La Littérature en Russie – Ivan Andréevitch Kriloff

La Littérature en Russie – Ivan Andréevitch Kriloff
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 15 (p. 866-890).

LA LITTERATURE


EN RUSSIE




IVAN ANDREEVITCH KRILOFF.
Polnoë Sobranié Sotchinenii (oeuvres complètes), 4 vol. in-8o, Saint-Pétersbourg.




C’est par une voie semée d’obstacles que la littérature en Russie a pu s’élever à l’expression complète et sincère du génie national. Les efforts et les luttes qui ont signalé cette laborieuse entreprise ne se retrouvent dans l’histoire littéraire d’aucun pays. Le vieux génie russe, qui a marqué d’une si vive empreinte les mœurs et les institutions de l’empire des tsars, n’a point laissé de monumens écrits où l’on pût retrouver et saisir l’inspiration nationale à sa source ; l’imitation des littératures étrangères n’a été au contraire, en Russie, que trop active. Quiconque veut interroger la pensée russe dans sa primitive indépendance est donc réduit à la chercher dans les coutumes et les traditions populaires ; les livres ne lui offrent que de vagues et incomplètes indications. De là, pour les poètes moscovites, un travail incessant, qui n’a son analogue dans aucune des littératures de l’Europe moderne : travail utile et curieux d’ailleurs, destiné à faire prévaloir l’interprétation libre et féconde des chefs-d’œuvre étrangers sur l’imitation servile, ainsi qu’à dégager l’originalité nationale du spectacle attentivement observé de la vie populaire. Ce travail, représenté par Pouchkine avec un éclat et une autorité que nul de ses compatriotes n’a encore égalés[1], a son expression familière dans les récits et les fables du conteur national dont nous voudrions ici indiquer le rôle et apprécier les œuvres.

L’histoire de la Russie, depuis ses origines jusqu’à l’époque d’Alexandre, à laquelle appartient Kriloff, nous fera comprendre les difficultés qu’ont eu à surmonter les poètes moscovites pour pénétrer jusqu’aux sources de l’originalité littéraire de leur pays. Soumise pendant plusieurs siècles aux vicissitudes les plus contraires, la Russie ne manifesta son activité morale que par des combats incessans contre les Tatars, les Livoniens et les Polonais. Après la victoire, elle descendit, il est vrai, en elle-même, interrogea son individualité et acquit le sentiment d’unité nationale qui devait la rendre si puissante, mais ce fut tout. Les murs de Kasan tombaient devant les soldats de Jean IV, et la terre de Rurick était affranchie ; plus tard, deux intrépides citoyens[2] délivraient Moscou de ses éternels ennemis, les Polonais, et le peuple russe se contentait d’aller prier dans les églises ; point d’épopée nationale, de poétiques légendes qui célébrassent ces grands exemples de courage et de patriotisme.

Il est à remarquer que, pendant les neuf premiers siècles de l’histoire moscovite, c’est-à-dire du IXe au XVIIIe, c’est à peine si quelques fragmens de chants nationaux en langue vulgaire, recueillis par la tradition, laissent entrevoir les élémens d’une ancienne littérature populaire[3]. Aussi chercherait-on en vain dans la nombreuse collection des auteurs ecclésiastiques et monastiques qui remplissent les pages des annales littéraires de la Russie quelques-uns de ces joyeux troubadours, de ces mordans trouvères, de ces chevaliers aventureux dont les chants et les récits alternent, dans notre vieille France romane, avec les accens plus austères des évêques et des abbés. En Russie, point de littérature vulgaire marchant parallèlement avec la littérature de l’église et des couvens, point de contes animés, de fougueux sirventes, de merveilleux romans chevaleresques mêlés aux instructions pastorales, aux controverses sacrées, aux chroniques verbeuses qui composent presque uniquement l’antique littérature moscovite. Un seul poème chevaleresque du XIIe siècle, les Exploits d’Igor (Slovo o poktou Igoria), retrouvé en 1796, pourrait en faire supposer d’autres demeurés inconnus.

L’époque de Pierre-le-Grand arriva. Ce prince, dont le génie n’oubliait rien, voulut aussi créer dans son empire une poésie nationale ; mais il fallait commencer par donner à la Russie un alphabet. Il en traça un de sa propre main[4]. Ce fut le point de départ ; mais si, à compter de ce moment, la langue vulgaire se sépara de la langue slavonne, spécialement consacrée a l’usage de l’église, ce ne fut pas sans en retenir nombre d’expressions qui, jointes aux emprunts faits aux langues étrangères et à certains restes du dialecte de la Russie-Blanche, formèrent un mélange confus d’élémens grossiers qu’il s’agit de coordonner et d’épurer.

Si la Russie entra avec Pierre Ier dans la plénitude de sa puissante unité, si elle en acquit le sentiment intime, elle ne laissa pas de se trouver quelque peu étonnée en présence de l’Europe, qui venait de lui ouvrir les trésors de sa vieille civilisation. La voilà donc obligée de se dédoubler, si l’on peut ainsi dire, forcée qu’elle est, d’un côté, d’étudier cette civilisation, ces arts encore si nouveaux pour elle ; de l’autre, de travailler à son propre développement, au développement de sa force, de son énergie intellectuelle : c’était une double action, deux efforts parallèles qui devaient naturellement commencer par se contrarier, s’affaiblir même l’un l’autre, mais qui ne pouvaient manquer néanmoins d’aboutir à un triomphe commun. Le grand objet des écrivains russes de cette première époque, leur travail en quelque sorte unique, fut de constituer une langue littéraire et poétique ; il y avait pour eux tout un chaos à débrouiller. Aussi n’est-il d’abord question que de grammaire et de prosodie : on écrit des livres pour ou contre le système syllabique, pour ou contre le slavon. Ceux-ci acceptent les mots d’origine étrangère, ceux-là les repoussent ; tous sentent le besoin d’épurer l’idiome vulgaire, le besoin d’une règle et surtout d’un modèle. Chacun des écrivains de cette époque eut plus ou moins sa part d’action sur les premiers progrès d’une littérature où tout était nouveau, à commencer par l’alphabet. Le plus célèbre, Lomonossoff, pauvre pêcheur des rives de la Mer-Blanche, eut l’honneur de débrouiller ou, si l’on veut, de créer la prose et la poésie russe. Lomonossoff, qui fut aussi un habile chimiste, devint en même temps le Malherbe et le Balzac moscovite ; mais ce fut la grammaire latine, ce fut la poétique française qu’il prit pour règle, et dont il introduisit le double système dans les lettres naissantes de son pays. Vient ensuite Soumarokoff, fécond écrivain dramatique, et le premier directeur du théâtre russe fondé à la cour de l’impératrice Elisabeth ; il étendit le système d’imitation de Lomonossoff en donnant des traductions fidèles de Racine ou de Voltaire, quelquefois même en traitant des sujets nationaux. Ses personnages russes sont taillés sur le patron des héros grecs et romains de la scène française. Des diverses littératures européennes, c’était particulièrement la nôtre que la littérature moscovite avait prise pour modèle. Sous le règne de Catherine II, les lettres russes prirent une allure toute française. Toutefois, dans ce même temps et au milieu du plus grand triomphe de la poétique étrangère, l’élément national, secondé par la souveraine même, parvenait à se faire jour. Le théâtre russe, d’abord exclusivement réservé pour les plaisirs de la cour, devint public ; des noms russes y retentirent, des drames tirés de l’histoire russe y furent représentés. Une université avait été fondée à Moscou, la ville russe par excellence, et là s’entretenaient, se nourrissaient les instincts et les sentimens nationaux. L’histoire du pays commençait à se répandre avec la pensée populaire et nationale. Derjavine, le premier poète véritable de ce pays, l’imitateur de Jean-Baptiste Rousseau, et qu’on peut à juste titre appeler lui-même le Jean-Baptiste Rousseau moscovite, Derjavine sut plus d’une fois s’élever à cette hauteur d’inspiration où toute imitation disparaît. L’accent populaire triompha parfois sur sa lyre des réminiscences latines ou françaises. Vers la Un du règne de l’impératrice Catherine et au commencement de celui d’Alexandre, l’imitation étrangère avait pris d’ailleurs un caractère plus rationnel : elle s’étendait à l’Angleterre et à l’Allemagne. En même temps, l’antiquité classique était étudiée sérieusement. Évidemment la pensée moscovite tendait à se dégager, les tentatives originales allaient succéder aux recherches laborieuses ; mais la nouvelle ère qui s’annonçait devait se partager elle-même en deux phases distinctes : le règne d’Alexandre, remarquable surtout par la diversité des tentatives qui embrassent tous les genres ; — l’époque actuelle, où le génie russe semble avoir fait son choix et vouloir concentrer ses efforts sur l’observation, sur l’étude ou la satire des mœurs nationales. Kriloff marque la transition entre ces deux périodes ; il appartient à la première par l’inquiète activité de son esprit, à la seconde par ce sentiment de la vie populaire qui s’unit chez lui à l’instinct critique et qui fait l’originalité de ses fables.


I

Un grand historien a présidé aux premières manifestations du génie russe sous le règne d’Alexandre. Nicolas Karamsine sut communiquer à ses contemporains l’activité pleine d’initiative qui le caractérisait. La prose russe, malgré les efforts de ses anciens réformateurs, était demeurée frappée de rudesse et d’obscurité. Karamsine entreprit de l’assouplir et de la rendre claire. Il y réussit. Le Journal de Moscou, qu’il publia en 1792, montra la langue de Lomonossoff tout à coup débarrassée de ces longues et flottantes périodes latines, de ces inextricables constructions germaniques qui la gênaient en l’alourdissant. Transformée sous la plume du nouvel écrivain, la prose russe devint facile, coulante et gracieuse. Cependant cette réforme, si nécessaire qu’elle fût, produisit un schisme littéraire qui divisa l’empire. Moscou, la cité ardente et novatrice, accepta le système de Karamsine, et Saint-Pétersbourg se déclara pour la vieille langue de Kantémire et de Lomonossoff. La dispute fut passionnée et se prolongea long-temps. Elle agita la littérature russe jusqu’au moment où les questions plus hautes soulevées par les tendances nouvelles des littératures européennes vinrent transformer le débat en l’élargissant.

Voilà donc le premier mouvement fécond des lettres russes : il est dû à une réforme grammaticale. La question posée par Karamsine excite les esprits, les pousse aux études sérieuses de la langue nationale, à l’examen des autres langues, aux essais de toute sorte. Karamsine vint visiter l’Europe. Son intelligence moscovite s’abreuva aux sources mêmes des littératures vivantes et s’imprégna d’idées et de couleurs nouvelles ; elle s’agrandit, et l’écrivain songea à enrichir sa patrie du résultat de ses voyages. À peine revenu en Russie, il publia une nouvelle feuille, le Courrier d’Europe, où se rallièrent les écrivains les plus connus, tous ses amis ; en même temps ses Lettres d’un Voyageur russe faisaient connaître l’Europe à ses compatriotes, en les initiant d’une manière piquante à ses mœurs, à ses lettres, à ses arts, à ses idées. D’autre part, le Panthéon des auteurs russes et le livre sur l’Antiquité de la Russie annonçaient un esprit vivement entraîné vers les recherches historiques, et faisaient pressentir le grand historien de l’empire.

Cependant l’empereur Alexandre était arrivé au trône. Ce prince, d’un caractère aimable et d’un esprit cultivé, contribua singulièrement, par ses propres penchans, à entretenir cette activité de l’intelligence nationale, La première partie de son règne fut, si l’on peut ainsi parler, une fête perpétuelle pour la Russie. Sa cour devint le centre de l’élégance et de la galanterie, se ralliant dignement ainsi aux meilleures traditions de la cour de l’impératrice Catherine ; mais, comme son aïeule, pendant que sa noblesse empruntait à notre civilisation ses formes les plus exquises, le tsar étendait l’influence extérieure de son pays par des traités qui reculaient ses frontières au pôle et à la Mer Noire[5], tandis qu’il retrempait sa force intérieure par une organisation administrative plus complète et par d’importantes créations littéraires et scientifiques. Sous cette haute influence, la littérature russe prit une nouvelle activité ; seulement elle était toujours partagée entre le courant national qui l’entraînait, le besoin des études sérieuses, et le goût des littératures vivantes, qui commençait à captiver les jeunes imaginations. Le double mouvement que la réforme de la prose russe avait déterminé se faisait sentir encore dans ces aspirations qui laissaient flotter la pensée nationale entre la vieille Russie et la jeune Europe. On commençait cependant à pressentir que ces efforts en sens contraire pouvaient aboutir à une conciliation féconde. Les esprits obstinés qui en étaient encore à regretter la vieille littérature de Kantémire et de Von Visin perdaient chaque jour du terrain. Ceux qui avaient pris parti pour Karamsine s’appliquaient avec une ardeur de plus en plus heureuse à rajeunir le génie moscovite en étendant son horizon.

C’est au milieu de cette fermentation intellectuelle que la campagne de 1812 surprit la Russie. Un grand cri se fit entendre alors d’un bout à l’autre de l’empire, et le même sentiment fit battre tous les cœurs. Il n’y eut pas un écrivain qui ne repoussât la plume pour s’armer de l’épée, ou qui ne reprit l’épée, s’il l’avait quittée pour la plume. Le poète Joukowsky s’enrôla dans les milices de Moscou après avoir composé son poème du Barde au camp des guerriers russes ; Batiouchkoff, encore souffrant d’une blessure reçue en Prusse, reprit son premier métier, et fit les campagnes de 1812, 1813 et 1814. Il est peu de nation qui passe aussi facilement que la nation russe de la vie civile à la vie militaire. Ce peuple, naturellement pacifique, semble n’être que campé dans les villes. Aussi la vie recherchée, le luxe et les plaisirs des capitales ne sauraient enchaîner ses mœurs. Il garde toujours en lui quelque chose du Sarmate, de l’ancien peuple nomade ; il trouve du charme dans les campemens, et je ne sais quelle volupté dans les rigueurs et les aventures de la guerre. De nos jours encore, on voit les fils des plus riches et des plus puissantes familles briguer long-temps, comme une faveur, le droit d’aller faire une campagne dans le Caucase, où les attendent tant de fatigues et de dangers. Un nouvel esprit, l’esprit militaire, s’était donc emparé de la Russie. La défense du sol natal devint la pensée commune, et le gouvernement put se convaincre de l’ascendant général du patriotisme russe aux offres d’hommes et d’argent qui lui arrivaient de toutes parts. L’invasion française eut son cours. On sait comment l’hiver s’allia avec les Russes pour accabler nos soldats. Les armées moscovites visitèrent Paris, et regagnèrent ensuite leurs lointains foyers avec un patriotisme en quelque sorte nouveau, — nous voulons dire éclairé par le spectacle de la civilisation française. Les guerres de 1812 et de 1814 exercèrent sur la littérature russe une influence qu’il n’est pas permis de méconnaître. À partir de 1844, on fit servir plus résolument l’étude des lettres étrangères à l’expression de la pensée nationale. Les uns traduisaient des ouvrages français, les autres se contentaient de les imiter ; tous s’efforçaient de s’approprier les qualités qu’ils y avaient remarquées, tout en se déclarant les adversaires de l’imitation française.

Parmi les écrivains qui figurent en première ligne dans le groupe dominé par Karamsine, Mouravieff se présente d’abord. Il était précepteur des grands-ducs Alexandre et Constantin. Sobre et austère écrivain, il n’écrivit que pour instruire ses augustes élèves. Ses Dialogues des morts et ses Lettres de l’habitant des faubourgs attestent la solidité de ses études classiques, l’élévation de sa pensée et la pureté de sa morale. Un autre auxiliaire de Karamsine fut Ozéroff, qui réforma la tragédie. Les œuvres de ses deux prédécesseurs, Soumarokoff et Kniajnine, sont considérées à juste titre par un critique compétent, le prince Wiasemsky, comme des imitations mortes de notre tragédie classique : les pièces d’Ozéroff laissent voir un esprit plus indépendant. Ce poète était animé d’un souffle puissant, et si son style ne satisfait pas entièrement la critique russe, si on le trouve parfois embarrassé et obscur, si on lui reproche de passer à côté du mot propre et d’avoir trop de la rudesse de la langue de Kniajnine, on est forcé de convenir que, dans les endroits où Ozéroff a secoué toute réminiscence, tout penchant à l’imitation, sa muse devient originale et forte. La sensibilité et l’émotion s’épanchent à flots de son ame, et ses tableaux font revivre avec bonheur les souvenirs de la patrie. Dans son Dmitri Donskoï par exemple, le Russe voit avec enthousiasme l’évocation d’une des plus héroïques époques de son histoire, où la Russie, l’étendard du Christ en tête, livra une bataille de géans aux hordes mongoles et les vainquit. Ozéroff réunissait à un degré éminent les deux actions simultanées qui tendaient à concilier l’étude des modèles classiques de la Grèce, de l’Italie ou de la France du XVIIe siècle, avec les libres inspirations du cœur et celles de la muse nationale. Ses efforts toutefois comme ceux de quelques esprits de sa trempe, ont été impuissans à constituer un théâtre russe. « L’art dramatique est encore, parmi nous dans son enfance, » disait le prince Wiasemsky en 1823 ; Or, depuis cette année, quelques pièces spirituelles, dont il a été parlé ici même, n’ont pu que confirmer l’opinion du prince ; deux ou trois chefs-d’œuvre se sont produits sur la scène russe, et y figurent encore isolés.

Après Mouravieff et Ozéroff, il faut citer Dmitrieff, qui peut être considéré comme le Karamsine de la poésie ; il assouplit le vers comme Karamsine avait assoupli la prose ; il le rendit facile, alerte ; il lui donna du trait ; aussi ses principales compositions appartiennent-elles au genre léger : ce sont des contes, des fables, des chansons. Les critiques russes trouvent dans ces productions quelque chose de l’exquise finesse, de la grâce spirituelle des poésies légères de Voltaire. Dmitrieff tient une place importante parmi les écrivains de cette époque, sur le goût desquels il eut une influence très marquée. Il avait d’ailleurs travaillé avec Karamsine au Courrier d’Europe, comme Joukowsky, leur ami commun.

Tandis que Dmitrieff s’inspirait de Voltaire, Joukowsky imitait Schiller et Byron. Il fut ainsi le premier qui représenta dans son pays ce qu’on a long-temps appelé l’école romantique. La littérature russe lui doit la ballade allemande, dont il sut approprier les formes au génie de son pays avec une sensibilité et une douceur parfaites. Son succès fut immense, et bientôt il put voir graviter autour de lui un essaim d’imitateurs jeunes et passionnés. L’école de Joukowsky, en Russie, pourrait, dans une certaine mesure, être comparée à l’école des lakistes, en Angleterre. Elle eut sa vogue, ses admirateurs fanatiques, ses adeptes fervens, puis elle tomba dans l’oubli après avoir effleuré les limites du ridicule. L’engouement contemporain une fois épuisé, la critique resta sévère pour Joukowsky. Tout en rendant justice aux qualités incontestables de ce poète, au charme et à l’harmonie de ses vers, on lui refuse aujourd’hui l’originalité. Le jugement d’un critique contemporain est explicite à cet égard. « Comme poète original, dit M. Miloukoff dans son Histoire de la Poésie russe, Joukowsky a une valeur médiocre ; comme imitateur, il fut remarquable. » Cette opinion restreint peut-être un peu trop la part de Joukowsky dans le premier essor des lettres russes. En poussant ses contemporains à l’étude sérieuse des littératures allemande et anglaise, il exerça une salutaire influence et servit la cause du génie national plus encore que celle des modèles étrangers.

M. Batiouchkoff fait aussi partie du groupe des poètes qui appartiennent au règne de l’empereur Alexandre. Au lieu de s’adonner, comme Joukowsky, aux inspirations germaniques, il interrogea les antiques souvenirs de Rome et d’Athènes. Quelques-unes de ses compositions, telles que la Bacchante, pourraient être prises pour des inspirations retrouvées de la muse grecque.

Qu’ils dominassent l’imitation servile ainsi qu’Ozéroff, qu’ils étudiassent l’Allemagne avec Joukowsky, ou la Grèce avec Batiouchkoff, tous ces artistes de la pensée n’en étaient pas moins fidèles à un devoir commun, celui de frayer la voie à la génération plus puissante qui grandissait autour d’eux. Quand Pouchkine arriva, il résuma, il concentra en lui-même toutes ces inspirations, tous ces efforts incomplets ; il leur donna la vie et l’unité. L’époque de Pouchkine fut ainsi préparée par les nombreux poètes auxquels Karamsine avait donné l’éveil. Cependant le mouvement provoqué par Karamsine ne devait pas seulement produire les précurseurs de Pouchkine et du groupe d’ardens artistes dominé par ce poète, il devait donner aussi un précurseur à la période d’observation et d’analyse satirique dont Gogol a été le représentant et qui se continue encore de nos jours. À côté des poètes réunis autour de Karamsine grandissait un homme qui devait laisser, comme Pouchkine, un nom immortel. Il fondait laborieusement des recueils qui duraient peu, des comédies qui tombaient ; il faisait des vers, il faisait de la prose, et sa prose, comme ses vers, bien qu’encouragée par les maîtres de l’époque, qui étaient ses amis, n’indiquait encore qu’un talent secondaire. C’était cependant un grand poète, mais dont le génie endormi n’était point entré dans le courant qui devait l’emporter si rapidement hors de la foule. Nous voulons parler de Jean Andréevitch Kriloff, que la Russie ne devait pas tarder à proclamer son premier poète national.


II

Kriloff fut en effet un poète national dans l’acception la plus rigoureuse du terme ; il le fut avec toutes les qualités et toutes les faiblesses qui marquent le caractère moscovite. Les poètes que nous venons de nommer appartiennent pour la plupart à la haute société, aux sommités hiérarchiques : l’un, Mouravieff, conseiller privé et sénateur, a l’honneur de diriger l’éducation de deux grands-ducs ; l’autre, Dmitrieff, est aussi sénateur, il tient de plus le portefeuille de la justice ; le troisième, Ozéroff, est général-major ; tous ont fait des études régulières, leur éducation a été libérale ; il ont reçu dès leur enfance, si l’on peut ainsi s’exprimer, l’infusion des mœurs, de la langue et de la littérature de notre pays. Rien de semblable pour Kriloff. — Fils d’un pauvre officier d’armée[6] qui le laissa orphelin à l’âge de onze ans, il entra dans la vie sans nom, sans fortune, sans amis, sans protection. Sa mère, femme courageuse et d’énergie, se fit elle-même son institutrice. Elle avait compris que, dans l’intérêt de son avenir, il devait savoir le français : elle obtint du précepteur des enfans du gouverneur de Tver qu’il donnerait des leçons de langue française à son fils ; mais, s’apercevant bientôt que les progrès étaient assez lents, elle entreprit de les activer, et, quoiqu’elle ne sût pas un mot de français, elle fit lire tous les jours le jeune homme. Lorsqu’il lui semblait que son élève avait bien lu, elle lui accordait de petites gratifications. Kriloff n’abusa d’ailleurs jamais de l’ignorance de sa mère et fit des progrès réels. Son père avait laissé pour tout héritage une caisse de livres qui le suivait partout. À défaut d’autres moyens plus réguliers de s’instruire, et peut-être aussi par désœuvrement, le jeune homme lut avidement ces livres, et bientôt sa tête fut si remplie de héros grecs et romains, et surtout de pièces de théâtre, qu’à l’âge de quinze ans il avait composé un opéra sans connaître les premiers élémens de l’art dramatique. C’est ainsi sous la direction de sa mère, c’est surtout avec le secours de la bibliothèque nomade de son père que le jeune Kriloff dut suppléer à l’absence de maîtres plus sérieux. Il faut dire que la profonde misère qui accablait la mère et le fils était peu propre à faciliter les études de celui-ci. Cette misère devint si cruelle que la mère fut obligée de solliciter pour son fils, — un enfant de douze ans à peine ! — une place de copiste dans l’administration de je ne sais plus quelle petite ville du gouvernement de Tver. Enfin, au bout de trois ans de luttes et de souffrances inouïes, ils partirent pour Saint-Pétersbourg, où Mme Kriloff espérait obtenir une pension de veuve de militaire, et peut-être trouver pour le jeune Ivan une position sortable.

On le voit, ces débuts ne ressemblaient guère à ceux des heureux poètes qui marchaient alors dans la voie ouverte par Karamsine. Ces premières années ainsi consumées dans la misère, parmi les classes les plus infimes de la société, ne furent pas perdues cependant pour le jeune Kriloff, qu’elles familiarisèrent avec le langage et les mœurs populaires, et qu’elles mirent à même d’étudier la race moscovite, dans les moindres nuances de sa mobile nature. Sans ces premières épreuves, le caractère national de son pays lui eût échappé peut-être comme à tant d’autres écrivains qui n’arrivaient à le connaître que par des à-peu-près et artificiellement. Kriloff s’était instruit à la grande source nationale ; aussi les œuvres qui lui ont valu une si haute place dans la littérature de son pays, ses fables, se distinguent-elles par ce langage populaire, si habilement fondu au langage de la poésie, et qui se montre sous sa plume si pittoresque, si original et si charmant, qu’il ne saurait venir à l’idée de personne que cela pût ne pas être ainsi. Dans l’esprit du poète, il n’y avait qu’une langue comme il n’y a qu’une Russie, et Kriloff trouvait, dans l’harmonie générale de sa pensée, le secret de cette unité de caractère donnée à un style où l’idiome du peuple a une si large part.

L’époque à laquelle Kriloff arriva à Saint-Pétersbourg - 1782 - coïncidait avec la fondation d’un théâtre national et public. Le mouvement dramatique qui en fut la conséquence fit sur le jeunet homme une vive impression. L’un des écrivains célèbres qui avaient tendu à Kriloff une main bienveillante, Kniajnine, venait de publier ses tragédies patriotiques. L’acteur Dmitriewsky, le Roscius moscovite du temps, jouait, à ce qu’il parait, avec un grand talent le rôle de Roslaff dans la pièce de ce nom. Kriloff voulut connaître le comédien, et Kniajnine le mit en rapport avec l’interprète de ses tragédies. Dmitriewsky était un homme d’un commerce facile ; il avait une instruction solide et variée : il était versé dans la connaissance des langues modernes et avait fait deux fois le voyage de Paris, chargé d’engager des artistes pour le théâtre impérial de Saint-Pétersbourg. Kriloff et l’acteur furent bientôt amis intimes, malgré l’énorme différence d’âge qui les séparait. L’imagination du jeune poète s’était tournée vers le théâtre. Tout devait l’y porter, l’amitié de l’acteur, ses préoccupations grecques et romaines, les succès de Kniajnine. Il composa une tragédie, Cléopâtre, et la lut à son ami. Celui-ci lui conseilla de la brûler. Kriloff ne se découragea point et en composa une seconde, Philomèle, en cinq actes et en style héroïque, ce qui signifiait un mélange de russe vulgaire et de slavon d’église : il parait que l’acteur ne la trouva pas meilleure que la première. Kriloff ne s’en montra que plus acharné à la poursuite du génie dramatique : il abandonna même le service public pour pouvoir se livrer, avec une liberté plus entière, à cette passion malheureuse. Douze ans se passèrent ainsi pendant lesquels Kriloff fit représenter plusieurs pièces, éparpilla son esprit sur vingt objets, toucha à tout et n’apprit rien ou à peu près. Il avait perdu sa mère, son indépendance était absolue, et il en cherchait péniblement l’emploi. Une nouvelle idée s’empara de lui, celle de fonder une imprimerie et un journal. Il s’associa avec un ancien capitaine de la garde, et ce projet fut mis à exécution. Le journal fut intitulé la Poste des Esprits. Il avait pour objet de peindre les faiblesses et les ridicules du siècle. Il était de mode alors de mettre on scène les esprits, sorte de création fantastique au moyen de laquelle les vérités les plus hardies avaient cours dans le monde. L’idée par malheur commençait à vieillir ; on ne put s’empêcher néanmoins d’admirer la facilité du jeune publiciste, la hardiesse de ses idées et cette ironie caractéristique tour à tour mordante, profonde, spirituelle et vraie, qui distinguait déjà son style. C’est qu’ici, n’étant pas obligé de sacrifier à la forme héroïque du temps, c’est-à-dire à la boursouflure semi-slavonne, il put être original et piquant à son aise. C’est dans ce recueil qu’il commença à s’élever contre la gallomanie, entretenue, suivant lui, dans les familles aristocratiques par l’usage des précepteurs français, usage, pour le dire en passant, qui n’a arrêté ni la force ni l’extension du sentiment national en Russie, bien qu’il se soit conservé jusqu’à nos jours, et Kriloff a pu s’en convaincre lui-même quarante ans après la publication de la Poste des Esprits.

Ce journal ne vécut qu’une année, mais un second lui succéda bientôt sous le titre du Spectateur. Le Spectateur avait pour objet d’attaquer le vice en le faisant apparaître sous les couleurs les plus odieuses et en lui opposant la vertu parée des formes les plus attrayantes : autre idée empruntée au XVIIIe siècle et par conséquent tout aussi peu nouvelle en Russie. On remarque parmi les essais réunis dans cette publication une sorte d’allégorie sous forme de conte oriental, satire pleine de finesse, d’esprit et de portée politique : ce petit récit s’appelle le Caib. Le caïb est un prince qui s’ennuie, — ceci n’a rien d’extraordinaire, — et l’ennui consume ses jours. Rien n’a le pouvoir de le distraire. Les courtisans se mettent en vain en frais d’imagination ; le malheureux prince languit, il dessèche, il se meurt. Un matin qu’il était livré, comme d’habitude, à son humeur sombre, il vit son angora s’élancer sur une souris de la plus gracieuse espèce. Un bon sentiment s’empare de lui, et il sauve la vie à l’animal rongeur. La souris se transforme aussitôt en une belle dame qui est fée, laquelle, n’ignorant pas son mal secret et voulant reconnaître le service qu’il vient de lui rendre, lui indique les moyens de tuer son ennui. Il faut d’abord qu’il parte, qu’il abandonne secrètement ses états pour aller à la recherche d’une personne qui le haïsse et l’aime avec une égale ardeur. Le départ du prince, qui doit demeurer caché aux yeux du peuple, amène les situations les plus plaisantes. Un des conseillers du caïb lui dit : « Fais faire un mannequin qui te ressemble ; il sera facile de le prendre pour toi, car, dans tes jours de mauvaise humeur, tu demeures sombre et muet… Le peuple s’y trompera aisément, il te croira constamment de mauvaise humeur. » Les voyages du caïb et l’expérience qu’il acquiert des hommes et des choses l’éclairent sur ses devoirs de prince, dont il n’avait, parait-il, qu’une idée assez vague. À force de courir le monde, il finit par rencontrer une jeune fille qu’il ne tarde pas à aimer comme un fou. Payé du plus tendre retour, il veut l’épouser et l’emmener dans ses états ; mais il apprend que son père est un proscrit, victime innocente des injustices que lui firent commettre ses propres ministres. « Tu dois bien haïr le caïb ? dit-il à la jeune fille. — A la mort ! lui répond-elle. — Et moi, tu m’aimes ?… - Tu le sais, de toute mon ame ! » On comprend le reste. Le charme est brisé, l’ennui est vaincu, le caïb répare ses injustices, épouse la fille du proscrit et rend ses peuples heureux. Il n’y a rien là de bien nouveau, mais n’oublions pas que nous sommes en Russie. N’y avait-il pas, à l’époque où paraissait le Spectateur, une certaine hardiesse à se railler ainsi des princes, même sous le voile de l’allégorie orientale ?

Après le Spectateur, Kriloff créa le Mercure de Saint-Pétersbourg, qui eut tout aussi peu de durée que les deux précédrns recueils et ne se soutint pas au-delà d’une année. Son esprit inquiet touchait à toute chose, essayait de tous les genres. Après avoir fait des tragédies, des journaux et de la satire, après avoir rimé des odes imitées de Lomonossoff, des chants et des élégies larmoyantes, il revint au théâtre, auquel il n’avait jamais complètement renoncé, mais pour y tenter cette fois la comédie. Il débuta par la Famille des Effrayés ou les Fous et les Espiègles. La muse comique lui fut aussi peu favorable que l’autre. Ses pièces manquaient d’entrain et d’intérêt. Il fit de la poésie légère ; puis il imita Derjavine comme il avait imité Lomonossoff, c’est-à-dire qu’il fit de grandes odes comme lui, mais sans souffle et sans chaleur. Rien n’avait encore distingué Kriloff de tant d’autres écrivains qui dépensaient beaucoup d’esprit en mille choses pour ne réussir pleinement à rien. On lui tenait compte néanmoins de cet esprit éparpillé en vingt lieux ; le monde, qui entendait souvent répéter son nom, avait fini par l’accepter. Bientôt sa place fut marquée à toutes les fêtes ; on le rechercha, mille devoirs futiles absorbèrent ses instans. Kriloff joignait à un esprit enjoué et facile un talent réel sur le violon. Nouvelle cause de dissipation : aussi bientôt cessa-t-il de s’appartenir à lui-même. Le monde des artistes et celui des grands seigneurs se le disputaient à l’envi. Vint ensuite la passion du jeu ; il s’y livra avec emportement, comme il s’était livré au théâtre, et n’y fut pas plus heureux. « Je n’ai pas de regret à l’argent que perd Kriloff, disait à ce propos l’empereur Alexandre ; mais je serais désolé qu’il perdit son talent. »

Six années se passèrent de la sorte ; enfin le poète s’aperçut qu’il était fatigué de cette vie d’éparpillement et de bruit, et il éprouva le besoin de revenir à ces devoirs réguliers du service public dont on ne saurait jamais s’affranchir vainement en Russie. L’impératrice Marie Fédorowna, la mère de l’empereur Nicolas, qui s’intéressait à lui, le fit placer auprès du gouverneur militaire de Riga, le prince Serge Galitzine. Kriloff mena pendant trois ans cette paisible existence de chancellerie, non sans y mêler toutefois le jeu et la littérature, les deux passions qui se partageaient son aine. Néanmoins, ces trois ans écoulés, la liberté vint le tenter de nouveau, capricieuse et souriante : il donna sa démission. Il se trouva que cette démission coïncidait avec la retraite du gouverneur, dont la santé avait besoin de repos. Le prince Galitzine proposa à Kriloff, dont il avait su apprécier le cœur et le caractère, de raccompagner dans ses terres de Saratoff[7]. L’offre plut à celui-ci ; c’était la perspective d’une nouvelle existence. Il n’en fallait pas davantage pour décider cet esprit mobile et flottant.

Cette époque est décisive dans la vie de Kriloff : son séjour dans une des provinces les plus centrales de l’empire allait enfin donner l’éveil aux qualités vraiment originales de son génie. La vie de campagne ou plutôt de solitude, succédant à la vie bruyante de Saint-Pétersbourg et à la vie officielle de Riga, ne pouvait manquer de laisser une forte trace dans cette nature sympathique, dès long-temps préparée aux impressions populaires. Kriloff avait autrefois vécu parmi le peuple et en avait retenu le langage pittoresque, il en avait aussi retenu la physionomie, si pleine de naïve et spirituelle finesse ; mais il est permis de croire que ces premières impressions se seraient affaiblies ou même effacées tout-à-fait, si son séjour à Zoubrilowka, terre du prince Galitzine, n’était venu les raviver en les renouvelant.

L’habitation domaniale du seigneur russe s’élève d’ordinaire, avec l’église, au centre de la propriété et dans le voisinage des villages qui en relèvent, ou plutôt qui en font partie. C’est là que demeure le maître avec sa famille et ses nombreux serviteurs. L’hospitalité y est pratiquée sur une échelle presque royale. Les hôtes arrivent de vingt lieues à la ronde, avec grand cortège de chevaux et de domestiques. Il suffit de trois ou quatre visites semblables pour encombrer la maison, et, s’il s’agit de quelque grande fête, l’habitation seigneuriale ressemble aussitôt à une de ces cours plénières de nos anciens barons du moyen-âge. Rien n’y manque : on y trouve même jongleurs et baladins. Pour donner une idée de la nature de l’hospitalité des châteaux moscovites à certains jours, il suffira de dire que trente invitations y amènent, avec les maîtres, plus de cent domestiques et le double de chevaux. La vie est largement menée ; les plaisirs se succèdent sans interruption. Le bal succède au festin et le festin au bal. L’occasion est favorable pour étudier la population d’une province russe dans ses types les plus variés et les plus originaux. Les figures, les costumes, les idées, tout y a un certain caractère d’étrangeté. Il y a là toujours de vieux gentilshommes terriens qui ne connaissent que par des échos égarés les événemens modernes. Leur pensée s’étend peu au-delà de l’horizon provincial, et leur sujet le plus habituel de discussion dépasse rarement le dernier oukase. Quelques-uns ont gardé le souvenir de la guerre de 1812, où ils figurèrent bravement : la médaille de cuivre qu’on peut voir à leur boutonnière, à côté du ruban rouge et noir de Saint-Wladimir, en fait foi. Il y en a qui firent en 1814 la campagne de France, et ils n’ont pas cessé de voir notre pays avec leurs yeux de vingt ans. D’autres ont servi dans l’administration civile. Plusieurs cachent sous leurs habits de coupe surannée des sénateurs ou des généraux retraités, peu aptes à parler des choses nouvelles, mais gardant de celles d’autrefois des souvenirs d’un très piquant intérêt. Les gentilshommes russes qui vivent dans leurs terres lisent peu les journaux étrangers ; quelques feuilles russes leur suffisent. Ils envisagent les affaires publiques d’Europe au point de vue de leurs idées de règle et de discipline hiérarchiques. Ils savent qu’il y a des révolutions, mais ils savent aussi que l’empereur y veille, et ils se reposent sur lui, prêts, au besoin, à le seconder de leur fortune et de leur personne. Ils se préoccupent donc peu de la politique extérieure. La chronique officielle du pays, les nouvelles des expéditions du Caucase, les affaires de la contrée, l’économie de leurs terres, et, si c’est à Saratoff, les pêches du Volga et le prix des blés, tels sont, après les oukases, les textes ordinaires de leurs entretiens.

Il faut l’avouer, l’élégant gentilhomme de Saint-Pétersbourg, le seigneur spirituel qui a parcouru plusieurs fois l’Europe, le haut fonctionnaire qui, comme le prince Galitzine, vient d’aventure chercher quelques années de repos dans ses terres, subit péniblement le poids de cette société, de ces mœurs, de ces ridicules de campagne ; mais il n’en est point de même pour le poète qui écoute et observe en artiste ou en philosophe. Aussi Kriloff sut-il recueillir dans ce cercle provincial les mille nuances de la physionomie moscovite dans ce qu’elle a de plus parfaitement local. Ce n’était là pourtant que la moindre partie de ses observations. Le poète aimait surtout à se rapprocher du paysan, de l’homme du sol, à le visiter dans son isba, à le suivre dans les champs, à étudier ses mœurs, ses idées, son langage, à saisir ces traits naïfs et fins qui caractérisent si bien l’excellente nature du moujik. Ces braves gens se sentaient à l’aise avec Kriloff, et se livraient sans réserve à ces conversations familières et un peu verbeuses qui permettaient au poète de pénétrer à fond dans leur esprit, où il découvrait tant de sens droit et honnête mêlé à tant de crédulité et de préjugés puérils ; puis c’était cet idiome simple, imagé, pittoresque, énergique et original qu’on rencontre surtout à la campagne, et, sans qu’il s’en doutât, il recueillait de ce commerce quotidien ces qualités spéciales de sentiment et de couleur populaires qu’il ne devait pas tarder à porter dans ses écrits. Quelque peu de penchant qu’il eût à la rêverie, Kriloff aimait cette vie libre et ouverte des champs, ces courses sur les bords du Volga, le grand fleuve moscovite., ou bien à travers les plaines ondulées de Saratoff, vaste océan d’épis qui se balance sous l’aile de la brise ; il se plaisait au milieu de cette nature exubérante, un peu mélancolique comme toutes les grandes solitudes, mais féconde et souriante ; puis, tout le temps qu’il ne donnait point à ses chers moujiks ou à ses courses solitaires sur les rives du Volga, il le consacrait à l’éducation des enfans du prince Galitzine, reconnaissant de cette manière l’hospitalité qu’il en recevait, laquelle eût été sans cela un poids trop grand pour son amour-propre.

Cette vie rustique, qui compléta réellement le poète encore inconnu, dura trois ans. Ainsi préparé par le spectacle de la nature et des mœurs populaires, Kriloff retourna dans la capitale, où l’attirait irrésistiblement le mouvement du monde et de la pensée ; mais, pour se rendre de Saratoff à Saint-Pétersbourg, il fallait passer par Moscou, à ce moment le centre principal de la littérature. À Moscou, son nom n’était pas oublié, et il y reçut de la société lettrée un accueil plein d’empressement et de sympathie. Dmitrieff, qui était alors un des maîtres de la poésie et qui semblait pressentir son génie sans redouter un rival, l’engagea à traduire deux fables de La Fontame : la Fille et le Chêne et le Roseau, Kriloff traduisit les fables qu’on lui indiquait, et sa traduction frappa Dmitrieff par son originalité comme par son caractère pittoresque. Le poète l’envoya incontinent au Spectateur de Moscou, qui la publia. Le succès fut immense, les applaudissemens unanimes. La voie de Kriloff était trouvée. Comme La Fontaine, il était fabuliste et grand poète, et cependant sa vieille passion pour le théâtre n’était point encore morte ; elle se réveilla une dernière fois, et la scène donna de lui trois nouvelles pièces[8], qui n’étaient guère supérieures à ses premiers essais. Ce furent ses dernières tentatives dramatiques. Désormais il se consacrera tout entier à la muse de l’apologue et du conte populaire. Kriloff avait atteint sa quarantième année.

Nous avons suivi avec quelques détails cette première période de la vie du fabuliste russe, parce qu’elle se rattache, on a pu le voir, au tableau général de la littérature de cette époque, auquel elle ajoute même plus d’un trait. Il nous a paru curieux d’assister à l’éclosion de cette intelligence qui n’eut d’autre maître qu’elle-même, à l’activité inquiète de cet esprit avide de renommée, qui va essayant tous les genres et ne se laissant décourager par aucun obstacle. Cette première époque de la vie de Kriloff forme d’ailleurs un contraste frappant avec la seconde, où l’inquiétude d’un talent qui se cherche fait place à la sérénité d’une imagination qui, désormais sûre d’elle-même, s’abandonne à une sorte de paresseuse insouciance.

Les Russes ont toujours eu un penchant à la satire et à l’épigramme ; c’est un poète satirique qui ouvre leur littérature moderne. Kantémire débrouille avant Lomonosoff le chaos poétique de son temps. Après lui, ce fut un poète comique, Von Visin, qui s’empara du fouet satirique : sa comédie de l’Enfant prodigue est la plus vive et la plus spirituelle des satires. L’apologue, qui est une forme du genre satirique, devait aisément trouver droit de cité en Russie. — Soumarokoff, le premier, s’y essaya. — Ce poète, qui avait abordé tous les genres, fit des fables fort lues de son temps, et aujourd’hui fort oubliées. L’imitation de La Fontaine s’y laisse voir, mais une imitation dépourvue d’art et d’originalité. Kemnitzer, qui fut contemporain de Soumarokoff, fut un grand poète ; mais il demeura inconnu de son vivant. Ses fables, qui devaient devenir classiques, ne reçurent d’abord qu’un accueil assez froid. Il fallut qu’un homme de goût les éditât en les faisant suivre d’une habile appréciation[9]. Les fables de Kemnitzer, brèves comme celles de Phèdre, ont gardé dans leur forme élégante et pure un certain reflet de cette tristesse inhérente à la satire slave. Dmitrieff, qui avait indiqué à Kriloff sa route, était aussi, un fabuliste. Ecrivain net et correct, il manquait malheureusement de la verve et de l’originalité nécessaires pour animer et renouveler le cadre qu’il s’était choisi.

Kriloff se distingue surtout par les qualités qui manquent à Dmitrieff. Sous sa plume, tous les sujets deviennent russes. Kriloff n’aimait pas les imitateurs maladroits, ainsi qu’on peut le voir dans sa spirituelle fable des Singes. Il demeure donc toujours original en imitant ; mais lorsque, cherchant ses sujets en lui-même, il les lie dans sa conception à la vie et aux mœurs de son pays, alors la Russie tout entière se réfléchit dans ses œuvres : mœurs, idées, préjugés, caractère, physionomie, langue, costumes, tout s’y trouve. Ce sont les hommes du peuple, la petite noblesse, les employés, les artistes, les plus hauts personnages, mis en scène avec une verve inimitable. La politique elle-même, trouve place dans les piquans tableaux du fabuliste : ainsi un chat glouton, c’est la satire d’un favori tout-puissant ; un loup égaré dans un chenil, c’est le vieux Koutouzoff en présence de son impérial adversaire Napoléon.

Avant de montrer dans les fables de Kriloff ce curieux reflet de la vie populaire en Russie, il est bon toutefois de suivre encore le poète dans les dernières années de sa vie. C’était en 1808 que Kriloff avait enfin reconnu sa vocation. Il rentra pour la troisième ou la quatrième fois au service avec le modeste titre de conseiller honoraire. Il fit paraître successivement plusieurs fables dans le Courrier dramatique, et sa réputation s’accrut rapidement. On s’accorde à regarder cette année comme une des plus heureuses pour la littérature russe, en ce qu’elle révéla Kriloff à la Russie. La bibliothèque impériale s’étant ouverte en 1812, M. d’Olénine, qui en était directeur, y attacha Kriloff. Là, celui-ci lit connaissance avec le poète Gnéditch, qui était aussi un savant helléniste, et qui avait traduit Homère. Les deux bibliothécaires se lièrent d’une étroite amitié. Kriloff avait l’esprit juste et net ; il était de mœurs simples, insouciant, concentré, paresseux avec délices et peu curieux du monde ; Gnéditch, dont la pensée était lente et souvent fausse, se piquait de savoir les grandes manières et n’était pas toujours exempt de vanité. Ces deux natures opposées se tempéraient l’une par l’autre. Gnéditch attaquait la paresse de Kriloff, entraînait celui-ci dans le monde, le forçait à apprendre le grec ; Kriloll redressait le jugement de Gnéditch et se moquait de ses prétentions, dont il parvenait à le faire rire lui-même. La paresse n’en restait pas moins un des traits caractéristiques de Kriloff. Il lui fallait du loisir, de la liberté, du far niente, et l’empereur Alexandre avait largement et royalement pourvu à cette existence de poète, ami du repos et de la rêverie[10]. Sous l’influence de cette vie douce et paisible, l’insouciance fut bientôt portée chez Kriloff jusqu’à la singularité ; il ne s’inquiétait ni de la propreté, ni de l’ordre de son intérieur. Les nombreux visiteurs qu’attirait la réputation du poète étaient fort surpris de le trouver dans une petite pièce qui lui servait à la fois de salon et de chambre à coucher, le cigare à la bouche et entouré de ses pigeons familiers. On se raconte encore à Saint-Pétersbourg une foule d’anecdotes dont la paresse et le laisser-aller du fabuliste sont le thème invariable. Nous en choisirons une entre mille. Kriloff n’était jamais sorti de la Russie. Un jour (il avait soixante ans alors), il venait de vendre lucrativement une édition de ses fables. Se voyant riche, il lui vint une fantaisie de vieillard ou d’enfant, celle de faire un voyage hors de son pays, et il proposa à son ami Gnéditch de l’accompagner : celui-ci lui répondit par une épître en vers, où il concluait que le repos est nécessaire à la vieillesse. Le poète n’eut pas de peine à comprendre, il voulait toutefois trouver l’emploi de son argent en le consacrant à une fantaisie, et l’idée lui vint de faire restaurer son appartement. Les tapissiers se mirent à l’œuvre, et cet appartement, naguère délabré, poudreux et presque nu, devint un nid charmant et coquet : la transformation fut complète ; mais, par cela même, il fallait s’astreindre à certains soins d’arrangement et d’entretien : c’était un esclavage, et Kriloff n’était pas homme à le supporter long-temps. Le voilà donc un matin qui, en dépit de ses beaux meubles, se met à reprendre sa vie de nonchaloir, ses vieilles habitudes, et qui fait rouvrir son vasistas pour recevoir, comme par le passé, la visite de ses chers pigeons.

C’est à cette dernière époque de sa vie que nous avons connu Kriloff. Nous l’avons vu dans un salon où se réunissaient quelques écrivains célèbres, tous amis du fabuliste, — Gnéditch, son compagnon Adèle, Joukowsky, Kosloff, le prince Odoewsky, etc., — et nous pûmes admirer l’intelligente et belle figure du poète, encadrée de ses grands cheveux blancs, ses yeux doux et spirituels, et l’expression générale de son visage toute pénétrée de bienveillance et de je ne sais quelle finesse où l’on devinait l’ironie. Le conteur populaire vieillissait doucement alors au sein de la gloire qu’il semblait ignorer, aimé de ceux qui le fréquentaient, admiré des autres, c’est-à-dire de tout le monde ; populaire dans la plus large acception du mot, parce qu’il était le poète du peuple, et comblé des faveurs impériales, qui n’ont jamais manqué en Russie aux hommes qui illustrent le pays. Le 2 février 1838, Kriloff avait atteint sa soixante-dixième année. On voulut célébrer cet anniversaire d’une façon digne du poète. Un banquet de trois cents couverts lui fut offert dans l’immense salle du cercle de la noblesse. Tout ce qui tient une plume ou un pinceau y avait été convié ; hommes de lettres, poètes, artistes, tous avaient été appelés pour fêter le fabuliste. Au moment des toasts, le ministre de l’instruction publique, le comte Ouvaroff, se leva, lui remit une lettre de félicitations de l’empereur, et lui fixa sur la poitrine la plaque de l’ordre de Saint-Stanislas. Après cela, trois toasts furent portés d’abord au tsar, puis au poète, enfin à la patrie. Au sortir de table, le poète fut conduit auprès du grand-duc héritier, qui l’attendait pour le complimenter. Ce fut un beau jour pour le fabuliste, et nous ajouterons pour la Russie, qui savait ainsi s’honorer elle-même dans ces honneurs rendus au poète le plus populaire qu’elle eût produit. Kriloff vécut encore sept ans, et s’éteignit doucement en 1845. Sa mort, qui fut chrétienne comme sa vie, produisit un deuil général. Le peuple s’était porté en foule à ses funérailles, et, si un étranger avait demandé pourquoi cette grande douleur publique et quel était ce cercueil : — Dieu a affligé la Russie, eût répondu l’homme du peuple dans son langage naïf et figuré : c’est un de ses glorieux enfans qui s’en va !


III

Nous trouvons parmi nos vieux fabliaux de petits poèmes qui traduisent une intention satirique dans une forme pleine d’abandon et de vivacité. Les fables de Kriloff sont de cette famille plutôt encore que de celle des apologues de La Fontaine. Ce qui distingue essentiellement Kriloff, c’est la vérité locale, la physionomie essentiellement russe des personnages qu’il met en scène. Sous plus d’une piquante fable se cache même l’allusion directe, qui marque en traits ineffaçables la date et le lieu du récit.

Pénétrons d’abord au sein même du peuple auquel ces fables s’adressent. En Russie, le peuple a partout une homogénéité de caractère et de mœurs dont sont fort éloignées nos populations françaises. En France, ces populations sont scindées par leurs professions mêmes ; ainsi la classe ouvrière qui remplit les ateliers se distingue par des traits qui lui sont particuliers des classes agricoles. En Russie, rien de semblable. Les ouvriers qui hantent les capitules ne cessent pas pour cela de faire partie des populations villageoises ; ils n’habitent les villes que pendant quelques mois de l’année, et s’en viennent généralement hiverner au village ; c’est pourquoi tous ces artisans sont désignés sous l’appellation commune de moujik, qu’on applique également aux hommes de la campagne. De là cette conformité de mœurs, d’habitudes et de langage.

Le peuple russe des classes partagées ainsi entre la campagne et la ville croit aux puissances surnaturelles, et, avec l’instinct de sa faiblesse, il est tout simple qu’il les fasse souvent intervenir dans les accidens les plus ordinaires de la vie : ainsi c’est Dieu ou le diable qui influe sur sa bonne ou sa mauvaise fortune, — sans parler du patron de la maison, des farfadets, de l’esprit familier, etc. Le paysan moscovite savoure aussi volontiers, il faut bien le dire, après l’office des fêtes et dimanches, quelques verres d’une eau-de-vie grossière, extraite du froment, qui porte assez vite à l’ivresse. C’est au kabac (cabaret) que se débite cette boisson de régie, ce qui n’empêche pas le moujik d’en avoir sa petite provision chez lui et d’en offrir largement à ses convives aux jours de gala.

Nous connaissons maintenant le caractère du paysan russe. Il n’y a plus qu’à ouvrir le recueil de Kriloff ; nous comprendrons la portée de ses fables, à commencer, si l’on veut, par celle des Deux Moujiks :

« Bonjour, frère Thadée. — Bonjour, frère Yégor. — Eh bien ! comment cela va-t-il, ami ? — Ah ! compère, il parait que tu ignores mon malheur. Dieu m’a visité. J’ai incendié moi-même ma maison ; tout mon avoir a péri, et depuis lors je suis réduit à la mendicité. — Comment ! incendié ? Tu fais là un pauvre jeu, compère. — Voici comment la chose arriva. Aux dernières fêtes de Noël, nous avions quelques convives. Au milieu du repas, je me levai, pris une lumière et sortis pour aller donner du foin aux chevaux. Il faut que je confesse qu’il bourdonnait quelque peu dans ma tête. Je ne sais comment il se fit que je laissai tomber une étincelle de mon flambeau et comment je parvins à me sauver moi-même. Quant à ma cour[11], elle brûla avec tout ce que je possédais. Mais toi, comment vas-tu ?

« — Oh ! Thadée, mauvaise affaire aussi. Il parait que Dieu s’était également fâché contre moi. Regarde, je suis privé de mes deux jambes, et je considère comme un vrai miracle du ciel que je sois encore parmi les vivans. C’était aussi à la Noël. Moi, j’allais à la cave pour quérir de la bière, et, de même que toi, pourquoi le cacherais-je ? j’avais bu avec des amis un peu plus que mesure, et, dans la crainte de mettre le feu à la maison, j’éteignis ma chandelle ; mais, au milieu de l’obscurité, le diable me poussa si vivement au bas de l’escalier, que je ne ressemblai bientôt plus à un homme, et que, comme tu vois, je suis estropié depuis ce moment.

« — Ne vous en prenez qu’à vous, amis, fit le frère Stéphan qui les écoutait. À vrai dire, je ne trouve pas étonnant que toi, Thadée, tu aies incendié la maison, et toi, Yégor, que tu marches avec des béquilles. Il n’est pas sage qu’un ivrogne porte de la lumière, mais je ne sais pas s’il n’y a pas un plus grand danger à ce qu’il reste dans les ténèbres. »

Ce n’est point là, on le voit, une fable dans l’acception ordinaire du mot ; c’est un tableau de la vie populaire, dont l’intérêt ne pouvait être mieux compris que dans un pays où l’imprévoyance et l’ivrognerie livrent souvent aux flammes des villages entiers.

Voici maintenant les Trois Moujiks : Nous parlions tout à l’heure de trouvères et de fabliaux ; certes, si la Russie avait eu ses trouvères comme la France, on pourrait hardiment attribuer à l’un d’eux ce spirituel poème, dont la donnée rappelle d’ailleurs d’une manière frappante, le fabliau du Chevalier, du Marchand et du Vilain.

« Trois moujiks arrivèrent dans un village pour y passer la nuit. C’étaient des charretiers qui revenaient de Saint-Pétersbourg. Ils avaient travaillé, ils s’étaient amusés, et à ce moment ils regagnaient leur endroit. Or, comme un digne moujik ne se couche jamais à jeun, nos trois voyageurs demandèrent à souper. Mais quel régal trouver dans un village ? On leur servit un plat de chtchi[12] déjà fort entamé, du pain et un reste de kacha[13]. À Saint-Pétersbourg, c’eût été autre chose ; mais à quoi bon des regrets ? Encore valait-il mieux cela que rien. Voici donc nos compagnons qui font ensemble le signe de croix et s’attablent autour de leur pitance. L’un des trois, plus malin que les deux autres, avait remarqué que le souper était fort mince pour trois convives, et il se mit à réfléchir au moyen d’y remédier. Là où la force est impossible, il faut savoir ruser.

« — Frères, dit-il, connaissez-vous Thomas ? Eh bien ! au prochain recrutement, il aura le front rasé[14]. — Quel recrutement ? — C’est comme cela, il court des bruits de guerre avec la Chine. Notre père[15] a ordonné qu’un tribut de thé serait levé sur les Chinois.

« À ces mots, les deux autres se mirent à raisonner (malheureusement ils étaient lettrés et lisaient parfois les journaux). Comment se fera la guerre et qui commandera l’armée ? Ils se perdirent dans un entretien sans issue, firent des conjectures, argumentèrent à perte de vue. C’était où les attendait le rusé compagnon. Pendant qu’ils allaient ainsi, faisant manœuvrer et dirigeant les troupes, lui ne soufflait mot, mais le chtchi avec le kacha disparut tout entier. »

Bien que nous n’ayons pu donner à cette traduction cette pittoresque et charmante couleur moscovite dont se revêt la fable originale, on y verra peut-être un reflet de l’esprit du trouvère moderne, qui se plaît surtout à mettre en saillie les mœurs du moujik russe, dont il s’est fait le poète. Voici encore une citation littérale. Dans le Kaftan de Trichka, Kriloff s’attaque à cette insouciance ou plutôt à cette imprévoyance si commune aux races slaves, imprévoyance trop générale, dans l’économie de la vie domestique russe, et dont le résultat n’eût pas manqué de se faire sentir au poète lui-même, si, comme nous l’avons vu, l’empereur Alexandre n’y avait mis bon ordre.

« Trichka s’aperçut un jour que les coudes de son kaftan étaient percés. Qu’y a-t-il tant à penser ? Il prend l’aiguille, coupe un bout de ses manches et rapièce les coudes. Voilà le kaftan réparé. Seulement Trichka eut un quart des bras nus. Mais à quoi bon se mettre en souci pour si peu ? Tout le monde commence cependant à se moquer de lui. Alors Trichka se dit : « Je ne suis pourtant pas un sot ! je trouverai bien moyen de remédier également à ceci, et je ferai que mes manches seront plus longues qu’auparavant. » C’est que Trichka n’est point un gars ordinaire. Il se met donc à la besogne, coupe la robe de son kaftan, dont il rallonge les manches, et demeure fort satisfait, bien qu’il porte un kaftan plus court qu’une camisole.

« C’est ainsi que j’ai vu certains messieurs réparer leurs affaires embrouillées. Regardez-y de près, ils se pavanent dans le kaftan de Trichka. »

Nous l’avons dit, cette imprévoyance de Trichka est un peu celle de tous ses compatriotes, et, sous ce rapport, le spirituel apologue renferme une question qui touche à l’économie sociale tout entière de la Russie. D’où vient que tant de grandes fortunes dans ce pays sont aujourd’hui délabrées ? tant de grandes maisons obérées ? tant de terres criblées d’hypothèques ou engagées à la banque de crédit, qui ne fournit le plus souvent à l’emprunteur que les ciseaux de Trichka pour tailler dans son kaftan de quoi rallonger ses manches écourtées ? Tout cela vient de cet esprit de bizarre incurie qui aime les larges façons et les grandes manières, de cette horreur des chiffres et du lendemain inhérente au caractère russe, de cette nature slave, en un mot, habituée dès long-temps à l’épanouissement d’une vie que notre civilisation occidentale n’avait pas encore soumise aux soins de l’économie et des calculs quotidiens. Nous qui n’apercevons les Russes que chez nous, où ils arrivent munis d’excellentes lettres de crédit, et qui les voyons royalement mener la vie, nous nous les figurons tous dans leur pays cousus de roubles et possédant au moins une mine d’or en Sibérie. L’erreur est grande. — Il est tel de ces Russes qui n’est venu jouer pendant un hiver ou deux un rôle brillant à Paris que grâce à quelque kaftan raccommodé à la manière de Trichka, — je veux dire au moyen d’un emprunt dont les intérêts grèvent ses biens et les amoindriront bientôt. Le gouvernement a créé une banque spéciale de crédit foncier, appelée banque d’emprunt, dans l’intention de sauver le seigneur obéré des mains des usuriers, qui ne prêtent qu’à d’énormes intérêts, de 10 à 15 pour 100, et sur bonnes lettres de créance qui engagent la fortune. La banque de crédit leur prête à un intérêt moindre, 8 pour 100, dont une partie est consacrée à l’amortissement de la dette. Malheureusement le service des intérêts est mal fait ; les arriérés s’accumulent bientôt, et il arrive presque toujours que le gage reste à la couronne[16], qui le garde en toute propriété après en avoir payé le surplus a son débiteur. Il faut dire que les paysans qui peuplaient ces terres, par le seul fait de leur adjonction au domaine de la couronne, deviennent libres et passent à l’état de fermiers.

Quelques fables qu’il nous suffira d’analyser achèveront de donner une idée de la manière du fabuliste russe, avant que nous arrivions à de petits poèmes qui, dans leur cadre étroit, forment de véritables satires philosophiques et morales. Dans le Paysan et l’Ouvrier, l’instinct mercantile des classes inférieures de la société russe est vivement mis en relief. Un paysan et un ouvrier sont surpris par un ours au milieu d’un bois. Le premier tombe bientôt, terrassé par le monstre ; mais son compagnon, armé de sa hache, qu’il maniait avec adresse, se précipite sur la bête, qu’il a le bonheur de tuer. Son compagnon est délivré. « Ah ! dit alors celui-ci en se relevant et considérant l’ours abattu, que tu es maladroit ! Regarde quelle belle fourrure tu as abîmée ! »

Dans le Moujik et le Renard, c’est un pauvre homme du peuple qui fait la morale au plus rusé des animaux. Comment peut-il exposer sa vie pour quelque méchante volaille arrachée à son poulailler ? car enfin on l’attrapera tôt ou tard, et alors on sera sans pitié. Il lui propose un traité. Le renard sera grassement entretenu, lui et sa famille, à la condition de respecter à l’avenir les poules du moujik. Le renard accepte, et l’homme, désormais rassuré, eut bientôt le plus beau poulailler des environs ; mais voici qu’un beau jour le renard, oubliant sa promesse, pénètre dans le poulailler et le remplit de carnage. « O voleurs ! s’écrie le fabuliste, vous serez toujours voleurs ! »

Les Fleurs artificielles et les Fleurs naturelles renferment, sous une forme piquante, une leçon qui semble s’adresser aux talens factices que l’imitation des littératures étrangères avait multipliés en Russie. Les fleurs artificielles veulent disputer aux fleurs naturelles la fraîcheur et l’éclat des couleurs. Une pluie survient. Les fleurs artificielles tombent souillées pour ne plus se relever, tandis que les autres se redressent plus fraîches et plus odorantes. — La pluie, c’est la critique qui tue les ouvrages aux beautés factices, tandis qu’elle relève la valeur réelle des œuvres créées par le talent.

Le Bluet contraste avec les Fleurs artificielles : c’est presque une élégie que cette fable touchante. Le soleil est depuis plusieurs jours caché dans les nuages ; la fleur modeste se meurt faute de ses rayons, et les implore avec larmes. Le hanneton, qui entend cette plainte, gourmande l’indiscrète. Le soleil, selon lui, a bien d’autres affaires que de s’occuper de la fleurette. Les vastes champs, les monts, le chêne surtout, voilà ce qui mérite ses regards. Cependant les nuages se dissipent, les rayons de l’astre du jour tombent sur la terre, et la petite fleur en prend aussi sa part.

Tous ces sujets, on peut le voir, se développent sans effort ; leur sens allégorique se détache nettement de la fable, et la morale qui en ressort est tout aussi aisée à saisir. Plusieurs de ces apologues sont dirigés contre les critiques injustes ou malhabiles. La guerre à la mauvaise critique était une des préoccupations dominantes de l’époque où Kriloff écrivait. C’était une des conséquences du grand mouvement d’où devait sortir peu à peu la littérature nationale. C’est encore sur le terrain de la satire littéraire que nous conduit cette fable du Paroissien dirigée contre l’intolérance des coteries :

« Il existe des hommes ainsi faits : soyez de leurs amis, et votre talent est reconnu, on vous accorde même du génie ; n’en soyez pas… oh ! alors, fussiez-vous le chantre le plus admirable, non-seulement vous ne devez vous attendre à aucune louange, mais pas même à la moindre charité. — Peut-être serai-je désagréable à plus d’un, mais, au lieu d’une fable, je veux raconter ici une histoire.

« Un prédicateur prêchait dans un temple. — On eût dit à son éloquence un héritier de Platon[17]. Il enseignait les bonnes œuvres à ses auditeurs : son discours s’épanchait de ses lèvres onctueux comme un rayon de miel. La vérité s’y dévoilait aussi pure qu’un collier d’or. Il élevait les cœurs à Dieu, exaltait les sentimens, et condamnait ce monde d’orgueil et de vanité.

« Il s’arrêta ; mais tous l’écoutaient encore, et, ravis en esprit, ne sentaient point les larmes qui coulaient doucement sur leurs joues.

« Lorsqu’on fut sorti de la maison de Dieu, on s’entretint du prédicateur. — Quel admirable talent ! quelle onction ! quelle chaleur ! avec quelle force irrésistible il entraîne les âmes !…

« — Mais toi, l’ami, tu dois être d’un naturel bien dur que tu ne laisses voir aucune trace de pleurs,… ou c’est peut-être que tu n’as pas compris ?… - Pas compris ? Allons donc ! Comment ne pas comprendre ?… Mais à quel propos m’attendrirai-je ? Je ne suis pas de cette paroisse. »

Cette fable a un pendant charmant, le Coucou et le Coq, allégorie peut-être plus directe, s’il faut en croire les Russes, qui donnent aux deux oiseaux deux noms de journalistes fort connus. Or ces deux volatiles s’appellent des plus tendres noms, ma lumière et ma beauté, au grand scandale d’un moineau de bon sens qui leur dit : « Louez-vous tour à tour, à la bonne heure ! — mais cela n’empêchera pas que votre chant n’en reste détestable. » Et le poète se demande ensuite : « Pourquoi donc sans crainte de blasphème le coucou loue-t-il le coq ? — C’est que le coq loue le coucou. »

Kriloff toutefois n’est jamais mieux inspiré que lorsqu’il revient à la vie populaire. Lisez la jolie fable intitulée l’Oukha de Démiane. L’oukha est une soupe de poisson, une sorte de bouillabaisse moscovite dont on est très friand en Russie, et Démiane est un excellent bourgeois qui en fait les honneurs à son voisin Phocas. Il y a ici un petit tableau de genre éminemment russe de couleur et de ton ; — paroles et gestes, tout y reflète la plus pure saveur du terroir ; quant au fond de l’apologue, à sa moralité, on serait tenté d’y voir une épigramme contre les écrivains qui ne savent point s’arrêter et dont les productions finissent par devenir semblables à l’oukha de Démiane.

« Voisin, ma lumière ! je t’en prie, mange. — Voisin, je suis rassasié, j’en ai jusqu’à la gorge. — Qu’importe ?… encore une petite assiette… Écoute, l’oukha, je te le jure, est glorieusement faite. — Mais j’en ai mangé trois fois. — Allons, est-ce que l’on compte ? Pourvu que le cœur t’en dise et que cela te profite, mange jusqu’au fond. Quelle oukha ! comme elle est grasse ! on la dirait colorée d’ambre. Allons, pour me faire plaisir, cher ami ! Voici une brême, des tripes, un morceau de sterlet. Au moins une cuillerée encore !… C’est ainsi que le voisin Démiane régalait son voisin Phocas. Celui-ci accepte une quatrième assiette d’oukha, réunit ses efforts et la vide. — Voilà comme j’aime les amis, s’écrie alors Démiane. Je déteste les gens cérémonieux. Allons, mon cher, encore une toute petite assiettée !… Phocas pâlit à cette menace, et, bien qu’il adorât l’oukha, il saisit de ses deux mains et ceinture et chapeau, et regagne en courant sa demeure. Depuis ce jour, il ne remit plus le pied chez son voisin Démiane. »

Rien dans ce petit tableau n’est exagéré ; c’est la bonhomie du bourgeois russe prise sur le fait. Démiane est parfaitement dans son rôle d’amphitryon moscovite. C’est, en effet, avec cet empressement un peu tyrannique, comme on voit, que les classes bourgeoises en Russie exercent l’hospitalité, et cela du meilleur cœur du monde. Kriloff ne met en scène que des types essentiellement moscovites. Voyez, par exemple, ce gentilhomme mélomane qui invite à dîner un sien voisin pour lui faire entendre son orchestre ou plutôt ses chanteurs. Les chanteurs étaient détestables. Le voisin fut au supplice tant que dura le concert, et le dit ensuite franchement au propriétaire, qui lui répondit avec humilité : « Je sais bien qu’ils crient un peu trop, mais ce sont des gens d’une conduite irréprochable ; aucun d’eux ne s’enivre. — J’admets, répond l’autre, qu’on s’enivre, pourvu que d’ailleurs on connaisse, son affaire. » Le poète est indulgent, on le voit : il sait le faible national, et il l’excuse ; peut-être certain retour sur lui-même l’attendrit-il encore à cet endroit. Il est de fait que cette faiblesse est commune aux basses classes ; il y a toujours une heure, un moment où elle triomphe de la détermination la plus sérieuse. Un verre d’eau-de-vie (vodka) a pour le moujik comme pour l’artisan moscovite un attrait presque irrésistible.

Les fables de Kriloff nous conduisent ainsi à travers toutes les classes de la population moscovite ; on apprend à les connaître, on en voit la physionomie, on en entend le langage ; on aime surtout la figure du bon moujik, quelquefois légèrement ingrat commit celui que son compagnon délivre des griffes de l’ours, un peu léger comme frère Yégor, qui incendie sa maison sans le vouloir, irréfléchi comme Trichka, qui raccourcit outre mesure la robe de son kaftan ; mais, au demeurant, bon et loyal, laborieux et patient, aimant son isba, sa famille, son vieux père, fidèle au tsar, craignant Dieu et redoutant le diable. D’ailleurs, dans ce voyage, tout est charmant, inattendu, plein de choses curieuses. Vous êtes en compagnie d’un trouvère piquant et qui connaît la contrée ; il vous l’explique en maître. Sa fable moderne prend volontiers les allures et les couleurs de l’ancien fabliau, comme dans les Trois Moujiks ; alors le récit a quelque chose de plus pénétrant et de plus malin ; ce n’est plus une fable, c’est un conte ; ce sont des hommes réels, qui vivent, parlent, agissent ; c’est la forme du vieux récit avec la pensée moderne ; c’est la finesse de l’esprit ancien s’appliquant à des ridicules contemporains. Ce mélange si rare de naïveté et de verve satirique atteint son expression la plus complète peut-être dans la fable intitulée le Menteur.

« Un noble, dit le poète, revenu depuis peu des pays lointains, se promenait avec un ami. Il lui parlait avec exaltation des contrées qu’il avait parcourues, des choses qu’il avait vues, et ajoutait à la vérité bon nombre d’inventions. C’était, à ce qu’il parait, un de ces Russes qui se plaisent à vanter systématiquement les pays étrangers aux dépens de la terre natale. Celui-ci maltraitait fort la pauvre Russie avec son climat variable, ses neiges glacées, et quelquefois son soleil dévorant, tandis que dans les contrées qu’il avait visitées le climat est toujours doux et tempéré ; on n’y connaît pas les ombres de la nuit, et l’année entière, à l’entendre, ne compte que des journées de mai ; on n’y sème point, on n’y plante point, et pourtant tout y fleurit et mûrit à souhait. À Rome, par exemple, il a vu un concombre… le xroira-t-on jamais ?… en vérité, il était grand comme une montagne.

« L’ami écoute ces beaux récits sans s’étonner. — Quelle merveille ! dit-il ; en vérité, le monde est rempli de merveilles ! seulement, on ne les remarque pas toutes. Par exemple, nous-mêmes, en ce moment, nous approchons d’une chose dont nulle part, j’en suis certain, on n’a vu la pareille. Tu vois ce pont jeté sur cette rivière que nous devons traverser ? — Eh bien ? — Eh bien ! il a une qualité étonnante, pas un menteur ne saurait y passer sans qu’il ne s’entr’ouvre aussitôt sous ses pieds. — Et la rivière, comment est-elle ? — Elle est fort profonde. Tu vois que ce pont vaut bien ton concombre romain, qui est, as-tu dit, aussi grand qu’une montagne. — Ai-je dit une montagne ? Dans tous les cas, il est bien de la grosseur d’une maison. — N’importe, le pont que nous allons traverser n’en est pas moins une merveille avec son aversion pour les menteurs. Cette année, tout le monde le sait, il s’est entrouvert sous les pas de deux journalistes et d’un tailleur, qui ont été engloutis par les flots. Cependant, si le concombre est grand comme une maison, il ne laisse pas d’être encore une assez piquante curiosité. — Pas autant qu’on pourrait croire, vois-tu ? car, pour dire les choses comme elles sont, les maisons de là-bas ne sont pas de la grandeur des nôtres, de nos palais surtout ; ce sont de vraies bicoques, mon cher,.où deux personnes à peine peuvent pénétrer, et encore ne sauraient-elles s’y tenir debout. — Mais un concombre dans lequel deux personnes pourraient entrer n’en est pas moins un légume fort étonnant… Cependant j’insiste sur la supériorité de notre pont, sur lequel un menteur ne peut faire dix pas sans le voir manquer sous lui. Tout en reconnaissant que ton concombre romain est une vraie merveille… — Écoute, dit enfin le menteur en interrompant son malin compagnon, au lieu de prendre par le pont, ne pourrions-nous pas suivre les bords de la rivière ? »

C’est bien là le vieux fabliau dans toute sa gaieté narquoise. Quelquefois aussi le fabuliste russe abandonne les textes de morale pratique, les drames populaires, les fantaisies pittoresques pour aborder des sujets d’une portée plus haute. Trois fables se présentent ici, qui sont de magnifiques poèmes où les plus éclatantes couleurs du style s’unissent admirablement à la grandeur des idées. Ce sont les Impies, les Plongeurs, les Feuilles et les Racines.

La première est dirigée contre l’impiété, le blasphème et l’athéisme. « Il y eut un peuple dans l’antiquité, la honte des peuples, tellement endurci dans son cœur, qu’il déclara la guerre aux dieux. » Le tableau de cette foule révoltée et s’apprêtant au combat est dessiné en traits magnifiques. Les dieux sont effrayés dans le ciel et se pressent autour de Jupiter, qui les rassure. L’attaque commence ; les airs sont obscurcis de pierres et de flèches lancées par les impies ; mais ces projectiles, qui ne peuvent arriver jusqu’aux dieux, retombent sur les têtes des coupables, qu’ils punissent de leur folle révolte. Il en arrive de même des blasphèmes des hommes contre la Divinité.

La fable des Plongeurs roule sur une grave question : les sciences peuvent-elles donner le bonheur à l’humanité ? Faut-il les considérer comme un bien ? faut-il les regarder comme un mal ? Vieille question agitée depuis des siècles par les philosophes, et dont les solutions les plus contraires peuvent être également vraies et également fausses. — Un tsar, dans la fable russe, se creuse la tête pour trouver le mot de ce problème difficile. Il réunit son conseil, il appelle toutes les intelligences supérieures qui peuplent son empire. Ni les hommes d’état ni les savans ne peuvent le satisfaire. Un jour, ayant égaré ses pas dans la campagne, il rencontre un solitaire auquel il fait part du souci qui le préoccupe en lui demandant son opinion. Le solitaire se recueille un instant et lui raconte ensuite une parabole : « Trois frères, dit-il, avaient quitté la pêche du poisson pour celle des perles. Le plus jeune, faible et paresseux, ne jetait pas même ses filets dans la mer ; il demeura pauvre. Le second, robuste et avisé, choisissait les bons endroits non loin de la rive, plongeait et ramenait d’excellent butin ; il devient bientôt riche. Ce que voyant, le troisième frère pensa que, s’il plongeait aux lieux les plus profonds de l’océan, il en rapporterait de plus grandes richesses : il le fit et y resta. O tsar ! ajouta le sage, on peut puiser beaucoup de bien dans la science ; néanmoins un esprit audacieux peut y trouver un abîme et la mort. Heureux encore s’il n’entraîne personne dans sa perte ! »

Nous préférons la dernière de ces trois fables, celle des Feuilles et des Racines, charmante et poétique leçon de droit social. Par une belle matinée d’été, jetant leur ombre dans la vallée, les feuilles s’entretenaient avec les zéphyrs et se vantaient : — Elles font l’ornement de la vallée et sont la parure de l’arbre qu’elles couronnent ; que serait-il sans elles ?… C’est sous leurs bouquets que le voyageur fatigué vient se reposer et goûter un peu de fraîcheur, tandis que le rossignol, à l’aube du jour, fait retentir de ses chants leurs touffes épaisses. Une voix s’éleva humblement du fond de la terre. — « Qui ose donc nous interrompre ? reprirent-elles en s’agitant bruyamment ; qui a cette audace ? Qui êtes-vous, vous autres, là-bas, qui osez élever la voix jusqu’à nous ? » La voix dit : « Nous sommes celles qui vivent ici dans l’obscurité pour vous alimenter ; comment se fait-il que vous ne nous reconnaissiez pas ? Nous sommes les racines de l’arbre sur lequel vous fleurissez. Glorifiez-vous de votre sort et brillez à votre aise, nous le voulons bien ; mais n’oubliez pas que, si nous venions à nous épuiser, c’en serait fait et de l’arbre et de vous ! » Ces racines, si modestes et si sages, représentent, on ne saurait s’y tromper, l’humble et laborieuse population des campagnes ; car en Russie, plus que dans nos contrées d’industrie et de commerce, l’agriculture entretient et alimente les classes élevées et aristocratiques, ces feuilles élégantes et bruyantes de l’arbre social. Il y a une lointaine analogie entre cette fable et les Membres et l’Estomac de La Fontaine ; mais nous avouons notre préférence pour celle de Kriloff. Il y a d’ailleurs dans celle-ci un fonds de poésie plein de charme et de contrastes. La description de ces feuilles verdoyantes qui murmurent avec complaisance sur la cime de l’arbre, fières des brises qui les rafraîchissent et du rossignol qui leur confie ses chansons ; puis, par une antithèse inattendue, cette voix timide qui sort des entrailles de la terre et qui scandalise si fort ces babillardes, et enfin la leçon sévère, mais pleine de convenance, que leur donnent les racines, — tout cela l’orme un tableau ou plutôt une sorte de petit drame qui fait à la fois sourire et rêver.

Dans le recueil des fables de Kriloff, il nous reste à indiquer un dernier groupe, celui des fables politiques. Kriloff ne pouvait demeurer indifférent au spectacle de cette grande invasion française qui porta un instant la terreur jusque sur les bords de la Neva, au sein de Pétersbourg même[18]. Nous avons dit l’aspect de la Russie pendant cette terrible époque : tout se leva, tout s’arma pour la défense de la patrie. Nous ne sachons pas néanmoins que le fabuliste ait pris les armes, mais à coup sûr il ne demeura pas indifférent au sort de sa chère Russie. Nous trouvons dans son recueil plus d’une fable dont le cadre allégorique est rempli de ces grands événemens. Voici la Corneille et la Poule : c’est l’occupation de Moscou, que le rusé prince de Smolensk abandonna aux modernes Vandales pour les attirer dans un piège. Ce sont les termes de l’apologue ; on voit qu’on ne saurait se tromper sur l’allégorie. La ville est sur le point d’être envahie ; une corneille assistait, du haut d’un toit, à ce mouvant spectacle. « Eh bien ! lui dit une poule perchée sur une cariole prête à s’éloigner, dépêche-toi, nous partons ; en route avec nous ! On dit que l’ennemi est aux portes. — Que m’importe ? répond la corneille avec indifférence ; vos sœurs peuvent partir… les corneilles n’ont pas à craindre qu’on les mette à la broche. Ainsi donc je ferai bon ménage avec les visiteurs. » Elle resta ; mais la famine ne tarda pas à fondre sur les nouveaux venus, qui furent très heureux de trouver l’imprudente corneille. Ils ne la mirent pas à la broche, il est vrai, mais ils la mirent au pot.

L’apologue du Loup dans le chenil est plus direct : ici c’est Napoléon mis en scène avec le vieux Koutousoff. Ce loup se fourvoie un matin, et croyant surprendre une bergerie désarmée, c’est dans un chenil qu’il pénètre. Aussitôt la cour entière[19], sentant le gris batailleur (cérago zabiakou) dans son voisinage, s’apprête à tomber sur lui. Les gardes crient : « Debout, enfans ! au voleur ! » En un instant, tout s’arme ; on accourt : quelques flambeaux s’allument, et on aperçoit le loup acculé dans un coin grinçant les dents et hérissant le poil. Ses yeux dévoraient tout le monde ; mais, voyant qu’il n’avait point affaire à des moutons et que le moment était venu de liquider avec les bergers, il tenta d’entrer en négociations. — Amis, dit-il, pourquoi tant de bruit ? Je suis votre ancien allié ; me voici pour faire la paix ; je hais la discorde. Oublions le passé ; signons un traité : pour moi non-seulement je m’engage à respecter désormais vos troupeaux, je vous promets encore de me battre pour vous. Je vous jure foi de loup que je… - Écoute, ami, dit le berger en l’interrompant, si tu es gris, moi je suis blanc[20], et depuis long-temps je connais la nature des loups ; c’est pourquoi j’ai l’habitude de ne faire autrement la paix avec tes pareils qu’en leur arrachant la peau. — Cela dit, il le livra aux chiens.

Nous pourrions encore citer le Brochet et le Chat² Cette fable est dirigée contre l’amiral Tchitchagoff, qui, arrivé de Turquie avec trente mille hommes de terre pour s’opposer au passage de la Bérézina, se laissa séparer de son arrière-garde par Napoléon, qui le battit ; ce qui est figuré par le brochet dont les souris ont rongé la queue. C’est que ce brochet, ennuyé de faire la chasse aux perches, veut se mêler d’attraper des souris. On ne tarde pas à le trouver étendu et presque mort, la queue mangée à demi. Ce qu’il y a de remarquable dans ces allusions historiques, c’est qu’elles n’ont rien de forcé ; elles naissent tout naturellement de la forme et du fond de l’apologue, et la moralité qui en ressort appartient toujours à cette philosophie du bon sens, à cette raison commune qui est vraie dans tous les temps et en tous pays.

Nous avons raconté la vie du fabuliste russe et cherché à montrer son talent sous toutes ses faces : c’était en quelque sorte préciser son rôle, faire apprécier l’influence qu’il a pu exercer sur la littérature de son pays. À une époque où cette littérature cherchait une expression pour ses instincts de nationalité, ce rôle a été tout d’initiative et d’exemple. Kriloff complète dignement l’œuvre de Pouchkine et relie le mouvement littéraire ouvert par Karamsine à l’époque actuelle, dont la mort a frappé naguère dans Gogol le plus glorieux représentant. Tandis que Kriloff traduisait la nationalité russe dans ses formes les plus humbles, Pouchkine embrassait cette nationalité des hauteurs de sa magnifique poésie. Kriloff réfléchit dans ses fables la société russe tout entière avec esprit, avec malice et surtout avec vérité. C’est ainsi que, sans plan, sans système, sans parti pris, il est arrivé à la gloire, en ouvrant les voies de la poésie populaire à la littérature de son pays.


CHARLES DE SAINT-JULIEN.

  1. Une étude sur Pouchkine a paru dans la Revue du 1er octobre 1847.
  2. Minime et Pojarsky, un bourgeois et un prince.
  3. Les Russes citent avec orgueil parmi leurs chroniqueurs (et ils ont raison) le moine Nestor, qui fut leur Grégoire de Tours. Il est du XIe siècle. Ils mettent aussi au rang de leurs plus respectables monumens littéraires les conseils que le grand prince Wladimir-Monomaque, contemporain de Nestor, laissa à ses enfans. C’est, en effet, un ouvrage singulièrement remarquable, si l’on pense à l’époque et au paysan il fut écrit. On ne saurait trouver sagesse plus austère, morale plus pure, philosophie plus chrétienne.
  4. C’est vers 1704 que Pierre Ier inventa les caractères russes. À cette époque, un dictionnaire fut publié à Moscou. De quarante-trois lettres qui constituaient l’alphabet slavon, neuf furent retranchées. Ce n’a été toutefois que vers 1733 qu’a été fixé l’alphabet russe dont on se sert aujourd’hui.
  5. Entre 1805 et 1806, la Russie acquit, au midi, les provinces de Bialostok et de Ternopol, tandis que la paix de Frederichs-Ham lui donnait, au nord, le grand-duché de Finlande.
  6. Ainsi sont désignés en Russie les officiers qui n’appartiennent pas à la garde.
  7. La province de Saratoff est située au sud-est de Moscou, ayant pour chef-lieu la ville de Saratoff, sur le Volga. C’est un des greniers de la Russie grâce à l’abondance de ses céréales, et ses pêches de caviar (œufs d’esturgeon) et de sterlet (poisson rare et d’une extrême cherté) ajoutent encore à la richesse de cette province.
  8. Le Magasin de Modes, la Leçon aux Filles et un opéra : Igor Bogatch {Igor le Riche).
  9. M. d’Olénine, président de l’Académie des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg.
  10. Il avait joint une pension de 3,000 roubles (3,450 fr.) à son traitement de bibliothécaire. Les honneurs vinrent aussi trouver Kriloff, qui fut nommé conseiller d’état et chevalier de Saint-Wladimir.
  11. Dror, mot à mot cour, et par extension la maison avec toutes ses dépendances.
  12. Soupe aux choux.
  13. Gruau au beurre cuit au four.
  14. C’est ainsi que sont marquées les recrues.
  15. Batiouchka, petit père ; c’est ainsi que le tsar est désigné parmi le peuple.
  16. La loi a déterminé le temps, qui est de plusieurs années, au-delà duquel, les intérêts n’étant pas payés, la terre engagée est retenue.
  17. Archimandrite de Moscou, célèbre par son éloquence. Il mourut en 1812.
  18. A mesure que les armées françaises s’approchaient de Moscou et avant l’incendie de cette ville, les habitans de Saint-Pétersbourg se préparaient à abandonner cette capitale et commençaient déjà à expédier dans l’intérieur du pays leurs objets les plus précieux.
  19. Tous les communs et dépendances de la maison principale.
  20. On assure en Russie que ces paroles sont historiques. Koutousoff aurait fait allusion à la fameuse capote grise et à ses propres cheveux blancs.