CHAPITRE III.

PREMIÈRE FORME LINGUISTIQUE : LE MONOSYLLABISME LES LANGUES ISOLANTES.

Parmi les formes différentes que peuvent présenter les langues ou les familles de langues, la forme monosyllabique est la plus simple ; c’est la forme élémentaire, chez laquelle les mots sont de simples racines. Ces racines-mots, ou ces mots-racines, n’éveillent qu’une idée essentiellement générale. Nulle indication de personne, de genre, de nombre ; nulle indication de temps, de mode ; point d’éléments de relation, point de conjonctions, point de prépositions. Rien qu’une idée très-large, sinon très-vague, une idée que ne rend même pas la forme, si peu déterminée déjà, de notre infinitif.

Dans ce premier état (nous dirons plus tard dans cette première couche), la forme du mot est donc unique : c’est la racine telle quelle, la racine invariable. La langue, dans cette première étape, n’est formée que d’éléments dont le sens est éminemment général : point de suffixes, point de préfixes, aucune modification, quelle qu’elle soit, qui puisse indiquer une relation, un rapport quelconque. À ce premier degré, le plus simple de tous, la phrase est donc faite d’après cette formule : racine + racine + racine, etc., etc., et ces racines successives (c’est là le point capital à noter) sont toujours invariables.

On comprend, après ce court exposé, pourquoi les langues de cette espèce ont reçu la dénomination générale de monosyllabiques ou d’isolantes : leurs mots en effet sont formés de simples racines monosyllabiques, isolées, indépendantes en principe les unes des autres.

Il est bon de le dire dès maintenant, tous les systèmes linguistiques ont passé par cette période du monosyllabisme ; les langues les plus complexes sous le rapport de la forme, c’est-à-dire les langues à flexion — telles, par exemple, que les langues indo-européennes — révèlent à l’analyse scientifique les traces non équivoques d’une origine monosyllabique, origine lointaine et à laquelle elles ne remontent que par l’intermédiaire d’un autre état, mais que l’on ne saurait mettre en doute un seul instant. C’est ce que nous aurons à constater en temps opportun. Nous verrons aussi, au moment voulu, que la forme intermédiaire, la période de l’agglutination — où l’on rencontre, par exemple, le basque, le japonais, les langues dravidiennes — a donné naissance au système de la flexion, mais qu’elle provient, elle-même, de la couche inférieure, celle du monosyllabisme qui nous occupe en ce moment.

Ce n’est pas à dire que toutes les langues agglutinantes doivent se changer quelque jour en langues à flexion, ni que toutes les langues isolantes (c’est-à-dire monosyllabiques) soient appelées à devenir agglutinantes. Non, sans doute. Bien des langues ont péri qui appartenaient aux deux classes inférieures, et il est certain que, parmi les langues aujourd’hui vivantes et qui se trouvent soit à l’étage du monosyllabisme, soit à celui de l’agglutination, le plus grand nombre est fixé d’une manière définitive ; l’on peut dire, par exemple, sans hésitation que le basque, que les idiomes des Indiens de l’Amérique septentrionale périront sous leur forme actuelle.

D’ailleurs, ce n’est pas sans causes déterminantes que telle ou telle langue s’est fixée de façon définitive dans telle ou telle couche, par exemple, dans celle du monosyllabisme ou dans celle de l’agglutination, et qu’elle ne manifeste plus que des tendances très-faibles et très-rares à atteindre la couche supérieure. Il se peut que ces motifs aient été multiples, qu’ils aient été d’ordre fort divers, et le soin de les découvrir est une tâche ardue.

Cette tâche n’a pas encore été abordée. Elle doit avoir pourtant un heureux succès. Il y a motif à tout, et chaque jour on fait un pas du connu à l’inconnu.

Nul doute, au surplus, que la plus puissante de ces causes n’ait été l’entrée dans la vie historique et la production littéraire. Cette production témoigne déjà par elle-même, par elle seule, que la langue se suffisait telle quelle et se sentait en état, s’il est permis de s’exprimer ainsi, de répondre à tous les besoins d’une nation constituée. En ce sens, il n’est pas inexact de dire qu’à son premier pas dans la vie historique, l’homme atteint la période que l’on appelle en histoire naturelle la période de métamorphose régressive. C’est ce que l’avenir confirmera ou infirmera ; mais il n’est guère possible, à l’heure présente et dans les conditions scientifiques actuelles, de n’émettre que des assertions plus ou moins conjecturales.

Il est aisé de comprendre que le système d’une succession de racines, à idées toujours très-générales, ne devait offrir au langage que des moyens fort restreints. Il est impossible que le besoin inévitable d’exprimer les rapports ne se soit pas fait sentir de très-bonne heure ; or, ainsi que nous l’avons dit, la succession de mots-racines, ou, pour parler de façon plus exacte, de racines-mots, était la négation, l’exclusion même des éléments de relation, des éléments appelés à n’indiquer que les rapports : rapports d’activité ou de passivité, d’unité ou de pluralité, de passé, de présent, de futur. Une telle période, cependant, a dû exister. Il la faut reléguer, sans aucun doute, en des âges préhistoriques très-lointains, et, selon toute vraisemblance, elle succéda à l’âge plus ancien encore durant lequel se constituèrent les racines par le fait de l’agrégation des éléments simples phoniques.

L’on remédia par un expédient ingénieux à ce défaut de détermination. Ce fut en réglant d’une façon très-rigoureuse la place que devaient occuper les racines, c’est-à-dire les mots dans l’ensemble de la phrase.

La syntaxe était née ainsi avant la grammaire proprement dite. Comme nous aurons à le constater, ce procédé de la position forcée des mots donna naissance par la suite à la seconde forme linguistique, celle de l’agglutination. En jetant un coup d’œil rapide sur les diverses langues monosyllabiques, nous verrons comment on usa de cette ressource importante et comment aussi son origine put s’obscurcir peu à peu.

Quoi qu’il en soit, l’on voit déjà que la grammaire de toute langue monosyllabique, c’est-à-dire de toute langue isolante, est et ne peut être qu’une syntaxe. Dans ces langues en effet le mot est inflexible ; en dépit de tout changement de position dans la phrase, il demeure invariable, toujours le même, et c’est uniquement la position qu’il occupe qui détermine sa valeur, sa qualité de sujet ou de régime, d’épithète ou de substantif, de verbe ou de nom, et ainsi de suite.

Il faut remarquer encore, d’une façon générale, que l’importance de l’intonation est considérable dans les langues monosyllabiques ; ce point ne nous semble pas avoir été traité d’une manière assez complète dans les différents écrits sur les langues en question. La grande valeur du ton, de l’intonation, n’est pas de différencier à l’occasion un grand nombre d’homophonies, c’est-à-dire de mots identiques quant à la forme, mais divers quant à leur signification respective.

Le chinois, l’annamite, le siamois, le birman, le tibétain sont les langues monosyllabiques principales. Ils constituent ou représentent tout autant de systèmes glottiques indépendants les uns des autres et que l’on ne pourrait ramener à une origine commune.

Il existe d’ailleurs d’autres langues monosyllabiques dans la péninsule indo-chinoise ; telles que le pégou dans la Birmanie anglaise, et le kassia dans une petite région située à deux cents milles anglais du fond de la mer du Bengale, sur la rive gauche du Brahmapoutra, au sud de l’Assam. Leur peu d’importance nous autorise à les passer sous silence.

Nous n’avons ici ni le dessein ni la possibilité de passer à tour de rôle en revue ces différentes langues ; nous nous contenterons de donner sur chacune d’elles quelques renseignements généraux, en insistant davantage sur la langue chinoise, la plus caractéristique de toutes les langues de cette espèce.

§ 1. Le chinois.

Les trois grands dialectes du chinois sont : la langue mandarine (vulgaire dans les provinces centrales et usitée, en tant qu’idiome cultivé, dans tout l’empire) ; le dialecte de Canton ; le dialecte de Foukian. Tous trois, d’ailleurs, pour appartenir à la même langue, sont profondément distincts, et il est bien difficile que les habitants du Nord et ceux du Sud se comprennent les uns les autres.

L’étude du chinois se compose de deux parts nettement tranchées : l’écriture, la langue elle-même.

Parlons en premier lieu de cette dernière.

Ainsi que nous l’avons dit, elle est purement et simplement syntaxique. Le premier écueil qu’il lui fallut éviter fut, comme pour toutes les langues isolantes, l’indécision très-fréquente du sens, étant donnée la multiplicité des significations que peut revêtir chez elle une seule et même forme. La forme tao, par exemple, signifie indistinctement (et entre autres acceptions), ravir, atteindre, couvrir, drapeau, froment, mener, chemin ; la forme lu (entre autres acceptions également) signifie détourner, véhicule, pierre précieuse, rosée, forger, chemin. Ce fut un procédé naïf, simple, mais très-exact, que de faire se succéder deux termes capables d’être synonymes en l’une quelconque de leurs acceptions ; par exemple, tao et lu, qui répondent l’un et l’autre à l’idée de chemin. Ce procédé fut employé : tao laisse le choix entre neuf ou dix sens, mais tao lu ne peut dire que chemin. Est-ce là, comme on l’a prétendu, une véritable composition, la fabrication d’un vrai composé ? En aucune façon ; un composé indique toujours une relation, et ici il n’y a qu’une accumulation de synonymes.

On ne peut voir non plus des composés réels — bien qu’il en puisse sembler au premier abord — dans l’association des mots fu « père » et mu « mère » qui signifient « parents », de yuan « éloigné » et kin « près » qui signifie « distance ». En effet, dans ces accumulations de synonymes, le premier mot ne dépend pas du second, le second ne dépend paas du premier.

Le genre d’un mot ne peut être déterminé, on le conçoit, qu’à l’aide d’un second terme. On a recours, par exemple, nan « mâle, masculin », niu « femelle, féminin » ; de là : nan tse « fils », niu tse « fille », niu jin « femme ». S’agit-il d’animaux, les termes sont différents, mais le procédé reste le même. Il est assurément des plus simples : nous le retrouverons plus loin dans les langues agglutinantes, en wolof, en japonais, et plus tard encore dans les idiomes les plus développés. En latin, par exemple, nous rencontrons mas canis, femina canis, femina porcus, anguis femina et bien d’autres expressions analogues. Combien de phénomènes appartenant en propre à la première phase linguistique ont persisté à travers les âges jusqu’à la dernière période !

Singulier ou pluriel, le nombre n’est indiqué, en principe, que par l’ensemble même de la phrase. Parfois, cependant, on emploie un terme dont le sens est celui de multitude, de totalité : to jin, une foule de gens, beaucoup de gens, « les gens ».

Le sujet s’indique de lui-même, par ce fait qu’il commence toujours la proposition. Le régime direct, si la phrase est simple, se révèle aussi de lui seul en ce qu’il prend place immédiatement après le terme désignant l’action ; c’est le procédé que nous appliquerions en disant : « Emile craint Auguste, » et « Auguste craint Emile » Mais, en d’autres circonstances, c’est l’emploi nécessaire de certains mots qui détermine le régime direct. Ces mots auxiliaires peut-on les regarder comme de véritables propositions ? Non certes, en aucun cas. Ce ne sont toujours que des racines-mots, car le chinois ne connaît point d’autres termes, ainsi que nous l’avons dit. Mais que ces racines, que ces mots auxquels ont fait ainsi appel, conservent encore et toujours dans l’esprit de ceux qui les emploient leur propre et indépendante valeur, c’est ce que l’on ne saurait admettre. Cette valeur s’atténue peu à peu, elle se subordonne, et cette subordination même est la cause qui des langues isolantes fait, avec le temps, des langues monosyllabiques.

La notion du locatif, celle du datif, celle de l’instrumental, celle de l’ablatif sont également rendues soit par l’accession de certains mots, soit par la place dans la phrase. Il suffit d’indiquer ce fait en général, sans entrer dans l’exposition d’une série d’exemples qui nous déborderaient et qu’il est facile de trouver dans les ouvrages spéciaux. Quant au génitif, on l’exprime clairement en plaçant le terme principal après le terme relatif : thien tse « fils du ciel » ; ou bien encore, on introduit entre ces deux mots ainsi placés le terme ti (en langue mandarine).

C’est par des procédés tout analogues que l’on rend la notion de qualification et celle de comparaison.

Enfin l’idée du verbe, sur laquelle repose la proposition tout entière, s’exprime encore d’une façon purement syntaxique, ou bien doit se déduire du sens général de la phrase. Rien, par exemple, n’indique en chinois la notion de notre temps imparfait ; parfois également on ne peut comprendre que par le sens général de la phrase qu’il s’agit de l’idée du futur.

Si nous passons de la notion du temps à celle de la modalité, au mode, nous constatons encore que c’est la position syntaxique qui indique le conditionnel. Quant au subjonctif et à l’optatif, ils se trouvent désignés par l’emploi de mots auxiliaires.

Ainsi, en chinois, il ne peut pas plus y avoir de verbe qu’il ne peut y avoir de nom. Nous ne saurions trop le répéter, c’est la syntaxe qui particularise le sens des mots et qui constitue toute la grammaire. En dehors de sa place dans la phrase, le mot n’est qu’une racine à acception aussi large que possible ; et c’est seulement quand il prend position qu’il éveille une idée d’individualité, de qualité, de relation, d’activité, une idée particularisée. C’est ainsi, par exemple, qu’une seule et unique forme ngan signifie « procurer le repos, jouir du repos, posément, repos » ; une autre forme, ta, « grand, grandement, grandeur, agrandir » ; une autre forme, « rond, boule, en rond, arrondir » ; une autre forme encore, « être, vraiment, il, celui-ci, ainsi ».

Nous l’avons dit ci-dessus, et nous devons y revenir en temps opportun, l’emploi de mots accessoires, appelés à donner aux mots principaux le sens bien déterminé qui leur manque, fait passer les langues isolantes à l’état de langues agglutinantes. Le sens de ces racines accessoires s’est obscurci peu à peu ; on est venu, avec le temps, à ne plus leur accorder qu’une sorte de valeur un peu arbitraire ; mais il fut une époque, une époque lointaine, l’âge d’or du monosyllabisme, pour ainsi dire, où leur sens véritable, leur signification pleine et entière, s’offrait seule et d’elle-même à l’esprit.

C’est un fait que les Chinois ont remarqué avec une sagacité surprenante, lorsqu’ils classèrent les racines en deux groupes distincts, les mots pleins et les mots vides. Par les premiers, par les mots pleins, ils entendaient les racines dont la signification restait dans toute sa plénitude et son indépendance, les racines que nous rendons dans nos traductions par des noms ou des verbes ; ils appelaient mots vides les racines dont la valeur propre s’obscurcissait par degrés et qui peu à peu recevaient la mission de déterminer et de préciser la nation très-vague des mots pleins, des mots dont le sens primitif persistait tout entier. Observation remarquable et qui témoigne, mieux que bien d’autres découvertes, d’un esprit singulièrement perspicace. « Qu’est-ce que la grammaire ? » demande à son élève l’instituteur chinois. « C’est un art très-utile, répond l’élève, un art qui nous enseigne à distinguer les mots pleins et les mots vides. »

Après avoir parlé de l’importance de la place syntaxique des racines et de leur valeur respective, il y a lieu de dire quelques mots des différentes inflexions de la voix en chinois.

Les différents tons que l’on rencontre en petit nombre dans la langue chinoise ont une utilité capitale lorsqu’il s’agit de distinguer les significations, parfois très-diverses, de syllabes formées des mêmes éléments. Le vocabulaire chinois quasi académique donne quarante-deux mille caractères graphiques différents, ayant chacun leur prononciation dation propre ; or, comme la langue parlée ne possède environ que douze cents consonnances, « il faut donc que la même prononciation soit attachée en moyenne à plus de trente caractères » (d’Hervey Saint-Denys). On voit que si l’intonation n’a pu venir à bout de toute difficulté, elle avait du moins une utilité bien considérable. Ce fait, nous l’avons dit, est commun aux diverses langues monosyllabiques. Les ouvrages spéciaux citent nombre d’exemples que nous n’aurions que faire de relater ici, et, sans entrer en plus de détails, nous n’avons qu’à mentionner ce procédé ingénieux et fort pratique.

Le matériel phonétique des Chinois n’est pas des plus complexes, mais on ne peut cependant le mettre au rang des plus simples. Parmi les consonnes, nous ne rencontrons ni g, ni d, ni b dans le dialecte mandarin ; dans le dialecte de Fukian, le d seul fait défaut. Dans ce dernier dialecte, les sifflantes sont moins variées que dans le précédent. L’absence de la consonne r est un fait bien connu. Les voyelles n’offrent rien de particulier ; on les rencontre souvent à l’état de diphthongues, et souvent aussi elles sont nasalisées.

En tout cas, et ceci est un fait caractéristique, le monosyllabe chinois s’ouvre par une consonne et se termine par une voyelle. Les signes n ou ng, que nous rencontrons à la fin des mots chinois transcrits en caractères latins, indiquent seulement la nasalisation des voyelles précédentes. Il n’est qu’un mot, un seul, qui échappe à cette règle sévère d’une consonne initiale et d’une voyelle terminale : eul, « deux » et « oreille ».

Les questions de graphique pure sortent du domaine de la linguistique ; elles constituent une étude spéciale, sans doute pleine d’intérêt, mais tout à fait distincte et indépendante. Il est utile pourtant de dire ici quelques mots du système graphique des Chinois et de montrer avec quelle habileté ce peuple sut appliquer à sa langue, si curieuse, un ensemble de caractères peu faits en apparence pour répondre à ce qu’on allait lui demander.

Étant donné le grand nombre d’homophonies d’une langue monosyllabique, c’est-à-dire le grand nombre de syllabes formées des mêmes éléments phoniques, bien que répondant à des idées forts distinctes, il y avait une difficulté sérieuse à déterminer dans un système graphique les sens multiples des homophonies en question. Les Chinois arrivèrent à ce résultat par l’emploi de deux sortes de signes.

Leur première espèce de caractères ne se compose que d’images, que de vrais dessins : l’image d’un arbre, d’une montagne, d’un chien. Tantôt on les emploie indépendants, isolés ; tantôt on les accouple pour rendre une idée plus ou moins complexe. C’est ainsi que l’image de l’eau et celle d’un œil, si elles sont juxtaposées, rendent l’idée de larmes ; une porte et une oreille rendent l’idée d’entendre ; le soleil et la lune rendent l’idée d’éclat. Il faut également ranger parmi les véritables dessins les groupements de lignes ou de points, qui figurent, ou bien des nombres — un, deux, trois — ou bien l’état de supériorité, d’infériorité, d’inclinaison vers tel ou tel côté, et ainsi de suite.

Il fut un temps où ces caractères, où ces images, éveillaient d’une façon directe grâce à l’exactitude de leur représentation, la notion qu’ils étaient appelés à rendre. Mais peu à peu ces traits naïfs et véridiques perdirent leur forme originelle. Dans les signes qui laissent entendre aujourd’hui les idées de chien, de soleil, de lune, de montagne, on ne retrouve plus de prime abord les images anciennes qui évoquaient de façon directe ces diverses idées. Les caractères de cette première espèce ont été évalués au nombre minime d’environ deux cents[1].

La seconde sorte de caractères est plus compliquée. Elle comporte deux éléments : un élément phonétique et un élément idéographique.

Ainsi qu’on le comprend sans peine d’après tout ce qui a été dit ci-dessus, ce dernier élément a pour mission de déterminer la valeur parfois très-multiple de l’élément phonétique. Ce dernier, si l’on ne figure que lui seul, laisse flotter l’esprit du lecteur entre un grand nombre d’homophones ; mais qu’on lui adjoigne un élément idéographique et l’hésitation cesse tout de suite : on a évoqué une idée déterminée, ou du moins une catégorie d’idées. C’est là un procédé fort ingénieux.

En somme, le caractère pris dans son ensemble, dans sa totalité, indique tout à la fois la prononciation et le sens. Ses deux parties se complètent réciproquement ; mais l’une de ces parties est regardée comme nulle quant à sa valeur phonique, et c’est l’autre qui détermine seule la prononciation. Si, par exemple, le signe tcheu vaisseau, est accolé au-devant des signes qui représentent huo feu, ma cheval, ces deux derniers signes perdront leur valeur phonétique, le mot sera lu tcheu mais ce tcheu ne signifiera plus vaisseau. Grâce au caractère dont il se trouve précédé, il laissera entendre soit un vacillement de la flamme, soit une sorte particulière de chevaux[2].

Les Chinois ont arrêté à 214 le nombre des signes, des caractères qu’ils ont appelés chefs de classe, et auxquels nous donnons le nom de clefs. Ces caractères comprennent,

outre les 169 signes idéographiques (dont nous avons ci-dessus expliqué le rôle alors qu’ils se trouvent joints à un élément qui n’est que phonétique), une petite série de signes purement graphiques ou de simples images. Ces 214 clefs contiennent les éléments de tous les caractères chinois ; il il y en a environ 50 000, dont 15 000 à peu près peuvent être en usage. À ces 214 clefs, il faut donc subordonner tous les autres caractères. C’est ce qu’ont fait les Chinois dans leur classification lexique, en ayant soin de disposer les clefs en un ordre consécutif, selon qu’elles se trouvaient représentées par un, deux, trois traits, et ainsi de suite ; la dernière en a dix-sept.

Cette classification arbitraire n’a rien à faire, ainsi qu’on le voit, avec la langue elle-même, et en effet nous avons dit plus haut que l’étude du chinois comprenait deux parts bien distinctes : celle de la langue, celle de l’écriture ; de là les difficultés très-sérieuses que rencontrent les commençants dans l’étude du chinois.

Ajoutons que tous les caractères peuvent être employés, en certaines occasions, comme s’ils n’étaient que phonétiques. C’est de cette façon que les Chinois peuvent écrire avec leurs signes des noms d’emprunt, tels que ’Ia si ’ia, Asia, Asie ; ’Ing ki li, English, Anglais ; Fei li pe eul to, Philibert. On sait également que c’est des caractères chinois envisagés au point de vue purement phonétique que procède l’écriture des Japonais, dont la langue est si différente de la langue chinoise.

Quant aux signes chinois eux-mêmes, nous avons déjà dit qu’ils avaient pour origine un véritable système d’imagerie. On les rencontre encore avec cette forme primitive sur certains monuments et on peut suivre leurs transformations graduelles à travers le cours des âges. Plusieurs systèmes graphiques ont été fixés d’une façon très-précise, ont été employés durant des périodes de plusieurs siècles et n’ont dû qu’à des circonstances particulières de se voir plus ou moins sérieusement modifier.

D’ailleurs, il existe aujourd’hui encore chez les Chinois plusieurs sortes d’écritures, et parmi elles une espèce de cursive assez rapide, qui est usitée dans les relations habituelles.

Nous ne nous étendrons pas davantage sur cette question des caractères chinois. C’est pour nous un sujet accessoire ; en effet, ce n’est point de graphique que nous nous occupons, c’est seulement de la structure et du matériel phonétique des langues.

§ 2. L’annamite.

L’annamite est la langue de l’Indo-Chine orientale. Au nord elle s’étend donc sur le Tonkin, au sud sur la Cochinchine.

L’annamite est séparé du siamois (au moins au sud-ouest) par un idiome dont le caractère n’est pas encore déterminé, le cambodgien. Nous engageons le lecteur à consulter la carte ethnographique de la partie sud-orientale de l’Indo-Chine dressée par Francis Garnier[3].

La langue annamite est absolument distincte du chinois, et par son appareil phonétique et par ses racines, c’est-à-dire par ses mots, puisque la racine constitue le mot lui-même dans toute langue monosyllabique.

Tout comme en chinois, le genre et le nombre s’indiquent par l’adjonction, à la racine principale, de racines au sens de mâle, féminin, ou de tous, nombreux. L’adjectif se reconnaît à sa position après le substantif qu’il qualifie. La notion de temps ou de mode s’exprime enfin par l’emploi simultané de la racine sur laquelle pivote la phrase et d’autres racines dont le sens général est celui du passé, du futur, et ainsi de suite.

Ce que nous avons dit de la structure du chinois s’applique donc de point en point à l’annamite. Chez ce dernier également, le système des intonations joue un rôle capital : il distingue, comme en chinois, des mots dont la prononciation serait absolument la même, bien que leur sens soit tout à fait différent. Les intonations annamites sont au nombre de six : ton aigu, fort difficile à décrire ; ton interrogatif ; ton ascendant ou remontant, assez peu différent du ton interrogatif ; ton descendant ; ton grave ; ton égal.

L’écriture annamite est figurative, c’est-à-dire idéographique, et a été empruntée anciennement aux Chinois ; elle a subi, d’ailleurs, des modifications sensibles, et par la suite des temps l’on y a joint de nouveaux signes.

La langue annamite, au surplus, a fait au vocabulaire chinois des emprunts considérables, notamment au dialecte méridional ; ce fait a induit en erreur certains auteurs qui ont voulu comparer les deux idiomes et leur donner une origine commune. Le nombre, quel qu’il soit, de ces mots d’emprunt n’a rien à faire avec le fond même de la langue, avec ses racines propres ; celles-ci, fussent-elles même beaucoup moins nombreuses encore, suffiraient à établir l’originalité incontestable et l’indépendance de la langue annamite.

§ 3. Le siamois.

Le siamois occupe la région située au nord du golfe de Siam, assez avant dans l’intérieur du pays, et la côte occidentale de ce golfe. À l’est, il confine au cambodgien, idiome bien peu connu ; à l’est, il confine au birman qui, lui aussi, est une langue monosyllabique.

Le nom de Siamois ou de Thaï est particulier à une certaine population ; mais on l’a étendu aux populations voisines et apparentées, par exemple aux Laos qui se trouvent plus au nord.

La phonétique du siamois est des plus riches ; elle compte notamment bon nombre d’aspirées et de sifflantes. Son alphabet est d’origine hindoue. Sa grammaire est nettement monosyllabique, comme celle du chinois et de l’annamite, et Ton compte chez lui quatre tons différents, quatre façons diverses d’accentuer qui servent à distinguer les uns des autres les monosyllabes dont la forme est la même, mais dont la signification est différente.

§ 4. Le birman.

Il est parlé au nord-ouest de la péninsule indo-chinoise, entre le siamois et les langues hindoues. Son matériel phonétique est moins riche que celui du siamois ; on n’y compte qu’une sifflante. Les différents tons du birman semblent être moins nombreux que ceux du chinois et du siamois. Quant aux procédés grammaticaux, ils sont tout à fait les mêmes.

§ 5. Le tibétain.

Le Tibet doit à l’Inde bouddhiste la meilleure part de sa culture intellectuelle, son alphabet, son importante littérature. Il est difficile de savoir ce que pouvait être la littérature tibétaine avant le mouvement religieux qui sans doute la transforma entièrement. Nous n’avons point de documents remontant à cette première époque.

Les missionnaires bouddhistes eurent pour premier soin de traduire en tibétain les livres religieux composés en sanskrit. L’alphabet qu’ils employèrent, et qui se trouve encore usité, était celui qui avait cours dans l’Inde septentrionale ; son origine est parfaitement évidente, et quiconque lit le caractère hindou dévanâgarî apprend en quelques heures l’alphabet tibétain, qui en provient directement.

Les différents auteurs qui ont écrit sur le tibétain n’ont pas mis suffisamment en lumière le caractère monosyllabique de cette langue. Les procédés qu’elle emploie sont analogues à ceux dont se servent le chinois, l’annamite et les autres langues isolantes.

C’est ainsi que le tibétain ne connaît dans les noms ni genre ni nombre. Pour exprimer le genre d’un nom, il doit le faire accompagner d’un autre mot dont le sens est celui de mâle ou de femelle : ra pho « bouc » ra ma « chèvre ». De même il ne peut exprimer le pluriel qu’en adjoignant au nom qui doit comporter cette idée de pluralité un autre mot dont le sens est, pour l’ordinaire, celui de tout ou de multitude.

Les prétendus cas du tibétain sont aussi peu des cas que ne le sont ceux qu’on attribue au chinois ou à l’annamite ; ici également on emploie pour déterminer la racine pleine, le mot plein, des mots qui deviennent vides, c’est-à-dire qui perdent une partie de leur sens premier et servent en quelque sorte d’adjoints au mot principal.

Par lui-même, le mot n’est pas plus un simple nom (substantif ou adjectif) qu’il n’est un verbe. C’est la position dans la phrase ou l’adjonction de telle ou telle racine dite vide, qui peut résoudre ce problème.

Après tout ce que nous avons dit des langues monosyllabiques en général, et du chinois en particulier, il nous semble inutile d’examiner d’une façon plus minutieuse la structure du tibétain. Elle n’est pas différente de la structure des autres langues isolantes, et il ne faut point se laisser prendre à ce que les grammaires ordinaires disent de ses prétendus genres, nombres, cas, personnes, temps et modes. Ce sont là tout autant de façons de parler qui ne doivent pas être prises à la lettre, et dont il n’y aura plus trace dans la syntaxe comparée des différentes langues monosyllabiques, qu’un avenir prochain verra sans doute paraître. Celui qui entreprendrait de réaliser cette tâche et la mènerait à bonne fin, sans tenter de réduire à une forme commune les racines tout à fait diverses de ces langues, aurait rempli l’un des premiers desiderata de la linguistique.

Mais avant tout, il faudrait voir plus répandue cette idée que pour étudier une langue monosyllabique quelconque, il est nécessaire d’oublier momentanément ce que l’on sait de la structure et du mode de fonction de nos langues à flexion. Il paraît, malheureusement, que ce n’est point une petite difficulté.



  1. Abel Rémusat, Recherches sur l’origine et la formation de la langue chinoise. Mémoires de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, 1820.
  2. La grammaire chinoise de Stephan Endlicher est la plus simple de toutes celles que nous ayons étudiées, mais l’absence de critique s’y fait trop souvent sentir : Anfangsgründe der chinesischen Grammatik. Vienne, 1845. On étudiera avec profit les règles de position des mots dans la Syntaxe nouvelle de la langue chinoise de Stanislas Julien. Paris, 1869.
  3. Journal asiatique, août-septembre 1872.