La Liquidation de la Turquie d’Europe

La Liquidation de la Turquie d’Europe
Revue des Deux Mondes6e période, tome 15 (p. 891-922).
LA LIQUIDATION
DE
LA TURQUIE D’EUROPE

Enfin les préliminaires de la paix balkanique ont été signés à Londres le 30 mai à midi. Entre la vieillesse caduque de l’Empire ottoman et l’impatiente jeunesse de ses héritiers, la force des armes a définitivement prononcé : Constantinople reste inviolée, mais la Turquie ne garde plus, au delà du Bosphore et des Dardanelles, qu’un pied-à-terre, une tête de pont. La logique supérieure des événemens a fini par réaliser les solutions depuis longtemps prévues et nécessaires. Presque toute l’ancienne Turquie d’Europe devient le prix de la victoire, magnifique trophée, tel que, depuis Napoléon, n’en recueillit aucun vainqueur, mais qui menace de devenir, entre les quatre associés, un objet de discorde, peut-être une source de conflits. Le moment où les grands résultats sont acquis, mais où ils n’ont pas encore pris leur forme de cristallisation définitive, où la pâte reste encore malléable et les passions encore brûlantes, est favorable pour marquer l’extraordinaire importance d’une transformation de la carte politique de l’Europe dont l’ampleur dépasse tout ce qui est survenu depuis un siècle, et dont les conséquences tendent à modifier profondément les assises de l’équilibre européen. Nous expliquerons par là même pourquoi et dans quelles conditions le partage d’un si riche butin provoque, entre les anciens associés, de violentes compétitions qui peuvent aller jusqu’à la guerre.


I

Les résultats de la guerre de 1877 avaient été en grande partie annulés par l’intervention des grandes puissances au Congrès de Berlin : aux victoires russes, Bismarck, Beaconsfield et Andrassy avaient répondu : coup nul. Après le duel, les combattans étaient remis en place et, de tant de sang répandu, il ne restait que la Bosnie et l’Herzégovine livrées à l’Autriche et la naissance d’une Bulgarie coupée en trois tronçons. Mais les intentions étaient plus mauvaises que ne fut le résultat ; l’habileté à courte vue des hommes qui crurent alors détourner le cours de l’histoire, avait seulement préparé l’instrument qui devait le précipiter : la force bulgare. En 1912 ce sont les peuples balkaniques eux-mêmes, autrefois sujets des Sultans, qui ont déterminé l’étape décisive du recul de la puissance ottomane commencé en 1683 sous les murs de Vienne. La Turquie est encore une puissance, elle n’est plus une puissance européenne ; à sa place surgissent les peuples vainqueurs. Qu’un si grand événement se soit accompli sans la participation des grandes Puissances, et n’ait entraîné dans la lutte aucune d’elles, c’est un fait considérable et nouveau dans l’histoire européenne. Les Puissances ne se sont pas senti le droit d’essayer vis-à-vis des petits Etats victorieux ce qu’elles avaient fait, en 1878, contre l’une d’elles. Cette fois, les peuples échappés, par leur propre héroïsme, à la domination des Turcs ne seront pas rendus à leur administration porteuse de mort et de stérilité. Ils sont mûrs pour la vie indépendante et le libre essor ; ils l’ont prouvé par des victoires qui ont surpris l’Europe et qu’eux-mêmes n’avaient pas osé espérer si complètes et si décisives.

Les formules solennelles des diplomates : « statu quo, » « intégrité de l’Empire ottoman, » sont devenues un thème de plaisanteries faciles. Reconnaissons pourtant qu’elles ont rendu des services et que les peuples balkaniques leur doivent quelque gratitude ; à la condition de n’en être pas dupes, de les prendre pour des expédiens et non pour des dogmes, elles répondaient aux nécessités de la politique. Les historiens, qui savent que tout est précaire dans les œuvres des hommes, admettent l’utilité de ces formes pompeuses, de ces paroles sacramentelles dont la diplomatie masque la fragilité de ses constructions provisoires ; ce sont des paravens derrière lesquels s’élabore l’avenir. C’est à l’abri des « intégrités » et des « statu quo » artificiels, qui ont maintenu debout le corps épuisé de l’homme malade turc, qu’ont grandi les héritiers naturels de l’Empire ottoman et qu’ils sont devenus assez forts pour remplir leur fonction historique. Telle n’était certes pas l’intention des grandes Puissances ; leurs jalousies intéressées travaillaient pour elles-mêmes, et c’est pour d’autres qu’elles ont réservé l’avenir.

Il était naturel et juste qu’il en fût ainsi. L’invasion turque dans l’Europe orientale a été l’une des plus néfastes catastrophes de l’histoire. Une nuit de cinq siècles s’est appesantie sur les populations slaves et grecques et les a tenues à l’écart du puissant mouvement de civilisation des nations occidentales. Pour juger ce qu’auraient pu produire ces peuples naturellement braves et intelligens dont le conquérant avait fait les raïas du Sultan, dont il volait les garçons pour recruter ses janissaires et les filles pour peupler ses harems, il suffit de regarder ce qu’ils ont accompli depuis leur affranchissement. Il était dans l’ordre que les mêmes peuples qui ont souffert par les Turcs devinssent les auteurs et les bénéficiaires de l’expulsion des Turcs. Le droit, qui appartient à tous les peuples organisés et civilisés, de disposer d’eux-mêmes, de pourvoir à leurs propres destinées, avait subi une injuste violence, dont les sujets du Sultan avaient pris, au cours du dernier siècle, pleinement conscience ; leur plainte apportait en Europe un trouble permanent, car l’ordre, c’est la justice, et il y a désordre quand la volonté des peuples a été violentée, qu’elle a conscience de l’avoir été et de l’être encore.

Si les grandes Puissances et les Etats alliés veulent organiser une paix qui dure, il faut qu’ils la fondent sur cette assise solide du droit et de la volonté des peuples. L’application pratique est difficile, nous le verrons ; mais le principe est hors de conteste. ; La formule qui triomphe : « les Balkans aux peuples balkaniques, » que toutes les Puissances ont acceptée, a cette haute signification et cette longue portée ; et si l’on veut réfléchir à toutes les conséquences incluses dans ces cinq mots, on s’apercevra qu’ils recèlent toute une philosophie politique, toute une conception nouvelle des relations internationales, dont la France peut espérer devenir, un jour, la bénéficiaire. Le principe du « désintéressement territorial » que M. Poincaré a eu le mérite de proposer aux grandes Puissances et qu’elles ont accepté avec une abnégation qui, pour quelques-unes, était méritoire, est la transcription négative d’une même vérité dont « les Balkans aux peuples balkaniques » est l’expression positive ; c’est la double notation de l’évolution qui s’opère dans la politique et dans le droit européen. L’histoire mesurera un jour la distance morale qui sépare le Congrès de Berlin des négociations de 1913.

On peut regretter qu’un congrès n’apporte pas une sanction solennelle aux principes qui sont, dans les difficultés actuelles, le fondement de l’accord européen ; ils seraient ainsi entrés par la grande porte dans le droit public. C’est déjà beaucoup qu’ils s’y introduisent sous la forme détournée d’un précédent. Un congrès eût offert trop d’occasions à des retours offensifs de la vieille politique qui paraissait fonder la justice sur l’égalité dans la spoliation. Des ambitions qui avaient paru autrefois naturelles et légitimes, qui même avaient pu être bienfaisantes, et qui survivent surtout aujourd’hui à l’état de traditions dans les bureaux des chancelleries, auraient pu trouver ou faire naître un prétexte à quelque intervention profitable. Le Congrès de Berlin offrait de dangereux exemples ; il eût été déplorable que les intérêts des petits Etats fussent encore sacrifiés aux convoitises des plus grands. Les alliés balkaniques, il est vrai, étaient de taille à ne pas se laisser brimer ; leur force a été un puissant argument au service de leur bon droit. Que les grandes Puissances n’aient pas cru devoir terminer la grande liquidation de la Turquie d’Europe par un congrès, c’est, à bien voir les choses, le signe qu’elles sont résolues ou résignées à ne s’immiscer dans les affaires balkaniques que dans la mesure où leurs intérêts ont besoin d’être sauvegardés, mesure encore large, mais légitime et naturelle. L’Europe n’a pas assez apprécié le service que le gouvernement autrichien a rendu à la paix générale et à l’indépendance des peuples balkaniques en résistant à la tentation de faire revivre, dès le lendemain de la déclaration de guerre, ses anciens droits sur le sandjak de Novi-Bazar et de le faire occuper par ses troupes. Le comte Stürgkh, ministre-président en Autriche, a dit le 20 mai au Reichsrat : « L’attitude prise par la monarchie dans la crise balkanique a été déterminée par la ligne directrice que notre politique étrangère s’est tracée depuis longtemps en prenant comme principe de favoriser autant que possible le développement et l’indépendance des peuples et des États balkaniques. » De telles paroles, dans la bouche du chef du ministère cisleithan, montrent que l’Europe est sur la voie qui peut la conduire à une politique nouvelle et prévenir le retour des complications balkaniques. La Conférence des ambassadeurs, à Londres, qui a rendu de très grands services à la paix en permettant le contact et la confrontation immédiate des intérêts et des ambitions, n’a qu’un rôle limité de conciliation entre les grandes Puissances et de sauvegarde pour leurs intérêts ; les mandataires des « vieilles dames » ont pu donner des conseils amicaux aux représentans des jeunes nations balkaniques et les avertir de la nécessité de respecter certains droits acquis, mais ils n’ont pas mission de leur dicter des lois. La Conférence de Paris n’aura à connaître que des questions financières et économiques, mission d’ailleurs délicate, car il faut concilier les intérêts positifs des Puissances, qui sont si considérables dans l’Empire ottoman, avec les exigences naturelles des vainqueurs et les ménagemens que l’on doit aux vaincus. Dans toutes les affaires où leurs intérêts sont engagés, les pays balkaniques ont le droit d’être entendus et de prendre part aux décisions ; c’est une procédure nouvelle, difficile à instituer, mais il est essentiel qu’il ne puisse être statué, comme on le fit au Congrès de Berlin, sur les intérêts vitaux d’un État sans que ses représentans participent à la délibération. Le résultat de la guerre et de la victoire des alliés doit être de rajeunir la vieille Europe en l’élargissant. C’est le rôle de la France de favoriser la naissance de cette Europe nouvelle fondée sur le droit des peuples. Si les grandes puissances ont lieu de se féliciter d’avoir jusqu’ici traversé une crise depuis longtemps redoutée sans aboutir à une guerre générale, elles le doivent à ces principes qu’elles ont adoptés et auxquels elles feront sagement de se tenir. Mais la stabilité et la paix, dans la péninsule, sont encore exposées à bien des hasards dont il nous faut expliquer les causes et les dangers.


II

Les préliminaires de Londres consacrent la ruine de la domination ottomane dans la péninsule des Balkans. La révolution a achevé ce que la défaite avait commencé. La paix, conclue par Kiamil pacha après le combat de Tchataldja, aurait été moins onéreuse ; la guerre se serait terminée sur un succès ; Andrinople, Janina, Scutari auraient conservé le renom d’imprenables. Jamais révolution devant l’ennemi ne fut plus stérile, surenchère patriotique plus détestable ; avec toutes les forces, toutes les ressources de l’Asie, malgré tout le travail utile accompli par Nazim pacha pendant l’armistice, l’armée turque n’a pas réussi à reprendre sérieusement l’offensive ; elle a subi un échec grave à Boulaïr ; Andrinople a été enlevée d’assaut dès qu’elle a été sérieusement attaquée ; Janina et Scutari ont succombé. Ces trois mois de guerre nouvelle, qui ont coûté si cher, ont prouvé que les Turcs étaient impuissans à faire appel du jugement militaire prononcé à Kirk-Kilissé et à Lule-Bourgas. L’honneur des braves soldats turcs, si endurans, si disciplinés, n’avait pas besoin d’être sauvé ; celui des meurtriers de Nazim pacha reste compromis. La capitale, si ardente, si excitée il y a cinq mois, est devenue indifférente et passive ; elle semble non seulement se résigner à la défaite, ce qui est bien dans le caractère ottoman, mais l’accepter, la reconnaître. La nouvelle de la prise d’Andrinople n’a soulevé à Stamboul aucune apparence d’émotion ; celle de Scutari est passée inaperçue. Dans l’armée, la politique a énervé les caractères et fait perdre, à certains officiers, jusqu’à la notion de l’honneur militaire : on a vu, en pleine guerre, des généraux demander et obtenir des congés pour voyager à l’étranger ; d’autres, qui s’y trouvaient, ne sont pas revenus ; des officiers sont restés impunément à Constantinople, malgré les ordres réitérés qui les envoyaient en face de l’ennemi ; d’autres ont quitté la zone des opérations sans permission. Ce sont là des symptômes graves qui indiquent la profonde démoralisation des classes supérieures et l’atonie générale d’un peuple que la politique et le régime des coups d’État ont dégoûté de l’espérance. En face d’un tel spectacle, les étrangers se demandent si la Turquie pourra surmonter la crise et trouver en elle-même l’énergie de se réorganiser, ou s’il faut que l’Europe se prépare à l’effondrement total de l’Empire ottoman.

Et cependant, même en Europe, la Turquie, allégée du poids lourd de provinces depuis longtemps désaffectionnées et qui lui coûtaient si cher, pourrait encore tenir sa place et jouer son rôle. En tout cas, elle possède en Asie des élémens de prospérité et de force qu’il suffirait d’avoir la volonté de mettre en œuvre. Ce n’est pas aujourd’hui notre objet de nous demander quel pourra être l’avenir de l’Empire ottoman ; la France espère qu’il vivra, qu’il saura se réorganiser ; elle est disposée à lui prêter son concours pour lui en faciliter les moyens. Nous voulions seulement constater, avant d’étudier quelles vont être les destinées des membres amputés de la Turquie d’Europe, le caractère complet et définitif de la ruine de la domination ottomane dans la péninsule des Balkans. Il n’y a pas d’autre exemple, dans l’histoire des temps modernes, d’une pareille liquidation. A la Turquie d’Europe, conquise aux XIVe et XVe siècles par la force des armes, la force des armes ne laisse aujourd’hui qu’un mince domaine de 200 kilomètres environ de largeur, simple bourrelet destiné à protéger les Détroits et Constantinople dont le Sultan demeure le gardien. Des confins de l’ancien sandjak de Novi-Bazar jusqu’à la frontière de la Thessalie et jusqu’au delà de la Crète, de l’Adriatique aux bouches de la Maritza et à la Mer-Noire, ainsi se mesurent les pertes de l’Empire ottoman et le magnifique domaine que les alliés vont se partager. A l’Est, l’Albanie, qui va constituer un Etat autonome, reste sous la souveraineté nominale du Sultan : l’avantage apparent et précaire, curiosité archéologique plutôt que réalité politique. Tout le reste échappe complètement aux Turcs et forme le lot des vainqueurs.

Tout ce pays (peuplé de plus de 4 millions d’habitans, sans l’Albanie) c’est la Macédoine, avec ses annexes, et la Thrace ; la dernière guerre et la paix de Londres apparaissent ainsi comme la liquidation de la question de Macédoine par disparition de la domination turque et partage entre les voisins. On aurait pu concevoir, — avant leurs succès foudroyans, les Bulgares n’excluaient pas cette hypothèse, — une Macédoine et une Albanie autonomes, ou une Macédo-Albanie. C’était le sens de la proposition Berchtold, du 4 août 1912 ; si elle avait été mieux comprise, elle aurait pu aboutir sans guerre à une autonomie de la Macédoine ; mais elle avait l’inconvénient d’introduire et d’installer l’Autriche dans la politique balkanique. La proposition Poincaré : l’Europe « prendra en mains » les réformes, aboutissait aussi à une Macédoine autonome sous la tutelle de toutes les Puissances, mais c’eût été sans doute une source de complications. Même parmi les alliés, c’est d’abord d’une autonomie de la Macédoine qu’il fut question ; la guerre ne leur apparaissait que comme un pis aller, un remède désespéré à une situation sans issue. La ligne de démarcation à travers la Macédoine, tracée entre les Bulgares et les Serbes, ne répondait donc qu’à une hypothèse qui paraissait ne devoir jamais se réaliser. Les conventions serbo-bulgares, l’absence de convention gréco-bulgare s’expliquent par cette incertitude initiale. Dana une Macédoine autonome, englobant des populations de race et de langage très divers, aurait pu s’opérer, au nom des intérêts communs, la conciliation de tant de rivalités historiques et l’apaisement de tant de haines. Salonique en eût été la capitale naturelle.

Les événemens ont pris une autre tournure : c’est le partage qui va s’accomplir ; opération délicate entre toutes dont dépendent l’avenir des Balkans et la paix de l’Europe. A ce tournant difficile, tous ceux qui ont vu sans plaisir l’entente balkanique, ou qui en redoutent la force, attendent les alliés d’aujourd’hui en qui ils espèrent voir des ennemis de demain. Les journaux jeunes-turcs commentent les dissentimens entre les vainqueurs et s’en réjouissent comme d’une revanche. Le Tanin n’a-t-il pas annoncé, à la première nouvelle de l’assassinat du roi de Grèce, qu’il avait été frappé par un Bulgare ! Toutes les Puissances à qui porterait ombrage l’épanouissement, dans les Balkans, d’un grand arbre à plusieurs rameaux, travaillent secrètement à semer la discorde entre les alliés ; il suffirait qu’il y eût deux camps dans la péninsule pour que toutes les combinaisons deviennent possibles, que les intrigues étrangères trouvent beau jeu, et que les Balkans redeviennent une arène où les rivalités européennes se donneraient carrière.

Abondance de biens nuit. Les Etats balkaniques, avant la guerre, ne comptaient pas sur un triomphe aussi définitif ; ils n’avaient pas prévu le partage d’un si riche butin. Aujourd’hui, grisés par le succès, ils se regardent comme lésés, dès qu’on leur parle de faire une concession ; ils croient n’avoir rien dès qu’ils n’obtiennent pas tout. Les causes qui avaient si longtemps retardé l’entente balkanique agissent de nouveau et tendent à dissocier les élémens disparates que l’intérêt d’un instant et le haut patriotisme de quelques hommes avaient unis. Ce qui est ancien, dans les Balkans, c’est la division ; ce qui est nouveau, c’est l’entente. Il a fallu l’insigne maladresse de la politique jeune-turque pour que l’alliance devînt possible. Bulgares et Grecs sont séparés par des haines séculaires qui datent des temps lointains où le clergé grec travaillait à helléniser les Slaves, tenait leurs prêtres dans la plus grossière ignorance et détruisait les anciens livres liturgiques en langue slavonne ; contre l’oppression du Grec, le Slave faisait appela la justice du Turc dont l’argent du Grec faussait les balances. Pour un Hellène, le Bulgare est le barbare, le paysan grossier, incapable de culture raffinée et de civilisation ; les Grecs disent qu’il n’y a pas, en Macédoine, de question de race ; le citadin, le commerçant, le marin, l’homme des professions libérales, c’est le Grec ; le paysan, le jardinier, peinant sur sa charrue ou courbé sur sa houe, c’est le Bulgare. Avec le Turc, lourdaud et vénal, on peut toujours s’arranger ; la domination du Bulgare serait l’abomination de la désolation. Entre le Grec et le Slave, surtout le Slave bulgare, plus rude et plus brutal, il y a incompatibilité d’humeur. Les Grecs ne se sont pas jetés avec enthousiasme dans la guerre qu’ils ont eu l’adresse de terminer si avantageusement pour eux ; beaucoup d’entre eux allaient répétant que la vraie politique du royaume devait être l’entente avec les Turcs ; l’alliance avec les Balkaniques, c’était la politique de M. Venizelos, une « politique crétoise, » non pas une politique hellénique. Sous le régime turc, les Grecs pouvaient étendre leur influence, accroître leurs conquêtes « culturelles ; » on les trouvait dans toutes les villes du littoral, même dans la Mer-Noire, à Constantinople, à Smyrne, dans les îles ; un partage ne les satisfera jamais, car même là où ils ne revendiquent pas les droits de la population hellénique, ils réclament les droits de l’hellénisme, de « l’idée, » foyer et ferment de la civilisation. : Répandus sur toutes les côtes de l’Empire, ils seront nécessairement lésés par un partage, si favorable qu’il soit pour eux, et ils sauront bien faire entendre leurs doléances. Les événemens de Macédoine ne sont pas si éloignés qu’ils n’aient laissé de cuisans souvenirs. N’oublions pas que, depuis 1902 jusqu’à la révolution de 1908, la Macédoine a été mise à feu et à sang par les bandes adverses : Grecs et Bulgares se combattaient avec un acharnement indicible pour le plus grand profit des Turcs qui favorisaient leurs discordes et régnaient sur les ruines des uns et des autres. Dans les pays où la population est exarchiste, les autorités ottomanes fermaient les yeux sur les méfaits des bandes grecques, et c’était la tactique inverse dans les régions en majorité grecques ou serbes. Aux Grecs, la Porte opposait la propagande des Roumains. De représailles en représailles, d’insurrections en répressions, meurtres, viols, incendies, pillages désolaient la contrée[1]. Ces horreurs sont d’hier ; tous les habitans les ont vues, beaucoup en ont été victimes ; il est naturel qu’ils en aient gardé des ressentimens vivaces et qu’ils craignent de tomber, par suite d’un partage ou par la décision d’un arbitre, sous une domination détestée. Est-ce une raison pour leur infliger le désolant spectacle d’une guerre nouvelle entre les alliés d’hier ?

Il s’en faut que des inimitiés aussi anciennes, aussi tenaces, séparent les Bulgares et les Serbes. L’alliance entre deux pays slaves qui ont des affinités de sang, de langue, de culture, était prévue, préparée depuis longtemps, voulue par les hommes les plus éclairés des deux pays ; elle est l’aboutissement naturel d’une évolution historique. Entre Serbes et Bulgares c’est une rivalité de fraîche date pour la Macédoine qui a créé des dissentimens ; les Serbes ont fondé des écoles, fait de la propagande, armé même des bandes pour s’attacher une clientèle en Macédoine et se créer des droits en vue du jour où l’Empire ottoman s’écroulerait. Ils travaillaient surtout la région du Nord, mais ils étendaient de plus en plus loin leur propagande ; ils avaient une école jusqu’à Doïran, sur le lac de ce nom, au Nord-Est de Salonique. Leur activité irritait les Bulgares comme une provocation. Mais ce sont là blessures légères, différends de surface, qui n’altèrent pas les affinités profondes des deux peuples. Que ces rivalités soient vives, en ce moment, où il s’agit de fixer pour longtemps les frontières des deux pays, rien de plus naturel ; le partage achevé, on est en droit d’espérer que la bonne harmonie, et même quelque chose de plus, se rétablira. Il faut toutefois, pour cela, que le partage soit équitable, qu’il laisse, c’est inévitable, des regrets, mais pas de plaies incurables. C’est le problème qui se pose devant les alliés, et auquel l’Europe est intéressée. Selon qu’il sera bien ou mal résolu, les destins de la péninsule seront différens : elle s’acheminera vers un avenir de discordes et de faiblesse, ou vers un avenir d’association, de force et de progrès.


III

Sur quelles bases est-il donc possible de procéder, entre la Bulgarie, la Serbie, le Monténégro, l’Albanie et la Grèce, à une répartition équitable des territoires cédés par la Turquie ?

Plusieurs élémens, d’importance inégale, doivent entrer en ligne de compte. Un seul, parmi les argumens que l’on entend invoquer, nous paraît dénué de valeur : c’est l’étendue du territoire occupé. Tous les pays conquis par les troupes des alliés faisaient partie de l’Empire ottoman. Pour les faire changer de maître, il fallait donc vaincre, réduire à l’impuissance l’armée ottomane ; il est évident que si Abdullah pacha avait remporté la victoire sur les Bulgares en Thrace, pas un pouce du territoire ottoman n’aurait été annexé par l’un ou l’autre des alliés. Le conquérant, c’est celui qui bat et détruit la principale armée ennemie. Qu’ont pesé les armées débarquées en Hollande et à Naples après que Napoléon eut écrasé la coalition à Austerlitz ? Les Autrichiens, en 1866, ont été victorieux à Custozza, mais leur armée principale ayant été vaincue par les Prussiens, ils ont dû céder la Vénétie à l’Italie. De plusieurs alliés, c’est celui ou ceux qui battent définitivement le gros de l’armée ennemie et réduisent l’Etat adverse à demander la paix, qui font bénéficier tous leurs associés de leurs succès décisifs. Tous les théoriciens de l’art militaire enseignent que le premier principe, à la guerre, qu’il s’agisse d’une armée ou de plusieurs armées alliées, est de chercher d’abord et de détruire le principal rassemblement des forces ennemies. C’est ce qu’ont fait les Bulgares ; personne ne saurait leur en contester le mérite. Si, à Lule-Bourgas, les Bulgares avaient été écrasés, la partie était perdue pour les alliés. Si nous rappelons cette vérité, ce n’est nullement pour soutenir que les Bulgares ont seuls des droits sur les pays cédés par les Turcs, mais pour répondre à quelques journaux, grecs ou serbes, qui prétendent que chacun doit garder ce qu’il occupe. On a même annoncé que, sur cette base, un accord aurait été conclu entre les Grecs et les Serbes. Nous n’en voulons rien croire, un tel pacte étant manifestement contraire aux égards que l’on se doit entre alliés et surtout à la stricte justice. Il ne suffit pas d’occuper de vastes territoires pour être en droit de les garder comme bien et définitivement acquis. Chacun, dans cette guerre, a joué son rôle et rendu service aux autres. Les Bulgares, aidés d’une et plus tard de deux divisions serbes, ont battu les Turcs, les ont enfermés dans les lignes de Tchataldja d’où ils les ont empêchés de sortir et, par là, ils ont décidé du sort de la guerre. Les Serbes, flanqués sur leur gauche d’une division bulgare, ont vaincu l’armée turque de Macédoine à Kumanovo et à Monastir et occupé, avec les Monténégrins, tout le pays jusqu’à l’Adriatique et aux frontières de la Bosnie. Les Grecs ont fait une campagne tout à fait indépendante ; ils ont vaincu un corps turc dans la vallée de Sarandaporou, puis ils ont marché sur Salonique dont ils ont obtenu la reddition sans coup férir ; une de leurs divisions, qui pour- suivait les Turcs vers le Nord, fut battue par Djavid pacha dans les défilés au Sud de Florina et perdit douze canons ; mais la conquête de l’Epire et la prise de Janina achevèrent brillamment la campagne. Le principal service que les Grecs aient rendu à leurs alliés fut de rester maîtres de la mer et de retarder l’arrivée des réserves turques d’Asie en les obligeant à cheminer par terre. Il n’y a pas lieu d’ailleurs de disputer sur le rôle de chacun des associés : ils ont entrepris une grande guerre en commun, ils n’ont qu’à mettre en commun les résultats et à faire la répartition des bénéfices d’après de tout autres critères. Si l’un d’eux avait été vaincu sur un terrain secondaire (c’est le cas de 1866), il n’en devrait pas moins obtenir sa part des bénéfices communs de l’entreprise.

L’importance des sacrifices faits, des troupes mises en ligne, des pertes subies, est au contraire un élément dont il est naturel de tenir un certain compte, proportionnellement à l’étendue et à la population de chaque pays. Les pertes subies sont la mesure de l’intensité de l’effort accompli Nous n’avons, malheureusement, que des chiffres qui varient selon la source d’où ils viennent, la méthode de ceux qui ont fait les statistiques et la manière dont ils comptent. On peut cependant tenir pour exactes les proportions. Les pertes des Bulgares se sont montées à 33 000 morts et 53 000 blessés, soit 87 000 hommes ; celles des Serbes (tués et blessés) à 22 000, celles des Grecs à 11 000, celles des Monténégrins à 10 000 (6 000 d’après d’autres sources). La Bulgarie a mis sur pied 480 000 hommes, pour l’armée régulière, plus 140 000 employés dans les services de l’arrière. La Serbie a, proportionnellement, mis en campagne un nombre d’hommes au moins équivalent ; la Grèce un peu moindre. Le Monténégro, le plus petit des quatre, est aussi celui qui a fait le plus gros effort et consenti les plus douloureux sacrifices. Il est légitime qu’il y ait une certaine corrélation entre les compensations obtenues et les pertes éprouvées.

Les conventions sont la loi des parties. Mais, entre les quatre associés, il n’existe pas de traité général qui les engage tous les uns vis-à-vis de chacun des autres. La convention serbo-bulgare est la plus explicite, puisqu’elle prévoit une délimitation. L’alliance gréco-bulgare, conclue peu de jours avant le commencement des hostilités, ne prévoit aucune frontière. Nous ne croyons pas qu’il existe de traité entre Grecs et Serbes ; on n’a jamais parlé d’une convention régulière entre le Monténégro et ses associés, si ce n’est peut-être avec les Bulgares qui ont été le centre et le lien de la confédération. D’ailleurs, ces conventions, spécialement la convention serbo-bulgare, conclue à un moment où les associés pensaient plutôt à l’autonomie de la Macédoine qu’à la conquête de la Turquie d’Europe, peuvent-elles être intégralement exécutées aujourd’hui que tant d’événemens inouïs sont venus modifier les conditions où le traité avait été rédigé ? Les Serbes disent : non ; les Bulgares : oui. Nous verrons leurs argumens ; retenons seulement ici que les conventions, là où elles existent, ne sauraient rester lettre morte.

Au-dessus de toutes les autres doit se faire entendre la voix des peuples. La guerre qui vient de s’achever n’est pas une guerre de conquête, c’est une guerre de délivrance. Bulgares, Serbes, Grecs, Monténégrins se sont rués à la bataille pour la libération de leurs frères. Si tel n’avait pas été le caractère de la lutte, il ne serait pas admissible que les alliés gardassent presque tout ce qu’ils ont conquis. Ces annexions sont des annexions consenties, passionnément désirées, et c’en est la justification ; des hommes ne sont pas arrachés à leur patrie, mais des hommes sont rendus à la patrie qu’ils souhaitaient : lointaines réparations que l’histoire est fière d’enregistrer. La volonté des populations, c’est donc, dans le partage des lots qui va être fait, le critère auquel la justice demande que les alliés se conforment.

Est-ce à dire que d’autres élémens ne puissent pas entrer en ligne de compte ? Évidemment non. Dans l’intérêt même des populations, il faut aussi s’efforcer de créer des États viables et forts. Le principe, facile à poser, est donc difficile à appliquer, surtout dans cette Macédoine où les races sont si mêlées et où les propagandes rivales ont si terriblement enchevêtré les caries ethnographiques. Même une commission composée de représentans étrangers et impartiaux ne réussirait pas toujours a débrouiller la vérité ; il arrive que les habitans eux-mêmes hésitent sur leur nationalité ; certains villages en ont changé plusieurs fois, par peur ou par séduction, en quelques années. Tous souhaitent d’abord la paix, un bon gouvernement, la prospérité économique, des réformes agraires, des routes. Ils synthétisaient toutes ces aspirations en une seule : plus de Turcs. Encore ne faut-il pas oublier qu’en Macédoine, et surtout en Thrace, les paysans turcs sont nombreux ; ils ont droit à de sérieuses garanties, notamment pour leur liberté religieuse. Une subdivision à l’infini, village par village, rendrait toute vie collective impossible ; aucun État ne pourrait subsister ; les villes mêmes devraient être subdivisées maison par maison, car il n’en est peut-être pas une qui ne soit habitée que par une seule race. Il est bien difficile, par exemple, d’attribuer, dans une même région, les villes et les ports aux Grecs qui y forment souvent la majorité, et les campagnes aux Bulgares. Il faut voir large, et ne pas se perdre dans les détails. L’essentiel est qu’on cherche, chaque fois qu’il n’y aura pas d’inconvénient majeur, chaque fois qu’on ne risquera pas de léser quelque autre droit aussi intéressant, aussi légitime, à décider dans le sens de la volonté des peuples. Cela suffira pour qu’un grand progrès soit fait dans la voie de la justice internationale.

Essayons maintenant d’entrer dans quelques-unes des plus graves difficultés d’application et de les prendre corps à corps.


IV

Au banquet des vainqueurs s’assied un convive qu’on n’avait pas invité et que, ne l’ayant pas vu à la peine, on ne s’attendait pas à voir au profit : l’Albanais. C’est en vertu du principe « les Balkans aux peuples balkaniques » que l’Autriche a réclamé et que l’Europe a reconnu le droit de l’Albanie à l’existence. A la vérité, le Cabinet de Vienne avait sans doute d’autres raisons, et de moins désintéressées, pour demander la création d’une Albanie autonome ; il n’en est que plus caractéristique de constater qu’il a invoqué cet argument du droit des peuples qui, si surpris qu’on puisse être de le voir manié par la diplomatie autrichienne, était, en l’espèce, irréfutable. A l’exception d’un très petit nombre d’hommes éclairés, les Albanais ne demandaient pas l’organisation d’un Etat albanais indépendant, ils tenaient surtout à leur particularisme féodal, à leur organisation de clan, à leurs vieilles mœurs patriarcales ; un Etat centralisé, des percepteurs exacts, des gendarmes rigoureux, ne sont pas pour plaire aux montagnards de la Liuma ou du pays Malissore ! L’État turc était, pour eux surtout, un minimum de gouvernement. Privilégiés parce qu’en majorité musulmans, ils en abusaient pour opprimer leurs voisins de l’Est, les Serbes de la Vieille-Serbie. Ils entretenaient autour d’eux l’anarchie, la ruine et le désordre. L’un des derniers voyageurs qui aient parcouru le pays[2] rapporte qu’à Prizrend, les paysans serbes n’osent pas cultiver les champs à plus d’un kilomètre des portes de la ville, par crainte de l’Albanais. De ces tribus farouchement isolées, sans unité politique, religieuse, morale, l’Europe a décidé de faire un Etat organisé ; l’expérience est intéressante et les preuves de vitalité que la race albanaise donne depuis tant de siècles permettent d’augurer favorablement du succès ; elle n’a jamais, au cours de sa longue histoire, constitué un État organisé ni réalisé son unité nationale, mais jamais non plus elle n’a toléré un joug étroit qui n’aurait pas respecté ses privilèges et son particularisme traditionnel. Il était légitime que les droits de cette race pleine de ressources fussent sauvegardés et que l’Europe les prit en tutelle ; mais il importe à l’équilibre européen et à la tranquillité des Balkans que l’Albanie indépendante ne soit pas le prête-nom d’une ou de deux Puissances européennes qui chercheraient à intervenir dans les querelles balkaniques et à fomenter le trouble là où l’on peut espérer voir renaître la paix et la prospérité. Il est nécessaire que les Albanais constituent réellement un « peuple balkanique » puisque c’est leur titre à posséder une partie du sol de la péninsule et que toutes les grandes Puissances participent effectivement à l’organisation et à la garantie de l’État qu’il va falloir organiser. Nous voudrions même, quant à nous, que l’Europe fit un geste de générosité qui serait en même temps un geste de justice, et que, dans le directoire européen qui devra établir et contrôler le gouvernement de l’Albanie, elle admit des représentans des États balkaniques qui verront quelques-uns de leurs nationaux englobés dans le nouvel État : Turquie, Roumanie[3], Bulgarie, Serbie, Monténégro, Grèce. Que les diplomates blanchis sous le harnois du traité de Berlin veuillent bien ne pas s’alarmer d’une nouveauté si hardie ! Habituons-nous à ne plus traiter les pays balkaniques comme des enfans mineurs ; ils viennent de gagner leurs éperons !

Mais quelles seront les limites de l’Albanie autonome ? Elles sont presque indéfiniment extensibles. L’Arnaoute ne reste pas dans ses pauvres montagnes ; il descend vers les plaines et les villes voisines ; il essaime ; mais il n’est pas un travailleur sédentaire. Dans la maison d’autrui, il est le plus fidèle et le plus dévoué des serviteurs ; dans son pays, il ne veut être que le plus arrogant des maîtres. Depuis la conquête ottomane, et surtout depuis cinquante ans, il abuse de la tolérance des fonctionnaires turcs pour molester le Serbe de la Vieille-Serbie ou le Grec d’Epire et pour usurper sa terre ; armé, parmi des paysans sans armes, il les opprime et il les tue. Ipek, autrefois siège d’un patriarcat serbe, Dibra, Prizrend, ont été ainsi en partie albanisées ; Uskub, Mitrovilza étaient en voie d’albanisation. Les voyageurs qui passaient à quelques années d’intervalle ne reconnaissaient plus les bourgs et les villages : la terreur les avait faits albanais. Toute cette région est peuplée d’Albanais qui parlent serbe et qui ont gardé le type serbe. Le long de l’Adriatique, où la conquête arnaoute est plus ancienne, il ne reste presque plus trace des Serbes ni de leur langue. Dans les régions où la lutte se poursuit encore et où les victoires slaves vont donner un regain de vitalité aux paysans serbes, il eût été inique de laisser achever la destruction de cette race laborieuse par cette race de proie : l’Europe ne l’a pas voulu ; toute la Vieille-Serbie, y compris Dibra, Prizrend, Diakovo, Ipek, sera serbe ou monténégrine. Le gouvernement provisoire albanais qui s’est constitué lui-même à l’instigation d’Ismaïl-Khemal bey a formulé les revendications de la grande Albanie : ses limites partiraient du point le plus septentrional de la frontière hellène actuelle, et engloberaient le lac de Presba, Monastir, Uskub, Mitrovitza, pour rejoindre de là le Monténégro : prétentions inadmissibles, mais curieuses à enregistrer car elles constitueront peut-être plus tard le programme intégral de l’Albania irredenta. Il est permis d’espérer cependant que le jour où une bonne police et une administration régulière auront établi l’ordre dans la Macédoine et l’Albanie, les Arnaoutes trouveront du travail chez eux et seront moins attirés chez leurs voisins.

C’est le malheur du vaillant petit peuple monténégrin que sa frontière Sud-Est est bordée presque immédiatement par des tribus albanaises qui, pour la plupart, poursuivent, avec les clans de la Tchernagora, des vendettas séculaires. Skodra, que l’on appelle Scutari d’Albanie, est vraiment une ville albanaise, le centre des Albanais du Nord, de ces tribus catholiques qui sont sous le protectorat religieux de l’Autriche ainsi que le reconnaissent les mêmes traités qui confirment le protectorat français sur les catholiques dans le reste de l’Empire ottoman. Les clans albanais, à l’exception d’une partie des Malissores, n’auraient pas accepté sans résistance la domination monténégrine. L’Autriche était fondée à demander que Scutari fût rendue à l’Albanie et l’Europe ne pouvait lui refuser une satisfaction qu’elle revendiquait au nom du droit des peuples. Quelque sympathie qu’inspirât l’héroïque effort des soldats monténégrins, dès lors que l’on avait décidé de créer une Albanie, il fallait que Scutari y fût englobée. Il conviendra de chercher quelles compensations les Monténégrins pourraient recevoir pour le sacrifice que l’Europe leur a demandé.

Du côté du Sud, on discute encore sur les frontières qui devront séparer l’Albanie de l’Épire devenue hellène. Dans cette région, les Albanais sont en majorité orthodoxes et plus ou moins hellénisés, à tel point qu’il est souvent difficile de les distinguer des Hellènes ; parmi les héros de l’indépendance hellénique, beaucoup étaient Albanais. Jusqu’au Nord d’Argyrocastro la proportion des Hellènes est très forte, surtout dans les villes et les bourgs, et l’Europe ne ferait pas difficulté de tracer largement à la Grèce les frontières de l’Epire si l’Italie n’intervenait. Entre l’ile grecque de Corfou et le rivage épirote s’ouvre une magnifique rade naturelle longue de 70 kilomètres et presque fermée à chaque extrémité. Les Italiens y voient déjà le repaire futur de la flotte hellénique fermant les issues de l’Adriatique ; ils menacent de tirer le canon si les deux rives de ce large bassin devenaient grecques. Leurs craintes ne seraient-elles pas apaisées par une garantie de neutralisation de Corfou que la Grèce ne refuserait pas d’accorder ? Il est presque aussi étrange de voir l’Italie s’opposer à ce qu’un peuple voisin achève son unité nationale, qu’il est piquant de voir l’Autriche invoquer le droit des peuples. On ne fait pas de la politique avec des principes ! Ce serait bien le cas, cependant, de les appliquer, puisqu’on est théoriquement unanime à les admettre ; une commission européenne pourrait étudier sur place quels villages sont albanais et quels hellènes et procéder à une répartition impartiale.

La frontière du nouvel État albanais, proposée par le Cabinet de Vienne et acceptée par les Puissances, laisse une partie des rives du lac de Scutari au Monténégro avec la haute vallée de la Plava (district de Gusinié, déjà cédé au Monténégro par le traité de Berlin), puis descend vers le Sud et passe tout près de Diakova qui reste slave, coupe le Drin blanc, passe tout près de Prizrend, qu’elle laisse aux Serbes, enveloppe le sauvage district albanais de la Liuma et revient couper le Drin noir au Nord de Dibra, qui reste aux alliés ; elle atteint ensuite le lac d’Okrida. Dans l’ensemble, cette frontière est raisonnable, mais quand on en étudie le détail, on s’aperçoit que son tracé est paradoxal et qu’au lieu de chercher à prévenir les conflits et les incidens de frontière, elle semble se proposer de les préparer et de les faire naitre. Nous ne pouvons entrer ici dans une description minutieuse du terrain. Prenons un seul exemple : au lieu de suivre les crêtes du Bituch, la frontière proposée passerait à mi-côte, à une portée de fusil de Diakova ; toutes les crêtes appartiendraient aux Albanais, et quand on connaît leur tempérament et leurs mœurs, on peut se demander si les gens de Diakova pourront dormir tranquilles et se livrer aux travaux de la paix. De ce côté-là aussi, il est nécessaire, si l’Europe veut faire œuvre solide et bienfaisante, qu’une commission internationale révise surplace, dans l’intérêt des populations riveraines, le tracé définitif des frontières dont la diplomatie, préoccupée de concilier des points de vue opposés, n’a pu tracer que les grandes lignes. Dans ces délimitations délicates, les Puissances doivent voir les choses de près et travailler de bonne foi à organiser la paix et non pas à semer la guerre. Une Albanie bien policée peut devenir un élément bienfaisant de tranquillité et de prospérité pour tout le pays entre le Vardar et l’Adriatique ; mais c’est à la condition qu’elle ne cherchera pas à faire, sous des inspirations étrangères, une politique d’expansion, et qu’elle acceptera comme définitives les frontières raisonnables que l’Europe lui accordera.

Tout danger de complication européenne à propos de l’Albanie a maintenant disparu, mais c’est le partage de la Macédoine entre Bulgares, Serbes et Grecs qui excite les passions les plus violentes et pourrait amener des conflits entre les alliés d’hier. Nous avons dit ici même la mêlée des ambitions antagonistes et des patriotismes rivaux dans cette Macédoine bigarrée, que la nature semble avoir prédisposée plutôt à des luttes intestines qu’à une puissante unité. La Macédoine est la cause et l’objet de la guerre, il ne faut pas l’oublier. Les Bulgares ne se sont pas levés pour marcher sur Constantinople, mais pour délivrer leurs « frères » de Macédoine. C’est aussi l’objectif des Serbes et des Grecs. On a fait la guerre aux Turcs pour affranchir la Macédoine ; et comme on était certain d’avance de ne pas s’entendre sur le partage, on a sagement différé d’y procéder avant que l’ennemi commun fût définitivement hors de combat. Maintenant, on est en face du problème ; faut-il s’étonner que les anciennes animosités reparaissent, enfiévrées par la victoire ? Essayons de présenter dans toute leur force les argumens rivaux.

Une convention serbo-bulgare, signée en février 1912, prévoit le cas où, les parties contractantes étant obligées de recourir aux armes, se trouveraient amenées à délimiter la part qui reviendrait à chacune d’elles dans la Macédoine. Les renseignemens sur la portée et les termes exacts de ce texte ne sont ni toujours précis ni toujours concordans. Une ligne a été tracée, qui part approximativement de la frontière serbo-bulgare actuelle, descend le cours de la Ptchnia, laissant Egri-Palanka du côté bulgare, coupe la plaine d’Ovitch, franchit le Vardar et le chemin de fer à une douzaine de kilomètres au Nord de Vêles (Keuprülü), suit la crête des Monts Golejnitza et aboutit à peu près en droite ligne au lac d’Okrida, entre la ville de ce nom et Strouga. D’après les Serbes, cette ligne constitue une frontière fixe, dont ils demandent la révision pour des raisons que nous allons dire. D’autres, du côté bulgare, disent que cette ligne marque seulement l’un des côtés d’une zone restée indivise ; à l’Est de cette ligne, tout serait bulgare : de même au Nord du Char-Dagh tout serait serbe, mais entre le Char et cette ligne conventionnelle s’étendrait une zone, comprenant Uskub et même Dibra, dont l’attribution ne serait pas faite et pour laquelle les deux pays auraient convenu de s’en remettre à l’arbitrage du Tsar. Ainsi, dans le premier cas, le champ soumis à l’arbitrage serait, sans restrictions, la frontière serbo-bulgare ; dans le second cas, ce serait seulement une certaine zone, et la frontière bulgare ne pourrait pas être reculée au delà de la ligne tracée par avance. Les Serbes en tout cas demandent la révision complète de la convention.

Quand nous avons signé cette convention, disent-ils, nous n’avions, ni nous, ni les Bulgares, prévu le succès complet de la coalition ; mais nous espérions acquérir tout le pays entre nos frontières et l’Adriatique ; c’était le but de nos efforts et nous aurions pu, si nous avions obtenu ce que nous souhaitions, ne demander du côté de la Macédoine que les régions proprement serbes, c’est-à-dire à peu près celles qui sont délimitées par la ligne conventionnelle. Le texte dit d’ailleurs qu’au delà du Char-Dagh les Bulgares n’élèvent aucune prétention : c’est prévoir implicitement que la Serbie doit aller jusqu’à la mer Adriatique, mais, de ce côté, l’Europe l’arrête. La Bulgarie, d’autre part, ne prévoyait pas les larges acquisitions qu’elle fait en Thrace. Enfin, disent les Serbes, nous avons prêté à nos alliés le secours de deux divisions et d’un équipage de siège qui n’auraient pas été nécessaires, ou qui l’auraient été moins longtemps, si les Bulgares, pour la vaine gloire de conquérir Andrinople par les armes et dans le secret espoir d’entrer à Constantinople, n’avaient inutilement continué la guerre alors qu’ils auraient pu, dès le 23 octobre, conclure la paix en obtenant même Andrinople ; tous les frais, en hommes et en argent, que la Serbie a faits sans compter depuis cette époque, c’est donc pour le seul avantage des Bulgares qu’elle les consentis et elle a droit à des compensations. Les Bulgares, d’après le traité, auraient dû envoyer 100 000 hommes pour aider les Serbes en Macédoine, ils ne l’ont pas fait et les Serbes se sont tirés d’affaire seuls. Si la Bulgarie recevait tous les accroissemens auxquels elle prétend, elle deviendrait tellement plus forte que les autres pays balkaniques qu’elle exercerait nécessairement sur eux une véritable hégémonie ; or les Serbes veulent bien de l’alliance, mais d’une alliance d’égal à égal ; toute prétention à l’hégémonie les mettrait dans la nécessité, pour rétablir l’équilibre, de chercher ailleurs des amis et des appuis : c’en serait fait de la confédération balkanique.

A ces argumens, voici en substance ce que répondent les Bulgares. Nous avons conclu une convention ; si les Serbes ne l’avaient pas acceptée préalablement, nous n’aurions fait ni l’alliance, ni la guerre ; si nous nous montrons intransigeans, ce n’est pas pour acquérir quelques morceaux de terre de plus ou de moins, c’est pour ne pas laisser des Bulgares en dehors de la nouvelle Bulgarie. Nous avons fait la guerre pour la délivrance des Bulgares de Macédoine et si le bonheur de nos armes et l’héroïsme de nos troupes ont fait tomber entre nos mains Andrinople et une partie de la Thrace, est-ce une raison pour abandonner à d’autres nos frères de Macédoine, eux qui, depuis si longtemps, soutiennent la lutte contre les Turcs, qui ont donné tant de héros à l’indépendance, tant d’hommes remarquables au royaume ? Partout où il y a des Bulgares doit s’étendre la Bulgarie : c’est pour cela que nous avons fait la guerre et nous ne céderons pas sur ce point. Nous avons fait aux Serbes de larges concessions en traçant la ligne frontière, car Uskub, par exemple, Strouga ou Krtchevo sont autant bulgares que serbes. La Bulgarie de demain ne pourra plus s’accroître, car il n’existe pas, ailleurs, de pays peuplés de Bulgares ; la Serbie, au contraire, a l’avenir devant elle ; elle peut se fondre avec le Monténégro, et qui sait si elle ne trouvera pas un jour l’occasion de s’unir aux Serbes de Bosnie, d’Herzégovine, de Croatie et de Hongrie ? Le concours militaire des Serbes, disent encore les Bulgares, nous n’en contestons pas la valeur, mais il était de leur intérêt de nous le donner, car tant que la résistance des Turcs n’était pas abattue, rien n’était fini pour eux, ni pour nous, ni pour les Grecs. Pour la même raison il eût été absurde d’envoyer 100 000 Bulgares en Macédoine quand la masse principale de l’ennemi était en Thrace. Les Serbes se plaignent de ne pas obtenir l’accès territorial à l’Adriatique ; nous le regrettons, mais n’avons-nous pas dû céder Silistrie et ses environs aux Roumains ? La Bulgarie ne prétend pas à l’hégémonie de la péninsule, mais elle était, avant la guerre, la plus puissante, elle le restera après la guerre ; il n’y aura rien de changé dans les proportions. Quant à l’alliance, la Bulgarie y est très attachée, mais elle ne saurait y sacrifier des pays habités par des Bulgares ; elle estime d’ailleurs que la Serbie reconnaîtra que son intérêt l’engage à chercher un appui du côté de ses voisins de l’Est ; et, l’intérêt, c’est un lien plus fort même que les affinités de race.

En Macédoine, les Grecs ont occupé, durant la guerre, de vastes territoires autour de Salonique ; ils sont en contact, dans la région de Monastir, avec les Serbes ; ils ont étendu leurs avant-postes jusqu’aux alentours de Sérès et ils demandent aujourd’hui à rester propriétaires définitifs des territoires qu’ils détiennent. Le maximum de leurs revendications — ce maximum que l’on ne formule que pour faire une première concession en l’abandonnant — comprend Kavala, Drama, Demir-Hissar, Doïran et Monastir ; mais leur première ligne de défense sérieuse laisserait en dehors de la zone grecque Kavala, Drama, Doïran et Monastir ; elle engloberait Sérès. Les Grecs reconnaissent que la région qu’ils demandent n’est pas entièrement peuplée de Grecs. Ils y comptent 1 012 000 Grecs, contre 383 000 Musulmans et 94 000 Bulgares. Les meilleures cartes ethnographiques, — celle, par exemple, du professeur Cvijic, de l’Université de Belgrade[4], — indiquent comme entièrement grecque la péninsule Chalcidique ; la plaine entre Drama, Sérès et la mer est peuplée de Grecs et de Turcs ; au Nord de Sérès la campagne est bulgare ; la ville même de Sérès est grecque, turque et bulgare. De l’autre côté du golfe de Salonique, le bassin de la Vistritza, à l’exception de la région des sources (Kastoria), est entièrement grec ; à l’intérieur du grand angle que forme cette rivière et jusqu’au lac d’Ostrovo, on trouve des Turcs. Au Nord de Salonique, les villages bulgares viennent jusqu’aux portes de la grande ville. La frontière minima que revendiquent actuellement les Grecs engloberait donc des pays bulgares ; les Grecs ne le contestent pas, mais ils allèguent qu’en Thrace, à Andrinople, sur les côtes de la Mer-Noire et de la mer Egée, les Bulgares vont annexer des cantons où vivent un bien plus grand nombre d’habitans grecs, plus de 300 000, qui, par leur situation géographique, ne peuvent pas espérer entrer dans la grande Grèce et se trouveront incorporés dans le royaume bulgare dont le gouvernement ne s’est pas toujours montré paternel vis-à-vis des Hellènes de la Roumélie. Il est donc légitime, d’après eux, que, par une concession réciproque, le gouvernement de Sofia consente à renoncer à quelques morceaux de territoire, bien que peuplés par une majorité de Bulgares. Puisque la géographie politique et l’ethnographie ne peuvent pas concorder complètement, que du moins des exceptions soient faites en faveur des Grecs comme en faveur des Bulgares. :

Ainsi parlent les Grecs, et leur diplomatie subtile, demandant beaucoup, se flatte par là d’obtenir quelque chose : c’est Salonique, avec une banlieue aussi large que possible, qui est l’objet principal de ses efforts. Salonique est le grand marché de la Macédoine, la porte par où elle communique avec la mer et avec l’extérieur, le centre où convergent ses chemins de fer ; c’est pourquoi les Grecs, laissant l’armée turque se retirer vers le Nord, ont précipité la marche de leurs régimens vers cette grande ville qu’ils appellent encore, comme saint Paul, Thessalonique, et qu’ils se sont arrangés, en dignes fils d’Ulysse, pour y devancer, sans effraction, leurs concurrens slaves. Depuis lors, une bonne administration de plusieurs mois, qui a rassuré les intérêts alarmés, le sang du roi Georges odieusement répandu, ont donné aux Grecs des hypothèques nouvelles sur la métropole macédonienne.

Par sa population, Salonique est une synthèse de la Macédoine ; Grecs et Bulgares, Valaques et Albanais s’y coudoient ; c’est le rendez-vous de toutes les races et de toutes les langues ; le français y est très répandu. L’Hellène, commerçant et citadin, l’emporte sur le Slave, qui peuple les campagnes environnantes ; l’un et l’autre sont distancés de loin par l’élément Israélite, venu d’Espagne au temps de Philippe II, qui forme plus de la moitié de la population (75 000 âmes) et qui fait concurrence au Grec dans le commerce et la banque. Si Salonique devait appartenir à la race la plus nombreuse, elle constituerait une république juive ; et, de fait, si les Etats balkaniques associés avaient bien compris leur véritable avantage et maintenu entre eux une étroite solidarité, fût-ce au prix de quelques sacrifices, l’intérêt de tous eût été de faire de Salonique une ville libre, une ville fédérale, marché et port commun des Etats alliés, administrée par sa municipalité, sous la haute protection et le contrôle des États confédérés. Los Bulgares y auraient trouvé le véritable port de la Macédoine, les Serbes le débouché assuré de leurs porcs et de leur bétail, les Grecs auraient partagé avec les Juifs les bénéfices d’une prospérité commerciale et financière, qui se serait accrue à mesure que, dans la Macédoine pacifiée, auraient grandi la prospérité et la richesse. Possession indivise des alliés, elle aurait formé le lien d’une confédération que chacun d’eux aurait eu intérêt à faire vivre et durer. Peut-être, plus tard, pourra-t-on revenir à une solution de ce genre ; mais, pour le moment, la mésintelligence est telle entre les anciens associés, les prétentions rivales se heurtent avec tant d’acharnement et d’imprévoyance, qu’il serait imprudent d’organiser l’avenir en tablant sur leur concorde. Salonique sera donc bulgare ou grecque. Il semble que les Bulgares ne la revendiquent pas avec la même âpreté que les régions qu’ils regardent comme proprement bulgares ; on peut prévoir que Salonique sera grecque avec la Chalcidique à laquelle les Bulgares ne prétendent pas. Mais la campagne étant peuplée de Slaves, le Cabinet de Sofia, s’il cède Salonique, n’abandonnera qu’une étroite banlieue autour de la ville, et encore réclamera-t-il probablement, en échange, les îles de Thasos et de Samothrace, peuplées respectivement de 12 000 et 3 000 Grecs, mais dont ils estiment la possession nécessaire au libre accès de Dedeagatch et de Kavala, appelés à devenir les ports de la Bulgarie, si Salonique est laissée aux Grecs. Salonique et la zone qui l’entoure, ce sera sans doute le premier objet de litige aigu entre les alliés d’hier. Les Grecs déclarent qu’ils feront la guerre plutôt que de renoncer à Salonique, les Bulgares plutôt que de renoncer au pays peuplé par leurs « frères. »

Le second objet de contestation concernera les villes de Vodena et de Kastoria, que les Bulgares demandent, comme habitées par des Bulgares, et que les Grecs prétendent garder. L’intérêt du problème dépasse la possession d’une étendue plus ou moins grande de territoire. Les Grecs souhaitent de pousser leurs frontières assez haut vers le Nord pour rencontrer les Serbes qui, de leur côté, espèrent garder Monastir, Prilep et Keuprulii (Vêles). Ainsi les Bulgares seraient rejetés sur la rive gauche du Vardar ; les Serbes, entre leur territoire et le port de Salonique, ne rencontreraient pas les Bulgares, mais seulement les Grecs, avec lesquels ils ont déjà préparé des arrangemens commerciaux. M. Pachitch, dans son discours du 30 mai, nous l’aurait appris, s’il n’avait été facile de le deviner déjà : Serbes et Grecs ont lié partie pour résister à ce qu’ils regardent comme les prétentions exagérées des Bulgares et s’assurer à eux-mêmes un large morceau de la Macédoine. Il est même possible qu’une convention militaire prévoie l’action commune des deux alliés Serbe et Grec contre le troisième, le Bulgare, ou, plus exactement, la résistance commune aux Bulgares s’ils prétendaient faire évacuer par leurs anciens associés une partie des territoires qu’ils ont occupés pendant la grande guerre.

Les prétentions bulgares traversent à angle droit ces prétentions serbo-grecques. Les Bulgares veulent réunir à leur royaume Vodena et Kastoria, qui marqueraient leurs frontières au Sud, et aboutir au lac d’Okrida, en englobant la ville de ce nom, ancien siège d’un patriarcat bulgare. La Bulgarie serait, par là, limitrophe de l’Albanie ; la Grèce et la Serbie n’auraient pas de commune frontière ; les chemins de fer bulgares pourraient trouver, par l’Albanie, une issue plus facile vers la mer Adriatique. Les Serbes seraient rejetés au Nord-Ouest de la ligne prévue par leur convention avec les Bulgares, dont ceux-ci demandent l’exécution sans amendement. Ainsi serait ressuscitée la Bulgarie de San-Stefano. Monastir se trouve donc être le point central du litige ; on comprend maintenant l’importance que chacun des alliés y attache, et pourquoi les Bulgares, s’ils se trouvent dans la nécessité de sacrifier Salonique ou Monastir, paraissent devoir se résigner plus facilement à laisser Salonique aux Grecs. Ils resteraient ainsi fidèles à leur principe de rechercher avant tout la réunion de tous les Bulgares dans la même patrie.

Les Serbes, il est vrai, contestent que les Macédoniens soient des Bulgares plutôt que des Serbes ; ils ne sont, disent-ils, ni l’un ni l’autre, ou, si l’on veut, ils sont l’un et l’autre ; la carte du professeur Cvijic les appelle « Slaves Macédoniens « et leur donne une teinte spéciale. Leur idiome n’est, en effet, ni tout à fait le serbe, ni tout à fait le bulgare et l’on peut, du point de vue scientifique, soutenir qu’ils forment la transition, — disons plutôt le trait d’union, — entre les deux peuples. Il est très probable également que ces Slaves, réunis aujourd’hui soit à l’un, soit à l’autre des deux royaumes, se trouveraient bientôt, dans leur masse, satisfaits de leur sort. Il parait certain cependant qu’ils ont, pour employer une expression chère aux Grecs, une « conscience nationale » bulgare, qu’ils se sont battus et ont souffert pour la Bulgarie, et que, s’ils étaient appelés à manifester leurs préférences, l’élite d’entre eux acclamerait la Bulgarie. L’avenir s’étonnera de ces compétitions, de ces querelles, comme il s’étonne aujourd’hui des luttes anciennes entre Français et Bourguignons, entre la langue d’oil et la langue d’oc. La destinée de ces peuples est l’unité.

Les îles de la mer Egée, sans exception, sont peuplées de Grecs ; c’est là que s’est conservé le type hellène le plus pur. La Crète est celle qui compte la plus forte minorité relative de musulmans. Sauf pour Thasos et Samothrace, les Grecs n’ont pas de compétiteurs parmi leurs alliés pour la possession des îles. Nous ne pensons pas non plus qu’il surgisse une ambition européenne à l’encontre des droits de la Grèce. Les Italiens, qui continuent à occuper quelques-unes des îles sous le prétexte qu’il reste encore des soldats turcs dans les rangs de leurs ennemis en Cyrénaïque, ne sauraient tardera les rendre à la Turquie qui, elle-même, en a par avance remis le sort aux mains des Puissances. Celles-ci croiront-elles devoir en laisser quelques-unes à la Turquie parce qu’elles se trouvent profondément incrustées dans le littoral de l’Asie Mineure ? C’est possible. Donner toutes les îles aux Grecs, y compris Chios et Mytilène, c’est peut-être préparer pour l’avenir un mouvement irrédentiste parmi les Grecs d’Asie. Mais rendre certaines îles, et précisément les plus peuplées, les plus riches et les plus grecques à la Turquie, c’est l’affaiblir plutôt que la fortifier en créant sur sa frontière maritime une cause permanente de trouble et un foyer de rébellion. L’Europe appréciera de quel côté se trouvent les plus graves inconvéniens. Peut-être pourrait-elle y remédier par une neutralisation des îles, qui seraient réunies à la Grèce. En tout cas, il n’est pas admissible que les grandes Puissances violent, au profit de l’une quelconque d’entre elles et aux dépens des Grecs ou des Turcs, le principe salutaire du désintéressement territorial. La mer Egée, au surplus, n’est qu’un ensemble de détroits ; nulle part on ne perd de vue la terre ; pourquoi n’appliquerait-on pas atout l’Archipel le principe de la « mer libre » comportant l’interdiction de fortifier les îles ? Ce ne sont là, d’ailleurs, que des difficultés secondaires. Le danger, pour la paix et pour la bonne harmonie des Etats balkaniques, est en Macédoine.


V

Associés pour détruire, la Bulgarie, la Serbie, le Monténégro et la Grèce ne pourront-ils s’entendre pour fonder ? Sont-ils condamnés à se battre pour partager le vaste domaine qu’ils ont su glorieusement conquérir ? On pourrait le croire, tant les passions nationales, surchauffées par l’ivresse du succès, paraissent intransigeantes. Les intérêts, nous l’avons montré, sont contradictoires, les aspirations incompatibles. Déjà, aux avant-postes, les fusils partent tout seuls ; des échauffourées mettent aux prises Grecs et Bulgares. Au tribunal des grandes Puissances, les agens des trois principaux concurrens plaident, à coups de statistiques, d’ethnographie, de précédons historiques, la cause de leurs pays respectifs. Les armées se concentrent pour appuyer les argumens des diplomates. Les sympathies européennes commencent à se détourner de ces vainqueurs qui se montrent moins capables de porter leur brillante fortune que de l’édifier. Faudra-t-il croire qu’il ne puisse rien naître de grand que par le fer et dans le sang ? Les passions aveugles des peuples entraîneront peut-être les gouvernemens à d’irréparables erreurs, mais nous ne pouvons imaginer, pour notre part, que les têtes froides qui ont conçu et réalisé l’alliance balkanique, assistent à la ruine de leur œuvre, sans essayer une résistance qui, si elle est conduite avec un large esprit d’équité et une claire vision des possibilités de l’avenir, doit rester victorieuse.

Toute politique est fondée sur des intérêts, mais il y a une hiérarchie des intérêts. Il arrive, aux peuples jeunes surtout et aux victorieux, de ne plus apercevoir, dans le tumulte des événemens qui se précipitent, que leurs passions immédiates et leurs intérêts présens ; il faut, pour faire une politique d’avenir, génératrice de grands résultats, porter ses regards plus haut et plus loin ; le temps de la récolte, qui est arrivé pour les États balkaniques, doit être aussi celui des semailles. L’heure unique est venue où ils vont décider de leur avenir et orienter leurs destinées pour des siècles ; un examen de conscience national les aidera, dans ces circonstances solennelles, à voir clair dans leurs intérêts essentiels ; ils leur apparaîtront moins contradictoires qu’ils ne semblent l’être au premier abord.

Quand on regarde une carte des races et des langues de l’Orient, on est frappé de voir l’extension de l’hellénisme tout autour de l’Archipel. La mer et ses îles, ses ports, ses pointes et ses golfes, voilà le centre de la vie grecque. Comme au temps de la confédération athénienne, la puissance grecque est fondée sur la navigation, le commerce, la banque ; l’Hellène ne sera jamais un grand agriculteur. Il aime les lettres et les arts ; il est un agent de civilisation ; c’est le génie hellénique qui, de Byzance, a rayonné autrefois sur les peuples barbares, slaves ou mongoliques, attirés par son éclat, et qui les a apprivoisés. Toutefois, les Grecs ont rarement dominé par la force : souples, adroits, braves à la manière d’Ulysse, mais préférant, comme lui, l’éloquence ou la ruse, qui enlacent, à la force qui brise : tels ils ont toujours été, tels ils sont encore, hommes de mer, habitués à louvoyer au hasard des vents de l’Archipel, hommes des villes, amis des causeries subtiles et des fructueuses affaires. Tout autour de la mer Egée, ils habitent les ports et les côtes ; sauf dans la Grèce proprement dite et en Épire, ils ne s’étendent pas loin dans l’intérieur des terres, si ce n’est en colonies de marchands sporadiquement essaimées dans les villes. Si la liquidation actuelle leur donne toutes les îles, avec le grand port de Salonique, la péninsule Chalcidique et tout le pays hellène ou hellénisé en Epire et en Albanie, ils auront reçu un lot conforme aux aspirations de leur génie national et à leurs intérêts. Dans la partie de la Thrace qui reste turque, sur les côtes de la Turquie d’Asie, ils ont de nombreuses colonies, avec lesquelles, comme au temps de Périclès et de l’empire Perse, ils pourront, sans poursuivre de nouvelles conquêtes, entretenir des relations de culture et d’affaires. La mise en valeur de l’Asie-Mineure les intéresse, ils y participeront. Un nouvel essor de richesse attend le bassin de la mer Egée ; ils en seront les principaux bénéficiaires. La vocation de la Grèce est de devenir une grande puissance navale ; elle ne sera jamais en mesure de lutter sur terre contre la masse slave. Pourquoi, dès lors, s’acharnerait-elle à obtenir des territoires peuplés de Bulgares ? Elle a tout intérêt à ne pas créer d’irrédentisme bulgare chez elle, et, puisque des nécessités géographiques et politiques vont faire passer, du golfe d’Orfano à l’embouchure de la Maritza, des populations grecques sous une domination bulgare, c’est une raison de plus pour elle de consolider avec la Bulgarie des liens étroits d’alliance qui finiront par créer des sympathies et par abolir les rancunes historiques. L’héritage impérial de Byzance, avec sa domination sur toute la péninsule, serait, pour la Grèce d’aujourd’hui, un leurre dangereux ; l’héritage d’Athènes, d’une Athènes qui aurait su faire l’unité des Hellènes, s’offre à elle, et c’est un bel héritage.

Le Bulgare est un paysan et un soldat. On saura un jour les prodiges d’énergie, d’endurance, de stoïcisme, que tout le peuple bulgare a accomplis pendant la dernière campagne. Sans méconnaître les exploits de ses alliés, on peut dire que le vainqueur du Turc, c’est lui. Vainqueur par les armes, il le sera encore par la charrue ; avec sa ténacité proverbiale, il va conquérir à la culture les plaines que la paix lui assure ; prolifique, il va les coloniser, les peupler : dans vingt ans, on ne les reconnaîtra plus. Ses idées politiques sont simples, mais absolues : il ne rêve ni conquêtes lointaines, ni impérialisme ; mais il est résolu à réunir dans un même Etat tous les enfans de la race bulgare. S’il obtient ce qu’il demande dans le partage de la Turquie d’Europe, il aura atteint son but et, s’il lui reste une ambition, elle sera dirigée vers Sainte-Sophie, d’où l’Europe le tient éloigné. Il annexera par nécessité, parce qu’il faut avoir une façade sur la mer Egée, les côtes de la Thrace jusqu’au delà de Kavala, mais son cœur est en Macédoine avec ses frères slaves qu’il a voulu, avec toute sa foi et toute son énergie, délivrer. Il a la poigne dure et, parfois, le geste brutal ; s’il croyait que des Bulgares restent en dehors de la patrie bulgare, les faire rentrer au bercail deviendrait l’objet de son activité politique. La prudence de ses gouvernans lui a imposé la cession de Silistrie aux Roumains pour prix de leur neutralité, mais il en tiendra longtemps rigueur à ses voisins du Nord. On n’obtiendra pas sans peine de lui qu’il consente quelques concessions aux Serbes et il faudra, pour le lui demander, que le gouvernement du roi Ferdinand s’inspire des intérêts supérieurs de l’alliance avec les Slaves du Sud et risque même une impopularité momentanée. Plutôt que d’abandonner une partie importante de la Macédoine, le Bulgare ferait la guerre ; il a assez d’esprit pratique, cependant, pour se rendre compte que, une fois l’unité bulgare réalisée, la Bulgarie n’a plus d’avenir que dans une confédération balkanique.

Cette confédération, la Serbie en a besoin, elle aussi, elle surtout, pour poursuivre hors de ses frontières, même agrandies comme elles vont l’être, une politique d’amitié, d’influence « culturelle » et, un jour peut-être, d’union avec les Serbes qui vivent dans l’empire austro-hongrois et avec tout le groupe des Slaves du Sud. Après cette guerre où ses soldats ont donné des preuves éclatantes de bravoure et de discipline, où le peuple et le gouvernement ont fait des prodiges de patriotisme et d’organisation, la Serbie reste déçue et mécontente ; la pente naturelle de ses intérêts est, géographiquement et historiquement, vers l’Adriatique ; elle s’en trouve séparée par l’Albanie ; elle n’obtient que le droit d’aboutir par un chemin de fer, dont le libre usage lui est garanti, à l’un des ports adriatiques ; elle redoute de voir grandir, sur son flanc méridional, un nouvel État où domineraient des influences qui ne lui sont pas favorables. Frustrée vers l’Ouest, elle tente d’obtenir vers l’Est un plus large morceau de la Macédoine ; on lui donnera, sans doute, de ce côté-là, quelque satisfaction, mais qu’elle prenne garde de s’aliéner, en se montrant trop exigeante, le seul appui sur lequel elle puisse compter pour résister à la pression autrichienne et poursuivre ses destinées vers le Nord-Ouest. Ou alliance bulgare, ou entente avec l’Autriche, ainsi se pose le dilemme : on y réfléchira à Belgrade, et aussi à Sofia, avant de risquer une rupture.

Pas plus aujourd’hui qu’hier, malgré ses exploits, le Monténégro n’est un État viable ; il n’a d’avenir économique et politique possible que dans une union étroite avec la Serbie. Sa seule raison d’être, la lutte contre le Turc, n’existe plus ; son particularisme n’est plus de saison : il gardera sa personnalité politique et sa dynastie, mais il a le plus grand intérêt à se lier sans retard par une union douanière, militaire, administrative, politique, avec la Serbie. Ainsi se trouvera résolue, par la fraternité serbe, la question de l’aboutissement de la Serbie à la mer. C’est une indication pour l’avenir.

Voilà, nous semble-t-il, les considérations qui devraient guider les États balkaniques dans le partage pour lequel ils paraissent prêts à en venir aux mains, ou qui pourraient déterminer le jugement de l’arbitre s’ils ne parviennent pas à s’entendre à l’amiable. Le double principe que les Balkans doivent être aux seuls peuples balkaniques et que la volonté des peuples ne doit pas être violentée sera le phare qui éclairera les négociateurs et les guidera dans la bonne voie, celle de l’entente et de l’alliance. La mésintelligence amènerait l’influence, peut-être l’intervention étrangère. La rencontre annoncée des quatre ministres dirigeans des Etats alliés est un heureux symptôme qui semble indiquer qu’ils comprennent l’avantage qu’ils trouveraient à résoudre entre eux leurs différends. Les populations de l’ancienne Turquie d’Europe étant trop mélangées pour qu’il soit possible de suivre, sans admettre d’exception, les préférences de chaque canton, de chaque village, ce serait une efficace garantie de paix et d’accord si les États balkaniques, y compris la Turquie et l’Albanie, s’engageaient les uns vis-à-vis des autres à donner des garanties religieuses, scolaires, « culturelles, » à toutes les populations appartenant à des races ou à des religions différentes de celle de la majorité. Il appartiendrait aux amis des peuples balkaniques de prendre l’initiative de proposer à leur acceptation des engagemens réciproques de cette nature : ils auraient un grand effet d’apaisement, de pacification. La prospérité, qui va se développer très rapidement dans l’ancienne Turquie par les œuvres de la paix, aura bientôt achevé d’atténuer les rancunes et d’apaiser les rivalités.

Les peuples balkaniques sont à une heure décisive de leur histoire ; les voies dans lesquelles ils vont entrer seront, pour eux, celles de l’avenir. Ils ont à choisir entre deux politiques, Ou une politique d’équilibre balkanique qui séparerait les États naguère alliés en deux ou plusieurs groupes qui, pour se faire contrepoids, seraient naturellement amenés à chercher des soutiens au dehors ; et c’est ainsi qu’on voit déjà se dessiner une entente entre la Grèce et la Serbie, à laquelle viendrait s’agréger la Roumanie, et qui trouverait un appui en Italie. Une telle combinaison obligerait la Bulgarie à chercher un accord avec l’Autriche et l’Albanie. La Turquie, dans cet imbroglio, reprendrait barre sur ses vainqueurs. Une politique d’équilibre balkanique, ce serait l’immixtion nécessaire de l’Europe, l’impuissance à l’extérieur et la stagnation interne pour chacun des petits États ; au lieu de constituer une grande Puissance collective, ils deviendraient le champ clos où se heurteraient les ambitions européennes ; ils se feraient la guerre jusqu’à ce que l’un d’eux eût imposé aux autres, selon la formule bismarckienne, sa suprématie par le fer et le feu. Si ce n’est pas cette politique-là que souhaitent les peuples balkaniques, il ne reste que la politique d’entente, de confédération, dont il faut vouloir les moyens.

L’alliance balkanique a été une surprise, voulue par quelques hommes supérieurs. Contre elle s’insurgent non seulement des intérêts, mais des habitudes séculaires, tout cet automatisme de haines historiques qui fait faire aux peuples des gestes hostiles et les trompe sur leur avantage réel. La volonté réfléchie des hommes sages qui conduisent la Bulgarie, la Grèce, la Serbie, le Monténégro peut orienter dans une voie nouvelle, celle-là même qui vient de les conduire à la victoire, leurs peuples rajeunis par la guerre et le succès. A certaines heures, il ne suffit plus de répéter les actes héréditaires, de redire les mots traditionnels, il faut faire le geste historique, celui qui fonde l’avenir. Les Etats balkaniques ne peuvent plus redevenir, après cette guerre, ce qu’ils étaient avant ; leur mentalité doit s’élargir avec leurs frontières. L’alliance a été féconde, la fondation de la confédération le sera encore plus. Entre ces peuples, dont les génies divers se complètent à merveille les uns les autres, l’accord, la fédération, qui n’est pas destructive de l’individualité, est nécessaire ; la pente naturelle de l’histoire les y porte. Pour le moment, il suffit d’éviter tout ce qui blesserait, tout ce qui pourrait créer de l’irréparable, et il appartient aux amis de s’entremettre pour trancher les litiges trop aigus, apaiser les passions soulevées. Bientôt il faudra qu’une volonté supérieure dise les mots et décide les actes généreux qui précipiteront l’histoire dans ses voies nouvelles. Une parole d’union, tombée de haut, produirait en ce moment un immense soulagement, une bienfaisante détente. La voix des morts, dans ces contrées balkaniques arrosées de tant de sang, souffle la haine et la discorde avec le souvenir de tant de luttes intestines ; mais, si une nouvelle guerre fratricide s’allumait, on entendrait s’élever, du fond des tombes encore fraîches, une clameur formidable, celle des héros tombés côte à côte pour la même cause, depuis les flancs du Tarabosch jusqu’aux lignes de Tchataldja, dans la grande croisade victorieuse. Leur voix impérieuse exige la concorde et l’alliance ; malgré la violence des passions nationales, la voix vivante qui traduirait leurs volontés posthumes serait écoutée et imposerait sa loi à l’avenir.


RENE PINON.

  1. Voyez sur ces événemens notre ouvrage : L’Europe et l’Empire ottoman (Perrin in-8o), ou, ici même, nos articles des 15 mai, 1er juin, 15 juillet 1907.
  2. Gabriel Louis Jaray : L’Albanie inconnue (Hachette, in-16).
  3. A cause des Aroumains du Pinde et d’Albanie qui vont constituer l’un des élémens les plus capables de participer au gouvernement du nouvel État.
  4. Petermanns Mitteilungen de mars 1913.