La Littérature contemporaine en Allemagne, les femmes auteurs

La Littérature contemporaine en Allemagne, les femmes auteurs
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 83 (p. 371-400).
LA
LITTERATURE CONTEMPORAINE
EN ALLEMAGNE

LES FEMMES AUTEURS

En Allemagne, les femmes auteurs ne sont ni aussi nombreuses qu’en Angleterre, ni aussi remarquables qu’en France. Elles sont très lues cependant et fort admirées, elles représentent certaines tendances générales de leurs compatriotes, et ont à diverses reprises exercé une influence réelle. Elles méritent donc qu’on les étudie et qu’on recherche la raison et le sens de leur succès. Leurs écrits ouvrent d’ailleurs des aperçus piquans sur quelques côtés des mœurs de leur pays. Elles forment un petit groupe très en vue, très observé, et qui tranche singulièrement sur le fond un peu terne de la société féminine d’outre-Rhin. On se préoccupe au moins autant de leurs personnes que de leurs ouvrages. C’est là un trait caractéristique du public allemand. Ce trait s’accuse davantage chez les femmes quand il s’agit de leurs pareilles ; la curiosité se double d’une sympathie secrète. Il n’y a pas là d’ailleurs une simple affaire de goût, et l’on ne fait que rester ainsi dans la vérité des choses. La personne de ces femmes auteurs est presque toujours plus agréable à connaître que leurs écrits ; leur vie est plus intéressante peut-être que leurs romans, qui n’en sont trop souvent qu’un reflet assez pâle. Pour beaucoup d’entre elles, la femme, par la renommée de son esprit, les relations groupées autour d’elle, les qualités de son cœur, l’éclat enfin ou la singularité de son existence, a contribué puissamment au prestige de l’écrivain. De là le succès de tant de recueils de lettres, de mémoires et d’autobiographies qui abondent en Allemagne. Les auteurs ne sont pas moins empressés à se mettre en scène que le public à les y regarder. Quelques-unes, et des plus fameuses, ne sont connues que par des correspondances et les révélations de leurs amis, — indiscrétions de bonne foi, confessions orgueilleuses et naïves où l’âme se montre à nu, si sûre de sa beauté qu’elle dédaigne jusqu’à la parure de quelques voiles artistement placés ; on prend ces livres pour ce qu’ils se donnent, on les dévore de confiance. Quelles inventions valent ces réalités, ou ne sont point justifiées par elles ? Qu’un peu d’imagination s’y mêle, et voilà le roman bâti : aucun élément n’y manque, ni l’étrange, ni le passionné, ni le tragique. Ainsi se dégage et se réalise en quelques originaux brillans le plus singulier idéal de la femme supérieure, de la femme géniale, comme on la nomme d’un de ces mots indéfinis où l’allemand excelle.

C’est avant toutes Rahel Levin, la plus vantée de ces beaux esprits, « une fille généreuse, disait Goethe, puissante par sa manière de sentir et légère dans sa façon d’exprimer ce qu’elle ressent, » si légère en vérité que le plus souvent la pensée s’échappe en métaphores subtiles, cœur noble d’ailleurs et qui avait trop souffert pour n’avoir pas appris à consoler, confidente inspirée de tous les hommes éminens de son époque. Humboldt était son ami, Gentz lui écrivait : « Vous êtes le premier des êtres sur la terre, » et quand ce politique désabusé, qui voulait se retirer du monde, retrouve un soir toutes ses illusions en voyant danser Fanny Essler, c’est à Rahel qu’il vient confier son secret et demander conseil ; elle-même n’a-t-elle pas trouvé l’amour à l’âge où d’habitude on craint de le perdre et rencontré le bonheur au moment où tant d’autres redoutent de le voir s’enfuir ? — C’est encore Bettina avec ces airs de sylphe échappé de Shakspeare, toujours « perchée, » comme elle disait, et qui se prend à adorer comme un dieu incarné Goethe l’olympien, qui se laisse faire. Au-dessous apparaissent les divinités d’ordre secondaire, les simples héroïnes : Charlotte Stieglitz, qui, mariée à un poète essoufflé, éprise de la gloire bien plus que de l’homme, s’imagine qu’un grand coup secouera sa torpeur, et se tue pour réveiller son inspiration ; Johanna Kinckel, qui tourne la tête d’un jeune théologien, le convertit aux doctrines de Strauss, lui découvre du talent et fait de lui un écrivain ; le malheureux ne s’arrête plus, il se lance dans la politique, il conspire, on l’emprisonne ; réduite à vivre de leçons, Johanna travaille tout le jour à Berlin, et le soir court à Spandau pour l’apercevoir un instant à la fenêtre de sa prison ; il s’échappe, ils s’exilent, tous deux écrivent ensemble. Ils touchent enfin à l’aisance ; mais la traversée a été trop rude, la raison de Johanna a sombré dans la tempête, elle perd courage et se tue. J’en passe, et des plus bizarres. Comme nous sommes en Allemagne, et qu’il faut que l’érudition ait part à toute affaire, voici le professeur Creuzer lui-même, le trois fois savant auteur de la Symbolique, qui se mêle d’affoler d’amour une pauvre fille poète, toute consumée de mélancolie, la chanoinesse Gunderode. « Nous ne parlions jamais ensemble des choses de la vie réelle, » dit Bettina, son intime amie. Creuzer était marié, sa femme avait une vingtaine d’années de plus que lui : il pensa au divorce, puis il se ravisa, et bien lui en prit peut-être ; mais la pauvre Gunderode ne se consola point. L’idée de la mort la tourmentait depuis longtemps, elle n’y résista plus, se poignarda au bord du Rhin, puis s’en alla, comme Ophélie, au fil de l’eau, et des paysans la retrouvèrent arrêtée sous les saules.

Tel est le monde étrange qui miroite devant les yeux des Allemandes. Nous voudrions y introduire un instant le lecteur, et, passant en revue avec lui les femmes auteurs qui marquent le plus de notre temps, montrer par où elles se rattachent à la majorité de leurs compatriotes et par où elles s’en séparent. En pénétrant dans le milieu même où elles se sont formées, nous saisirons l’origine des tendances qui se sont développées en elles, nous connaîtrons à la fois la nature de leur talent et la cause de leur succès. Deux écrivains très opposés s’offrent d’abord à notre attention : une aristocrate romanesque et mystique, la comtesse Hahn-Hahn, et une bourgeoise juive et esprit fort, Mme Lewald. Toutefois les égaremens d’imagination de l’une aussi bien que la raison affectée de l’autre ne sauraient convenir au plus grand nombre des lectrices, plus modestes dans leurs aspirations, plus réservées dans leurs jugemens. A côté de ces œuvres, dont l’éclat trop vif effaroucherait les âmes timides, fleurit toute une littérature honnête et sentimentale, poésie à l’eau de rose dont le parfum léger ne peut troubler les jeunes têtes. Il y a les livres enfin composés pour celles, et ce sont les plus nombreuses, qui se sont sans rémission enfouies dans le ménage, et veulent retrouver dans leurs lectures la représentation embellie des objets qui occupent leur pensée.


I

Le petit pays de Mecklembourg nageait encore en plein courant féodal lorsque Ida de Hahn naquit, le 22 juin 1805, à Tressow. Elle était fille de ce comte Frédéric de Hahn-Neuhauss à qui son existence aventureuse fit au commencement de ce siècle une certaine réputation en Allemagne. Goethe nous a peint dans Wilhelm Meister quelques-uns de ces singuliers dilettanti qui unissaient à leur passion pour le théâtre le goût des aventures et certaines velléités de rénovation sociale. Le comte de Hahn mériterait une place à part parmi ces « bohèmes » de haute volée, comme on dirait aujourd’hui. Il commença par jouer le prince, et finit par conduire une troupe ambulante. L’éclat que jetaient alors quelques petites cours allemandes, entre autres celle de Weimar, l’avait sans doute fasciné. Il y a de ces visées sans mesure au début de presque toutes les vies manquées. Le comte de Hahn aimait à s’entourer de comédiens ; son accueil et sa prodigalité les attiraient à lui et les retenaient ; il présidait lui-même à leurs répétitions, et les représentations de gala se préparaient au milieu des fêtes. On se figure aisément ce que devenait la vie de famille dans une pareille demeure. La comtesse était la plus simple et la meilleure des femmes, la moins préparée aussi aux épreuves d’une pareille existence. Trompée dans ses espérances de bonheur domestique, étourdie par le tourbillon où elle se trouvait précipitée, elle se plongea dans une douleur silencieuse. Laissant le comte poursuivre sa passion bizarre, elle se retirait avec ses enfans dans la petite ville de Rostock, où elle mena l’existence la plus modeste.

Ida était l’aînée de la famille. Avec les facultés mieux équilibrées peut-être, elle avait pourtant hérité de son père l’impatience d’agir et une indépendance impétueuse de caractère. Elle y joignait un sens plus fin de la vie, un instinct plus relevé de la gloire, une sensibilité ardente, un tempérament artiste enfin qui, en la poussant à écrire, allait fournir un dérivatif régulier à cette ambition sans objet qui avait perdu le comte. Avec ce naturel, le milieu où se passa sa première jeunesse dut exercer sur son imagination précoce une influence marquée. Ce qu’elle entrevoyait de la vie de château, cette agitation tapageuse, ces fêtes, ces hôtes bizarres, éblouirent ses yeux et développèrent un penchant inné aux rêveries romanesques. Une scène éclairée par le faux éclat des lustres, tel est l’aspect sous lequel lui apparut le monde ; ces premières empreintes ne s’effacent jamais. Une éducation incomplète, moins négligée, à proprement parler, que dissipée en toute sorte de tentatives futiles, laissa cet esprit abandonné à lui-même sans l’étendre ni l’affermir comme il aurait fallu. On avait confié la jeune fille à un pasteur de campagne indifférent et incapable, un de ces pauvres docteurs si profondément enfouis dans leur théologie qu’ils n’aperçoivent plus Dieu. Ida ne garda de ses leçons que l’impression d’un ennui desséchant. Elle atteignit ainsi sa vingt et unième année, agréable sans être jolie et plus sympathique pour qui l’approchait souvent que séduisante au premier abord. Sa famille crut assurer son bonheur en la mariant à un de ses cousins. C’était l’union la moins assortie du monde ; elle dura trois ans à peine. Les deux époux divorcèrent en 1829.

Alors commença pour la jeune comtesse une existence nouvelle, libre, remuante, variée et telle qu’il la fallait pour occuper son âme inquiète. Placée dans le cercle aristocratique qui convenait à sa nature, elle brilla promptement dans le monde en même temps qu’elle achevait de s’y développer. Elle trouvait près de sa mère un asile assuré : elle s’y réfugia d’abord et y revint toujours dans l’intervalle des voyages incessans où l’entraînait sa fiévreuse activité. Elle n’était pas isolée d’ailleurs ; elle avait rencontré déjà et su retenir l’ami et le compagnon que la mort seule devait séparer d’elle, le baron Frédéric de Bystram. Chevaleresque et tendre, il alliait à la culture des hommes distingués de son temps une certaine tendance enthousiaste et mystique qui rappelait les anciens âges. On a critiqué souvent et mis en doute les attachemens sans réserve et les dévoûmens absolus que Mme de Hahn s’est plu à décrire dans ses livres. Ce qu’elle y présente sous des couleurs si peu réelles, elle l’éprouva pourtant. Frédéric de Bystram lui voua cette sorte de culte attentif et ému qu’exaltent ses héroïnes ; il conserva pour elle cette religiosité d’admiration qui convient aux demi-talens guindés et impérieux. Les premières poésies de la comtesse datent de cette époque ; un enthousiasme un peu confus est la note dominante de ces essais, qui ne parurent que plus tard. Mme de Hahn n’avait pas encore reçu l’impulsion qui devait décider de la direction de son esprit pendant la première période de son existence.

La transition ici serait délicate. Nous avons sous les yeux une biographie récente de la célèbre romancière[1] : c’est l’œuvre d’une amie et d’une admiratrice à la fois très sincère et très complaisante ; laissons-la parler. « Ce phénix de bonheur, raconte-t-elle, durait depuis cinq ans environ ; aimée et respectée de Bystram comme peu de personnes de son sexe le furent jamais, la comtesse voyait, ainsi que dans un mariage heureux et entièrement pacifique, les douces ailes de l’habitude s’étendre sur la possession de son bonheur, lorsque parut à son horizon une figure d’homme si grande et si puissante que son ciel, ne fût-ce qu’un instant, en devait être troublé. Il suffira de nommer celui qu’un amour passionné entraîna vers la comtesse pour que l’on comprenne combien irrésistible fut la force qui poussa l’un vers l’autre ces deux grands cœurs pour les séparer aussitôt avec non moins de violence. Il s’appelait Henri Simon ! » Celui qui ouvrirait le roman de Cyrus sans connaître l’hôtel Rambouillet n’y verrait que le fatigant et vain labeur d’un esprit subtil ; pourtant on a parlé, on a senti comme font les personnages de Mlle de Scudéri. Il faut ici de même ménager l’étonnement et retenir la raillerie. Il y a tout un public en Allemagne qui a pris Mme de Hahn au sérieux, qui s’est cherché dans ses ouvrages, et y a trouvé son idéal. Donnons donc en passant un regard au petit monde où vivait la comtesse, et, puisque des révélations piquantes nous le permettent, étudions, sur ces « portraits d’après nature, » les originaux dont le roman plus tard fera ses héros.

Le nom de Henri Simon ne saurait suffire aux lecteurs français, et il leur faut dire un mot de sa personne. Son existence courte, renfermée dans les travaux économiques jusqu’aux approches de 1848, traversée alors d’un éclat soudain, puis assombrie par l’exil et brisée prématurément par la mort, a laissé une trace profonde dans la mémoire des démocrates allemands. Une auréole romanesque entoure ces souvenirs. Simon eut le rare privilège d’émouvoir presque en même temps le cœur des deux femmes les plus célèbres de son pays ; il ne joue pas un moindre rôle dans l’existence de Mme Lewald que dans celle de la comtesse Hahn. Il nous apparaît comme une sorte de girondin romantique, imbu de lord Byron autant que de Plutarque. Sous une apparence froide, il cachait une âme énergique et passionnée. Il avait coutume de dire : « Si le chemin de la vérité doit passer à travers mon cœur, que mon cœur se déchire. » Un duel malheureux dans lequel il tua son adversaire avait jeté sur son esprit une teinte de mélancolie. Il portait ainsi au naturel ce masque fatal et sombre qui était une des élégances d’alors. Il venait d’être nommé assesseur au tribunal de Greifswald quand Mme de Hahn vint retrouver sa mère, établie dans cette ville. Simon avait alors trente et un ans, l’âge même de la comtesse.

Ils se trouvèrent souvent réunis, et bientôt s’engagea entre eux un commerce d’admiration et un assaut d’enthousiasme auquel la passion ne tarda point à se mêler. « Par pitié, écrivait-il à la comtesse, ne soyez pas si aimable ; cela passe la permission, et vous en devrez un jour rendre un compte sévère. » Il la comparait au palmier. « Au palmier, répliquait-elle aussitôt, qui voudrait toucher le ciel et s’étiole au désert. — Je sais bien, lui disait-elle encore, qu’il y a mille femmes plus belles que moi et plus habiles, quelques-unes meilleures ; mais pour ce qui est du cœur et de l’imagination, je cherche en vain mon égale. J’en parle à mon aise, car je ne me suis pas formée moi-même, je suis élite ainsi. » Elle tenait sans doute que la modestie n’est faite que pour les âmes vulgaires. Le trait est fréquent parmi les femmes de cette sorte. Rahel Levin n’a-t-elle pas été jusqu’à dire d’elle-même : « Je suis aussi unique que la plus grandiose des apparitions humaines ! » On ne se met point aisément sur le ton de ces précieuses exaltées ; il faut pourtant les entendre quelquefois pour s’expliquer comment on a pu trouver de l’intérêt, de l’observation même dans des livres qui nous semblent, à nous, de l’extravagance pure. La comtesse et Henri Simon s’aimaient à leur manière ; mais le cœur était trop peu ’engagé entre eux, et tout ce bel échafaudage d’hyperboles devait s’écrouler sous le premier coup de l’orgueil. Henri Simon offrit sa main à Mme de Hahn ; il était démocrate, elle infatuée de sa noblesse ; elle refusa, et ils se séparèrent blessés profondément.

La lutte avait été rude pour la comtesse, si l’on en juge par la trace qu’elle laissa dans sa vie. Elle se réfugia près de l’ami fidèle, oublié sans doute et négligé pendant l’orage ; elle le retrouva toujours le même, prêt à la soutenir et à la consoler. Ce que dut être son dévoûment, quelques lignes de la comtesse permettent d’en juger. Elle les écrivit au sortir d’une cruelle maladie où elle avait failli perdre la vue ; c’est la dédicace d’un de ses premiers romans :


« A Bystram. — Depuis cinq mois, je languissais dans les doubles chaînes de la maladie et de la cécité ; depuis cinq mois, veillant sur moi sans te fatiguer jamais, tu m’as soignée et consolée, tu m’as exhortée au courage et à la tranquillité, tu as séché mes larmes, essuyé sur mon front la sueur de l’angoisse, tu m’as prêté tes yeux et tes mains. Si je n’ai pas succombé au désespoir, à l’accablement, à l’apathie, c’est à toi que j’en suis redevable. Aussi dois-je placer ton nom comme un diadème au front de ce livre. Peut-être sera-ce ce qu’il y aura de meilleur. — 14 août 1840. »


Ils avaient voyagé d’abord ; cela ne suffit pas : on remplace les passions, on ne les guérit point. Il fallait un aliment à l’ambition inquiète qui avait toujours agité la tête de la comtesse. La gloire la tenta, elle se fit auteur. On connaît le mot de Goethe : « une idée vous tourmente, faites-en un poème. » Mme de Hahn était prodigieusement tourmentée sans doute et le fut longtemps, car, une fois qu’elle eut commencé d’écrire, elle ne s’arrêta plus. Elle se décrivit sous toutes les formes et refit son existence. Elle est le centre de tous ses romans, et l’on retrouve dans chacune de ses héroïnes quelque trait de son propre caractère développé à outrance et grossi sans mesure. Les contradictions ne l’embarrassent point. Elle était aristocrate dans l’âme, elle avait souffert cependant plus que personne des préjugés de sa caste ; elle invente une société à elle, raffinée et libre à la fois, où l’éclat des passions excuse les égaremens, où la noblesse est pour chacun la faculté supérieure de se faire sa propre loi. « Je cherche la distinction, disait-elle au baron de Sternberg, non dans la maturité, dans la convenance, dans la règle, mais dans l’indépendance, dans la lutte contre les couches infimes de la société qui veulent franchir toutes les barrières et prendre pour elles des droits qui sont nos privilèges. » Ouvrons un des romans de cette époque, voyons quel air ont les héros de Mme de Hahn, sous quelles couleurs elle nous les présente. Voici le plus curieux peut-être de ces livres et l’un des plus célèbres, Faustine. Les rapprochemens se feront d’eux-mêmes et sans qu’il soit besoin de les souligner.

Faustine doit son nom au culte que son père professait pour le Faust de Goethe, c’est d’ailleurs tout ce que l’on sait de ce gentilhomme, mort bien avant que le récit commence. Faustine est élevée au couvent et recueillie ensuite par une tante, coquette sur le retour, qui se hâte de la marier avec un officier, le comte Obernau. Celui-ci n’avait rien d’aimable et ne fut point aimé. Il était brutal, elle était romanesque ; survint le baron Andlau, le plus sympathique, le plus tendre et le plus attachant des hommes : il aima la comtesse et sut toucher son cœur. — Un jour qu’il l’entretenait de sa passion respectueuse, Obernau parut à l’improviste. Il fallut se battre sur l’heure, et on emporta Andlau grièvement blessé. Faustine le suivit ; elle le soigna, l’amour le guérit, et tous deux partirent pour Venise. Sur ces entrefaites, Obernau mourut : il avait de l’à-propos au moins, s’il manquait de grâce. Voilà notre héroïne en liberté, et à la manière dont on l’aime, avec cette constance d’affection que lui montre Andlau, il semble que l’auteur n’ait plus qu’à les mener à l’église et que le roman va se dénouer. Point, il commence à peine ; connaissons mieux Faustine. Le mariage lui répugnait, elle voulait un bonheur indépendant, elle refusa la main d’Andlau et garda son amour. Le monde, dont ils forçaient l’admiration, voulut bien suppose rentre eux un mariage secret et les entoura de prévenances. On nous les montre à Dresde en plein épanouissement de leur succès. Faustine traverse la vie comme une apparition céleste, indifférente à sa gloire, insouciante des hommages. Elle se laisse adorer avec une certaine condescendance ; mais c’est tout ce qu’elle peut faire. Sa nature ardente l’emporte par-delà les passions terrestres. « Chacun, disait-elle un jour, se fait un second Faust ; celui de Goethe est trop individuel. — Écrivez-nous le vôtre, dit un des assistans. — J’aime mieux le vivre, » répondit Faustine. C’est curiosité de la voir aux prises avec la tendresse attentive et précautionneuse du bon Andlau. Il faut lire entre autres certaine scène, un soir, sur le pont de Dresde, où Faustine rêve aux étoiles qui filent et parle de l’infini, tandis qu’Andlau songe au serein qui tombe, présente un châle, et conseille de retourner au logis. « Il s’efforçait toujours d’apaiser l’être flamboyant de Faustine. Elle était merveilleusement belle au milieu des tempêtes de la sensibilité… Les hommes, au fond, ne sont beaux que quand ils se meuvent dans leur propre élément ;… mais il l’aimait tant qu’il avait moins de joie à la contempler dans sa gloire qu’il n’en ressentait d’effroi. » Souci superflu, ajoute l’auteur, Faustine aimait à dire : « Le ciel et moi nous devons avoir nos orages, c’est notre nature, et les gens nous ennuient fort avec leurs paratonnerres. »

Le récit cependant traverse mainte digression, s’attarde et s’alanguit ; on disserte sur la beauté, le génie, l’art, l’aristocratie, l’amour surtout. Il faut en venir au fait. Faustine a rencontré à Dresde le comte Mario, « Fier, froid et pur, il allait par le monde sans redouter autre chose que de sortir de son équilibre intérieur, de tomber dans les fluctuations et de perdre son empire sur lui-même. » Il avait tout ce qui manquait au doux Andlau, la passion, l’entraînement, l’énergie. Il aime, il le dit, et Faustine, éblouie un instant de cette flamme, croit entrevoir le bonheur inconnu vainement cherché par elle. Elle se laisse convaincre ; Andlau était absent ; il était parti les larmes aux yeux, disant : « Tu m’oublieras. » Elle lui écrit : « Tu disais vrai, je t’ai oublié ; nous ne devons plus nous revoir. » Elle épouse Mario, et repart pour l’Italie. Faustine est sans regrets, elle a un fils charmant, le bonheur est autour d’elle ; elle souffre cependant, elle s’agite et s’inquiète. Tout à coup la crise éclate. En passant à Pise, elle rencontre Andlau, qui s’en allait expirer en Italie. Elle recueille son dernier soupir, et dès lors elle sent que son cœur n’appartient plus au monde ; le bonheur n’y dure qu’un instant : il lui faut l’éternité. Elle va s’enfermer au cloître. — Tel est, dégagé des épisodes qui l’alourdissent, ce roman singulier. Pour l’entendre, il ne suffit pas de songer à la vie de la comtesse Hahn, il faut encore prendre garde à la date qu’il porte (1840), et se rappeler quel concert de gémissemens s’élevait alors du monde poétique, combien de cœurs inassouvis battaient pour « l’insaisissable, » et que de consomptions morales enregistrait chaque jour la chronique littéraire. Qu’est Faustine ? Le lecteur sans doute est fort empêché de s’en faire une idée nette et de savoir quelle manie bizarre entraîne son âme vagabonde. Ce n’est ni la mélancolie de Werther, ni le désenchantement de René, ni la désolation de Lélia, « pleurant ses passions éteintes et ses illusions perdues » et aspirant à l’infini. Faustine n’a entendu de ces grandes plaintes qu’un écho lointain et dénaturé. Que veut-elle donc ? L’auteur va nous l’apprendre dans la préface de sa troisième édition. « Faustine a la couronne de la beauté, du génie, de la grâce, elle est reine par sa puissance sur les cœurs ; elle veut I’affranchissement éternel, inépuisable, elle le veut à tout prix, et abandonne hommes et attachemens qui ne le lui assurent pas… Elle consume de sa flamme d’autres d’abord, elle-même ensuite. L’essence de son être est une fine quintessence d’égoïsme. » Voilà le mot dit, il est vrai et fait juger le personnage. Ce n’est rien de plus, et il ne faut point chercher autre chose au fond de ces efforts ambitieux « vers un développement et un affranchissement incompris. » Un dernier trait, c’est ce roman que Mme de Hahn dédiait, dans les termes que l’on connaît, au baron de Bystram.

« C’est une absolue perfection et comme divine, dit Montaigne, de savoir jouir loyalement de son estre. » Mme de Hahn, qui cite volontiers notre moraliste, aurait bien fait de méditer cette pensée. Peut-être eût-elle ainsi épargné plus d’une traverse à ses héroïnes, Toutes se ressemblent. Après Faustine, « l’égoïste sublime, » nous avons Sibylle, « à l’âme immense, mais vide, » et tant d’autres qui meurent à la peine. C’est partout l’agitation maladive d’une âme infatuée d’elle-même et qui trouve le monde vide parce qu’elle n’y sait apercevoir que soi : pauvre ballon plein d’air que toute brise ballotte et roule, et qui se croit un météore errant parmi les sphères. C’est aussi la même tournure de récit, délayé, trop souvent décousu, plein de recherche dans la pensée et d’afféterie dans l’expression, mais avec de l’éclat parfois, de la chaleur souvent, des rencontres heureuses d’observation, le tout mêlé d’une certaine élégance native qui soutient le ton. Le souvenir de Simon plane sur ces romans et les éclaire au passage. Il y a des fragmens entiers, et ce ne sont pas les moins éloquens, qui sont, dit-on, extraits de ses lettres. La comtesse Hahn a publié des relations de voyage qui présentent les mêmes qualités avec moins de défauts. La personnalité de l’auteur s’y accuse trop toutefois et fatigue à la longue. En résumé, de près ou de loin, qu’elle revête les déguisemens de la fiction ou se présente en personne, c’est toujours elle-même, ses rêves et ses divagations que Mme de Hahn nous raconte dans ses ouvrages. « Si j’avais trouvé autre chose qui remplît le vide de ma vie, je n’aurais jamais écrit, » disait-elle, et l’on s’explique ce mot caractéristique et naïf qu’on lui prête : « il n’y a pas d’auteur que j’aime autant à lire que moi. » Le succès sans doute avait sa très grande part dans cet apaisement et cette satisfaction, car les âmes si raides, si haut guindées sur leurs sentimens impénétrables, ne dédaignent point de se confier à cette foulé qu’elles méprisent en détail, et dont l’admiration collective devient pour elles une passion qui absorbe toutes les autres.

Cette passion fut satisfaite chez Mme de Hahn ; on l’admira prodigieusement. Elle eut son public, et le plus singulièrement mêlé. L’aristocratie d’abord, à laquelle le vernis du grand monde faisait pardonner les couleurs trop vives : beaucoup de choses choquaient dans ces défis superbes jetés aux convenances ; mais en définitive cette émancipation demeurait un privilège, et l’on ne s’en offusquait pas trop du moment qu’on la réservait ainsi exclusivement aux gens bien nés. Il ne déplaisait pas de s’entendre dire qu’on était seul capable d’inspirer ou de ressentir de telles passions. Cette société d’ailleurs était plus artificielle encore que formaliste, et ne pouvait s’apercevoir de ce qu’il y avait de factice dans ces inventions. Que l’on ouvre la correspondance de Rahel, les souvenirs de Sternberg ou ceux de Varnhagen, et l’on comprendra qu’au milieu de pareilles réalités des imaginations allemandes aient pu trouver un idéal dans les romans de Mme de Hahn. Néanmoins c’est à côté, un peu en dessous de ce monde exclusif et relevé, qu’elle rencontra ses lectrices les plus convaincues et souleva les admirations les plus ardentes. Toutes les âmes déclassées, ou le croyant être, tous les beaux esprits qui se jugeaient en exil et faisaient de la coquetterie avec de l’enthousiasme selon le mot de Mme de Staël, toutes celles que le mariage avait mal servies, qu’un semblant de passion avait jetées hors de leur voie, victimes qui tombent avec grâce et s’étalent complaisamment dans leur chute, trouvaient dans ses livres leurs souffrances, leurs faiblesses même, transfigurées par un faux éclat de grandeur. C’étaient les bourgeoises enfin qui prenaient ces récits à la lettre, et croyaient, en les lisant, vivre pour quelques heures de la vie supérieure du grand monde. Les feux d’artifices de Mme de Hahn ont allumé là de véritables incendies. « Lorsque je lisais l’histoire d’Ilda Schönholm, — écrit la fille d’un commerçant juif de Kœnigsberg, devenue plus tard doublement la rivale de la comtesse, — et que je regardais de ma fenêtre les voisins courbés sur leur ouvrage, que je pensais au dîner et à surveiller la cuisinière, ou bien quand, le soir, on se réunissait et que je me trouvais entourée d’hommes qui, fatigués de leurs travaux et soucieux de leurs affaires, ne pensaient pas à m’aimer, je me disais que c’était un sort digne d’envie que de pouvoir, comme les comtesses de roman, en habit de mousseline rose, regarder du haut du dôme de Milan blanchir la cime des Alpes, d’être Sans soucis d’aucune sorte, et par-dessus tout de se sentir comme elles prodigieusement aimée[2]. »

En 1845, la comtesse se fixa décidément à Dresde ; son compagnon, plus âgé qu’elle de dix ans, commençait à se lasser des voyages et à désirer le repos. Ce fut le moment le plus brillant de sa vie : elle était entourée d’hommages et recherchée partout. Elle (manque quelques mots) côtés une affection que ni le temps ni les oscillations de son caractère impatient n’avaient pu lasser. Son orgueil pouvait s’épanouir à l’aise. Justement parce qu’en Allemagne les femmes d’ordinaire sont modestes et effacées, celles qui sortent du commun, les « femmes géniales, » se croient d’une race à part et tranchent de la divinité. Le plus fâcheux, c’est qu’elles en imposent avec leurs airs olympiens et dupent les autres, comme elles se dupent elles-mêmes. « L’affection que l’on me témoigne me réjouit, mais n’est pas nécessaire à mon bonheur, disait Mme de Hahn ; si les autres me manquent, la perte est pour eux et non pour moi. » Elle atteignit ainsi l’année 1848. Les progrès chaque jour plus marqués de la démocratie la jetaient dans une irritation violente. Elle poussa ce sentiment jusqu’à brûler sa correspondance avec Bystram. « Les temps qui viennent, dit-elle, ne doivent rien savoir de nous, ils ne nous comprendraient pas. » Elle ne se doutait pas que le jour était proche où elle-même renierait ce passé. Elle se rendit à Berlin pour y voir sa fille, — pauvre être maladif né parmi les chagrins de son mariage et qui ne sortit jamais de la première enfance, — lorsqu’elle apprit tout à coup que son ami, resté à Dresde, se trouvait malade et en danger. Elle accourut. « Tu ne devais point me venir voir mourir, » lui dit-il en l’apercevant. Elle passa trois jours à son chevet, les soins furent inutiles ; elle ne put que fermer ses yeux et embellir sa tombe. Son nom est gravé sur la pierre avec ces simples mots : « je dors, mais mon cœur veille. »

Ce fut un désastre pour Mme de Hahn, et le désespoir qu’elle en éprouva parle plus en sa faveur que toutes ses tirades sentimentales. Sa douleur était vraie ; elle ne pensa point à la mettre en roman. Il lui parut promptement que les compensations du monde ne lui pouvaient suffire. Elle se tourna vers le ciel. Elle n’était point de celles qui s’y élancent d’un coup d’aile et s’y maintiennent sans soutien. Le christianisme robuste et simple de Luther ne parlait pas à son imagination, ambitieuse jusque dans la douleur. Il lui fallait de l’éclat dans ses consolations et de quoi nourrir l’exaltation nouvelle qui la possédait. Les cloîtres jouaient un grand rôle dans ses livres ; le fonds mystique et l’extérieur imposant du catholicisme l’avaient toujours attirée ; la hiérarchie antique de l’église romaine flattait ses instincts féodaux : elle pensa dès lors à se convertir, se mit à apprendre le latin, et commença de lire avec ardeur les Confessions de saint Augustin. Elle abjura enfin, et, comme retrempée par l’enthousiasme religieux, elle se lança dans une carrière nouvelle. Ici, je pense malgré moi au mot de Saint-Évremond quand il parle de ces âmes « qui se tournent à Dieu par esprit de changement et pour former en elles de nouveaux désirs. » Mme de Hahn, convertie, demeura ce qu’elle était, et le zèle dont elle se sentit enflammée pour les intérêts catholiques se traduisit dans la forme qu’avaient prise les émotions qui l’agitaient autrefois. Elle désavoua tous ses ouvrages et en entreprit une série de nouveaux. La théologie y remplaça l’amour, et la propagande les anciennes ardeurs d’émancipation. Au fond, ce fut le même esprit exclusif et hautain, qui ne comprend point que le monde entier ne le suive pas dans toutes ses traverses.

Nous retrouvons là Faustine, transformée, mais non guérie, une Faustine convertie et convertisseuse, mais toujours aussi concentrée dans son inaccessible orgueil. Il n’y a qu’un raffinement de plus ; elle est devenue dévote. C’est Doralice qu’elle se nomme. Unie à un homme inférieur qui l’accable d’outrages, elle est forcée de le quitter et se réfugie dans sa famille, où elle vit en faisant le bien. Deux hommes également nobles, attirés par les charmes de sa personne et de ses vertus, lui offrent leur main. Elle pourrait divorcer, elle refuse pour rejoindre son mari, qui la rappelle, et se consacrer à lui. L’abnégation est édifiante, et l’exemple préférable sans doute à celui que donnait Faustine. En ce point, il y a progrès ; le reste n’a point changé. C’est le même coloris, ce sont aussi les mêmes ombres. La liste des productions de la comtesse dans cette dernière période serait longue à dresser, et n’est point close encore. On y trouverait des ouvrages de toute sorte, des poèmes à la Vierge, des romans d’édification, des mélanges de controverse violente et de confessions à la manière de celles d’Augustin, une vie de ce saint et jusqu’à une réfutation de la Vie de Jésus sous le titre pittoresque de Ben-David. — Cette conversion bruyante a été appréciée très diversement : Mme de Hahn ne peut se plaindre qu’on la juge avec passion. Je ne rapporterai ici qu’un passage d’une lettre contemporaine qui me paraît donner la note la plus juste dans le concert mélangé qui salua l’évolution de la célèbre romancière. Elle est écrite à une amie de la comtesse par une protestante qui venait de lire le premier ouvrage de polémique de la nouvelle convertie. « Ce livre, dit-elle, est une grande leçon, non pas pour se faire catholique, mais pour rester femme, c’est-à-dire préférer à tout l’ombre… Tout ce que dit la comtesse me fait l’effet d’un bouquet de fleurs artificielles dont son odorat ne peut se passer. Elle est sincère en se trompant ;… sans s’en douter, la comtesse Hahn catholique est encore la comtesse Hahn, la femme dont le moi joue un grand rôle, même aux pieds du Seigneur… Le premier objet de son amour s’est brisé, un second était prêt, elle l’a saisi. »

Restons sur ce jugement. Mme de Hahn a fondé un couvent près de Mayence, et elle s’y est retirée. Elle se contente d’une cellule où elle vit dans la simplicité la plus monastique, mais non point dans l’isolement ni le silence. Elle fait encore quelque bruit dans le monde, elle en reçoit, l’écho, et songe, dit-on, avec quelques amies, à soulever dans les universités un grand mouvement catholique. Ainsi s’écoulent dans le clair-obscur d’une retraite batailleuse les derniers jours de cette femme qui depuis près de trente ans occupe l’Allemagne de sa personne et de ses écrits. Avec ses affectations féodales, les grands airs désespérés de ses débuts et la transfiguration de la fin,.Mme de Hahn n’est guère de notre temps, et les contemporains de Mme de Krüdner l’eussent sans doute comprise mieux que nous ; mais par l’influence qu’elle a exercée, par les tendances qu’elle représente, elle a sa place marquée dans la chronique littéraire de son pays. Elle s’est éloignée du monde, elle a bien fait, car sa réputation décroît déjà, et sa gloire s’évanouit. Singulier retour des choses d’ici-bas, ce qui restera le plus longtemps de cette femme si dédaigneuse du vulgaire, c’est une petite romance d’un sentiment simple, qu’elle a écrite on ne sait comment, qui est devenue populaire, que les garçons chantent à leurs fiancées, que les fillettes fredonnent et dont les mères bercent leurs enfans : « Si tu étais à moi, combien tu me serais cher !… »

Ach, wenn du wärst mein eigen
Wie lieb sollt’st du mir sein !…


II

Mme Lewald est bien de notre temps. C’est un bel esprit doublé d’un esprit fort. Elle est Juive de naissance, et on l’a comparée souvent à sa coreligionnaire Rahel. Il y a sans doute entre elles plusieurs traits de ressemblance, mais des traits généraux seulement et qui viennent de la race ; un sens critique très aiguisé, de la pénétration, le talent d’analyse, une disposition à reproduire le côté plastique des choses, de la force dans le caractère, un certain tour d’esprit tendu et affecté, par-dessus tout un sentiment excessif de soi-même. Chez Rahel, une sensibilité vraie et de la chaleur d’âme tempéraient cette âpreté native d’amour-propre. Par le côté affectueux et ému de sa nature, elle restait toujours femme et savait toucher. Mme Lewald, en ses écrits, voudrait dépouiller entièrement son sexe. Elle n’en garde que ce qu’elle n’en peut quitter. Il y a là un parti-pris, et elle s’en vante. C’est une personne très intelligente, parfaitement sincère, correcte, rigide même parfois, généreuse de sentimens, ardente au bien, passionnée pour ce qu’elle croit le vrai, qui s’est beaucoup appliquée à apprendre, a réellement appris beaucoup, pense avec fermeté, dit nettement ce qu’elle pense, mais s’en montre peut-être un peu trop satisfaite. Il n’est pas besoin de la chercher à travers ses romans, elle a pris soin elle-même de se faire connaître au public, et nous a donné une histoire de sa vie très détaillée, très consciencieuse[3]. C’est à coup sûr, de tous ses livres, le plus curieux à lire pour qui veut connaître à la fois la femme et l’écrivain. Son but en le publiant, dit-elle, a moins été de donner le détail de sa vie que de montrer l’accord entre celle-ci et ses ouvrages. De tous les caractères qu’elle a peints, le mieux tracé, le plus intéressant, est le sien. Les idées qui ont inspiré ses œuvres se trouvent là à leur source même, dans toute leur netteté primitive. Elles n’ont fait que perdre à passer dans le roman et à s’envelopper dans la fiction. Le talent de Mme Lewald, tout d’exactitude et de précision, est ici plus à l’aise. C’est son livre le mieux composé et le mieux écrit. Aucun ne donne une idée plus complète de sa manière de voir les choses et de les rendre. Il y a pour nous un double avantage à l’étudier.

Nous allons nous trouver transportés bien loin du petit monde raffiné de la comtesse Hahn ; nous tombons en pleine bourgeoisie juive : éducation, idées, aspirations, tout ici est différent. Cependant il reste je ne sais quel air de famille, quel accent de terroir qui nous avertit que nous sommes encore en pays allemand, et que nous n’avons fait que changer de couche sociale. Celle-ci mérite qu’on s’y arrête, et, sans la pénétrer à fond, qu’on en analyse au moins quelques élémens. Le livre de Mme Lewald est à cet égard un document précieux. La lecture n’en est point toujours attrayante, l’intérêt languit trop souvent : c’est que l’auteur a voulu avant tout faire œuvre de morale et de psychologie, montrer qu’il a réfléchi à maintes choses et qu’il en sait.discourir pertinemment. Mme Lewald ne peut rencontrer une abstraction sur sa route sans s’y arrêter l’espace de quelques pages ; tout lui est occasion, l’ouvrage qu’elle a lu, l’homme qu’elle a nommé, la politique, le droit, les préjugés sociaux et surtout la question capitale de « l’émancipation des femmes, » qui revient sans cesse, comme par un rhythme régulier, pareille à ces refrains monotones qui s’imposent à l’esprit et l’obsèdent. Les circonstances les plus insignifiantes suffisent à la mettre en humeur de dialectique ; elle nous conte par exemple que dans son enfance elle cassait ses jouets ; elle aperçoit là un instinct général, et se demande aussitôt si c’est au besoin de détruire ou à la curiosité naissante qu’il le faut attribuer. Ailleurs, et au milieu de la crise de sa jeunesse, comme elle vient d’éprouver une violente déception de cœur, qu’elle s’écarte du monde et ne peut plus même supporter dans ses habits les couleurs brillantes qui lui rappellent ses espérances perdues, elle arrête tout à coup le récit de son chagrin pour nous entretenir du rôle des démonstrations extérieures dans la vie des peuples. Je sais bien que Goethe dans ses mémoires suspend ainsi, et trop souvent peut-être, la suite des faits pour développer les idées générales qu’ils lui suggèrent ; mais c’est Goethe, et aucun de ses aperçus n’est insignifiant pour nous.

Fanny Lewald est née le 24 mars 1811 à Kœnigsberg. Elle appartenait à une famille de banquiers et commerçans juifs fort considérée dans le pays. Le « professeur » Kant en usait, paraît-il, le plus honnêtement du monde avec son grand-père, et ne manquait point de le saluer chaque fois qu’il passait devant sa porte ; c’était quelque chose, et l’on s’en faisait honneur dans la maison. Il ne se peut imaginer de milieu plus moral que celui où fut élevée Fanny : c’était la vie domestique la plus unie et la mieux ordonnée, mais avec je ne sais quelle rigidité mosaïque qui en gâtait le charme, non point toutefois que l’on s’y renfermât dans la lettre de la loi ; le père. de Fanny pensait sur ce point très librement, et sa morale était « indépendante. » Il croyait faire acte de haute logique en laissant à ses enfans le soin de décider eux-mêmes de leur foi lorsqu’ils auraient atteint leur majorité. Excellent pour eux d’ailleurs, il se montrait fort préoccupé de leur avenir ; mais sa bonté avait quelque chose de raide et de raisonné. « Ce n’était pas dans l’usage de la maison de parler des sentimens, ou de s’y abandonner d’une manière visible. » Affranchir ses enfans de tout préjugé, les rendre capables de se suffire à eux-mêmes, leur donner de l’honneur et développer en eux dans ce dessein le sentiment personnel, tels étaient ses principes en matière d’éducation. Il entendait les concilier avec le maintien de son autorité paternelle.

Fanny était la fille aînée ; elle montrait à l’étude des dispositions remarquables, et reçut avec un certain éclat une éducation très complète. A onze ans, il paraît qu’elle commença d’avoir conscience de sa valeur. Elle quitta l’école à quatorze ans. « Votre tête serait mieux placée sur les épaules d’un garçon, » lui avait dit un examinateur ; un de ses maîtres écrivit sur son album cette maxime : « débarrasser l’esprit de l’erreur et le cœur de l’égoïsme. » Elle entreprit de suivre le précepte du second, et ne laissa pas de confirmer le jugement du premier. Dès qu’elle fut revenue dans sa famille, on commença de la mener dans le monde. A seize ans, on admirait fort son esprit, et elle ne se défend point d’une certaine coquetterie sur la science. Elle lisait avec passion, les contes orientaux surtout, « où la fantaisie se joue dans un rationalisme large et libre. » Son père lui donna Kant pour compléter son éducation, et elle dit que le commerce de ce philosophe augmenta en elle le dédain instinctif qu’elle ressentait déjà pour les femmes faibles.

Le premier objet qui devait émouvoir cette âme si dégagée des choses métaphysiques, c’était un candidat de théologie, le plus grave des candidats et le plus orthodoxe des théologiens. Il morigénait la philosophie de Fanny, blâmait son goût pour Henri Heine, et l’engageait éloquemment à renoncer à la danse. Il plaisait cependant, à tel point que Fanny déclara vouloir se faire chrétienne. Son père ne s’y opposa point. Elle accommoda de son mieux dans sa confession de foi les exigences précoces de sa raison avec celles de l’orthodoxie. Elle n’y parvint pas sans difficulté, et ce fut peine perdue. Le pauvre candidat mourut peu après. Tel fut son premier roman. Le second vint bientôt, — un vrai roman d’Allemagne juive, roman de patientes amours et de passion concentrée. Mme Fanny Lewald allait subir son épreuve et traverser sa crise ; pour elle, comme pour Mme de Hahn, ce devait être la rencontre de Henri Simon.

Il était son cousin, et elle le rencontra dans leur famille commune, à Breslau, comme il sortait de la forteresse où on l’avait enfermé à la suite de son fameux duel. Il avait vingt-sept ans ; Mme Lewald nous le peint tel qu’il était alors, un vrai héros de roman, une silhouette de Byron. Grave d’habitude avec des échappées d’enthousiasme, il semblait sous le coup d’une douleur secrète. Fanny l’admirait, elle le plaignit, l’amour n’était pas loin, et elle s’en aperçut bientôt. Elle revint à Kœnigsberg le cœur tout plein de lui. L’aimait-il ? Elle n’osait se le demander, tant elle redoutait une déception. Ils s’écrivaient : Simon lui apprenait sa nomination dans la magistrature, et l’entretenait des grandes ambitions qui commençaient à le travailler. Ces lettres étaient-elles d’un cœur vraiment épris ? Chacune d’elles, attendue avec une impatience plus grande, ramenait des doutes plus cruels. Des années passèrent ainsi. On parlait à Fanny de se marier, et ce discours la blessait, résolue qu’elle était à n’écouter que son cœur et forcée de renfermer en elle-même un amour que personne autour d’elle ne semblait encourager. Pour se soustraire à des obsessions incessantes, pour conserver au moins la liberté de ses sentimens, elle pensait sérieusement à quitter sa famille et à se faire institutrice. Elle n’avait de secours que dans les lettres de Rahel Levin, qu’elle lisait avec ardeur. « Je trouvai en elle, dit Mme Lewald, le maître qui me donna le courage de supporter et d’agir, qui me prêcha la persévérance dans l’amour et l’abnégation… Et, comme le croyant feuillette la Bible, je recourais à ses lettres… » Rahel devint ainsi pour Fanny à la fois une consolatrice et un modèle sur lequel elle s’efforça de régler son cœur et sa pensée. Elle n’avait que trop besoin de s’exhorter au courage. Les lettres de Simon en effet devenaient plus rares ; on évitait de parler de lui devant Fanny ; à la fin, l’anxiété fut trop forte ; elle écrivit à son cousin. La réponse ne se fit point attendre et révéla à Fanny toute l’étendue de son désastre. Simon aimait une autre femme, la comtesse Hahn ; « il l’aimait avec la passion la plus vive, et il s’était séparé d’elle pour ne point lui sacrifier ce qu’il avait de meilleur. » Fanny tomba dans une douleur violente, et les pages où elle la dépeint sont les plus éloquentes de son livre. Elle fit effort sur elle-même cependant, elle cacha son chagrin d’abord, et finit par le vaincre. Elle se dit que c’était presque un crime de s’abandonner ainsi à un désespoir stérile, et peu à peu la vie remonta en elle ; mais qu’allait-elle devenir maintenant ? Elle pensait à l’avenir et s’en effrayait. Ses idées sur le mariage n’avaient pas changé ; elle ne pouvait attendre de son père la fortune nécessaire pour assurer sa vie. Elle avait déjà réfléchi aux moyens de se suffire à elle-même, elle y réfléchit plus souvent, cédant en cela à un secret désir d’indépendance que le temps développait en elle. De tous les plans d’existence qu’elle esquissait alors, celui d’une vie artiste, fière et glorieuse peut-être, la séduisait par-dessus tout. Elle palpitait à l’idée qu’elle pourrait avoir du talent ; mais elle venait se heurter à toute sorte de préjugés mesquins qui l’arrêtaient, te travail auquel elle rêvait de se livrer, elle voulait s’en faire gloire ; on le considérait autour d’elle comme une sorte de déchéance. On aurait approuvé un mariage de raison qui eût garanti son bien-être ; on ne comprenait point qu’elle recherchât une profession qui la rendrait libre. Elle s’était déjà cependant essayée à écrire, soutenue en cela par son parent, le littérateur Auguste Lewald. Sur le conseil de celui-ci, elle composa une nouvelle. L’ouvrage fut imprimé aussitôt, et Fanny en reçut le prix avec les encouragemens les plus vifs. Cette lettre d’Auguste Lewald devait lever les derniers scrupules du père de Fanny, assez peu favorable à sa vocation jusque-là. Elle s’en alla, tout enthousiasmée, la lui montrer. Il était seul et prenait son repas du matin ; mais laissons parler Mme Lewald, la scène est assez curieuse pour qu’on la rapporte.


« Ainsi, dit-il, tu penses à entreprendre un travail plus considérable ? Tu veux devenir écrivain ? — Si tu n’y fais d’objection, mon cher père, je le veux certainement. — Il haussa légèrement les épaules, c’était son geste lorsqu’il se résignait à une chose qui ne lui plaisait point. J’en eus de la peine. — Considère, cher père, repris-je en insistant, que je n’ai point coutume de faire les choses à demi. — Qu’entends-tu par là ? demanda-t-il d’un ton bref et sérieux. — Je pense que, si je me mets au travail, je laisse les gants glacés et prends la chose d’une main ferme. Si j’écris, je dois pouvoir dire ce que je pense et comme il me paraîtra convenable. Je ne puis faire de réserves pour les opinions que tu voudrais me voir soutenir, ou que tu désirerais faire écouter de tes enfans. — Je le comprends, dit-il. — Nous étions tous deux également graves, car je voulais, en entrant dans ma nouvelle voie, ne laisser dans l’esprit de mon père aucun doute sur la manière dont j’entendais me comporter. Je repris : Je ne puis dorénavant continuer à vivre comme je l’ai fait jusqu’à présent. Si j’arrive à m’en procurer le moyen, il faut que je puisse voir le monde et me rapprocher plus librement des hommes qui me secondent qu’il n’est possible chez nous, autour de notre table à thé, en votre présence et devant mes sœurs. — Je vis que mon père n’était pas disposé à souscrire à ces demandes et à entrer dans ces idées. Je lui expliquai que, si sur ce point nous n’étions pas d’accord, j’étais encore prête, en ce moment, à renoncer à l’accomplissement de mes vœux. Mon père se tut un instant. Pendant tout l’entretien, il avait continué paisiblement de déjeuner. — Je ne vois point, dit-il, quelle compensation je pourrais t’offrir. Tu as trente ans, tu n’es point mariée, tu as toujours montré du jugement, tu ne m’as jamais donné un sujet de plainte, tu te promets du bonheur dans l’exercice de ton talent, fais ce qui te paraîtra bon… — Il se leva, prit la lettre de Lewald et considéra la traite qui y était jointe. Elle était au porteur. Quittant l’air sérieux qu’il avait gardé jusque-là et passant au badinage, il dit : — Tu as commencé aujourd’hui à gagner de l’argent, tu seras aise de l’avoir tout de suite dans les mains, je vais prendre la traite et en toucher le montant… — Il se dirigea vers la porte, se retourna encore une fois, et dit avec une émotion évidente : — Ainsi, un écrivain ! — Alors il leva légèrement ses beaux yeux bruns, — comme il avait coutume de faire lorsqu’une chose inattendue ou pénible lui arrivait ; puis il prit ma tête dans ses deux mains, et, m’embrassant affectueusement, il dit : — Dieu veuille que tu trouves là le bonheur. — Sur ces mots, il sortit, et j’étais si émue que les larmes inondèrent mon visage. Le moment où je me fiançai pour toute ma vie à mon mari ne fut pas plus solennel pour moi. »


Il n’y a point dans toute l’Histoire de ma vie de page où Mme Lewald ait plus complètement dépeint et elle-même et le milieu où elle a vécu. Cet intérieur de famille, ce mélange de bonhomie et de solennité chez le père, cette fille correcte et sage qui expose d’un ton reposé à ce vieillard des idées si bien faites pour le surprendre, celui-ci qui écoute sans sourciller et répond du même ton, puis l’attendrissement de la fin, cette bénédiction mouillée de larmes, cette naïveté d’exaltation, tout, jusqu’au sourire israélite que l’aspect de la lettre de change amène au beau milieu de ces graves explications, tout est caractéristique ici, tout nous rappelle où nous sommes. Et remarquez de quel ton cela nous est conté ; c’est la crise décisive de la vie de cette femme, c’est une scène dont les moindres détails restent présens à sa pensée ; elle y a été tour à tour émue et transportée, elle le dit, et l’on n’en ressent rien ; les mots sont justes, ils ne portent pas ; il semble qu’elle se soit livrée là tout entière avec cette froideur spécifique, cette empreinte de bourgeoisie juive qu’aucun éclat de bel esprit, aucun reflet d’idée généreuse n’effacera jamais en elle, et qui sont comme la marque de ce caractère si ordonné et si méthodique jusqu’en ses mouvemens même les plus passionnés.

Ces traits posés, et elle s’est chargée elle-même de les montrer au lecteur, nous aurons vite achevé de faire connaître Mme Lewald. Elle publie sans nom d’auteur un roman, Clémentine, dont le succès l’encourage à découvrir son nom. Sa vie, à partir de ce moment, est toute remplie par le travail. Admirée à Kœnigsberg, accueillie dans ses passages à Berlin avec une faveur de plus en plus marquée par le monde des beaux esprits, elle continue sa route, délivrée désormais des empêchemens qui l’avaient arrêtée au début. On la laissa libre d’organiser son existence à sa guise. Aussitôt qu’elle crut pouvoir se suffire à elle-même, elle quitta Kœnigsberg et vint s’établir à Berlin. Les commencemens furent pénibles. La faveur du monde ne suffit pas ; Fanny avait l’indépendance, mais aussi la solitude. Elle eut un moment de découragement profond et d’anxiété. Ce ne fut qu’une faiblesse passagère dont elle se releva bien vite. « Je voulais, dit-elle, être en harmonie avec moi-même, et ne. rien enseigner que ma vie ne pût justifier. »

Si fermes qu’elles fussent cependant, les convictions de Mme Lewald manquaient encore d’assises. Il restait quelque chose de vague dans sa pensée et d’indécis dans ses aspirations. Il fallait une théorie pour fixer tout cela et le relier. Un docteur Julius Waldeck, de Kœnigsberg, esprit très clair, à ce qu’assure Mme Lewald, l’entretint un jour de Spinoza. Elle avait entendu parler plus d’une fois de l’homme et du système ; mais elle n’en avait qu’une idée confuse, et elle pria tout simplement le docteur de lui en donner d’un mot la formule. « Tout est Dieu, répondit-il. Maintenant, ajoute-t-elle, j’avais ce qu’il me fallait, l’appui pour toute ma vie, le régulateur -pour toutes mes pensées, toutes mes affections, je me sentais exhortée à cette soumission de l’individu au Tout que personne ne peut atteindre aussi longtemps qu’il voit dans l’homme et son bonheur le véritable objet de la création… » L’Histoire de ma vie s’arrête ici. Revenant sur son passé, Mme Lewald assure qu’elle ne conserve point de regrets. Rien de ce qu’elle laisse en arrière n’aurait pu lui donner le bonheur. Elle l’a trouvé, dit-elle, dans la « maison silencieuse, pleine d’amour et de paix, au foyer chéri. » Elle a épousé en 1854 un littérateur distingué, M. Adolphe Stahr. « Je ne saurais, dit-elle, en parlant de la composition de son premier roman, rendre la surexcitation et le bonheur passionné que je trouvai dans ce travail. » Mme Lewald a constamment à la bouche de ces1 grands mots ; le lecteur averti se prépare à être remué.

Que produira l’auteur après tous ces grands cris ?


On attend, la secousse ne vient pas, on demeure froid, et l’on s’étonne. Ces mouvemens d’âme restent renfermés au dedans, il semble que la passion de l’écrivain se glace sous sa plume, on n’a jamais mieux appliqué la fameuse maxime : faire de l’ordre avec le désordre. Cette disproportion entre l’exaltation de l’auteur et la sécheresse de l’ouvrage est plus frappante encore peut-être dans les romans de Mme Lewald que dans l’histoire de sa vie. C’est qu’elle n’est point artiste au vrai sens du mot. Reproduire la nature, indiquer l’idéal, peindre, toucher ; n’est pas seulement ce qu’elle se propose. C’est un publiciste ; elle entend avant tout convaincre et faire agir ; le roman n’est pour elle qu’une forme et un prétexte. Elle est essentiellement un écrivain à tendance. Il y a une thèse dans chacun de ses livres ; la partie polémique en est la plus brillante. Mme Lewald discute mieux qu’elle n’invente, et analyse mieux qu’elle ne peint. Elle a plus de savoir que d’imagination. Noter les faits et les déduire dans leur ordre logique, en les assaisonnant un peu trop généreusement peut-être de réflexions et de maximes, c’est à quoi son talent se prête le mieux. Elle gagne à être aux prises avec la réalité. Aussi ses relations de voyage valent-elles mieux que ses romans, et l’histoire de sa vie est-elle son plus remarquable ouvrage.

Elle ne voulait point, dit-elle, « écrire par vide de cœur, pour amuser des femmes stupides. » Elle entend n’être point confondue avec ces auteurs orgueilleux qui se vantent en se confessant, veulent se faire plaindre et admirer. Encore moins a-t-elle cherché dans ses romans à se raconter elle-même, à refaire sa vie par l’imagination. Elle se défend d’avoir peint d’après nature aucun des caractères qu’elle présente. « Je n’ai jamais, dit-elle, reproduit la pure et simple figure d’une personne ni rapporté dans sa nudité un fait réel, vécu. » Dans les péripéties par où elle a passé, ce qui la frappe surtout, c’est la question sociale qui s’en dégage. Voilà ce qui l’anime et la fait écrire. Son œuvre avant d’éclore traverse ainsi une abstraction et s’y refroidit. Veut-on la voir à l’ouvrage et saisir sur le vif le travail de sa pensée, prenons son premier roman, Clémentine. On se rappelle comment elle l’écrivit, après quels déchiremens secrets et quels efforts pour ne point se laisser réduire à un mariage de raison. Elle suppose qu’elle ait cédé et se demande ce que deviendrait une pareille union, appuyée uniquement sur l’estime, si l’ancien amour venait à se réveiller. Il devrait être sacrifié au devoir, mais au prix de quelles angoisses ! Le faire voir, n’est-ce pas condamner de tels mariages ? Voilà la situation trouvée et le cadre tracé ? c’est à peine si Mme Lewald y place pour mémoire l’image, de l’homme qui avait si longtemps occupé sa pensée. Ce qui l’entraîne et l’exalte en effet, c’est bien moins cette œuvre de souvenirs que l’exposition de ses idées sur l’amour et le mariage. « Il me semblait, dit-elle, accomplir une action, lutter dans un combat pour la liberté… Mon cœur battait de transport, c’était pour moi comme une confession de foi. » Et cette confession de foi écrite avec une surexcitation si grande, — Mme Lewald assure qu’elle en devint malade, — ne contient guère, à vrai dire, que des doléances banales et des vérités de sens commun. Il n’est point oiseux sans doute de les répéter, mais pourquoi ne les avoir point énoncées tout simplement ? Elles auraient coûté moins de fatigue à l’auteur, et le public les entendrait mieux. Des questions analogues sont débattues dans un des récits qui suivirent, Eine Lebensaufgabe, et le morceau que Mme Lewald paraît avoir le plus soigné dans cet ouvrage, c’est un dialogue sur l’interprétation qu’il convient de donner au fameux roman les Affinités électives, dissertation qui renchérit encore sur cette œuvre abstraite et quintessenciée où le génie de Goethe s’égare trop souvent loin de cette réalité qu’il pénétrait si bien, et qui le renouvela tant de fois.

Parcourez les romans de Mme Lewald, et vous verrez les pensées qu’elle y développe se déduire de la même façon de l’expérience de sa vie. Ici, c’est la condition des Juifs, la revendication de leurs droits, la réhabilitation de leur caractère ; Mme Lewald s’en occupe souvent, elle en fait l’objet de maint épisode, elle y a consacré un livre tout entier, Jenny. Ailleurs, et c’est le cas le plus fréquent, le drame surgit du conflit des classes et de l’opposition des tendances démocratiques avec les anciens préjugés et les vieilles mœurs, comme, par exemple, dans le roman de tendance sociale et d’allure réaliste intitulé la Femme de chambre. La muse laborieuse de Mme Lewald ne s’est pas renfermée toutefois dans ces travaux à longue portée, elle est descendue un jour jusqu’à la plaisanterie, et nous a donné sous le titre de Diogena une parodie des romans de la comtesse de Hahn. Le livre, on le -conçoit, fit grand tapage quand il parut ; il est un peu oublié déjà : à vrai dire, il ne révélait rien de nouveau sur le talent de l’auteur.

Si patientes et si curieuses d’exaltations subtiles que soient les lectrices allemandes, les qualités littéraires, de Mme Lewald ne sont point de nature à expliquer la vogue dont elle jouit. Il n’en faut pas non plus chercher les motifs dans les airs d’esprit fort dont elle se targue. Ces éclats de libre pensée n’éveillent que de rares échos. C’est par l’ardeur qu’elle déploie pour la cause des femmes que Mme Lewald s’est attiré leurs suffrages, et c’est le cas d’expliquer ce qu’elle entend par ce mot d’émancipation, derrière lequel s’abritent tant de propositions diverses. Il suffira de se rappeler la vie de l’auteur pour se rendre compte de sa pensée sur ce point. « L’émancipation que je revendique, dit-elle, est celle que j’ai poursuivie et obtenue, l’émancipation au travail, à un travail sérieux. » Le lecteur peut donc être rassuré : il ne s’agit ici ni du woman suffrage ni des « unions libres, » et ce mot redoutable d’émancipation ne résume que des idées modérées, sinon toutes également applicables et justes. L’éducation mal dirigée qui condamne la femme à une infériorité intellectuelle et l’empêche de se créer par elle-même une situation indépendante, les usages qui l’écartent de beaucoup d’emplois qu’elle pourrait utilement remplir, les préjugés bourgeois qui attachent au travail des femmes une certaine idée de déchéance, la nécessité qui amène la plupart des jeunes filles à ne chercher dans le mariage qu’une position assurée et des avantages extérieurs, voilà les inconvéniens qui frappent Mme Lewald. Elle les a subis elle-même ; elle croit que les choses iraient mieux dans le monde et dans son pays surtout, que les ménages seraient plus heureux, les enfans mieux élevés, la société plus morale, si certains abus étaient réformés ; elle les combat donc avec une hauteur marquée, une passion qu’elle ne cherche point à dissimuler. Elle s’abandonne bien parfois à quelque intempérance de logique ; mais on ne peut méconnaître, pour l’Allemagne en particulier, un fonds de vérité et de raison dans ces critiques ardentes.

Il y a des femmes auxquelles la vie est dure, qui luttent péniblement dans un labeur honnête sans y voir d’avenir ; celles-là lisent Mme Lewald. Elles la blâment quelquefois, estiment qu’elle va trop loin ou ne l’entendent pas parfaitement ; elles jugent souvent aussi que ses critiques tombent juste, et cela suffit à les intéresser. Mme Lewald ne les vante point ; elle ne les pousse ni à l’étourdissement des passions ni au renoncement du cloître : elle les exhorte à une certaine virilité, à cet affranchissement moral qui lui a procuré à elle-même l’indépendance, la célébrité, le bonheur. Malheureusement tout le monde n’a pas l’esprit nécessaire pour soutenir une telle attitude, ni le mérite suffisant pour dominer le ridicule, et l’on risquerait fort, en suivant de trop près ces principes, de transformer en bas-bleus pédantesques et vains toute une population de ménagères désorientées. Ce serait le danger d’une éducation qui chercherait moins à développer les qualités naturelles de la femme qu’à lui en imposer de nouvelles. Les femmes qui se piquent de supériorité sont trop aisément portées à dédaigner les mérites réels de leur sexe. L’on ne peut dire que Mme Lewald se soit suffisamment gardée de ce travers, et, lorsqu’elle y succombe, elle méconnaît le meilleur de son talent. Ce qui plaît chez elle en effet et relève décidément ses ouvrages, c’est une observation juste de certains états de l’âme féminine ; ce qui échauffe son style, c’est la compassion éloquente pour les douleurs de ses pareilles, c’est quelque chose d’humain, de senti, de personnel, qui perce çà et là et rappelle que l’auteur est une femme, qu’elle a vécu, qu’elle a souffert et garde un cœur. C’est la note la plus claire dans ce concert de musique savante, c’est la vraie, la seule qui touche et puisse rester.


III

Entrons dans une atmosphère plus tempérée. Voici un auteur aimé des jeunes filles et bien vu des mères, Mlle Bremer. Elle est Suédoise, mais ses livres sont tellement répandus et considérés en Allemagne, que l’on doit lui donner place dans ce travail. Elle est de la race d’ailleurs, et nous retrouvons en elle, adouci par l’esprit chrétien, modéré par une grande rectitude de cœur, le double caractère que nous venons d’étudier dans ces manifestations extrêmes, le tempérament rêveur et la tendance à moraliser.

Mme de Hahn nous emportait en plein nuage orageux, Mme Lewald nous jetait dans l’abstraction sèche et forcée ; avec Mlle Bremer, nous revenons à la vie de chaque jour. Elle aussi a puisé ses inspirations en elle-même et nous donne dans ses livres un reflet de son existence ; mais cette existence a été modeste et mesurée, renfermée presque toute dans la sphère domestique et traversée seulement par des épreuves intimes. Nous touchons à un groupe moins brillant, mais plus naturel, plus humain et partant plus sympathique que ceux que nous quittons. C’est la vie intérieure des familles du nord avec sa poésie douce et ses charmes discrets, à laquelle nous allons donner un coup d’œil. Plus d’éclats, plus de passion, l’histoire est très courte et très simple.

Frederika Bremer[4] appartient à une famille d’origine allemande ; elle est née à Abo, en Finlande, en 1801. La plus grande partie de sa jeunesse se passa à la campagne, dans une vieille demeure qui remontait au XIVe siècle et dont l’aspect romantique paraît avoir saisi vivement son imagination. Les enfans, — ils étaient quatre, — y étaient soumis à une discipline rigoureuse. C’étaient les mœurs d’alors, et, si excellente qu’elle fût, la mère de Frederika aurait cru manquer à ses devoirs en se montrant moins sévère. Son père avait un naturel mélancolique ; il restait, paraît-il, pendant de longues heures à se promener dans les vastes chambres du château, et quelquefois on l’entendait pleurer. Frederika avait hérité en partie de ces dispositions à la tristesse. Elle reçut l’éducation la plus complète. Petite, sans beauté, la tête un peu trop forte, mais la physionomie vive et intelligente, elle se développa rapidement, et commença de bonne heure à crayonner de petites poésies. Elle rêvait beaucoup, un peu au hasard de ses lectures et sous l’impression de ses alentours. Chaque année, on allait séjourner à Stockholm ; Frederika ne s’y plaisait guère ; elle n’aimait point le monde : sans doute elle savait qu’elle n’était pas jolie, et, redoutant de ne point plaire, se renfermait davantage dans sa timidité. Les travaux de la maison, l’étude, la musique, puis, le soir, la lecture à haute voix ou la partie d’échecs du père, de plus en plus silencieux et porté à l’hypocondrie, telle était sa vie pendant les mois passés à la campagne. Concentrée comme elle l’était, elle souffrait de n’être point comprise ou plutôt de n’être point devinée. « Nulle part un cœur, un regard ; tout meurt, ou plutôt tout est mourant, excepté la douleur. » Dans cette lassitude de l’inaction et du doute, elle s’efforçait de détruire tout germe d’espérance, si grande était en elle la crainte des déceptions. « Pourquoi ce désir ardent en moi de devenir célèbre et de me faire un nom ? écrivait-elle dans son journal. Si on a rarement l’occasion d’accomplir de grandes choses, on a chaque jour le moyen d’exercer son âme à la patience, à l’indulgence, à l’abnégation, — petites vertus, les plus difficiles pour certaines âmes, car on les pratique en silence, et elles passent inaperçues. » Puis elle s’effrayait de vieillir, — elle avait vingt et un ans tout au plus en ce temps-là, — et de voir s’émousser en elle cette sensibilité excessive qui pourtant la tourmentait. Elle se réfugiait alors dans un amour général de l’humanité malheureuse, elle projetait de consacrer son existence aux affligés, et pour être toute à eux, dans son enthousiasme de dévoûment, elle se promettait de ne se marier jamais. Elle ne formait de si vastes desseins que parce que la réalité lui manquait. Dès qu’elle put commencer d’agir, tous ces fantômes de la solitude s’évanouirent, et son esprit rentra de lui-même dans la mesure. Elle écrivait déjà pendant ces années de trouble, mais en secret, pour apaiser seulement et fixer son imagination. « Comme les petites ondes de la baie, qui, agitées par le vent, tracent sur le sable des lignes insignifiantes, j’écrivais pour écrire. » Elle n’était pas encouragée et n’entrevoyait point le succès. La vocation cependant grandissait en elle et lui montrait dans le métier d’écrivain l’accomplissement possible de ses vœux. Elle commença de s’y préparer sérieusement, et se mit à étudier avec une ardeur consciencieuse qui ne se démentit jamais. Son premier ouvrage, Esquisses de la vie de tous les jours, parut en 1828 et obtint du succès. La carrière de Frederika était tracée maintenant, le reste de sa vie ne présente plus que le développement de son activité modeste et bienfaisante. Fidèle à ses premiers engagemens envers elle-même, elle ne se maria point. Elle avait un penchant d’indépendance solitaire qui ne s’accommodait point des obligations du ménage ; ses travaux l’absorbaient complètement. Elle trouvait d’ailleurs dans sa famille un refuge assuré, et des affections toujours prêtes à la soutenir.

Les lettres d’elle qu’on a publiées n’ont ni une grande valeur littéraire ni un intérêt bien piquant. Elle écrit le plus souvent à une de ses sœurs, l’entretient de ses travaux et de leurs affaires domestiques. C’est un intérieur honnête et intelligent qui s’ouvre au lecteur ; ces gens s’aiment et se le disent comme ils le sentent ; les chagrins qui les affligent sont les plus naturels, mais aussi les plus cruels de tous ; ils furent durement éprouvés de ce côté : Mlle Bremer vit emporter rapidement et disparaître plusieurs des siens. Elle acheva d’apprendre, ainsi de sa propre expérience ce rôle de consolatrice qu’elle s’était donné. Elle parle quelque part des lettres de Mme de Sévigné, qu’elle venait de lire. « Toutes les merveilles de cette plume enchantée, dit-elle, n’auraient pas suffi à soutenir l’intérêt sans ce mot : ma fille ! ma fille ! qui revient à chaque page et qui sort du cœur. » — Voilà bien la femme : artiste très incomplète assurément, un peu dédaigneuse même peut-être de la forme qui charme et préoccupée uniquement de ce qui touche ; ce sont de pareils mots souvent répétés qui sont tout l’attrait de sa correspondance. Sous ce rapport, ses lettres ont du prix. Elles nous montrent son âme en toute simplicité de nature, et nous font remonter à la source même de son talent honnête. Jamais écrivain ne fut à ce point sincère d’intentions et ne montra une conviction plus naïve et plus sympathique. « Ma jeunesse n’a pas été heureuse, écrit-elle ; c’était un temps d’amertume, mon plus grand vœu était de pouvoir mourir… Plus tard j’ai trouvé les moyens d’agir et de créer, et je remercie la vie, qui me paraît belle et bonne maintenant. » Elle ne se croit point une exception en ce monde, elle ne se figure pas que la crise qu’elle a subie lui soit particulière ; elle veut épargner aux autres une partie de la peine, les préserver des écarts où elle sent qu’elle aurait pu tomber, leur faciliter le chemin qui l’a conduite au repos. Elle n’imagine point de meilleur remède que celui qui l’a guérie : « faire le bien, qui nous montre la vie en rose. » Il n’y a point de bonheur durable en dehors des affections permises, les vertus domestiques ont aussi leur poésie, voilà tout le fond de sa morale et le sens de ses ouvrages, Il Représenter ce que la vie de famille a d’attachant et de solide, comme elle peut soutenir l’homme en toute circonstance, c’est, dit-elle, avec la peinture de quelques originaux, la tâche que je me suis imposée. » Elle l’a remplie consciencieusement, et y a réussi autant qu’il est possible en ce genre secondaire. Elle décrit beaucoup ; elle a des volumes entiers qui ne sont qu’une série de tableaux d’intérieur à peine reliés par une intrigue légère ; ces photographies, bien dégradées et de teinte douce, sont ce qu’elle a de meilleur et vont droit au but ; c’est comme une aimable relation de voyage qui donne envie de partir pour les lieux dont elle parle, et fait rêver doucement du bonheur qu’on y goûte. Mlle Bremer s’inspire là de ses souvenirs ; elle invente moins, à proprement dire, qu’elle ne varie indéfiniment sur un thème uniforme. Elle vise pourtant quelquefois plus haut, comme dans les Voisins par exemple, — un roman où Il y a un essai de drame, une velléité de passion, appareil naïf qui n’ajoute guère à l’intérêt du livre. Tout l’attrait est dans les caractères, deux surtout, caressés avec soin et d’une étude très délicate. Une jeune fille, médiocrement belle et assez pauvre pour être obligée de donner des leçons, inspire un sentiment très vif à une sorte de bourru bienfaisant qui l’épouse et l’emmène dans son château. C’est là qu’on nous les présente dans les premiers jours de leur mariage, très séparés d’âge, très dissemblables de caractère et d’éducation, mais également sincères et loyaux tous deux. Ces débuts de vie commune, la manière dont chacun, non sans quelque effort et quelque frottement, arrive à se faire apprécier de l’autre, comment l’amour naît entre eux de l’estime et de la reconnaissance, tout cela est raconté d’un certain ton de vérité émue qui fait pardonner l’excès de détails où se perd parfois l’auteur.

Mlle Bremer ne se contenta point d’écrire, elle agit, et peu d’existences furent aussi bien remplies que la sienne. On la trouve mêlée à toutes les institutions de bienfaisance de son pays, à celles surtout qui avaient pour objet de venir en aide aux femmes isolées. Le sort de ses pareilles, quand le mariage n’assure pas leur avenir, ne cessa de l’occuper, et ce problème de l’émancipation, qui tente irrésistiblement toutes les plumes féminines, l’absorba à son heure et la retint. Mlle Bremer fit un voyage en Amérique et en rapporta une impression très vive du rôle que la femme a su se faire en ce pays. Elle pensa même un instant à provoquer une agitation dans ce sens : elle y renonça promptement, et se contenta de combattre les faux principes d’éducation et les préjugés vieillis qui interdisent encore à beaucoup de femmes un travail honorable et nécessaire pour elles. Elle se rencontrait sur ce terrain avec Mme Lewald ; mais ce que celle-ci revendiquait comme un droit et un honneur, Mlle Bremer n’y voyait qu’une compensation : le foyer domestique resta toujours à ses yeux la véritable sphère de la femme. « Une mère, disait-elle, qui élève bien ses enfans fait plus pour la moralité humaine que tous les livres du monde : voilà qui ennoblit singulièrement et relève sa mission. » Cette absence absolue de toute affectation vaine doit être notée ici ; c’est le trait le plus aimable et le plus marquant de Mlle Bremer. Les choses de la science et de la politique ne lui étaient point indifférentes ; mais elle n’y touchait guère que du côté pratique, et pour ainsi dire à travers le sentiment. Elle étudiait les questions sociales à la façon de Mme Beecher Stowe. Entourée d’hommages et de respects, elle s’éteignit en 1865, rare exemple d’une existence achevée et satisfaite. Avec un certain tour d’esprit tendre et rêveur qui est de son pays, elle rappelle à plus d’un égard Mme de Genlis ; mais elle est moins prêcheuse, sa morale est moins artificielle, plus poétique et plus vraie à la fois. Ce qui importe le plus enfin en ces matières d’exemple et d’enseignement, elle est toute dans ses livres et s’est montrée constamment d’une sincérité entière.

On place d’habitude auprès de Mlle Bremer un auteur qui s’adresse au même public et dont les ouvrages se rencontrent souvent à côté des siens sur l’étagère des jeunes filles, Mme Polko. Elle est moins bonne à lire, mais elle est lue davantage peut-être. Elle ne s’adresse qu’à l’imagination, et, sans l’entraîner bien loin, elle la mène hors du monde réel et la laisse là courir les aventures. Mme Polko s’est fait connaître surtout par des contes où elle présente sous une forme fantastique des épisodes de la vie des musiciens célèbres. L’histoire s’y mêle le plus singulièrement du monde à d’innocentes féeries ; Mme Polko s’inspire évidemment de certains récits d’Hoffmann ; mais ce qu’elle nous donne est de l’Hoffmann efféminé, où je ne sais quelles senteurs de parfumerie doucereuse remplacent les vapeurs du punch et l’acre fumée du tabac. La vie artiste a conservé en Allemagne tout son prestige romanesque ; Mme Polko l’entoure d’une auréole éthérée, tout y est gloire et pureté ; les têtes se montent et s’envolent à sa suite vers ces sphères aériennes où l’on vit d’idéal et d’adoration, où l’on souffre si poétiquement et soupire avec tant de grâce. Laissons ces jeunes esprits à leurs rêves enfantins. Voici venir le mariage, les enfans, tout le train domestique : le ciel s’abaisse peu à peu, l’éclat se décolore, l’air s’épaissit, l’horizon se rapproche, le cœur se resserre sur lui-même, et la folle du logis, bien enfermée maintenant, ne courra plus les chemins. « Le soleil, comme dit Jean Paul, ne sera plus qu’un gros poêle, la lune un globe pour le travail du soir, le Rhin un baquet à lessive. » On ne pense plus qu’à ses devoirs intimes, aux choses de la famille ; on n’a pas d’autre ambition que de les bien remplir, et ils font tout l’objet de l’entretien les jours où s’assemblent les amies communes autour de la « table à café. » La médisance y prend bien sa part ; l’on sait difficilement être content de soi sans blâmer les autres, et, si pâle que soit le tableau, il faut qu’il ait son ombre. Elle doit disparaître pourtant dans les livres, rien n’y doit faire tache à l’image, modestement enluminée, de la vie où l’on se complaît. Il y a pour ce public nombreux et estimable toute une littérature, — si l’on peut lui donner ce nom, — que l’on a baptisée du sobriquet caractéristique de « romans de tricot. » Mme Wildermuth se place au premier rang parmi ces auteurs dont le réalisme sentimental répond bien à ce tour d’esprit toujours prêt à s’attendrir sur les objets les plus ordinaires. Elle ne se met point en frais d’invention la plupart du temps, et qu’en a-t-elle besoin ? Ce que l’on cherche dans ses récits, c’est la vie de tous les jours exactement décrite et discrètement glorifiée. L’auteur se borne à conter ce qu’il a vu ou appris sur sa route. Point d’égaremens, point de passions séduisantes ; la silhouette du vice, si on la montre par instans, n’apparaît que comme un épouvantail ; ce ne sont que vertus modestes et qualités intimes, mères excellentes qui préparent leurs filles à les imiter, pasteurs de campagne entourés d’enfans et bénissant tout le monde, mais avant tout le monde les bonnes ménagères.

Nous voilà parvenus au sol où repose, en pleine vulgarité, le pied de l’échelle mystique par où s’en vont jusqu’aux nuages les rêves des lectrices allemandes. Nous avons dû sauter par-dessus plus d’un degré et ne nous arrêter qu’aux lieux où l’atmosphère changeait. Nous avons été forcé d’omettre beaucoup de noms, Mme Paalzow, par exemple, dont les romans, historiques par le costume seulement, sont comme la contre-partie de ceux de Mme de Hahn, Mme Mühlbach, Mme de Bacharacht et d’autres encore. Notre objet était, non de les faire connaître toutes, mais seulement de donner par les angles les plus saiilans et les faces les plus colorées un aperçu de ce petit monde à part que forment chez nos voisins les femmes auteurs. Aucune d’elles, en définitive, ne peut être prise comme le représentant complet d’une classe particulière d’esprits. Sans doute et par certains côtés très marquans, elles se rattachent à des tendances et à des manières d’être fort répandues : c’est par là qu’elles plaisent et savent intéresser ; mais elles dénaturent le type en l’exagérant : qualités, défauts ou faiblesses, les élémens divers du tempérament ne sont point chez elles dans leur proportion naturelle. Elles accusent avec énergie plusieurs traits de la physionomie nationale, elles ouvrent sur le tour d’imagination de leurs lectrices un jour précieux ; on ne saurait trouver dans leur vie, non plus que dans leurs écrits, une image exacte de leurs compatriotes.

C’est ailleurs qu’il la faudrait chercher. On peut être Instruite sans pédanterie, sensible sans ridicule, honnête sans vulgarité ; il y a une sérénité d’âme qui n’étouffe point l’imagination, une ingénuité qui n’est point niaise, un enthousiasme qui n’est pas de la folie, des grâces sérieuses en un mot et un tempérament harmonieux où se fondent en nuances délicates les caractères opposés que nous venons d’étudier. Au lieu de vanter des faiblesses, de glorifier des défauts et de forcer la nature sous prétexte de l’embellir, que n’a-t-on porté les regards autour de soi, sur tant de choses touchantes ou gracieuses que des femmes pouvaient si bien voir et exprimer si bien ? On aurait découvert ainsi moins d’aventures extraordinaires ; mais on aurait atteint ce que la réalité seule donne, la trame éternelle de toute poésie, des âmes vivantes et vraies. Il y a un petit poème de Chamisso où sont traduits en stances simples les sentimens dans lesquels se résume la vie de la plupart des femmes ; c’est comme la légende du cœur féminin : la première fierté d’amour d’abord, l’admiration enthousiaste, le bonheur tendre et recueilli, la confiance absolue, le dévoûment sans réserve, puis les joies souveraines, la maternité qui double l’amour et le rajeunit, la douleur unique et irréparable, enfin la mort et les souvenirs qui laissent attendre le ciel. La poésie est un peu trop intime peut-être, trop innig, comme on dit en Allemagne ; mais elle émeut. Qui a entendu ces vers, chantés surtout avec les pénétrantes mélodies qu’ils ont inspirées à Schumann, en sait davantage sur la nature des femmes allemandes et les juge de plus haut que celui qui lit tous les livres de leurs romancières préférées. Et ces types immortels de vérité poétique, Marguerite, Dorothée, Charlotte, qui sont-ils, sinon l’essence même de la nature allemande ? Goethe, j’en conviens, avait un faible pour les femmes bel esprit, et entrait volontiers avec elles en commerce d’admiration ; mais il les traitait comme Jupiter ses amantes mortelles, et ne leur gardait point de places dans son olympe. Ouvrez ses mémoires et contemplez sous le vernis glacé dont il le recouvre le portrait de sa mère, relisez surtout l’admirable épisode de Frédérique, vous toucherez la vie même et la vérité pure, et vous vous rendrez compte de ce qui manque aux comtesses Hahn et aux Lewald pour atteindre le grand art. Insuffisantes ou infidèles dans leurs peintures, les femmes auteurs en Allemagne n’ont point encore sérieusement pris place dans la littérature, et en définitive, de quelque éclat emprunté qu’elles aient ébloui les yeux, quelque bruit que l’on ait fait autour de plusieurs d’entre elles, elles n’ont donné à leur pays ni une Sévigné, ni une Staël, ni une George Sand.


ALBERT SOREL.

  1. Gräfin Ida Hahn-Hahn, ein Lebensbild nach der Natur geseichnet (la comtesse Ida Hahn-Hahn, portrait biographique dessiné d’après nature), von Marie Hélène, Leipzig 1869.
  2. Fanny Lewald, Meine Lebensgeschichte, t. VI, p. 154.
  3. Meine Lebensgeschichte, six volumes, Berlin 1862. — L’ouvrage est divisé en trois parties, intitulées : Dans la maison paternelle, — Années de souffrance, — Années de voyage et d’affranchissement.
  4. Lebenschilderung und Briefe von Frederika Bremer, herausgegeben von ihrer Schwester Charlotte Quiding. Leipzig 1868.