La Littérature byzantine
Depuis une vingtaine d’années il se fait, peu à peu, un travail de réhabilitation en tout ce qui concerne l’empire chrétien d’Orient. Les expressions de byzantinisme, de bas-empire n’ont, il est vrai, rien perdu de leur signification méprisante. Toutefois, on commence à mieux apprécier ce qu’a été le monde byzantin, à étudier d’une manière plus approfondie l’histoire de l’empire grec. Les préjugés, à travers lesquels on l’a pendant si longtemps vu, se dissipent graduellement. En France, aussi bien qu’ailleurs, des travaux importans ont été consacrés à diverses phases de ce passé jusqu’ici si méconnu. Le succès de quelques-uns de ces écrits a trouvé un écho au-delà même du public limité auquel ils s’adressaient. Non pas que les choses byzantines soient encore à la mode ; mais il semble qu’il ne s’en faut pas de beaucoup.
L’étude de cette période historique nous réserve bien des surprises. Le champ est si vaste, il en reste tant de parties à explorer, que les recherches du savant ou de l’historien auront longtemps l’attrait de l’inconnu. Ainsi, la littérature byzantine était fort difficile à étudier jusqu’à ce jour. Nous ne possédions sur ce sujet, dans aucune langue de l’Europe, un ouvrage sérieux et complet. Cette lacune vient d’être comblée par M. Krumbacher[1]. En attendant que son livre soit traduit en français, ceux qui peuvent lire l’allemand n’auront plus d’excuse s’ils dénigrent cette littérature tout entière, sans en rien savoir. Cette étude n’offrît-elle pas d’autre intérêt, on pourrait toujours invoquer en sa faveur ce fait, que les écrivains grecs de ces longs siècles constituent le véritable trait d’union, — ou, si l’on veut la transition, — entre la civilisation antique et la renaissance moderne.
Mais ce n’est pas seulement comme faisant suite au passé que cette époque peut nous intéresser. L’empire grec a été, pendant la plus grande partie de son existence, l’état le plus important du monde civilisé d’alors ; au dedans, l’hellénisme, transformé par la religion chrétienne et par l’adoption des traditions romaines, y apparaît sous une face nouvelle ; — au dehors, cet empire exerce autour de lui, dans toutes les directions, mais surtout parmi les peuples slaves, une influence dont les résultats sont encore visibles de nos jours. Son histoire se rattache ainsi aux origines de l’Europe contemporaine. Si nous y voyons la fin de l’antiquité, nous y trouvons aussi les commencemens de l’ère moderne. C’est à ce double point de vue que l’on s’est enfin placé pour comprendre et traiter cette histoire, et c’est là, peut-être, la meilleure explication de l’intérêt croissant dont les études byzantines, depuis quelques années, sont l’objet.
Une question se pose ici tout d’abord : où commence la période byzantine ? — Parmi ceux qui ont traité l’histoire de l’empire d’Orient, plusieurs ont pris comme point de départ la division de l’État sous les fils de Théodose ; d’autres ont préféré le règne de Justinien, ou celui d’Héraclius, ou même celui de Léon l’isaurien. S’il est malaisé de préciser les commencemens de l’histoire politique, les difficultés deviennent encore plus grandes lorsqu’il s’agit du mouvement littéraire de cette longue période. M. Krumbacher remonte jusqu’à Justinien, pour la simple raison que son travail, faisant partie de la même série que le livre bien connu de M. W. Christ, devait en être la suite. Dans le fait, il considère le milieu du VIIe siècle comme l’époque où finit l’antiquité et où une nouvelle période commence. Dans son introduction, il défend cette thèse par des argumens dont il serait difficile de contester la valeur. Cependant, n’y aurait-il pas quelque chose de trop arbitraire dans ces démarcations ?
A première vue, elles paraissent comme justifiées par le nom même de littérature byzantine. Mais il ne faut pas oublier que le terme byzantin, tout commode qu’il soit, est de fabrication moderne. Le monde auquel on l’applique n’en aurait point compris la portée. Il est bon aussi, croyons-nous, de tenir compte d’un autre fait : c’est que les désignations historiques, qui ont leur raison d’être lorsqu’il s’agit de l’Occident, perdent souvent leur signification dès qu’on passe en Orient. Ainsi, on ne pourrait pas y adapter le terme de moyen âge avec tout ce que ce nom implique. A proprement parler, il n’y a pas eu de moyen âge grec. Le flot des invasions barbares a contourné l’empire grec, sans l’entamer, pendant qu’il bouleversait l’Occident. En Orient, il y a eu déchéance artistique et littéraire, il y a eu affaiblissement dans la puissance créatrice. Mais il n’y a pas eu interruption radicale dans la marche de la civilisation. Les traditions antiques n’y ont jamais été entièrement oubliées. La perte de l’indépendance nationale, l’absorption dans le monde romain, l’adoption d’une religion nouvelle, ont, sans doute, opéré un changement immense dans les conditions et dans les tendances de l’hellénisme ; sous l’influence du contact avec des élémens étrangers ou nouveaux, celui-ci perdit sa première originalité, il ne retrouva plus son ancien essor ; mais il n’en conserva pas moins son caractère et son individualité. Ces nouveaux Romains de l’Orient furent et restèrent toujours Grecs.
Mais, avant tout, ils furent chrétiens. L’influence de la religion nouvelle prédomine et se manifeste dans toutes les phases de leur histoire, et non moins qu’ailleurs dans leur histoire littéraire. L’établissement du christianisme marque le commencement de cette troisième période de la littérature grecque, qui succède aux périodes classique et alexandrine. Au lieu de donner à cette troisième période le nom de byzantine, ne pourrait-on pas, tout simplement, la qualifier de chrétienne ?
Là, encore, il y aurait une date à fixer. Faudrait-il remonter jusqu’aux premiers temps de la prédication ? On ne saurait contester l’influence exercée par les livres sacrés, mais avant qu’elle s’établît, il s’est passé quelques siècles. Les Grecs placent au ive siècle le commencement de cette ère nouvelle de leur littérature. De même que Constantin le Grand est, pour eux, le premier de leurs empereurs, de même les pères de l’église sont les initiateurs d’une nouvelle période littéraire. Saint Jean Chrysostome, saint Basile et saint Grégoire de Nazianze ont, de tout temps, été considérés comme les premiers parmi les écrivains de la Grèce chrétienne. Dans tous les pays grecs, ils sont devenus comme les patrons des lettres. Aujourd’hui encore, le 30 janvier de chaque année, leur mémoire y est célébrée comme une fête à la fois religieuse et académique. Cette fête collective a été instituée en 1100, sous le règne d’Alexis Comnène, comme la consécration d’un sentiment déjà séculaire. Dans les tropaires, chantés en leur honneur, ils sont nommés « les luminaires qui ont embrasé l’univers, — les fleuves coulant le miel de la sagesse, — les hérauts saints inspirés de Dieu. » Sous ces hyperboles poétiques il y a un grand fonds de vérité. Les pères de l’église ont imprimé à l’intelligence grecque le pli qu’elle a gardé pendant de si longs siècles. Nous ne voulons point parler ici des disputes dogmatiques qui ont tenu une si grande place dans l’histoire de l’Orient hellénique ; nous laissons de côté la littérature théologique, que M. Krumbacher n’a pas, du reste, fait rentrer dans son cadre, malgré son importance au point de vue de l’influence qu’elle eut, en général, sur le mouvement des esprits. Mais, même dans la littérature purement laïque, on voit toujours percer le sentiment chrétien et les préoccupations religieuses. Sous le style de l’écrivain qui s’attache, plus ou moins heureusement, aux modèles antiques, on découvre, le plus souvent, l’homme nourri de lectures ecclésiastiques.
Sans doute, au milieu de cette rénovation religieuse, l’esprit antique subsiste toujours. Le paganisme ne fut pas détruit du jour au lendemain. Les historiens Dexippe, Eunape et Zosime sont païens ; Proclus jette un nouvel éclat sur le néo-platonisme, au milieu du Ve siècle : même dix siècles plus tard, Pléthon apparaît comme un novateur, inspiré des doctrines antiques. Mais ce sont là des exceptions. Depuis le ive siècle, le monde est devenu chrétien ; l’esprit religieux est la note dominante dans le mouvement intellectuel des Grecs. Ce n’est pas là la seule explication de leur déclin littéraire. La théologie n’est pas nécessairement fatale aux écrivains. Hier encore elle était qualifiée « d’excellente école de dressage pour l’esprit. » On affirmait, non sans raison, que de « Talleyrand à Renan, diplomates ou savans, tous ceux qui ont passé par les bancs des séminaires en sont sortis plus prestes et plus agiles. » Seulement, pour que cet heureux résultat se produise, il faut que les leçons théologiques soient tempérées par un souffle de liberté, qui manquait dans l’atmosphère politique d’alors. Quoi qu’il en soit, il nous semble que la place attribuée, par les Grecs, aux pères de l’église ne constitue pas une erreur historique et qu’il serait plus sûr de remonter plus haut que ne l’a fait M. Krumbacher, c’est-à-dire jusqu’au IVe siècle, si l’on veut faire un tableau complet du mouvement d’idées dont Constantinople fut le centre et le foyer.
Si l’on ne peut pas facilement préciser la date où commence la littérature byzantine, — pour employer encore ce terme, — on ne saurait pas non plus dire, au juste, où elle finit. La date de 1453 s’impose sous plus d’un rapport. Avec la chute de Constantinople, l’empire grec s’effondre tout entier ; l’état chrétien périt. Cependant, l’Église surnage ; elle reste même, en quelque sorte, aux yeux de la nation asservie, comme l’ombre de l’état disparu. Elle conserva du passé tout ce qu’il était possible de conserver, au milieu du naufrage général. Parmi les épaves à sauver, on s’attache aux traditions littéraires, d’autant plus qu’elles incarnaient, à la fois, la religion et la nationalité. Tout ce qu’il y avait encore de culture littéraire se groupa autour de l’Eglise, se faisant, comme elle, un devoir de ne pas dévier des chemins déjà tracés.
D’autre part, à côté des lettrés attachés à la conservation du passé, une littérature populaire se faisait modestement jour. M. Krumbacher lui a consacré un chapitre spécial, à la fin de son livre. Les monumens que nous en possédons remontent jusqu’au Xe siècle ; les origines peuvent en être suivies plus loin encore. Avant comme après la chute de Constantinople, cette littérature vulgaire, s’exprimant dans la langue parlée et vivante, se permit de se produire à l’ombre de la littérature savante qui, elle, employait une langue que l’on persistait à écrire, après même qu’on eut cessé de la parler. Le cours de ces deux littératures a été parallèle pendant des siècles. Souvent l’une influa sur l’autre d’une manière latente et inconsciente. D’un côté, les lettrés, malgré leur dédain pour la langue populaire, se laissaient parfois aller à en adopter certaines formes ; de l’autre, on ne pouvait pas toujours oublier les leçons reçues à l’école, où l’on avait appris à écrire en étudiant, tant soit peu, la langue antique ou savante. Quoique ces deux courans n’aient pas encore abouti à une fusion, de leur influence réciproque est sortie une nouvelle langue littéraire qui, tout en penchant tantôt à droite, tantôt à gauche, se plie aux besoins multiples de notre société moderne et semble répondre aux besoins d’une Grèce régénérée.
Sans vouloir entrer dans le détail de cette question, bornons-nous à constater qu’en dehors de la littérature populaire, la plus grande partie de ce qui a été écrit par des Grecs, sous la domination ottomane et jusqu’au commencement de ce siècle, est une continuation fidèle des traditions littéraires du passé : la forme, la langue, ainsi que l’esprit, en justifieraient la classification dans la littérature byzantine. Quant à l’église elle-même, sa fidélité à ce passé ne s’est jamais démentie, et si l’on se référait aux mande-mens, aux prières ou aux services composés pour des occasions spéciales, et, en général, aux écrits émanant des chancelleries ecclésiastiques d’Orient, on serait fort en peine d’affirmer que la littérature byzantine ait, en réalité, de nos jours, cessé d’exister.
En dehors d’une introduction et du chapitre consacré à la littérature vulgaire, l’ouvrage de M. Krumbacher est divisé en deux parties : Prose et Poésie. Les prosateurs sont répartis en plusieurs subdivisions : historiens et chronographes, — géographes, — philosophes, rhéteurs, sophistes et épistolographes, — et en dernier lieu, tout ce qui se rapporte à la philologie (alterthumwissenschaft). La diversité de ces rubriques témoigne, par elle seule, de l’activité littéraire de cette période ; et encore il y manque non-seulement tout ce qui touche à la théologie, mais aussi les travaux ayant trait au droit, à la médecine, aux mathématiques, et aux sciences en général.
Chacun de ces groupes est précédé d’un aperçu d’ensemble, où l’on trouve des renseignemens et des jugemens d’un grand intérêt ; puis viennent des notices détaillées sur chacun des principaux écrivains de chaque groupe ; à celles-ci fait toujours suite une bibliographie complète, indiquant non-seulement les éditions, ou les traductions de chaque auteur, mais aussi toutes les monographies ou études spéciales dont il a pu être l’objet dans presque toutes les langues de l’Europe. M. Krumbacher ne s’est épargné aucune peine pour faire de son livre un vade-mecum indispensable, un guide aussi minutieux que sûr, pour ceux qui voudraient s’occuper de littérature byzantine. Il a débrouillé cette masse énorme de documens littéraires avec une patience scrupuleuse, avec une précision scientifique, qui seront surtout appréciées par ceux qui ne sont pas étrangers à ces études. La richesse des détails n’alourdit point son livre. La distribution méthodique de la matière et l’arrangement typographique viennent en aide au lecteur, dont l’intérêt se trouve réveillé à la fin de chaque chapitre par les considérations générales qui préparent le chapitre suivant.
De tous les prosateurs, c’est aux historiens que notre auteur donne la préférence. Ainsi qu’il le remarque, aucun peuple européen ne possède une littérature historique aussi riche que les Grecs. D’Hérodote à Laonic Chalcondyle, la chaîne ne s’interrompt pas. Les historiens de la période qui nous occupe s’attachent aux modèles antiques ; ils imitent leurs procédés et s’efforcent même de leur emprunter leur langue. Ils comprennent comme eux le caractère et la mission de l’histoire ; sans pouvoir les égaler, ils suivent fidèlement leurs traces ; beaucoup d’entre eux ont le vrai sentiment de la science historique et ne manquent point de critique. On ne peut pas leur en vouloir de ne pas avoir devancé leur époque ; il suffit de reconnaître qu’ils sont de beaucoup supérieurs à leurs contemporains de l’Occident. S’ils ont des défauts, ils n’en sont pas toujours responsables ; beaucoup de ces défauts sont le fait du régime sous lequel ils vivaient.
Cependant, il ne faut pas croire que la littérature byzantine constitue un tout uniforme et unicolore. En dehors de la valeur individuelle qui met certains auteurs à part et au-dessus de leurs contemporains, la diversité des idées, des tendances, des goûts, se reflète de siècle en siècle dans les produits de cette littérature. Car les siècles se suivent sans toujours se ressembler, et l’empire d’Orient est loin d’avoir été frappé de l’immobilité qu’on lui a souvent attribuée.
Les variations même dans la langue employée par ces écrivains sont un indice des transformations qui se sont opérées. Pour se borner aux historiens, et sans sortir de la période qui embrasse le livre de M. Krumbacher, ceux du VIe et du VIIe siècle diffèrent de ceux du XIe et des siècles suivans. Chez les premiers, l’effort pour se rapprocher des anciens est moins apparent ; ils restent d’autant plus naturels qu’on ne les voit pas chercher à s’affranchir des élémens contemporains ; le style d’un Procope ou d’un Agathias dénote par lui-même une nature plus raffinée et un sentiment plus artistique. Ces qualités se retrouvent jusqu’au Xe siècle. Quand on passe à Anne Comnène ou à tel autre historien des derniers siècles de l’empire, l’artifice est plus manifeste. On sent que le purisme affecté de ces écrivains est comme une protestation ; à mesure que la langue vulgaire s’affirme, ils s’éloignent d’elle et s’attachent aux traditions classiques avec un redoublement d’ardeur, qui les mène jusqu’au pédantisme. Cet effort vers l’archaïsme atteint son plus haut point sous les Paléologue.
D’habitude, on confond dans un seul groupe les historiens et les chronographes byzantins, en ne les distinguant que selon l’époque dont chacun d’eux s’était occupé et pour laquelle il pouvait servir de source. M. Krumbacher observe, avec raison, qu’il y a entre eux une différence marquée, provenant de la classe sociale à laquelle ils appartenaient respectivement, et de celle à laquelle ils s’adressaient.
Les historiens, nous dit-il, s’adressaient à un cercle restreint ; aux lettrés, au haut clergé, au monde officiel, en un mot, à une espèce de mandarinat, qui cultivait les lettres classiques. Ils appartenaient eux-mêmes à cette élite qui visait à se tenir au-dessus et en dehors du vulgaire. Parmi ces écrivains, il y a eu des empereurs, comme Constantin Porphyrogénète et Jean Cantacuzène ; des princes, comme Anne Comnène ou son époux Nicéphore Bryenne ; à côté d’eux on trouve de hauts dignitaires, des prélats, des juristes et des lettrés de profession.
Les chronographes, au contraire, écrivaient pour un public plus vaste et moins trié, spécialement pour la nombreuse population qui remplissait les couvens. Dans leurs compilations ils se préoccupent moins que les historiens, d’art, de style ou même de syntaxe ; ils sont plus modernes et plus populaires. Moines eux-mêmes, le plus souvent, les élémens de l’histoire ecclésiastique les attirent plus que les faits d’ordre temporel et les intéressent davantage.
Nous ne suivrons pas M. Krumbacher dans les autres parties de son livre, consacrées aux prosateurs. Il suffit de répéter, encore une fois, qu’il n’y a pas une branche du savoir humain à laquelle ces Byzantins, tant décriés, ne se soient appliqués. On les accuse de n’avoir fait faire à aucune d’elles un pas en avant. Il serait permis d’alléguer en leur faveur que leur mission n’était pas-de créer, mais de conserver. Toutefois, et en laissant de côté ce dont nous sommes redevables à leurs jurisconsultes, on ne peut pas soutenir qu’ils se soient toujours renfermés dans une routine conservatrice, excluant le mouvement et le progrès. La tentative de réforme religieuse entreprise par les iconoclastes échoua, il est vrai ; mais elle n’en reste pas moins importante comme un signe des temps. Elle n’aurait pas pu avoir lieu dans un milieu aussi dépourvu d’idées qu’on veut représenter le monde byzantin. Ne pourrait-on pas dire la même chose de presque toutes les disputes théologiques de cette période historique ? Il ne s’y agissait pas toujours de questions abstraites pour lesquelles on se serait passionné sans les comprendre. Sous les dogmes théologiques se cachaient souvent de grandes questions sociales. Les hérésies étaient, en quelque sorte, un dernier produit de la philosophie grecque. En les combattant, les conciles et les empereurs luttaient pour la stabilité de l’État autant que pour l’unité de l’Église. De même pour ces longues luttes qui ont précédé et suivi le grand schisme de Photius ; lorsqu’on viendra à les étudier sans parti-pris et sans préjugés, on y trouvera, croyons-nous, bien des analogies avec la réforme de l’Occident, et l’on sera porté à accorder à ceux qui y ont pris une part active des aspirations plus élevées et une capacité intellectuelle bien plus grande que celles qu’on a voulu, jusqu’à ce jour, leur reconnaître.
Puisque nous avons parlé de philosophie, n’est-ce pas encore un mérite de ces Byzantins d’avoir les premiers renouvelé l’étude de Platon ? — « Tandis qu’en Occident dominait l’autorité exclusive d’Aristote, tandis que même la scolastique du XIIe siècle ne connaissait Platon que de seconde main, et que Pétrarque osait à peine exprimer ses préférences pour l’Académie, — à Constantinople on s’était, dès le XIe siècle, mis avec ardeur à étudier Platon à côté d’Aristote[2]. » Psellus et Jean Italos se distinguent parmi ces nouveaux adeptes du platonisme. Plus tard, au XVe siècle, Pléthon, qui aurait mérité une notice spéciale dans le livre de M. Krumbacher, aida à répandre en Italie les idées du grand disciple de Socrate ; il alla même jusqu’à vouloir renouveler le christianisme par le platonisme.
Nous ne nous sommes occupés jusqu’ici que d’histoire et de philosophie, mais une littérature n’est pas complète, à moins de produire des œuvres d’imagination. N’en a-t-il point existé parmi les Grecs pendant ces dix siècles ? Que lisait-il, ce public, où cherchait-il ses délassemens intellectuels ? Comment s’amusait-il ? Le théâtre, paraît-il, n’était plus qu’un cirque ; on n’avait pas de journaux ; les débats parlementaires n’existaient point, et si l’on s’intéressait, autant que de nos jours, aux crimes célèbres, il est à supposer qu’on n’en publiait pas les comptes-rendus. Comment suppléait-on à tout ce qui manquait de ce chef ?
D’abord, on avait le roman.
M. Krumbacher est bien loin d’être un admirateur du roman byzantin. Il en déplore le ton déclamatoire, la convention, le manque de vérité, et en attribue l’infériorité esthétique aux conditions même de la société à laquelle il s’adressait. « Les personnes qu’on nous y représente, dit-il, ne sont que des ombres, les paysages sont faux ou nébuleux, rien de distinct, rien de réel ; la forme et la couleur sont vides et sans âme. Ces romanciers semblent n’avoir jamais jeté les yeux sur un modèle vivant. Renfermés dans la poussière d’un musée, ils ne travaillent que d’après des moulages. Ils sont les antipodes des Flaubert, des Zola, des Keller, des Dostoïewski, des Tolstoï. » Rien de plus mérité que ces critiques. Seulement, nous croyons que l’on pourrait appliquer aux romanciers ce que notre auteur a dit au sujet des historiens : ne pas leur en vouloir s’ils n’ont pas devancé leur temps. Les Flaubert et les Tolstoï sont un produit du XIXe siècle et ils n’auraient pas pu éclore dans le moyen âge ou dans l’antiquité. Il y a peut-être aussi quelque injustice à condamner un genre tout entier, en ne le prenant que dans sa décadence. Si, comme nous en avons exprimé le souhait en commençant, M. Krumbacher avait compris dans son cadre le ive siècle, il aurait rattaché le roman byzantin à Daphnis et Chloé et aux Éthiopiques. La sévérité de son jugement en aurait peut-être été mitigée. Manassès, Eustathe le Macrembolite, Eugénianos et les autres romanciers qu’il passe en revue, procèdent des Longus et des Héliodore. Ce sont des imitateurs qui n’ont pas cherché une nouvelle voie, et, — comme il arrive toujours en pareil cas, — la décadence n’a pas été longue à venir.
A côté de l’imitation des anciens modèles, il y a eu une autre influence dont il faut aussi tenir compte, celle qui a été exercée sur le monde byzantin, en général, par les élémens étrangers avec lesquels il s’est trouvé successivement en contact. Ainsi que le dit M. Gaston Paris : — « Le roman en prose est un genre qui se forme après la conquête de l’Asie, dans un milieu qu’on appelle hellénistique, qui fut le grand foyer où se mêlèrent, — pour la civilisation, la religion, l’art, la littérature, — l’Orient et l’Occident. Ce genre a été très fécond dans son pays d’origine, et nous n’en avons conservé qu’un petit nombre de spécimens. Il continua à prospérer dans la période byzantine. Plusieurs de ses productions furent traduites en latin et séduisirent les esprits occidentaux par la bizarrerie même de leurs récits où l’amour jouait toujours un grand rôle[3]. »
Plus tard, lorsque les Croisades eurent mis en contact les peuples de l’Europe occidentale avec ceux-de l’Orient, l’influence exercée par les uns sur les autres n’a pas été sans s’étendre à la littérature. Il en est sorti le roman de chevalerie. Mais ce roman adopta, en Grèce, la forme et la langue populaires. Or nous ne nous occupons ici que des œuvres écrites dans la langue littéraire qui a été l’organe de la littérature byzantine. L’emploi persistant de cette langue suffit pour donner aux écrivains qui en font usage cette raideur qui lait leur faiblesse, pour entraver le développement naturel de la littérature, pour lui infliger, en un mot, ce caractère plus ou moins factice, dont nous ne la verrons se débarrasser entièrement que lorsqu’elle se laissera dominer par le sentiment religieux.
Ce sentiment a trouvé à se taire jour même dans le domaine de la fiction. A côté du roman d’aventures ou d’amour, il y a le roman religieux. Le chef-d’œuvre du genre est la vie de Joasaph et de Barlaam. Cet écrit a, pendant longtemps, été attribué à Jean de Damas ; la critique moderne lui en conteste la paternité, elle n’en place pas moins la date dans la première moitié du VIIe siècle, c’est-à-dire à la meilleure époque de la littérature byzantine. Plusieurs des épisodes du récit se retrouvent dans les livres bouddhiques, et le nom même de Joasaph ne serait qu’une transcription phonétique d’un des noms de Bouddha[4] ; ce qui n’empêche pas que le livre ne soit éminemment chrétien. La vogue en a été grande pendant le moyen âge ; il a été traduit dans la plupart des langues occidentales.
Ce livre se rattache par plus d’un point aux vies des saints. Voilà ce qui constituait l’aliment intellectuel de la chrétienté orientale pendant toute cette période. Le roman conventionnel s’adressait à la classe des lettrés ; le peuple lisait les vies des saints. Même après que le roman se fut popularisé par les poètes de langue vulgaire, celles-ci continuèrent à lui disputer la faveur du public. On en écrivait même pendant la domination ottomane en l’honneur des nouveaux martyrs de la foi[5]. Ces vies embrassent ainsi toute la période historique comprise entre l’établissement du christianisme et la renaissance hellénique. Elles forment une littérature à part, d’autant plus intéressante qu’on y trouve non-seulement le reflet des sentimens les plus intimes des peuples dont elle faisait la lecture préférée, mais aussi des indications précieuses sur les mœurs, sur les idées, sur les goûts et sur les connaissances de ce public. L’historien y pourrait découvrir des faits nouveaux et tirer parti même des fictions dont ces faits peuvent être enveloppés. Car le merveilleux abonde dans ces biographies des saints, dont une des principales fonctions était d’opérer des miracles. Mais c’est un merveilleux qui diffère des conceptions des romanciers de la même époque en ce que l’écrivain y croyait autant que le lecteur. Ces écrits offrent aussi un grand intérêt au point de vue linguistique ; la langue littéraire s’y laisse adapter aux besoins du jour, et, par ses anomalies même et ses variations, représente, mieux peut-être que tous les autres produits de cette littérature, la longue lutte entre la tradition et l’usage.
Il est à regretter que M. Krumbacher ne nous ait rien dit au sujet de ces vies. Peut-être les a-t-il considérées comme faisant partie de la littérature théologique, exclue de son cadre. Cependant, elles nous semblent se rattacher à la littérature générale de cette période, autant que le roman contemporain se rattache à l’histoire de la littérature française du XIXe siècle. Le nombre seul de ces écrits indique leur popularité. Sans parler des éditions ecclésiastiques grecques, Migne et les Bollandistes en ont publié toute une bibliothèque. Et ce n’est pas le nombre seul qui en atteste l’importance, mais aussi ce que l’on pourrait appeler leur tirage. Dans toutes les collections de l’Europe, et plus encore dans celles d’Orient, on trouverait une centaine peut-être de manuscrits de ce genre pour un manuscrit classique. La circulation des vies des saints et du roman religieux dépassait, dans les mêmes proportions que celles du roman de nos jours, la circulation des autres livres.
Quelques-uns des romanciers dont nous venons de parler ont versifié leurs récits ; il y a également des chroniques en vers ; Nonnos, l’auteur de l’immense poème des Dionysiaques, nous a laissé une paraphrase de l’Évangile selon saint Jean, en hexamètres ; on employait les vers même dans des traités scientifiques. On aimait à en faire pendant cette période, et la liste des Poètes profanes n’en devient que plus longue. M. Krumbacher les groupe sous cette rubrique pour les distinguer des poètes liturgiques, qui représentent, eux, la véritable poésie.
Il nous donne des notices détaillées sur vingt-deux de ces poètes profanes. Citons, parmi eux : George Pisidès, que ses contemporains comparaient à Euripide et qui ne mérite pas le dénigrement auquel cette comparaison l’a exposé depuis. Notre auteur lui reconnaît « de la simplicité dans ses conceptions et une grande correction dans ses beaux ïambes. » — L’empereur Léon le Philosophe a laissé, en dehors de ses écrits en prose, plusieurs pièces en vers, auxquelles M. Krumbacher accorde le maigre éloge « de ne pas manquer d’intérêt au point de vue de l’histoire littéraire et à celui de la langue. » Christophe de Milylène, « un des meilleurs poètes byzantins, a du goût et possède l’humour, qualité bien rare parmi ces lettrés. » — Théodore Prodrome, versificateur très fertile, a échappé à l’oubli grâce à quelques-unes de ses pièces familières qui, étant écrites en langue vulgaire, sont parmi les plus anciens monumens de la littérature populaire. — Manuel Philès, auteur de milliers de vers sur les sujets les plus divers, a eu la chance de trouver un éditeur dans la personne d’un savant helléniste français, feu M. E. Miller. Jean Tzetzès a donné lui-même le titre de Milliers Χιλιάδες (Chiliades) à une de ses nombreuses collections.
Ces poètes ont fait en vers ce que les historiens, leurs contemporains, faisaient en prose. S’attachant aux modèles classiques, ils tâchaient de s’en assimiler la forme, la seule chose qu’il leur était désormais possible d’en imiter. Lorsque la prosodie antique était perdue pour l’oreille, ils s’exerçaient encore dans l’ïambe ou dans les mètres anacréontiques.
Les poètes de la période précédente étaient aussi des imitateurs ; mais les Alexandrins étaient plus rapprochés de leurs modèles, et l’effort chez eux est moins apparent. Pour être tout à fait juste, il faudrait ajouter que, si l’époque alexandrine peut se glorifier d’avoir produit Théocrite, il y a eu parmi les Byzantins aussi quelques poètes qui ont su imiter les anciens avec bonheur. Ainsi, leurs contrefaçons d’Anacréon ont, pendant longtemps, donné le change à la critique, qui les rangeait parmi les productions véritables du chantre de Téos. Beaucoup de leurs épigrammes figurent avec honneur dans l’anthologie grecque. On pourrait aussi citer ici le seul drame qui nous reste de cette période, le Χριστὸς πάσχων (Christos paschôn), qui date du XIe ou du XIIe siècle, et qui a été si longtemps attribué à saint Grégoire de Nazianze. Mais, même chez les mieux doués parmi ces continuateurs de l’antiquité, on chercherait en vain la chaleur et l’originalité d’une véritable inspiration poétique. Les œuvres de ces poètes témoignent de la perpétuité des traditions classiques, elles font honneur au savoir et, parfois, au goût de leurs auteurs, elles offrent de l’intérêt comme monumens littéraires, mais elles sont loin d’être des manifestations poétiques d’un sentiment réel.
Un sentiment pareil existait-il chez les Grecs de l’empire ? A-t-il trouvé un moyen d’expression ? A-t-il inspiré des poètes qui puissent représenter leur époque mieux que ne l’ont fait les versificateurs parodiant l’antiquité ? En un mot, y a-t-il une poésie digne de ce nom dans la période chrétienne de la littérature grecque ? À ces questions, M. Krumbacher répond affirmativement et nous pouvons répondre comme lui.
On a refusé aux Grecs du bas-empire toute espèce d’idéal. On ne retrouvait pas chez eux l’amour de la liberté ; même l’idée de la patrie semble entièrement éteinte. On n’y voyait qu’une agglomération de peuples, sans autre cohésion que la dépendance commune d’un gouvernement central, sans autre principe politique que la tradition romaine transformée en despotisme asiatique, sans autre culture artistique que la servile et froide imitation des anciens, sans autre sentiment religieux qu’un attachement puéril à des simulacres de piété.
C’est principalement sur ce dernier point qu’il y avait erreur. Le sentiment religieux, il faut le dire encore une fois, a été, pendant toute cette période, aussi profond que puissant. Il tenait lieu de tout. Le signe de la croix sur le labarum était l’emblème sous lequel et pour lequel on se battait. L’empire orthodoxe, tout entier, représentait la patrie en face de l’ennemi, dans lequel on voyait l’infidèle ou l’hérétique bien plus que l’adversaire politique. La religion se mêlait à tout, dans les rapports avec les pays étrangers, autant que dans les questions d’ordre intérieur. Dans ces luttes perpétuelles au nom de la foi, la piété tournait souvent au fanatisme, on ne savait plus se garder contre l’intolérance, la dévotion devenait de la superstition. Mais, pour ne pas toujours rester éclairé, le sentiment religieux n’en était pas moins fort. Il soutenait les courages au milieu des combats, il consolait dans les désastres publics, il animait les esprits et réchauffait les cœurs. Voilà l’idéal de cette époque. C’est de là que procède tout ce que les Byzantins ont produit de meilleur. Il en est ainsi de l’art proprement dit. « C’est surtout dans le domaine religieux qu’il se manifeste avec toute son originalité et tout son éclat ; on ne saurait s’en étonner si l’on songe combien, chez les Grecs du moyen âge, la religion était puissante et se mêlait à toutes choses[6]. » Leurs monumens, leurs mosaïques, leurs manuscrits illuminés, leur orfèvrerie, leur sculpture sur bois ou sur ivoire, leur peinture, tout a le caractère religieux et a été inspiré par le sentiment chrétien.
C’est là aussi que la critique devait chercher la meilleure expression de leur génie littéraire. Leur littérature, leur poésie ne devait pas être jugée et condamnée d’emblée, avant qu’on eût examiné ce qu’elle a pu produire sous l’inspiration du sentiment qui a prédominé pendant toute cette période.
Les historiens hellènes, qui se sont occupés de cette partie de leur histoire nationale, ont tous, plus ou moins, senti et fait ressortir la valeur de leur poésie religieuse. Mais leur appréciation pouvait paraître entachée de partialité. Descendans de ces chrétiens si préoccupés des questions théologiques, fils des combattans qui ont accompli l’affranchissement de leur patrie en inscrivant sur leur drapeau la foi à côté de la liberté, on les croyait portés à se faire des illusions, ou, tout au moins, à exagérer la beauté poétique des hymnes et des prières qu’ils étaient accoutumés à entendre dès l’enfance. Du reste, les Grecs eux-mêmes, tout en faisant des réserves pour la poésie ecclésiastique, ont subi l’influence des savans occidentaux, qui accablaient de leur dédain la littérature byzantine tout entière, sans examiner ce que pouvaient contenir les eucologes et les bréviaires de l’église orthodoxe. Il est vrai que, dès 1871, MM. Christ et Paranicas avaient publié leur Anthologia grœca carminum christianorum ; mais ce qui avait, surtout, intéressé les hellénistes dans ce recueil (qui du reste ne contenait que des pièces déjà publiées), c’était d’y retrouver encore l’influence des traditions classiques et l’adaptation de la métrique ancienne dans une partie des morceaux qui le composent. Or, c’est justement dans ceux qui sont écrits en vers rythmiques que les hymnographes ont su le mieux donner la mesure de leur talent ou de leur génie. La valeur littéraire de ces productions restait encore à établir. Le mérite de nous en avoir révélé l’importance, sinon l’honneur même de la découverte, revient, en premier lieu, à un Français, feu le cardinal Pitra.
Le révérend père Edmond Bouvy ne peut être, pas plus que l’éminent prélat, suspect de partialité pour l’église orthodoxe. Dans son livre sur les origines du rythme tonique[7], il nous fait voir, sans sortir tout à fait de son sujet, ce que l’hymnographie grecque a été.
« Au VIe siècle, nous dit-il (p. 195), il se forme deux sortes de prédications homilétiques. L’une reste à peu près conforme aux traditions de l’âge précédent ; elle expose et défend la doctrine, commente l’Écriture, exhorte à la vertu… Un autre genre de prédication est réservé aux grandes fêtes. Les orateurs en renom sont alors invités ; ils préparent leurs discours… Ce ne sont plus en réalité des œuvres oratoires, mais de véritables poèmes ; l’exclamation, le dialogue, la prosopopée, les figures les plus hardies de l’ancien lyrisme se succèdent sans transition, s’accumulent sans mesure, et l’orateur lui-même déclare souvent qu’il prononce non un discours, mais un cantique. »
Ces lignes éloquentes sur l’origine de la poésie religieuse sont faites pour augmenter nos regrets de ce que M. Krumbacher ait exclu de son livre, avec tout ce qui touche à la théologie, l’œuvre des orateurs ecclésiastiques.
« L’hymnographie grecque, dit encore le père Bouvy (préf., p. VII), n’est à aucun titre une imitation du lyrisme profane, elle est toute chrétienne dans le fond et dans la forme. Inspirée par la foi, dirigée par les évêques et les conciles, elle ne chante que dans les temples, et les rythmes qu’elle observe ne sont plus les mètres de l’ancienne prosodie, mais des rythmes nouveaux qu’elle a créés elle-même et adaptés à son usage, et où domine l’élément tonique, alors triomphant dans la langue populaire. »
Et ailleurs (p. 273) : « L’isosyllabie et l’homotonie sont les deux lois fondamentales du lyrisme byzantin. La prose devient de la poésie sans y prétendre, et les mélodes furent des poètes. Car vraiment il serait injuste de leur refuser ce nom. Ils ont un rythme qui en vaut un autre ; ils expriment de grandes pensées…, ils se sont faits les interprètes de la prière publique, et c’est la mission par excellence du lyrisme ; enfin, si les livres ont gardé le silence sur leurs noms et sur leurs œuvres, ils ont obtenu une gloire plus solide, la gloire des vrais poètes : ils vivent encore, malgré les siècles, dans la mémoire et sur les lèvres des peuples. »
Nous n’avons pas à nous excuser de la longueur de ces citations. On comprendra que nous aimions à nous appuyer sur un témoignage si éclairé et si sincère. Du reste, M. Krumbacher abonde dans le même sens. Dans cette partie de son livre, qui en est une des plus intéressantes, il examine l’histoire de l’hymnographie et passe en revue les poètes qui en marquent les différentes phases. Ils sont nombreux, ces poètes. Notre auteur consacre des notices détaillées aux principaux d’entre eux. M. Papadopoulos[8] a rempli un gros livre de leurs biographies. Les meilleurs appartiennent au VIe siècle, qui est le point culminant pour toutes les branches de l’art et de la littérature chez les Byzantins.
Le plus grand d’entre ces poètes est Romanos. Il a été canonisé par l’Église grecque, en sa qualité de mélode ; mais, pour citer encore le père Bouvy, « l’Église seule a conservé le souvenir de son existence. Après avoir augmenté par ses hymnes la religion des peuples, lui-même a eu sa place sur les autels, et sa fête est célébrée le 1er octobre dans tout l’Orient. Mais les livres, les écoles, toutes les traditions littéraires sont muettes sur sa mémoire. » Nous n’avons même pas, comme le remarque M. Krumbacher, un témoignage précis qui permette de fixer l’époque où il composait ses hymnes.
Ce poète oublié reprendra la place qui lui est due dans l’histoire de l’esprit humain. M. Krumbacher nous promet une édition complète de ses œuvres. Une petite partie de ses hymnes subsiste toujours dans les livres ecclésiastiques en usage parmi les Grecs, mais la plupart ont été, dans le cours des siècles, remplacés par d’autres poèmes religieux que le goût du temps a préférés, malgré leur infériorité. L’éditeur de Romanos aura à reconstituer son œuvre en la déterrant de la poussière des bibliothèques. L’entreprise est ardue, mais elle comporte sa propre récompense, puisqu’il s’agit d’un auteur que « l’histoire littéraire de l’avenir célébrera peut-être comme le plus grand des poètes religieux de tous les temps. » (Krumbacher, p. 313.) Les quelques érudits qui ont jusqu’ici connu et cité le nom de Romanos (ils ne sont pas nombreux ; M. Krumbacher en cite jusqu’à quatre) sont d’accord pour lui attribuer, avec l’Église orthodoxe, la première place parmi les hymnographes grecs. Le père Bouvy ratifie ce jugement. « Romanos, dit-il (p. 367), est le premier des mélodes par le génie poétique. Ses œuvres représentent l’hymne liturgique dans sa perfection… Suivez-le dans toutes les phases du cycle sacré… et vous conclurez peut-être que le christianisme ne doit envier à l’antiquité aucun de ses poètes lyriques. »
Ce n’est pas peu pour une littérature que d’avoir produit un genre nouveau et, dans ce genre, au moins un poète de génie. Nous voyons par là ce dont les Grecs étaient encore capables aussitôt qu’affranchis des entraves du classicisme, ils s’ouvraient une nouvelle voie sous l’influence du sentiment essentiel de leur temps. Interprètes de ce sentiment, les hymnographes se trouvaient en communion directe avec la masse de leurs contemporains ; ils ne s’adressaient pas à une coterie de lettrés. Se servant de la langue littéraire de leur époque, mais sans pédantisme, sans craindre de se rapprocher des formes populaires, leurs chants étaient à la portée de toutes les intelligences et remuaient tous les cœurs. De là, la chaleur et l’originalité qui les distinguent et dont l’absence fait la faiblesse du reste de la littérature byzantine. Grâce à M. Krumbacher, on ne pourra plus porter un jugement sur l’ensemble de cette littérature, sans tenir compte des poètes religieux ; elle n’en sera que mieux appréciée ; ses défauts n’en seront pas effacés, mais ils seront en partie rachetés par les qualités des mélodes. Les œuvres de ces poètes ont été la plus haute et la plus belle manifestation du sentiment chrétien, qui prédomine pendant toute cette période ; elles font ressortir avec vivacité le caractère fondamental de la civilisation byzantine, et justifient la qualification de période chrétienne que nous avons donnée en commençant à cette partie si considérable, et si peu connue, de l’histoire littéraire du monde grec.
D. BIKELAS.
- ↑ Geschichte der Bysantinischen Litteratur, von Justinian bis zum Ende des Oströmischen Reiches (527-1453), von Karl Krumbacher, privatdocent an der Universität München. (9e volume du Handbuch der Klassischen Alterthumwissenschaft, publié par le docteur Iwan von Muller ; München, 1891.)
- ↑ Krumbacher, p. 171.
- ↑ Voir la Littérature française au moyen âge, p. 81.
- ↑ Voir H. Zotenberg, Notice sur le livre de Barlaam et Joasaph ; Paris, 1886.
- ↑ Le lecteur français peut en trouver un spécimen dans un livre publié, à Paris, en 1741 : État présent des nations et églises grecque, arménienne et maronite en Turquie, par le sieur de La Croix. Il contient la traduction de la Vie et du martyre de Nicolas, enfant grec, — né en Thessalie en 1656, — et martyrisé à Constantinople pour la foi de Jésus-Christ.
- ↑ L’Art byzantin, par Ch. Bayet ; Paris, A. Quant in, p. 104.
- ↑ Poètes et mélodes. — Étude sur les origines du rythme tonique dans l’hymnographie de l’Église grecque, thèse présentée à la Faculté des lettres de Paris, par le père Edmond Bouvy, des Augustins de l’Assomption ; Paris, 1888.
- ↑ Voir son ouvrage : Συμϐολαὶ εἰς τὴν ἱστορίαν τῆς παρ’ ἡμῖν ἐϰϰλησιαστιϰῆς μουσιϰῆς ; Athènes, 1891.