LA LINGUISTIQUE


CHAPITRE I.

LINGUISTIQUE — PHILOLOGIE — ÉTYMOLOGIE.


§ 1. Distinction de la linguistique et de la philologie.

Il est rare que dans le langage courant, et même dans les écrits scientifiques, on établisse une distinction entre les deux mots de linguistique et de Philologie ; on les emploie d’ordinaire l’un pour l’autre, à peu près au hasard et selon qu’il faut satisfaire aux besoins euphoniques d’une phrase ou d’une période. Nos meilleurs écrivains, des érudits même, confondent sans cesse ces deux termes ; la philologie, la linguistique ne sont trop souvent, pour eux, que l’étude des étymologies, et ils donnent indifféremment aux personnes qui se livrent à cette sorte de recherches le nom de linguistes ou de philologues. L’examen de la parenté possible de deux idiomes australiens et la correction d’un texte de Plaute seraient indistinctement des travaux de linguistique ou de philologie

Il est loin d’en être ainsi, et nous devons nous attacher, avant tout, à combattre cette grave erreur.

La linguistique est une science naturelle, la philologie une science historique.

Dans le Dictionnaire de la langue française de M. Littré, au mot Linguistique, nous lisons : « Étude des langues considérées dans leurs principes, dans leurs rapports, et en tant qu’un produit involontaire de l’esprit humain ». Cette définition a un grand mérite : celui de ne pas s’appliquer tout aussi bien au mot Philologie. A ce dernier mot M. Littré donne trois sens divers : « 1o Sorte de savoir général qui regarde les belles-lettres, les langues, la critique, etc… 2o Particulièrement : étude et connaissance d’une langue en tant qu’elle est l’instrument ou le moyen d’une littérature. 3o Philologie comparée ; étude appliquée à plusieurs langues, que l’on éclaire par la comparaison entre les unes et les autres. » De ces trois applications, les deux premières sont exactes, mais à propos de la dernière nous devons faire une réserve. L’auteur y définit d’une façon très-heureuse la Philologie comparée ; mais le moyen de concevoir que la Linguistique puisse en aucun cas recevoir ce nom de Philologie comparée ? C’est avec juste raison que M. Littré distingue la Philologie simplement dite d’avec la Linguistique, mais il cède sans motif suffisant à l’usage qui fait dévier de son sens le terme de Philologie, alors qu’on lui applique l’épithète de comparée.

Comment, pour être comparée, la philologie se transformerait-elle en linguistique ? Nous avons peine à le comprendre. La physiologie comparée, celle, par exemple, qui embrasse les relations des végétaux et des animaux, n’aurait-elle plus droit au nom de physiologie ? L’anatomie comparée des diverses races humaines, ou, si l’on veut, l’anatomie comparée de l’homme et des autres primates, devrait-elle perdre le nom d’anatomie ?

Il en est évidemment de la philologie comme de ces autres sciences, et l’on ne saurait à aucun titre, lorsqu’elle devient comparée, ou, pour mieux dire, comparative, lui enlever son propre et véritable nom.

Rollin définissait les philologues « ceux qui ont travaillé sur les anciens auteurs pour les examiner, les corriger, les expliquer et les mettre au jour ». Cette définition conserve encore toute sa valeur ; elle correspond aux deux premiers sens que M. Littré, comme nous venons de le voir, donne dans son Dictionnaire au mot de Philologie. En définitive, la tâche du philologue est l’étude critique des littératures sous le rapport de l’archéologie, de l’art, de la mythologie ; c’est la recherche de l’histoire des langues et subsidiairement de leur extension géographique ; c’est la découverte des emprunts qu’elles se sont faits les unes aux autres dans le cours des temps, en particulier des emprunts lexiques ; c’est, enfin, la restitution et la correction des textes.

C’est là, au premier chef, une science historique, une branche considérable de l’« érudition ». Avant le développement contemporain des sciences naturelles, les langues n’étaient envisagées, et il n’en pouvait être autrement, que sous ce seul et unique rapport ; la philologie a précédé de longtemps la linguistique.

La philologie, simplement dite, ne s’attache qu’à une seule langue : elle la critique, en interprète les documents, en améliore les textes d’après les données et les informations que peut lui fournir cette seule et même langue. L’étude vient-elle à se porter de façon corrélative sur deux langues diverses, ou sur plusieurs branches d’un même idiome, la philologie devient alors comparée. Ainsi la philologie dite classique est le plus souvent comparée : elle s’occupe, comme l’on sait, des textes grecs et latins. De même la philologie romane, la philologie germanique, la philologie slave sont, les unes et les autres, comparées ; elles traiteront, par exemple, de l’influence qu’exerça la langue des Précieuses du dix-septième siècle sur la langue courante des âges suivants ; du rôle que joua dans la formation de l’allemand moderne la version de la Bible par Luther ; de l’extension des langues slaves, vers l’ouest de l’Europe, au moyen âge, puis de leur rétrogradation vers l’est. Également comparée est la philologie dite orientale qui s’applique à ces trois langues, le persan, l’arabe, le turc, tout étrangères que soient les unes aux autres ces différentes langues sous le rapport linguistique. Dans l’Inde et dans l’extrême Orient le bouddhisme a donné naissance à une philologie comparée, tout comme la légende de Charlemagne dans l’Europe occidentale.

C’est en particulier à Schleicher[1], à MM. Kuhn, Gliavée[2], Spiegel[3] qu’est due la distinction si importante entre ces deux sciences, philologie et linguistique. Tous ces auteurs tombent d’accord sur le fait capital que l’une est du domaine des connaissances historiques, l’autre du domaine des connaissances naturelles.

La linguistique peut être définie : l’étude des éléments constitutifs du langage articulé et des formes diverses qu’affectent ou peuvent affecter ces éléments. En d’autres termes, si l’on veut, la linguistique est la double étude de la phonétique et de la structure des langues.

Il est aisé de comprendre comment la linguistique se rattache à la physiologie par l’étude du matériel phonétique des langues, c’est-à-dire de leurs sons. Le premier soin du linguiste est d’inventorier les voyelles et les consonnes des langues qu’il examine et d’établir les lois de leurs permutations ou de leurs variations ; la découverte de ces lois lui sera d’autant plus facile qu’il sera plus familiarisé avec le jeu de l’appareil vocal.

Les voyelles et les consonnes constituent les premiers éléments du langage. Plus tard apparaissent d’autres éléments, que l’on qualifie souvent du nom d’éléments simples bien que, pour l’ordinaire, ils soient déjà composés ( c’est-à-dire formés d’un ensemble de voyelles et de consonnes) : ce sont les monosyllabes auxquels on donne le nom de racines.

Ces monosyllabes, l’expérience nous les fera découvrir au fond de tous les systèmes linguistiques. Tantôt ils seront formés d’un seul élément sonore, c’est-à-dire d’une seule voyelle ; tantôt ils seront formés de la réunion de plusieurs de ces éléments. Dans les langues indo-européennes, par exemple, ce sera i « aller », da « donner » ; en chinois ce sera ta, qui répond aux diverses conceptions de grandeur. Mais la signification de ces premières racines ne sera jamais que très-générale et elles se trouveront étrangères à toute notion de genre, de cas, de nombre, de personnes, de temps, de modalité.

L’étude de ces éléments constitue, disons-nous, l’un des premiers soins du linguiste. En second lieu arrive l’examen des formes qu’affectent ou peuvent affecter ces éléments ; cette nouvelle étude reçoit le nom de morphologie. Nous traiterons plus loin des différentes variétés morphologiques du langage, c’est-à-dire des différents modes de structure que peuvent présenter les langues, et nous constaterons alors que des idiomes qu’il convient de ranger, sous ce rapport, dans un seul et même groupe, par exemple les langues dites agglutinantes, peuvent être, si l’on envisage leurs éléments constitutifs, étrangères de tous points les unes aux autres. C’est ainsi que les langues indo-européennes et les langues sémitiques, dont les racines sont tout à fait différentes, tout à fait irréductibles, se trouvent les unes et les autres dans la même classe morphologique ; de même, le turc, le basque, le japonais, le tamoul ont, en général, la même structure ; mais les radicaux de ces différentes langues sont essentiellement différents, et il est impossible de les ramener scientifiquement à une origine commune, à une seule et même souche.

Ce sujet nous occupera en son temps comme il le mérite. Notre but, pour l’instant, est de bien établir ce fait capital, que la linguistique appartient au groupe des sciences naturelles, et que pour la ranger parmi les sciences historiques il faut méconnaître à la fois et son but et sa méthode.

C’est à Auguste Schleicher que nous devons les écrits les plus nets et les plus démonstratifs sur cet important sujet.

Schleicher, chose rare parmi ses compatriotes, était un esprit parfaitement dégagé d’aspirations métaphysiques. Il avait traversé, comme tant d’autres, les écoles transcendantales ; comme tant d’autres, il avait suivi les docteurs du théurgisme et de l’hyperphysisme, mais leurs fantaisies n’avaient pu séduire cette intelligence positive et peu disposée à se payer d’emphatiques et vaines paroles. Schleicher était l’homme de l’expérience, l’homme de la méthode. C’est à lui le premier, comme l’on sait, qu’il échut de dresser le code général de la phonétique et de la structure des langues indo-européennes. W. Jones, vers la fin du dernier siècle, avait définitivement affirmé la parenté de ces langues, et Bopp, au commencement de celui-ci, avait démontré méthodiquement cette même parenté.

Ainsi qu’il aimait à le dire lui-même, il est certain que ses remarquables connaissances en botanique lui furent d’une utilité capitale pour ses recherches sur la morphologie des langues, tant les procédés d’analyse et de comparaison sont identiques dans l’étude de toutes les sciences naturelles.

L’ingénieuse analogie que, pour bien faire comprendre la distinction de la linguistique d’avec la philologie, Schleicher se plut à établir entre le linguiste et le botaniste d’une part, et d’autre part le philologue et l’horticulteur, mérite à tous égards d’être rappelée. On la trouve dans son excellent livre sur la langue allemande[4] :

« La philologie, disait-il, est une science historique, et cette science ne peut se trouver appliquée que là où l’on est en présence d’une littérature, d’une histoire. Là où les monuments font défaut, là où il n’y a point de culture littéraire, le philologue n’a que faire ; la philologie, en un mot, ne peut s’exercer que sur des documents historiques. Il en est tout différemment de la linguistique, dont l’objet unique est la langue elle-même, dont l’unique étude est l’examen de la langue en elle-même et pour elle-même. Les variations historiques des langues, le développement plus ou moins factice de leur vocabulaire, souvent même leurs procédés syntactiques, tout cela n’est pour le linguiste que d’une importance secondaire ; il consacre son soin tout entier à l’étude de la manifestation elle-même du langage articulé, fonction naturelle, inévitable et déterminée, à laquelle l’homme ne pourrait se soustraire, et qui, ainsi que toutes les autres fonctions, est d’une implacable nécessité. Peu importe au linguiste qu’une langue ait régné, des siècles durant, sur de vastes empires, qu’elle ait donné naissance aux monuments littéraires les plus glorieux, qu’elle se soit prêtée aux exigences de la culture intellectuelle la plus délicate, la plus raffinée ; peu lui importe aussi qu’une langue obscure ait misérablement péri, sans fruits, sans rejetons, étouffée par d’autres idiomes, inconnue à jamais du philologue. La littérature est, sans conteste, un auxiliaire puissant grâce auquel il est aisé de saisir l’idiome lui-même, de reconnaître la succession de ses formes, les phases de son développement ; un auxiliaire précieux, mais non pas indispensable. Ajoutez que la connaissance d’une seule langue ne peut suffire au linguiste, et en cela il se distingue encore du philologue. Il existe, par exemple, une philologie latine, tout indépendante de la philologie grecque ; une philologie hébraïque, tout indépendante de la philologie arabe ou assyrienne. Mais il ne saurait être question d’une linguistique purement latine, d’une linguistique purement hébraïque : la linguistique est comparée ou n’est pas. On ne peut en effet se rendre compte d’une forme qu’en la comparant à d’autres formes. La philologie peut donc être spéciale, particulière à un seul idiome ; mais lorsqu’il s’agit d’étudier les éléments constitutifs d’une langue et sa structure, il faut déjà connaître la phonétique et la structure d’un certain nombre d’autres idiomes. Répétons-le donc une fois encore, les recherches du linguiste sont toujours et essentiellement comparatives, à l’encontre de celles du philologue, qui peuvent être toutes spéciales. »

C’est ici que Schleicher place son ingénieuse et très-juste comparaison : « Le linguiste, dit-il, est un naturaliste ; il étudie les langues à la façon dont le botaniste étudie les plantes. Le botaniste doit embrasser d’un coup d’œil l’ensemble des organismes végétaux ; il recherche les lois de leur structure, celles de leur développement, mais il ne se préoccupe en aucune manière du plus ou moins de valeur des plantes, de leur usage plus ou moins précieux, de leur agrément plus ou moins reconnu. A ses yeux, la première venue des mauvaises herbes peut avoir un bien autre prix que n’en ont les roses les plus belles, les lis les plus rares. Le rôle du philologue est tout différent. Ce n’est point au botaniste, mais bien à l’horticulteur qu’il convient de le comparer. Ce dernier ne donne ses soins qu’à telles ou telles espèces, qui sont l’objet d’une faveur particulière ; c’est la beauté de la forme qu’il recherche, c’est la coloration, c’est le parfum. Une plante inutile est sans valeur à ses yeux ; il n’a que faire des lois de la structure et du développement : le végétal qui, sous ce rapport, peut posséder la valeur la plus considérable a chance de n’être pour lui qu’une mauvaise herbe vulgaire. »

Cette comparaison est exacte, et, mieux que toute autre explication, elle dit assez que le linguiste étudie chez l’homme le phénomène du langage articulé et ses produits à la façon dont tout physiologiste étudie les autres fonctions, la locomotion, par exemple, l’olfaction, la vision, ou encore la digestion, la circulation. Et non-seulement il recherche et détermine les lois normales propres à ce phénomène, mais encore il découvre et caractérise les altérations véritablement pathologiques qui se présentent maintes fois durant le cours de la vie des langues.

§ 2. La vie des langues.

Les langues en effet naissent, croissent, dépérissent et meurent comme tous les êtres vivants. Elles ont passé tout d’abord par une période embryonnaire, elles atteignent un complet développement et sont livrées, en fin de compte, à la métamorphose régressive. C’est précisément cette conception de la vie des langues qui, ainsi qu’on l’a déjà remarqué, distingue la science moderne du langage d’avec les spéculations du passé.

Nous traiterons dans un autre chapitre de la naissance des langues et de l’origine de la faculté du langage articulé ; plus loin aussi nous verrons comment les systèmes linguistiques les plus compliqués proviennent de systèmes rudimentaires ; comment, en un mot, les formes dont l’organisation est la plus complète proviennent de formes beaucoup moins développées.

Les langues une fois nées, l’on ne peut dire qu’elles entrent aussitôt dans leur période historique, en entendant par là que leur développement se trouve soumis d’ores et déjà à l’arbitraire et aux fantaisies de ceux qui les parlent. Ce serait là une erreur. Le développement des langues est, avant tout, déterminé, et le cours de leur vie ne saurait, par une inadmissible dérogation aux lois naturelles, échapper aux nécessités communes à tout ce qui vit. A la vérité, sous l’influence de circonstances heureuses ou malheureuses, elles s’altéreront plus ou moins gravement, elles marcheront à leur décadence, à leur perte, d’un pas plus ou moins précipité ; mais rien ne fera fléchir leurs tendances organiques.

Elles sont, en un mot, ce que leur nature veut qu’elles soient. Jamais, par exemple, on ne parviendrait à créer une langue mixte. On ne saurait imaginer une langue indo-européenne dont la grammaire soit en partie slave, en partie latine. Il n’y a pas, il ne peut y avoir de langues mixtes. L’anglais, par exemple, chez lequel se sont introduits un si grand nombre d’éléments étrangers, notamment d’éléments français, n’en demeure et n’en demeurera pas moins jusqu’à son extinction une vraie langue germanique ; le basque est dans un cas analogue : ses emprunts constants à deux langues romanes n’altéreront jamais son caractère particulier. C’est encore ainsi qu’au moyen âge le huzvàrèche conserva son caractère de langue éranienne, en dépit de l’intrusion considérable d’éléments sémitiques dont il eut à souffrir.

Mais il ne faut point douter que cette sorte de commerce intellectuel, que ces emprunts, fruits inévitables de la civilisation, ne précipitent singulièrement la vie des langues. Les faits sont là, évidents, palpables. Ainsi, parmi les langues germaniques, nous voyons l’anglais parcourir du milieu du treizième siècle jusqu’à nos jours une rapide, très-rapide carrière, tandis que l’islandais nous offre aujourd’hui encore et à chaque instant des formes très-anciennes et fort bien conservées. L’obscur lithuanien peut être tenu pour le moins dégradé des idiomes indo-européens de l’Europe, et, selon toute vraisemblance, il nous aurait fait admirer longtemps encore ses formes antiques et précieuses, si la rude concurrence de l’allemand ne le menaçait d’une disparition prochaine. C’est ainsi que périssent chaque jour dans des luttes inégales, mais que rien ne saurait prévenir, des êtres pleins de vie et de santé qui, à la faveur de circonstances moins funestes, auraient connu de longues années et ne se seraient pas éteints, misérables, sans postérité.

Il est difficile de supposer qu’un système linguistique arrivé à l’âge le plus florissant, le plus riche de son développement, n’entre pas aussitôt dans la période de métamorphose régressive, et il est tout aussi difficile que cette période ne soit point caractérisée d’une façon spéciale par la tendance de plus en plus individualiste des idiomes de ce système. Nous savons, par exemple, que les langues dites indo-européennes ou aryennes (hindoues, éraniennes, helléniques, italiques, celtiques, germaniques, slaves, lettiques ) proviennent d’une mère commune, dont il a été possible de déterminer les éléments phonétiques et de restituer, au moins en ses traits essentiels, la morphologie, la structure : or, il est supposable que la période de formation prit fin au moment même où commencèrent à se manifester des divergences dialectales et qu’il n’y eut point d’intervalle sensible entre ces premiers temps et la période de métamorphose régressive. Le linguiste doit avant tout déterminer, ou, pour mieux dire, restituer les formes qu’affectaient au moment de leur division en dialectes les langues mères dont il n’existe pas de monuments écrits. Ainsi que nous l’avons dit, la tâche se trouve presque accomplie pour le système indo-européen ; mais elle est à peine ébauchée en ce qui concerne les langues sémitiques (chaldéen, syriaque, hébreu, phénicien, arabe, etc.) et est tout entière à entreprendre pour le plus grand nombre des autres systèmes ; celui, par exemple, des langues dites khamitiques (ancien égyptien, copte, tamachek, galla, etc.) et celui des langues dravidiennes (tamoul, télinga, etc.).

Mais la vie des langues n’est point un sujet qu’il soit possible de traiter en quelques pages, il réclamerait un volume entier et une longue série d’exemples pris tour à tour dans les différentes familles linguistiques. Nous n’entamerons pas cet exposé trop spécial, et il suffira sans doute d’avoir signalé ici le fait général et constant de cette vie, de cette activité de la matière, sous un de ses côtés les plus curieux et les plus riches en enseignements.

§ 3. Aide que se prêtent mutuellement la linguistique et la philologie.

Il est incontestable que le linguiste trouve parfois un puissant auxiliaire dans l’emploi de la méthode historique. Cette dernière est indispensable en effet lorsqu’il s’agit de l’étude de la syntaxe. Ici l’initiative personnelle peut être plus marquée. Loin de nous, certes, la moindre velléité d’attribuer à cette initiative une liberté à laquelle elle ne saurait prétendre sans braver les premiers enseignements de l’expérience ; nous savons assez que la spontanéité est déterminée de la manière la plus stricte et que le prétendu libre arbitre n’est, selon la parole de Spinosa, que la conscience de la volonté. Il nous faut donc encore considérer cette sorte d’arbitraire comme le fruit, le simple fruit d’une disposition naturelle, soumise, par conséquent, à une direction également naturelle. L’on peut dire que les formations par analogie, elles-mêmes, n’échappent pas à ce sort commun et qu’elles ne trahissent, le plus souvent, qu’une véritable paresse intellectuelle.

Nous nous trouvons amené à répéter ici que la science naturelle de la linguistique et la science historique de la philologie ne sont point rivales l’une de l’autre et que rien ne saurait autoriser à les tenir pour deux sciences hostiles. En effet, deux ordres de connaissances, si distincts qu’ils soient, ne peuvent conduire à des résultats opposés, et deux véritables sciences, deux sciences vraiment dignes de ce nom, ne sauraient, en aucun cas, être ennemies l’une de l’autre. Les sciences au contraire se complètent mutuellement, et chacune d’elles est vis-à-vis des autres débitrice et créancière tout à la fois.

Tel est, en particulier, le cas de la linguistique et de la philologie. Le philologue doit connaître, au moins d’une façon générale, les résultats acquis par le linguiste. S’il ne sait rien de la langue elle-même, de cet agent le plus considérable de la pensée, s’il ignore et sa structure et les éléments qui la composent, comment pourra-t-il porter quelque jugement complet sur les produits, sur les fruits de cet agent ? Autant dire qu’un ethnographe pourrait faire bon marché d’un ensemble d’données élémentaires relatives à l’anatomie des races, et n’en tenir même aucun compte. C’est là une considération presque banale, et pourtant il est bon nombre de philologues qu’elle n’a point le don de satisfaire. De là cet amas de dissertations subjectives, sans but, sans doctrine, ce fatras d’arguties oiseuses où la rhétorique le dispute au vide et à l’ineptie. Les librairies françaises, par un reste de chance heureuse, n’en sont pas les plus encombrées.

Le philologue, par contre, prépare au linguiste un matériel précieux. Il lui facilite la connaissance des formes historiques du langage et lui expose ce qu’il a pu découvrir de leur chronologie et de leur succession ; il lui découvre enfin les divergences dialectales d’où peuvent sortir tant et de si précieuses instructions.

Si donc il importe de distinguer ces deux sciences, de ne confondre ni leur but, ni leur méthode, pas plus que leur vrai nom, il n’importe pas moins de reconnaître qu’elles sont appelées l’une et l’autre à se rendre des services mutuels et considérables. C’est ainsi que l’histoire a maintes fois fourni à l’étude des races humaines d’utiles informations et que l’anthropologie, à son tour, a pu éclaircir bien des faits historiques.

§ 4. Les polyglottes.

La connaissance pratique des langues, ou, pour nous exprimer d’une manière plus simple, l’art de les parler couramment et de façon correcte, repose avant tout sur une aptitude naturelle. Cette aptitude se développe par un usage plus ou moins prolongé ; mais il ne serait exact, en aucun cas, de la regarder comme une science. L’on s’étonne souvent de voir un auteur de nombreux et bons travaux linguistiques être peu capable d’entretenir la conversation en quatre ou cinq langues différentes, et l’on est tout surpris qu’il ne sache se servir parfois, avec quelque facilité, que de son idiome maternel. Il y a là une forte méprise. Le linguiste n’a que faire d’être polyglotte, ou, du moins, il n’est point nécessaire qu’il le soit. Le polyglotte, de son côté, n’a, du fait même de son art, aucun droit au nom de linguiste ; et cependant chaque jour nous entendons donner ce nom de linguistes aux personnes qui, grâce à certaines circonstances, grâce notamment à cette aptitude spéciale, parlent avec plus ou moins de facilité dix, douze idiomes, parfois même davantage, sans connaître cependant un traître mot de leur structure. Ce que nous avons dit plus haut du caractère même de la linguistique et de la nature des études du linguiste nous dispense d’insister sur cette confusion vulgaire.

Nous pensons toutefois que les résultats de la linguistique peuvent faciliter, jusqu’à un certain point, l’étude de l’art dont il s’agit. Prenons, par exemple, les langues romanes, issues, comme l’on sait, du latin vulgaire ; il est incontestable que l’on peut passer de l’une à l’autre d’après des règles à peu près fixes, en ce qui concerne particulièrement la phonétique, surtout en ce qui a trait à l’équivalence des consonnes. Un très-petit nombre de principes généraux donnent la clef des concordances les plus communes ; la ressemblance des mots italiens, espagnols, français n’est plus fortuite ; elle devient, au contraire, logique, rationnelle, et leur étude marche d’un pas d’autant plus rapide qu’elle est moins abandonnée au hasard.

Les langues germaniques, elles aussi, possèdent des lois d’équivalence tout aussi précises ; à telles ou telles consonnes de l’allemand, par exemple, répondent telles ou telles consonnes de l’anglais, du hollandais, du suédois. Il en est de même pour les langues slaves : le tchèque, le russe, le croate ont une phonologie parfaitement fixe qui permet de passer sans peine des formes de l’un de ces idiomes aux formes de ses congénères. Répétons-le, il n’est pas besoin d’efforts intellectuels considérables pour atteindre à ce résultat ; il suffit de la connaissance de quelques principes élémentaires.

Nous ne nous illusionnons pas sur le peu de succès que l’on pourrait obtenir en introduisant dans l’instruction secondaire quelques notions de grammaire comparée. Il est difficile qu’un élève de dix, douze ou quinze ans s’intéresse d’une façon suivie aux lois de la permutation des consonnes et des voyelles dans les langues qu’il étudie ; il cherche à apprendre le grec et le latin comme il a appris sa langue maternelle, par la pratique pure et simple et sans s’occuper des règles formulées plus ou moins savamment. Mais n’y aurait-il pas un grand bénéfice à ce que ceux-là au moins qui ont la charge de l’enseignement sussent que ces règles existent et n’ignorassent point les principales ni les plus élémentaires d’entre elles ? A notre sens, ce ne serait pas trop demander.

§ S. Les dangers de l’étymologie.

Si l’aptitude spéciale à la connaissance pratique des lan gués n’est point une science, l’étymologie, par contre, telle qu’elle est pratiquée le plus souvent, ne peut être regardée ni comme une science ni comme un art. L’étymologie, par elle-même, n’est qu’une jonglerie, une sorte de jeu d’esprit, si bien que le grand ennemi de l’étymologiste, son ennemi implacable, c’est le linguiste. En un mot, l’étymologie par elle-même et pour elle-même n’est que de la divination ; elle fait abstraction de toute expérience, néglige les difficultés et se contente des apparences spécieuses de ce qui n’est qu’à peine probable ou à peine vraisemblable. Peut-on douter, de prime abord, que ces mots allemands haben « avoir », bereit « prêt », œhnlich « analogue », abenteuer « aventure » ne répondent presque lettre pour lettre, au latin habere, paratus, au grec ἀνάλογος, au français aventure ? L’anglais to call au grec καλέω « j’appelle je convoque ». Et cependant il n’en est rien.

L’analyse linguistique démontre l’inanité de ces rapprochements faciles ; ils ne soutiennent pas une seconde l’examen d’une critique méthodique. C’est à l’aide de procédés aussi fantaisistes que l’on a prétendu assimiler les idiomes absolument étrangers les uns aux autres, les langues sémitiques et les langues indo-européennes, le basque et l’irlandais. Les plus illustres sémitisants, ceux qui ont rendu à la philologie des langues syro-arabes les meilleurs services, se sont maintes fois laissé prendre à ce piège, et nous voyons à tout instant dans leurs écrits des racines sémitiques et des racines indo-européennes rapprochées sans critique les unes des autres. Gesenius lui-même n’a point échappé à ce malentendu, et il n’est pas étonnant qu’à sa suite les exégètes orthodoxes y aient donné à cœur joie. Rien de plus périlleux que de s’emparer de deux mots tout faits et de les rapprocher l’un de l’autre, si l’on ignore les procédés et les lois de leur structure ; les équivalences qui semblent au premier coup d’œil s’imposer le plus invinciblement sont parfois les plus trompeuses. Bien souvent, au contraire, des formes que l’on ne songeait jamais à rapprocher les unes des autres se trouvent unies par les liens de la plus étroite parenté. Depuis leur antique communauté, depuis l’époque où elles n’étaient toutes qu’une seule et même forme, elles ont subi chacune des lois diverses de variation ; mais ces lois sont découvertes aujourd’hui, et l’unité, la réelle unité de ces formes, est un fait hors de conteste. C’est ainsi, par exemple, que le grec ἡδύς « doux » et le latin suavis remontent tous deux à une seule et même forme plus ancienne ; il en est de même du latin solus et du perse haruva « tout », de l’irlandais il et du sanskrit purus « nombreux » ; du grec ἰός « poison » et du latin virus, de l’anglais five « cinq » et du croate pet ; du hollandais vader « père » et de l’arménien hayr ; de l’arménien és « je » et du croate ja. C’est ainsi encore que des mots appartenant à une seule et même langue et qui semblent, au premier abord, n’avoir aucune connexité, appartiennent en réalité à une seule et même racine ; en français, par exemple : solide, solder, soldat, seul, serf ; — jeu, bon, jour, divin ; — auspice, sceptique, évêque, épice, répit ; — assister, coûter, étable, obstacle. Nous sortirions des limites permises à cet écrit en exposant par le menu les principes qui relient entre elles ces formes diverses et pourtant proches alliées, que la pure et simple divination aurait grand’peine sans doute à rattacher les unes aux autres.

Qu’est-ce donc que l’étymologie, ou plutôt que doit-elle être pour mériter créance et prétendre à une valeur scientifique ? Un résultat pur et simple. Résultat de la linguistique, résultat de la philologie.

Elle est déductive dans le premier cas, historique dans le second.

Disons quelques mots de ces deux hypothèses, en commençant par la seconde. L’histoire de la langue française nous enseigne, pour prendre quelques exemples, que dinde est un abrégé de poule d’Inde ; que hussard vient, par intermédiaire, du magyar húsz, qui veut dire « vingt » ; que l’anglais jockey représente notre ancien diminutif Jacquet. Voilà tout autant d’exemples d’étymologies philologiques, ou, si l’on veut, historiques. Sur ce terrain, en effet, c’est à la critique historique, à elle seule, qu’il appartient de décider si les suppositions que l’on se plaît à faire sont exactes ou inexactes, si elles sont vraisemblables ou invraisemblables. Mais la critique historique a trop souvent été en défaut. C’est de la critique historique que relèvent une foule d’étymologies appuyées sur des parce que, et dans le nombre il s’en rencontre plus d’une qui, pour paraître très-simple au premier coup d’œil, n’en doit pas moins être regardés comme absolument défectueuse. Ainsi, d’après les juristes latins, l’esclave, servus, tirait son nom de ce qu’il avait été, par la grâce du vainqueur, sauvé, préservé d’un coup fatal ; or, tout au contraire, le sens antique de ce mot est celui de protecteur, de gardien : il répond rigoureusement, en tant que nominatif singulier, à la forme haurvô, gardien (paçus-haurvô, gardien de bétail) de l’Avesta. C’est à l’aide de parce que que l’on fait venir feu (défunt) de fuit, il fut. Un pas de plus et l’on tire cadaver de ca [ro] da [ta] ver [mibus], nobilis de non vilis et dignus de di-genus, espèce de dieu.

L’étymologie linguistique est tout aussi périlleuse, plus périlleuse peut-être, que l’étymologie philologique. « Sais-tu bien, demande le docteur, d’où vient le mot de galant homme ? — Le Barbouillé. Qu’il vienne de Villejuif ou d’Aubervilliers, je ne m’en soucie guère. — Le Docteur. sache que le mot de galant homme vient d’élégant ; prenant le g et l’a de la dernière syllabe, cela fait ga, et puis prenant l, ajoutant un a et les deux dernières lettres, cela fait galant, et puis ajoutant homme, cela fait galant homme. » Les moins mauvaises des étymologies de cette sorte — si tant est que toutes ne se vaillent point — sont peu supérieures à celles-là, soit dit sans exagérer. Il n’est pas plus rationnel, par exemple, de rapprocher le grec μορφή « forme, figure, aspect » et le latin forma, en prétendant que les consonnes m et f ont simplement changé de place, qu’il ne l’est de tirer galant homme d’élégant. La consonne f du latin, placée au commencement des mots, répond, comme nous le verrons plus loin, à une explosive aspirée (bh, dh ou gh) de la forme indo-européenne commune ; dans le cas actuel c’est à un « dh » que reproduit précisément le mot sanskrit dharma — dont le sens est celui de « jus, justitia ». On connaît le diminutif latin du mot forma qui est formula « forme, formule, précepte ». Quant à μορφή il est apparenté à μάρππω « je saisis ».

Combien de personnes trouvent parfaitement vraisemblable cette prétendue et fausse équivalence du latin forma et du grec μορφή, qui sont les premières à rire de Ménage, lorsqu’il tire rat du latin mus par l’entremise des formes soi-disant intermédiaires muratus, puis ratus ? Les deux étymologies pourtant se valent l’une l’autre.

C’est une idée trop répandue que celle de considérer le linguiste comme un faiseur d’étymologies, et ceux-là peuvent seuls entretenir cette illusion qui ne soupçonnent ni le but ni la méthode de la linguistique. Aux yeux du linguiste, en effet, ces ressemblances plus ou moins fortes ne sont rien moins que déterminantes. L’expérience lui a fait connaître à quel point elles peuvent être trompeuses ; mais surtout, et avant tout, elle lui a appris que les langues ne sont pas des créations de hasard et qu’elles répondent, comme toute fonction, à une nécessité organique ; que les lois qui les régissent révèlent une précision d’autant plus éclatante qu’on les recherche avec plus de méthode ; que ces lois enfin découvrent et expliquent en maintes circonstances la parenté directe ou indirecte des mots, mais que la recherche de cette parenté n’est qu’un fait accessoire, un fait accidentel.

L’étymologiste, a-t-on dit, fait peu de cas des consonnes et néglige toutes les voyelles. Cela est parfaitement exact. L’étymologiste qui se livre à l’étymologie par elle-même et pour elle-même ignore de tout point ce que c’est que la philologie, et plus encore, s’il est possible, ce que c’est que la linguistique. Qu’un linguiste, qu’un philologue s’occupent d’étymologies, fort bien ; mais le privilège de cette sorte de recherches ne doit appartenir qu’à eux seuls. C’est avec les procédés de l’étymologie courante que l’on a fait du basque un parent de l’irlandais, du français ou du provençal un idiome celtique, du latin un dérivé du grec, du phénicien tout ce que l’on a voulu ; c’est avec l’étymologie pure et simple qu’aujourd’hui encore l’on prétend, à l’aide de quelques noms géographiques pris à peu près au hasard, caractériser la langue des anciens Ibères ; c’est avec cette même étymologie que l’on a lu couramment, en deux ou trois langues différentes, les inscriptions étrusques, que l’on pourrait encore les lire en une douzaine d’autres langues.

Nous ne saurions trop le répéter, la linguistique n’a rien de commun, ni de près ni de loin, avec ces exercices divinatoires. Le premier écueil dont elle garde ses disciples, c’est la tentation de rapprocher des mots qui n’ont pas été au préalable méthodiquement analysés. À chaque instant l’étymologiste cède à cette tentation. Il n’opère, précisément, qu’au moyen de ces comparaisons aventureuses. Sans doute, le linguiste devra parfois se laisser guider par de pures et simples présomptions ; mais celles-ci ne pèseront ni sur ses conclusions ni sur le mode de ses recherches. Ce qu’il prétend découvrir, ce qu’il étudie, ce sont les éléments simples des langues et les procédés d’agrégation de ces éléments ; c’est le système de fonctionnement des formes organiques ; ce sont les lois qui président au développement de ces formes et ensuite à leurs altérations.

La linguistique n’est donc qu’une science naturelle.

C’est, d’ailleurs, ce que nous allons constater à nouveau en entrant dans un autre ordre d’idées.



  1. Die deutsche sprache, Intr., chap. vi.
  2. Bulletins de la Société d’anthropologie de Paris, 1862 ; p. 198.
  3. Die traditionelle literatur der Parsen, p. 48.
  4. Die deutsche sprache, Introduction.