signale sont fréquentes, il est vrai, dans les inscriptions de la Numidie et de la Mauritanie : mais elles ne sont pas rares non plus dans celles de l’Espagne ou de la Narbonnaise, voire dans celles de l’Italie. Les dissemblances régionales sont en réalité si subtiles, si insaisissables, que l’auteur d’un excellent livre sur la langue des inscriptions gallo-romaines, M. Pirson, désespère de les déterminer avec un tant soit peu de certitude[13]. « On peut se demander, dit-il, si les documens latins que nous possédons nous permettront jamais d’approfondir cette question. On peut en douter lorsqu’on les compare entre eux ; on constate qu’une foule de particularités, qu’on serait tout d’abord tenté de considérer comme spéciales à une province, se retrouvent dans les textes provenant d’autres régions. D’autre part, les traits qui restent isolés après la comparaison trahissent des altérations d’un caractère si général qu’il serait très hasardeux d’y reconnaître des différences locales. » Je crois en effet qu’il faut dire adieu à cette chimère des latinités provinciales. Le latin s’altère dans tous les pays sous l’Empire, il s’altère d’autant plus à mesure qu’on s’éloigne de l’époque classique, et surtout à mesure que ceux qui le parlent sont plus dépourvus de culture intellectuelle, mais il s’altère partout de la même façon. Les seules différences qu’on puisse apercevoir tiennent à la chronologie ou à la hiérarchie sociale, non à la géographie.

Mais il y a plus : au point de vue qui nous occupe, peu importerait que le peuple de la Gaule eût parlé une langue un peu différente de celle des autres populations ; le contre coup ne s’en serait presque pas fait sentir dans la littérature. Celle-ci n’a jamais dépendu du parler populaire ; elle a toujours eu son dialecte à part, ce qu’on est convenu d’appeler le « latin classique, » et qui est en réalité une création artistique, pour ne pas dire artificielle. Il en était déjà ainsi à Rome même, et à l’époque de sa plus brillante floraison : ni le vocabulaire, ni la prononciation, ni la syntaxe de Cicéron ou de César, de Virgile ou de Tite-Live ne correspondent à ce qu’on parlait autour d’eux. Pendant la période impériale, et dans les provinces, ce divorce entre l’idiome des lettrés et celui de la foule s’accuse encore. Sans doute quelques écrivains se laissent contaminer par les façons de parler populaires ; mais ils sont assez rares : l’enseignement de l’école et l’imitation des modèles classiques préservent la plupart des auteurs des locutions plébéiennes. En Gaule tout au moins, l’invasion des vulgarismes dans la langue des livres se réduit à fort peu de chose : les écrivains gallo-romains, très conservateurs de doctrine et très réguliers d’esprit, gardent avec un soin puriste les habitudes grammaticales de la bonne époque.

Ainsi donc un latin vulgaire à peu près identique à celui de tous les pays de l’Empire, un latin littéraire fidèlement calqué sur celui des grands auteurs, voilà en somme ce qu’on trouve dans la Gaule romaine : elle n’a rien créé et ne s’est distinguée en rien au point de vue de la langue. Cette constatation s’impose : mais on n’en peut rien préjuger pour ce qui est de l’originalité littéraire proprement dite. Deux littératures peuvent fort bien se servir du même idiome et avoir néanmoins des physionomies nettement distinctes. Du temps où le français était la langue de tous les Européens cultivés, les écrivains allemands, russes ou anglais qui en faisaient usage n’étaient pas pour cela des écrivains français. Aujourd’hui encore, on ne saurait confondre la littérature allemande de Vienne avec celle de Berlin, ni la littérature anglaise de New-York avec celle de Londres. La question reste donc entière, et il y aurait, ce me semble, un égal sophisme à affirmer a priori que le peuple gallo-romain a dû parler un latin particulier, ou à prétendre qu’ayant eu la même langue que ses voisins, il n’a pas pu avoir une littérature à lui.

Non seulement il faut séparer soigneusement la question de la littérature de celle de la langue, mais dans la littérature même il importe de faire certaines distinctions. Doit-on, par exemple, y comprendre les écrivains originaires de la Cisalpine, nés eux aussi « en Gaule » pour parler comme les anciens, et issus d’une race gauloise latinisée ? Assurément il serait tentant de rattacher à la littérature gallo-romaine des auteurs comme le Véronais Catulle, le Mantouan Virgile, le Padouan Tite-Live, le Cômais Pline le Jeune. Et les argumens ne manqueraient pas à qui voudrait retrouver en eux certains caractères de notre esprit national. Ainsi il suffirait de prendre Catulle, non pas lorsqu’il s’occupe à traduire ou à « adapter » des poèmes alexandrins, mais lorsque, cédant à sa fantaisie spontanée, il écrit des vers d’amour ou des vers satiriques. Les premiers ont, comme dit Fénelon, une « simplicité passionnée, » une franchise précise et directe, une souplesse aisée, qui contraste avec la gaucherie pédantesque de Properce et la virtuosité subtile d’Ovide : ce n’est pas en vain qu’on les a si souvent comparés à ceux de Musset, le plus français, le plus parisien de nos poètes lyriques. Quant à ses épigrammes, leur finesse (au moins relative) et leur naturel se distinguent de l’exagération bouffonne et triviale de celles de Martial comme la plaisanterie française s’oppose au grotesque ou au picaresque espagnol ; elles sont dirigées d’ailleurs le plus souvent contre les gens qui pèchent par défaut d’élégance ou de courtoisie, dominées par conséquent par cette conception de la vie mondaine qui chez nous séduira tant de poètes de ruelles, de cour ou de salon. — Virgile, de son côté, Virgile, grec par l’érudition, romain par le patriotisme, est des nôtres cependant par certaines tendances de son génie, par sa facilité à s’assimiler ce qu’il emprunte, son habileté à fondre ensemble des élémens divers et même opposés, l’égalité de son inspiration, l’harmonieux équilibre de sa composition, la perfection mesurée de son style, tout ce qui en un mot le différencie profondément de l’abrupt Lucrèce ou du fougueux Lucain : ici encore une comparaison bien souvent répétée, banale même, entre lui et notre Racine, nous avertit qu’il n’est pas pour nous un étranger. Et ce n’en est pas un non plus que Tite-Live. — Des idées générales judicieuses et moyennes, des alignemens réguliers de déductions, des développemens abondans, un beau langage à la fois facile et précis, peu de couleur, peu d’imagination, mais une force consciente et maîtresse d’elle-même : n’est-ce pas là déjà, dans les récits et les discours des Décades, la « raison oratoire » que Taine présentera comme la faculté maîtresse de notre art classique ? — Pline le Jeune, enfin, aurait-il été déplacé dans les cercles polis de notre XVIIe siècle ? Son respect des bien séances, son humeur sociable et accueillante, sa bonne grâce envers ses égaux, sa douceur pour ses inférieurs, sa modération dans les désirs, sa gaîté de bon ton, son goût, très vif sinon très éclairé, des plaisirs de l’esprit, sa finesse ingénieuse, un peu superficielle à l’ordinaire, non incapable pourtant de sérieuses réflexions, tout, jusqu’à sa vanité et à sa coquetterie, ne contribue-t-il pas à faire de lui une image anticipée, point sublime, mais agréable et sympathique en somme, de l’esprit mondain français ? — Ce qui prouve, au surplus, que tous ces écrivains sont bien, à des titres divers, nos compatriotes, c’est qu’ils ont toujours été très aimés chez nous. Pline, bien plus que Cicéron, a été le modèle favori de nos épistoliers. Dès que le goût français a commencé à prendre conscience de lui-même, à classer et trier ses lectures après la débauche d’érudition de la Renaissance, il s’est empressé de mettre Catulle bien au-dessus de Martial et Virgile bien au-dessus de Lucrèce[14]. Virgile notamment a été l’objet d’un culte ininterrompu, depuis Ronsard jusqu’à Sainte-Beuve, en passant par Montaigne, Racine, Fénelon, Voltaire, Chateaubriand et Hugo. Et Tite-Live, s’il est aujourd’hui sacrifié à Tacite, a eu longtemps une profonde influence : car Tite-Live, à lui seul, remplit les trois quarts du Contiones ; et le Contiones avec ses nobles maximes et ses belles tirades, toutes pleines de l’amour de la « patrie » et de la « liberté, » c’est la tragédie classique de Corneille et de Voltaire, c’est la philosophie politique de Rousseau, c’est l’éloquence révolutionnaire, qui en sont issues en grande partie.

Malgré toutes ces raisons, dont je ne crois pas avoir dissimulé la force, il me semble plus prudent de ne pas faire entrer Catulle et Virgile, Tite-Live et Pline, dans une histoire de la littérature gallo-romaine. La nature de leur talent est trop complexe, et ce serait vraiment la mutiler que de l’examiner à ce seul point de vue, quelque légitime qu’il pût être. Puis, sur le sol où ils sont nés, les peuples ont été trop nombreux, trop vite et trop intimement fondus ensemble, pour que l’influence de race puisse se laisser définir. Surtout, cette influence n’a pas été corroborée, en ce qui les concerne, par l’action du milieu local : nés en pays gaulois, c’est à Rome qu’ils ont vécu, c’est pour Rome qu’ils ont écrit, au même titre que leurs contemporains d’origine italienne. Leur extraction est bien pour quelque chose dans la genèse de leurs œuvres, et c’est parce qu’on l’oublie trop que j’ai signalé certaines affinités entre leur esprit et le nôtre : mais ces affinités ne sont pas suffisantes pour qu’on puisse les isoler au sein de la littérature latine classique. Ce sont des Romains d’origine gauloise, et non des Gallo-Romains.

Pour des raisons analogues, il n’y a pas à insister sur les premiers écrivains issus de la Gaule transalpine, les poètes Valerius Cato, Varron de l’Atax, Cornélius Gallus, les orateurs Votienus Montanus, Domitius Afer, Marcus Aper et Julius Secundus. D’abord ils nous sont fort mal connus, presque exclusivement par de rares fragmens ou par des témoignages accidentels, si bien que toute affirmation sur leur compte reste forcément hypothétique. Sans doute, on croit apercevoir que les rhéteurs gaulois du Ier siècle n’ont pas partagé le goût de leurs voisins d’Espagne pour la grandiloquence boursouflée : Votienus blâmait les traits exagérés ou raffinés de ses confrères, et Domitius Afer, très moderne par son « arrivisme » dénué de scrupules, était en littérature très classique et très attaché à l’imitation cicéronienne. Mais ces indications ne peuvent que demeurer fort vagues avec le peu de renseignemens dont nous disposons. En aurions-nous davantage, d’ailleurs, que la même question se poserait toujours : jusqu’à quel point ces auteurs appartiennent ils à la Gaule ? en sont-ils même les fils ? ou ne sont-ce pas plutôt des descendans de colons romains établis à Narbonne, à Nîmes ou à Fréjus ? En tout cas, n’ont-ils pas de très bonne heure déserté le pays natal pour venir chercher à Rome la fortune ou la gloire littéraire ? un Cornélius Gallus, ami de Virgile et gouverneur de l’Egypte, un Domitius Afer, accusateur aux gages de Tibère, puis avocat sous Caligula et Claude, un Aper, que Tacite nous montre causant familièrement avec le descendant de la vieille maison romaine des Messalla, ne sont-ce pas Là des « déracinés, » chez lesquels la marque locale devait être singulièrement atténuée ? — J’en dirai autant de Trogue Pompée, qui était issu d’une ancienne famille gauloise, mais dont le père était un secrétaire de César, et dont au surplus nous ne connaissons que bien imparfaitement l’histoire universelle à travers le médiocre abrégé de Justin. — J’en dirai autant encore de Pétrone, dont on a souvent voulu faire un de nos ancêtres. « Si Pétrone est un Romain véritable, » disait récemment un traducteur américain du Satiricon, M. H. Thurston Peck, « s’il est Romain au même titre que Cicéron ou Tacite, il est étrange qu’il n’ait pas eu à Rome de précurseur ni de successeur, et qu’il taille, pour lui trouver des analogues, descendre jusqu’à la littérature française moderne. » Et M. Collignon, l’homme de France qui s’est le plus occupé de Pétrone, trouve « tentante, » lui aussi, cette hypothèse qui ferait de Pétrone « le compatriote de nos maîtres en l’art du conte et de la nouvelle. » Tentante, soit ! mais pour qu’elle fût vraie, il faudrait d’abord que l’auteur du Satiricon fût le même que le chevalier Petronius Arbiter, ce qui n’est pas sûr ; ensuite, que ce Petronius Arbiter fût de Marseille, ce qui n’est pas sûr non plus ; et quand tout cela serait vrai, il resterait que le Satiricon, écrit à la cour de Néron ou dans quelque villa de Campanie, n’est pas plus un roman marseillais ou gaulois que le Gil Blas de Le Sage n’est un roman breton. Au fond, Pétrone comme Trogne Pompée, et tous les orateurs ou poètes qu’a produits la Narbonnaise à la fin de la République ou au commencement de l’Empire, peuvent bien figurer, si l’on veut, dans un répertoire des hommes célèbres nés en Gaule, mais non pas dans une histoire de la littérature gallo-romaine.


III

Cette littérature ne date en réalité que du IVe siècle, et j’ajoute qu’elle ne pouvait guère éclore auparavant : il fallait pour cela que plusieurs conditions préalables se fussent réalisées, et tout d’abord, que la culture latine eût profondément pénétré dans toute la Gaule. Or cette diffusion a dû demander un certain temps pour être complète et intime : il me semble qu’on en a quelquefois exagéré la rapidité, parce que l’on confond deux choses distinctes, les aspirations politiques et les habitudes de la vie quotidienne. — Assurément les Gaulois sont devenus de très bonne heure, et de très bon cœur, de fidèles sujets de Rome. Dix ans de guerre, puis, sous le règne d’Auguste, quelques expéditions sans importance, ont suffi pour détruire toute velléité de rébellion. Dès lors, il pourra bien y avoir des conspirations individuelles comme celles de Florus et de Sacrovir, de Sabinus, Glassicus et Tutor[15], des séditions militaires comme celle de Vindex, des « jacqueries » comme celle des Bagaudes, mais ni les unes ni les autres n’auront un caractère national. L’historien Dion Cassius n’exagère pas lorsqu’il fait dire à Antoine, au lendemain de la mort de César, que la Gaule est maintenant aussi soumise et aussi florissante que l’Italie[16], et l’empereur Claude n’emploie pas une vaine formule quand il résume ainsi l’histoire des Gaulois dans leurs relations avec Rome : dix ans de lutte, puis un siècle d’inébranlable obéissance, même à travers les circonstances les plus critiques[17]. Les faits confirment ces témoignages : ainsi, moins de vingt ans après la fondation de Cologne chez les Ubiens, cette peuplade pourtant belliqueuse et remuante est si bien désarmée qu’elle refuse de s’associer à la rébellion de ses voisins[18]. Et enfin, ce qui prouve qu’il ne s’agit pas seulement d’une résignation passive, mais d’une adhésion spontanée, c’est l’empressement que mettent les vaincus à accepter, à solliciter même le droit de cité, ou à défaut le droit latin, ou à défaut le titre d’« alliés du peuple romain, » bref à revêtir le plus qu’ils peuvent la nationalité romaine. — Tout cela est vrai, mais autre chose est de se plier aux lois d’une nation victorieuse, autre chose est d’en prendre les mœurs. Même quand on le désire, on réussit moins vite à changer son caractère que sa condition politique. Les documens officiels nous font connaître la situation légale de la population gauloise : son âme nous échappe en partie, et, si nous la connaissions mieux, peut-être trouverions-nous que, sans répugnance de parti pris, mais par la seule force des choses, elle s’est plus lentement transformée qu’on n’est porté à le croire.

En voici quelques indices. Strabon dit que les Romains interdirent aux Gaulois de porter des crânes humains suspendus au cou de leurs chevaux et d’immoler des hommes à leurs divinités : c’est donc que d’eux-mêmes ils n’auraient pas renoncé à ces habitudes sanglantes[19]. Claude, pourtant si favorable aux Gaulois, celui qui leur ouvrit les portes du Sénat et qu’on accusait ironiquement « d’avoir conquis Rome comme un franc Gaulois qu’il était[20], » Claude fut obligé d’exercer des mesures de rigueur contre les cruelles pratiques du druidisme[21]. Voilà pour les mœurs ; quant à la culture intellectuelle, sans doute Martial[22] et Pline le Jeune[23] se félicitent d’avoir trouvé en Gaule des lecteurs pour leurs ouvrages ; mais, dans leur joie même, il entre un peu d’étonnement, comme si ce pays leur semblait encore à demi barbare, et bien peu fait pour goûter les productions littéraires de Rome. Encore ne parlent-ils que de colonies romaines, de Vienne ou de Lyon ; mais ailleurs, le même Martial traite de lourdauds, crassi, les habitans de Bordeaux[24], qui cependant seront au premier rang de la littérature gallo-romaine quand il y en aura une. A la vérité, il ne faut pas grossir outre mesure l’importance de ces petits faits ; il ne faut pas oublier qu’il en est d’autres qui nous montrent la Gaule initiée largement aux mœurs de ses vainqueurs. En réalité, il a dû y avoir, depuis César jusqu’à Constantin, une pénétration graduelle.

La civilisation latine avait, pour se propager dans les pays conquis, deux moyens principaux : les colonies et les écoles. Or les colonies, images ou prolongemens de la cité romaine en terre étrangère, étaient assez peu nombreuses dans la Gaule. Surtout, elles lui étaient comme extérieures : la plupart se trouvaient ou bien dans la Narbonnaise, région depuis longtemps soumise, que les anciens distinguaient du reste de la Gaule[25], ou bien dans la Belgique, dans le pays limitrophe de la Germanie, où elles surveillaient le Jura et le Rhin. Fréjus, Arles et Aix, Narbonne, Béziers et Nîmes, Orange, Valence et Vienne d’une part, de l’autre Lyon, Besançon, Langres, Trêves, Cologne, bordaient en quelque sorte le pays gaulois sans l’entamer[26]. A l’intérieur, il n’y avait presque que des villes indigènes, qui sans doute reçurent aussi la culture romaine, mais plus tard, et pour ainsi dire indirectement. — Quant aux écoles, si puissantes pour répandre dans les provinces la langue, les idées, les croyances, les sentimens, en un mot le tour d’esprit de la capitale, elles ne furent pas non plus tout d’abord très multipliées chez les Gaulois[27]. Dans les premiers siècles de la domination romaine, il n’y en avait guère que deux qui fussent vraiment importantes, celle de Marseille et celle d’Autun. Encore celle de Marseille, fidèle à ses origines phocéennes, enseignait surtout la philosophie grecque, l’éloquence grecque, la médecine grecque : les grands noms y étaient Homère et Platon, non Cicéron et Virgile ; elle faisait plutôt concurrence à Athènes dans le monde occidental qu’elle ne servait l’influence romaine. Autun, au contraire, était un centre vraiment latin. Comme, bien avant la conquête, les Eduens avaient embrassé la cause de Rome et reçu ce titre de « frères du peuple romain » que leurs descendans portaient encore orgueilleusement sous Constantin[28], c’est à eux, tout naturellement, qu’allèrent les premiers bienfaits des vainqueurs, ou plutôt Rome continua à faire servir à son œuvre d’assimilation ces fidèles amis. De même que la politique éduenne avait aidé César à conquérir la Gaule, les écoles des Eduens aidèrent ses successeurs à compléter par l’autorité intellectuelle l’œuvre commencée par la force. Sous le règne de Tibère, Tacite nous montre les jeunes nobles gaulois se portant en foule à Autun pour y apprendre la grammaire et la rhétorique latines[29]. Mais cette école si brillante resta longtemps isolée. Ce n’est que plus tard qu’apparurent ses rivales, celle de Reims d’abord, puis celles de Narbonne, de Toulouse, d’Auch, de Poitiers, surtout celle de Bordeaux, et cette extension de renseignement coïncide sans nul doute avec celle de la culture romaine.

Ainsi donc, géographiquement, la civilisation latine en Gaule s’est développée du dehors au dedans. Quant à sa diffusion sociale, elle s’est opérée de haut en bas. Là comme dans toutes les provinces, les classes dirigeantes ont été seules, tout d’abord, à apprendre la langue et à adopter les mœurs de leurs vainqueurs. Elles y étaient prédisposées par leur souplesse intellectuelle, plus affinée que celle de la foule, et elles y étaient poussées par leur ambition, puisqu’on ne pouvait recevoir le droit de cité, à plus forte raison exercer les charges publiques, si l’on ne connaissait la langue officielle[30]. Il est donc probable que les premiers latinisés furent les grands propriétaires, descendans des anciens nobles ou des anciens druides, ceux qui formèrent l’aristocratie municipale des nouvelles cités, et dont les plus distingués ou les plus riches furent admis au Sénat et dans l’ordre équestre. Parti de cette élite, le mouvement gagna, par étapes successives, la bourgeoisie, les commerçans et fabricans, negotiatores, artifices, puis la plèbe des grandes villes, puis, plus tard encore, le peuple des campagnes. — Que cette marche ait été progressive et non brusque, on peut le supposer pour les mœurs, on en est certain pour la langue. Sous Marc-Aurèle, les chrétiens de Lyon, voulant profiter de la persécution pour faire connaître plus largement leurs doctrines, emploient, non la langue grecque qui est la leur, mais la latine, qui est celle de la foule : cela est significatif, à la condition qu’on n’oublie pas qu’il s’agit ici de la capitale des Gaules, d’une ville très florissante et toute romaine d’origine ; il ne faudrait pas conclure de la populace de Lyon aux cantons rustiques de la Celtique ou de l’Aquitaine, ni croire le triomphe du latin partout assuré dès cette époque. Le jurisconsulte Ulpien, au IIIe siècle, ne déclare-t-il pas qu’un fidéi-commis peut être valable même s’il est rédigé en celtique[31] ? et, à la fin du IVe siècle, saint Jérôme n’entend-il pas parler aux environs de Trêves un idiome particulier dont il retrouvera l’analogue chez les Galates d’Asie, et qui ne peut par conséquent être que le celtique[32] ? Sans doute ce sont des exceptions : on ne saurait pourtant les oublier. Dans l’ensemble on peut dire que la victoire du latin n’a pas été définitive et générale avant le IVe siècle[33]. Et comme la langue est toujours le véhicule d’une masse d’idées, de connaissances, d’habitudes intellectuelles, nécessaires à la production littéraire, on voit pourquoi il n’y a pas eu auparavant de littérature gallo-romaine : il ne pouvait y en avoir, puisque la Gaule a mis trois cents ans environ à devenir romaine par sa façon de penser et de parler.

Chose très remarquable, et très surprenante pour nous autres modernes, en même temps qu’elle devenait plus romaine, elle devenait aussi plus « gauloise, » je veux dire qu’elle prenait plus nettement conscience de son unité et de son originalité. Ces deux choses que nous croirions contradictoires ont pourtant marché de pair. Beaucoup de nos historiens, jugeant par un anachronisme inconscient la Gaule antique comme s’il s’agissait de la France a aujourd’hui, ont accusé Auguste d’avoir habilement, perfidement combiné ses mesures pour briser la nationalité gauloise. Mais pour qu’il pût la briser, il eût fallu qu’elle existât ! Où l’aurait-on rencontrée ? Des tribus indépendantes, différentes de mœurs, de langue et de lois, jalouses, souvent ennemies les unes des autres, à tel point qu’un an se passe rarement sans que chacune d’elles attaque les autres ou en soit attaquée[34] : quelquefois des confédérations plus vastes, mais instables et flottantes (Arvernes contre Éduens, Rèmes contre Suessions), jamais d’union complète, sauf peut-être au dernier moment, trop tard et avec bien de la peine ; des assemblées générales, mais plus religieuses que politiques et impuissantes à créer une vraie fraternité ; dans chaque tribu, dans chaque canton, dans chaque maison presque, des factions hostiles ; c’est dans cet état de morcellement, d’émiettement à l’infini que les Césars ont trouvé la Gaule. Bien loin de l’y entretenir, ils se sont appliqués à concentrer ses forces éparses. Cette unité que les Gaulois indépendans entrevoyaient à peine, c’est dans le cadre et pour ainsi dire à l’abri de l’Empire romain qu’elle s’est formée. Unité de langue : les différens dialectes celtiques ne sont point proscrits dans la vie privée ; mais en public, dans les curies ou les tribunaux, dans les temples et dans les écoles, on ne parle que latin. Unité de législation : si les petits différends restent soumis à des magistrats locaux, les plus importans sont portés devant les gouverneurs et tranchés suivant l’immuable loi romaine. Unité militaire : les soldats recrutés dans toutes les provinces sont employés presque toujours à défendre contre les Barbares de Germanie l’intégrité du pays gaulois. Unité administrative ou politique enfin : le conseil fédéral de Lyon, superposé aux provinces comme aux cités, est un vrai parlement des Gaules ; les délégués de soixante-quatre peuples viennent prier au même autel, vénérer en commun la même divinité de Rome et d’Auguste, délibérer sur les mêmes questions d’intérêt général, juger ensemble la conduite de leurs gouverneurs, associer leurs plaintes ou leurs demandes. Bref, la Gaule romaine a tout ce qui constitue un État homogène : il ne lui manque que de posséder des souverains à elle. Encore en possède-t-elle quelquefois. Au Ier siècle, des princes de la maison impériale, Drusus, son fils Germanicus, exercent dans les Gaules, où ils habitent souvent, une véritable vice-royauté. Plus tard, lors de l’anarchie militaire, quand le pouvoir central n’est plus assez fort pour assurer la sécurité des frontières, la Gaule se crée un empire romain pour elle : Postume, Laelianus, Victorin, Marius, Tetricus, continuent dans les limites du territoire gaulois l’œuvre d’administration et de défense romaine que les empereurs de Rome ont laissée péricliter et à laquelle leurs concitoyens tiennent passionnément[35]. Et ensuite, lorsque l’ordre est rétabli, les Gaulois se groupent volontiers autour de l’autorité légitime, pourvu qu’un des princes en qui elle s’incarne réside parmi eux : Constance Chlore pendant presque toute sa vie, Constantin et Julien pendant leur jeunesse, Valentinien, Gratien, Honorais, tous ces empereurs qui prennent pour capitales Trêves, Lutèce ou Arles, qui s’appuient sur les Gaulois comme sur leurs plus fermes soutiens contre le péril Barbare, qui s’entourent de généraux gaulois, de conseillers ou de rhéteurs gaulois, appartiennent bien plus à la Gaule qu’à Rome. À ce moment-là, il y a vraiment un État gallo-romain, et du même coup se développe une littérature gallo-romaine.

Nous n’avons plus affaire désormais à ces rhéteurs et à ces poètes qui, nés par hasard à Narbonne, à Nîmes ou à Marseille, n’avaient rien de plus pressé que d’aller briller dans les cercles littéraires de Rome : la littérature du ive siècle est gauloise d’intention autant que de fait. Quelles sont les occasions qui ont produit la plupart des Panégyriques ? tantôt c’est la fête d’un souverain particulièrement aimé des Gaulois, Constance Chlore ou Constantin ; tantôt le rétablissement de l’école d’Autun, cette citadelle intellectuelle du monde gaulois ; tantôt une victoire de Constantin sur Maxence, remportée avec l’aide des troupes gauloises ; tantôt une exemption d’impôts accordée à une ville de Gaule ; toujours des faits qui intéressent plus ou moins forcément la vie locale. De même, quelle est la matière de la poésie d’Ausone, j’entends dans la mesure où elle n’est pas un simple exercice de mnémotechnie érudite ? c’est l’histoire de ses parens, Eduens ou Aquitains ; c’est l’éloge de ses professeurs de Bordeaux, la description de son domaine de Saintonge, celle des rives de la Moselle, bref les hommes et les choses de la Gaule, célébrés avec une franche et cordiale sympathie. De même encore, lorsque Sulpice Sévère exalte avec tant d’ardeur les miracles de saint Martin, il me semble qu’à son admiration personnelle pour son héros se mêle un peu de patriotisme régional : il établit une comparaison entre l’évêque de Tours et les solitaires de la Thébaïde, et dans cette lutte de piété ascétique et de puissance surnaturelle, il ne lui déplaît pas que le champion de la Gaule ait le dessus[36]. C’est ainsi que tous ces écrivains du IVe siècle ont la conscience et le sentiment de leur pays, et cette tendance est peut-être ce qui donne à leurs écrits le plus de ressemblance mutuelle comme le plus de vie réelle et ; concrète.

D’autres causes historiques ont concouru aussi à favoriser le développement de la littérature gallo-romaine au ive siècle, et parmi elles l’effort assidu des empereurs pour rendre plus florissante la situation des écoles. Elles avaient bien besoin de cette protection. Elles avaient beaucoup souffert durant cette époque de troubles et de violences qu’avait été le ni° siècle : des guerres civiles entre les divers candidats à l’Empire[37], quatre grandes invasions de Francs et d’Alamans[38] des destructions comme celle de la ville d’Avenches et du temple de Mercure Arverne[39], des sièges comme ceux de Tours et d’Autun[40], des soulèvemens de paysans, des brigandages devenus endémiques, tout cela constituait un milieu peu propice à la vie intellectuelle. La ville d’Autun, la capitale universitaire de la Gaule, avait vu ses écoles saccagées avec ses autres monumens. Les empereurs du ive siècle s’émurent de cette situation et voulurent y porter remède. Quoiqu’ils fussent, pour la plupart, d’origine peu relevée et même peu civilisée, quoiqu’ils eussent vœu dans les camps surtout et que leur attention fût à chaque instant sollicitée par quelque guerre à soutenir ou quelque invasion à repousser, ces soldats daces ou pannoniens parvenus à l’Empire ne manquèrent jamais de mettre au premier rang de leurs obligations gouvernementales le relèvement de l’enseignement public. Ils restaurèrent les édifices scolaires détruits, pourvurent eux-mêmes aux chaires vacantes, payèrent largement les professeurs : Eumène, rhéteur et directeur de l’école d’Autun, reçut de Constance Chlore un traitement de 600 000 sesterces, plus de 120 000 francs[41]. Ils encouragèrent les maîtres par une monnaie qui devait encore plus séduire ces hommes si candides et si sincères, comme dit Pline le Jeune, je veux dire par l’estime et la considération. Rien n’est plus poli, plus respectueux même que la lettre impériale qui annonce à Eumène sa nomination à la tête de l’école d’Autun. Et ce n’étaient pas là de vaines formules protocolaires : les empereurs marquèrent aux rhéteurs le cas qu’ils faisaient d’eux en les appelant à leur cour et en leur confiant des charges considérables. Nepotianus et Exuperius devinrent gouverneurs de provinces, Eumène secrétaire des commandemens de Constance ; Ausone, précepteur de Gratien, fut nommé par lui successivement comte, préfet du prétoire et consul ; un ancien rhéteur, Eugène, arriva même à l’Empire. Jouant un rôle aussi important, les professeurs se sentirent plus de confiance, parlèrent avec plus d’autorité, furent écoutés avec plus d’empressement ; il y eut alors, comme le dit l’un d’eux, une résurrection de la rhétorique romaine[42].

En tout pays une pareille renaissance de l’enseignement aurait eu son contre-coup sur la littérature, qui en dépend toujours plus ou moins étroitement : mais combien cette liaison est plus intime dans le monde latin qu’elle ne peut l’être dans la société actuelle ! La littérature romaine a toujours été, pour une large part, une littérature d’école : ce sont des professeurs et des savans de métier qui l’ont fondée, et plus tard, sous l’Empire notamment, ses caractères les plus appareils ne sont que des reflets des habitudes scolaires prises chez les grammairiens et surtout chez les rhéteurs. L’éducation avait alors, semble-t-il, plus d’action que chez nous, et cela pour deux motifs. D’abord, elle se concentrait plus exclusivement sur un seul objet, l’apprentissage du métier oratoire, au lieu de se disperser sur toutes sortes de matières : l’histoire et la philosophie n’y avaient qu’un rôle auxiliaire, et les sciences n’y tenaient presque aucune place. De plus, elle durait plus longtemps qu’aujourd’hui ; ce qu’il y avait d’essentiel en elle, l’exercice de la rhétorique, se prolongeait bien avant dans la vie de l’homme mûr : ainsi Tacite a déclamé jusqu’à trente ans, Juvénal jusqu’à quarante ; Pline le Jeune revenait sans cesse à ces exercices scolastiques. Ce pli ineffaçable se retrouve chez les écrivains gallo-romains. Tous les panégyristes, Eumène, Claudius Mamertin, Nazarius, Pacatus, sont des professeurs d’éloquence ; Ausone en est un aussi, et l’on s’en aperçoit trop à l’aspect didactique et pédantesque de maint de ses poèmes. Saint Hilaire, saint Paulin, Sulpice Sévère, ont commencé également par la rhétorique et en ont gardé l’empreinte jusque dans leurs traités de théologie ou leurs vers dévots ; Sidoine Apollinaire est un rhéteur, un bon rhéteur, convaincu, au milieu des conquérans barbares. La rhétorique est partout dans la littérature du IVe siècle et du Ve ; elle n’aurait sans doute pas existé sans le relèvement des écoles et le renouveau des études, auxquels Dioclétien, ses collaborateurs et ses successeurs se sont si passionnément attachés.

Ce qui, dans cette littérature, ne vient pas directement de l’éducation oratoire vient du christianisme : c’est lui qui, chez les Hilaire, les Paulin et les Sulpice, crée le fond d’idées et de sentimens auquel la rhétorique classique impose sa forme. Mais cette influence du christianisme, qui se combine avec celle de l’enseignement profane, ne s’est pas exercée et ne pouvait pas s’exercer, avant le commencement du ive siècle. Jusqu’à cette date, la religion nouvelle ne comptait guère en Gaule. L’Eglise de Lyon, grecque d’origine et de langage, grecque d’esprit aussi, et tournée tout entière vers les spéculations mystiques du monde oriental, n’avait pas d’attaches dans le reste du pays ; même le doux héroïsme de Pothin, de Blandine et de Ponticus, ne lui avait pas valu assez de prosélytes pour rompre son isolement. Ce n’est qu’à la fin du IIIe siècle que des missionnaires latins ont opéré cette évangélisation de la Gaule dont les souvenirs, confondus et transfigurés, ont formé l’épopée hagiographique de notre pays ; ce n’est que sous Constance et Constantin que les classes nobles, riches et instruites ont été à leur tour entamées après les humbles ouvriers des grandes villes ; ce n’est que sous Gratien et Théodose que les campagnes ont été enfin conquises, grâce au zèle robuste et joyeux du bon apôtre Martin. — On peut être surpris que le christianisme se soit si tardivement implanté dans la Gaule, où il devait avoir par la suite une si brillante floraison. Il est probablement apparu aux Gaulois comme une doctrine trop originale et trop indépendante, en opposition avec la société, en lutte avec le gouvernement, en rupture avec toutes les habitudes traditionnelles : il a dû les effaroucher. Notre peuple, malgré son apparente humeur frondeuse, a toujours été et est encore très conservateur, voire même : routinier. Les nouveautés peuvent bien l’attirer un moment : au fond il s’en méfie, surtout quand elles n’ont pas l’estampille de l’autorité officielle. C’est sans doute ce qui fait que les progrès du christianisme en Gaule ne se sont accélérés que du jour où il a été toléré par Constance, puis favorisé par Constantin et ses successeurs. Auparavant, pour devenir chrétiens en grand nombre les Gaulois étaient, je crois, trop dociles. — J’ajoute qu’ils étaient peut-être trop tranquilles. Ni leur esprit ni leur cœur n’avaient soif de la foi nouvelle. Leur intelligence vive et claire, mais un peu superficielle, ne sentait pas le besoin de s’enfoncer dans les ténèbres de la discussion théologique ; et leur âme gaie et bonne, mais un peu frivole, ne réclamait pas ardemment la consolation des mystiques tendresses. Le culte familier des petites divinités locales, dieux des sources, des bois ou des montagnes, Nymphes ou Mères, Génies ou Tutelles, ou bien encore le culte officiel de Rome et d’Auguste, suffisaient à ces intelligences paisibles. Ils ne se précipitaient point avec passion au-devant du christianisme, pas plus d’ailleurs qu’ils ne l’attaquaient avec acharnement : nulle part, semble-t-il, on ne voit un Gaulois faire ce qu’ont fait bien des Africains, Tertullien, Arnobe entre autres, c’est-à-dire déclamer violemment contre la religion nouvelle, puis tout d’un coup l’embrasser et la défendre avec autant de fougue qu’il l’avait combattue. — Mais tout cela change à partir du IVe siècle. Plus librement prêché, le christianisme est plus connu, plus fréquemment victorieux, et ce qui nous intéresse ici, il se traduit en œuvres importantes. Non-seulement il fait naître de sérieux traités de théologie comme ceux de saint Hilaire ou de beaux poèmes bibliques comme ceux de Marius Victor et de saint Avit, mais même entre des hommes qui par ailleurs seraient assez médiocres, entre un Ausone et un Paulin, il suscite un conflit qui est en raccourci le conflit de deux mondes historiques et de deux conceptions de la vie. Et l’on pressent combien peut être précieuse, — je dis même au point de vue strictement littéraire, — cette recrudescence de vie intellectuelle et morale.

On commence à voir se dessiner, ce semble, les diverses forces qui ont agi sur la littérature gallo-romaine. Il serait d’ailleurs facile d’en suivre l’entre-croisement à travers le IVe et le Ve siècle. Les Panégyriques nous montreraient ce que peut au juste l’éducation païenne réduite à elle-même chez les gens les plus intelligens, ou les plus instruits tout au moins, de cette époque. Avec saint Hilaire, au contraire, c’est le christianisme qui se découvre à nous, sous l’aspect plus particulier qu’il prend dans notre pays. Ce que peuvent donner ces deux influences s’exerçant sur le fond commun de la race, c’est ce que font voir, à des degrés différens, et, si je puis dire, dans des coins divers de la société contemporaine, un auteur profane, Ausone, un auteur ecclésiastique, Paulin de Nole, et un auteur monastique, Sulpice Sévère. Les poètes contemporains ou immédiatement postérieurs incarnent, d’une façon plus artistique, quelques-unes des tendances morales de cette même société. Et lorsque enfin elle se trouve en présence des Barbares, son attitude envers eux se manifeste à nous dans les œuvres de Salvien et de Sidoine Apollinaire. On passe ainsi des contemporains de Dioclétien à ceux de Clovis et de Théodoric ; et, sans doute, entre tous ces ouvrages, il y a bien des différences d’époque comme bien des divergences individuelles ; mais il semble que dans tous ou retrouve, mélangés à doses inégales, ces trois élémens fondamentaux, l’esprit gaulois, la culture latine et l’inspiration chrétienne, qui ont formé la littérature gallo-romaine en attendant de créer la littérature française.


RENE PICHON.

  1. Voir les Jahresberichte de Bursian et Müller.
  2. Pétrone, Satiricon, 118 : « Neque concipere aut edere partum mens potest, nisi ingenti flumine litterarum inundata. »
  3. . G. Michaut, le Génie latin, Paris, 1900.
  4. Sidoine Apollinaire, Epist., VIII, 11 : « Urbium cives africanarum, quibus ut est regio sic mens ardentior. »
  5. Hieron., Epist., XCV : « Ut ubertatem gallici nitoremque sermonis gravitas iomana condiret. »
  6. Lucrèce, De rerum natura, I, 263 :
    Quando alid ex alio reficit natura, nec ullam
    Rem gigni patitur, nisi morte adiuta aliena.
  7. G. Lanson, Histoire de la Littérature française, p. 7.
  8. J.-J. Ampère, Histoire littéraire de la France avant le XIIe siècle, préface, p. X.
  9. Amédée Thierry, Tableau de l’Empire romain, liv. III, ch. II.
  10. Ebert, Histoire générale de la littérature du moyen âge en Occident, trad. Aymeric et Condamin, t. I.
  11. G. Boissier, la Fin du paganisme, liv. IV, ch. II.
  12. Monceaux, les Africains, p. 105.
  13. J. Pirson, la Langue des inscriptions latines de la Gaule, p. 323. Au cours de son étude, M. Pirson multiplie les remarques de ce genre : il montre que la latinité gauloise n’est pas seule à substituer un e long à l’i long (p. 11). ou un i à un e atone (p. 32), ni à employer le génitif illorum au lieu du possessif suus (p. 205) ; — qu’elle ne compte pas moins de mots dépourvus de s final ou de t final que celles des autres pays (p. 103) ; — qu’elle redouble les consonnes aussi bien que celle de l’Italie (p. 83) ; — qu’elle emploie des formes de noms propres en osus et des pléonasmes laudatifs aussi bien que celle d’Afrique (p. 221 et 307), etc.
  14. C’est ce qui apparaît nettement dans le chapitre de Montaigne sur les Livres (II, X) : « Il m’a toujours semblé qu’en la poésie, Virgile, Lucrèce, Catulle et Horace tiennent de bien loin le premier rang ; et signamment Virgile en ses Géorgiques, que j’estime le plus accompli ouvrage de la poésie… Ceux des temps voisins à Virgile se plaignaient de quoi aucuns lui comparaient Lucrèce ; je suis d’opinion que c’est, à la vérité, une comparaison inégale… Il n’y a bon juge qui n’admire plus sans comparaison l’égale polissure et cette perpétuelle douceur et beauté fleurissante des épigrammes de Catulle que tous les aiguillons de quoi Martial aiguise la queue des siens. »
  15. On a quelquefois présenté la révolte de Sabinus, Classicus et Tutor comme un soulèvement national, mais cette hypothèse tombe devant les faits suivans : Sabinus attaquait si peu la domination romaine qu’il se prétendait issu du conquérant Jules César ; Classicus portait le costume de général romain ; Civilis même, Germain d’origine cependant, songeait à une alliance avec le chef des légions Cerealis. En tout cas, il n’y eut que 4 tribus gauloises qui se soulevèrent sur 64, et toutes les quatre étaient de la zone frontière, presque autant germaniques que gauloises.
  16. Dion Cassius, XLIV, 42 : Καὶ νῦν δεδούλωται μὲν Γαλατία ἡ τούς τε Αμϐρωνας ϰαὶ τούς Κίμϐρους ἐφ’ ἡμᾶς ἀποστείλασα ϰαὶ γεωργεῖται πᾶσα ὥσπερ αὐτὴ ἡ Ἰταλία.
  17. Discours de Claude (Tables de Lyon) : « Si quis hoc intuetur quod bello per decem annos exercuerunt diuum Iulium, idem opponat centum annorum immobilem fidem obsequiumque multis trepidis rebus nostris plus quam expertum. » — Tacite, Annales, XI, 24 : « Si cuncta, bella recenseas, nullum breuiore spatio quam adversus Gallos confectum : continua inde ac fida pax. »
  18. Tacite, Histoiers, IV, 65.
  19. Strabon, IV, 4, 6 : Καὶ τούτων ἔπαυσαν αὐτοὺς Ῥωμαῖοι.
  20. Sénèque, Apocol., 6 : « Ad sextum decimum lapidem natus est a Vienna : Gallus germanus. Itaque, quod Gallum facere oportebat, Romain cepit. »
  21. Suétone, Claude, 25 : « Druidarum religionem apud Gallos, dirae immanitatis et tantum ciuibus sub Augusto interdictam, penitus aboleuit. »
  22. Martial, Epigr., VII, 88 :

    Fertur habere meos, si uera est fama, libellos
            Inter delicias pulchra Vienna suas…
    Hoc ego maluerim quam si mea carmina cautent
            Qui Nilum ex ipso protinus ore bibunt
    Quam meus hispano si me Tagus impleat auro
            Pascat et Hybla meas, pascat Hymettos apes.

    Comp. Epigr., VIII, 72 (sur Narbonne).

  23. Pline le Jeune, Episl., IX, 11 : « Bibliopolas Lugduni esse non putabam, ac tanto libentius ex litteris tuis cognoui uenditari libellos meos. »
  24. Martial, Epigr., IX, 32.
  25. La Narbonnaise ou vallée inférieure du Rhône avait été réduite en province romaine soixante ans environ avant que César ne mît le pied en Gaule. Elle resta toujours distincte administrativement de ce qu’on appelait les « trois Gaules, » et, par exemple, n’envoya jamais de délégués au conseil fédéral de Lyon.
  26. C’est également dans les mêmes régions que se trouvaient cantonnées les légions, qui étaient, elles aussi, des centres d’influence romaine très actifs. Enfin, cette répartition géographique est encore celle des Augustales, ces prêtres de l’empereur pris dans la plèbe des cités, qui étaient peut-être les sujets les plus dévoués à Rome : ils paraissent avoir été nombreux surtout dans la Narbonnaise et la Belgique, plus rares partout ailleurs.
  27. Strabon, IV, I, 5, semble dire le contraire quand il parle des professeurs appelés et payés par les États ou les particuliers gaulois. Mais son témoignage paraît se rapporter surtout à la région qui avoisine Marseille. Il faudrait aussi distinguer entre les maîtres élémentaires, litteratores, qui ont dû être nombreux, et les grammairiens et les rhéteurs.
  28. Paneg., VIII, 2.
  29. Tacite, Annales, III, 43 : « Nobilissima cum Galliarum subole liberalibus studiis ibi operata. »
  30. Suétone, Claude, 16 et Dion Cassius, I, X, 17, racontent que Claude retira le droit de cité à un Grec qui ne pouvait répondre à une question faite en latin, et Dion ajoute qu’il déclara qu’on ne pouvait être Romain sans parler latin, εἰπὼν μή δεὶν Ῥωμαῖον εἶναι τὸν μὴ ϰαὶ τὴν διάλεξιν σφῶν ἐπιστάμενον.
  31. Digeste, XXXII, 11.
  32. S. Jérôme, Commentaire sur l’Épitre aux Galates, Patrologie de Migne, t. XXVI, p. 357.
  33. L’étude de l’onomastique gallo-romaine conduit aux mêmes conclusions. Les noms romains, qui apparaissent dès le Ier siècle à côté des noms gaulois, ne triomphent seuls qu’au IVe siècle.
  34. César, De bello gallico, VI, 15 : « Fere quotannis accidere solebat uti aut ipsi iniurias inferrent aut inlatas propuisarent. »
  35. C’est bien d’un Empire romain qu’il s’agit et non d’un État barbare. Postume, par exemple, s’intitule auguste, grand pontife, consul, revêtu de la puissance tribunicienne. Lui et ses successeurs combattent contre les Germains. Ils remplacent plutôt l’empereur de Rome empêché qu’ils ne se dressent contre lui, ils sont, comme le dit un historien postérieur, « les soutiens de la puissance romaine. » (Trebellius Pollio, Trig. Tyr., V, 5 : « Adsertores romani nominis exstiterunt. Quos omnes datos diuinitus credo ne, cum illa pestis inauditae luxuriae impediretur malis, possidendi romanum solum Germanis daretur facilitas. Qui si eo génère non euasissent,… uenerabile hoc romani nominis finitum esset imperium. »
  36. Sulpice Sévère, Dial., I, 24-26.
  37. Par exemple entre Septime Sévère et Albinus en 197 (c’est dans cette guerre que fut incendiée la ville de Lyon), entré Postume et les lieutenans de Gallien en 205, entre Postunie et Laelianus en 267, entre Tetricus et Claude 11 en 269, entre Tetricus et Aurélien en 273.
  38. Sous Caracalla en 213, sous Alexandre Sévère en 235, sous Gallien en 257, sous Aurélien en 275.
  39. Lors de l’invasion de 257.
  40. Tours fut assiégée par les Francs en 957. Antun par les soldats de Tetricus en 269.
  41. Paneg., IV, 11.
  42. Paneg., IV, 19 : « Illum temporum statum quo, ut legimus, romana res plurimum terra et mari ualuit ita domum integrari putant, si non potentis, sed etiam eloquentia romana reuirescat. »