La Littérature enfantine en Italie

La Littérature enfantine en Italie
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 842-870).
LA LITTÉRATURE ENFANTINE
EN ITALIE

La critique s’est peu occupée de littérature enfantine ; elle connaît la nôtre assez mal ; elle ignore tout à fait celle de nos voisins. — Oublions, pour un moment, notre théâtre trop habile et nos romans trop compliqués ; allons aux livres naïfs, aux livres innocens où s’est inscrit le rêve des jeunes âmes ; écoutons les simples, les fraîches histoires qui délasseront peut-être nos esprits blasés. Demandons aux petits garçons et aux petites filles d’Italie ce qu’ils lisent et ce qu’ils aiment ; et pour les comprendre, essayons de nous refaire, s’il est possible, une âme d’enfant.


I

Les ninne-nanne : c’est de ce joli mot, qui est à lui seul un bercement, que l’on désigne en Italie les chansons faites pour endormir les petits. Bientôt eux-mêmes les apprennent : telle est leur première initiation à la littérature. Ils répètent, la voix somnolente et les yeux mi-clos, les vers boiteux qu’on chante à leur oreille : qu’il faut dormir pour être sage ; qu’ils trouveront à leur réveil de beaux jouets, et des habits tout brodés d’or et d’argent ; que sans doute ils verront en rêve l’Enfant Jésus et la Madone. Les rimes ne sont pas riches ; les expressions ne sont pas savantes ; il n’a pas fallu un grand effort d’imagination pour trouver les thèmes. Mais une harmonie primitive ; des mots simples, les premiers venus, pourvu qu’ils expriment l’amour ; des mots qu’on redit inlassablement, parce que le sentiment qui les dicte ne s’épuise jamais : voilà qui satisfait à la fois les enfans et les mères. Elles séduisent par leur gaucherie même, par leur beau dédain de tout raffinement, ces vieilles chansons que le mouvement du berceau a fait naître, qui ont à peine une tradition écrite, qu’il faut recueillir sur les lèvres du peuple, et que chaque génération reprend sans les discuter. Elles sont comme la confidence puérile de deux âmes très simples, de deux êtres qui ne parlent pas pour se faire entendre des autres, mais pour se plaire ; on a l’impression, lorsqu’on les surprend, de troubler une effusion du cœur ; on s’étonne de les trouver si naïves, et cependant si touchantes. Le rythme est monotone ; les diminutifs, les « piccinino, » les « poverino, » trahissent la tendresse qui se fait câline, et la compassion que les mamans éprouvent pour les petits : pour « le cher petit qui a besoin de faire un beau somme ; » pour « le pauvre petit qui a besoin de dormir, et qui ne sait pas le dire : »


Fa’ la nanna, fa’ la nanna,
piccinino délia mamma,
fa’ la nanna, fa’ un bel sonno ;
poverino n’hai bisogno.
Hai bisogno di dormire :
poverin, non le sai dire.
Nanna oh ! nanna oh !
il mio bambino s’addormentó.


Cette source de poésie spontanée ne se tarit pas tout d’un coup lorsque l’enfant grandit. Pour les rondes des petites filles, il faut des chansons : le jeu leur paraîtrait morose, s’il ne s’accompagnait de paroles cadencées. Pour les évolutions des troupes joyeuses des bambins, il faut des chants alternés ; on se sépare en deux groupes, qui s’éloignent, se rapprochent, s’éloignent encore en se répondant, comme dans les chœurs du théâtre antique. Si on est las des jeux, et qu’on veuille passer le temps, sans plus, il faut bien encore des cantilènes, qui brodent autour d’un thème unique de souples variations, et qu’on recommence paisiblement quand on a fini. Ces productions d’une muse naïve ont attiré l’attention des poètes ; il en est, de fort aimables et de fort sages, qui ont voulu lui prêter le concours d’un art plus assuré ; pour renouveler son répertoire ingénu, ils lui ont proposé des vers mieux tournés et des compositions plus cohérentes. Mais chanteurs et chanteuses ont refusé cette offre ; la poésie des poètes savans, trop belle, leur est restée pour compte. Celui qui s’attarde à voir les enfans s’ébattre sur les places, et se plaît à écouter la musique de leurs voix fraîches jusqu’à l’heure où le soir qui tombe les rappelle au logis, reconnaît toujours les vieilles paroles sur les vieux airs. L’ambassadeur demande obstinément la fille du roi en mariage, et le roi s’obstine à le décourager. L’œillet ne veut pas être à côté de la pensée, tandis que la rose veut être à côté du jasmin : ce qui signifie, pour les profanes, que telle petite fille doit sortir de la ronde, et telle autre y rentrer. Au refrain reviennent les mêmes mots aux voyelles chantantes, choisis pour leur musique plutôt que pour leur sens : agenouille-toi, Sandruccia, dit la ronde :


Inginocchiati, Sandruccia,
Violetta e violà

« Je me suis agenouillée, » répond Sandruccia :

Mi sono inginocchiata,
Violetta e violà

« Endors-toi, Sandruccia, » dit la ronde :

Addormentati, Sandruccia,
Violetta e violà….

« Je me suis endormie, » répond Sandruccia en fermant les yeux :

Mi sono addormentata,
Violetta e violà


Mais, à vrai dire, ninne-nanne, chansons à jouer, cantilènes, ne doivent pas retenir longtemps notre attention. Ce que nous cherchons, ce ne sont pas les caractères généraux de la littérature enfantine, tels qu’ils apparaissent dans tous les pays. Nous voudrions trouver la différence spécifique, la qualité originale, qui révèlent un tempérament et une race ; voir s’il est possible de reconnaître déjà, dans ce qui charme l’enfant, les traits qui marqueront la physionomie d’un peuple. Chez nous aussi, les mères-grands enseignent à leurs filles les berceuses que celles-ci rediront ; ni les idées, ni les paroles ne sont très différentes, de ce côté des Alpes ou de l’autre. Il suffirait de traduire les rondes des petites Italiennes, pour avoir celles de nos petites Françaises ; et, dans plus d’un cas sans doute, à vouloir chercher les sources, on trouverait qu’elles sont communes.

Il n’en va pas autrement pour la majorité des livres. Lorsqu’on a montré à l’enfant le secret d’assembler les lettres et les mots, et que mille figures diverses surgissent des gros caractères qu’il épelle, il croit entrer dans un monde merveilleux. Il apprend à connaître les animaux qui parlent, et qui prennent plaisir à lui conter leurs aventures. En France, tout le monde a lu les Mémoires d’un âne : en Italie, les Mémoires d’un poussin. Ce poussin très sage, qui a le bonheur d’être distingué par la fille de la fermière dès sa sortie de l’œuf, et qui échappe au sort de ses congénères pour mener une vieillesse honorée dans les splendeurs d’un appartement confortable, connaît les prospérités, les fautes, les repentirs, et toutes les vicissitudes de notre Cadichon. Ida Baccini, qui, entre tant de beaux récits pour les enfans, a écrit celui-là d’une plume fort alerte, n’est pas sans avoir contracté quelque dette envers Mme de Ségur. — Les fées sont de tous les pays. Elles ont partout la même baguette magique, et les mêmes enchantemens. Partout elles prennent mille formes diverses, et deviennent, au gré de leur fantaisie, l’oiseau qui passe, l’arbre qui frissonne, le vent qui chante. Partout les fées jeunes et belles, puissances du bien, mènent le combat contre les vieilles et les laides, puissances du mal. Certes, l’imagination savoureuse, le style très sobre et très coloré d’un Capuana ont renouvelé le genre. Mais nous avons notre Perrault. Et que dire des fables, puisque nous avons La Fontaine ? — Bientôt on met entre les mains des enfans des livres plus graves. Adieu, les animaux qui parlent, adieu les belles fées ! La littérature est chargée de leur faire voir, proportionnée à leur taille, la scène du monde, où bientôt ils devront entrer ; elle les prépare à jouer honnêtement leur rôle, quels que puissent être les paroles ou les gestes des autres acteurs autour d’eux. Ainsi Cordelia (pour prendre l’exemple le plus significatif, parmi tant d’autres que l’on pourrait citer) peint l’humble dévouement d’une jeune fille, qui remplace au foyer la mère prématurément morte, élève ses frères et ses sœurs, combat les défauts, développe les qualités, et fait régner autour d’elle une atmosphère de bonheur, pour exciter dans l’esprit de ses lecteurs le désir de devenir eux-mêmes de Petits Héros ; ainsi, chez nous, Jules Girardin a prêté à la vertu tout le charme de sa bonne grâce souriante, de son pittoresque délicat, et a montré comment la vie pouvait être à la fois très simple et très noble, dans ses Braves Gens.

Il y a même une littérature internationale pour les enfans. Le bon chanoine Schmid, qui n’a pas cessé de faire les délices de l’Allemagne, est devenu classique hors de son pays ; de même Grimm. Le cycle héroïque des trappeurs, l’épopée de Bas-de-Cuir ou du Dernier des Mohicans, forment les chansons de gestes de l’adolescence. Qui ne connaît Robinson Crusoé, et par surcroit le Robinson Suisse ? Le capitaine Corcoran lui-même, héros plus fantaisiste, voisine sans trop de peine avec ces personnages illustres. Andersen commence à conquérir l’Italie, après avoir trouvé en Angleterre sa seconde patrie ; nous pouvons prédire presque à coup sûr que le Nils Holgersson de Selma Lagerlöf continuera d’un bout à l’autre de l’Europe son merveilleux voyage. Mais de toutes ces importations, celle que nos voisins ont accueillie avec la faveur la plus constante est sans contredit celle de Jules Verne. Les réalités récentes, qui infligent un démenti à ses imaginations les plus audacieuses en les dépassant, ont vieilli quelques-uns de ses livres : mais il en a tant écrit, et de si palpitans, que les jeunes curiosités trouvent encore à se satisfaire chez lui. Il est le mage, ainsi que l’appelait, dans une pièce de vers toute parfumée de la poésie du souvenir, un des meilleurs poètes de l’Italie contemporaine, M. Bertacchi. Celui-ci le saluait au moment de sa mort, et se faisait l’interprète des adolescens italiens que ses prestigieuses histoires avaient charmés. Tous, disait-il, nous sommes partis à pleines voiles à ta suite, sur les mers lointaines, vers les forêts vierges et les fleuves inconnus. Tous nous avons admiré l’audace de tes héros, cœurs grands et simples, qui entreprenaient vaillamment la lutte contre les forces de la nature. Nous les avons vus, perdus sur leurs rochers nus, refaire peu à peu l’histoire de l’humanité, tirer du néant la table, le lit, et le feu. On aurait dit qu’ils renfermaient en eux l’âme de notre race qui ne veut pas périr, et qui se retrempe dans l’orgueil de ses triomphes. Et, lui disant adieu, M. Bertacchi évoquait l’âme du mage, descendant au centre de la terre pour y trouver l’éternel repos, ou bien s’élevant presque dans les astres, ou mieux encore s’endormant au fond des mers qu’avait jadis sillonnées le Nautilus, parmi les coraux et les algues. « Tels furent tes rêves, ô Mage chenu. Maintenant, tu reposes dans la profonde vérité de la Mort ; et nous, de toutes parts, la réalité nous presse, dans les mille épreuves de nos jours laborieux. Cependant elle passe dans d’autres âmes neuves, ta Fable sereine… »

Rien d’étonnant, après cela, à ce qu’il ait été non seulement traduit, mais imité. Jules Verne a eu en Italie un pasticheur attitré, Salgari. Abondant, inépuisable, Salgari a multiplié les Rois des mers, les Fils de l’air, et les Hommes de feu. Il a traversé l’Atlantique en ballon, a fait Deux mille lieues sous l’Amérique, et a même poussé jusqu’au Pôle Austral en bicyclette. Plus romanesque que son modèle français, plus curieux des effets tragiques ou mélodramatiques, sa psychologie est moins fine, et sa science moins habile. On lui a reproché de trop nombreux incendies, et une prédilection excessive pour les crimes noirs ; il aurait mieux fait sans doute de ne pas parler des Horreurs de la Sibérie, et de ne pas conduire les jeunes gens dans la Cité des Lépreux. Pour qu’un livre d’aventures soit tout à fait moral, il ne suffit pas que le vice soit puni et la vertu récompensée, à la fin : encore faut-il que l’émotion n’aille pas jusqu’au trouble, ni la crainte jusqu’à l’angoisse. Mais, malgré ces défauts, Salgari n’en a pas moins su trouver, à la suite de Jules Verne, le grand secret, qui est de plaire. Ce sont les critiques qui le discutent, non pas les grands garçons de douze ans, qui racontent, excités encore par le plaisir d’avoir eu peur, les péripéties de ses drames. La « Nuova Georgia, » beau navire parti de Yokohama pour transporter des tigres en Australie, sous les ordres du capitaine Hill, vieux loup de mer, qui voyage en compagnie de sa fille Anna, fuit devant la tempête. Cris dans la nuit : c’est un naufragé qui implore du secours. On le sauve ; il s’appelle Bill ; il a laissé ses compagnons, naufragés comme lui, sur les rochers d’une des îles Fidji ; si on ne vient à leur aide, ils seront la proie des anthropophages. Le capitaine Hill n’hésite pas : il changera la route de son navire, et fera prévaloir l’humanité sur ses intérêts. Mais nous nous doutons bien que ce Bill est un traître ; nous voyons a ses poignets la marque des chaînes ; nous comprenons qu’il fait partie d’une bande de forçats évadés ; et comme le lieutenant Collin le soupçonne aussi, et a l’imprudence de montrer quelque défiance, Bill le jette à la mer, profitant de la tempête et de l’obscurité. Les naufragés des îles Fidji sont sauvés : les anthropophages, qui donnent l’assaut au navire échoué, sont repoussés ; on repart. Mais voici que Bill et ses compagnons mettent le feu au navire, et s’échappent dans le canot de sauvetage, après avoir ouvert les cages des tigres. Imaginons la situation du capitaine et de quelques matelots fidèles, perchés sur les hunes pour échapper aux fauves et aux flammes ! Grâce au ciel, miss Anna est restée dans la cabine ; elle fait passer des armes à ces assiégés d’un nouveau genre ; ils abattent les tigres, tandis qu’une voie d’eau providentielle arrête l’ardeur de l’incendie. Le vaisseau fait naufrage, juste à temps, près de l’ile de Tanna, dans les Nouvelles-Hébrides. Sauvés ? Non, perdus, à cause des indigènes. Mais qui est devenu le roi des sauvages, sinon ce même lieutenant Collin que Bill avait précipité dans la mer ? Et comme les bandits ont été jetés par la tempête précisément dans l’ile de Tanna, il est fort aisé de leur donner la chasse et de les exterminer jusqu’au dernier. Il est à peine utile de dire que miss Anna épousera le lieute1 nant Collin. Tel est Un drame dans l’Océan Pacifique qui représente bien la manière générale de Salgari.

Trouverons-nous dans les journaux une originalité plus profonde ? Il y en a beaucoup ; plus même que dans les autres pays : peut-être parce qu’il n’y a pas de nation plus accueillante aux formes de la vie moderne ; Il Puccettino, — Il Giornaletto, — Il Giornalino degli ometti e delle donnine, — Il Novellino, — La Domenica dei fanciulli ; d’autres encore, suivant les régions. Rien n’est plus amusant que de recevoir un journal par la poste, comme les grandes personnes ; c’est avoir un vrai courrier déjà que de décacheter régulièrement, le jeudi ou le dimanche, la feuille amie ; on est connu du facteur, ce qui donne de l’importance. La preuve que les journaux des enfans ressemblent à ceux des pères, c’est que quelques-uns mêlent les préoccupations confessionnelles au soin de distraire ; nous en savons même un qui s’excuse quand il donne des histoires amusantes, se propose de bannir de ses colonnes tout ce qui alimente la fantaisie, et cherche à recueillir « des impressions et des enseignemens du monde réel. » La preuve encore, c’est que la réclame s’introduit dans ces minuscules gazettes, et qu’on y recommande les meilleurs produits du monde, au plus juste prix.

Ne leur soyons pas sévères. Les images dont elles sont ornées ne sont pas toujours des modèles de bon goût : les couleurs ont une tendance fâcheuse à sortir des limites qui leur sont légitimement assignées ; le rouge d’un habit déborde sur le vert cru d’un paysage ; les personnages ont l’air d’avoir deux têtes mal juxtaposées, l’une dessinée et l’autre peinte. Il est certain aussi que les légendes qui accompagnent ces illustrations laissent parfois à désirer ; que les histoires pour rire ne sont pas toujours drôles ; que certains articles montrent plus de bonne volonté que de talent. Mais quoi ? Ce sont là journaux à bon marché ; leur clientèle n’a pas la bourse bien garnie, et il faut qu’ils la satisfassent à raison de 2 fr. 50 par an. « Étant donné la proximité des vacances, nous annonçons que nous avons ouvert, suivant notre habitude, l’abonnement économique d’été, pour les mois de juillet, août et septembre, au prix de 30 centimes. » N’est-ce pas admirable ? Ne songeons pas toujours aux petits bourgeois, à ceux qui achètent tous les livres qu’ils veulent. Les enfans du peuple n’achètent pas de livres ; les livres sont trop chers ; déjà l’arithmétique, la grammaire et l’histoire qu’on doit se procurer pour aller à l’école, représentent une grosse dépense. Le journal, au contraire, pénètre partout. Si humble qu’il soit, quand il ne donnerait que le goût de lire, il ne serait pas sans utilité. Pour peu qu’il reproduise des aspects de la réalité, ou qu’il s’intéresse aux événemens de la vie nationale, à propos des anniversaires et des fêtes, il instruit. Il apporte chaque semaine un fragment de la belle histoire qui enchante et qui console. Par les concours qu’il ouvre, les collaborations qu’il sollicite, la correspondance qu’il favorise entre les petits abonnés, il fait œuvre sociale. Il passe souvent des mains de l’enfant à celles des parens, qui n’ont pas eu le loisir de pousser très loin leur éducation, et dont l’âme simple goûterait mal une littérature plus compliquée. Il constitue, dans un pays qui manifeste la très ferme volonté de s’instruire, un organisme tout prêt, très populaire et très pratique, pour l’instruction.

Aussi, lorsque nous voyons les efforts accomplis pour durer par ces revues en miniature, souhaitons-leur bon succès. Applaudissons les premières prouesses intellectuelles dont « la palestre des jeunes lecteurs, » suivant leur expression, est l’innocent théâtre. Le directeur promet une montre à qui trouvera deux abonnés nouveaux, un nécessaire de toilette à qui en trouvera trois, voire « une charmante pendule style empire, imitant le marbre, et gracieusement décorée, » à qui saura en trouver quatre : ne sourions pas ; ne prononçons pas le vilain mot de mercantilisme. Pour être utile, il s’agit de vivre d’abord. Ajoutons que toutes ne sont pas réduites à demander les circonstances atténuantes. La plus répandue à l’heure actuelle, le Corriere dei piccoli, compte des collaborateurs de mérite. Son aspect pourrait être plus séduisant, et la qualité de ses dessins plus fine : tel qu’il est, il a conquis la foule, et sa renommée dépasse même les limites de la Lombardie qui le voit naître. Plus aristocratique, le Giornalino della Domenica, florentin, a toutes les finesses et toutes les grâces de l’esprit toscan. La reproduction de tableaux de maîtres, ou même des dessins originaux, sur la couverture ; des articles d’une fort belle tenue ; des illustrations de choix ; surtout, la collaboration assidue de Luigi Bertelli, à la fois directeur et auteur, que les enfans connaissent et aiment sous le nom de Vamba : telles sont les qualités qui font de ce journal le plus beau du genre en Italie, et un des plus beaux dans toute l’Europe.

Mais précisément, ils rappellent ceux que toute l’Europe produit ; ils ne présentent pas encore ce caractère unique que nous cherchons. — En somme, l’Italie a fait beaucoup pour les enfans. Il ne se passe guère d’année où quelque grave penseur n’exhume cette idée jadis émise par un critique illustre, que sa littérature n’est pas populaire : elle possède, en tout cas, une littérature enfantine qui a su se mettre à la portée de son public. Elle a des livres très simples pour le premier âge ; elle en a d’émouvans pour l’âge où on demande à être ému ; tant et tant, que devant les beaux catalogues de Noël, les petits demeurent émerveillés, et voudraient tout prendre pour éviter de choisir. De véritables spécialistes, au talent reconnu, continuent à fournir le marché littéraire de productions estimables ; dans chaque province circulent des journaux adaptés aux jeunes esprits. Mais, au-dessus de cette masse, deux livres émergent et triomphent ; joyeusement accueillis dans toutes les demeures, même les plus modestes ; presque également aimés, bien qu’ils soient très différens ; plus que classiques, populaires, et plus que populaires, familiers : l’un, Pinocchio ; l’autre, Cuore.


II

Menu, frétillant, virevoltant, habillé d’une veste de papier à fleurs, chaussé de souliers en écorce d’arbre, coiffé d’un chapeau en mie de pain, l’illustre Pinocchio est une marionnette. Il y avait une fois un morceau de bois, dont un menuisier voulait faire un pied de table. Mais au moment où il le taillait, il entendit une voix grêle qui lui disait : « Arrête ! tu me fais mal ! » Comme il le rabotait, la même voix se reprit à parler : « Arrête ! tu me chatouilles ! » Alors le menuisier eut peur de ce bois si bavard ; et il le céda sans regret à son compère Geppetto, qui avait précisément l’intention de fabriquer une marionnette. Geppetto emporte le cadeau dans son pauvre logis, et se met en devoir de confectionner un chef-d’œuvre. « Je l’appellerai, dit-il, Pinocchio. Ce nom lui portera fortune. J’ai connu une famille entière de Pinocchi, Pinocchio le père, Pinocchia la mère, Pinocchi les enfans ; tous vivaient fort à l’aise ; le plus riche d’entre eux demandait l’aumône. » — Il sculpte donc une tête, des cheveux, un front, des yeux. A peine eut-il terminé le nez, que le nez s’allongea démesurément ; il eut beau le retailler : le nez resta toujours trop long, et pointu. A peine eut-il fini la bouche, qu’elle se mit à rire ; les mains, qu’elles lui volèrent sa perruque ; les pieds, que Pinocchio gagna la porte et se sauva : manifestant ainsi son désir de connaître le vaste monde, et son impatience de lier amitié avec les petits Italiens.

Ceux-ci s’éprirent de lui, en effet, parce qu’il leur fournissait deux choses à la fois : les fictions qu’ils aiment ; et la réalité qu’ils commencent a soupçonner. — Comme le monde, tel que les hommes mûrs se le représentent, est ennuyeux ! Partout des obstacles au rêve : tantôt le vrai, tantôt le vraisemblable. Partout des catégories ; au premier rang, l’homme lui-même, qui s’est sacré roi, au nom de la raison ; puis les êtres animés, qui participent à tout le moins de la sensibilité ; puis les plantes, puis les choses, qu’ils appellent matière. Les enfans n’ont encore ni décoloré, ni étriqué l’univers. Ils lui attribuent la surabondance de vie qui est en eux ; tout s’agite devant leurs jeunes regards, tout parle à leurs oreilles attentives ; rien ne vient limiter l’essor de leur fantaisie. A travers l’inattendu et l’extraordinaire, joyeusement Pinocchio les conduit. Il les mène au théâtre des marionnettes où il entre, écolier paresseux, plus volontiers qu’en classe, et où ses frères les pantins le reconnaissent et lui font fête : ils rallument les chandelles après le spectacle et dansent ensemble toute la nuit. Il les mène dans la forêt que hantent les assassins ; dans la ville d’Attrape-Nigauds, où l’on ne rencontre que chiens pelés, papillons ternis, parce qu’ils ont vendu la poudre de leurs ailes, coqs sans crête et paons déplumés ; dans le champ des Miracles, où le Chat et le Renard, conseillers hypocrites, prétendent que cinq écus enfouis et soigneusement arrosés ne manqueront pas de produire une moisson d’or : la moisson ne vient pas, et les écus de Pinocchio disparaissent. Chaque fois que l’histoire menace de s’arrêter, elle rebondit, légère et capricieuse. La fin d’une aventure marque le commencement d’une autre : comment Pinocchio eut la jambe prise dans un piège en volant des raisins, et comment il dut prendre la place de chien de garde, avec un gros collier au cou ; comment il fut changé en âne, parut dans un cirque en qualité d’animal savant, risqua de voir sa peau transformée en tambour, et ne fut sauvé que par le plus surprenant des miracles ; comment le Pêcheur-Vert, le prenant pour un poisson d’une espèce inconnue, l’avait enduit de farine afin de le faire frire, et se disposait à le jeter dans la poêle ; comment il fut avalé par le « pesce-cane, » le « poisson-chien, » le requin formidable, qui représente là-bas ce qu’est en France le loup-garou ; et tant d’autres péripéties remarquables, où l’on voit apparaître le Barbon et le Dogue, le Corbeau et la Chouette, les Lapins noirs, le Dauphin plein de courtoisie, et la Limace, qui met sept heures pour descendre du second étage au rez-de-chaussée. Étendu dans le carrosse des fées que traînent cent souris blanches, transporté dans les airs sur le dos de la colombe, honteusement traîné entre deux carabiniers, Pinocchio, d’un mouvement qui ne s’arrête jamais, traverse les immenses domaines de l’imagination.

La réalité que les enfans commencent à soupçonner est celle de leur âme. Cette petite âme imparfaite, molle encore et comme indécise en son contour, où les futures vertus ne sont que des instincts, où les vices ne sont que des défauts, veut qu’on l’aide à se préciser et à s’affirmer. Le livre qui leur révèle les traits de leur caractère est comme le miroir qui les renseigne sur leur physionomie. C’est leur ressemblance qu’ils découvrent. Pinocchio n’est pas méchant ; et même, s’il suffisait d’avoir de bonnes intentions pour être parfait, Pinocchio serait de tous les petits garçons le plus vertueux, car les siennes sont excellentes. Seulement, il est faible. Il professe volontiers qu’il ne faut pas résister à la tentation, parce que c’est là temps perdu. Ce qu’on lui défend a toujours un peu plus d’attrait que ce qu’on lui commande. Le repentir suit de près la faute ; mais la faute suit de près le repentir. Il ne lui déplairait pas de savoir sans apprendre ; il habite pendant quelque temps ce pays de badauderie dont un ami lui vante le charme : on n’y fait l’école ni le jeudi, ni le dimanche, et les semaines sont composées d’un dimanche et de six jeudis ; les grandes vacances y durent depuis le premier janvier jusqu’au trente et un décembre ; on se divertit toute la journée, le soir, on se couche, et, le lendemain, on recommence. Pinocchio ne dédaigne pas d’avoir recours à de petits mensonges pour dissimuler ses peccadilles ; il ne confesse la vérité que lorsque son nez, son grand nez pointu, s’allonge démesurément. Pinocchio est fanfaron : viennent les assassins, à l’entendre, il leur tiendra tête : à peine aperçoit-il leur ombre, qu’il détale éperdument. Comme ses petits amis, Pinocchio est batailleur, et appuie volontiers son droit ou ses prétentions de la force de ses poings. Comme eux, Pinocchio aime les farces, excepté celles qu’on lui veut faire ; il est plein d’amour-propre, tient à se montrer au premier rang, et cède toujours aux sollicitations du point d’honneur quand il s’agit de sottises. Toutes les manies de l’enfance, celle de ne pas prendre médecine ou celle de ne pas vouloir manger de lentilles, bien qu’il ne les ait jamais goûtées ; tous les petits égoïsmes, qui croissent sournoisement jusqu’à planter les plus fortes racines, si on ne prend soin de les arracher à temps ; toutes les qualités de l’enfance aussi, l’affection sincère et profonde, la confiance d’un cœur qui n’a pas encore été trompé, le besoin d’être aimé qui force l’amour : tout cela apparaît si clairement que même un lecteur de dix ans ne saurait s’y tromper, chez Pinocchio le malin, le subtil ou le tendre.

C’est là, dans la fusion de ces deux élémens, le merveilleux, qui fournit aux enfans un aliment nécessaire, et l’observation psychologique, qui leur permet de prendre conscience d’eux-mêmes, que se trouve le secret du charme de Pinocchio. Parlez de l’amour paternel ; dites que la vie du chef de famille est un perpétuel sacrifice, à partir du jour où il a pris charge d’âmes ; que son dévouement est infini, et qu’on ne saurait concevoir une tâche plus noble et plus lourde que la sienne : les enfans ne comprendront pas ces grands mots. Mais montrez-leur Pinocchio s’échappant des mains de Geppetto, bien qu’il lui doive l’existence ; racontez-leur que Geppetto poursuivit son fils ingrat à travers les rues du village, de sorte qu’il fut arrêté par les gendarmes, qui prirent Pinocchio pour une victime et Geppetto pour un bourreau ; que le fugitif, réduit à ses seules ressources, serait mort de faim, si son père n’était arrivé à temps pour le sauver ; que ce père, bafoué, trahi, emprisonné même, pardonna tout de suite à son enfant, et lui céda les trois poires qu’il avait conservées pour son propre déjeuner, sans en garder le plus petit morceau  ; ils comprendront. La recette est bonne ; puisqu’elle a été indiquée par La Fontaine, qui sans doute s’y connaissait. Elle est exprimée tout au long dans la préface des Fables : Dites à un enfant que Crassus allant contre les Parthes s’engagea dans leur pays sans considérer comment il en sortirait ; que cela le fit périr lui et son armée, quelque effort qu’il fit pour se retirer. Dites au même enfant que le renard et le bouc descendirent au fond d’un puits pour y éteindre leur soif, que le renard en sortit s’étant servi des épaules et des cornes de son camarade comme d’une échelle : au contraire, le bouc y demeura pour n’avoir pas eu tant de prévoyance et, par conséquent, il faut considérer en toute chose la fin. Je demande lequel de ces deux exemples fera le plus d’impression sur cet enfant : ne s’arrêtera-t-il pas au dernier, comme plus conforme et moins disproportionné que l’autre à la petitesse de son esprit ?

Pinocchio n’a pas de maman, parce que les marionnettes n’en ont pas d’ordinaire. Mais la belle Fée aux cheveux bleus étend sur lui sa sollicitude ; elle lui prédit les mésaventures qui l’attendent assez tôt pour qu’il puisse les éviter, attentive à le tirer d’embarras, si elles menacent de tourner au tragique ; elle endort dans un lit bien chaud son corps endolori, et lui donne à boire les tisanes qui guérissent ; elle encourage ses efforts vers le bien par un sourire plus doux à voir qu’un rayon de soleil. Aussi les lecteurs ne s’étonnent-ils pas que, peu à peu, Pinocchio prenne l’habitude d’appeler la bonne fée « mammina, » — petite mère ; ils reconnaissent en elle le symbole de toutes les mamans ; ici encore, la vérité leur est révélée par la fantaisie : la douceur du foyer leur apparaît dans la maison des fées.

Pour que l’Italie possédât ainsi un classique de l’enfance et que Pinocchio devînt un type aussi connu que les héros de la légende et de l’histoire, que d’efforts préalables ! et que de tâtonnemens ! Plusieurs brouillons ont été nécessaires, avant le chef-d’œuvre. Il n’a pas fallu moins de trois conditions réunies pour que le petit livre vit enfin le jour : une tradition établie ; le talent d’un auteur ; et la collaboration du génie de la race.

Une tradition, d’abord : vers la fin du XVIIIe siècle, on s’aperçut que les enfans avaient, peut-être, des goûts différens de ceux des grandes personnes en matière de lecture. Auparavant, on leur mettait entre les mains l’Histoire sainte ou la Vie des Saints, qui devaient leur suffire. Le Père Soave, traducteur, philosophe et pédagogue, qui munit abondamment les écoles d’abécédaires, de traités de calligraphie, d’orthographe et de style, se mit à composer aussi des Nouvelles qui fournirent une longue carrière, même à travers les vicissitudes de la conquête française, de l’Empire et de la Restauration : moins peut-être à cause de leurs propres mérites, que par le besoin qu’on avait d’elles. Lorsque la pédagogie s’organisa d’une façon régulière dans l’Italie en voie de devenir nation, le besoin se fit sentir de livres de lecture plus vivans que ces fades histoires. Alors parurent les ouvrages que l’on retrouve encore aujourd’hui, tout poudreux, au fond des vieilles bibliothèques, et dont les grands-pères ne parlent pas sans attendrissement à leurs petits-fils : ceux de Cantù ; ceux de Thouar ; et entre tous, celui de Luigi Antonio Parravicini, qui date de 1837, et qui a nom Gianetto. Ce Jeannot est l’ancêtre authentique de Pinocchio.

Ensuite, un auteur au souple talent. — Dans un beau parc de quelque ville toscane, devant un horizon borné par les ondulations des collines harmonieuses, par une matinée de printemps où le ciel serait très pur et très léger, on devrait élever une statue à Collodi. La statue montrerait le bon artiste taillant lui-même dans le bois sa marionnette illustre. Il n’y aurait pas de discours ; tout au plus, les enfans viendraient-ils jeter des fleurs sur le socle ; puis ils s’ébattraient librement. Aussi bien toute inauguration officielle eût-elle déplu à ce très libre esprit. Carlo Lorenzini, — pour l’appeler de son nom véritable, que l’autre a fait oublier, — était un singulier employé, qui semblait peu apte aux besognes bureaucratiques ; un de ceux qui ne consentent à sacrifier quelques heures de leur liberté, chaque jour, que pour avoir le droit de faire autre chose. Dans l’histoire du Risorgimento, chaque fois qu’était venu le moment de se battre, il quittait sa place, allait accomplir son devoir aux armées, puis rentrait en Toscane, prêt à recommencer. Il prodiguait sa prose dans de nombreux journaux ; il en fonda même qui ne prospérèrent pas. Il traduisit les Contes de Perrault ; et son éditeur lui ayant demandé un livre pour enfans, de Giannetto il tira d’abord Giannettino.

C’était déjà un fort beau livre. Pour donner Pinocchio, qu’il publia en 1880 dans le Giornale dei bambini de Rome, sous la forme de roman-feuilleton, il n’eut plus guère qu’à se corriger lui-même. Giannettino était un ouvrage scolaire ; il tenait compte des programmes, glissant ici un chapitre sur l’histoire naturelle, là un autre sur la géographie : ce qui ne laissait pas de l’alourdir. Toute la partie proprement didactique, Collodi la sacrifia sans hésiter ; il abandonna résolument le procédé insidieux, dont les enfans ne sont pas dupes, qui consiste à disserter sur les poissons à propos d’une partie de pêche, ou à profiter de la lanterne magique pour faire défiler toute la création. De même, l’intention morale du Giannettino est trop évidente. L’histoire de cet enfant gâté, qui désobéit ouvertement à une mère trop faible, et dont un vieux docteur, ami de la famille, entreprend la cure jusqu’à complète guérison, même contée avec beaucoup d’agrément, laisse transparaître le prêche. Il y a plus d’aisance dans Pinocchio, plus de souplesse, et comme plus de jeu. La connaissance de la psychologie enfantine n’est peut-être pas plus profonde, mais elle est présentée avec plus d’agrément. Surtout, Collodi égaya le livre. Pinocchio est amusant, parce que l’auteur, en l’écrivant, s’est amusé. A chaque page, des saillies ; des associations d’idées saugrenues ; des observations pleines d’humour ; le jaillissement d’une fantaisie non seulement comique, mais spirituelle et par-dessus tout, le mélange de naïveté apparente et de finesse caustique, dont nous aurions un exemple chez notre Guignol, mais en moins léger : car l’esprit toscan est plus subtil et plus fin. Dans une telle abondance, il est difficile de choisir. Voici la simple plaisanterie : « Comment s’appelle ton père ? — Geppetto. — Et quel métier fait-il ? — Celui de pauvre. » Voici la critique, à peine indiquée, d’un menu travers, très humain : la fée aux cheveux bleus invite à goûter les amis de Pinocchio. « Quelques-uns se firent prier ; mais quand ils surent que les petits pains seraient beurrés, même au dehors, ils finirent tous par dire : Nous viendrons aussi, pour te faire plaisir. » Il y a des traits à la Dickens, comme l’histoire du montreur de marionnettes, homme terrible d’apparence et excellent de cœur, qui ne peut s’empêcher d’éternuer quand il est secrètement ému. Il y en a de plus appuyés, presque à la Swift : on a mis Pinocchio en prison, parce qu’il est innocent ; il arrive qu’à l’occasion d’un anniversaire, on rend la liberté à tous les coupables. Pinocchio veut s’en aller. « Pas vous, dit le geôlier, vous ne faites pas partie de ces gens-là. : — Je vous demande pardon, réplique Pinocchio, je suis un coquin, moi aussi. — Alors vous avez mille fois raison, » dit le geôlier. Et après avoir respectueusement tiré sa casquette, et l’avoir salué, il ouvrit les portes, et le laissa partir. » — « J’ai de l’autre faim ! » s’écrie Pinocchio, un jour qu’il est insuffisamment rassasié. De même Collodi tient toujours en réserve de l’autre rire.

De ces pages allégées et égayées, Pinocchio jaillit, heureux de gambader sans contrainte, vivant symbole d’une des qualités les plus précieuses de son pays. Il est le triomphe de l’imagination : à quel peuple plus qu’aux Italiens, la nature a-t-elle jamais donné une imagination riche et souple ? Quelle littérature a jamais convié les hommes à de plus splendides fêtes de l’imagination ? Quels auteurs ont échafaudé sur le caprice ou sur le rêve de plus féeriques constructions ? Sombre en décrivant les cercles de l’enfer, riante en semant de fleurs les jardins d’Armide, éclatante et comme fière de son apothéose dans les opéras d’un Métastase, maîtresse d’illusion et de fantaisie, l’imagination italienne a créé une tradition que la vie moderne elle-même est impuissante à interrompre. Hier, avec les puissantes évocations historiques d’un Carducci ; aujourd’hui, avec les visions plastiques d’un Annunzio, elle se maintient et se perpétue. De ce magnifique héritage, Pinocchio s’est enrichi pour une part. Les nécessités matérielles qui l’attachent à la terre sont réduites à un minimum : bois dur et ressorts, il ne traîne pas après lui un corps pesant qui serait toujours en retard sur ses caprices. Il est léger comme l’esprit, et comme lui bondissant ; il obéit aussi peu aux lois de l’existence banale, qu’une association d’idées à celle de la logique ; il a la mobilité des êtres qui agissent dans nos songes, étant lui-même le songe d’une nuit d’enfant. Il court si vite que personne ne peut le suivre ; il continue son chemin à travers les flots comme à travers les champs ; il plie sur ses jarrets, s’élance et disparaît. Ses gestes sont si faciles et si prompts qu’il a tout le plaisir de l’action sans en ressentir la fatigue. Avant qu’il s’appelât Pinocchio, et qu’il divertit les gamins, il s’était appelé Arlequin ou Polichinelle, et il avait diverti les grandes personnes sur les théâtres ; il fait partie des « masques, » types immuables qui servent à broder toutes les arabesques de la fantaisie. Cette étincelante comédie italienne, que pendant si longtemps nous avons transplantée tout entière chez nous, faute de nous sentir capables de l’imiter, revit en lui ; il nous rappelle ses thèmes, qui laissent le champ libre à l’improvisation des acteurs ; son action saccadée ; son mouvement emporté ; sa verve ; et, — pour nous servir d’un mot que nous lui avons pris aussi, parce que nous ne pourrions pas le traduire, — son briov qui émerveille des esprits moins agiles.

Est-ce à dire que Pinocchio soit dépourvu du sens des notions ? Collodi essaye d’inculquer à sa marionnette quelques vérités utiles ; et en vérité, on est frappé du caractère pratique de sa morale. Elle n’est ni sublime, ni même élevée ; elle est terre à terre. Si on devait résumer les différens préceptes épars dans le petit livre, on aurait à peu près ceci : il y a une justice immanente, qui récompense le bien et punit le mal ; puisque le bien est avantageux, il faut le préférer. L’enfant qui se bat avec ses camarades, ou qui fait l’école buissonnière, ou qui écoute les conseils des amis de rencontre plutôt que d’obéir à ses parens, ou qui ne tient pas ses promesses, portera la peine de ses fautes ; le châtiment viendra par des voies inattendues, mais à coup sûr. L’enfant qui ne songe qu’à boire, à manger, à vagabonder tout le long du jour, finit en prison ou à l’hôpital. L’argent ne tombe pas du ciel ; il faut le gagner péniblement par le travail des mains ou de l’esprit ; seuls les imbéciles peuvent croire qu’on l’acquiert par des procédés trop commodes ; ceux-là seront dupes des coquins. La morale sociale se réduit à une loi d’échange. Se montrer aimable, bienveillant, généreux, c’est s’assurer des droits à être payé de retour. « Autrui » est l’être innombrable et mystérieux qui se montre reconnaissant quand on l’a bien traité, mais qui n’oublie ni les torts, ni les injures. Deux proverbes reviennent comme un refrain : « quel ch’è fatto, è reso : » On nous rend toujours la pareille ; « i casi son tanti : » On ne sait jamais ce qui peut arriver. Que l’enfant, même riche et heureux, s’accommode donc de toutes les circonstances ; et surtout, qu’il place de bonnes actions, dont il aura peut-être un jour à redemander l’intérêt. Rien que de facilement intelligible et d’immédiatement utile, on le voit ; point d’autre altruisme que celui de l’intérêt bien entendu. Nous ne trouvons nulle part la notion d’obligation ; ce sont les faits qui montrent le bon parti à prendre ; ni philosophie, ni dogme, même en des termes qui les mettraient à la portée de l’enfant : l’expérience seulement. Cette morale est très honorable ; et plût au ciel que chacun s’habituât de bonne heure à la pratiquer ! Il y a cependant des cas où l’on voudrait que la justice fléchît un peu en faveur de la pitié ; on craint que Pinocchio ne soit dur pour les vaincus. Près de voir la fin de ses mésaventures, ayant retrouvé son père Geppetto, il rencontre sur sa route le Renard et le Chat, qui jadis ont voulu sa perte, et qui sont tombés maintenant dans la plus noire misère. Ils ont beau l’implorer : Pinocchio ne leur pardonne pas ; il ne remporte pas sur lui-même la victoire décisive, qui consisterait à oublier les rancunes du passé, et à rendre le bien pour le mal ; au contraire, il triomphe de leur infortune, et passe son chemin en se moquant d’eux. « Adieu, beaux masques ! Bien mal acquis ne profite jamais… »

Cette imagination capricieuse, et ce sens très pratique de la conduite de la vie, ne sont pas nécessairement incompatibles ; et on peut très bien concevoir une psychologie assez souple pour passer rapidement du domaine des rêves à celui des réalités concrètes. Les esprits vifs, qui parent de couleurs aimables la banalité des êtres et des choses, n’entendent pas être les victimes de l’illusion qu’ils veulent bien se donner à eux-mêmes : ils la font cesser aussi facilement qu’ils la créent ; c’est ici le cas. Qui sait, même, si cette façon très simple et très pratique de comprendre la moralité ne nous révèle pas encore une tendance du peuple tout entier ? Ne serait-ce pas une forme inattendue de ce « profond bon sens » qu’un philosophe comme M. Barzellotti donne pour un des traits les plus certains de la race, lorsqu’il analyse l’âme nationale ? Ne serait-ce pas un indice de « cette intuition aiguë de la réalité, de cet infaillible instinct pratique, » où un historien comme M. Novati voit l’influence persistante de la mentalité romaine, à travers la mentalité italienne ?

Mais sans doute, Pinocchio serait très étonné de savoir qu’on veut lui prêter de si graves responsabilités ; il y aurait mauvaise grâce à charger de ces hypothèses trop lourdes son âme frêle. L’essentiel, en lui, demeure bien cette libre et spirituelle fantaisie dont nous ne trouvons l’égale nulle part. Dans aucun pays, une marionnette n’a rompu les fils qui l’attachaient à son théâtre pour conquérir le cœur des enfans. Ni la petite Alice des Anglais, ni le Strummel Peter des Allemands, n’ont été taillés dans un morceau de bois qui parlait. Dans la brume, au milieu de gens réservés et froids, qui mesurent leurs mouvemens, qui ne comprennent même pas ce qu’un geste ajoute d’éloquence au discours, Pinocchio n’aurait pas pu vivre ; Pinocchio est le produit d’un sol où la fantaisie se développe spontanément sous un ciel heureux.


III

Si Pinocchio est amusant, Cuore est beau. Le succès du premier a fait naître quantité d’imitations : l’ami de Pinocchio, l’ami de l’ami de Pinocchio, le frère de Pinocchio, le secret de Pinocchio, Pinocchio en automobile, Pinocchio à Rome, Pinocchio en Afrique : le second reste unique. Au mois de janvier 1886, De Amicis, favori déjà du public, auteur, entre autres ouvrages, de récits militaires qui avaient fait fortune, était allé chercher son jeune fils à la sortie de l’école ; il le vit arriver en compagnie d’un petit pauvre, son camarade de classe, bizarrement accoutré de vêtemens trop grands pour lui. Avant de se quitter, les deux enfans s’embrassèrent. De Amicis conçut, en cette seconde même, et tout ému par cet exemple de fraternité enfantine, l’idée d’un livre où il peindrait la vie de l’école dans ce qu’elle a de beau et de touchant. En quatre mois, le manuscrit était achevé, remis à l’imprimeur, et Cuore était né.

Le livre est italien par ses racines ; il traduit un des sentimens les plus chers au cœur de la nation, qui est le patriotisme. Qu’il faille saluer le drapeau avec respect, qu’il faille voir, dans un régiment qui défile, autre chose qu’un spectacle, — l’émotion esthétique pure étant ici une manière d’irrespect ; — que la parade doive évoquer l’image du champ de bataille, et qu’ainsi on s’habitue à comprendre dès l’enfance ce que le patriotisme a de grave et de tragique : ce sont là recommandations bonnes à faire dans tous les pays ; et nous n’y saurions reconnaître l’empreinte d’une nationalité spéciale. Mais l’auteur a eu le souci d’écrire un véritable bréviaire de l’unité. Il veut que les enfans n’oublient pas ce qu’elle a coûté aux pères ; et qu’elle ne soit pas seulement réalisée dans les faits, mais sacrée dans tous les cœurs. La scène se passe à Turin ; et plus d’un détail nous rappelle les mœurs piémontaises. Or, dès la première semaine de l’année scolaire, le directeur entre en classe pour présenter un jeune Calabrais nouveau venu. Le maître prend la parole : « Rappelez-vous bien ce que je vous dis. Pour qu’il pût arriver qu’un enfant calabrais fût chez lui à Turin, et qu’un enfant de Turin fût chez lui à Reggio Calabria, notre pays a lutté pendant cinquante ans, et trente mille Italiens sont morts… A peine le Calabrais fut-il assis à sa place, que ses voisins lui donnèrent des plumes et une image ; et un élève du dernier banc lui fît passer un timbre de Suède. » — De même : le jour de la distribution des prix, les élèves auxquels on confie la mission enviée de porter les volumes aux autorités, pour que celles-ci les remettent à leur tour aux lauréats, ne sont pas choisis au hasard. On prend un Milanais, un Florentin, un Romain, un Napolitain, un Sicilien, un Sarde : image de l’unité italienne : la patrie tout entière, par ce symbole, assistera à la fête. — Chaque mois, le maître lit un récit, a la grande joie de la gent écolière : examinons les titres : le petit patriote de Padoue ; la petite sentinelle lombarde ; le petit copiste florentin ; le petit tambour sarde… L’intention est toujours la même : il faut que chaque province soit représentée, et qu’elle vienne se fondre dans la grande unité de la patrie. La génération aujourd’hui dans la force de l’âge, qui vient d’emporter l’Italie, d’un mouvement irrésistible, vers les conquêtes, est celle qui a lu Cuore.

Six cent mille exemplaires écoulés en moins de trente années prouvent le succès du livre dans son milieu. Mais vingt-cinq traductions, dont trois en français, trois en anglais, et même, rencontre plus rare, une en arabe et une autre en japonais, prouvent aussi que sa renommée s’étend à travers le monde. Il appartient à cette catégorie d’œuvres qui, de l’élément national, font sortir l’élément humain. Et nous-mêmes, à suivre les péripéties de la très simple histoire, revivons notre passé. Les impressions d’enfance sont si fortes, qu’en vérité nous n’avons pas oublié le temps où la solution d’un problème était pour nous affaire d’importance, et où les événemens de notre existence s’appelaient narration ou dictée. À l’appel de De Amicis, elles se font jour en nous, ces émotions anciennes ; elles remontent à notre conscience, à travers les années qui nous en séparent, à travers les expériences qui nous ont chargé l’âme. Un peu estompées par le temps, vagues en certaines de leurs parties, mais très douces à revoir, les images de nos années d’école apparaissent une à une devant nos yeux. Il ne s’appelait pas De Rossi, comme dans le livre, celui « qui était toujours premier, et qui remportait toujours la médaille : » mais il est bien vrai qu’il y en avait un parmi nos compagnons qui nous inspirait une secrète envie, parce qu’il était invincible en toutes les matières, connaissait imperturbablement sa table de Pythagore et ne se trompait jamais sur les sous-préfectures. Il n’y avait peut-être pas Garrone, le bon géant, qui a peine à s’asseoir sur des bancs trop étroits pour sa grande taille, qui protège les faibles de ses poings vigoureux ; il n’y avait pas Garoffi, le précoce marchand, qui fait collection de timbres-poste, met des canifs en loterie, vend des billes ou des gommes, et de tout fait profit : mais il y avait d’autres caractères semblables à ceux-là ; nous revoyons la manie de l’enfant qui trahissait déjà la vocation de l’homme. Il n’y avait pas Precossi, celui qui fait le bec de lièvre : mais sûrement, tel de nos camarades possédait un talent merveilleux du même genre, capable de lui assurer auprès de nous la plus glorieuse réputation. Nous vivions au milieu de types analogues ; nous ne les découvrons pas ici, nous les retrouvons. Paisible succession des heures de travail et gaies échappées des vacances ; maladies qui nous tenaient éloignés de la vie pendant quelques jours, et dont la convalescence nous était douce ; promenades à travers les champs, avec quelques amis d’élection ; soirs de neige, où nous attendions la sortie avec impatience, à cause des flocons qui allaient couvrir nos manteaux de leur blancheur, des batailles, de la bonne chaleur du foyer qui nous accueillerait après le froid ; après-midi d’été, dont la somnolence pèse sur toute la classe, tandis que les rayons de soleil dansent à travers les rideaux mal fermés, et que la voix du maître a des inflexions de langueur : oui, c’est bien ainsi que l’existence s’écoulait pour nous, jusqu’à l’heure où notre premier examen nous appelait, rouges d’émotion, devant des jurys indulgens ; jusqu’au jour où une couronne dorée, mal assurée sur notre tête, faisait de nous des triomphateurs embarrassés et confus. On dirait que De Amicis a recueilli nos confidences ; et qu’en parcourant les pages où son fils Henri est supposé noter ses impressions journalières, ce sont nos propres mémoires que nous lisons.

Seulement, ces mémoires-ci ont plus de portée. Dans l’école telle que De Amicis nous la présente, ne règne pas seulement la camaraderie, à l’ordinaire : il entend y faire régner aussi la solidarité. En classe, le riche voisine avec le pauvre ; le fils de l’industriel ou de l’avocat se trouve à côté du fils du charbonnier ou de la marchande de légumes ; il arrive même que, dans l’opinion publique des écoliers, le fils de la marchande de légumes soit supérieur à tous les autres, s’il joue mieux aux billes ou s’il se montre plus complaisant. Il faut profiter de ce moment unique pour rapprocher les classes : n’est-ce pas une société déjà que ces enfans réunis au hasard, et forcés de vivre ensemble ; une société où les inégalités apparaîtraient à peine ? Si on habitue ces petits hommes à ne pas mesurer l’estime à la richesse du vêtement, vingt ans après, le médecin ou l’avocat continueront à fréquenter le marchand de bois ou le mécanicien : et, chacun restant à sa place, tous n’en seront pas moins unis. Voilà pourquoi, à l’instigation de son père, Enrico invite tous les jeudis quelques-uns de ses camarades, sans distinction de fortune, pourvu qu’ils soient de bons enfans. Ce père a des délicatesses exquises. Le petit maçon, venu avec ses habits de travail, les seuls qu’il possède, a laissé des traces de plâtre sur le beau fauteuil du salon. Enrico veut essuyer le fauteuil : son père l’arrête. Car il ferait honte à un camarade pauvre ; il ne le faut pas. — La belle leçon que donne une solidarité ainsi comprise ! D’ordinaire, ce sont les hommes qui façonnent l’âme des enfans à leur manière, en lui imposant leur science, et aussi leurs habitudes et tous leurs préjugés. Ils font naître la haine des classes comme par jeu, avant même que les petits puissent bien comprendre la puissance de l’argent ou la dureté des servitudes. Ici, au contraire, les enfans montreraient aux hommes comment ils se doivent aimer les uns les autres : l’enfance deviendrait l’éducatrice de l’humanité.

Cœur : jamais titre d’un livre ne fut plus conforme à son esprit ; jamais il n’y eut de meilleur guide pour former des cœurs généreux. Par une série d’exemples très émouvans, les passions nobles sont éveillées dans l’âme de l’enfant, entretenues, nourries. Dès les premières pages, il lira l’histoire d’un de ses camarades, en tout point semblable à lui-même, qui vient de sauver un enfant dans la rue au moment où celui-ci allait être écrasé sous un omnibus : et ce sera toujours ainsi, de semaine en semaine et d’histoire en histoire ; il n’en est pas une qui ne fasse appel à sa sensibilité, pour le rendre meilleur par l’amour. Il saura qu’il y a des circonstances où il ne faut marchander ni son argent, ni son temps, ni sa propre vie ; entraîné par l’émulation, il souhaitera même de les voir naître. Il apprendra qu’au lieu de rire des infirmes, il faut avoir pitié d’eux : qu’il faut avoir pitié même des coupables. De Cuore, il tirera peu de connaissances positives ; c’est un livre d’éducation, non d’instruction ; mais il tirera ce grand profit, que, dès les premières années de son existence, il sentira que rien d’humain ne lui est étranger ; il évitera la sécheresse de l’âme. Autant Pinocchio se montrait sans indulgence pour les infortunes des coquins, autant Enrico compatit à la misère, sans en rechercher la cause et sans la juger. Au nom de quel principe ? Sans principe, à proprement parler ; par élan. Ton cœur ne te dit-il rien ? lui demande son père, au moment où il s’agit de faire le sacrifice de son plus beau jouet. Le cœur parle, et aussitôt le sacrifice est accompli. Lorsque la mort passe dans le récit, — car nous savons trop qu’elle s’attaque volontiers à l’enfance, et que la pire de ses injustices est de frapper ceux qui n’ont pas mérité de mourir, — est évoquée l’idée d’une vie supra-terrestre, sous l’autorité d’un Etre suprême. Mais cette idée est vague et se transforme bientôt en effusion du cœur. La bonté ne se commande pas ; elle n’a pas besoin de dogme ; elle jaillit de source, et porte en elle-même sa raison d’être. Dans la hiérarchie des facultés, la sensibilité passe avant la raison.

Il y a peut-être là un excès d’optimisme. Tous les maîtres nous sont donnés comme parfaits ; ils mettent à remplir leur devoir un dévouement qui va jusqu’à l’héroïsme ; malades, ils ne pensent qu’à leur classe ; ils meurent à la tâche. Un professeur recommande à son élève de soigner l’arithmétique comme vœu suprême et en manière de testament : le cas est rare, et un peu suspect. Le problème douloureux de l’indiscipline, qui fait de certains d’entre eux de véritables victimes, est résolu de façon simpliste ; un jour qu’un suppléant débonnaire est le jouet de ses écoliers, le bon Garrone se lève, menace ceux qui troubleront l’ordre, et le maître règne par enchantement sur sa classe pacifiée. — Les parens sont bons : le lecteur voudrait presque en trouver qui fussent antipathiques, pour qu’ils ne ressemblassent pas à tout le monde. Il admet difficilement que Precossi, l’ivrogne invétéré, cesse de battre femme et enfans, et devienne le modèle des pères de famille, parce que son fils a gagné la médaille. Un condamné, qui a purgé six ans de prison, apparaît dans le récit comme étant un fort honnête homme ; tout au plus se montre-t-il un peu ombrageux. — Les enfans sont bons. Un seul, sur cinquante, est incorrigible, aussi se voit-il expulsé de l’école, et du livre, où il n’est vraiment pas à sa place. Mais auparavant, il est battu en combat singulier par un garçon moins fort que lui, qui a le bon droit de son côté ; justice est faite. Enrico a quelques défauts ; il lui arrive de manquer d’égards envers sa mère, ou de répondre mal à son père. Cependant nous ne le surprenons jamais en train de commettre une mauvaise action ; nous ne connaissons ses méfaits que par la remontrance qui les suit, et le ferme propos de ne plus recommencer. Ce portrait de l’humanité est flatté ; et ce cœur est trop bon.

Tant mieux. Il s’agit d’un livre d’éducation : une notation plus sévère de nos travers et de nos vices serait sans doute plus conforme à la réalité, mais moins belle et ici moins utile. La tendance ne deviendrait dangereuse que si le livre, pour vouloir être moral, risquait d’être ennuyeux : en réalité, il est d’un bout à l’autre passionnant. C’est un procédé habile que de découper le récit en une série de scènes dont chacune forme un tout : car il permet à l’auteur de ne rien dire qui ne soit digne d’être dit, de supprimer les préparations et les transitions, et de tenir toujours la curiosité en haleine. C’en est un autre, que de faire parler le plus souvent l’écolier lui-même ; parfois son père ; parfois sa mère ; parfois, — apparition discrète, et à peine entrevue, — sa sœur ; et que d’augmenter encore cette variété par des récits qui introduisent dans l’atmosphère de l’école un peu du grand air de la vie : le souci d’éviter la monotonie est si manifeste, que même les caractères d’imprimerie varient suivant les passages. Ce n’est pas un procédé ; c’est le talent essentiel de De Amicis, que l’observation scrupuleuse du détail. Ces scènes de la vie des écoliers sont des tableaux de genre ; il n’y manque ni les accessoires, — livres, règles ou plumiers, — ni le principal : les attitudes exactes, les gestes précis, les mouvemens vrais des enfans. L’aspect extérieur de chacun d’eux est rendu par un trait vigoureusement appuyé ; ce trait devient le symbole de l’individu tout entier, corps et âme ; il le marque, comme une étiquette son flacon. Jamais le nom de Garoffi, le trafiquant ingénieux, ne sera prononcé, sans qu’on nous rappelle son nez en bec de chouette, ses petits yeux fureteurs, le grand manteau qui cache ses poches bourrées d’objets hétéroclites. Coretti, qui doit aider son père le marchand de bois, chaque matin, avant de venir à l’école, est immuablement vêtu d’un jersey couleur chocolat, et coiffé d’un bonnet de poil de chat : au point que nous aurons peine à le reconnaître, lorsqu’il mettra par hasard son habit des dimanches, ou que l’été l’obligera à remplacer par des vêtemens moins lourds son accoutrement familier. On nous dira dix fois que le maître de quatrième élémentaire a une ride, juste au milieu du front, toute droite, et qui ressemble à une blessure quand il se met en colère : tandis que la particularité du maître de troisième est d’avoir des cheveux roux ébouriffés.

Sûr de tenir en sa possession le lecteur, en l’amusant ainsi par des portraits qu’il a soin de ne pousser jamais jusqu’à la caricature, De Amicis le conduit vers le pathétique. Les exemples de dévouement qu’il donne ne se passent jamais à huis clos ; ils ont toujours des témoins, qui partagent les sentimens du héros : et comme il n’y a rien de plus contagieux que la bonté, nous sommes gagnés à notre tour par l’émotion. En vain nous voudrions réagir ; nous avons beau deviner où l’auteur veut en venir, protester même contre des effets que nous jugeons mélodramatiques : nous sommes pris par les nerfs ; notre gorge se serre, et nous nous sentons impuissans à refouler la larme bête que nous finissons par verser malgré nous. Ce n’est pourtant pas la première fois que nous lisons des histoires analogues. Notre journal nous en fournit qui leur ressemblent, sous la rubrique des faits divers ; et nous en trouvons de plus belles, et de plus simples encore, quand revient chaque année la liste des prix Montyon. Mais ici, la connaissance des sentimens profonds du cœur humain est si sûre, la puissance d’évocation est si exceptionnelle, l’art de replacer le lecteur dans une collectivité, où les émotions se décuplent de toutes les émotions voisines, est si habile, que nous sommes autrement remués. C’est encore le cœur qui fournit à De Amicis la meilleure de ses ressources : il raconte qu’il lui est arrivé plus d’une fois de pleurer en écrivant son livre.

Elle vient du cœur, enfin, la poésie discrète qui n’est pas un des moindres charmes de l’œuvre. Plus d’une silhouette est finement dessinée, comme celle du vieil instituteur qui se divertit à revoir les compositions de ses anciens élèves ; plus d’un croquis d’ensemble est lestement enlevé, ébats des écoliers dans une cour, désordre d’une rentrée, tumulte d’une sortie, cortèges ou fêtes. Mais les traits du dessin et le groupement des couleurs ne veulent jamais faire effet pour eux-mêmes ; ils serviront à donner plus de vraisemblance au récit d’une bonne action, à illustrer un exemple de générosité ou d’héroïsme. Le pittoresque qui nous est ici montré est celui des humbles ; son rôle est d’orner le sentiment. Cette subordination est rare, et vaut qu’on l’apprécie. — Un ramoneur, tout noir de suie, pleure à chaudes larmes : il a perdu les trente sous qu’il avait gagnés, et qu’il devait rapporter à son maître. Voici que des fillettes sortent d’une école voisine et s’intéressent à son désespoir ; elles font une collecte en sa faveur. C’est un tableau charmant, que ce petit garçon tout noir, au milieu des couleurs bariolées et mouvantes des robes des petites filles. Les plus jeunes, qui n’ont pas d’argent, veulent lui donner au moins des fleurs. Tout d’un coup la directrice apparaît : les écolières se sauvent comme une bande de moineaux. « Et alors on vit le petit ramoneur, seul au milieu de la rue, qui s’essuyait les yeux, tout content, avec ses mains pleines de sous ; et dans les boutonnières de sa veste, dans ses poches, à son chapeau, il avait des fleurs ; et il y avait des fleurs par terre, a ses pieds.… » Ceci est vu avec des yeux d’artiste : et pourtant, l’effet cherché est avant tout moral.

Cette poésie, peu à peu, enveloppe l’école tout entière, et la transfigure. L’école devient la ruche active dont le travail semble joie ; l’école est le rendez-vous d’une humanité jeune et fraîche, qui vient, confiante, se préparer aux devoirs de l’avenir. L’école se tient au cœur de la cité, comme un symbole. Quand on passe près du grand bâtiment où sept cents écoliers bourdonnent, et qu’on prête l’oreille aux bruits qui sortent à travers les persiennes demi-closes, on recueille avec avidité « ces voix de l’espérance. » D’une fenêtre, on entend un maître qui dit : « Ce n’est pas ainsi qu’on écrit les t ! » De la fenêtre voisine sort la donnée d’un problème : « Un marchand a acheté 50 mètres d’étoffe, et les a revendus à raison de 6 francs le mètre… » Plus loin, c’est comme un pépiement d’oiseaux : le professeur est sorti. Il y a des instans de grand silence, où l’on dirait que tout l’édifice est vide ; puis l’éclat de rire sonore d’une classe en gaîté rompt le charme. Battemens de pieds, casiers qui se ferment, rumeur qui se propage depuis le bas jusqu’en haut de la maison : le surveillant est venu annoncer le finis. « Comme tout cela est beau ! et quelle immense promesse pour le monde ! »

Dans une page d’une belle envolée, où l’on voudrait peut-être moins d’emphase, mais où il est difficile de souhaiter plus de grandeur, De Amicis a écrit l’épopée de l’écolier. « Pense, quand tu sors le matin, qu’en ce moment même, dans ta ville, 30 000 autres écoliers vont s’enfermer comme toi dans une classe pour étudier. Mais quoi ? Pense aux enfans innombrables qui à peu près à cette heure vont à l’école dans tous les pays ; vois-les en imagination, qui s’en vont, à travers les ruelles des villages paisibles, à travers les rues des cités bruyantes, le long des rivages des mers et des lacs, ici sous un soleil ardent, ailleurs au milieu des brouillards, en barque dans les pays coupés de canaux, à cheval dans les plaines immenses, en traîneau sur les neiges, par monts et par vaux, traversant bois et torrens, sur les hauteurs, dans les sentiers de la montagne, deux à deux, en groupes, en longues files, tous avec leurs livres sous le bras, vêtus de mille manières, s’exprimant en mille langues, depuis les plus lointaines écoles de la Russie, presque perdues parmi les glaces, jusqu’aux écoles les plus lointaines de l’Arabie, ombragées de palmiers, par millions et par millions, tous pour apprendre sous cent formes diverses les mêmes choses ; imagine ce vaste fourmillement des enfans de cent peuples, ce mouvement immense dont tu fais partie, et pense : Si ce mouvement cessait, l’humanité retomberait dans la barbarie ; ce mouvement est le progrès, l’espérance, la gloire du monde. Courage donc, petit soldat de l’armée innombrable. Tes livres sont tes armes, ta classe est ton bataillon, le champ de bataille est la terre entière, et la victoire est la civilisation humaine. Ne sois pas un soldat sans courage, ô mon petit Henri ! »

Plus loin, de la même manière large et puissante, il peint la fresque où figurent tous ceux qui se sont sacrifiés pour le bien des enfans. C’est le jour des Morts ; et la gloire des auréoles illumine la tristesse des deuils. « Sais-tu, Henri, à quels morts vous devriez tous penser en ce jour, vous autres, les enfans ? A ceux qui sont morts pour vous, pour les enfans, pour les tout petits. Combien sont morts pour vous ; et combien meurent tous les jours ! As-tu jamais pensé à tous les pères qui ont usé leur vie au travail, à toutes les mères descendues dans la tombe avant le temps, épuisées par les privations auxquelles elles se sont condamnées pour élever leur fils ?… Pense à tous ces morts en ce jour. Pense à tant de maîtresses qui sont mortes jeunes, consumées par le labeur de l’école ; aux médecins qui sont morts de maladies contagieuses, affrontées pour guérir les enfans ; pense à tous ceux qui, dans les naufrages, dans les incendies, dans les famines, au moment du péril suprême, ont cédé aux enfans le dernier morceau de pain, la dernière planche de salut, la dernière corde qui pouvait les sauver des flammes : ils sont morts joyeux de leur sacrifice, qui conservait la vie à un innocent. Ils sont innombrables, Henri, ces morts ; chaque cimetière en renferme des centaines ; s’ils pouvaient se lever, ils crieraient le nom d’un enfant… : martyrs héroïques et obscurs, si grands et si nobles, que la terre n’a pas assez de fleurs pour orner leurs tombeaux. Tant vous êtes aimés, ô enfans ! Pense aujourd’hui à ces morts avec reconnaissance, et tu seras meilleur pour ceux qui te chérissent et qui peinent pour toi, ô mon fils heureux, qui en ce jour des Morts n’as encore personne à pleurer ! »

La destinée de ceux qui écrivent pour les enfans n’est pas aussi tragique : ne craignons pas cependant d’évoquer à leur propos les deux images que De Amicis nous présente : s’ils ont aidé, de bonne foi, le long cortège des écoliers dans sa lente ascension, ils ont le droit de prendre place parmi les bienfaiteurs auxquels il convient de penser avec reconnaissance. Celui qui, dans un journal à bon marché, d’une plume malhabile, a su émettre une idée appropriée à l’intelligence des petits, à su leur donner un conseil qui travaillera obscurément dans leur conscience, jusqu’au jour où il germera en bonne action, mérite plus de respect que l’amuseur des foules. Les romanciers illustres et les dramaturges applaudis, même les moralistes aimés qui donnent aux adultes les conseils de leur sagesse, ayant plus de gloire, ont moins d’influence peut-être que l’auteur dont la pensée nourrit les générations qui montent. Car l’esprit des enfans est vierge, et les empreintes qu’ils reçoivent sont ineffaçables. Le premier livre qu’ils lisent, c’est leur première conception du monde.

Pour ces raisons, la littérature enfantine est chose moins puérile qu’on serait tenté de le croire. L’admiration que nous professons pour un Carducci ou pour un Fogazzaro ne doit pas nuire à celle que méritent l’auteur de Pinocchio, et davantage encore celui de Cuore, gardiens à leur façon du génie de leur race, artisans d’un labeur difficile, dont le bénéfice s’étend à toute l’humanité. Rendons justice aux ouvriers de la première heure ; il y a longtemps que Platon a loué, dans cette langue qui devenait si spontanément poétique lorsqu’il parlait de la jeunesse, les sages qui, cultivant les fleurs du printemps, préparent des fruits meilleurs et plus beaux pour l’été.


PAUL HAZARD.