La Littérature européenne au XIXe siècle

La Littérature européenne au XIXe siècle
Revue des Deux Mondes4e période, tome 156 (p. 638-686).
LA LITTÉRATURE EUROPÉENNE
AU XIXe SIÈCLE

La présente « Étude » est destinée à former l’un des chapitres du grand ouvrage que la maison Goupil publiera prochainement sous le titre d’Un Siècle, illustré avec le luxe et le goût qu’elle sait mettre aux livres qu’elle édite, et dont nous louerions davantage le texte, si nous n’y avions pas un peu collaboré. Nous n’avions à traiter, il est vrai, que de la Littérature, et d’autres que nous ont parlé dans ce livre de la Philosophie et de l’Histoire. Si nous croyons devoir en avertir le lecteur, c’est d’abord pour qu’il nous pardonne les lacunes qu’autrement il ne saurait s’empêcher de noter dans cette « Étude. » C’est aussi, et à un tout autre point de vue, pour nous excuser du peu de place qu’on trouvera sans doute que l’Allemagne y occupe ; et en effet, depuis les temps héroïques de Gœthe et de Schiller, l’Allemagne a eu certainement des poètes, et des dramaturges, et des romanciers, mais les grands noms de son histoire littéraire en ce siècle sont ceux de ses philosophes et de ses historiens ; et elle n’a pas eu de gloires plus « européennes » que celles dont il nous était interdit de parler, les Schleiermacher, les Hegel et les Schopenhauer, ou les Niebuhr et les Ranke, les Curtius et les Mommsen, les Sybel et les Treitschke.

Nous renverrons, pour les premiers, au livre d’Edouard Zeller : Geschichte der Deutschen Philosophie seit Leibniz, Munich, 1875, en regrettant d’ailleurs que la place n’y soit pas faite plus considérable à Schopenhauer ; et, pour les seconds, au livre plus récent de M. Antoine Guilland : L’Allemagne nouvelle et ses historiens, Paris, 1900, Alcan.

Quand on ne jugerait de l’importance de notre siècle dans l’histoire universelle de la littérature que par l’abondance et la diversité de sa production, aucun siècle, assurément, ne pourrait rivaliser avec lui. Au lieu de l’abondance et de la diversité, si l’on ne regardait qu’à la qualité des œuvres, il soutiendrait encore la comparaison des plus fameux, et ni la France de Louis XIV, ni l’Angleterre d’Elisabeth, ni l’Italie des Médicis, ni ; dans l’antiquité, la Rome d’Auguste ou l’Athènes de Périclès n’ont connu de plus grands poètes que les Goethe et les Schiller, les Byron et les Shelley, les Lamartine et les Hugo. En ont-elles connu de plus parfaits, peut-être, ou de plus classiques : on veut dire de plus dignes de servir éternellement de modèles ? c’est une question ! Mais elles n’en ont pas connu de plus grands. Que dirons-nous encore de tant d’historiens et de tant de critiques ? Et enfin, si depuis cent ans le roman, dans nos « inventaires, » a remplacé l’épopée, — le roman des Walter Scott et des Dickens, des Balzac et des George Sand, des Tolstoï et des Dostoïevsky, — qui niera qu’il l’ait égalée plus d’une fois ? Mais, après l’abondance et la qualité des œuvres, s’attachera-t-on peut-être à ce qu’on en pourrait appeler la signification historique profonde ? Il faut convenir alors que, depuis l’époque de la plus lointaine Renaissance, aucun siècle n’aura vu s’opérer une transformation plus radicale de la notion même de l’œuvre littéraire, de son objet ou de sa destination, et conséquemment des moyens de la réaliser. Comment s’est accomplie cette transformation, c’est ce qu’on se propose ici de rechercher, et non pas de retracer un « tableau » de la littérature européenne au XIXe siècle, — ce qui demanderait tout un livre, et un gros livre, — mais de suivre et de dessiner la courbe de son évolution.


I.
LE MOUVEMENT DES IDÉES LITTÉRAIRES

J’ai dit : « Depuis l’époque de la plus lointaine Renaissance » et en effet, dans l’Europe entière, avec des moyens et sous des noms différens ou semblables, ce que la littérature de notre siècle a été tout d’abord, — et délibérément, résolument, de dessein principal et formé, — c’est une réaction contre cet idéal classique, dont les Pétrarque et les Boccace, « les premiers des modernes, » avaient jadis, en des temps très anciens, déterminé l’objet. Ce n’est pas ici le lieu de définir cet idéal, ni de rappeler quelles résistances, avant d’établir souverainement son empire, il avait rencontrées, et on se contentera de noter que, n’en ayant nulle part éprouvé de plus vives, ni de plus justifiées qu’en Angleterre et en Hollande, il les avait finalement surmontées. C’était vers le commencement du XVIIIe siècle. Les Allemands, eux, plus dociles, en avaient accepté bien plus tôt le principe, en tant qu’il consistait dans l’imitation des modèles antiques, vus, depuis Louis XIII, au travers des modèles français ; et on doit même dire que, le peu de champ que l’Art poétique de Boileau laissait encore à l’imagination ou à la sensibilité du poète, c’était l’illustre Gottsched qui l’avait supprimé. D’une manière générale, et en faisant les exceptions qu’il faut toujours faire, il régnait donc, dans l’Europe entière, à la veille de la Révolution française, une façon de penser ou de sentir commune. De Londres à Saint-Pétersbourg, où la littérature russe commençait à sortir de l’enfance, et de Paris à Naples, où l’on ne jurait alors que par nos « philosophes, » on concevait à peu près de même l’objet, le rôle, et la fonction de la littérature. C’était à peine si quelques indisciplinés, dont le plus redoutable était Lessing, osaient demander qu’on les débarrassât des Grecs et des Romains. Ou plutôt, et tout en travaillant à s’en débarrasser, c’est à peine si l’on peut dire qu’ils eussent conscience de leurs desseins ; et, en tout cas, ni leur réputation, ni leur autorité n’avaient franchi les bornes de leur propre pays, n’avaient reçu la consécration de l’étranger, n’étaient, en un mot, devenues « européennes. »

Est-ce un honneur, ou une gloire, d’avoir secoué le joug du classicisme ? C’est donc à nous, Français, qu’il appartient de les revendiquer si, de cette réaction, ce sont deux livres français qui ont donné le signal : la Littérature, de Mme de Staël, et le Génie du Christianisme, de Chateaubriand. A l’idéal païen, dont s’étaient systématiquement inspirés les écrivains de l’âge classique, — et aussi les acteurs du drame révolutionnaire, Camille Desmoulins ou Saint-Just, — le second de ces deux livres opposait l’idéal chrétien ; et aux modèles grecs et latins, sans en méconnaître pour cela ni la grandeur ni la perfection, le premier proposait de joindre désormais, sinon de substituer, les maîtres des « littératures du Nord. » Les survivans du XVIIIe siècle, les héritiers des Encyclopédistes, ceux que Napoléon appelait les idéologues, — et ils étaient nombreux encore, et ils étaient puissans, — essayèrent bien de résister. Mais ils n’étaient pas de force ! Aucun d’eux, aucun Ginguené ni aucun Daunou, n’avait le grand style de Chateaubriand, ou cette abondance d’idées perpétuellement jaillissantes, qui est le trait caractéristique du talent de Mme de Staël. Ils n’avaient pas non plus l’opinion, ni même le pouvoir avec eux. Si Napoléon n’aimait ni Mme de Staël ni Chateaubriand, il avait encore moins de sympathie pour les idéologues, dont on serait tenté de croire, en vérité, qu’il n’avait fait des « sénateurs » qu’afin de les mieux surveiller ou de les annuler ; et il y avait réussi. C’est pourquoi, de la littérature proprement dite, la réaction n’avait pas tardé à s’étendre aux idées qui commandent toujours la littérature elle-même, et ce fut bientôt la « pensée » tout entière du XVIIIe siècle qui se trouva remise en question. On ne saurait en effet trop insister sur ce point qu’en Angleterre et en Allemagne, comme en France et comme en Italie, la réaction a été philosophique autant que littéraire, et qu’ainsi le mouvement romantique, dans l’Europe entière, a été connexe et solidaire d’un retour à l’idée religieuse. Les principaux représentans en sont Wordsworth et Coleridge en Angleterre, — ce Coleridge dont Carlyle a si bien dit qu’il passait auprès de toute une jeunesse « pour connaître le sublime secret de croire par la raison ce que l’entendement avait été obligé de rejeter comme incroyable ; » — Frédéric Schlegel, Görres, Novalis, Clément Brentano en Allemagne ; et en France, Bonald, Joseph de Maistre, Lamennais, Lamartine et Hugo : nous parlons ici du premier Victor Hugo, celui qui se confessait à l’abbé de Lamennais, et qui écrivait dans la préface de ses Odes et Ballades que l’histoire de l’humanité n’offre d’intérêt ou de sens que « vue du haut des idées monarchiques et religieuses. »

Cependant la réaction n’en pouvait demeurer là. S’il y a, en effet, plus d’une opposition, et même plus d’une contradiction entre l’esprit du XVIIIe siècle et celui du grand siècle qui l’avait précédé, il y a aussi quelques rapports, et rien, certes, n’est plus différent de la pensée de Pascal et de Malebranche que celle de Voltaire ! mais ce même Voltaire n’a pas conçu l’épopée ni la tragédie d’une façon qui diffère beaucoup de celle de Racine et de Boileau. C’est seulement son vers qui n’a ni la plénitude ou la fermeté de celui de Boileau, ni la grâce, et la force, et le charme de celui de Racine. La Henriade, sauf en un point, est tout à fait conforme aux prescriptions de l’Art poétique ; et, si ce n’était que Racine en est absent, Zaïre pourrait passer pour une tragédie assez racinienne. Mais ces distinctions n’en sont point pour les étrangers, et, au contraire, ces analogies superficielles les frappent. Il était donc difficile ou plutôt impossible qu’une réaction dirigée contre l’esprit du XVIIIe siècle n’atteignît pas tôt ou tard la poétique, ou, comme on dirait aujourd’hui, l’esthétique du siècle précédent, et que, sous prétexte de secouer le joug du classicisme, l’Europe entière, à l’exception de l’Italie, n’en fît pas consister le principal effort à se libérer de l’influence française. Il y avait trop longtemps qu’elle régnait ! La Révolution, en isolant du reste du monde, pendant dix ans au moins, la France lisante et pensante, et les guerres de l’Empire, en se terminant par Waterloo, favorisèrent naturellement le succès de cet effort. Et l’influence anglaise en profita d’autant.

On attribue communément à l’influence allemande ce que nous rendons ici d’importance à l’influence anglaise ; et « l’école de Coppet, » — Mme de Staël, elle-même, et d’abord, avec son livre de l’Allemagne, Benjamin Constant, les Schlegel, Fauriel encore dans ses premiers travaux, — n’ont rien négligé pour en répandre et pour en accréditer l’idée. On peut ajouter, d’autre part, qu’Anglais ou Allemands, ce sont, après tout, des Germains, et qu’en un certain sens il suffit que la réaction contre le classicisme se présente à l’histoire comme une revanche du génie germanique sur le génie latin. Nous le croyons aussi ! et il n’est évidemment question pour la critique ni d’exercer, après cent cinquante ans, des représailles contre Lessing, ni de rabaisser le génie de Goethe ou de Schiller, ni de contester l’influence de Kant. Mais il faut pourtant distinguer les époques, et on verra dans un instant tout l’intérêt de la distinction. En fait, on ne connaissait hors d’Allemagne ni Kant, ni Gœthe, ni Lessing, puisque, à peine étaient-ils nés, que déjà l’influence anglaise avait commencé de se faire sentir en France. Rappellerons-nous à ce propos l’injurieuse violence que Voltaire, après lui avoir autrefois servi comme d’introducteur, et l’avoir même quelque peu pillé, n’en avait pas moins déployée contre Shakspeare ? On en accuse quelquefois la « timidité de son goût. » Mais je croirais plutôt qu’étant ce qu’il était, — « conservateur en tout, sauf en religion, » — il avait instinctivement reconnu dans la liberté du drame shakspearien une redoutable menace pour la discipline savante et compassée qui était celle de la tragédie française ; une conception de l’art ennemie de la sienne ; une interprétation ou une représentation de la vie contradictoire à celle de l’idéal classique. Et ce qui prouverait qu’en ce cas il avait bien vu, c’est que, dans le même temps, vers le milieu du XVIIIe siècle, non seulement l’auteur de la Dramaturgie de Hambourg se servait de Shakspeare à la fois contre Voltaire, et Racine, et Corneille, mais encore il est permis de dire que le contact de la littérature anglaise éveillait de leur longue torpeur la littérature et l’esprit allemands. Les origines de la littérature allemande moderne ne sont en vérité ni suisses ni souabes : elles sont anglaises. Il faut le savoir pour la bien comprendre elle-même. Mais il faut encore et surtout le savoir pour faire sa juste place à l’influence anglaise dans la formation de l’esprit européen de nos jours. Et à l’exception d’un ou deux caractères, tels que, par exemple, le goût déraisonné de la spéculation métaphysique, il faut savoir que tous les traits qu’on assigne à l’esprit ou au génie germaniques ont commencé par être anglais avant d’être allemands.

Ce sont les Anglais qui sont allés chercher les premiers dans leurs plus anciennes traditions, et, pour ainsi parler, dans la nuit de leur moyen âge, les sources d’inspiration que les humanistes de la renaissance avaient uniquement bornées aux souvenirs de la Grèce et de Rome. Ils sont encore dans l’histoire des littératures modernes les « premiers poètes de la nature, » comme les Hollandais en avaient été les premiers peintres. Leur poésie s’est inspirée la première, — et même chez leurs « classiques, » chez un Dryden, chez un Pope, — de ces incidens de la « vie présente, » qui, s’ils font quelquefois, à la vérité, le prosaïsme des Lieder de Goethe, en font, plus souvent encore, le charme subtil et pénétrant. A l’homme « universel » de la renaissance et de l’âge classique, à cet homme normal et abstrait, dont on a si bien dit qu’il était plus facile de le connaître que les hommes en particulier, ce sont les Anglais, c’est un Richardson dans sa Clarisse Harlowe, c’est un Fielding dans son Tom Jones, et non pas les Allemands, qui ont opposé les premiers l’homme « local, » pour ainsi parler, individuel et déterminé, qui ne ressemble qu’à lui-même, et à lui seul, ou tout au plus à ceux de son village, de sa famille, de sa génération. Les premiers, ils ont vraiment mêlé la littérature à la vie active, à la vie quotidienne, à la vie pratique, et fait ainsi de l’homme de lettres, d’un Addison ou d’un Swift, un quasi-personnage dans l’Etat. Et tandis qu’enfin partout ailleurs, et jusque dans l’Emile ou dans l’Héloïse d’un Rousseau, la littérature n’était qu’un ornement ou un agrément, une fonction de la vie sociale, ce sont eux, les Anglais, qui, par un Wordsworth, par un Byron, par un Shelley, par un Keats, ont permis à l’écrivain de n’en faire qu’une manifestation de sa sensibilité personnelle, sans égard aux sentimens des autres, et au contraire, pour exprimer les raisons bonnes ou mauvaises, mais siennes, qu’il avait de se distinguer et de se séparer des autres. Où sont, et quelles sont, en comparaison de tant de nouveautés, celles que nous devons à l’influence allemande ?

Que si maintenant, de tous ces traits, nous nous demandons quel est le plus caractéristique ou le plus « anglais, » nous n’en saurions douter, c’est le dernier qu’on vient de dire, et, par une remarquable coïncidence, il n’en est pas qui soit plus caractéristique de tout ce qui s’enveloppe sous le nom de romantisme. Je n’en vois pas non plus qui soit plus contraire à l’idéal classique. On a donné beaucoup de définitions du romantisme, et on l’a lui-même caractérisé tour à tour par les moins essentiels de ses traits. Mais, quels qu’ils soient et de quelque nom qu’on les nomme, ils se ramènent tous à deux, qui sont : extérieurement, son opposition à l’idéal classique ; et intérieurement, l’émancipation du Moi de l’écrivain. Tandis que l’idéal classique ne se concevait et ne se formulait qu’en fonction du public, l’idéal romantique n’a de raison d’être ou d’existence même qu’en fonction ou plutôt, et à vrai dire, dans la manifestation de la personnalité du poète ou de l’écrivain. Aucun souci de plaire et encore moins d’instruire ; il ne s’agit que d’être soi. « Je ne suis rien, a dit quelque part Wordsworth, si je ne suis pas un maître, un professeur, un instituteur : a teacher ; » mais il eût dit encore avec plus de vérité : « Si je ne suis pas moi, je ne suis rien. » Ce qui importe, ce n’est ni la vérité de ce que dit le poète, ni sa beauté, ni son utilité, mais son originalité ; et l’originalité n’en est faite que de ce qu’il y met de lui-même ; et si ce qu’il y met de lui ne ressemble à personne, c’est alors vraiment qu’il est poète. « Le monde, a dit un moraliste, regarde toujours vis-à-vis ; moy, je replie ma vue au dedans, je la plante, je l’amuse là. Chacun regarde devant soy ; moy, je regarde dedans moy, je n’ay affaire qu’à moy ; je me considère sans cesse, je me contrerolle, je me goûte. Les autres vont toujours ailleurs, s’ils y pensent bien ; ils vont toujours avant. Moy, je me roule en moi-même. » Ces paroles de Montaigne pourraient être aussi bien de Byron ou de Shelley. En tout cas, je n’en sache pas qui résument plus heureusement ce qu’il y a d’essentiel dans le romantisme. On n’écrit point pour se faire lire, mais à cause d’un besoin qu’on éprouve de penser ou de sentir tout haut ; de se « répandre » ou de « s’épancher ; » de prendre en écrivant conscience de soi-même, et d’apprendre aux autres hommes en combien de manières nous différons d’eux. Encore une fois, si c’est le contraire de l’idéal classique, — et on en trouverait la preuve dans le mot de Pascal sur Montaigne : « Le sot projet qu’il a eu de se peindre ! » — il n’y a rien de plus romantique. Mais qu’y a-t-il aussi de plus anglais ? La littérature anglaise est une littérature profondément, foncièrement, essentiellement individualiste ; et si la nation, prise en gros, ne l’est pas plus qu’une autre, ou si même il n’y en a pas qui ait mieux connu tout le pouvoir de l’association, c’est donc aussi pour cela qu’au sens propre ou étymologique du mot, on n’en citerait, je crois, pas une, dont les grands écrivains et les grands poètes soient en général plus eccentrics, et quand il le faut, jusqu’à la bizarrerie.

On ne saurait nier aujourd’hui qu’entre 1830 et 1840, cet individualisme, s’il avait contre lui toute l’autorité de la tradition classique, eût en revanche pour lui tout ce que cette autorité avait contraint de naturelles impatiences, méconnu de droits légitimes, et entravé de libertés nécessaires. Je me sers ici d’expressions que j’emprunte au vocabulaire de la politique, pour mieux indiquer ou souligner le caractère d’étrange violence qu’on vit prendre un moment aux luttes littéraires. C’est qu’aussi bien, sans l’avoir voulu, les maîtres du classicisme en étaient devenus proprement les tyrans. On avait extrait de leurs œuvres des règles, ou des « règlemens, » en dehors desquels on n’admettait pas qu’il y eût de beauté littéraire, et des grammairiens ou des rhéteurs, de l’espèce de Gottsched ou de Népomucène Lemercier, s’en étaient constitués les vigilans et inflexibles gendarmes. « Où sont vos papiers ? » c’était la première question qu’on posait au poète. Une tragédie parfaite devait répondre à vingt-six conditions, pas une de plus ni de moins, et selon qu’elle n’en réalisait que vingt-cinq ou vingt-quatre, elle descendait d’un ou deux degrés dans l’estime des « bons juges. » Évidemment, on ne pouvait se délivrer de l’excès de cette tyrannie sans un peu de violence, et parmi tous les moyens qu’on en pouvait choisir, l’émancipation de la personnalité de l’écrivain, qui en était le plus sûr, en était aussi le plus doux. A ceux qui prétendaient administrer la littérature comme on faisait de la grande voirie, l’écrivain répondait en se retirant de la circulation publique, et en se retranchant dans son for intérieur, ou, plus poétiquement, dans « sa tour d’ivoire. » Qu’y avait-il de plus simple et de plus naturel ?

Mais ce qui est théoriquement le plus naturel du monde ne l’est pas toujours en pratique ou dans la réalité. S’il y a des genres, des formes littéraires, tels que la poésie lyrique, par exemple, et tels que les Confessions ou les Mémoires, qui souffrent l’expansion du Moi, qui ne la souffrent pas seulement, mais qui l’exigent, comme n’ayant à vrai dire de raison d’être que par elle, — qu’est-ce en effet que des confessions dont l’auteur ne se « confesserait » pas ? — il y a d’autres genres qui ne supportent pas longtemps cet étalage, ainsi le roman, ou même jamais ni du tout, ainsi l’histoire ou le théâtre. Les romantiques ne devaient pas tarder à s’en apercevoir. Plus promptement encore ils s’aperçurent que ce fier isolement de l’écrivain ou du poète, s’il avait jadis été possible, en des temps éloignés, ne l’était plus dans les conditions de la vie moderne et contemporaine. Un grand seigneur de lettres, comme Byron, ou le pensionnaire d’un principicule allemand, comme Goethe, peuvent bien, de notre temps, soutenir cette attitude hautaine ; et, à l’autre extrémité de l’échelle sociale, on la permet encore à un Burns ou à un Shelley, à un Verlaine, quand toutefois ils ne meurent pas d’y avoir voulu persister. Mais la plupart des écrivains ! Disons un peu crûment les choses, et ne craignons pas de faire dans l’histoire des idées une place aux considérations de l’ordre matériel. Depuis que les écrivains sont devenus des « professionnels, » et qu’ils ne sauraient réussir, — je ne dis pas à faire fortune, mais à vivre et à se faire une réputation, — qu’autant qu’ils se donnent tout entiers à leur profession, l’abondance et la régularité de la production sont devenues le principal de leurs moyens de succès ; et qu’est-ce qu’un homme tout seul peut tirer de la perpétuelle contemplation de soi-même ? Hélas ! il y a vraiment trop peu de sensations originales, quoi qu’on en ait pu dire ; et, dans la quantité de la production poétique du siècle, on est surpris, on est humilié, tout au rebours de ce qu’on nous promettait, de voir en combien de manières un homme ressemble aux autres hommes ! Autre découverte que les romantiques ne pouvaient manquer de faire à leurs dépens. Mais comment encore ne se fussent-ils pas aperçus que c’était prendre mal son temps que de vouloir « s’isoler, » dans un siècle dont les tendances, à mesure qu’il déroulait son cours, devenaient de jour en jour plus « sociales » en devenant plus démocratiques ? Des formes nouvelles de misère ou de souffrances étaient certes plus dignes d’intérêt que les vulgaires aventures d’un ambitieux déçu ou d’un amant trompé. Et puis, quand toutes ces causes réunies n’auraient pas été de nature à provoquer une réaction contre l’individualisme romantique, il y aurait suffi d’une dernière ; — qui vaut la peine qu’on y insiste un peu.

Le principe ou le fondement d’une poétique individualiste, c’est la conviction, plus ou moins raisonnée, mais intime, qu’aucun homme n’est tenu de soumettre son jugement à celui d’un autre homme : Nullius addictus jurare in verba magistri. Ce que les uns approuvent ou admirent, d’autres le blâment ou le critiquent. Les mêmes objets excitent en nous des mouvemens différens. Celui-ci ne peut souffrir Horace, et celui-là en fait ses délices. Byron mettait Pope au-dessus de Shakspeare, il l’affectait du moins ; et Lamartine n’a vu dans La Fontaine que le conteur des Oies du Frère Philippe ou de Mazet de Lamporecchio. Ajoutez à cela que l’éducation première, l’expérience de la vie, viennent encore diversifier et, en le diversifiant, aggraver ce que déjà la nature avait mis de différence entre les hommes. Un colonel de cavalerie ne voit pas les choses du même œil qu’un négociant de la Cité de Londres ; un politicien de New-York n’envisage pas les questions du même point de vue qu’un prélat romain. Comment donc disputerait-on « des couleurs et des goûts ? » Comment y aurait-il un bon et un mauvais goût ? Et comment, enfin, quelque expression de moi-même qui m’échappe, oserait-on m’en reprendre ou s’en montrerait-on scandalisé ? Chacun de nous est la mesure des choses, et n’ayant que lui pour témoin authentique et irrécusable de ses impressions, n’en reconnaîtra donc aussi que lui-même pour juge. Vers le milieu du XVIIIe siècle, la critique de Hume et celle de Kant avaient accrédité philosophiquement ces paradoxes ; Hegel était ensuite venu avec son « identité des contradictoires ; » et les formules mêmes de l’incertitude et du doute avaient été posées comme lois de l’esprit. On est bien obligé de parler de ces choses à propos de littérature, puisque, de nos jours même, un Taine, dans ses dernières années, a pu réussir à se dégager du réseau de ces sophismes, mais un Scherer et un Renan y sont demeurés embarrassés.

Les progrès de la science eussent dû pourtant les éclairer, et non seulement la nature de ces progrès, mais la nature aussi des méthodes qui les avaient procurés. Ce que les progrès de la science avaient effectivement établi, c’est, en premier lieu, qu’il existe quelque chose en dehors de nous ; et c’est, en second lieu, que, si notre connaissance du monde est relative de la constitution de l’esprit humain, cette relativité ne peut ni ne doit s’entendre de l’individu, mais de l’espèce entière. Il y a des lois de l’esprit ; et peut-être la réalité se déforme-t-elle en s’y accommodant, mais la déformation est la même pour tous ; et, conséquemment, il y a un juge de la qualité de nos impressions, qui est la vérité scientifiquement démontrée. « Il faut donc disputer des goûts. » De deux impressions qui s’opposent ou qui se contrarient, non seulement on ne peut pas dire qu’elles s’équivalent, et que chacun de nous ait le droit de garder la sienne, mais il y en a forcément une de fausse et une de vraie. Laquelle est la fausse et laquelle est la vraie ? C’est ce qu’on ne peut pas toujours décider, et surtout lorsqu’il s’agit des plus délicates et des plus complexes, mais on peut espérer d’y réussir un jour. Tel est précisément l’objet de la critique, son objet final et suprême, qui la fuira d’ailleurs, qui reculera devant elle à mesure qu’elle en approchera, mais qui n’en est pas pour cela moins précis et moins déterminé. Nous ne saurons jamais non plus ce que c’est que la vie, ni ce que c’est que la matière, et cependant cela n’empêche ni la physiologie ni la physique d’être des sciences !

C’est ce que l’on comprit aux environs de 1840, — disons, pour être plus exact, entre 1840 et 1850 ou 1855, — et le naturalisme allait sortir de là. Car on en a donné bien des définitions, comme du romantisme, et qui toutes ou presque toutes, elles aussi, contiennent leur part de vérité, mais il y en a une de plus générale que les autres, et c’est celle qui le fait consister dans ce que l’on a nommé « la soumission de l’écrivain ou de l’artiste à son objet. » Le naturalisme est la représentation de la nature, et, pour apprendre à voir la nature, notre premier souci doit être de nous défendre de nous-mêmes. Il ne faut donc pas nous faire une originalité de notre impuissance, et si nous voyons mal, nous n’avons qu’à tâcher de mieux voir. L’observation et la réflexion nous ont été données pour cela. La première qualité qu’on exige d’une « représentation, » c’est d’être fidèle, et d’un « portrait, » c’est d’être ressemblant. Une discussion s’élève-t-elle sur la fidélité de la ressemblance ou sur la valeur de la représentation ? Qu’on fasse venir l’original ! Nous l’avons là, dans la nature, tout près de nous, et, comme qui dirait à la portée de notre main ou de notre voix. Et ne nous répondez pas avec le poète qui, de tous les romantiques, a mis de lui-même le plus dans son œuvre :


Le cœur humain de qui ? le cœur humain de quoi ?
Quand le diable y serait, j’ai mon cœur humain, moi !


La question est précisément de savoir si « vous avez un cœur humain, vous ; » et ce n’est pas vous qui la déciderez. Vous pouvez être un malade ; vous pouvez être un « anormal. » Et ce n’est pas nous non plus qui en jugerons, mais ce sera la vérité de la nature et de l’histoire. Qui croirait que la terre tourne, s’il n’en consultait que ses sens ; et, en fait, pendant combien de siècles les hommes n’en ont-ils rien cru ? Les juges de Galilée étaient des hommes qui s’imaginaient avoir « leur œil humain. »

Favorisées par les circonstances, et notamment par ce que l’on pourrait appeler l’échec de la politique romantique en 1848, propagées à la fois en France, en Angleterre et en Russie, — l’Allemagne et l’Italie étaient alors occupées d’autres soins, — par les philosophes, qu’elles réconciliaient avec le sens commun ; par les critiques, dont elles grandissaient le rôle en le précisant ; acceptées par les romanciers, un Tourguenef, une George Eliot, un Flaubert, qu’elles invitaient à étendre le champ de leur observation ; reçues enfin par les poètes eux-mêmes, tels qu’un Gautier ou un Leconte de Lisle, ces idées ne pouvaient manquer de triompher tôt ou tard de l’idéal romantique épuisé. Mais comme les raisons pour lesquelles on les avait accueillies n’étaient pas toujours les mêmes, — et que si, par exemple, un Flaubert n’était pas moins hostile à Musset que George Eliot à Byron, ce n’était pas tout à fait pour les mêmes motifs, — il se produisit dès l’origine une division parmi les naturalistes, une déviation de la doctrine ; et, en France, plus particulièrement, les progrès en furent arrêtés ou interrompus un moment par ceux de la doctrine de « l’art pour l’art. » C’était une théorie de peintre ; et, au fait, il ne semble pas que l’on puisse demander à un peintre autre chose que de bien peindre. Il n’y a point, à vrai dire, de « pensées » dans les Madones de Raphaël, ou dans les portraits de Rembrandt, et ce n’en sont pas moins de purs chefs-d’œuvre : j’entends ici des œuvres qui remplissent diversement, mais également toute la notion de l’art de peindre. On voit d’ailleurs comment la théorie se rattachait au naturalisme. Quand on fait de l’imitation de la nature non seulement le principe et la condition, mais encore l’objet ou la loi de l’art, c’est la fidélité seule de l’imitation, et par conséquent c’est la qualité seule de l’exécution qui juge l’artiste et le met à son rang parmi ses émules. De deux portraits également ressemblans, le meilleur est évidemment le mieux peint, et le mieux peint, c’est celui dont le peintre a le mieux prouvé la pleine possession des moyens de son art. Cette possession des moyens de l’art devient à son tour le moyen le plus sûr d’atteindre la vérité de la ressemblance, et bien loin de se contredire, la théorie de l’art pour l’art et la doctrine naturaliste peuvent ou même doivent se prêter l’une à l’autre un mutuel appui. On a donc dit une sottise quand on a prétendu que ces trois mots « l’art pour l’art » étaient absolument vides de sens, et celui qui l’a dit eût peut-être mieux fait d’en prendre pour lui-même ce qu’ils contiennent d’utile enseignement. Il y a manière d’entendre la théorie de l’art pour l’art, et elle n’a pas d’ailleurs la même valeur en littérature qu’en peinture, si la littérature est quelque chose de plus qu’un art d’imitation. Mais on ne saurait pourtant la condamner sans appel ; et le grand service qu’elle rendit, même à la littérature, entre les années 1850 et 1870, est d’avoir rappelé les artistes au sentiment du pouvoir et de la vertu de la forme.

Le malheur était, d’un autre côté, qu’en faisant de l’art une espèce de « sacerdoce, » elle retournait au romantisme, et ainsi elle restituait à l’artiste ou au poète ce que le naturalisme avait voulu lui enlever, c’est-à-dire le droit de subordonner le monde à la conception qu’il s’était formée de la poésie ou de l’art. Même elle lui permettait de prendre à l’égard du public ou de la « foule » une attitude plus orgueilleuse ou plus intransigeante encore, et de se retrancher dans une solitude plus farouche. Car, tandis que les romantiques n’en revendiquaient le droit qu’au titre de leur sensibilité personnelle et de l’impossibilité où ils se disaient de sortir d’eux-mêmes, les théoriciens de l’art pour l’art se réclamaient, eux, de leur théorie même, et de ce qu’il y avait dans sa pratique ou dans son enseignement de plus impersonnel et de plus objectif. Ils se trouvaient, en outre, amenés de la sorte à faire de l’art une « cabale, » dont les savans secrets ne sauraient jamais appartenir qu’à de rares initiés, qu’ils eussent volontiers, comme Hugo, nommés du nom de « Mages. » D’une différence de degré que les romantiques, et avant eux les classiques, avaient mise entre la foule et l’élite, mais une élite assez nombreuse encore, les théoriciens de l’art pour l’art prétendaient faire une différence de nature ou d’essence, et n’admettaient qu’eux-mêmes à former cette élite. S’ils consentaient parfois à descendre de leurs nuages, et, comme on dit familièrement, à prendre langue parmi les hommes, ce n’était que pour faire sentir les traits d’un dédain olympien à quiconque se souciait d’autre chose au monde que de broyer des couleurs ou de cadencer des phrases. On les voyait s’enorgueillir de n’être pas compris, et trouver, dans l’accueil plus froid ou plus indifférent que l’opinion faisait à leurs œuvres, une raison de persévérer dans leurs erreurs, au besoin même de les aggraver. Et finalement, à mesure qu’ils faisaient consister le tout de l’art dans l’application des procédés d’une rhétorique plus conventionnelle et plus arbitraire, à mesure aussi devenaient-ils plus étrangers à la vie de leur temps. On ne saurait, sans le plus grand danger pour lui-même, couper l’art de ses communications avec la vie, — nous disons bien la vie commune, vie journalière, la vie de tout le monde, — et non seulement quand on y tâche, on s’expose, ou plutôt on expose l’art lui-même au juste reproche d’immoralité, mais encore on en dessèche et on en tarit l’inspiration jusque dans ses sources.

Nous venons d’écrire le mot d’immoralité, et, sans nous engager dans la très difficile question des rapports de l’art avec la morale, il nous faut pourtant constater que la grande erreur des théoriciens de l’art pour l’art a été de vouloir séparer l’art d’avec la morale encore plus profondément que d’avec la vie même. Ils s’autorisaient en ce point de l’exemple de la nature, qu’on ne voit pas, disaient-ils, qui se soucie de morale, et que, par suite, on n’imite plus, mais on la déforme ou on l’altère dès qu’on prétend la moraliser. Ils oubliaient seulement que, si nous ne sommes point les maîtres de la nature, toute notre dignité d’hommes ne consiste qu’à nous émanciper de la tyrannie de ses lois ; et il serait donc inadmissible que l’art eût pour fonction ou pour objet de nous y rengager. Quelle est d’ailleurs cette nature qu’il s’agit d’imiter ? Sans doute ce n’est pas la nature extérieure ! Quelques poètes ont pu rivaliser de coloris ou d’éclat avec des peintres, mais pour l’auteur dramatique, pour le romancier, pour l’historien, la « nature » c’est la vie humaine ; et qu’est-ce que la vie, sinon le support, le sujet, la matière de la moralité ? De la façon que nous sommes faits, et que nous vivons, depuis qu’il y a des hommes, il ne peut pas s’établir entre deux êtres humains, quels qu’ils soient, de relations qui ne relèvent de la morale. Nous ne pouvons pas prendre une résolution qui n’implique de la morale. Et si, pour ma part, je ne crois pas « qu’un degré d’élévation vers le pôle change toute la morale », tout le monde sait bien que d’un temps ou d’un pays à un autre, il n’y a rien qui diffère plus que l’application des lois de la morale à la vie quotidienne. Vouloir faire abstraction de la morale, dans la représentation de la vie, c’est donc à vrai dire mutiler le modèle que l’on se proposait d’imiter, et le mutiler très arbitrairement. Il est infiniment regrettable, pour eux, — et encore davantage pour nous, Français, — que nos naturalistes, en général, ne l’aient pas compris.

On le regrettera d’autant plus, que d’autres, plus avisés ou mieux inspirés, l’allaient comprendre ou l’avaient depuis longtemps compris, et une fois encore la direction des grands courans littéraires, — un moment ressaisie, de 1850 à 1870, — allait nous échapper de nouveau. C’étaient des Anglais, des romanciers comme Dickens ou comme George Eliot ; des poètes comme Elisabeth Browning ; des philosophes et des esthéticiens, Carlyle, Stuart Mill, et celui d’eux tous qui peut-être a exercé, quoique le moins connu au dehors, le plus d’influence sur la pensée anglaise contemporaine, je veux dire John Ruskin, l’auteur de tant d’écrits aux titres énigmatiques, Fors clavigera, Aratra Pentelici, mais dont la forme bizarre et comme provocante enferme tant de signification ou de « suggestions. » Quelques années s’écoulaient encore, et le roman russe, dont on peut dire qu’il n’avait pas jusque-là dépassé ses frontières, faisait triomphalement, avec Tolstoï et Dostoïevsky, son entrée dans la littérature européenne. Certainement, c’était bien aussi un romancier russe qu’Ivan Tourguenef, mais je ne sais comment il semblait qu’en se fixant parmi nous il fût devenu un romancier français. Et rien n’était moins vrai ! Il n’avait pas cessé d’être un fils de sa race ! Mais la fortune a de ces caprices, et les Russes pourront préférer Tourguenef à Tolstoï et Gogol ou Pouchkine à tous deux, il n’en demeurera pas moins vrai que c’est par Tolstoï et Dostoïevsky que l’âme slave est entrée en communication avec la littérature européenne. Il en faut dire autant de « l’âme Scandinave. » Ce sont les Revenans, Maison de Poupée, le Canard sauvage qui l’ont révélée à l’Europe avec le nom d’Henrik Ibsen. Et, grâce à eux tous, mais peut-être surtout aux derniers, il semble que, pour le moment, la littérature ait été libérée des liens où la retenait la théorie de l’art pour l’art. Elle l’a été également de ce qu’il y avait dans le naturalisme de plus inacceptable ; — et c’était son impassibilité.

Si diverses que puissent être l’inspiration d’un Tolstoï et celle d’un Ruskin, leurs œuvres ne laissent pas, en effet, d’avoir quelques traits de communs, et ce sont les plus généreux. Elles ne sont pas à elles-mêmes leur but ; et, après cela, je ne répondrais pas qu’en les écrivant leurs auteurs n’aient point prétendu à la gloire « d’avoir bien écrit, » mais ils ont eu d’abord la prétention ou l’intention de « bien penser, » et surtout celle d’agir. Leur inspiration est sociale ; et tous ensemble, Norvégiens, Russes ou Anglais, en même temps qu’œuvre d’artistes ils ont voulu faire œuvre d’hommes, œuvre utile, œuvre morale, et travailler au « perfectionnement de la vie civile. » L’un des poèmes les plus populaires d’Elisabeth Browning est son appel à l’humanité « en faveur des enfans employés dans les manufactures ; » et tel drame d’Ibsen n’est autre chose qu’une prédication contre l’alcoolisme. Dira-t-on peut-être là-dessus que, si l’on ne saurait employer trop d’ardeur en de semblables combats, il ne semble pas nécessaire d’y dépenser tant de talent ? Il y a aussi des moyens trop faciles d’émouvoir de pitié, d’indignation, ou de colère les imaginations des hommes, et Dickens ou Dostoïevsky en ont plus d’une fois abusé. Jamais non plus,


…. Iphigénie, en Aulide immolée,


ne fit verser autant de pleurs que la Case de l’Oncle Tom, mais le roman d’Henriette Beecher Stowe est-il bien un roman ; est-il même de la « littérature ? » On peut se poser la question. Si les naturalistes français, en général, ont eu le tort d’exclure la morale de la représentation de la vie, les naturalistes anglais, russes ou Scandinaves, ont eu celui de souvent confondre la notion de l’art avec celle de l’utile. Et certes, l’utile et le beau ne sont point inconciliables ou incompatibles ! Ils ne le sont pas plus que ne le sont ensemble l’art décoratif ou industriel, et ce que l’on appelle pompeusement « le grand art. » Mais il faut pourtant prendre garde à ne point les confondre ; et surtout il ne faut pas croire, par un effet contraire de la même erreur de principe, que l’un dispense de l’autre, ou, en d’autres termes encore, qu’une œuvre soit assez morale dès qu’elle est belle, ou assez belle dès qu’elle est morale.

Nous sera-t-il permis seulement d’ajouter que, de ces deux erreurs, si l’une est moins grave, et moins dangereuse que l’autre, c’est assurément la seconde ? On sait qu’après de longues hésitations, — qui sont l’honneur d’une critique, à son origine, résolument ou systématiquement naturaliste, — c’est à cette conclusion que Taine avait fini par aboutir. Le degré de bienfaisance du caractère que les œuvres expriment était devenu pour lui le juge, ou, comme on dit, le criterium de leur valeur d’art. Et si nous le rappelons ici, ce n’est pas, on vient de le voir, que nous partagions entièrement son opinion sur ce point, mais c’est que son exemple n’est pas la moindre « illustration » de la réalité du mouvement que nous venons d’essayer de décrire. Nous y reviendrons tout à l’heure, et quand, auparavant, nous aurons essayé d’indiquer, d’une manière incomplète et sommaire, quelle transformation des « Genres » ou des « Espèces » littéraires a été la conséquence de ce même mouvement.


II.
L’EVOLUTION DES GENRES

Sera-t-on très surpris si je dis qu’entre toutes ces transformations, l’une des plus significatives et des plus regrettables est celle que le genre dramatique a subie ? Aucun genre, à n’en croire du moins que les apparences, n’a été plus fécond en ce siècle, ne l’est encore de nos jours, et nous, Français, en particulier, nous n’avons point de titre littéraire dont nous fassions plus de bruit que de la « continuité de notre production dramatique. » Et il est bien vrai que ce sont nos vaudevilles et ce sont nos mélodrames qui amusent tous les soirs le public de Londres et de Saint-Pétersbourg. Les étrangers, pour se former au style de la conversation, apprennent généralement le français dans le répertoire des deux Eugène, Scribe et Labiche, et, je dois l’avouer, rien ne m’a davantage étonné que de voir la singulière estime où les tiennent les Américains. Il y a aussi des Parisiens qui ne connaissent de la littérature française, avec le roman-feuilleton, que ce que vingt théâtres leur en offrent quotidiennement. Toute une population, dont les acteurs de tout ordre ne font que la moindre partie, — costumiers, machinistes, allumeurs de quinquets, marchands de programmes, ouvreuses, figurantes, mères d’actrices, habilleuses, — ne vit que du théâtre, pour le théâtre, et par le théâtre. Aucune industrie littéraire ne produit, quand on y réussit, de plus gros bénéfices. Aucun genre de succès n’a plus de retentissement, ne donne du jour au lendemain plus de gloire ou de notoriété, de popularité même, qu’un succès de théâtre. Le besoin du journal n’est pas plus répandu, plus universel, je dirai même plus impérieux, pour une foule de nos contemporains, que celui de l’opérette ou du café-concert. L’éducation bourgeoise de nos jeunes filles se complète, elle se perfectionne, elle se « couronne » par quelques couplets de Miss Helyett ou de Joséphine vendue par ses sœurs… Mais, en dépit de tout cela, si l’on y veut regarder de plus près, il est aisé de voir que la littérature dramatique n’a rien produit de nos jours que l’on puisse comparer, fût-ce de loin, à l’œuvre immortelle de Racine, de Molière, de Corneille, de Calderon, de Lope de Vega, de Shakspeare, de Sophocle ou d’Eschyle. Où sont seulement notre Zaïre et notre Barbier de Séville ? Les drames de Schiller sont-ils très supérieurs à nos tragédies de second ordre ? Ceux de Byron sont-ils des drames ? Si les Italiens voient dans Alfieri le « créateur de leur tragédie nationale, » peut-on dire qu’il existe une tragédie italienne ? Que reste-t-il du Carmagnola de Manzoni, qu’une « lettre sur les trois unités ? » et pour le faire court, chez nous, comme en Angleterre et comme en Allemagne, le romantisme et le naturalisme n’ont-ils pas échoué, l’un après l’autre, et diversement, mais complètement, à produire une œuvre de théâtre qui ne fût pas la contrefaçon ou le mélange hybride du drame shakspearien et de la tragédie classique ?

Quelques-unes de ces œuvres surnageront-elles ? quelques drames de Schiller, sa Marie Stuart ou son Guillaume Tell ? ou le Faust de Gœthe ? ou les Deux Foscari de Byron ? ou l’Hernani et le Ruy Blas d’Hugo ? On ne le saura que dans une centaine d’années ! J’aurais presque plus de confiance dans la durée de ce Théâtre où Musset, s’inspirant à la fois du Songe d’une nuit d’été et du Jeu de l’Amour et du Hasard, a mêlé, sinon fondu toujours ensemble, quelque chose de la psychologie maniérée de Marivaux et du caprice poétique de Shakspeare : Andréa del Sarto, On ne badine pas avec l’amour, Fantasio, les Caprices de Marianne. Au reste, on célébrera toujours des gloires dramatiques locales ou nationales, et, dans toutes les histoires de la littérature, on continuera de consacrer un chapitre au théâtre. Nous y mettrons, nous, à des rangs différens, et pour des mérites assez inégaux, Eugène Scribe et le « père Dumas, » Victor Hugo, François Ponsard et Emile Augier, le fils Dumas et Victorien Sardou, Henri Meilhac, Ludovic Halévy, peut-être Eugène Labiche, l’auteur des Corbeaux et celui de la Fille de Roland ; et sans doute ce ne seront ni les Anglais, avec Edward Bulwer-Lytton, Sheridan Knowles, ou Douglas Jerrold, ni les Italiens, avec Manzoni, Eduardo Fabri, Giambattista Niccolini, Gherardi della Testa, Pietro Cossa, qui nous le disputeront pour l’abondance, la valeur marchande, ou même la qualité littéraire de la production. Ce seraient plutôt les Allemands, avec Zacharias Werner, Kotzebue, Henri de Kleist, Frédéric Hebbel, et dans ces derniers temps un Gérard Hauptmann ; mais surtout avec Henrik Ibsen, que sans doute l’Allemagne a bien quelque droit de revendiquer ; et enfin avec Richard Wagner qu’il est temps, en vérité, de considérer comme auteur dramatique autant que comme compositeur de musique, Wagner, à qui nous devons, dans son Crépuscule des Dieux ou dans son Parsifal, ce que le théâtre du XIXe siècle a certainement produit de plus original, on serait tenté de dire d’ « uniquement » original ; et Wagner dont l’influence ne s’est pas moins exercée sur le mouvement général des idées que sur celui de tous les arts et de la musique en particulier. On notera d’ailleurs qu’avec un ou deux de nos auteurs dramatiques, — et non de ceux dont l’opinion fait, en France, le plus de cas, — Ibsen et Wagner sont les seuls dont on puisse dire dès à présent qu’ils aient pris place dans l’histoire de la littérature européenne.

Il n’est pas difficile d’expliquer, comment dirons-nous ? cette décadence, ou cet abaissement d’un genre dont il se peut bien que les chefs-d’œuvre soient le dernier effort de l’esprit humain ; mais, — et c’est là sa grande faiblesse ! — qui n’a rien de naturellement ni de nécessairement littéraire. Une ode, une élégie, un roman, un essai, dans le goût de ceux de Carlyle ou de Taine, d’Emerson ou de Macaulay, ne sont rien s’ils ne sont pas de la « littérature ; » mais un vaudeville ou un mélodrame peuvent parfaitement se passer d’en être. Le répertoire de Scribe et de Dumas, des deux Dumas, en sont d’assez remarquables exemples : la Tour de Nesle ou l’Etrangère ne sont pas de la « littérature ; » et il est vrai qu’Hernani ou les Burgraves en sont ; mais, en revanche, ils ne sont point du théâtre. D’un autre côté, si l’idéal romantique ne consiste en rien tant que dans la manifestation ou dans l’étalage du Moi, c’est justement ce genre de littérature que l’art dramatique excuse, comporte, et supporte le moins. Nous ne nous enfermons point, quatre ou cinq heures durant, à quinze ou dix-huit cents, dans une salle de spectacle, pour y entendre un auteur, avec entr’actes et décors, nous conter indiscrètement ses affaires personnelles. Que si d’ailleurs il y a des « formes » qui s’imposent ainsi à la manifestation de la sensibilité personnelle de l’écrivain, il y en a d’autres qui ne sont pas en quelque sorte moins « commandées » par la fidélité de l’observation ; et c’est pourquoi le naturalisme a échoué jusqu’ici au théâtre. Il ne pourrait y réussir qu’en retournant jusqu’à Molière ou jusqu’à Shakspeare, et, au point de vue du théâtre, c’est ce que nos dramaturges appelleraient retourner à l’enfance de l’art. Et puis, et enfin, parmi les conclusions de la critique et de l’histoire générale des littératures, s’il en est une que l’on puisse tenir pour établie, c’est qu’en raison de la faiblesse humaine, propter egestatem natitræ, tous les genres ne sauraient s’épanouir à la fois ; et, de même que dans la nature, il convient d’ajouter que, plus ils sont voisins, plus la concurrence étant âpre et violente entre eux, plus ils se nuisent. L’épanouissement du roman, dans le siècle où nous sommes, a comme étouffé la floraison dramatique.

Mais un autre genre a d’abord profité de ce que perdait le dramatique, c’est le lyrique, et la compensation est assurément de prix, si l’on peut dire en toute assurance que jamais le monde, en aucun temps, pas même au temps de Pindare ou de Simonide, n’avait entendu retentir de plus beaux cris d’amour ou de détresse, de désespoir ou d’orgueil, d’enthousiasme ou de colère, ni vraiment connu jusqu’à nous ce qu’une seule voix peut éveiller ou propager d’émotion dans les cœurs. C’était sans doute une conséquence de l’émancipation du Moi ! Car le lyrisme, on ne saurait trop le répéter, ce n’est ni la splendeur de l’imagination, ni la vérité des peintures, ni l’intensité de l’émotion, toutes qualités qui se retrouvent aussi bien, ou du moins qui peuvent se retrouver dans l’épopée, par exemple, ou dans le discours public, — celui qu’on adressait du haut de la tribune aux Grecs et aux Romains assemblés, ou celui qui du haut de la chaire chrétienne remuait, en y tombant, dans l’âme des foules, ce qu’elle contient de plus obscur et de plus mystérieux, — mais le lyrisme, c’est la poésie « personnelle ; » c’est la manifestation de la sensibilité du poète ; c’est l’expression par la parole, par le rythme, et par l’accent, de ce qu’il y a de plus intime et de plus profond en lui. Il y avait, nous l’avons déjà dit, quelque deux cent cinquante ans au moins, que cette sensibilité frémissait d’être contenue quand, au commencement de ce siècle, le romantisme vint la libérer de cette longue contrainte. On la vit alors s’épancher ou plutôt se déborder dans tous les sens, de toutes parts, dans toute l’Europe, en France comme en Angleterre, en Italie comme en Allemagne ; et là même où s’ajoutait à la joie d’être enfin délivrée la colère d’avoir été si longtemps comprimée, c’est là, par une conséquence assez naturelle encore, qu’on allait la voir engendrer quelques-uns de ses plus rares chefs-d’œuvre : le Don Juan de Byron, par exemple, ou l’Alastor de Shelley.

L’art de la description classique, ou, pour mieux dire, la manière même de sentir la nature et l’histoire, en ont été renouvelés tout d’abord, et les Lakisles anglais, parmi lesquels on nous permettra de ranger aussi leurs précurseurs, Grabbe, Cowper et Burns, en sont les premiers interprètes. Et, aussi bien, si, comme nous le disions, le lyrisme est l’individualisme, n’était-ce pas en Angleterre qu’on devait le voir d’abord renaître ? Le poète de l’Excursion, Wordsworth, et celui de Don Juan, Byron, ne se ressemblent qu’en ce point, mais ils se ressemblent. Peu leur importe le sujet de leurs « poèmes, » et ce sont uniquement leurs impressions qu’ils nous content. La fable et l’intrigue, l’histoire et la nature ne leur servent que d’un prétexte à s’exprimer eux-mêmes, et ils s’expriment très diversement, mais ils n’expriment toujours qu’eux-mêmes. Est-ce bien aussi le cas de Coleridge et de Shelley, de Southey et de Keats ? Je m’en remets aux Anglais de nous le dire. En tous cas, c’est chez nous celui de Lamartine et d’Hugo, dans leurs Méditations ou dans leurs Odes et Ballades, dans leurs Harmonies, dans leurs Feuilles d’Automne. Et il semble bien que ce serait en Allemagne le cas de Korner et de Rückert, ou en Italie celui d’Ugo Foscolo, de Manzoni, de Leopardi, si les circonstances n’en avaient fait avant tout des « patriotes. » On pourrait dire, sans jouer sur les mots, que le caractère qu’ils ont tous en commun, c’est de ne vouloir avoir, et de n’avoir effectivement aucun caractère commun. Chacun d’eux a sa manière à lui de sentir la nature et l’histoire, d’en être « impressionné, » et chacun d’eux sa manière d’associer, de combiner ses impressions, de les traduire en ses vers selon la loi de son rythme intérieur. Ils n’ont pas d’ailleurs eu la même éducation, ni fait de la vie la même expérience. Elle a été dure à Leopardi, et dure, mais d’une autre manière, à Shelley ; elle a été plus douce à Lamartine et à Byron. L’un est surtout un « élégiaque, » et l’autre un « satirique. » Ils n’ont aimé ni les mêmes aspects de la nature, ni les mêmes aspects de l’humanité. Je les crois encore, comme écrivains, très inégaux entre eux, très différens surtout ; et, pour ne parler que de nos Français, il n’y a rien de commun, ou plutôt rien ne s’oppose davantage l’un à l’autre et ne contraste plus absolument que la fluidité naturelle de Lamartine et la dureté martelée d’Hugo. Leur rhétorique, non plus, n’est pas de la même école : les Méditations procèdent de Parny et de Chênedollé ; les Odes et Ballades de J.-B. Rousseau et de Lebrun. Mais leur poésie à tous est essentiellement subjective, donc personnelle. Elle l’est de parti pris autant que par nature ; et, quel que soit l’objet qu’ils imitent dans leurs vers, ce n’est pas lui qui les intéresse en lui, ni ce qu’il est en soi, mais les sensations qu’il éveille en eux. C’est ce qu’il faut dire également des romantiques allemands, de Novalis ou de Brentano, lesquels toutefois, — comme en Angleterre l’auteur de Lalla-Rookh, ou comme celui d’Eloa en France, — marquent pour ainsi dire le temps et préparent une transformation nouvelle du lyrisme.

Mais la transformation ne s’opérera pas avant que ceux qu’on pourrait appeler les enfans perdus de l’école se soient comme aventurés et fourvoyés

Jusqu’au fond désolé du gouffre intérieur.

Car, après tout, et dès qu’il écrit, on n’a pas vu d’homme qui ne se crût et qui ne fût en droit de se croire aussi intéressant qu’un autre : c’est l’événement qui en décide, et l’événement ici c’est l’œuvre. C’est donc pourquoi, entre 1830 et 1840, la littérature s’encombre de « confessions, » non seulement en vers, mais en prose, et, dans toutes les langues, d’ « aveux » qu’on ne demandait point, ou de « confidences » dont il y en a bien jusqu’à deux ou trois qui nous intéressent encore : ce sont celles que nous ont laissées Leopardi, Alfred de Musset, et Henri Heine. Le caractère original en est d’être directes, sans interposition de personnes fictives ou de masques, tels qu’étaient encore le Childe-Harold de Byron ou l’Olympio d’Hugo. C’est le sentiment à l’état pur, pour ainsi parler ; c’est un cœur d’homme ouvert et mis à nu devant nous. Les Byron et les Hugo nous dissimulaient encore quelque chose de leurs misères, et je ne sais quelle pudeur arrêtait ou suspendait les derniers aveux sur leurs lèvres. Ceux-ci se livrent à nous tout entiers ; ils étalent sous nos yeux tous leurs maux ; ils se complaisent à en irriter publiquement l’aiguillon. Et comme le mal de l’un, Leopardi, c’est la nature ; le mal de l’autre, Musset, c’est l’amour ; et le mal du troisième, Heine, c’est le doute ; leurs vers, participant de l’éternité de leur mal et de sa généralité, demeureront sans doute, et à jamais, la plus poignante expression que l’on ait donnée : en allemand de l’impuissance de croire ; en français du dégoût d’aimer ; et en italien de l’horreur de vivre. C’est la forme aiguë du lyrisme, au-delà de laquelle, si l’on voulait aller, on sombrerait dans la folie, à moins que ce ne fût, comme quelques-uns, dans la niaiserie ; et la beauté de cette poésie se résume dans les deux vers :


Les plus désespérés sont les chants les plus beaux,
Et j’en sais d’immortels qui sont de purs sanglots !


Mais quoi ! les sanglots les plus purs ont bientôt fait d’importuner ceux qu’ils n’émeuvent point, et ni ceux qu’ils émeuvent, ni surtout ceux qu’ils secouent ne sauraient supporter longtemps l’intensité des émotions qu’on les appelle à partager. Personnelle à ce degré, la manifestation de la sensibilité du poète, qui n’est plus déjà pour lui qu’une occasion de souffrance, devient aisément pour le lecteur, pour le public, un motif de s’en détourner. On n’aime point, non plus, cette manière, en faisant appel à notre pitié, d’accaparer notre attention. Omnis creatura ingemiscit. Et nous aussi, nous avons souffert ! Il semble donc à chacun de nous que le poète empiète sur notre personnalité, quand encore il n’offense pas notre amour-propre et notre vanité. On lui demande d’autres chants, d’un autre caractère, plus détachés de la préoccupation de lui-même, des thèmes plus généraux, que d’ailleurs on lui laisse toute liberté de diversifier. Il se décide à nous les donner ; le lyrisme redevient épique, philosophique, symbolique ; et c’est ce que l’on voit se produire aux environs de l’année 1860.

Elisabeth Browning en Angleterre, Robert Browning, Tennyson, le Tennyson des Idylles du Roi, et en France, Alfred de Vigny, Leconte de Lisle, et à sa suite tous ceux qu’on a nommés du nom de Parnassiens, Victor Hugo, le Victor Hugo de la Légende des Siècles, sont les ouvriers de cette transformation. Faisons une place parmi eux à Théophile Gautier, et, si l’on veut, au poète des Fleurs du Mal, Charles Baudelaire, pour l’influence qu’il a exercée sur la formation du Symbolisme. Rapprochons-en les préraphaélites, au nombre desquels il y a d’abord eu plus de peintres que de poètes ; et nommons enfin Richard Wagner, dont l’action, nous l’avons dit, et c’est le moment de le répéter, n’a pas eu moins de conséquences en poésie qu’en musique. Ce sont là des noms bien divers ; et certes leurs œuvres éveillent dans nos mémoires à tous des souvenirs bien différens. Quel rapport y a-t-il des Fleurs du Mal aux Idylles du Roi ? de tant de dépravation à tant de noblesse ? ou d’Aurora Leigh à Émaux et Camées ? Et cependant regardez-y de plus près ; comparez plus attentivement un drame de Wagner, un poème de Leconte de Lisle, antique ou barbare, un tableau de Burne-Jones ou d’Alma Tadéma : n’ont-ils pas ceci, premièrement, de commun qu’ils cherchent tous le motif ou le mobile de leur inspiration en dehors d’eux, dans les choses, et généralement dans les choses du passé, dans l’histoire, et de préférence encore, dans la légende ? La matière des Idylles du Roi, n’est-ce pas celle de Tristan et Yseult ? Ne retrouverait-on pas l’Or du Rhin dans la Légende des Siècles ? La préoccupation du « vrai » leur est commune à tous, et tous ils sont convaincus que ce « vrai » n’a pas leurs « impressions » pour mesure.


Les formes, les couleurs et les sons se répondent !


Ils ne sont tous que l’écho de ces sons, le miroir de ces couleurs, les observateurs de ces formes, et ils s’ingénient tous à en démêler les « correspondances. » N’ont-ils pas tous aussi le respect, on pourrait dire la superstition du style ; et le mystère des mots n’exerce-t-il pas sur eux tous la même irrésistible attraction ? On en a vu qui les ont traités, ces mots, comme des pierres précieuses, des améthystes ou des émeraudes, et qui ne se sont proposé d’autre objet que de les assortir ou de les sertir dans le resplendissement d’une parure. Et d’autres ont poussé plus avant, ont vu ou entrevu, sous le mystère des mots, celui des choses, ont essayé de l’atteindre ; et le symbolisme est né de là. Si ce serait assurément exagérer de dire qu’il y ait un sens ésotérique ou caché dans le Parsifal ou dans la Légende des Siècles, on ne peut refuser d’y reconnaître quelque chose d’ultérieur à la première impression qu’on en reçoit. C’est ce qui est évident dans les Destinées d’Alfred de Vigny. Une pensée philosophique, une intention sociale s’y enveloppe d’une forme plastique. Les conditions de la poésie ont changé. L’œuvre de quelques attardés, — comme ce Verlaine dont on a fait trop de bruit, — ne représente plus que les convulsions du romantisme expirant. Ce n’est plus assez de sentir, on exige maintenant du poète qu’il « sache, » et qu’il « observe, » et qu’il « pense. » On exige aussi qu’il rentre, par quelque moyen que ce soit, mais qu’il rentre dans la vie commune ; et, quelque division qu’il y ait d’ailleurs entre les écoles nationales ou locales, — Parnassiens contre Romantiques, Symbolistes contre Parnassiens, — l’unité s’est désormais faite sur la conception du lyrisme et sur celle même de la poésie. Le lyrisme, c’est la réfraction de l’univers au travers d’une âme de poète ; et la poésie, c’est l’art ou le don d’exprimer avec une clarté personnelle ce qu’il y a de mystère dans l’univers, dans l’homme, et dans l’histoire.

L’évolution de l’histoire et de la critique n’a pas beaucoup différé de celle de la poésie lyrique, mutatis mutandis, et cela peut bien d’abord étonner, mais il suffit d’y réfléchir, et rien ne s’explique plus aisément que ce parallélisme. N’était-ce pas en effet les mêmes causes qui, sous le règne du classicisme, avaient gêné la liberté de l’historien et celle du poète, et conséquemment obscurci, dénaturé, et altéré la notion de l’un et l’autre genre ? Les grandes actions de l’histoire étant seules considérées comme dignes de la scène tragique, une réciprocité s’était établie, qui consistait à ne retenir comme dignes de fixer l’attention de l’histoire que les actions capables de fournir elles-mêmes le sujet d’une tragédie. Si l’obligation qu’on imposait au poète était d’autre part, et avant tout, de ne pas intervenir de sa personne dans son œuvre, celle qu’on imposait à l’historien était de ne voir et surtout de ne montrer dans ses récits que l’homme « universel. » Ni l’un ni l’autre, ils n’avaient le droit de s’attarder aux détails ou aux particularités, — qu’on appelait familièrement, c’est un mot de Voltaire, « une vermine qui ronge les grands ouvrages, » — mais leur devoir à tous deux, historien ou poète, était de résumer, de choisir pour résumer, et en choisissant d’abstraire ou de généraliser. Il était donc tout naturel que l’émancipation de l’histoire fût à peu près contemporaine de celle de la poésie lyrique, et c’est aussi ce qui est arrivé. Si l’on a pu dire de Carlyle en Angleterre et de Michelet en France qu’ils étaient des « poètes en prose, » il n’y a pas eu là de hasard. On a pu également rapprocher le dessein de Leconte de Lisle, — en ses Poèmes barbares, — de celui d’Ernest Renan dans ses premiers écrits, ses Études d’histoire religieuse ou son Histoire comparée des langues sémitiques. Et que dirions-nous enfin, si nous le voulions, de tant d’Allemands et d’Italiens, pour qui le lyrisme et l’histoire, faisant fonction alternativement l’un de l’autre, n’ont tour à tour été : le lyrisme, qu’un moyen d’exalter le patriotisme unitaire ; et l’histoire, un prétexte à entretenir ou à fomenter le principe de cette exaltation.

Nous n’avons pas, dans cette étude, à caractériser les progrès de l’histoire au XIXe siècle, et d’autres que nous l’auront fait dans ce tableau d’Un siècle. Ils auront sans doute montré comment, d’une monotone et fastidieuse énumération de récits de batailles et d’analyses de traités de paix, entremêlée parfois de considérations philosophiques, l’acquisition d’un sens nouveau, celui de la diversité des époques, a premièrement transformé l’histoire en un art, dont la grande ambition, rivalisant avec celle de la peinture même, a été de nous rendre ce que l’on pourrait appeler la couleur et la physionomie des temps. Ils auront montré comment, à la lumière de l’identité de l’espèce humaine mieux et plus largement comprise, l’histoire du plus lointain passé, celle de la Grèce dans l’ouvrage monumental de Grote, ou celle de Rome dans l’Histoire de Mommsen, ou celle enfin d’Israël dans la dernière œuvre de Renan, s’était en quelque sorte éclairée des lueurs imprévues qu’y jette le spectacle des choses contemporaines. Et sans doute enfin ils auront montré comment, à la faveur de quels progrès de l’érudition, l’histoire générale s’était compliquée, mais enrichie aussi, de la contribution ou de l’apport des histoires particulières, — histoire des religions et histoire des langues, histoire des institutions et histoire des mœurs, histoire de la littérature et histoire de l’art, — pour ainsi devenir la vivante représentation des accroissemens ou des pertes de l’esprit humain, et de l’avancement ou du recul de la civilisation elle-même. Aussi bien n’est-ce pas seulement de la littérature que relève l’histoire. Elle plaît et elle instruit, selon le mot d’un ancien, sans avoir besoin d’être « littéraire : » Historia quoque modo scripta, semper legitur. Les savans Bénédictins qui, vers le milieu du dernier siècle, ayant conçu le projet de l’Histoire littéraire de la France, en commencèrent l’exécution sans autrement se soucier des railleries de Voltaire, n’étaient point des « écrivains ; » et des publications telles que celles d’un du Cange ou du Corpus Inscriptionum græcarum, qui ne sont point de la « littérature, » sont assurément de l’histoire. Mais en maintenant la distinction, il y a moyen de la tourner, et la critique, telle que l’a conçue le siècle qui finit, étant devenue l’âme de l’histoire, nous pouvons, nous devons même ici retracer de son évolution l’esquisse que nous ne saurions donner des progrès de l’histoire.

La critique a commencé, dans les leçons de Laharpe, de Marie-Joseph Chénier, de Népomucène Lemercier, ou encore dans l’Histoire de la Littérature italienne, de Ginguené, par être purement littéraire. Chateaubriand, Mme de Staël, dans Corinne, dans son Allemagne, et à sa suite, Benjamin Constant, Sismondi, Fauriel, les deux Schlegel, Auguste-Guillaume et Frédéric, celui-ci notamment dans son Histoire de la Littérature, puis, la fondation de l’Edinburgh et de la Quarterly Review, en Angleterre, et quelques années plus tard, en France, la fondation de la Revue des Deux Mondes, lui faisaient faire un pas considérable, en la rendant de locale, pour ainsi parler, ou de strictement nationale, « comparative, » historique de grammaticale, et de dogmatique enfin ou de raisonneuse, explicative ou exégétique. Avant de juger, il s’agissait désormais de comprendre, et l’écrivain n’avait plus uniquement, comme naguère, à répondre de son style, mais de ses idées, et non seulement de ses idées littéraires ou philosophiques, mais encore et même surtout de ses idées politiques. Là était le défaut de la conception, et on ne le voit que trop dans les leçons de Villemain sur La littérature française au XVIIIe siècle. Elles sont d’un rhéteur, mais d’un rhéteur animé de passions politiques très vives, qui voulait devenir ministre, et la littérature y tient donc moins de place ou à peine autant que la politique. C’est aussi ce que l’on peut dire de la critique du Globe. Pour tous ces Dubois et tous ces Rémusat, quelque enseigne qu’ils affichent, classique ou romantique, la littérature n’est que l’apprentissage de la politique, et ce qu’ils admirent de Shakspeare, c’est le « concitoyen » de Pitt et de Fox, de Sheridan et de Burke, de Canning et de Castlereagh. Les Essais de Macaulay sont le chef-d’œuvre de ce genre de critique ; et qu’il y soit parlé de Dante ou de Machiavel, de Frédéric II ou de Mirabeau, de Dryden ou de Samuel Johnson, ce que Macaulay se demande avant tout c’est le parti que de ce qu’il va dire pourront tirer les wighs ou les tories. Si ce défaut ou ce parti pris ne se compensait pas, et heureusement, chez lui, par de rares qualités, dont les plus éminentes sont le goût qu’il a de la précision ou de l’exactitude, l’ampleur de son imagination oratoire, et, en bon Anglais, sa constante préoccupation des questions morales, il ne serait qu’un simple Villemain. C’est pourquoi les romantiques, tant en Angleterre qu’en France ou en Allemagne, s’éloignent de ce genre de critique, et, plus désintéressés, ils fondent une critique dont le caractère est de n’en pas avoir, la critique subjective ou impressionniste : on veut dire une critique qui n’est, selon le mot du poète, que le « papier-journal » ou le mémorandum de leurs impressions de lecture. La première manière de Sainte-Beuve, le Sainte-Beuve des Premiers Lundis, des Portraits littéraires, des Portraits contemporains en est un excellent modèle, et les Essais de Charles Lamb en sont l’exagération. « Jamais homme, a-t-on dit de celui-ci, ne fut plus complètement dénué du sens critique ; il a des sympathies et des antipathies ; les livres sont ses amis ou ses ennemis. » Et, en effet, ce n’est pas là ce que nous appelons aujourd’hui de la critique, mais c’en a été et on ne saurait mieux définir la critique romantique. Les romantiques, en critique, ont eu des sympathies ou des antipathies ; les livres ou les hommes ont été leurs ennemis ou leurs amis ; et ils les ont traités les uns et les autres comme tels, du droit de leur humour, et, s’il faut être franc, sans aucune intention, ni le moindre souci de justice ou d’impartialité.

Une pareille façon d’entendre ou de dénaturer la critique ne pouvait avoir de durée que celle d’une bataille littéraire, et aussi la voit-on bientôt changer de caractère, je ne dis pas dans les écrits d’un Nisard ou d’un Saint-Marc Girardin, — ce sont là des noms français, nullement européens, — mais dans le Port-Royal de Sainte-Beuve lui-même. Qu’y a-t-il de nouveau dans le Port-Royal de Sainte-Beuve ? Ceci, que les œuvres de la littérature et le mouvement de la pensée n’y sont plus étudiés en eux-mêmes, ni surtout pour le plaisir personnel ou pour l’instruction générale qu’ils procurent, mais comme des « documens, » dont le grand intérêt est de nous apprendre en combien de manières un homme peut différer des autres, et particulièrement de celui qui lui ressemble le plus. L’objet de la critique devient alors de caractériser des « individualités, » ou encore, et selon le mot du critique lui-même, d’ébaucher « l’histoire naturelle des esprits. » C’est également ce que s’est proposé Thomas Carlyle dans ses Essais, et surtout dans ses leçons célèbres sur Le Culte des Héros. Au fond, — car, dans la forme, rien ne diffère plus de la manière apocalyptique de Carlyle que la manière savante, souvent perfide et toujours contournée de Sainte-Beuve, — la différence ne consiste qu’en ce que Carlyle généralise davantage et ne s’attache, pour les étudier, qu’aux « individualités » qu’il considère ou qu’il pose, un peu arbitrairement, comme typiques. Restons dans l’histoire naturelle, puisque aussi bien nous sommes destinés à ne plus en sortir : c’est en eux-mêmes et comme tels que Sainte-Beuve étudie les individus ; Carlyle y voit, lui, des représentans de leur espèce ou de leur genre ; et ce qui l’intéresse dans le lion ou dans le chat, c’est proprement le félin. Emerson fait un pas de plus, dans ses Representative Men, qu’on a traduits ou retraduits en notre langue sous le titre de Les Surhumains, et cet équivalent est assez heureusement trouvé. Les grands hommes dont il fait ses héros sont en effet de ceux qui passent la mesure commune, mais qui ne la passent d’ailleurs qu’en la réalisant plus pleinement. Ils sont en acte ce que les autres hommes ne sont la plupart qu’en puissance, et n’est-ce pas comme si l’on disait qu’au-dessus du genre ou de l’espèce, les héros d’Emerson sont les représentans de la famille ou du type ? C’est ainsi qu’entre 1830 et 1850, une critique romantique encore, impressionniste et subjective à beaucoup d’égards, s’objective ; et, à ce degré de son développement, rencontrant les idées hégéliennes, celles qu’Hegel lui-même avait exprimées dans son Esthétique, ou après lui quelques-uns de ses disciples, — dont le plus « littéraire » est Karl Rosenkranz, — une transformation nouvelle résulte de cette rencontre même.

Trois hommes entre tous y ont aidé, qui sont trois Français : Ernest Renan, Hippolyte Taine et Edmond Scherer. On doit à celui-ci, le moins « écrivain » des trois, une des plus belles études qu’on ait jamais faites, en aucune langue, sur Hegel et l’Hégélianisme. Les deux autres sont deux grands artistes, qui nous ont donné quelques-unes des plus belles pages de la prose française au XIXe siècle : Renan, les plus séduisantes, on serait tenté de dire les plus platoniciennes ; et Taine, les plus vigoureuses (nous ne disons pas les plus éloquentes, elles manquent trop souvent de « nombre ») et les plus colorées. Mais ce qu’ils ont tous les trois essayé de faire, et où leur grand honneur est de n’avoir pas entièrement échoué, ç’a été de soustraire les choses littéraires aux variations du jugement individuel, et pour cela de fonder l’esthétique sur les résultats de la philologie et de l’exégèse, de la physiologie et de l’histoire naturelle, de l’ethnographie et de la psychologie comparées. Leurs chefs-d’œuvre en ce genre sont, de Renan, l’Histoire générale des Langues sémitiques ou ses Études d’Histoire religieuse, et de Taine, l’Histoire de la Littérature anglaise ou la Philosophie de l’Art. On voit clairement dans ce dernier ouvrage comment, de la considération de l’individu, ou du representative man, la critique s’est trouvée amenée à « sérier » dans l’histoire ces individus représentatifs ; à se demander de quoi ils étaient représentatifs ; à s’aviser qu’autant que d’eux-mêmes ils l’étaient de toutes les influences qui avaient agi sur eux comme sur leurs contemporains inconnus ; à diminuer leur personnalité de la somme de ces influences, quand ils ne l’ont pas réduite à n’être elle-même que cette simple somme, le total de ces grandes « pressions environnantes » qui sont la race, le milieu, le moment ; et finalement à conclure que le génie même ou le talent, en littérature et en art, ne sont que des produits « comme le vitriol et le sucre, » c’est-à-dire des choses complexes que l’analyse peut espérer de résoudre en leurs élémens. Qu’il y ait beaucoup à dire contre cette manière de concevoir la critique, ce n’est pas aujourd’hui le point ; mais on n’en saurait méconnaître, en tout cas, ni la beauté, ni la grandeur, et certainement Taine et Renan lui doivent une partie de leurs qualités d’écrivains. Ce qui n’est pas plus douteux, c’est la fortune qu’elle a faite, et la belle Histoire de la Littérature italienne de Francesco de Sanctis ou le livre de M. George Brandes, le critique danois, sur les Grands courans de la Littérature européenne au XIXe siècle, procèdent également de leur méthode et de leurs exemples. Mais, depuis quelques années, il semble que leur autorité décline, et tandis qu’à leur ambition de fonder la critique sur des bases scientifiques ou quasi scientifiques s’opposait, — indépendamment de beaucoup et de très fortes objections, — une espèce de dilettantisme, qui n’est à vrai dire que du scepticisme, on voyait d’autre part une sorte de critique « sociologique » ou « sociale » gagner tous les jours du terrain sur cette critique trop désintéressée de la valeur morale des œuvres de la littérature et de l’art. Les livres ont des conséquences : les tableaux aussi peuvent en avoir ; et il est vrai que Taine s’en était douté, l’avait compris sur la fin de ses jours, mais nous l’avons dit plus haut, si jamais la transformation s’achève, le nom qui sans doute y devra demeurer attaché, c’est celui de John Ruskin.

On a cru pouvoir dire du naturalisme qu’il n’était, en un certain sens, qu’une application de la critique à des genres d’écrire qui n’avaient relevé jusqu’à lui que de l’imagination, et la définition est évidemment trop étroite. Elle n’exprime qu’un seul des aspects du naturalisme. Mais ce n’en est pas le moins intéressant, et d’aucun genre la formule ne s’est trouvée plus vraie que du roman. On sait qu’il y a peu de romans « classiques, » et mettant à part ceux de Rabelais et de Cervantes, qui tiennent encore de l’épopée plutôt que du roman, on ne voit guère à nommer que le roman picaresque des Espagnols, aboutissant chez nous au Gil Blas de Lesage, et le roman anglais du XVIIIe siècle, celui de Daniel de Foc, de Richardson et surtout de Fielding. Faut-il y ajouter la Manon Lescaut de l’abbé Prévost ? L’Héloïse est d’un autre ordre, et on ne sait, à vrai dire, de quel nom l’appeler. C’est qu’en ce temps-là, et même en Angleterre, le théâtre attirait à lui tout ce qu’il y avait d’ambitions littéraires, et, pour ainsi parler, de talens disponibles. Mais, inversement, avec une plasticité que l’on ne se doutait pas que le roman possédât, nous l’avons vu dans notre siècle s’enrichir à son tour de ce que le théâtre laissait échapper de son ancien pouvoir, et, insensiblement, s’adapter à toutes les exigences de l’esprit contemporain. On s’étonne quelquefois de la fécondité du roman contemporain, et on affecte même de s’en indigner. L’étonnement est justifié, mais l’indignation porte à faux. Il n’est rien qu’on ne puisse faire dire, que ce siècle n’ait réussi à faire dire au roman ; le roman est devenu le genre universel ; et, pourquoi ne le dirions-nous pas ? de tous les moyens qu’il y ait de mettre à la portée des foules les difficiles problèmes dont s’inquiète l’âme contemporaine, il est aujourd’hui le plus puissant peut-être, parce qu’il est le plus séduisant.

Le Werther de Gœthe, et les Confessions de Rousseau, où la vérité s’entremêle de tant de fiction, et même de mensonge, l’avaient orienté, dès la fin du XVIIIe siècle, dans la direction du romantisme prochain ; et, chronologiquement, il est à noter qu’avant les poètes, ce sont les romanciers qui ont reconquis le droit de nous entretenir ouvertement d’eux-mêmes. Qu’est-ce, en effet, que l’Atala, que le René de Chateaubriand ? la Delphine, la Corinne de Mme de Staël ? l’Oberman de Senancour ? le Jacopo Ortis d’Ugo Foscolo ? l’Adolphe de Benjamin Constant ? Ce sont des romans « personnels » dont l’auteur est lui-même le héros, sous un déguisement plus ou moins transparent ; et ce sont aussi des romans lyriques. Les moyens lyriques y abondent : l’exclamation, la digression byronienne, l’apostrophe, la prosopopée, la « méditation, » les cris de révolte ou de désespoir, sans parler des couplets entiers où bientôt les poètes n’auront plus que des rimes à mettre. Si la principale différence est qu’en s’y confessant on y confesse aussi les autres, c’est qu’il n’y a point de roman à un seul personnage : les nécessités du genre en exigent au moins deux. Mais, nous ne saurions nous y méprendre, Oberman, ou René ne sont que la manifestation de la sensibilité personnelle de Senancour ou de Chateaubriand. Leur observation, tout intérieure, est étroitement circonscrite à eux. Et ce qu’ils exposent ou ce qu’ils étalent uniquement d’eux, ce n’est pas, naturellement, ce qui fait qu’ils ressemblent à nous, « la forme de l’humaine condition, » mais, tout au contraire, c’est ce qu’ils croient avoir découvert en eux d’original et d’unique. « Je ne suis fait comme aucun de ceux que j’ai vus ; j’ose croire n’être fait comme aucun de ceux qui existent. » C’est la première phrase des Confessions de Rousseau. Elle pourrait servir d’épigraphe à tous les romans dont nous venons de rappeler les titres. C’est également celle que l’on pourrait inscrire au frontispice d’Indiana, de Volupté, de la Confession d’un Enfant du Siècle.

Mais, déjà, sous l’influence de Walter Scott et de Manzoni, dont les Fiancés demeurent sans doute un des chefs-d’œuvre du genre, le romantisme épique ou narratif cherchait une expression plus objective de lui-même dans la « résurrection du passé, » et le succès du roman historique avait commencé de contrarier le développement du roman personnel. Rien de plus naturel en Allemagne et en Italie, où l’on sentait bien qu’en dépit du cosmopolitisme de Gœthe, il n’y avait de véritable liberté pour l’individu qu’au sein d’une « patrie » commune. Et de là les romans de Novalis ou d’Achim d’Arnim, Henri d’Ofterdingen et les Gardiens de la Couronne, ceux de Massimo d’Azeglio ou de Domenico Guerazzi : Ettore Fieramosca et Béatrice Cenci. C’était, en Italie, disent les historiens de la littérature italienne, « autant d’instrumens d’agitation ou de lutte contre l’étranger ; » et, en Allemagne, c’était l’évocation de ce passé féodal qui, de leurs divisions de l’heure présente reportait les Allemands au souvenir de leur antique unité. Il y avait bien aussi quelque chose de ce patriotisme local dans la complaisance de Walter Scott pour les « sujets » écossais, Waverley, Rob Boy, les Puritains d’Ecosse, la Prison d’Edimbourg, mais l’intention en était déjà plus désintéressée. Elle l’était presque également dans le Cinq-Mars d’Alfred de Vigny, dans le Charles IX de Prosper Mérimée, dans la Notre-Dame de Paris de Victor Hugo. Les uns et les autres, c’était bien pour lui-même, par goût et par amour de la « couleur locale » qu’ils faisaient ainsi revivre le passé. Pareillement Edward Bulwer-Lytton dans le Dernier des Barons. Et les uns et les autres, sans le savoir, — à l’exception de Mérimée peut-être, — ils préparaient ainsi la fortune du roman « réaliste. » Car le présent serait un jour du « passé » pour quelqu’un, et tant de détails, qu’on avait jusqu’alors exclus du roman sous prétexte de vulgarité, s’ils étaient cependant nécessaires dans un récit du temps de Charles IX ou de Warwick, comment ou pourquoi ne le seraient-ils pas, ou le seraient-ils moins, dans un roman du temps de Louis-Philippe ou de la reine Victoria ? C’est ce que personne n’a mieux vu que notre Balzac, et la transition du roman historique au roman réaliste ne s’aperçoit pas seulement, elle se laisse comme toucher au doigt dans quelques-uns de ses plus beaux romans : Les Chouans, par exemple, ou Une ténébreuse affaire.

C’est tout un livre qu’il faudrait écrire, et un gros livre, si l’on voulait retracer l’évolution du roman réaliste, — ou du roman de mœurs, pour l’appeler d’un nom plus général, — et nous voulons désigner par-là l’espèce de roman qui se propose d’être en tout temps l’histoire de la vie contemporaine. « L’histoire, a-t-on dit, est du roman qui a été, le roman est de l’histoire qui aurait pu être. » Ce n’est pas assez dire : le roman de Balzac, de Flaubert, des Goncourt, de M. Zola, de Daudet, de Maupassant en France ; le roman de Thackeray, de Dickens, de Charlotte Brontë, de Mrs Gaskell, de George Eliot en Angleterre ; et le roman enfin de Gogol, de Tourguenef, de Dostoïevsky, de Tolstoï en Russie, ne s’est pas contenté de pouvoir être de l’histoire ; il en a été, à son heure, il s’est proposé d’en être : et, dès à présent, on peut bien affirmer que nulle part l’historien de l’avenir ne trouvera, sur la structure intime de la société contemporaine, de plus nombreux et de plus curieux documens. On remarquera que nous ne disons pas de plus authentiques ni de plus fidèles ! Il faudra distinguer. Tant d’écrivains, si différens de race, d’éducation, de talent, n’ont pas vu ni pu voir la réalité du même œil, l’ont déformée sans doute, celui-ci dans un sens, celui-là dans un autre, et aucun d’eux n’en a égalé l’infinie complexité. Il y aura toujours dans la réalité plus de choses que n’en saurait saisir ou fixer l’art d’un seul homme. C’est ainsi que tout ce qui s’appelle du nom d’élégance ou de distinction a généralement échappé au naturalisme, et les « duchesses » de Balzac ne manquent de rien tant que d’aristocratie. Chose plus étrange ! il est souvent arrivé que le « naturel » fît absolument défaut dans le « naturalisme, » et par conséquent l’aisance, la facilité, la grâce. Avec cela, si le naturalisme anglais, français ou russe ne laisse pas d’avoir quelques traits de communs, — et ce sont les plus essentiels, sinon toujours les plus apparens, — il ne laisse pas aussi d’en avoir d’assez différens. Le naturalisme français a traité d’un peu haut ses modèles, avec dureté souvent, et des préoccupations d’art l’ont détourné plus d’une fois de l’exacte imitation de la réalité. Il a « corrigé » ce qu’il copiait, et généralement ç’a été pour l’enlaidir. Le naturalisme anglais, débordant d’intentions morales et humanitaires, chez Dickens, chez George Eliot, et même chez Thackeray, a souvent confondu l’art avec la morale, et n’a point toujours suffisamment compensé cette disposition prédicante par sa tendance native à la caricature. Et le naturalisme russe, ironique chez Gogol, morbide et révolutionnaire chez Dostoïevsky, est devenu mystique et humanitaire chez Tolstoï. Il s’est aussi trop facilement complu aux moyens du mélodrame et du roman-feuilleton. Et, nécessairement, la réalité s’en est trouvée, comme nous le disions, déformée d’autant. Mais il n’en demeure pas moins vrai que, toutes les formes de la littérature, ou peut-être de l’art, — et de même qu’aucune n’avait été plus caractéristique de la première moitié de notre siècle que la poésie lyrique, — ainsi le roman naturaliste aura, dans la seconde, été la plus significative. Il y a des chances pour que le roman naturaliste soit un jour, dans l’histoire de la civilisation moderne, quelque chose d’aussi considérable que la peinture hollandaise, avec laquelle, chemin faisant, on aura vu qu’il offrait plus d’une ressemblance. D’autres auront été nos Florentins ou nos Vénitiens ; les Balzac et les Flaubert, les Dickens et les Eliot, les Tolstoï et les Dostoïevsky, seront nos Frans Hals, nos Mieris ou nos Terburg, et même nos Rembrandt.

Mais l’imitation de la nature, qui est sans doute le commencement de l’art, n’en saurait être le terme, ni peut-être le principal objet, puisqu’on sait bien qu’il y a des arts qui ne sont point d’imitation. C’est pourquoi le roman naturaliste, après avoir un moment triomphé de toutes les espèces de romans qui lui avaient fait concurrence, n’a pu cependant les étouffer, ni les empêcher par conséquent de renaître. Au surplus, en quelque genre qu’il se soit une fois produit des œuvres maîtresses, elles font partie de l’histoire de l’art, sinon de la nature même ; elles vivent comme « modèles ; » et il se trouve toujours quelqu’un pour essayer de les reproduire. Ni le roman historique, ni surtout le roman « personnel » ne sont donc morts du triomphe du naturalisme, et, l’oserons-nous dire, en parlant d’un vivant ? le Mariage de Loti ou le Roman d’un Spahi ne sont pas au-dessous d’Atala. Dans ce genre du roman personnel, on rapprochera des romans de Loti ceux de M. Gabriel d’Annunzio : l’Enfant de Volupté, l’Innocent, le Triomphe de la Mort. Et la fortune du roman naturaliste n’a pas non plus entièrement prévalu contre celle du roman psychologique, tel que l’ont conçu et traité George Sand elle-même, Octave Feuillet, Victor Cherbuliez, chez nous, George Eliot aussi, Meredith en Angleterre ; et, plus près de nous, sous une influence où Balzac et Stendhal paraissent avoir également concouru, M. Paul Bourget, l’auteur de Mensonges, du Disciple, et d’Un Cœur de Femme. On conçoit d’ailleurs aisément qu’il ne soit difficile ni au roman naturaliste d’être en même temps psychologique, et c’est le cas de Middlemarch ou de Daniel Deronda, ni au roman psychologique d’être en même temps naturaliste, et c’est le cas au moins des premiers romans de M. Paul Bourget. L’observation naturaliste va du dehors au dedans, l’observation psychologique du dedans au dehors. L’une s’attache ou s’arrête à ce qui se voit et l’autre essaie de saisir et de préciser ce qui ne se voit pas. Le naturaliste s’intéresse aux actes, le psychologue aux mobiles des actes. Ajoutons que le premier s’intéresse plutôt aux cas généraux ou typiques, et le second aux cas singuliers ou rares. Mais, que l’on étudie les actions des hommes dans leurs effets, comme le naturaliste, ou dans leurs causes, comme le psychologue, il faut toujours bien que l’on se rencontre, et ce terrain où l’on se rencontre est proprement le domaine du roman psychologique.

On a fait cependant un pas encore, depuis quelques années. « Tout fait, écrivait Emerson, a, par un de ses côtés, rapport à la sensation, et, par l’autre, à la morale. » C’est ce que les romanciers ont compris, et de là, l’invasion des questions morales dans le roman. Il est curieux, à ce propos, d’observer la part que les femmes ont prise à cette transformation. Mme de Staël avait commencé, si du moins on ne saurait nier que Delphine et Corinne soient ce que nous appellerions aujourd’hui des romans « féministes. » George Sand l’a suivie, en qui la critique russe est unanime à reconnaître l’inspiratrice de la « religion de la souffrance humaine : » je parle ici de l’élève de Lamennais, de Pierre Leroux, de Michel de Bourges. Charlotte Brontë, George Eliot, Elisabeth Gaskell, sont venues à leur tour, avec Jane Eyre, Mary Barton, Daniel Deronda ; et je ne dis rien de Mrs Beecher Stowe ou de Miss Cummins. Aujourd’hui, c’est Mrs Humphry Ward, qui, dans son Robert Elsmere, dans son David Grieve, dans sa Marcella, ne craint pas d’aborder les plus graves problèmes de l’heure présente. Citons à côté d’elle Miss Olive Schreiner, et en Italie, Mme Mathilde Serao, ou encore en Espagne, Mme Emilia Pardo Bazan. En vérité, ne pourrait-on pas dire qu’avec leur superbe et inconscient dédain des théories littéraires, ou plus généralement de tout ce que les mandarins d’Occident enveloppent sous le nom de « secrets de l’art, » mais surtout grâce à la pitié dont leur sexe s’émeut au spectacle des misères humaines, ce sont les femmes — femmes d’Angleterre, femmes de France, femmes d’Italie, femmes aussi du Nord Scandinave, — qui ont révélé au roman naturaliste sa portée sociale ? L’examen un peu approfondi des questions sociales semble encore incompatible avec les exigences de l’art, mais nous ne doutons pas qu’on ne puisse finir un jour par les concilier, puisque déjà quelques-unes d’entre elles y ont presque réussi. Et soyons sûrs que, cette tendance étant d’accord avec les tendances du siècle qui finit, et qui honorent singulièrement sa fin, on ne peut ni donner aux romanciers un meilleur conseil que d’y persévérer, ni d’ailleurs un conseil qui leur soit plus agréable.

On peut également le donner aux derniers « littérateurs » dont il nous reste quelques mots à dire, et ce sont les orateurs. Au barreau, à la tribune, dans la chaire chrétienne, l’Europe moderne en a connu de très grands, et parmi ces derniers, je ne crois pas qu’aucun Anglais m’en démente, si je mets à part et au-dessus des autres le cardinal Newman. Mais je ne sais comment il se fait que, de tant d’orateurs, on n’en trouve qu’un bien petit nombre qui soutiennent l’épreuve de la lecture ; et on ne pourrait mieux comprendre qu’en essayant de relire aujourd’hui les discours les plus vantés d’un Lacordaire ou d’un Berryer ce qu’il y a de physique et, si je l’ose dire, de circonstanciel dans l’éloquence. Il y a plus de fond, et surtout d’émotion communicative, dans quelques-uns de ceux de Montalembert. Villemain a beaucoup loué, dans le temps, ceux de lord Chatham, et Macaulay ceux de Sheridan ou de Burke, mais ils appartiennent tous les trois au dernier siècle. Les discours de Gladstone et de Disraeli, — lesquels furent cependant des professionnels de lettres, — ne sont guère divertissans à lire. L’historien qui compulsera ceux du comte de Cavour ou du prince de Bismarck n’y cherchera point de beautés littéraires. Oserai-je ajouter que les « déclamations » de don Emilio Castelar, qui étincellent de ce genre de beautés, suffiraient à nous dégoûter d’une pareille recherche ? On ne voit nulle part mieux que dans la collection de ces Discours ce qu’il y a de contradictoire entre les sonorités creuses d’une certaine éloquence, très musicale d’ailleurs, et les exigences pratiques, ou réalistes, pour ainsi parler, de la politique moderne.

C’est la grande raison qui a dépossédé l’éloquence de son ancien empire, et qui l’a comme dépouillée de sa valeur littéraire. On notera du reste, à ce sujet, que l’éloquence a toujours été rare, — presque aussi rare ou plus rare que la poésie, disait déjà Cicéron dans son De Oratore, — et nous en trouvons une preuve dans ce fait que chez nous, en France, où pourtant la tendance de la littérature a été si longtemps « oratoire, » c’est à peine si, de tant d’orateurs qui ont porté la parole du haut de la chaire chrétienne, nous en avons retenu jusqu’à trois : Bossuet, Bourdaloue, Massillon. Telle est aussi bien la destinée de quelques genres dont les titres et l’utilité sont, à vrai dire, indépendans de leur valeur littéraire. Ni on ne prêche, ni on ne plaide, ni on ne prononce un discours politique à dessein de faire de la « littérature. » La préoccupation d’art est là tout à fait secondaire, accessoire même, et le grand reproche qu’avec et après Nisard on fait chez nous à Massillon, c’est précisément que cette préoccupation, trop visible dans ses Sermons, les gâte. Fléchier, chez lequel elle est tout à fait apparente, n’est absolument qu’un rhéteur. C’est qu’aussi bien, le souci de plaire, qui est inséparable du dessein littéraire, serait déplacé dans la chaire chrétienne, inconvenant et profane. Il ne l’est guère moins à la tribune ou au barreau, quoique d’une autre manière et pour d’autres motifs. Ni les prétoires ni les Chambres ne sont des Académies, et le langage y dépend des nécessités de l’action. C’est encore un motif qui explique, non pas précisément la décadence, mais la « dénaturation » de l’ancienne éloquence. D’un art qu’elle était au commencement du siècle, elle est devenue une arme, et la vraie beauté d’une arme n’est pas dans sa richesse ou dans son élégance, mais dans la qualité de sa trempe ou la longueur de sa portée. Et dira-t-on, par hasard, qu’il en était ainsi chez les anciens, où, l’éloquence étant bien plus que chez nous maîtresse des affaires, cela n’a point cependant empêché les Démosthène et les Cicéron d’égaler en réputation littéraire les Thucydide et les Lucrèce ? Mais nous nous contenterons de répondre comme pour nos grands prédicateurs : « Combien y a-t-il eu de Cicérons ou de Démosthènes ? » Et les anciens n’avaient, d’autre part, ni l’imprimerie, ni la presse, ni le livre, ni le journal.

De même qu’en effet, tout ce que le théâtre a perdu de notre temps, ce n’est pas assez de dire que le roman l’a gagné, mais il faut dire que le théâtre l’a perdu précisément parce que le roman le gagnait, ainsi l’éloquence a perdu de son pouvoir, de son crédit, de son action tout ce que gagnait le journal. Or, et encore une fois, à moins d’une rencontre quasi miraculeuse, il y a rarement place, dans le développement d’une grande littérature, pour tous les genres ensemble. L’éloquence ne crée plus aujourd’hui, comme jadis, de « mouvemens d’opinion, » et le journalisme l’a réduite à ne pouvoir plus que décider des résolutions. Un orateur peut encore exciter ou remuer des passions ; il ne peut pas les « entretenir, » et ce rôle est celui de la presse. Dans ces conditions, et tout en conservant des occasions de s’exercer, l’éloquence a perdu un peu de cette universelle faveur, sans la complicité de laquelle aucun genre littéraire ne donne tout ce que comporterait sa vraie définition. C’est le journaliste qui est de nos jours l’orateur, et l’on voit bien ce que l’éloquence a perdu à cette transformation, mais ce que la littérature y a gagné, c’est une autre question. Nous nous félicitons de n’avoir pas à la traiter ici.


III.
L’ORIENTATION DES TENDANCES

De ces indications sommaires, et surtout incomplètes, pouvons-nous maintenant dégager quelques vues d’avenir, sans nous donner le ridicule de prophétiser ? « Il faut désormais avoir l’esprit européen, » écrivait Mme de Staël, voici tantôt cent ans : elle dirait aujourd’hui qu’il faut l’avoir « mondial. » Si ce n’était sans doute qu’un rêve, est-il à la veille de se réaliser, et souhaiterons-nous qu’il se réalise ? Toute considération d’un autre ordre mise à part, souhaiterons-nous que la « littérature, » dans son intérêt même, dans l’intérêt de son développement, tâche à se dépouiller de ce qu’elle a encore de français en France, d’anglais en Angleterre ? et, au cours du siècle qui s’achève, quels progrès a-t-elle faits dans ce sens ?

On pourrait presque nier qu’elle en ait fait aucun, si le même siècle qui semble, à de certains égards, avoir été le siècle du cosmopolitisme, aura été aussi le siècle des nationalités. Je ne parle toujours, on l’entend bien, qu’au point de vue de la « littérature. » Le romantisme, — en tant que réaction contre le classicisme et l’humanisme de la renaissance italienne, — s’est caractérisé, en Angleterre et en Allemagne, plus particulièrement, comme un retour au moyen âge, et, par-delà le moyen âge, aux origines, ou du moins à ce que l’on croyait les plus lointaines origines de la race : il suffit, à ce propos, de rappeler le succès des Anciennes Ballades de Percy ; celui de l’Ossian de Macpherson ; et ce que l’on pourrait appeler la renaissance des Nibelungen. Les érudits sont venus ensuite, un Jacob Grimm ou un Karl Immermann, qui, parmi cette recherche ou cette curiosité des origines, ont essayé de définir en soi la « mentalité » germanique ou anglo-saxonne, et, naturellement, pour la définir, n’en ont retenu que les traits les plus originaux. Les nôtres, de leur côté, faisaient le même travail. Mais, érudits ou critiques, ils étaient plus embarrassés. Car, pour des Anglais, sacrifier Congreve et Wycherley, Pope et Dryden, à Shakspeare, à Spenser, à Chaucer, c’était premièrement faire-justice ; et c’était, en second lieu, secouer l’influence étrangère. Pareillement, pour des Allemands, retourner à leur moyen âge, c’était libérer ou épurer le génie national de ce que tant de mélanges y avaient introduit d’étranger. Mais nous, Français, nous ne pouvions pas estimer les Mystères au-dessus, de la tragédie de Racine, ou préférer à Molière l’auteur anonyme de la Farce de Pathelin ; et, au contraire, de rompre avec le classicisme, les mieux informés, comme Sainte-Beuve, se rendaient compte qu’en somme, c’était rompre avec les traditions qui jadis avaient assuré le règne européen de la littérature française. C’est pourquoi, tandis que nous hésitions, et que nous flottions, pour ainsi parler, de Malherbe à Ronsard et de Ronsard à la Chanson de Roland, les littératures étrangères, — l’allemande, l’anglaise, l’italienne même, qui, par-delà le siècle des humanistes, pouvaient remonter jusqu’au siècle de Dante, — se « nationalisaient » tous les jours davantage. On se repliait, on se concentrait sur soi-même. Autorisée par les conclusions des érudits, des philologues, des grammairiens, la critique enseignait que la « littérature, » étant l’expression de ce qu’il y a de plus intime dans le génie des grands peuples, un grand peuple y devait donc demeurer plus étroitement attaché qu’à pas un de ses souvenirs ou à pas une de ses traditions. Sa littérature était sa conscience. « Le roi Shakspeare, comme disait Carlyle, était le lien du Saxonnat. » C’était lui, de New-York à Paramatta, qui maintenait l’Anglais dans la conscience de sa mentalité. Et, pour cette raison, ses défauts eux-mêmes, s’il en a, — je veux dire Shakspeare, — devenant autant de qualités, la première des vertus qu’on exigeait d’un écrivain anglais ou allemand, ce n’était plus de bien écrire et de bien penser, mais de penser d’une manière vraiment « germanique » ou « anglo-saxonne. » Et qu’était-ce que penser d’une manière vraiment anglo-saxonne ou germanique ? Les vicissitudes de l’histoire avaient fait qu’au début de notre siècle, c’était penser de la manière la moins française possible ; — et, plus généralement, la moins latine.

Une autre cause n’a pas moins contribué à développer cet esprit de « nationalisme ; » et c’est celle dont on ne voit nulle part mieux l’influence que dans l’histoire de la littérature italienne contemporaine. De 1796 à 1860, ou même à 1870, ce que les Italiens ont exigé de leurs écrivains, et je ne dis pas de leurs publicistes ou de leurs orateurs ou de leurs journalistes, mais je dis de leurs poètes ou de leurs romanciers, ç’a été à peu près uniquement de se consacrer au Risorgimento. J’ouvre au hasard une histoire de la littérature, et j’y cherche quel est aux yeux de la critique italienne le grand titre de gloire d’Ugo Foscolo : c’est, en écrivant son poème fameux des Tombeaux (ISepolcri), d’avoir éveillé, dans l’âme somnolente des Italiens de 4806, le ressouvenir de leurs morts illustres, et ainsi travaillé à la régénération nationale. Tournons la page : connaissez-vous G. Giusti ? Sa gloire, qu’on entretient dans les écoles, est d’avoir fait de la satire : un mezzo di combattimento contro le signorie italiane e l’oppressione straniera, de même que le principal mérite de Gabriel Rossetti est d’avoir travaillé par ses chants à l’indépendance et à la liberté de l’Italie. Pareillement, quelle est la valeur des romans historiques de Massimo d’Azeglio, de son Ettore Fieramosca ou de son Niccolo de Lapi ? Ils ont renouvelé dans la mémoire des Italiens le souvenir de deux glorieux faits d’armes. Et de ceux de Domenico Guerrazzi ? Furono strumenti d’agitazione e di combattimento contro gli stranieri : voilà ce qu’il faut penser de sa Battaglia di Benevento ou de son Assedio di Firenze. Mais encore que nous dira-t-on du théâtre, et, par exemple, des tragédies d’Eduardo Fabbri ! On nous en dira qu’elles sont pleines « d’ardeur patriotique, » et que d’ailleurs Fabbri « a pris sa part de tous les mouvemens politiques qui ont eu lieu de 1815 à 1849. » Et si nous sommes curieux de savoir quel est le solide fondement de la réputation de Giambattista Niccolini, c’est que dans son théâtre : Si fece banditore di politica unitaria ed antipapale. On le voit, c’est un parti pris, c’est un système, ou plutôt et mieux encore, c’est la reconnaissance de ce que la « littérature » italienne a fait pour la grandeur, pour la gloire, pour la continuité de la patrie. La littérature italienne a maintenu, sous la domination étrangère, ce que l’on pourrait appeler l’identité de l’âme italienne. Et on pense bien qu’elle ne l’a point fait, malgré les apparences, en se mettant à la remorque des littératures étrangères, mais au contraire, et plutôt, en se retranchant les communications qu’elle avait entretenues depuis quatre ou cinq cents ans avec elles.

On peut aller plus loin encore, et, en effet, dans la seconde moitié de ce siècle, ne semble-t-il pas que la « littérature » ait intellectuellement créé la nationalité « Scandinave ? » Suédois, Norvégiens et Danois, sans doute, il leur a paru que la littérature « européenne, » allemande ou française, italienne ou anglaise, n’exprimait que très imparfaitement ce qu’ils sentaient s’agiter en eux de particulièrement « Scandinave. » Les Ibsen et les Biörnson avaient quelque chose à dire qu’ils estimaient que les George Sand ou les Dickens n’avaient point dit. Ils l’ont voulu dire, ils l’ont dit ; leurs compatriotes se sont reconnus dans la manière dont ils le disaient. Avertis de leurs qualités nationales, ils se sont efforcés de les dégager de tout alliage exotique, et dans la mesure où ils y ont réussi, c’est dans cette mesure qu’il existe une littérature, et, « intellectuellement, » une mentalité ou une nationalité Scandinave. On en peut dire autant, je crois, de la littérature ou de la nationalité russe ; et, sans exagération, on a le droit d’ajouter, qu’en ce sens, les Pierre le Grand, les Catherine n’ont pas fait plus pour la Russie que les Tolstoï et les Dostoïevsky.

Mais ces motifs sont-ils suffisans pour nous faire douter de l’ « européanisation » de la culture, et, si puissans qu’ils soient, d’autres motifs ne les contre-balancent-ils point, qui seraient capables de l’emporter un jour ? Il est vrai, dira-t-on, que les littératures nationales ont essayé dans ce siècle de se concentrer sur elles-mêmes et de diriger leur développement dans le sens de leurs traditions, mais cela même n’est-il pas une preuve de leur pénétration réciproque et de la crainte qu’elles ont ressentie de perdre ainsi les plus originales de leurs qualités natives ? Elles ont cherché précisément dans l’exagération de leur nationalisme un moyen de résister et comme de se raidir contre la tendance qui les entraînait au cosmopolitisme. Mais un drame d’Ibsen diffère-t-il autant qu’on le dit d’un roman de Tolstoï, Un ennemi du peuple de la Sonate à Kreutzer ? et les romans de Dickens n’ont-ils pas trouvé presque autant de lecteurs à Paris que ceux de M. Paul Bourget ou de Pierre Loti à New-York ? D’un autre côté, la meilleure histoire que l’on ait de la Renaissance italienne est celle d’un Anglais, John Addington Symonds ; et nous avons en français plus d’un livre sur Voltaire, sur Rousseau, sur Diderot, mais peut-être pas un qui vaille ceux de Strauss, de Rosenkranz, de M. John Morley. Le poète anglais Dante Gabriel Rossetti, et son frère, qui est un critique distingué, en anglais, sont les fils d’un Italien. En revanche, n’est-ce pas la France, par la voix de M. de Vogué, qui a presque révélé, à l’Italie elle-même, l’auteur de l’Innocent et du Triomphe de la mort, et au monde entier les noms de Tolstoï et de Dostoïevsky ? La publication du Roman russe est une des dates littéraires de cette fin de siècle. A plus forte raison, et au lieu de la « littérature » en particulier, si l’on considère la « culture » en général, cette pénétration des nationalités les unes par les autres apparaîtra-t-elle active, continue, et irrésistible. On ne parle pas ici de l’internationalisme scientifique ou industriel, ni du cosmopolitisme de l’argent ou des intérêts ouvriers. Mais la philosophie d’Auguste Comte n’a pas fait moins de prosélytes en Angleterre, en Allemagne, en Russie, ou plus loin encore du lieu de son origine, aux Etats-Unis ou au Brésil, qu’en France même. La musique de Wagner n’est pas moins « mondiale ; » et, depuis quelques années, c’est une question de savoir si par hasard on ne l’exécuterait pas mieux ou aussi bien à Boston qu’à Bayreuth. Voyez encore se répandre, et gagner tous les jours de nouveaux adeptes, cette esthétique de John Ruskin, que l’on eût crue, qu’il y a vingt ans on croyait encore si britannique ? La « littérature » échappera-t-elle seule à l’influence de ces grands courans d’idées ? et plutôt le romantisme, le réalisme, le naturalisme, n’ont-ils pas été des mouvemens européens, à l’écart desquels on ne voit pas qu’aucune littérature ni qu’aucun écrivain eût pu se tenir et se soit effectivement tenu ? Chateaubriand, Byron, Pouchkine, ne sont-ils pas des contemporains ? et pareillement, à trente ou quarante ans de distance, l’auteur d’Adam Bede, celui de Madame Bovary, et celui d’Anna Karénine ? Veut-on préciser davantage ? Toute l’Europe littéraire n’a-t-elle pas été un moment byronienne, et pareillement, ne wagnérise-t-elle pas, ne tolstoïse-t-elle pas aujourd’hui tout entière ? A moins donc que les frontières ne se hérissent de douanes littéraires, comme elles le sont en ce moment de baïonnettes et de canons, ce qui est commencé s’achèvera, et le cosmopolitisme intellectuel passera son niveau sur les différences « nationales. » La fonction sociale de la « littérature » changera de nature, et au lieu d’entretenir les traditions qui divisent, parce qu’elles ne sont nées que de la nécessité de « s’opposer pour se poser, » elle n’empruntera de chacune d’elles, et n’en retiendra pour le confondre dans une vivante universalité que le meilleur, le plus original, et le plus pur.

Nous répondons que ce serait la fin de toute littérature ; et, en effet, en littérature, si c’est la nature des idées qui importe, c’est aussi, et surtout, la qualité de l’expression qu’on en donne. « La grande puissance géniale, dirait-on presque, consiste à n’être pas original du tout, à être une parfaite réceptivité ; à laisser les autres faire tout et à souffrir que l’esprit de l’heure passe sans obstruction à travers la pensée. » Ainsi s’exprime encore Emerson, et c’est presque le début de son Essai sur Shakspeare. Il a raison. Mais qu’est-ce qu’il appelle ici « l’esprit de l’heure ? » C’est ce que la critique appelle d’un autre nom, moins mystique, sinon plus clair, le génie de la race, du milieu, du moment ; et c’est tout ce qu’une tradition nationale a pour ainsi dire préparé de matériaux à Shakspeare. Assurément, — et il faut bien le dire, puisqu’on semble quelquefois l’oublier, — ce qu’il y a de plus shakspearien dans Shakspeare, c’est lui ! Mais il y a pourtant aussi quelque chose d’anglais, et ce quelque chose d’anglais n’est pas ce qui distingue le moins profondément ses Amans de Vérone de ceux de Bandello ou de Luigi da Porta. Dante ne serait pas Dante, s’il n’était Italien ; Cervantes ne serait pas Cervantes, s’il n’était Espagnol. Et de quoi ce « génie national » est-il fait ? On ne saurait le dire avec une entière précision, et nous devons toujours bien prendre garde, en le définissant, de réserver le droit et le pouvoir qu’un Dante ou un Shakspeare auront toujours de le modifier, en y ajoutant leur génie propre. Même ils ne sont encore Dante et Shakspeare qu’à cette condition. Mais qui niera cependant que ce génie national ne dépende, et peut-être pour la plus grande part, d’une langue dont le développement, déterminé par « les airs, les eaux et les lieux, » ait ainsi reflété dans son cours les images de la terre natale ; d’une langue parlée par les ancêtres, et ainsi chargée par eux d’un sens traditionnel dont l’intelligence échappe à ceux qui ne l’ont pas balbutiée dès l’enfance et comprise avant de la balbutier ; d’une langue enfin illustrée par ses maîtres, et ainsi proposée par eux à l’émulation de tous ceux qui s’essaient à l’écrire après eux ? Que resterait-il de Shakspeare et de Dante, s’ils avaient écrit en latin ? et l’on sait que, comme Pétrarque, Dante en fut un moment tenté. L’existence des génies nationaux est indispensable à l’existence, nous ne disons pas des littératures nationales, cela serait trop évident, mais de « la littérature. » Il n’y a de littérature que des idées générales, et, à cet égard, il faut donc souhaiter que d’une extrémité de l’Europe à l’autre les mêmes idées générales s’établissent, puisque aussi bien elles sont censées être l’expression de la vérité. Mais il faut souhaiter d’autre part que la traduction en soit continuellement diversifiée par « l’esprit de l’heure ; » et l’esprit de l’heure, nous le répétons, c’est le génie du moment, du milieu, c’est le génie de la race, et mieux encore, pour éviter la confusion, c’est le génie national.

Sous cette réserve unique, il sera permis de se féliciter que, dans notre fin de siècle, la « littérature » ait cessé d’être un « divertissement ; » et nous voulons nous flatter de l’espoir qu’elle ne le redeviendra pas. Sans doute, il y aura toujours des amuseurs vulgaires, des vaudevillistes, des fabricans, des producteurs à la grosse de romans-feuilletons ou de chansons de café-concert ; il y aura des « chroniqueurs. » Mais ils se déclasseront ; ils cesseront d’appartenir à la « littérature : » on ne mettra plus de Labiche dans les Académies, on ne fera plus aux Béranger de funérailles nationales. Leur valeur ne sera plus qu’une valeur de commerce : ils « divertiront » leurs contemporains de même que d’autres les abreuvent. Leur genre de talent ne sera pas estimé au-dessus de celui d’un bon cuisinier, et ils seront, s’ils le veulent, des « artistes » à leur manière ; ils ne seront pas des écrivains. Car, ni l’indépendance que l’homme de lettres a conquise en s’émancipant à jamais de la protection du grand seigneur ou du traitant ; ni les exigences d’un public avide d’instruction, ou pour mieux dire, d’informations sur toutes choses ; ni le pouvoir nouveau dont les circonstances ont investi la « littérature » en en faisant ce que nous appelions tout à l’heure une arme au lieu d’un art, ne permettront à l’écrivain de se dérober aux responsabilités qui résultent pour lui de tant de changemens ou de modifications sociales. Elles ne lui permettront pas davantage de s’isoler dans un orgueilleux dédain de l’opinion, et, s’il affecte la prétention de n’écrire que pour une élite, il en sera puni, je ne dis pas par l’indifférence de l’opinion, qui est une chose après tout secondaire, mais par la stérilisation, pour ainsi parler, de son propre effort, et l’infécondité de son œuvre. Il ne sera donc pas un amuseur, mais il ne sera pas non plus un dilettante. Il n’aura plus le droit, qu’il s’était arrogé, de cueillir la fleur de tout pour la seule volupté d’en respirer le parfum. On ne l’estimera qu’en raison de l’utilité de sa fonction sociale, et il protestera, s’il le veut, du haut de sa tour d’ivoire contre cette conception bassement utilitaire de la littérature, mais on ne l’écoutera pas, on ne l’entendra seulement point. Ou, si par hasard on l’écoute, on lui répondra que, de toutes les formes de l’aristocratie, l’aristocratie intellectuelle est, en principe, la plus injustifiable et, en fait, la plus dangereuse, toutes les fois qu’au lieu de s’employer elle-même à éclairer l’âme obscure des foules, elle abuse d’une supériorité qui n’est due qu’au hasard, — comme la voix du ténor ou la vigueur du portefaix, — pour aggraver la différence qu’il y a d’elle au reste de l’humanité.

Est-ce à dire que nous marchions vers la « socialisation » de la littérature ? et nous Français, en particulier, vers une « socialisation » croissante, si, comme je l’ai fait voir plus d’une fois, notre littérature a toujours été, de toutes les littératures de l’Europe moderne, la plus sociale et la plus humaine ? Je le crois ; et ce qui me le fait croire, indépendamment de quelques autres raisons, c’est que, de ces mêmes littératures, la plus préoccupée désormais des questions morales ou sociales est précisément celle qui longtemps a été de toutes la plus « individualiste : » on entend bien que je veux parler de la littérature anglaise. Se rappelle-t-on les cruelles railleries de Byron contre Wordsworth ? Elles n’ont pu faire, cependant, que Wordsworth ne triomphât de Byron. « La poésie, écrivait Elisabeth Browning en 1844, a été pour moi une chose aussi sérieuse que la vie elle-même, et la vie a été pour moi une chose sérieuse. Jamais je n’ai commis l’erreur de voir dans le plaisir l’objet de la poésie. » George Eliot écrivait en 1856 : « Honneur et respect à la perfection divine de la forme ! Recherchons-la autant que possible chez les hommes, chez les femmes, dans nos jardins et dans nos demeures. Mais sachons aimer aussi cette beauté qui ne réside point dans les secrets de la proportion, mais dans ceux d’une profonde sympathie humaine. » Elle ajoutait et elle précisait : « Il se trouve tant de gens communs et grossiers, dont l’histoire n’offre aucune infortune sentimentalement pittoresque ! Il est nécessaire que nous nous rappelions leur existence, car nous pourrions autrement en venir à les laisser tout à fait en dehors de notre religion et de notre philosophie, et établir des théories si élevées qu’elles ne s’adapteraient qu’à un monde exceptionnel. » Et de qui donc enfin, de quel autre Anglais résumait-on ainsi tout récemment la doctrine : « Tant que des êtres humains peuvent avoir encore faim et froid dans le pays qui nous entoure, non seulement il n’y a pas d’art possible, mais il n’est pas possible de discuter que la splendeur du vêtement ou du mobilier soit un crime ! » Quel est-il ce barbare ou cet iconoclaste qui a osé dire : « Mieux vaut cent fois laisser s’effriter les marbres de Phidias, et se faner les couleurs des femmes de Léonard que de voir se flétrir les traits des femmes vivantes, et se remplir de larmes les yeux des enfans qui pourraient vivre si la misère ne les pâlissait déjà de la couleur des tombeaux ? » Quel est-il ? et si, par hasard, prophète ou apôtre de l’art, il s’appelait John Ruskin, et qu’il eût fondé la « religion de la beauté, » ne faudrait-il pas convenir qu’il y a quelque chose de changé dans l’Angleterre des économistes ? Une pitié s’est emparée d’elle, qu’on peut dire qu’elle avait désapprise depuis le temps de Shakspeare, et, chose inattendue ! de cette pitié même qu’on eût pu croire inesthétique se sont inspirées quelques-unes des œuvres d’art dont elle est le plus fière : Aurora Leigh, Adam Bede, et celles de cette école de peinture, plus « ruskinienne » encore que préraphaélite. N’y a-t-il pas là de quoi donner à réfléchir ?

Mais quel cours la réflexion ne prendra-t-elle pas, presque nécessairement, si l’on observe que, vers le même temps, le théâtre français, sous l’influence d’Alexandre Dumas, le roman russe, avec Tolstoï et Dostoïevsky, et, dirai-je le théâtre ? mais plutôt la pensée Scandinave, avec Ibsen et Biörnson, tendaient justement au même but ? Ce n’étaient plus ici les questions « morales » mais, à proprement parler, c’étaient les questions « économiques, » ou, mieux encore, les questions « sociales » qui envahissaient la littérature d’imagination. Le naturalisme, dégagé de toute intention grossière, le naturalisme, ramené de son attitude provocante et paradoxale à la fidèle imitation de la réalité, mais de la réalité tout entière, avait fait ce miracle. Et on pouvait bien encore épiloguer, diviser, distinguer ! On pouvait reprocher à l’un que ses personnages n’étaient que des abstractions laborieusement personnifiées ! On pouvait faire à l’autre un grief de ce que la vie de ses foules débordait le cadre de son roman. On ne pouvait contester ni que La Femme de Claude ou Un Ennemi du Peuple fussent du théâtre, ni qu’il y eût peu de romans qu’on pût mettre au-dessus d’Anna Karénine. La preuve est donc faite que ni le théâtre, ni le roman ne sont incapables d’aborder les questions sociales. Il y faudra seulement plus de talent et plus d’art. Quiconque aura la très belle ambition de traiter, au théâtre ou dans le roman, les questions sociales, il faudra seulement qu’il y apporte, avec l’entière possession des moyens de son art, une expérience personnelle, une expérience étendue et une expérience raisonnée de la vie. Le nombre des « littérateurs » en sera peut-être diminué, mais la dignité de la « littérature » s’en accroîtra d’autant, et davantage encore l’efficacité de son action.

Parvenue à ce point de son développement, la « littérature » s’apercevra-t-elle alors que, si les « questions sociales » sont des « questions morales, » elles sont aussi des « questions religieuses ? » On peut l’espérer, puisque M. Emile Zola lui-même a dû finir par s’en apercevoir. Il n’est pas le seul ; et l’on sait quelle place occupe la question religieuse dans les romans de Tolstoï, dans sa pensée surtout ; et quelle est la signification du dernier roman de Mrs Humphry Ward, Helbeck de Bannisdale, si elle n’est pas religieuse ? Ai-je besoin encore de rappeler le '   'Middlemarch, le Daniel Deronda de George Eliot ? et, vers le même temps, l’œuvre presque entière d’un Octave Feuillet, depuis Sibylle jusqu’à la Morte !

Aussi bien, — et sans doute, je ne saurais mieux terminer cette étude, — la fin du siècle, sous ce rapport, n’aura-t-elle fait que répondre à ses commencemens. On l’a pu croire agité d’autres soins, et, en effet, il l’a été. Mais si la question religieuse n’a pas toujours été la première ou la plus évidente de ses préoccupations, elle en a été certainement la plus constante, et disons, si on le veut, par instans, la plus sourde, mais en revanche la plus angoissante. C’est en France, particulièrement, dans le pays de Voltaire et de Montaigne, qu’on le peut bien voir, ou du moins qu’on le verrait le mieux, si nous avions ici le loisir de le montrer. Le premier grand livre du siècle, c’est le Génie du Christianisme, et le Génie du Christianisme, qu’est-ce autre chose qu’une réfutation de tout ce que le siècle précédent avait entassé de sophismes pour écraser sous eux l’idée religieuse ? Lamennais vient ensuite avec son Essai sur l’Indifférence, et, presque en même temps, l’homme que j’aime à nommer le théologien laïque de la Providence, Joseph de Maistre, avec son livre du Pape et ses Soirées de Saint-Pétersbourg. On leur dispute âprement le terrain qu’ils ont regagné, mais, jusque dans le camp des philosophes, c’est à fonder une religion nouvelle, dont l’autorité se substitue à l’ancienne, que s’emploient des esprits aussi différens que ceux de Victor Cousin, d’Auguste Comte, et de Pierre Leroux. C’est du point de vue religieux qu’Alexandre Vinet écrit son Histoire de la Littérature française et Sainte-Beuve son Port-Royal ; et que resterait-il de Michelet lui-même, ou d’Edgar Quinet surtout, s’ils ne s’étaient à peu près constamment inspirés de la haine de la religion ? Les érudits entrent alors en ligne : Eugène Burnouf, le plus grand de tous, dont la gloire est d’avoir fondé l’histoire des religions avec son Introduction à l’Histoire du bouddhisme ; et les hébraïsans ou les arabisans, sur les traces de leur maître Silvestre de Sacy, dont le principal ouvrage est, en deux gros volumes, un Exposé de la Religion des Druses. Les romanciers, comme Balzac, ne laissent échapper aucune occasion d’affirmer l’intransigeance de leur catholicisme, à moins que, comme George Sand, ils n’opposent à la religion du Christ les espérances confuses du socialisme humanitaire. Les poètes eux-mêmes prennent parti, Lamartine, dans son Jocelyn, ou Vigny dans ses Destinées ; et les historiens, à plus forte raison. Puis, ce sont les savans qui surviennent, jusqu’à ce que les critiques, Renan et Taine en tête, le premier avec son Histoire des Origines du Christianisme, et le second dans l’ensemble de ses premiers écrits, opérant la synthèse des-apports successifs de la science, de l’érudition et de la littérature, posent, pour ainsi dire, le problème religieux avec un retentissement dont l’écho dure encore. Est-il rien de plus saisissant et de plus instructif ? En vain a-t-on voulu écarter la question : elle est revenue ; nous n’avons pas pu, nous non plus, l’éviter, et ceux qui viendront après nous ne l’éviteront pas plus que nous. Et dès à présent ne nous faut-il pas les en féliciter, s’il n’y en a pas, pour tout homme qui pense, de plus importante, ni de plus « personnelle ; » s’il n’y en a pas dont la méditation soit une meilleure école, même au point de vue purement humain, pour l’intelligence ; et s’il n’y en a pas enfin, pour en revenir au point de vue particulier de la présente étude, dont la préoccupation, évidente ou cachée, donne à la « littérature » plus de sens, de profondeur, et de portée ?


FERDINAND BRUNETIERE.