La Littérature et le servage en Russie

La Littérature et le servage en Russie
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 7 (p. 183-193).


LA LITTÉRATURE
ET
LE SERVAGE EN RUSSIE


Mémoires d’un Chasseur russe, par M. Ivan Tourghenief.

Tout le monde a pu remarquer que les voyageurs, causans et communicatifs dans une voiture publique tirée par des chevaux, deviennent silencieux et plus ou moins égoïstes lorsqu’ils se trouvent sur un chemin de fer. Sans chercher aujourd’hui une explication à ce phénomène, je me bornerai à faire remarquer une de ses conséquences. On a imaginé une littérature spécialement à l’usage des personnes qui, de même que Jocrisse, « n’aiment pas à faire connaissance avec les gens qu’elles ne connaissent pas. » Les Mémoires d’un Seigneur russe me semblent une heureuse addition à cette bibliothèque des chemins de fer ; seulement il est fâcheux qu’un livre destiné à être lu parmi les lacets, malheureusement trop fréquens sur nos rails, ne soit pas imprimé avec des caractères plus gros et moins serrés. Qui nous rendra les belles éditions du XVIe et du XVIIe siècle, le papier solide et pas trop blanc, les lettres nettes et carrées ? Mais la civilisation et le progrès ont sans doute leurs conditions mystérieuses, et il faut savoir se résigner à quelques inconvéniens pour beaucoup d’avantages. Au reste, quelque mal imprimés que soient les Mémoires d’un Seigneur russe, on les lira pourtant avec plaisir, non-seulement en diligence, mais dans les châteaux, où le désœuvrement va commencer ; c’est un ouvrage amusant, instructif, sans prétention, qui en dit plus qu’il n’est gros.

Il est intitulé en russe Mémoires d’un Chasseur, titre modeste que le traducteur a cru devoir changer, je ne devine pas trop pourquoi, à moins que ce ne soit pour ne pas induire en erreur MM. les sportsmen, qui espéreraient y trouver des renseignemens sur les ours et les gelinottes. Selon toute apparence, l’auteur, M. Ivan Tourghenief, n’est point un Nemrod, et pour ma part je ne l’en estime pas moins. Pour lui, la chasse paraît être un prétexte à parler de toutes sortes de choses, peut-être même a-t-il jugé nécessaire de prendre une espèce de déguisement pour observer à son aise un pays où l’on ne tolère guère que les observateurs patentés du gouvernement. M. Tourghenief donc, costumé en chasseur, va de village en village à la poursuite d’un gibier dont il ne paraît pas se soucier beaucoup ; mais chemin faisant il rencontre des gens de toutes les classes, de tous les caractères, qu’il aime à faire jaser ; il décrit leurs façons, leurs gestes, attrape quelque chose de leur histoire, puis il poursuit sa chasse en laissant à son lecteur le soin de commenter et de conclure. Les vingt-deux chapitres de ce petit livre n’ont aucune liaison l’un avec l’autre ; ils n’ont qu’un rapport de forme, qui, à vrai dire, manque un peu de variété. « J’étais à la chasse, dit l’auteur, en telle saison, en tel pays. » Vient une description bien faite d’un paysage russe qui ne manque pas d’originalité, mais où l’on sent un peu la pauvreté et la monotonie de la nature du nord ; puis un personnage entre en scène, et l’intérêt commence. Ce sont vingt-deux petits tableaux de genre, encadrés à peu près uniformément, mais habilement variés de composition et de couleur, tous très finement travaillés, parfois avec un peu de minutie ; leur ensemble, dit-on, donne une idée assez exacte de l’état social de la Russie.

Contre l’habitude de presque tous les voyageurs, qui n’aiment à parler que du beau monde, notre chasseur s’attache de préférence à étudier les mœurs du peuple, surtout telles des paysans, assez mal observées en tout pays, et plus mal peut-être en Russie que partout ailleurs. On se demandera si l’auteur, appartenant lui-même à la noblesse, s’est trouvé en mesure de voir les choses au point de vue le plus vrai. Après avoir lu le livre de M. Tourghenief, on répondra hardiment que ce n’est ni la curiosité ni la philanthropie qui lui font défaut. C’est un observateur honnête et consciencieux qui cherche et qui trouve. Il se complaît dans les détails ; il sait surprendre les mouvemens du cœur humain et les décrit avec esprit et finesse, comme Sterne dans son Voyage sentimental, qu’il paraît avoir pris pour modèle, ou, ce qui est plus exact et plus juste, dont il s’est inspiré heureusement. Un patriotisme honorable ne l’empêche pas d’apercevoir les vices et les malheurs des institutions de son pays. Il ne cherche pas le mal, souffre même à le rencontrer, et c’est à regret qu’il le dénonce ; il le signale avec candeur cependant et avec courage. Parlant des paysans, il est obligé de parler de l’esclavage, et c’est un sujet qu’on ne peut aborder en Russie qu’avec une certaine réserve ; aussi M. Tourghenief ne tire pas le voile, mais il le soulève discrètement, et d’ordinaire c’est au lecteur de deviner ce que l’auteur aurait eu quelque peine à lui dire.

Malgré ses réticences et les euphémismes dont il se sert quelquefois, on ne peut s’empêcher d’être frappé d’une certaine hardiesse d’honnête homme qui respire dans tout le livre. Il m’a fait éprouver une surprise analogue à celle qu’ont produite sur moi d’autres ouvrages de la littérature russe, où les institutions nationales sont traitées encore plus cavalièrement. Tel est le roman des Ames mortes de Gogol et sa comédie de l’Inspecteur général. En réfléchissant, on trouvera que les satiriques n’ont que l’apparence de la témérité, et qu’ils obéissent en effet à un mot d’ordre du maître. Il y a en Russie le gouvernement et la coutume qui ne sont pas d’accord sur bien des points. Par exemple, la coutume des employés, s’il en faut croire Gogol et le bruit public, est de voler très effrontément, et le gouvernement y trouve à redire. Ni les destitutions, ni le Caucase, ni la Sibérie, ne pouvant remédier à un mal invétéré, le gouvernement abandonne la coutume à la malice des gens de lettres et les prend comme des auxiliaires utiles ; mais la coutume est, comme il semble, en état de résister à une double attaque.

Sur la question de l’esclavage, le gouvernement a des principes très libéraux et qui lui font honneur, même dans l’hypothèse où des intérêts matériels et politiques dicteraient sa conduite. Vraisemblablement l’émancipation des serfs ajouterait à sa force et à sa richesse ; elle le délivrerait de certaines inquiétudes que la noblesse peut lui causer. À cela, la coutume répond que des inconvéniens graves naîtraient de cette mesure, et qu’il est difficile de s’arrêter lorsqu’on commence une réforme. Peut-être ; mais cette réforme, est commandée par la morale et la justice, et les embarras de l’avenir ne sont pas des motifs suffisans pour empêcher de l’entreprendre. Si, comme on l’assure, sa majesté l’empereur Nicolas s’est proposé pour but de détruire l’esclavage dans ses états, l’exécution d’un tel plan suffisait à sa gloire, et il est à regretter qu’il en ait cherché une autre beaucoup plus difficile et beaucoup moins honorable.

L’opposition que fait la coutume au gouvernement en matière d’esclavage est représentée par la classe des gentilshommes propriétaires, dont la fortune ne se calcule pas, comme dans l’Occident, par le nombre d’arpens de terre, mais par le nombre Marnes, c’est-à-dire de paysans, qu’ils possèdent. Dans toutes les contrées de l’Europe, excepté en Russie et peut-être en Espagne, la caste noble est descendue d’une race étrangère, autrefois conquérante, aujourd’hui plus ou moins intimement unie et amalgamée avec le peuple conquis. Les nobles russes au contraire ont la même origine que leurs paysans ; ils sont Slaves comme eux. Quelques grandes familles, il est vrai, se disent issues des princes Varègues, qui donnèrent des souverains à la Moscovie vers le milieu du IXe siècle ; mais les Varègnes ne furent pas des conquérans. Appelés comme médiateurs entre un grand nombre de petits chefs qui se faisaient une guerre acharnée, ils s’établirent assez paisiblement au milieu d’une nation qui les adopta à peu près comme les princes étrangère qu’à différentes époques les diètes de Pologne élevèrent sur le trône. Autant qu’on peut le conjecturer d’après des annales très confuses et très obscures, les chefs russes ou les plus anciens nobles furent des espèces de patriarches exerçant une autorité toute paternelle sur leur famille ou sur leur tribu, assimilée par les mœurs à une famille naturelle. Dans les idées du peuple russe, toujours si attaché aux antiques traditions, un gentilhomme est encore un patriarche. L’autorité et l’âge ont été autrefois inséparables, et l’on en trouve la preuve dans le langage. Ainsi les magistrats municipaux portent les noms caractéristiques d’anciens ou de vieillards. Au XVIe siècle, les petits gentilshommes d’un rang inférieur aux boyards s’appelaient fils de boyards. Enfin aujourd’hui même un paysan sexagénaire, en parlant à son seigneur âgé de vingt ans, le traitera de petit père.

Dans l’antique société patriarcale de la Russie, le chef de famille possédait une certaine étendue de terre qui faisait vivre sa tribu. Les individus qui la composaient étaient cultivateurs, mais non propriétaires, et comme pour bien prouver qu’ils ne possédaient en propre aucune parcelle déterminée de cette terre, tous les ans, d’après un usage qui se perd dans la nuit des temps, elle était divisée par les soins du chef en un certain nombre de lots et partagée entre tous les membres de la tribu pour être exploitée jusqu’à la récolte. Cette antique institution, qui remonte à l’origine des sociétés, s’est perpétuée jusqu’à ce jour en Russie. Partout on y trouve ce partage annuel du territoire entre les individus d’une même communauté, soit que cette communauté soit libre, soit qu’elle soit esclave. Dans le premier cas, les produits appartiennent au cultivateur ; dans à second, au seigneur terrien, qui en abandonne quelque chose à ses paysans.

Il était nécessaire d’entrer dans ces détails pour comprendre l’histoire de l’esclavage en Russie. Je ne me charge pas d’expliquer par quelle transition le fils d’un chef devint chef lui-même avant que l’âge eût consacré ses droits sur ses frères ou sur ses égaux. Il est certain qu’à une époque très reculée on trouve en Russie des nobles et des paysans. Il semble que le principe d’une noblesse héréditaire fut reconnu plutôt dans le nord de la Russie que dans le sud, et il n’est pas improbable que ce fut une importation étrangère parmi les Slaves. Tandis qu’on voit d’antiques familles princières dans la Moscovie, l’histoire nous montre en même temps dans la Petite-Russie des communautés fondées sur le principe de l’élection. Tels furent les premiers Cosaques du Dnieper, et un peu plus tard ceux du Don et du Volga. Cependant dans la Grande-Russie même, où régnait le système de l’hérédité, le servage n’existait pas avant la fin du XVIe siècle. À la vérité, la loi nationale n’accordait qu’aux seuls nobles le droit de posséder des terres ; mais les paysans étaient libres, et louaient leurs bras à leurs seigneurs selon une convention débattue de gré à gré. D’après un ancien usage, les engagemens, qui n’avaient lieu que pour une année, commençaient et finissaient le jour de la Saint-George, Iourev Den, encore célèbre dans les poésies populaires comme un souvenir de liberté.

Sous le règne d’Ivan IV, surnommé le Terrible, la Russie fit une conquête importante, celle du royaume de Kazan, enlevé aux Tartares et aux Tchérémisses idolâtres. Presque en même temps un capitaine de Cosaques, ancien bandit, Iermak, découvrait et subjuguait la Sibérie. La petite république des Zaporogues florissait dans les îlots du Dnieper. Sur les rives de ce fleuve, sur celles du Don, du Volga et de l’Iaïk, des colonies militaires à peu près indépendantes, qui prenaient le nom d’armées cosaques, possédaient des territoires fertiles et s’enrichissaient par la petite guerre contre leurs voisins musulmans. Aussi l’émigration fut-elle considérable en Russie vers ces grands fleuves où les Cosaques avaient formé leurs établissemens. Le goût de la vie nomade et des aventures est un des caractères du paysan russe. Il aime à changer de demeure aussi bien que de métier, pourvu toutefois qu’il ne quitte pas la sainte Russie, dont il. ne franchit jamais les frontières sans un secret effroi. La vie des Cosaques avait de quoi le séduire : tantôt une culture facile et des pêches abondantes sur de grands fleuves poissonneux, tantôt de rapides expéditions sur terre ou sur mer, dont les privations étaient bien vite oubliées dans d’immenses orgies. Or ces communautés cosaques étaient des asiles, comme Rome autrefois, où tous les aventuriers étaient reçus à bras ouverts. Les paysans polonais s’enfuyaient chez les Zaporogues. Les laboureurs moscovites, au lieu de renouveler leur engagement de la Saint-George, abandonnaient leurs villages pour s’enrôler dans les camps du Don ou du Volga. On put craindre un moment la dépopulation complète du nord de l’empire, et de fait plusieurs localités importantes au commencement du règne d’Ivan IV étaient devenues des déserts, à la mort de ce prince, par l’émigration de tous leurs habitans.

Un homme énergique et peu scrupuleux, Boris Godounof, gouvernait alors la Russie au nom de Fëdor Ivanovitch, qui l’avait nommé régent de l’empire pour vaquer plus librement lui-même aux soins de son salut. Boris vit le danger, et y porta remède avec son inflexibilité ordinaire. Il fit rendre un ukase qui abolissait la coutume de la Saint-George, et défendait aux paysans de changer de demeure. Désormais ils durent vivre et mourir au lieu où ils étaient nés. C’est de cet ukase, rendu en 1593, que date l’esclavage en Russie.

Il y a grande apparence que ni Boris, ni la noblesse russe, ni les paysans ne comprirent bien nettement d’abord la portée et les conséquences de ce décret. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il fut réprouvé alors aussi bien par la classe des gentilshommes, qui acquéraient ainsi des serfs, que par celle des paysans, qui perdaient leur liberté. Les nobles qui avaient de grandes propriétés, mais éloignées des villages, se trouvaient ruinés faute de pouvoir se procurer des laboureurs ; d’autres, ayant plus de paysans qu’ils n’en pouvaient employer à la culture de leurs terres, se plaignaient qu’on fit peser sur eux une charge intolérable ; enfin les paysans, exaspérés, prirent souvent les armes pour recouvrer leur indépendance. L’histoire russe, au commencement du XVIIe siècle, est toute remplie par les désastreuses conséquences de l’abolition de la Saint-George. Presque partout les terres demeuraient incultes, au point que trois années de famine consécutives désolèrent le centre de l’empire. Les paysans, nouvellement attachés à la glèbe et encore impatiens du joug, accueillaient tout bandit audacieux comme un libérateur, et se mettaient à ses ordres dès qu’il leur promettait le pillage des villes et des châteaux et l’extermination de leurs oppresseurs. La facilité avec laquelle les différens imposteurs qui prirent le nom de Démétrius soulevèrent les populations, l’accroissement prodigieux des républiques cosaques, les armées immenses qu’à plusieurs reprises elles vomirent sur la Pologne, tout atteste l’ébranlement profond de la société en Russie dans les premières années du XVIIe siècle, et les efforts des paysans pour échapper à la servitude. Ils furent vaincus cependant, et par tous leurs excès ils méritèrent de l’être. Quelques écrivains russes, avec le talent particulier à leur nation pour défendre les mauvaises causes, ont essayé de justifier la mémoire de Boris ; ils ont prétendu qu’il n’avait pas voulu que les paysans fussent esclaves, et qu’il s’était borné à leur interdire la vie nomade. Je le veux bien ; mais quelle est la condition de travailleurs libres condamnés à rester sur le sol où ils ont pris naissance, et qu’ils ne peuvent posséder ? Évidemment leur liberté, dont il leur est interdit de faire usage, et qui les condamne à mourir de faim ou bien à accepter le salaire qu’il plaît au propriétaire du sol de leur offrir, leur sera bientôt à charge, la servitude leur paraîtra préférable à l’incertitude de leur position.

Dans un pays neuf comme la Russie, une institution qui date de près de trois siècles a reçu sa consécration. Le moujik s’est habitué à son sort, et il pense à la Saint-George comme au paradis dont nos premiers pères furent chassés. Si l’on en juge par les récits de M. Tourghenief, le trait caractéristique du paysan russe, c’est la patience. C’est une vertu que le climat seul sous lequel il vit suffirait à développer. Les lois et les habitudes nationales contribuent merveilleusement à l’entretenir. Depuis son enfance jusqu’à sa mort, le serf obéit. Voilà pourquoi, je pense, le Russe est un excellent soldat, bien que ses instincts ne soient pas trop belliqueux. Peu touché de l’amour de la gloire, trop sensé pour avoir une ambition impossible, il va au feu sans enthousiasme, mais parce que c’est l’ordre. — Prikaz, ce mot répond à tout. Pénétré de respect pour ses chefs, qu’il sait d’une autre espèce que lui, il ne se mêle pas de penser, bien rarement de comprendre. On raconte que dans un engagement sur la Baltique entre les Suédois et les Russes, un vaisseau russe fut coulé bas. Le vaisseau le plus proche met ses embarcations à la mer, et le capitaine leur crie : « Sauvez les officiers de la garde ! » Les matelots, avant de tendre une gaffe aux têtes qu’ils voyaient surnager, leur demandaient : « Êtes-vous officiers de la garde ? » Quelques-unes de ces têtes répondaient : Non, et disparaissaient sous les vagues.

On dit que lorsque l’excès du mal, la colère et l’eau-de-vie ont mis fin à cette merveilleuse patience, le serf devient une bête féroce ; mais sa rage s’acharne contre un homme, et non contre l’institution qui a fait de cet homme un tyran. Chez les Slaves, on ne se passionne guère pour une idée. Un gentilhomme, ou, ce qui est le cas le plus fréquent, l’homme d’affaires, le régisseur d’un gentilhomme, à force de voleries, d’exactions, de violences, pousse à bout les paysans de son village : ils le saisissent, le massacrent, quelquefois avec des raffinemens de cruauté, et, dans le premier enivrement de la fureur, font main-basse sur toute personne de condition noble qui a le malheur de tomber entre leurs mains. Cependant le droit seigneurial n’en demeure pas moins intact. Vers le milieu du siècle dernier, un simple Cosaque nommé Pougatchef, assez mauvais sujet et déjà brouillé avec la justice, se rappela qu’on lui avait dit un jour qu’il ressemblait à Pierre III. Ce prince était mort depuis quelques années de l’accident qu’on sait. En Russie, c’est une espèce de tradition consacrée pour un chef de rebelles que de prendre le nom d’un prince miraculeusement échappé à des assassins. Pougatchef se fit passer pour Pierre III, rassembla une armée nombreuse composée de quelques bandits de son espèce et d’une multitude immense de niais. À leur tête, il ravagea le sud de la Russie, pilla de grandes villes et causa d’affreux ravages. Les paysans lui amenaient leurs seigneurs, qui égayaient de les détromper, et les pendaient aussitôt sur l’ordre de l’imposteur : mais ils les pendaient comme rebelles à leur légitime souverain. Pougatchef ne faisait pas la guerre à l’esclavage ; après avoir pendu un gentilhomme, il donnait ses terres et ses paysans à quelque coquin de sa bande.

La révolte et le meurtre sont heureusement de rares exceptions dans les mœurs du paysan russe, qui conserve plus de reconnaissance pour les bons traitemens que de rancune pour l’injustice dont il a souffert. Humble et résigné, il croit que son maître a raison, même quand il en est le plus maltraité. Tout au plus pense-t-il qu’ainsi le bon Dieu l’a voulu, et que ce lui serait un gros péché que d’aller contre l’ordre des choses. Malheureusement un des plus tristes effets de la servitude, c’est de corrompre tout ce qu’elle entoure, et trop souvent le plus généreux naturel se déprave aux leçons de valets toujours intéressés à deviner les faiblesses de leurs maîtres et à flatter leurs passions. Qui résisterait aux entraînemens d’un pouvoir sans limites ? Demandez l’impossible à un moujik, et il essaiera d’obéir. Son maître s’est accoutumé à le regarder comme sa chose, dont il peut user et abuser, et l’homme étant de tous les animaux celui dont il y a le plus de parti à tirer, c’est celui dont on abuse le plus.

Bien que M. Tourghenief ait évité de nous montrer l’esclavage sous son aspect terrible et tragique, il y a dans son livre des scènes qui serrent le cœur : c’est par exemple le contraste, si fréquent en Russie, de la civilisation occidentale la plus raffinée avec les coutumes de l’antique barbarie. Je recommande au lecteur le chapitre intitulé le Bourmistre : c’est le nom qu’on donne aux magistrats qui gouvernent pour un seigneur un village de serfs. Je n’ai pas besoin de dire qu’ils n’ont rien de commun avec les respectables bourguemestres allemands, dont les Russes ont emprunté et défiguré le nom. Le seigneur de ce bourmistre est un jeune élégant qui passe l’été dans ses terres. Il a voyagé dans toute l’Europe, il en sait toutes les langues, il en a importé chez lui toutes les espèces de luxe. Sa maison de campagne, admirablement tenue, ferait honneur à un lord d’Angleterre. Sa table est excellente, sa livrée magnifique ; mais dans toute cette maison il y a quelque chose de guindé, de contre nature qui attriste d’abord. Tout ce bel ordre est dû à certain mystère qu’on ne tarde pas à découvrir. Le jeune seigneur est à déjeuner, causant gaiement avec un ami. Il se verse un verre de vin de Bordeaux, et il arrive que ce vin est de quelques degrés au-dessous de la température qu’il a ordonnée d’après Brillat-Savarin. « Qu’est-ce que cela ? » dit-il à son sommelier sans colère, sans élever la voix. Le domestique convaincu de négligence tord sa serviette et n’a pas la force de répondre. Le jeune gentilhomme presse un timbre ; entre un grand gaillard de mauvaise mine : c’est le fouetteur de cette jolie maison de campagne. « Va, » dit le maître au coupable, toujours froidement, négligemment. On emmène le pauvre diable, et on a soin de le fouetter assez loin pour que ses cris ne donnent aucune incommodité aux nobles hôtes du château. M. Tourghenief aurait pu ajouter qu’à la ville la bastonnade s’administre encore plus poliment. Une jeune dame donne à son domestique, dont elle est mécontente, un petit billet parfumé à porter chez le commissaire de police : « La princesse *** prie M. le commissaire de faire châtier le porteur.» Le nouveau Bellérophon remet la lettre fatale, à laquelle on ne manque pas de faire honneur. On donne au patient, non pas un reçu, mais un certificat qui le dispense de montrer son dos, et comme la justice en aucun pays n’instrumente gratis, le fouetté paie les verges. Voilà le mélange des institutions patriarcales et de la régularité administrative de l’Occident. J’avoue que j’aime mieux la vieille sauvagerie moscovite et le maître battant son serf, avec lequel il s’est enivré et s’enivrera bientôt. Il semble, du moins M. Tourghenief nous l’assure, que les paysans sont du même avis. « Qui aime bien châtie bien, » dit un de ces maîtres de la vieille roche qui vient de faire rosser un de ses gens que le traducteur appelle son buvetier. Une demi-heure après, l’auteur rencontre ledit buvetier qui marche comme si de rien n’était, tout en croquant des noisettes, il Qu’est-ce donc, frère ? On t’a châtié aujourd’hui ? Pourquoi ton maître t’a-t-il fait rosser ? — Il y avait une raison, monsieur, certainement. Chez nous, on n’est pas rossé sans cause,… non, non. Chez nous, rien de pareil, non, non. Chez nous, le bârine (le seigneur) n’est pas comme ça. Chez nous, c’est un bârine… ho ! ho ! ho ! un tel bârine ! non, non, il n’a pas son second dans tout le gouvernement, allez. »

Rabelais appelle messer Gaster « le premier maître ès-arts du monde ; » s’il fût allé en Russie, il eût sans doute donné ce titre à Martin Bâton. Moyennant ce dernier instructeur en « toute honnête discipline, » il n’est sorte de métier que le moujik n’apprenne et ne fasse à peu près. Il faut lire dans les Mémoires d’un Chasseur russe un joli chapitre intitulé Logof. Ce mot, très difficile à prononcer pour un Français, est le nom d’un village où l’auteur, allant chasser aux canards, rencontre, au bord d’un étang sans poissons, un pêcheur. C’est le seigneur du lieu qui a trouvé comme il faut d’avoir un pêcheur, et qui en a donné les fonctions impossibles dans la localité à un pauvre diable nommé Kouzma Soutchok. Avant d’être pêcheur, il a fait plus d’un métier ; il était cocher, mais il ne savait pas conduire ; puis il a été veneur, bien qu’il ne sût pas monter à cheval. Rossé parce qu’il s’était laissé choir et que son cheval s’était estropié à la chasse, un de ses maîtres l’a fait cuisinier, mais seulement pour la campagne. À la campagne même, ses sauces paraissant trop mauvaises, on renvoie en apprentissage chez un cordonnier ; bientôt son maître meurt, et l’héritier rappelle Soutchok au village, et lui donne un emploi qu’il n’a pas trop compris, et dont il ne sait pas même bien le nom ; il appelle cela être kofichenok (probablement pour konfektchik, faiseur de confitures). — « Quel emploi est-ce là ? lui demande-t-on. — Est-ce que je sais, moi ! Seulement j’étais à l’office, et je devais me nommer Anton et non plus Kouzma ; madame l’avait ordonné ainsi. » À chaque maître qui achète Soutchok ou qui en hérite, c’est un emploi nouveau ; il en a rempli d’assez relevés. — « On m’a fait akhter, dit-il (il veut dire acteur) ; je jouais sur un kéatre. Oui, notre dame avait fait un kéatre dans une grande chambre. — Quel était ton emploi ? — Plaît-il ? — Qu’est-ce que tu faisais sur le théâtre ? — Eh ! vous ne savez donc pas ? On me prenait, on m’habillait. Moi, je marchais comme cela, avec ces habits. Je m’arrêtais, je m’asseyais. On me disait : Parle, et dis ça et ça. Moi, qu’est-ce que cela me faisait ? Je parlais tout de suite et je disais. Un jour, j’ai représenté un aveugle… comment donc ! oui, monsieur, un aveugle. »

La manière de M. Tourghenief offre une certaine analogie avec celle de Gogol. Comme l’auteur des Ames mortes, il excelle dans les petits détails, il s’arrête à tous les accessoires. S’il est question d’une chaumière, il en compte les bancs et ne fait pas grâce du moindre ustensile. Il décrit les habits de ses personnages et n’en oubliera pas un bouton ; leur signalement est si précis, si minutieux, qu’après l’avoir lu, deux peintres, sans se concerter, pourraient, je pense, en faire des portraits qui seraient ressemblans entre eux. Ce goût, ce talent pour décrire est une qualité, ou, si l’on veut, un défaut commun à la plupart des écrivains russes. Je ne connais que Pouchkine dont la manière soit vraiment large et simple, et qui sache, avec une merveilleuse sûreté de goût, choisir entre mille traits celui qui doit vivement frapper son lecteur. Au début de son poème des Bohémiens, cinq ou six vers lui suffisent pour nous représenter le campement d’une bande de ces nomades groupés autour d’un feu, en compagnie d’un ours apprivoisé. Chaque mot de cette description si courte éveille une idée et laisse un souvenir ineffaçable. Il n’en est pas de même des tableaux si précieusement étudiés de M. Tourghenief, et en lisant un de ses chapitres, d’ailleurs fort intéressant, Biejine-Loug, qui commence par une scène de bivouac dans la steppe, je me suis rappelé involontairement le poème de Pouchkine, en regrettant que sa concision n’ait pas fait école. J’ai commencé par comparer M. Tourghenief à Gogol, et me voici le mettant en parallèle avec Pouchkine. C’est être trop exigeant, je m’en aperçois, et je reprends ma première comparaison. Sur Gogol, M. Tourghenief a un avantage qui, à mon sentiment, est considérable. Il fuit le laid, que l’auteur des Ames mortes recherche avec tant de curiosité. On sent dans tout ce qu’il écrit un amour du bien et du beau, une sensibilité communicative. Rien de tout cela dans Gogol ; toujours sarcastique et morose, il rit d’un rire faux, qui souvent est plus triste que les larmes. L’un et l’autre se sont appliqués à faire la satire des mœurs de leur temps. Gogol, qui était, à ce que j’ai ouï dire, le plus honnête homme du monde et de plus animé d’une piété sincère, s’est montré railleur impitoyable, et semble désespérer d’une société où il n’a vu que des brutes ou des coquins. M. Tourghenief raille aussi, mais plus doucement ; il voit le bien à côté du mal, et jusque dans les figures grotesques et ridicules qu’il nous présente, il sait découvrir quelque trait noble et touchant. J’espère que M. Tourghenief, que je n’ai pas l’honneur de connaître, est un jeune homme, et que les Mémoires d’un Chasseur russe sont un prélude à un ouvrage plus sérieux et plus considérable.

Je ne dois point oublier son traducteur, M. Charrière. Il fallait une connaissance très approfondie non-seulement de l’idiome, mais encore de la société russe, pour faire passer dans notre langue un ouvrage tout rempli de nuances et de petits détails de mœurs. M. Charrière s’est bien tiré de cette tâche difficile. Des notes très courtes et substantielles expliquent tout ce qui n’a pas d’équivalent en français. On pourrait reprocher parfois au traducteur d’avoir introduit quelques expressions qui sans doute ont cours dans la société française de Pétersbourg ou de Moscou, mais qui n’ont pas encore acquis en France droit de naturalité. Pourquoi par exemple écrire, au lieu d’un grand seigneur, un velmoje, mot qui n’est pas même russe, car c’est velmoja qu’il faudrait dire ? Notre langue autrefois n’admettait pas ces emprunts inutiles ; aujourd’hui on est malheureusement plus facile. C’est ainsi qu’on lit dans un journal : Le colonel A… s’est mis à la tête du maghzen ; il est entré dans un douar où on lui a demandé l’aman et donné une diffa ; puis il est allé faire une razzia… — Ce qui est encore plus grave, c’est que M. Charrière, trop plein de son russe, traduit quelquefois mot pour mot sans s’apercevoir que chaque langue a ses métaphores particulières et ses idiotismes qu’on ne peut changer impunément. Qu’est-ce que la corne d’un bois ? Cela est fort intelligible pour un Russe, qui ne comprendrait peut-être pas aussi bien le coin d’un bois. Je relève ces taches légères, parce qu’il est facile de les faire disparaître dans une nouvelle édition : elles n’empêcheront personne de lire avec plaisir les Mémoires d’un Chasseur russe.


PROSPER MERIMEE.