La Littérature du présent en Allemagne

La Littérature du présent en Allemagne
Revue des Deux Mondes2e période, tome 20 (p. 394-428).
LA
LITTÉRATURE DU PRÉSENT
EN ALLEMAGNE



Il n’est pas facile de porter un jugement exact sur la situation des lettres allemandes. Jamais peut-être la confusion n’a été plus grande dans le domaine de l’imagination et de la critique. Beaucoup de talens, beaucoup de forces dispersées, une activité souvent intéressante, une élévation assez sensible du niveau général, mais nul lien, nulle communauté d’efforts, en un mot ni maîtres ni écoles, voilà l’aspect que nous offre à première vue le mouvement littéraire de l’Allemagne. A vrai dire, c’est le chaos. Est-ce un chaos fécond? n’est-ce qu’une agitation stérile? Voilà pour nous toute la question, et c’est parce que cette question intéresse la vie intellectuelle de notre temps que nous continuons de suivre avec sollicitude le développement des lettres germaniques.

Certes, si l’on n’interroge que les sévères travaux de l’intelligence, histoire, philosophie, érudition, critique théologique, philologie comparée, l’Allemagne est toujours un vivant foyer d’études. Les universités sont aussi actives que jamais, les académies font des publications importantes, les congrès de philologues, qui chaque année se transportent de ville en ville, entretiennent dans l’armée des savans l’ardeur et la discipline, ou provoquent, au bénéfice de tous, des discussions d’une portée considérable. Il y a là ce qui manque dans un autre domaine, des chefs de corps et des groupes distincts. Est-il nécessaire de citer MM. Jacob et Wilhelm Grimm, qui continuent avec tant de zèle et de succès ce dictionnaire monumental où se retrouve en détail toute l’histoire de la langue de Goethe? Faut-il rappeler que M. Fichte, à la tête d’un groupe d’esprits dévoués, poursuit courageusement les adversaires du spiritualisme sur le terrain de la médecine et des sciences naturelles, tandis que MM. Ritter et Brandis maintiennent les traditions de l’histoire de la philosophie, et gardent, si je puis ainsi parler, le temple des antiques doctrines? Ai-je besoin de remettre en lumière cette vaillante école d’historiens, les Mommsen, les Sybel, les Häusser, qui détrônent en ce moment l’école studieuse, subtile, intelligente, mais trop froide et trop diplomatique, de M. Léopold Ranke? Ferai-je le dénombrement des orientalistes, des hellénistes, des germanistes? Quiconque veut élever son esprit, étendre ses vues, acquérir maintes idées fécondes, sous la condition de les rectifier à la française, peut aller moissonner dans ce pays, et n’en reviendra pas sans avoir lié sa gerbe; mais nous sommes de ceux qui croient que ces sévères travaux ne représentent pas toute la littérature. Si l’Allemagne n’était qu’un couvent de bénédictins, les œuvres scientifiques dont elle est justement fière finiraient par subir une déchéance inévitable. Qu’est-ce qui entretient le mouvement de la philosophie, de la théologie elle-même? Quelle sève les anime et leur fait porter de nouveaux fruits? C’est la vie morale de la nation, ce sont les besoins de son cœur et les aspirations de son esprit. S’il n’y avait pas à côté de la légion des savans une armée de laïques, c’est-à-dire un peuple qui vit, qui travaille, qui fait ou subit les événemens, qui en souffre ou s’en réjouit, qui a ses heures de tristesse, de découragement, de réveil généreux, d’action enfin ou publique ou privée, la philosophie et la théologie, condamnées à se nourrir d’abstractions, ne seraient bientôt plus que des exercices d’école. Les plus grands philosophes ont beau emporter notre esprit dans les sphères supérieures, ils sont le produit du temps et de la société qui les a vus naître. Chacun d’eux à sa manière exprime la vie morale du peuple auquel il appartient. Or cette vie d’un peuple, cette conscience d’un pays a bien des façons de se manifester; la plus vive et la plus fidèle, c’est la littérature d’imagination : poésie, roman, théâtre, toutes ces œuvres que le pédant dédaigne, mais dont l’historien sait la valeur, sont les confidentes de la pensée générale. Je veux savoir ce qu’elles nous révèlent aujourd’hui. Si même elles n’ont rien de précis à nous dire, si elles ne nous présentent qu’une image de désordre et de chaos, signaler ce chaos, tâcher d’en faire la description, d’en caractériser les symptômes, ce sera l’obliger peut-être à se connaître lui-même et à dégager enfin les élémens inconnus qu’il renferme. Dans le tableau que nous essayons de tracer, des écrivains d’une valeur très inégale doivent nécessairement trouver place. Un des caractères de la crise que traverse aujourd’hui la littérature de nos voisins, c’est précisément que tout y est confondu. Plus d’une fois néanmoins il est arrivé à la littérature germanique de se perdre tout à coup, et de se retrouver ensuite pleine de vigueur et d’élan. Un des caractères heureux de cette crise, c’est l’effort même que tente l’Allemagne pour revenir à une situation meilleure, et qu’on voit se reproduire avec trop de persistance, dans des directions trop variées, pour douter d’une prochaine guérison.


I.

Commençons par la poésie, la poésie pure, celle qui chantait tant de suaves Lieder, il y a vingt-cinq ans, dans les vallées de la Souabe et de la Thuringe. Il reste encore plus d’un souvenir de ces partitions printanières : Uhland et Rückert sont toujours là; mais soit que l’inspiration ait cessé de les visiter, soit qu’ils se sentent isolés au milieu des générations nouvelles, on n’entend plus leur voix. Ce sont toujours des noms aimés, ce ne sont plus des chefs qui aient action et autorité sur la foule tumultueuse des survenans. Heureux du moins les poètes illustres qui n’ont pas compromis leur gloire! Ce silence où ils s’enferment, et même l’espèce d’abandon qui en est la suite, ne coûtent rien à leur dignité. Calmes et graves sous leurs cheveux blanchis, ils peuvent se dire : « Nous avons accompli notre tâche; aux nouveau-venus de prendre la parole, et voyons s’ils vaudront leurs pères. »

Si ces nouveau-venus ne donnent pas des successeurs aux Uhland et aux Rückert, aux Justinus Kerner et aux Anastasius Grün, ce n’est pas la bonne volonté qui leur manque. On ne se plaindra pas que l’étude de la poésie soit abandonnée en Allemagne, que le matérialisme envahisse tout, que l’industrie et la spéculation détournent les jeunes esprits de la recherche de l’idéal : l’armée des poètes, je veux dire des candidats à la poésie, va grossissant de jour en jour. Il y a une phrase moqueuse de Pline sur ces années d’abondance où les faiseurs de vers, on ne sait pourquoi, pullulent tout à coup : Magnum proventum poctarum annus hic attulit. En Allemagne, depuis quelque temps, ces années exceptionnelles sont les années communes. Ce que j’admire en vérité, c’est qu’il y ait des critiques uniquement occupés à dépouiller tous les mois cette interminable correspondance en strophes et en rimes. J’ai vu à Augsbourg un spectacle qui m’a vivement frappé : cinq écrivains, cinq publicistes, gens d’esprit et de savoir, sont réunis dans un ancien couvent de carmélites, et passent leur vie à lire des dépêches, des lettres, des études, qui leur arrivent chaque jour de tous les points du globe : long travail, mais quel intérêt il présente! Cette correspondance, c’est la vie, c’est le mouvement de l’humanité, c’est le monde enfin, le vaste, vaste monde, the wide, wide world, comme dit le romancier anglais. La ville est déserte; nul travail d’idées, aucun de ces mouvemens d’opinion dont le journal est l’organe; qu’importe? De Londres et de Paris, de Rome et de Saint-Pétersbourg, de Berlin et de Vienne, de New-York et de Washington, de l’Amérique du Sud et du fond de l’extrême Orient, tous les matins, cent lettres viennent les trouver dans leur solitude, et le tableau de la grande association humaine se déroule à leurs yeux. Quand je les voyais, ces laborieux cénobites, si calmes au milieu de l’agitation des intérêts et des idées, lisant, comparant, faisant des extraits, et donnant ainsi jour par jour un des plus curieux recueils d’informations qui existent, je ne pensais plus à leur isolement, j’oubliais les ennuis de leur tâche; volontiers je leur eusse porté envie. Mais qu’on se figure les critiques obligés de dépouiller minutieusement de mois en mois la correspondance poétique de la Prusse et de l’Autriche, de la Bavière et de la Saxe, de tous les royaumes, de tous les duchés et de toutes les villes libres de l’Allemagne : voilà ceux qu’il faut plaindre, voilà les malheureux qui accomplissent un travail sans relâche au milieu d’un isolement glacial. Goethe avait dit, à propos de certaines poésies intimes, que tout journal poétique composé par le premier venu offrirait une lecture attachante, pourvu qu’il fût écrit naïvement, avec franchise et simplicité. Hélas! combien de rêveurs, d’un bout à l’autre des contrées germaniques, ont pris à la lettre ces paroles du maître! Que de pauvres âmes, sans avoir vécu, ont eu la prétention de raconter leur vie! Chacun a révélé ses sentimens, ses ennuis, ses souffrances, ses désirs, et ainsi se multiplient chaque année encore de puériles confidences que des plumes trop scrupuleuses enregistrent avec une régularité exemplaire.

Tant pis pour les critiques, dira-t-on; ils n’ont pas le droit de se plaindre. Que ne se taisent-ils? Pourquoi n’emploient-ils pas leur zèle à de plus sérieuses études? Tant qu’ils prêteront l’oreille à ces chansons, le concert n’est pas près de finir. — Eh ! sans doute, c’est là qu’est le mal; mais comment le leur persuader? Les critiques dont je parle sont gens débonnaires et confians. Les uns sont touchés de cette persistance d’illusions chez les innombrables chanteurs; les autres, se souvenant des paroles de Goethe, espèrent toujours trouver un poète dans cette fourmilière : tous d’ailleurs savent que ces vers ont été écrits pour eux, que ces volumes sont à leur adresse, et que si le Recensent ne les lisait pas, personne n’y toucherait. Si un seul d’entre eux, modifiant le chiffre de Mirabeau, s’écriait : « Silence aux cinq cents voix ! » il passerait infailliblement pour une âme féroce. Ajoutez que souvent aussi les critiques commentent et lisent les vers à charge de revanche. Peut-on demander, par exemple, à M. Hermann Marggraff de ne pas multiplier des comptes-rendus interminables sur des versificateurs insipides, quand lui-même, écrivain honnête, correct, appliqué, laisse là un beau jour son travail habituel, et sans vocation, sans nécessité,

Sans qu’un commandement exprès du roi lui vienne,


se met à publier son volume de vers? Laissons donc M. Hermann Marggraff et ses collaborateurs, laissons M. Rodolphe Gottschall, M. Thaddaeus Lau, M. Henneberger, et bien d’autres, laissons presque tous les recueils littéraires, le Morgenblatt aussi bien que l’Europa, et le Lillerarisches Centralblatt lui-même comme le Deutsches Museum, continuer patiemment leur nécrologe; ce sont les vivans que nous cherchons.

Nous serions heureux surtout de saluer quelque talent inconnu. Un talent qui surgit, un écrivain original qui se révèle, ce sont ces premières fleurs d’avril qui annoncent le rajeunissement de la terre. Toute âme d’artiste a une certaine façon particulière de considérer le monde, le monde moral comme le monde matériel. Quand un esprit qui s’ouvre en face de ce grand spectacle exprime spontanément dans une langue fraîche et vigoureuse les impressions qu’il a ressenties, il semble qu’un jour inattendu éclaire la création. Il y a longtemps que les lettres européennes n’ont éprouvé ces saines émotions du renouveau. Parmi tous les chanteurs de mélodies que l’Allemagne a vus naître en ces dernières années, le seul peut-être qui ait fait entendre quelques accens originaux est M. Louis Pfau, esprit juvénile, imagination ardente, qui manie la langue poétique avec une dextérité singulière[1]. Le caractère de son recueil, simplement intitulé Poésies, c’est une sorte de turbulence impétueuse et voluptueuse. Vous connaissez les vers d’Alfred de Musset :

Oh ! dans cette saison de verdeur et de force
Où la chaude jeunesse, arbre à la rude écorce.
Couvre tout de son ombre, horizon et chemin,
Heureux, heureux celui qui frappe de la main
Le col d’un étalon rétif...


Achevez cette citation de Don Paez, et vous aurez un résumé assez complet des inspirations de M. Louis Pfau. Ne croyez pas cependant qu’il imite le poète parisien. Forme et pensée, dans ses vers, tout est bien à lui. Ses maîtres, ce seraient plutôt les anciens héros de la Burschenschaft ou quelques-uns des docteurs de la jeune école hégélienne. Pauvres maîtres et pauvres doctrines; mais M. Pfau relève tout cela par la sincérité du sentiment, par la vigueur de l’expression. Ce qui a charmé ses lecteurs, qu’il le sache bien, ce n’est pas l’âpreté de son naturalisme, c’est son enthousiasme, même appliqué à faux, c’est l’essor d’un esprit qui veut agir et vivre. Au milieu de l’affaissement général, quand on voit la jeunesse elle-même indifférente à ce qui faisait jadis battre les cœurs, on n’a pas le courage de condamner trop sévèrement ces juvéniles incartades. « L’année a perdu son printemps, » disait l’orateur athénien. Une journée de printemps, fût-elle orageuse et troublée, vaut mieux que les glaces de l’hiver. Le jour où M. Pfau réservera pour des doctrines meilleures la poétique inspiration qui le possède, où il chantera l’amour, la patrie, la philosophie, la liberté, toutes les grandes passions du cœur et de l’esprit, au lieu de chanter la fougue des sens et les voiles déchirés des vierges, le jour enfin où il écrira pour des hommes, je crois que l’Allemagne du XIXe siècle pourra compter un poète de plus.

En face des ardentes poésies de M. Pfau, nous aurions voulu signaler d’autres symptômes; les poètes religieux ne manquent pas en Allemagne. Depuis le moyen âge jusqu’à nos jours, de Walther de Vogelweide jusqu’à Stolberg et Novalis, l’inspiration chrétienne tient une grande place dans la poésie germanique. La réforme, loin d’arrêter ce courant, en a rafraîchi et multiplié les sources. Ces voix du passé vibrent encore, et tout récemment un des hommes qui connaissent le mieux la vieille Allemagne, un érudit qui excelle à traduire en poète les chants du moyen âge, le traducteur des Niebelungen, du Heldelbuch, du Parceval, M. Charles Simrock, donnait sous ce titre, la Harpe allemande de Sion[2], un recueil très bien composé des poésies religieuses du XIIe et du XIIIe siècle. Les poètes mystiques et tendres que traduit si bien M. Simrock ont-ils aujourd’hui des successeurs? Il y a des poètes piétistes, des poètes méthodistes; un poète vraiment religieux, je le cherche en vain. Je n’appelle pas un poète religieux celui qui chante pour une petite église, celui qu’une communauté porte aux nues et que la communauté voisine ne connaît pas. La voix du poète religieux doit être semblable aux sons de l’orgue; suave ou sévère, humble ou sublime, elle chante pour toutes les âmes. Je veux aussi que, pour produire une action vraiment religieuse, le poète ne s’en tienne pas toujours aux mêmes sujets, qu’il ait vécu, qu’il ait pris part à toutes les émotions de l’humanité; le jour où il exprimera les aspirations religieuses de notre cœur après avoir chanté les autres sentimens naturels, combien sa voix sera plus pénétrante et sa prédication plus efficace! Les poètes qu’a rassemblés M. Simrock, Walther de Vogelweide, Gottfried de Strasbourg, Conrad de Wurzbourg, sont en cela d’excellens modèles : ils n’écrivaient pas leurs hymnes pour un couvent, mais pour l’Allemagne chrétienne; ils se gardaient bien aussi de répéter des litanies sans fin : ils célébraient le printemps, la guerre, la patrie, et de même qu’au milieu d’une vie active l’âme se recueille et s’élève à Dieu, de même au milieu de leurs chants éclatent par instans des strophes religieuses. Voilà les poètes qui parlent dignement du ciel, et qui savent y conduire les âmes; quant à ceux qui chantent pour telle petite coterie, pour les piétistes de Berlin, pour les ultramontains de Munich, pour les abonnés de la Gazette de la Croix ou des Feuilles historiques et politiques, plus ils accumulent de vers sur les dogmes chrétiens et les vertus théologales, moins il m’est possible de croire à l’efficacité de leur inspiration. Cet avis s’adresse à la plupart des poètes catholiques ou protestans qui ont paru dans ces dernières années. Si l’un d’entre eux, M. Julius Sturm, cœur chrétien et libéral, glorifie l’Évangile dans la langue du XIXe siècle, combien d’autres ne font que propager l’esprit de secte !

Les nouveau-venus ne brillent guère; revenons à des écrivains dont la place est déjà faite, et qui essaient de l’agrandir encore. Les poètes les plus distingués que nous présente aujourd’hui la littérature allemande sont ceux dont les débuts remontent à une quinzaine d’années. En voici plusieurs qui ne veulent pas se laisser oublier : M. Hermann Lingg, M. Maurice Hartmann, M. Paul Heyse, M. Emmanuel Geibel, M. Frédéric Bodenstedt. Ce qui les distingue de la foule, c’est le souci de la forme, le culte de l’art, le goût des traditions littéraires de leur pays uni à la recherche empressée des choses nouvelles. Y a-t-il chez eux quelque grande inspiration qui puisse saisir vivement les intelligences et rendre à la poésie une légitime action ? Je ne le pense pas. Ils charment les lettrés, les délicats, les esprits fins et curieux; la nation les connaît peu, la conscience publique ne vibre pas à leurs accens. Même dans cette Allemagne contemplative, il faut des voix plus fortes pour vaincre l’indifférence et dominer les préoccupations matérielles. On a beaucoup parlé des poésies de M. Hermann Lingg[3]. Un souffle épique anime par instans ses strophes inspirées; l’auteur parcourt à grands pas l’histoire depuis les temps antiques jusqu’aux siècles modernes, et dessine à larges traits d’énergiques ébauches qui rappellent les fresques de M. Kaulbach au nouveau musée de Berlin. Par malheur, ce ne sont que des fragmens. On dirait que M. Lingg avait conçu d’abord quelque grand poème sur les destinées du genre humain, et que l’haleine lui a manqué. Les fragmens sont beaux ; mais où est la pensée qui devait relier entre elles ces pages décousues? La Grèce ouvre le chœur des nations, annonçant au monde la fin des vieilles ténèbres, l’avènement de la lumière, l’enthousiasme de la beauté éternelle et de l’éternelle vérité. Tout à coup éclate le chant de guerre d’Alexandre, qui se réveille du sein des voluptés de Babylone et se dispose à partir pour la conquête de l’Inde. Tournez la page, vous assisterez à l’entrée triomphale de César, au milieu des acclamations des Romains. Plus loin, c’est la prêtresse d’Orient, transportée dans la Rome des empereurs, qui enseigne ses mystères à la populace. Voici encore Attila qui paraît, puis les Normands, puis la peste noire, puis Timour et ses Tartares, puis la Sainte-Wehme, et cette étrange galerie se termine par le chant de victoire de Lépante et la glorification de don Juan d’Autriche. Je demande encore une fois quel est le sens de ces ébauches. M. Hermann Lingg a trop de talent pour se résigner à des œuvres aussi incomplètes. Les autres cycles qui composent son recueil présentent les mêmes beautés et les mêmes défauts : vigueur du style, grandeur des images, et avec cela incohérence des sentimens et des idées. Il est certain qu’il y a là un poète; pourquoi ce poète ne dit-il pas son secret? pourquoi s’arrête-t-il à la moitié de son chant? pourquoi n’est-il pas en mesure de subir l’épreuve décisive d’une traduction française? dans l’affaissement général de l’imagination germanique, les vigoureux accens de M. Lingg ont étonné les esprits; si l’on traduisait une seule de ces pièces si vantées au-delà du Rhin, on ne donnerait, j’en suis sûr, qu’une médiocre idée du poète.

M. Hermann Lingg appartient au groupe des poètes de la Bavière, à ce groupe gracieux et fin où brillent MM. Emmanuel Geibel, M. Paul Heyse et M. Frédéric Bodenstedt. Je regrette d’autant plus qu’il n’ait pas donné un libre essor à son imagination; il aurait peut-être introduit quelque élément nouveau dans une réunion d’hommes de talent qui semblent assez disposés à s’endormir. Artistes soigneux, écrivains élégans et purs, MM. Geibel et Heyse ne s’inquiètent pas assez des préoccupations morales de leur époque. Dans ces vers si habilement ciselés, dans ces subtiles études psychologiques, rien de vivant ne s’adresse aux hommes de notre siècle. On dirait que le temps où nous sommes est une espèce d’âge d’or, que le seul devoir du poète soit de cueillir les fleurs de l’art, qu’il n’y ait point de conseils à donner, point de douleurs à consoler, aucune fonction virile à remplir. M. Geibel avait contracté cependant d’impérieuses obligations envers l’Allemagne : nul poète n’a été accueilli avec autant de bienveillance; son premier recueil de poésies, publié il y a une quinzaine d’années, a déjà eu quarante-cinq éditions! Je ne sais si Uhland lui-même a jamais eu pareil succès. Ce qui avait charmé le lecteur dans les vers de M. Emmanuel Geibel, c’était la pureté des sentimens, la noblesse de la forme, des promesses encore plus que des résultats, mais des promesses juvéniles, que l’Allemagne entière encourageait avec confiance. Aujourd’hui M. Geibel publie, après bien des années, son second recueil de poésies[4], et certes l’occasion était belle pour payer enfin sa dette. Avec quel bonheur on eût entendu cette voix harmonieuse relever les âmes et encourager les esprits! Un poète, un vrai poète, qui, par la colère ou l’enthousiasme, réveillerait aujourd’hui les consciences, quelle nouveauté ce serait pour l’Allemagne! M. Geibel n’a pas eu cette ambition; il emploie son rare talent de style à des frivolités. Rien, excepté la forme, n’assigne une date à ces strophes; elles auraient pu être écrites il y a cent ans, un poète élégant et banal pourra les recommencer dans un siècle. Même remarque à faire sur les poésies de M. Paul Heyse. Prendre un conte de Boccace, l’arranger et le rectifier savamment, introduire dans le récit maintes études psychologiques, lutter de précision et de grâce avec la prose du narrateur italien, ce peut être là un excellent exercice de style; ce n’est pas l’œuvre d’un écrivain qui se trouve placé, avec trois ou quatre autres, au premier rang de sa génération. Lorsqu’on lit la Fiancée de Chypre de M. Paul Heyse, on souffre de voir un jeune maître qui veut toujours rester disciple et qui n’ose pas oser[5]. M. Bodenstedt au moins ne s’en tient pas aux œuvres du passé; s’il se résigne trop aisément au rôle de traducteur, ce sont des poètes contemporains qu’il traduit, et ses vaillantes investigations sont des conquêtes. Il avait traduit Pouchkine et Lermontof, il nous donne aujourd’hui un recueil de chants russes, la belle ode de Derjavine à Dieu, et les vives chansons du poète populaire Koltzov[6]. À ces révélations de la poésie des steppes, il mêle ses émotions personnelles: je voudrais qu’il le fît plus hardiment. M. Bodenstedt est une nature pleine de sève; son inspiration est libérale et réfléchie : il a voyagé. Après avoir vu la Russie, la France, l’Orient, enfermé aujourd’hui dans sa studieuse retraite, il peut mettre à profit les trésors qu’il a recueillis au grand soleil; il ne lui manque plus qu’une seule chose, c’est d’avoir confiance en lui-même, et pour ainsi dire de ne pas retenir son souffle. Tous enfin, M. Geibel et M. Heyse comme M. Bodenstedt, je voudrais les voir appliquer à de plus grands sujets cet art du style qu’ils ont si habilement perfectionné. Il y a des gens qui réclament toujours la liberté de pensée à la condition de ne pas en faire usage : à quoi bon avoir délié la langue poétique de l’Allemagne, si cette langue n’a rien à dire? Aimez votre siècle, étudiez-le, vivez de sa vie, soyez de moitié dans ses douleurs et dans ses joies, inspirez-vous enfin de la conscience générale, et bientôt votre gracieux esquif, échoué aujourd’hui sur la rive, sera soulevé par le courant.

La mesure, en toute chose, est difficile à garder. A côté des écrivains qui n’osent pas assez, il y a ceux qui osent trop, ou plutôt qui osent mal. A l’époque où la politique fit irruption dans la poésie, où les stances et les strophes traduisaient les discussions du journal, voilà déjà une vingtaine d’années, un esprit ardent, M. Robert Prutz, était un de ceux qui faisaient le plus de bruit dans ce singulier concert. Il maniait la langue des vers avec une dextérité rare, mais son inspiration sentait la rhétorique, et des voix amies l’invitèrent à ne pas confondre la déclamation et la poésie. On lui conseilla même de se consacrer sans partage à ses travaux d’histoire. C’était un critique en effet, et un critique d’une véritable valeur, instruit, éloquent, préoccupé des questions morales, et enseignant le patriotisme en même temps que l’histoire littéraire de l’Allemagne. Les succès qu’il a obtenus dans sa chaire de l’université de Halle ont montré que l’enseignement et la critique étaient la voie naturelle de son talent. On a de lui des travaux pleins de recherches et d’idées, une histoire de la presse, une série de leçons sur le théâtre allemand, une étude excellente et presque classique sur un des plus curieux épisodes littéraires du XVIIIe siècle; tout récemment enfin, il donnait une traduction du poète danois Holberg avec des études critiques et des notes qui doublent le prix de son travail. Si de temps à autre M. Prutz publiait des contes, des romans, ces accidens-là ne tiraient pas à conséquence, et le public n’y faisait guère attention. Aujourd’hui M. Prutz reparaît avec un recueil de poésies, et ces poésies sont telles qu’il est impossible de les passer sous silence[7]. Si l’auteur a voulu échapper à l’indifférence par le scandale, il n’a que trop bien réussi. Son volume a été, dans les derniers mois de 1858, l’événement littéraire de l’Allemagne. Est-ce donc aux passions politiques que le poète a demandé son succès? Non, certes; à l’âge où il aurait pu chanter l’enthousiasme et les joies de l’adolescence, M. Robert Prutz mettait en rimes des improvisations démocratiques. Maintenant que sa voix est plus mâle, son expérience plus riche, maintenant qu’il sait parler à la jeunesse et qu’il pourrait lui enseigner, en publiciste sinon en poète, le culte de la patrie, le dévouement à l’humanité, la foi aux choses divines, il se met à célébrer sur tous les tons l’exaltation de l’amour sensuel. Voici en deux mots le sujet du canzoniere de M. Prutz. Le poète, à l’âge où le cœur s’ouvre, a aimé une jeune fille qui est devenue la femme de son rival. Quinze ans se sont écoulés; la jeune femme est veuve, elle n’a jamais aimé son mari, elle est restée fidèle à celui qu’elle n’a pas épousé, et, libre désormais, elle vient se donner à lui. Le poète s’était marié de son côté, il l’est encore; qu’importe? Il oublie tout pour tenir dans ses bras la femme qu’il aimait à vingt ans, et que sa mauvaise destinée lui a prise. — C’est peut-être un symbole, me disais-je en lisant les premières pages, c’est le symbole de la jeunesse qui refleurit dans une âme bien née. Cette femme qu’il a perdue et qu’il retrouve, c’est l’idéal, la poésie, l’enthousiasme, maintes croyances altérées au premier contact du monde, et qui s’épanouissent plus vigoureuses dans la seconde saison de la vie morale. — Nullement; le poète lui-même repousse cette explication. « Sache-le bien, ô censeur morose, les baisers dont je parle sont des baisers ardens et donnés à pleine bouche. Tout cela est vrai, ce sont des peintures réelles... » Et le voilà qui déshabille sa maîtresse. — Mais est-on bien sûr qu’il s’agisse du poète lui-même? Ne serait-ce point un thème, une situation qu’il veut peindre avec la liberté permise à l’artiste? Un poète peut bien décrire la passion dans ses emportemens et ses misères, sans qu’on l’accuse de faire publiquement sa confession. Celui-ci a inventé un sujet, assez cynique sans doute, mais qui ne convient pas mal à un certain monde: il a eu peut-être l’ambition d’être traduit en français, et il a pensé qu’il trouverait bon accueil auprès des admirateurs de Fanny. C’est pour cela qu’il analyse si longuement le plaisir de la possession, c’est pour cela qu’il décrit avec tant de complaisance... — Point de détails, je vous prie, car, vous avez beau faire, il s’agit bien du poète, et de la femme qu’il a aimée autrefois, et de celle qui porte aujourd’hui son nom. « Les femmes des poètes, dit cavalièrement M. Prutz, doivent supporter bien des choses, bien des infractions à la morale commune. » Et il compare l’impétuosité de sa passion à l’essor de l’aigle qui va regarder le soleil. « Quand je reviendrai de ces régions brûlantes, je jetterai, — il parle à sa femme, — je jetterai en souriant dans ton sein les strophes dorées de mes chansons. »

Si le poème de M. Prutz n’était qu’un incident isolé, il suffirait de le siffler en passant. Il y a là, ce me semble, quelque chose de plus, et ce n’est pas l’auteur tout seul qui est responsable de son œuvre. Quand un homme grave peut écrire de pareils vers, quand il les voit accueillis par la critique avec indulgence et par le public sans trop d’étonnement, ce n’est plus un incident, c’est un symptôme. Les vers de M. Prutz accusent l’engourdissement des esprits. N’y a-t-il donc que le scandale qui puisse ramener aujourd’hui l’attention aux œuvres de la poésie? Ce qui me frappe douloureusement ici, c’est l’imitation d’une certaine littérature parisienne, et si l’imitation est involontaire, le mal est plus grave encore. M. Prutz ne se lassait pas autrefois de rappeler les écrivains aux traditions germaniques : dans ses études sur Voss et Burger comme dans ses leçons sur le théâtre, il enseignait avant tout le culte de la patrie, la fidélité au génie national. Puisqu’il n’hésite pas à se donner un démenti si manifeste, il faut qu’il redoute bien peu la vigilance de l’opinion publique.

Insouciance de l’opinion, insouciance des écrivains, c’est là malheureusement le caractère que je retrouve à chaque pas dans le domaine des lettres proprement dites. Il semble qu’il y ait une rupture entre la société allemande et les écrivains d’imagination. La littérature n’a plus de prise sur la société, la société n’a plus d’action sur ceux qui prétendent la peindre. Aussi point de règle pour l’artiste, point d’avertissemens pour la fantaisie qui s’égare; la littérature, sans principes, sans frein, se laisse aller à la dérive, et s’il paraît une œuvre bien inspirée, on dirait que le hasard l’a produite. Chose étrange et douloureuse, les meilleures poésies allemandes de ces dernières années ont été composées loin de l’Allemagne. Tandis que M. Robert Prutz, en pleine université, au milieu des étudians du nord et du midi, en face de l’Allemagne brune et de l’Allemagne blonde, comme disait, il y a vingt ans, le tribun littéraire Ludolph Wienbarg, — tandis que M. Prutz oublie le monde qui l’entoure et semble rivaliser avec nos romanciers réalistes, — un vrai poète, M. Maurice Hartmann, exilé du pays qu’il honore, compose à Paris un recueil de chants d’où s’exhalent les suaves parfums de sa terre natale. Le livre a pour titre le nom d’une fleur qui croît en toute saison, fleur d’avril, fleur de janvier, et le nom allemand de cette plante, Zeitlose, indique en effet qu’elle est affranchie de l’influence du temps[8]. Le poète a-t-il voulu dire que les fleurs de son imagination défiaient aussi les glaces de l’hiver? L’hiver qu’il brave, c’est l’état présent des lettres germaniques. Malgré l’engourdissement général, il chantera gaiement comme aux heures printanières; gaiement? non. Il y a une tristesse voilée sous la grâce de ses strophes : j’ai voulu dire seulement qu’il avait gardé confiance et espoir. « Malgré maintes choses qui se sont brisées pour ne se relever jamais, malgré tous les malheurs qui m’ont frappé, je t’aime cordialement, ô vie ! Comme on reste suspendu au cou de la femme bien-aimée, ainsi je suis attaché à toi, attaché d’âme et de corps. On t’appelle une énigme, une question mystérieuse; on dit que tu es une mer, et que jamais une barque joyeuse ne peut atteindre tes rivages; moi, je t’ai toujours vue claire, brillante, lumineuse, comme les yeux où j’ai lu mon bonheur. Ils disent avec effroi : La vie est un combat! Sois bénie pour cela même, et, dussé-je recevoir cent blessures, je dirais encore : Sois bénie! Un combat! ah! raison de plus pour ne pas s’engourdir. Mieux vaut être un ouvrier sur la terre qu’un Achille au milieu des ombres. » On sent cet amour de la vie dans les chants de M. Maurice Hartmann ; la langue qu’il parle est souple, vivace, et dans les sujets les plus simples, il porte une fraîcheur d’inspiration qui sera salutaire à plus d’un. Voici d’abord des récits, tantôt brillans, tantôt légèrement ironiques, et qui rappellent çà et là le Romancero d’Henri Heine, puis des souvenirs de voyage, des pages écrites sous le ciel de l’Orient, maints tableaux d’une vie errante à laquelle les émotions n’ont pas manqué. La fleur du recueil, ce sont trois pièces intitulées simplement Symphonies. M. Hartmann a dédié son livre à une femme du monde, qui, sans nulle prétention, par le seul prestige de la grâce, est devenue en quelque sorte une reine poétique dans la société viennoise. Si on lui disait qu’elle ressemble à Mme Récamier, elle s’en effraierait comme d’un rôle à remplir. Son influence est calme, et d’autant plus pénétrante qu’elle s’ignore. Cette influence candide, si naïvement exercée, si doucement subie par maints esprits d’élite, M. Hartmann a voulu la décrire, et il a composé les Symphonies. Ce sont des hymnes à la douceur, à la beauté, à ce don merveilleux de charmer les âmes et de répandre la sérénité autour de soi. Rien de plus pur, rien de plus intimement tendre que cette dévotion à la grâce, et rien d’efféminé cependant : à la mâle douceur du langage, je reconnais le vaillant poète de la Coupe et l’Epée. C’est ainsi que le talent se transforme et ne cesse pas de rester fidèle à lui-même. M. Maurice Hartmann est l’un des plus dignes assurément parmi les héritiers des maîtres; remercions-le aujourd’hui de ne pas désespérer. Cette inspiration toujours fraîche, ce sentiment si pur des vertus nationales, indiquent bien ce qu’on peut attendre encore de la poésie allemande, et ce qui lui reste de sève originale en dépit des énervantes influences du présent.

Je pourrais citer d’autres noms; j’ai signalé les principaux représentans de la poésie, ceux qu’on a lus, ceux qui seraient en mesure d’intéresser la foule. Ce qui manque à cette littérature, c’est bien moins le talent, après tout, que le talent bien dirigé. Ceux-ci sont timides et ne chantent qu’à demi-voix ; ceux-là, obéissant au premier caprice, oublient les principes de toute leur vie. On sent enfin que la tradition ne les guide plus, que la conscience publique ne les soutient pas, et il faut même qu’une voix s’élève du dehors pour leur faire entendre quelques accens du génie national.


II.

Les écrivains qui produisent leur pensée sous la forme du roman sont-ils mieux inspirés que les poètes lyriques ? Là aussi nous rencontrons bien des ouvriers sans mission ; le roman est devenu, comme la poésie lyrique, une sorte de chaire où chacun monte à son tour, et souvent même tous à la fois, pour faire des confidences à la foule ; mais la foule passe et n’écoute guère. À qui prêter l’oreille au milieu de ce bourdonnement ? Il y a le roman rêvé par l’étudiant amoureux, le roman conté par le voyageur qui revient de l’Australie, le roman imaginé par l’érudit dans la poussière de sa bibliothèque, le roman du philosophe, le roman du politique, le roman du piétiste. La chose la plus rare, c’est le roman du romancier, je veux dire de l’homme qui a vécu, observé, et qui, armé de principes sûrs, aime à peindre le tableau du monde.

On peut signaler néanmoins quelques chefs d’école ; M. Berthold Auerbach, qui obtint de si légitimes succès, il y a quinze ans, avec ses Histoires de Village dans la Forêt-Noire, est décidément le roi de son domaine. Si c’est une marque de force pour le talent que de se préparer des successeurs, on ne refusera pas à M. Auerbach la vigueur et la fécondité. Un esprit original, M. Otto Ludwig, vient de le suivre sur ce terrain des études populaires ; il a fait pour les vallées de la Thuringe ce que l’auteur d’Ivon le Séminariste et du Maître d’Ecole de Lauterbach a fait pour les villages du Schwarzwald[9]. Un autre conteur, venu de la Suisse allemande, M. Gottfried Keller, a donné un roman d’un titre bizarre, le Vert Henri (der Grüne Heinrich), et un recueil de récits, les Gens de Seldiwla, où brillent de véritables inspirations poétiques. M. Ludwig est vigoureux et pénétrant, M. Gottfried Keller est tendre et passionné ; ni l’un ni l’autre, à mon avis, n’enlève le sceptre à M. Berthold Auerbach, car ce qui relève ces tableaux de l’existence rustique, ce n’est pas seulement la précision des détails et la vérité des figures, c’est l’idéale inspiration du peintre. La philosophie morale de M.  Berthold Auerbach, sa sympathie vraiment humaine, l’optimisme confiant qui le soutient au milieu de ses plus sévères peintures, tout cela donne à ses récits une valeur inestimable. Cette inspiration du conteur est surtout manifeste au moment où M. Auerbach achève de publier l’édition complète de ses œuvres. Cette publication sera doublement bienvenue, si elle annonce chez l’ingénieux romancier l’intention de commencer une carrière nouvelle. C’est un grand point de s’arrêter à temps et de ne pas épuiser une veine heureuse. Les paysans de la Forêt-Noire et de la Thuringe, ceux que M. Gottfried Keller met en scène, tous ceux que peignent aussi M. Adalbert Stifter, M. Melchior Meyr, et tant d’autres écrivains à la suite, attirés par le succès de Berthold Auerbach et de Jérémie Gotthelf, ces paysans étudiés avec un soin si curieux sont-ils donc les seuls personnages dont les destinées puissent nous émouvoir ? Un critique éminent, M. Julien Schmidt, rappelait à ce propos ces vers de Goethe : « N’as-tu donc pas vu la bonne société? Ton livre ne nous montre que des saltimbanques et des gens du peuple. — La bonne société? Oui, je l’ai vue; on l’appelle la bonne société, parce qu’elle ne fournit pas le moindre texte pour la moindre composition poétique. » Les vers de Goethe étaient une réponse aux censeurs de Wilhelm Meister. Au siècle de Goethe en effet, il n’y avait que deux classes de la société qui offrissent au poète des types originaux ; c’était le haut et le bas de l’échelle, les grands seigneurs et les vagabonds. Effacée, indécise, sans vices ni vertus, la bourgeoisie semblait ne pas exister. Aujourd’hui au contraire, — ainsi continue le critique, — c’est la bourgeoisie qui est tout, ou plutôt il n’y a plus de castes, le tiers-état est devenu la nation, et c’est la vie de cette nation qu’il faut peindre. Ces conseils de M. Julien Schmidt, il appartient à M. Auerbach de se les appliquer courageusement. Qu’il publie encore ses almanachs populaires[10], puisqu’il sait parler la langue du peuple, et que le peuple l’écoute volontiers; qu’il y insère de nouvelles histoires de village, comme il l’a fait récemment, rien de mieux : ce n’est pas là pourtant que doit se borner son ambition. Un véritable artiste est tenu de se renouveler sans cesse. M. Auerbach a trop de sève pour emprisonner ainsi son imagination.

Il faut le redire une fois pour toutes : cette veine est épuisée. Lorsque l’Allemagne, vers 1840, accueillit avec tant de faveur ces peintures de la vie rustique, on était las des romans de high life, on voulait échapper aux salons de M. de Sternberg, et ces parfums des sillons, comme une bouffée de printemps, rafraîchirent les intelligences. Aujourd’hui ce qui fut un remède devient un mal : on avait cherché d’abord le naturel, on finit maintenant par l’affectation et le parti-pris. Un homme dont on ne peut nier l’activité aventureuse, M. Charles Gutzkow, a compris ce que demandait vaguement l’instinct public : il a voulu se mesurer avec les grands sujets. Dans le Magicien de Rome, il reprend l’œuvre commencée, il y a cinq ans, avec les Chevaliers de l’esprit : vaste tableau des agitations et des espérances de l’Allemagne, tentative louable, mais dont j’ai constaté le succès médiocre en essayant de l’expliquer. Ardeur, persévérance, voilà ce qui manque aux principaux représentans de l’imagination germanique. Ils sont rares, les écrivains qui savent concentrer leurs forces. Le talent s’éparpille en petites œuvres, très fines parfois, mais trop peu fécondées par la méditation. Deux conteurs que nous avons déjà rencontrés parmi les poètes, M. Paul Heyse et M. Maurice Hartmann, viennent de publier des recueils où brillent des qualités exquises. Les Nouvelles[11] de M. Paul Heyse sont de remarquables études d’après les maîtres italiens; on y sent un homme amoureux de Boccace et de Machiavel, qui essaie de greffer les fleurs du midi sur les bruyères d’Allemagne. Il corrige ce qu’il imite; son style est net, brillant, son inspiration est chaste autant que passionnée. J’ai lu avec un vif plaisir les Récits d’un Conteur errant[12], par M. Maurice Hartmann. Le poète de la Coupe et l’Epée excelle à symboliser dans un tableau rapide les impressions des lieux qu’il a visités. Du Languedoc au Bosphore et du Rhône au Danube, il a recueilli maintes indications et les a transformées bientôt en de vivantes peintures. Guillaume l’aveugle, les Cheveux d’or, Gloria, la Robe de Nessus, une Histoire hindo-germanique. Miss Ellen, les Histoires orientales-occidentales, ce sont là autant de modèles, si l’on ne demande à une narration qu’une touche légère et fine. Je crois que M. Maurice Hartmann peut donner plus et mieux.

Tandis que les plus ingénieux artistes se résignent à des sujets sans portée, le domaine qui leur appartient de droit, l’histoire, la politique, le tableau de la société contemporaine, est envahi par des écrivains sans mission. Parmi tant de romans qui se proposent de peindre le XIXe siècle, et qui n’en donnent que des caricatures, en voici un qui suffit pour caractériser les autres. Nous sommes dans le désert du Sahara; le cheik Atjem, chef des Tuaregs, vient d’ex- terminer les Beni-Azzi, implacables ennemis de sa race; un seul homme a échappé au massacre, c’est un certain Zerga, qui jure de venger ses frères, et qui en effet, après avoir tué Atjem, enlève son fils Titulan et sa fille Alita. L’auteur, qui a vu le désert et qui prétend ne donner ici qu’un très fidèle résumé de ses notes de voyage, consacre tout un volume à ces scènes de tuerie. Le roman nous transporte ensuite à Naples et à Rome ; les enfans du cheik Atjem, arrachés à la vengeance de Zerga, ont passé aux mains d’un gentilhomme espagnol qui les a fait élever avec un soin paternel. L’histoire du Sahara et l’histoire de l’Italie vont ainsi être mêlées de la plus étrange façon ; le fils du cheik deviendra jésuite, ce jésuite jouera un rôle dans la révolution romaine ; le roi de Naples et M. Delcaretto, le pape Pie IX, le comte Rossi, le chef populaire Cicervacchio, le prince Ruspoli, Mazzini, bien d’autres encore, seront associés aux aventures des enfans d’Atjem. Rome et le Sahara, tel est le titre de cette fantasmagorie[13]. Assurément ce n’est pas sur de telles œuvres qu’il faut juger l’imagination allemande ; puisqu’il y a cependant toute une classe de romans de cette nature, il faut bien en signaler au moins un. L’auteur de celui-ci a beau porter un nom inconnu, il n’est pas absolument sans valeur. Il est évident qu’il a vu de près les révolutions italiennes de 1848, et quand il se borne à retracer des souvenirs au lieu de se livrer à ses combinaisons de mélodrame, il excite parfois l’intérêt. Quelle que soit d’ailleurs l’absurdité d’une telle composition, il s’est trouvé des critiques pour la discuter. Sans exagérer ces épisodes de l’histoire littéraire contemporaine, il convient peut-être de ne pas les dissimuler tout à fait.

On doit répéter à plusieurs écrivains, romanciers ou poètes : Soyez plus hardis, ayez confiance en vous, osez peindre l’homme et la société de votre époque. Combien d’autres à qui il faudrait dire : Soyez modestes ! Soyez modestes, c’est-à-dire, si l’imagination vous manque et que vous vouliez absolument écrire un roman, appuyez-vous sur l’histoire, sur la biographie, ou bien inspirez-vous de vos souvenirs de voyage. C’est ce qu’a fait M. Heribert Rau lorsqu’il a composé l’estimable roman dont le héros est Mozart[14]. Le roman est devenu ainsi pour certaines intelligences studieuses une sorte d’appendice à l’histoire de la littérature et de l’art ; Milton, Schiller, d’autres encore, ont trouvé dans ces derniers temps de libres biographes qui ont essayé de les replacer au milieu des hommes et des choses de leur siècle. C’est là un genre inférieur sans doute, mais qui exige pourtant bien des qualités : une connaissance précise du sujet, de la sagacité, de la mesure, et qui, traité avec talent, peut rendre des services. Le Mozart de M. Héribert Rau, pour ne citer qu’une seule de ces œuvres, n’est pas une composition irréprochable : il y a des puérilités, des vulgarités; il y a aussi d’excellentes parties, et l’impression dernière en définitive n’est pas défavorable. Le chef des écrivains qui mettent en récits et en drames leurs observations de voyageur, c’est l’intrépide M. Gerstaecker, le romancier du Grand-Océan. Il y a quelques années, M. Gerstaecker avait donné une série de tableaux très émouvans sur les pionniers de l’Arkansas, les pirates du Mississipi et les chercheurs d’or de San-Francisco; il s’empare aujourd’hui de l’a Polynésie et aborde en vainqueur dans la Nouvelle-Hollande. Aux îles Sandwich, aux îles Marquises, sur les côtes de l’Australie, M. Gerstaecker trouve des romans, comme un peintre trouverait des paysages et des costumes. Ses derniers récits, les Deux forçats, roman australien, et Tahiti, roman de la mer du Sud[15], sont bien l’œuvre d’un homme qui sait agir et voir. Je lui conseille seulement de ne pas trop mêler d’aventures romanesques à ses observations de voyageur et d’historien. Plus ces observations seront nettes, plus elles seront précieuses. L’auteur de Tahiti n’a pas la plume de Bernardin de Saint-Pierre; ce qu’on cherche dans ses récits, qu’il le sache bien, ce sont des documens, et non des idylles. Les plus curieuses pages de son roman de Tahiti, ce sont les descriptions de l’île, les tableaux de mœurs, la reine Pomaré avec sa cour, la lutte de l’influence française et des missionnaires anglicans, les intrigues de Pritchard, maintes scènes d’histoire contemporaine qui paraissent appréciées d’une façon assez impartiale par un témoin bien informé. Le portrait de la reine Pomaré ou plutôt de la reine Aimata (l’autre nom est un sobriquet) est dessiné avec une précision piquante. L’auteur n’a pas craint de mettre en scène tous les personnages qui ont joué un rôle dans ces événemens, l’amiral Dupetit-Thouars, le missionnaire Rowe, Mme Bélard, femme du consul américain, et cette liberté d’allures ne lui messied pas.

Les succès de M. Gerstaecker ont encouragé d’autres écrivains à mettre aussi en roman leur voyage en Amérique. C’est un fait à signaler que l’Amérique n’excite plus comme autrefois l’enthousiasme des écrivains allemands. Il n’y a pas bien longtemps que l’Allemagne accueillait avec enthousiasme les mâles peintures de M. Charles Sealsfield; la démocratie américaine, glorifiée par l’auteur de Nathan, apparaissait aux imaginations les plus graves comme l’idéal d’une société virile. Tandis que des milliers d’émigrans partaient chaque année pour la Virginie et l’Arkansas, combien d’intelligences- émigraient aussi, entraînées par les romanciers et les poètes! Aujourd’hui le désenchantement a commencé; l’expérience a dessillé bien des yeux. De sévères publicistes, M. Baumann, M. Franz Loher, M. Moritz Busch, tout récemment encore M. Julius Froebel, ont révélé d’étranges misères dans cet Eldorado. Voici un romancier qui vient compléter l’œuvre des publicistes. Le dernier prestige poétique des États-Unis, c’était la beauté des solitudes, la grandeur des forêts vierges, la lutte de l’homme contre la nature, l’exaltation des sentimens virils en présence de périls de toute sorte. Comme le squatter Nathan, le héros de Charles Sealsfield, est majestueux dans sa rudesse! M. d’Halfern, l’auteur du Squire[16], a vu les forêts vierges et la vie des hommes de l’ouest; il peint ce qu’il a vu : des aventuriers, des bandits, de lâches hypocrites, des crimes commis au grand soleil, de pauvres Indiens assassinés par les prétendus pionniers de la civilisation, et de temps à autre, seul correctif à ces infamies, la justice sommaire de la foule d’après la loi de Lynch. Si ces tableaux doivent arrêter ou détourner le torrent de l’émigration allemande, ni l’Allemagne ni l’Amérique ne s’en plaindront. Quant à la littérature, elle n’a presque rien à voir en des travaux de cette espèce. Le roman de M. d’Halfern est une œuvre sans art; la sincérité, voilà le mérite de ce livre, et le mérite serait bien plus grand, si l’auteur s’était mis dans le cas d’être plus sincère encore. Quand on a de telles révélations à faire, on n’écrit pas un roman, mais un récit de voyage.

Les romans des voyageurs nous ont conduit hors de l’Allemagne. Revenons à Berlin et à Vienne, et cherchons encore s’il n’y a pas quelque symptôme nouveau, quelque signe de rajeunissement à mettre en lumière. On a beaucoup parlé d’une œuvre mystérieusement publiée sous ce titre : Amour allemand. C’est un récit sans nom d’auteur, un récit très court, écrit avec soin, avec trop de soin peut-être, et un peu prétentieux dans sa simplicité[17]. Dans une des principautés de l’Allemagne, le fils d’un bourgeois de la ville devient le compagnon de jeux des enfans du prince, et bientôt le voilà qui se prend d’amour pour l’une des jeunes princesses. D’amour? Le mot ne convient guère : c’est une tendresse enfantine, mêlée de pieuses rêveries, d’extases naïves, et qui vous transporte par instans dans le monde des somnambules. Il y a là, l’auteur l’affirme, des souvenirs personnels. Que nous importe? S’il est permis à l’homme de raconter ses histoires d’enfant, il faut qu’il les raconte en homme. Ce récit n’est que l’écho d’un soupir, l’ombre d’une ombre, et quand on a lu ces gracieuses pages, on se demande ce que l’auteur s’est proposé. Le temps des rêves et du somnambulisme est passé; on ne persuadera pas aux générations nouvelles que le génie de l’Allemagne est là. A l’Amour allemand du conteur anonyme j’oppose les Rêves allemands de M. Louis Steub[18]. Voilà une œuvre piquante, originale, non pas toujours réussie comme on le voudrait, mais hardiment osée. Le roman satirique, humoristique, est à peu près inconnu chez nos voisins, ou du moins les œuvres de ce genre, consultées seulement par les historiens littéraires, ont laissé peu de traces dans le souvenir du pays. M. Louis Steub a essayé d’écrire un roman satirique dont le but est de harceler l’Allemagne, de lui rappeler amèrement ce qu’elle a voulu, ce qu’elle a rêvé en politique, et ce qu’elle est impuissante à réaliser. Nous voici encore dans une petite principauté, et c’est aussi de songes enfantins qu’il s’agit : seulement nos jeunes songeurs ne sont pas amoureux de la fille du prince, ils sont amoureux de la patrie allemande. Enivrés de leurs lectures d’histoire, des écoliers l’établissent en imagination la grande Allemagne du saint-empire, l’Allemagne des Othon et des Hohenstaufen. Ils jouent aux soldats, aux chevaliers; ils partent pour maintes expéditions avec les empereurs souabes. Plus tard, les écoliers deviennent des hommes, les jeux se transforment en passions viriles, et les rêveurs allemands veulent reconstruire l’Allemagne. Le contraste de leurs prétentions et du petit théâtre où elles s’agitent produit une impression douloureuse et comique. Ne cherchez pas sur la carte les deux principautés où M. Steub a placé son roman: Schnufflingen, Schnauzlingen, voilà les états rivaux que les patriotes germaniques s’apprêtent à bouleverser de fond en comble pour accomplir les grandes choses qu’ils ont rêvées. Rien de plus divertissant que cette tempête dans un verre d’eau. La lutte des deux cabinets, l’échange des notes diplomatiques, les manifestes des journaux officiels, l’attitude importante des fonctionnaires, l’air effaré des bourgeois, et au milieu de ces caricatures, trois francs étourdis essayant de mettre le feu à des poudrières qui n’existent pas, ce sont là autant de tableaux excellens où se déploie la verve humoristique du conteur. Malheureusement l’unité manque à cette peinture : à côté des scènes bouffonnes, il y a des scènes d’un ton tout différent, et l’esprit du lecteur, un peu déconcerté par ces disparates, ne sait plus s’il assiste à une allégorie satirique ou à une tragédie. Pour mêler ainsi le rire et les larmes, les bouffonneries et le sang, il faut plus d’art que n’en a montré M. Steub. N’importe, il y a là des idées, de l’audace, un sentiment élevé des devoirs de l’écrivain, un vif désir d’émouvoir la foule, au lieu de se résigner comme tant d’autres à l’amusement des oisifs.


III.

C’est au théâtre surtout que le poète devrait se préoccuper de l’enseignement, de l’émotion féconde, et non pas du simple divertissement des esprits. Si le roman de nos jours obéit peu à ces hautes inspirations, s’il n’en offre du moins que de rares et imparfaits témoignages, le théâtre, j’en ai peur, sera plus stérile encore. Il y a longtemps que la poésie dramatique est la partie faible des lettres allemandes. Depuis le succès du Gladiateur de Ravenne, aucun drame important ne s’est produit sur la scène. M. Halm avait prouvé cependant que, malgré l’absence d’un foyer commun, malgré la dispersion des théâtres, malgré l’indifférence du public et le découragement des poètes, il est possible encore de vaincre tant d’obstacles et de passionner l’Allemagne entière. Que nous offre le théâtre de ces dernières années? Une tragédie de M. Brachvogel, l’auteur de ce drame de Narcisse dont nous avons raconté ici les extravagances. Adalbert de Babanberg, c’est la tragédie en question[19], atteste chez M. Brachvogel un progrès assez marqué; il s’en faut bien cependant que l’Allemagne puisse saluer en lui un émule de M. Frédéric Halm. Son style, moins boursouflé que dans Narcisse, est toujours déclamatoire. Si l’effet en est moins choquant cette fois, c’est que le manque de mesure et de justesse ne devait pas être aussi sensible dans le sujet traité par le poète. L’auteur de Narcisse prétendait peindre la France du XVIIIe siècle sous le règne de Mme de Pompadour; l’auteur d’Adalbert de Babanberg nous transporte dans la période la plus sombre du moyen âge. La scène est au Xe siècle; un seigneur féodal dédaigné par la fille du duc de Saxe entre dans les ordres et devient bientôt évêque, afin d’accomplir plus aisément ses projets de vengeance sous le manteau de la religion. C’est la théorie que le don Juan de Molière explique si bien à Sganarelle. La peinture de cette tartuferie en des âges barbares dépassait les forces de l’auteur : il a écrit, non pas une tragédie, comme il l’annonce, mais un honnête mélodrame, tout plein de crimes et de vertus. Son évêque est un scélérat qui, par la ruse et la violence, fait périr les plus nobles enfans de l’Allemagne. Peut-être, sur tous ces cadavres, s’élèverait-il jusqu’au trône du saint-empire, si une vieille fée carlovingienne, une vieille princesse de quatre-vingts ans, la mère du duc Adalbert, pour venger son fils assassiné, ne perçait le cœur de l’évêque avec le fuseau de sa quenouille. La vénérable Baban, qui de sa tremblante main a frappé le monstre, fait ressortir elle-même ce contraste, où se trouve sans doute la moralité de la pièce. Décidément, ce ne sera pas M. Brachvogel qui régénérera la scène allemande : il faut d’autres quenouilles et d’autres fuseaux que ceux-là pour filer des jours de gloire au théâtre de Schiller et de Goethe.

Il y a toujours en Allemagne deux littératures dramatiques, comme il y a deux sortes de théâtres : d’un côté les théâtres de Berlin, de Vienne, de Munich, de Weimar, de Francfort, etc.; de l’autre un théâtre unique, mais immense, le théâtre des spectacles dans un fauteuil. Ce dernier est toujours le plus richement approvisionné. Les drames représentés sur la scène sont peu nombreux; les drames qu’on ne joue pas et qu’on ne lit guère sont innombrables. Cette persistance des écrivains, ces appels incessans au public, cette foi dans l’apparition prochaine d’un messie dramatique, foi naïve, entretenue par les théories de certains critiques, et qui a déjà suscité toute une légion de prétendans, ce sont là des traits que nous avons déjà signalés à plusieurs reprises dans la littérature de nos voisins. La situation n’a pas changé : même ardeur des poètes, même abondance de tragédies et de drames. Il est possible qu’il y ait dans tout cela des efforts heureux, des idées, de l’invention, du style; mais comment se reconnaître au milieu de cette cohue d’œuvres qui s’accumulent autour de nous et que l’épreuve de la scène n’a pas classées? J’ai lu non sans plaisir un drame historique sur Charles-Quint : l’auteur, M. Freese, a conçu son sujet avec force; le dernier acte surtout, qui explique philosophiquement les doutes, les angoisses morales de l’empereur au moment de son abdication, semble promettre un poète. Dans les Deux Cagliostro, drame en cinq actes de M. Robert Giseke[20], on retrouve un sujet qui a toujours attiré l’imagination allemande; Goethe l’a porté sur la scène, Schiller en a fait un roman; Carlyle, le disciple de Goethe et le biographe de Schiller, y a consacré des pages étincelantes. Ces souvenirs ont médiocrement inspiré M. Giseke, et ce drame qui devait peindre l’illuminisme de l’Allemagne à la veille de 89, ce drame où les rose-croix et les aventuriers, les mystiques et les charlatans, confrontés, mis aux prises, devaient représenter la fièvre des esprits en cette étrange période, ce drame enfin qui pouvait être plein de mouvement, plein d’idées, n’est qu’une œuvre sans âme et sans vie. On trouverait mieux, n’en doutons pas, en cherchant avec soin. Est-ce bien à nous cependant de faire ces voyages de découvertes? Notre tâche est plus simple : nous ne prétendons pas révéler à nos voisins des richesses qu’ils ignoreraient eux-mêmes; nous voulons connaître l’Allemagne et les divers mouvemens d’idées qui s’y produisent. Les œuvres dont nous avons l’habitude de parler ici ont déjà été jugées au-delà du Rhin; ces jugemens, qui sont des symptômes, nous intéressent quelquefois autant que les œuvres elles-mêmes. Laissons donc les critiques allemands séparer le grain de la paille : quand ils auront fini de vanner, ils diront ce qu’ils pensent de la moisson.

Ces critiques, je dis les plus confians, succomberaient eux-mêmes à la tâche, si de temps à autre des alliés inattendus ne leur prêtaient main-forte. Le roi de Bavière, il y a un an, leur est venu en aide fort à propos. Un concours de poésie dramatique a été ouvert par ses ordres; une commission, composée de trois littérateurs éminens, s’est mise à l’œuvre, et, après dix mois d’un travail sans relâche, le jury a prononcé son verdict. On pense bien que tous les auteurs de drames et de tragédies, assurés d’avoir enfin des lecteurs, n’ont pas manqué d’envoyer leurs manuscrits au tribunal de Munich. Drames gardés en portefeuille, tragédies improvisées, tout est venu à la fois. Le choix des sujets était libre, on s’en est bien aperçu. Les trois membres de la commission ont pu voir l’histoire universelle se dérouler sous leurs yeux dans une série de tableaux en cinq actes et en vers. Nommons ces courageux citoyens : c’était un critique et historien littéraire d’un rare mérite, M. Adolphe de Schack, connu par une histoire savante et enthousiaste du théâtre espagnol; le poète Emmanuel Geibel, dont nous parlions tout à l’heure, et M. de Sybel, historien artiste, à qui l’on doit d’excellentes pages sur la révolution française. Il n’y eut pas moins de cent treize manuscrits envoyés au concours. Parmi ces tragédies, il y en avait vingt-deux sur l’Allemagne, dix-neuf sur des sujets antiques, quatre sur les Juifs, trois sur les Arabes, sept sur les Byzantins et les Grecs modernes, sept sur l’Espagne, six sur la France, quatre sur l’Italie, quatre sur les Slaves et les Magyars, deux sur les Scandinaves, deux sur la Suisse, une sur l’Angleterre, etc. Appius Claudius avait inspiré trois poètes; Lucrèce, Agis et Cléomène, Catilina, Alboin et Rosamonde, Siegfried et Brunhilde, Conradin de Souabe, avaient eu l’honneur d’être choisis par deux des dramaturges. Les trois juges, dans leur rapport, exposent scrupuleusement cette statistique; c’est comme dans les distributions de prix : Catilina, déjà nommé; Appius Claudius, nommé pour la troisième fois. Mais quoi! tant de héros, tant de personnages de tous les temps et de tous les pays! Quoi! cent treize tragédies à lire, à comparer, à peser dans une même balance, et trois hommes seulement pour une pareille tâche! Que vouliez-vous qu’ils fissent contre cinq cent soixante-cinq actes? Comme le jeune Horace, ils divisèrent l’ennemi. Après un premier triage, qui occupa les mois d’août, de septembre et d’octobre 1857, — le rapport des triumvirs est si scrupuleusement rédigé que de semaine en semaine on peut suivre leur travail, — il ne resta que dix-neuf tragédies entre lesquelles s’établit le débat. On commençait à respirer un peu. Un second assaut amena un second triage; neuf poètes seulement restèrent debout. Bientôt le chiffre se réduisit à quatre, puis à deux. Les deux drames qui survivaient à tant de morts étaient empruntés à l’histoire de l’antiquité; l’un s’appelait les Sabines, l’autre la Veuve d’Agis. Avant de prononcer le jugement suprême, il fallait soumettre les deux œuvres à l’épreuve de la scène. Les rôles furent distribués aux acteurs du théâtre royal de Munich; les commissaires eux-mêmes, en l’absence des auteurs, surveillèrent les répétitions, et la représentation publique eut lieu le 20 et le 28 mai 1858. Voilà certes un concours mené à bonne fin avec un scrupule et une libéralité exemplaires. Des experts de tous ordres étaient appelés en consultation : après les lecteurs les comédiens, après les comédiens le public. Enfin le tribunal rendit son arrêt : les Sabines avaient remporté le prix. C’était le 3 août 1857 que le jury s’était constitué; dans sa dernière séance, le 30 mai 1858, on décacheta les noms des vainqueurs. L’auteur des Sabines était M. Paul Heyse; la Veuve d’Agis, qui avait longtemps balancé la victoire, était l’œuvre de M. Guillaume Jordan.

Nous ne défendons pas au lecteur de sourire en voyant l’empressement des poètes, le scrupule des juges, la confiante bonhomie de ceux qui ont ouvert et surveillé ce concours. Souriez donc, si vous voulez, mais à une condition : c’est que vous reconnaîtrez ici un sentiment vrai de l’état de la poésie dramatique. Je ne sais pas si de tels concours produiront des chefs-d’œuvre, mais je sais qu’en les instituant on a proclamé l’insuffisance du théâtre allemand contemporain. J’aurais désiré qu’on fît plus encore. Ce n’est pas assez de provoquer les poètes et de les classer, il faut leur donner des conseils. Or le premier conseil à leur donner est celui-ci : Soyez de votre temps. Les vrais poètes sont des confidens et des consolateurs; soit que vous peigniez la société de nos jours, soit que vous mettiez en scène les événemens passés, n’oubliez pas que vous vous adressez aux hommes du XIXe siècle. Au lieu de donner cette statistique minutieuse sur les sujets traités par les concurrens, pourquoi M. de Schack, M. Geibel et M. de Sybel n’ont-ils pas caractérisé les inspirations diverses que révélaient tous ces poèmes? Pourquoi n’ont-ils pas dit : Trente-cinq écrivains, dans la légion des cent treize, ont obéi à des tendances frivoles, vingt-cinq à des prétentions abstraites; il en faut ranger quinze parmi les pédans, quinze autres parmi les dilettantes ; deux ou trois sont des rêveurs égoïstes, des artistes épris de la forme et oublieux de leur temps? Après cette mémorable expérience, ils auraient pu parler en maîtres et rappeler l’art dramatique au sentiment de sa mission.


IV.

Pour moi, si je résume les impressions laissées dans mon esprit par les œuvres que je viens de parcourir, poésies, romans, œuvres de théâtre, je suis surtout frappé de voir une espèce de scission s’établir de plus en plus entre la littérature et la conscience publique. Il y a bien longtemps qu’une œuvre littéraire n’a ému l’Allemagne : je parle de ces émotions généreuses qui unissent tout à coup des milliers de cœurs, et du nord au midi font naître des pensées semblables chez les enfans d’une même race. Les livres d’imagination se succèdent; on les lit ou on ne les lit pas, peu importe. Ce sont objets d’amusement, curiosités passagères. Vainement l’écrivain a-t-il déployé dans son œuvre des qualités brillantes ; pourquoi s’intéresserait-on à des écrits tout personnels où l’élite du pays ne retrouve aucune des pensées qui l’occupent? Si vous ne partagez ni mes tristesses ni mes espérances, en vérité vous n’avez rien à me dire, et je perds mon temps à vous écouter. Voltaire exprime vivement cette idée dans la Princesse de Babylone. La princesse, qui du fond de l’Asie poursuit son cher amant à travers les contrées occidentales, se trouve arrêtée tout à coup dans un port de Hollande. Elle avait nolisé deux vaisseaux pour se rendre à Londres avec sa suite, tout était prêt, on allait partir quand un vent violent s’élève, et durant une semaine empêche les navires de démarrer. Afin de tromper son ennui pendant ce siècle de huit jours, la princesse, dit l’auteur, « fit acheter chez Max-Michel Rey tous les contes que l’on avait écrits chez les Ausoniens et chez les Welches... Elle espérait qu’elle trouverait dans ces histoires quelque aventure qui ressemblerait à la sienne et qui charmerait sa douleur. Irla lisait, le Phénix disait son avis, et la princesse ne trouvait rien dans la Paysanne parvenue, ni dans le Sofa, ni dans les Quatre Facardins, qui eût le moindre rapport à ses aventures; elle interrompait à tout moment la lecture pour demander de quel côté venait le vent. » Goethe, qui comprenait si bien Voltaire, aurait pu voir là un symbole. La princesse, c’est l’Allemagne; l’amant qu’elle cherche et qui la fuit, c’est le progrès politique, le sentiment de la vie active, la constitution de l’unité nationale; le port où elle se trouve forcée de rester immobile, c’est la situation qui lui est faite depuis les secousses de 1848, situation tranquille, mais qui engourdirait les âmes, si une salutaire inquiétude n’en combattait l’influence. Enfin la Paysanne parvenue et les Quatre Facardins, c’est le marivaudage de sa littérature actuelle. L’Allemagne, d’un air distrait, écoute un instant ses conteurs et ses poètes, puis elle demande de quel côté souffle le vent.

Si quelques écrivains, plus avisés que les autres, semblent avoir compris ce triste état des lettres germaniques, ils proposent d’étranges moyens pour y remédier. Il y a près d’un siècle, après le premier essor de la révolution littéraire, après les premières victoires de Klopstock et de Lessing, il y avait eu comme un temps d’arrêt dans le mouvement des esprits. Wieland avait la parole, et l’élégance apprêtée, l’éclat superficiel de ses écrits faisaient un peu oublier les inspirations du génie national. Une réaction énergique était devenue nécessaire; elle éclata bientôt. De juvéniles intelligences entreprirent de relever hardiment l’inspiration germanique en face du dilettantisme de Wieland : c’est le groupe fameux des poètes de Goettingue, Hoelty, Voss, Burger, Hahn, les deux Miller et les deux comtes de Stolberg. Cette conspiration poétique avait presque les allures d’une société secrète. Le 12 septembre 1772, six d’entre eux se réunissent dans une forêt de chênes, et prêtent serment à l’amitié, à la poésie, à la vertu; la société était fondée. « Tous les sentimens nobles, dit très bien M. Gervinus, étaient vivans dans leur âme, souvent d’une manière touchante, souvent avec une exaltation à demi comique... Klopstock était leur saint; ils vénéraient en lui l’homme, le philosophe, le chrétien, l’Allemand et le poète. Ils célébraient religieusement l’anniversaire de sa naissance. En 1773, ce fut dans une chambre; sur le fauteuil du poète, qui était demeuré vide, on voyait ses œuvres chargées de couronnes, et au-dessous du fauteuil gisait par terre un des ouvrages de Wieland, Idris, avec ses feuillets lacérés. On le déchira encore pour allumer les pipes; on but du vin du Rhin avec des toasts à Klopstock, à Luther, à Hermann, à la société de Goettingue, à Herder et à Goethe. En 1774, la fête eut lieu à la belle étoile. » — « Nous allâmes, dit Hahn, sous le chêne à l’ombre duquel nous avions prêté notre serment, afin d’en cueillir quelques rameaux; nous appelâmes trois fois Klopstock notre père; un frémissement soudain agita le chêne de la cime jusqu’au tronc, et les branches s’inclinant enveloppèrent nos têtes... » Cette conspiration poétique, ces sermens de germanisme prononcés sous les chênes, tous ces souvenirs de Goettingue reviennent à l’esprit des Allemands chaque fois qu’il faut prendre un élan vigoureux et se soustraire à une influence énervante. Un ardent écrivain, M. Kruger, voyant bien quelle maladie de langueur frappait l’imagination de son pays, a renouvelé à sa manière l’exemple des poètes de Goettingue. Établi à Hambourg, il a fondé une société littéraire, la Société des jeunes Germains, dont la mission est de réveiller, s’il se peut, les fils endormis de Schiller et de Goethe. Je ne sais si les conjurés ont prononcé des vœux, s’ils se sont réunis sous les chênes d’Arminius, et si les branches séculaires ont répondu en frémissant à leurs appels; je ne sais s’ils ont allumé leurs pipes avec les feuillets lacérés des romans d’hier. Ce qui est certain, c’est qu’ils ont senti le mal de la littérature contemporaine, et qu’ils voudraient bien le guérir.

Excellent désir, mais insuffisant; l’enfer est pavé de bonnes intentions. M. Kruger était-il préparé à la tâche qu’il se donne aujourd’hui? Nullement, et ceux qui se rappellent ses précédens travaux ont dû être fort surpris de cette levée d’armes. M. Kruger est cet orientaliste qui crut trouver dans les poétiques récits du Shah-Namch les documens certains d’une histoire antédiluvienne. Le titre seul de son livre révèle une assurance incomparable : Histoire primitive de la race indo-germanique. La Conquête de la Haute-Asie, de l’Egypte et de la Grèce par les Indo-Germains. Ainsi une époque tout entière, une époque antérieure à l’histoire et que l’érudition peut seulement soupçonner, était retrouvée en détail, expliquée de point en point, racontée sans hésitation avec la série des dates. L’auteur avait fait cette petite découverte par des procédés à lui connus, en interprétant avec génie les traditions de la poésie persane. C’était exactement le contre-pied du scepticisme de Niebuhr. Niebuhr, disséquant le récit de Tite-Live, y avait vu des fragmens d’anciens poèmes; M. Kruger prenait un poème persan et y découvrait les primitives annales de la race aryenne. La science allemande, si accoutumée qu’elle soit aux témérités de l’exégèse, fut stupéfaite d’une telle audace. Il est permis, je pense, à la critique littéraire d’éprouver aussi quelque surprise, quand elle voit M. Kruger arriver tout à coup du fond des âges mythiques pour faire la leçon au XIXe siècle. — Le seul moyen de salut pour l’imagination allemande, s’écrie M. Kruger, c’est d’étudier l’Orient, l’antique Orient, le berceau de notre race; étudions surtout le Shah-Nameh, et une nouvelle période s’ouvrira pour les imaginations rajeunies[21]. — Admirable promesse! Il y a longtemps que les poètes de l’Allemagne ont les yeux tournés vers l’Orient; depuis Herder et Goethe, c’est là un des courans de la poésie germanique, et un courant qui ne s’interrompt pas. Qu’a fait Rückert depuis trente ans? Qu’ont fait M. Daumer et M. Bodenstedt? Il y a deux ans, un écrivain, très |estimable, M. Gruppe, publiait sur Firdousi tout un poème en sept chants. Récemment encore, M. Adolphe de Schack, l’un des trois juges du concours de Munich, traduisait en beaux vers plusieurs fragmens du Shah-Nameh, et donnait sous ce titre : Voix du Gange, de merveilleux échos des poèmes hindous[22]. Les écrivains qui se livrent à ces études savent très bien que ce ne sont que des études. Si l’imitation du Shah-Nameh pouvait faire jaillir des sources de poésie, la littérature d’imagination en Allemagne n’en serait pas où elle est. Il est singulier qu’on renouvelle avec fracas la société des poètes de Goettingue, société toute germanique, tout inspirée de l’enthousiasme national, et qu’on arrive à cette conclusion : imiter le Shah-Nameh ou mourir. Il est plus singulier encore que ces disciples des vieux Persans s’appellent les Jeunes Germains.

J’ai parlé de ce groupe de poètes qui essaya de réagir, vers 1772, contre l’affaissement de l’imagination allemande; il y a un autre épisode célèbre, et amené par des causes analogues, dans l’histoire de la poésie au-delà du Rhin : c’est le recueil des Xénies, publié par Goethe et Schiller. Vingt-cinq ans après l’insurrection des enthousiastes de Goettingue, le mal qu’ils avaient voulu combattre sévissait de nouveau; l’indifférence publique favorisait la littérature banale, et l’art sérieux était menacé. Ce fut alors que l’auteur d’Iphigénie et l’auteur de Don Carlos firent pleuvoir sur les écrivains de leur temps une véritable grêle d’épigrammes. On a voulu renouveler de nos jours la franc-maçonnerie des poètes de Goettingue; on a essayé aussi de reproduire les Xénies de Schiller et de Goethe. L’auteur de cette tentative a intitulé son recueil : Voyage d’Henri Heine aux enfers[23]. Henri Heine est mort et descendu aux enfers; de temps à autre cependant, l’auteur d’Atta-Troll, avec la permission du diable, vient voir ce qui se passe sur le theatrum mundi, dans le foyer des artistes. « L’Allemagne, dit-il, n’est guère intéressante en ce moment; j’y suis allé toutefois, attiré par un bruit qui s’était répandu jusqu’au pays de Satan, bien plus loin encore, jusque chez les Parisiens eux-mêmes. On parlait d’un art nouveau découvert en Allemagne. Drame de l’avenir, peinture de l’avenir, musique de l’avenir, ces mots retentissaient sans cesse âmes oreilles. Je voulus me réchauffer à ce nouveau soleil de poésie. Dieu ! qu’il faisait froid! J’en grelotte encore. » Et le pauvre Henri Heine, en grelottant, raconte ce qu’il a vu dans son pays. C’est une revue satirique de toute la littérature allemande contemporaine. Philosophes, historiens, poètes et romanciers,

Auteurs, commentateurs,
Rimeurs, compilateurs, chansonneurs, traducteurs,


chacun y est marqué d’un trait mordant. L’esprit ne manque pas dans ces pages légères. L’auteur, — M. Wolfgang Müller, assure-t-on, — imite habilement le style d’Henri Heine. C’est bien cette strophe de quatre vers, leste, fringante, avec une extrême simplicité de langage. Ce qu’on cherche en vain, c’est l’imagination de celui qui a composé Attla-Troll et Germania. Dans ses satires littéraires, Henri Heine est toujours poète; M. Wolfgang Müller croit qu’il suffit d’être méchant. Lorsque Schiller et Goethe perçaient de leurs flèches Nicolaï et ses disciples, ils faisaient ce que fit Boileau vers 1660; ils dispersaient les représentans de la routine et frayaient la route à un art original. Quel est l’idéal de M. Wolfgang Müller? Où sont les poètes auxquels il fraie la route? Comment enfin cette longue satire servira-t-elle la cause des lettres?

Imitation de la société poétique de Goettingue, imitation des Xénies de Schiller et de Goethe, toutes ces tentatives, si incomplètes qu’elles soient, indiquent bien le sentiment d’une situation mauvaise. Il suffirait sans doute d’un grand poète, d’une grande et riche imagination pour arracher l’esprit allemand à ses langueurs. Puisque ce poète ne paraît pas, c’est à la critique au moins de remplir son devoir avec courage. Quand je parle des langueurs de l’Allemagne, je ne veux pas dire que le talent y soit rare, je dis seulement que ce talent s’éparpille en petites choses, que les ressources littéraires du pays sont gaspillées, et qu’aucune inspiration commune ne soutient l’écrivain. Tandis que l’histoire, la théologie, la critique conquérante, en un mot la haute littérature d’université passionne encore les intelligences et suscite maintes écoles, la belle littérature, comme disent les Allemands, n’a plus qu’un public de hasard. Instruites par les universités, accoutumées aux œuvres de la science, les générations nouvelles sont de plus en plus exigeantes pour les ouvrages de l’esprit. Si vous ne vous efforcez de les satisfaire, on verra se former deux camps, la science d’une part, la littérature de l’autre : une science sublime, qui, n’étant plus tempérée par la pratique des lettres, ira se perdre dans les abstractions; une littérature frivole, qui, n’étant plus nourrie par la science, tombera dans la décrépitude. Entre la science et l’imagination, l’alliance est nécessaire, et c’est le devoir de la critique de rappeler sans cesse les esprits à l’observation de ces principes.

Ce devoir, la critique le remplit-elle? Il y a deux sortes de critique en Allemagne, celle qui s’occupe seulement d’éclairer l’histoire du passé, et celle qui, portant plus haut son ambition, essaie de diriger l’esprit public. La première n’a pas cessé de produire des œuvres excellentes; la seconde, il faut bien le dire, présente un fâcheux spectacle. La seule chose qui fasse la dignité de la critique, la passion du beau, semble éteinte chez la plupart des juges littéraires. Ceux-ci jugent par métier, et comme ils croient que l’exactitude leur tiendra lieu de principes, ils dressent des catalogues où les œuvres d’élite et les productions vulgaires sont confondues pêle-mêle. Ceux-là, qui tiennent à se faire des amis, ont des sourires pour tout le monde : ils appliquent d’invariables formules de louange aux esprits les plus différens; dans le tableau qu’ils tracent de la société intellectuelle de leur pays, tous les écrivains ont même visage et même costume. En voici d’autres qui ont de la finesse, et qui, au besoin, ne manqueraient pas de franchise. — Pourquoi, se disent-ils, donner une opinion réfléchie sur des œuvres que le temps n’épargnera pas? Le public est fatigué de la poésie, et ce n’est pas nous qui réveillerons son attention. — Il y a eu un mot les critiques sans goût, les critiques sans courage, et ceux qui n’ont plus foi dans leur œuvre.

Goethe, pendant sa longue carrière, a eu plus d’une fois l’occasion de signaler dans la littérature de son pays une situation semblable à celle que nous venons de décrire; il la caractérise d’un mot et l’appelle le dilettantisme. Or, frappé de voir le dilettantisme se produire autour de lui sous maintes formes, il l’observe, il l’étudie, comme il étudiait toute chose, avec une impartialité magistrale. Qu’est-ce que le dilettantisme? D’où vient le mot italien dilettante? Pourquoi ne se trouve-t-il pas dans les anciens dictionnaires, par exemple dans le dictionnaire della Crusca? Quelle en est la signification exacte? A quels symptômes reconnaît-on cette façon de comprendre l’art? Quels en sont les traits distinctifs, les allures, les habitudes, les produits? Quels rapports et quelles différences entre le dilettante et l’artiste? Quels sont les caractères particuliers du dilettantisme dans la peinture, dans l’architecture, dans la musique, dans la poésie lyrique et dramatique, dans l’art du comédien et jusque dans celui de la danse? Le dilettantisme n’a-t-il pas rendu des services? Ne cause-t-il pas de grands dommages? Quels services? quels dommages? Et enfin après cette enquête si précise, après cette espèce d’histoire naturelle du dilettantisme, le grave maître conclut par ces paroles terribles : « Tous les dilettantes sont des plagiaires. Ils énervent, ils anéantissent tout ce qui est original, soit dans l’expression, soit dans la pensée; oui, ils l’énervent et l’anéantissent en le répétant, en l’imitant, en le faisant servir à raccommoder leurs guenilles. C’est ainsi que la langue se remplit peu à peu de phrases et de formules pillées, qui n’ont plus de sens, et l’on peut lire des livres entiers très bien écrits, qui ne contiennent absolument rien. Bref, tout ce qu’il y a de vraiment beau et bon dans la poésie est profané, prostitué, déshonoré, quand le dilettantisme prend la place de l’art. »

Voilà un rude langage, et bien que l’auteur de Wilhelm Meister l’adresse seulement aux prétendus poètes de son temps, je crois que les critiques de nos jours doivent en faire leur profit. C’est le dilettantisme, en effet, qui perd les critiques aussi bien que les poètes. Il n’y a pas de critique sans une sincère passion du beau. S’il vous suffit d’enregistrer toutes les œuvres qui se produisent, si vous craignez de distribuer franchement le blâme et l’éloge, si vous n’avez pas confiance dans l’efficacité de votre tâche, vous êtes un dilettante et vous attirez sur vous la sentence de Goethe.

Quels sont les représentans de la critique depuis quelques années? Il y en a trois surtout qui, soit d’une façon directe, soit par l’entremise de leurs lieutenans, ont la prétention de juger le mouvement continu de la littérature allemande : c’est M. Hermann Marggraff, M. Gustave Khüne et M. Robert Prutz. M. Hermann Marggraff est rédacteur en chef des Blatter für litterarische Unterhaltung; M. Gustave Kühne dirige l’Europa, et M. Prutz le Deutsches Museum. Nous croyons qu’on embarrasserait beaucoup M. Marggraff si on lui demandait quels principes il désire faire triompher. Il s’était signalé, voilà vingt ans déjà, par un livre très vivement écrit qui promettait un critique[24]. C’était un manifeste où la franchise du langage égalait l’enthousiasme littéraire. L’auteur se posait cette question : que ferait Lessing au XIXe siècle? et, s’inspirant de ce grand souvenir, il se jetait vaillamment au milieu des luttes de l’esprit. Il voulait surtout que la littérature eût un rôle actif dans le monde; l’esprit de frivolité, frivolité légère ou frivolité pédantesque, était à ses yeux la plaie de l’époque, et il appelait une littérature qui sortît, pour ainsi dire, du cœur de la nation. Nous venons de relire ces pages généreuses, et nous en avons ressenti une impression salutaire. Bien que les réflexions du critique ne s’appliquent pas de tout point à la situation présente, que de traits nous pourrions lui emprunter ! Il faut signaler surtout un tableau hardiment coloré du journalisme littéraire, comparé à un immense marais où pullulent des milliers d’insectes. Il est impossible de décrire avec plus de force la stagnation des esprits. L’envahissement de la médiocrité, le déluge des productions vulgaires, tout cela est peint de main de maître, et ce n’est pas un esprit chagrin qui parle ainsi, c’est un homme dévoué à l’art, plein de sympathie pour ses confrères, et qui loue, avec excès souvent, ce qui lui paraît le fruit d’une inspiration virile. Hélas! les rôles ont bien changé; ces eaux marécageuses dont il faisait une peinture si vive, M. Marggraff y navigue pesamment aujourd’hui. Il s’est fait l’analyste patient des œuvres sans initiative et sans vie qu’il maudissait naguère. Ne lui demandez pas de choisir: il accueille tout, l’excellent et le médiocre, avec une banale indifférence. De temps à autre il élève plus hardiment la voix, son ancienne ardeur se réveille: vains efforts ! l’atmosphère du marais étouffe bien vite cette flamme légère, et nous retombons dans les ténèbres.

Nous ne voudrions pas blesser M. Hermann Marggraff en lui appliquant les images dont il se servait autrefois. M. Marggraff est un écrivain loyal, qui aimait les lettres, qui honorait sa profession et voulait la faire respecter. Nous le prions de s’interroger lui-même et de répondre à cette question : pourquoi les exigences généreuses de sa critique se sont-elles changées en une complaisance insipide? Est-ce découragement et ennui? est-ce absence de principes ou manque de liberté? On peut adresser la même demande aux rédacteurs de l’Europa et du Deutsches Museum. M. Gustave Kühne est un esprit judicieux et fin, M. Robert Prutz est une intelligence ardente; l’un et l’autre, ils ont pris part aux batailles littéraires qui ont suivi 1830, et l’on voyait que l’art d’écrire n’était pas pour eux une profession frivole. Pourquoi, lorsqu’ils disposent d’organes qui pourraient exercer une influence sérieuse, font-ils de la critique une causerie insignifiante? Quand ils parlent des productions nouvelles, ils font leur tâche comme l’artisan son métier : on dirait en vérité qu’ils tiennent un bureau d’enregistrement pour quelque grand commerce de librairie. Leurs comptes-rendus sont écrits avec élégance; vous n’y trouverez presque jamais une passion généreuse, le sentiment d’une cause à défendre, d’une victoire à gagner. M. Prutz signalait récemment le triste état des lettres, et il s’en consolait aussitôt par un motif bien inattendu sous la plume d’un écrivain. « Tant mieux ! disait M. Prutz. Si les lettres ont perdu en considération, c’est que le peuple allemand s’occupe de choses plus importantes. L’affaiblissement de l’esprit littéraire prouve que nous sommes mieux préparés pour l’action. « Quand de telles opinions se produisent, on voit assez quel est le désarroi de la critique. Nous n’insisterions pas de la sorte, s’il n’y avait point là de vrais talens dont le découragement nous attriste. Chaque fois que M. Hermann Marggraff, M. Gustave Kühne, M. Robert Prutz, détournent leur attention des lettres contemporaines pour s’occuper du passé, on sent qu’ils redeviennent libres; d’excellens travaux d’histoire littéraire ne peuvent remplacer cependant la vive et ferme discussion des œuvres du présent. Il y avait un homme qui ne craignait pas de dire son avis, et qui s’était ménagé toute liberté à cet égard. M. Julien Schmidt est un esprit austère, tranchant, résolu, un de ces écrivains nés pour avertir leur temps et parler à la conscience publique. Armé d’une clairvoyance impitoyable, il excellait à découvrir les vices littéraires de ses contemporains. Il y avait en lui plusieurs des qualités de Gustave Planche, le sens critique, la netteté du style, la probité courageuse. Il a publié une histoire des lettres allemandes au XIXe siècle qui a rendu de grands services, et qui restera, je n’en doute pas, comme un modèle de littérature militante. Ceux-là mêmes qui ne sauraient souscrire à tous les jugemens qu’il a prononcés sont obligés d’en reconnaître l’inspiration virile. Pourquoi donc M. Julien Schmidt s’est-il retiré du champ de bataille? Est-ce la médiocrité des romanciers et des poètes qui a découragé son ardeur? Croit-il que le silence et le dédain soient seuls de mise aujourd’hui? Le plus grand plaisir de la critique assurément, c’est de discuter des œuvres vivantes, de renverser de faux systèmes, d’éclairer d’audacieux esprits qui s’égarent. Si le dilettantisme de nos jours ne la provoque guère à de pareilles luttes, ce n’est pourtant pas le talent qui fait défaut; le mal qu’il est urgent de combattre, c’est l’emploi superficiel de ce talent, c’est l’effémination et la langueur des écrivains. Gustave Planche, que M. Schmidt savait apprécier et dont il a déploré la mort en termes bien sentis, a rempli cette tâche jusqu’au dernier jour, c’est-à-dire à une époque où son esprit exigeant et altier ne manquait pas de prétextes pour garder le silence. Lessing il y a un siècle, Louis Boerne il y a quarante ans, ont traversé aussi de mauvais jours, et l’idée ne leur est pas venue de déserter leur poste. On s’occupe beaucoup de Lessing en ce moment; M. de Maltzahn a publié une édition de ses œuvres, plus complète encore que la belle édition de Lachmann; M. Adolphe Stahr vient de lui consacrer un travail conçu dans un excellent esprit; tous les hommes qui ont qualité pour diriger l’esprit littéraire de leur temps devraient relire chaque matin une page du grand critique. Fatigué de sa prédication d’autrefois, M. Schmidt s’est livré à des travaux d’un autre ordre; l’histoire du passé le dédommage du présent. S’il a tracé un tableau de la littérature française bien inférieur à son tableau de la littérature allemande, et que déparent même des erreurs graves, il a publié l’an dernier sur l’historien Jean de Müller une série d’études aussi remarquables par la nouveauté des faits que par l’élévation des idées. Le recueil dont la direction lui est confiée, le Messager de la Frontière, contient depuis quelque temps des travaux historiques et politiques animés du plus sérieux intérêt. Disons-le cependant à M. Schmidt, quel que soit le mérite de son travail sur Jean de Müller, quel que soit l’intérêt des pages politiques signées de son nom, sa vocation véritable, c’est la critique littéraire, la critique militante. L’heure est-elle bien choisie pour y renoncer?

Ce dédain de M. Schmidt après tout, ce n’est pas un signe d’indifférence, c’est la marque d’une généreuse colère. Il y a donc partout un sentiment très vif de la crise qui tourmente la littérature allemande. Si nous nous sommes donné la tâche de rassembler ces œuvres si diverses, c’est afin de mieux mettre en relief les symptômes de malaise et de mécontentement qui se produisent de toutes parts. Isolés, ces symptômes n’ont pas assez d’importance pour frapper les esprits; réunis, ils montrent que l’Allemagne n’ignore pas son mal, et nous pouvons y voir le gage d’une guérison prochaine. Le concours théâtral de Munich, la fondation de l’école des Jeunes Germains, l’imitation des Xénies de Goethe et de Schiller, toutes ces tentatives, bonnes ou mauvaises, n’indiquent-elles pas le désir de mettre fin à une situation funeste? Parmi ces symptômes du réveil des lettres, il faut signaler surtout l’inspiration qui anime presque tous les travaux d’histoire littéraire. Tandis que les critiques s’endorment ou ne protestent que par leur silence, d’excellens esprits continuent à enseigner leur époque en lui racontant les destinées intellectuelles de l’Allemagne au XVIIIe siècle. Sans cesser d’être impartiale et désintéressée, l’histoire littéraire a pris dans ces derniers temps un caractère de prosélytisme auquel nous sommes heureux de rendre hommage. Ce n’est plus pour satisfaire une curiosité frivole, c’est pour entretenir la foi et l’ardeur des intelligences que l’on commente aujourd’hui les chefs-d’œuvre du passé. La Biographie de Goethe par M. Schaefer, la Vie de Schiller par M. Palleske, comme le Lessing de M. Stahr et le Jean de Müller de M. J. Schmidt, contiennent, sous forme détournée, bien des reproches et des admonitions. L’histoire littéraire comprend tous les services qu’elle peut rendre; placée entre l’imagination et la science, elle a un pied dans les deux camps. Elle peut les rapprocher au profit de l’un et de l’autre. Si l’Allemagne lui doit de connaître le mal dont elle souffre, elle lui devra peut-être aussi d’en guérir.

On nous demandera sans doute à quelles causes nous attribuons nous-même la situation que nous venons de décrire. Ces causes peuvent être résumées sous trois chefs : rupture entre le public sérieux et la littérature d’imagination; — dilettantisme des écrivains, facilité superficielle, habitude de travailler sans foi et sans amour; — enfin loquacité banale ou silencieux dédain de la critique. Faut-il ajouter à ces causes particulières une cause plus générale? Rejetterons-nous la faute des lettres sur l’état politique de l’Allemagne? Nous admettons difficilement de telles excuses; les peuples sont toujours responsables de la littérature qu’ils approuvent ou qu’ils subissent. Cette justification d’ailleurs serait impossible aujourd’hui. D’heureux événemens se sont accomplis dans le pays qui marche à la tête des états germaniques. « Depuis dix ans, s’écriait M. Julien Schmidt à la fin du mois de décembre 1858, depuis dix ans, voici la première nuit de Noël où le peuple allemand peut enfin saluer une nouvelle année avec une foi virile et une joyeuse espérance. Jamais le lien qui unit la Prusse au reste de l’Allemagne n’a été aussi visible que dans ces derniers mois. Avec quelle vivacité d’impressions l’heureuse nouvelle a été accueillie par les états voisins! Partout, chez l’immense majorité des Allemands, la même émotion, le même jugement sur nos affaires publiques, partout le même espoir et la même allégresse. Nous étions sur la pente rapide qui mène aux révolutions. Et le danger était grand, car nous commencions à perdre la plus sûre garantie qui ait été donnée aux peuples comme aux individus contre les outrages de la brutalité, je veux dire la conscience de nous-mêmes. Elle manquait déjà, cette conscience, à l’armée, à l’administration, à la bourgeoisie, surtout à la noblesse. Les meilleurs d’entre nous couraient le risque de tomber dans un découragement inerte; la foule s’était enfermée en murmurant dans l’égoïste souci des intérêts les plus vulgaires; nous ressemblions tous à des vieillards... Le nouveau ministère nous a sauvés de la mort. »

Le grand fait que M. Julien Schmidt annonce en ces termes enthousiastes, c’est la transformation de la Prusse au mois de novembre 1858, l’avènement du fière du roi à la régence, la retraite d’une camarilla détestée, la nomination d’un ministère libéral et résolu à mettre sincèrement en pratique le régime constitutionnel. Puisque l’état général de l’Allemagne, toujours dominé plus ou moins par la situation politique de Berlin, a pu fournir un prétexte d’inertie à des esprits pusillanimes, le réveil de la Prusse ne sera-t-il pas un signal de rénovation intellectuelle? Nous aimons à le croire, et notre dernier mot sera une parole d’encouragement et d’espérance. Ce n’est pas une intention dénigrante qui nous a dicté ces pages; notre sévérité au contraire atteste nos sympathies. Si les nations européennes au XIXe siècle sont encore divisées par les questions politiques, les lettres doivent les unir; la sainte-alliance qu’a célébrée le poète a surtout pour ministres les représentans de la pensée. Chacun des peuples qui forment cette grande association libérale a le droit de dire à son voisin : « Dormez-vous? veillez-vous? » car chacun d’eux cherche à se compléter par l’étude des littératures étrangères, et quand son espérance est déçue, l’avertissement qu’il formule n’est pas un blâme hostile : c’est le cri de la sentinelle au sein de la nuit.


SAINT-RENE TAILLANDIER.

  1. Gedichte von Ludwig Pfau; 1 vol. Stuttgart 1858.
  2. Deutsche Sions Harfe, von Karl Simrock; Elberfeld 1857.
  3. Gedichte von Hermann Lingg; 1 vol., 5e édition; Stuttgart et Augsbourg 1857.
  4. Neue Gedichte von Emanuel Geibel; 1 vol. Stuttgart 1857.
  5. Die Braut von Cypern. Novelle in Versen, von Paul Heyse; mit einem lyrischen Anhang; 1 vol. Stuttgart 1856.
  6. Aus der Heimath und Fremde. Neue Gedichte von Friedrich Bodenstedt; 1 vol. Berlin 1857.
  7. Aus der Heimath, Neue Gedichte, von Robert Prutz; 1 vol. Leipzig 1858.
  8. Zeitlose. Gedichte, von Mortiz Hartmann; 1 vol. Brunswick 1858.
  9. Thuringer Naturen, Charakter-und Sittenbilder in Erzaehlungen, von Otto Ludwig ; 1 vol. Francfort 1857.
  10. Berthold Auerbachs deutschter Familien-Kalender, 1858. — Deutscher Volks-Kalender, 1859; Stuttgart, chez Cotta.
  11. Novellen, von Paul Heyse.
  12. Erzaehlungen eines Unstaeten, von Moritz Hartmann; 2 vol. Berlin 1858.
  13. Rom und Sahara, von Hans Wachenhusen ; 4 vol. Berlin 1858.
  14. Mozart. Ein Künstlerleben. Culturhistorischer Roman, von Heribert Rau ; 6 vol. Francfort 1858.
  15. Die beiden Sträflinge. Australischer Roman, 5 vol. Leipzig 1857. — Tahiti, Roman aus der Sudsee, von Friedrich Gerstaecker; 4 vol. Leipzig 1857.
  16. Der Squire. Ein Bild ans den Hinterwaeldern Nord-Amerikas, von A. von Halfern; 2 vol. Hambourg 1857.
  17. Deutsche Liebe. Aus den Papieren eines Fremdlings, Leipzig 1857.
  18. Deutsche Träume. Roman von Ludwig Steub; 1 vol. Brunswick 1858.
  19. Adalbert von Babanberg. Ein Trauerspiel, von A. E. Brachvogel, Leipzig 1858.
  20. Die beiden Cagliostro, Drama in fünf Acten, von Robert Giseke; Leipzig 1857.
  21. L’organisation et le but de l’école poétique des Jeunes Germains sont exposés dans une brochure dont voici le titre : Die Junggermanische Schule. Ziel und Grundsätze derselben dorgeleyt von ihr selbst, 2e édition; Altona 1859, in-8o. Les Jeunes Germains publient un recueil, les Feuilles du Nord (Nordische Blaetter), qui paraît à Hambourg sous la direction de MM. F. J. Kruger et Willibald Wulff.
  22. Epische Dichtungen ans dem Firdusi, — Stimmen vom Ganges, von Adolf Friedrich von Schack; Berlin 1857.
  23. Hoellenfahrt von Heinrich Heine, Hanovre 1857.
  24. Deutschland’s jüngste Litteratur-und Culturepoche. Charaderistiken, von Hermann Marggraff; Leipzig 1839.