La Ligue de la patrie française (Péguy)

Jacques Laubier (pseudonyme de )
La Ligue de la patrie française
La Revue blancheTome XVIII (p. 129-131).
La Ligue de la patrie française

NOTES POLITIQUES ET SOCIALES
La Ligue de la Patrie française

La Ligue de la Patrie française est provisoirement fondée. D’après le programme officiel, elle se propose de faire cesser l’agitation actuelle et de maintenir les traditions nationales. Il y a là une double équivoque.

L’agitation actuelle, en effet, est entretenue aussi bien par le parti antirévisionniste que par le parti révisionniste, Si les fondateurs de la Ligue avaient estimé, comme M. de Heredia, que tous les Français doivent « dans l’affaire Dreyfus laisser faire la justice », ils auraient fait appel au patriotisme des deux camps pour amener une trêve : ils auraient préparé les esprits pour que tout le monde fût prêt à s’incliner devant la décision de la Cour suprême. Il fallait chercher à apaiser les polémiques de presse, et protester, au nom du droit, contre tout appel à la force. Si les excitations à la haine fanatique, si les menaces de coup d’État avaient cessé, on aurait sans doute obtenu des professeurs qui, depuis quelques mois, président tous les soirs des meetings socialistes et libertaires, qu’ils consentent à prendre des vacances bien gagnées.

Mais ce n’est pas de ce côté que les ligueurs font porter leurs efforts : M. François Coppée considère que l’affaire est sans issue désormais « puisque l’innocence de Dreyfus aura été obtenue à coups de millions ». M. Barrès parle de « l’élaboration obscure d’une vérité suspecte » et ne blâme pas les adhérents qui estiment que l’affaire Dreyfus « devait être réservée à l’autorité gouvernementale ». Le comité d’initiative a décidé d’exclure tous ceux qui ont signé les protestations en faveur de Dreyfus ou de Picquart, et, sans doute, pour que l’exemple soit plus significatif, il fait connaître sa décision à propos de l’adhésion de M. Hervé de Kérohant. Pour plus de précision, pour mieux montrer qu’on voulait se placer au-dessus de l’affaire Dreyfus, on admettait tous ceux qui avaient souscrit pour honorer la mémoire du colonel Henry, et on se déclarait plus particulièrement heureux de l’approbation du clairvoyant M. Cavaignac et du chevaleresque M. Déroulède.

En réalité, aussitôt que la Ligue s’est affirmée publiquement, il a été manifeste que les professeurs du collège Stanislas et les cléricaux de race ou de circonstance qui forment la majorité à l’Académie française avaient voulu opposer aux intellectuels, champions du droit, la milice lettrée de la Contre-Révision. Il est donc évident que les signatures des adhérents qui souhaitent l’apaisement et respectent la justice, n’ont été obtenues que grâce à une réticence volontaire et jésuitique.

On avait eu soin pareillement de ne pas définir les traditions de la patrie française qu’il fallait maintenir. Les révolutionnaires, si on avait essayé de les séduire, auraient bien compris qu’il ne s’agissait pas des principes et des exemples légués par les Français de 1793 ; mais les démocrates modérés, comme M. Larroumet, ont pu croire, paraît-il, que l’on voulait parler du xviiie siècle, de Voltaire et de la Constituante, tandis que M. Brunetière se rappelait Bossuet et la Révocation de l’Édit de Nantes. M. Barrès pensait sans doute à Napoléon Ier ; M. Coppée, qui trouve que M. Drumont dit d’utiles vérités, songeait peut-être dans son for intérieur aux traditions qui imposaient, avant chaque croisade, un massacre de Juifs.

Les hommes sincèrement libéraux qui ont été victimes de cette double équivoque auraient dû cependant avoir quelque soupçon, en lisant le dernier alinéa du programme qu’ils ont signé. Il y est dit que l’on voulait fortifier l’esprit de solidarité qui doit relier entre elles, à travers le temps, toutes les générations d’un grand peuple. Cet « esprit » de solidarité, défini comme l’élément permanent d’une nation à travers les âges, n’est le plus souvent évoqué que pour servir à une œuvre réactionnaire. Les partisans du trône et de l’autel ont toujours reproché à la Révolution d’avoir rompu avec l’ancienne France. Les romantiques allemands, au commencement du siècle, blâmaient les libéraux qui ne s’inspiraient pas du Volksgeist.

C’est vers une théorie de ce genre que nous acheminent, plus ou moins consciemment, nos patriotes français. Déjà ils déclarent que le « glorieux dépôt des intérêts vitaux de la Patrie française est aux mains de l’armée nationale » — sans doute depuis Metz et Sedan ; bientôt l’état-major sera le seul interprète autorisé de la volonté nationale traditionnelle, et comme on sait que sept officiers français sont infaillibles, la religion nouvelle sera fondée. M. Brunetière, le plus catégorique, sinon le plus franc, de ses apôtres, proclame déjà qu’il considère l’Armée comme « la base, le support de l’unité et de la grandeur nationales ». Qu’est-ce, en d’autres termes, sinon voir dans la hiérarchie militaire la représentation la plus haute de la nation et mettre une fois de plus un clergé au-dessus de l’église des fidèles ?

Cette Ligue de la Patrie française est donc dangereuse par ses tendances plus ou moins avouées. Sous prétexte d’apaiser l’agitation, elle l’envenime en prolongeant, dès aujourd’hui, l’affaire Dreyfus au-delà de la décision de la Cour suprême ; sous prétexte de défendre la patrie, elle la confisque pour la livrer à une oligarchie. Elle sera obligée, pour être logique et pour n’être pas vaincue, d’opposer la force au droit et de prendre parti pour les doctrines de Bismarck contre les principes de la Révolution française. Déjà nos nationalistes ont admis la théorie des races ; déjà ils considèrent la langue comme le signe distinctif d’un peuple, et parlent de noms qui ne sont pas français. On dirait que les chefs des Ligues de patriotes prennent à tâche de justifier l’annexion de l’Alsace et de la Lorraine. C’est, en réalité, l’idée allemande de la patrie — telle que Fichte, par exemple, l’a définie à l’époque d’Iéna — qu’ils défendent contre les doctrines internationalistes.

C’est qu’il est difficile de considérer comme deux termes contradictoires l’internationalisme et l’idée française de la patrie. La patrie française a été jusqu’ici, selon le mot de M. Lavisse, la « plus humaine des patries ». Ce n’est pas elle qui, en se posant, s’oppose aux autres. L’« esprit de solidarité à travers le temps » n’exclut pas la solidarité réelle qui doit, à travers l’espace, unir les hommes de toutes les générations humaines.

Mais peut-être est-ce faire trop d’honneur à la nouvelle Ligue que de discuter ses doctrines. Voici que M. Giard se déclare internationaliste et appelle l’armée « une monstrueuse survivance des âges de barbarie ». Or, M. Giard est membre de la Ligue parce qu’il pense que « le seul moyen d’apaisement est de laisser le condamné là où il est ». Cette sereine et généreuse formule du professeur de la Ville de Paris, qui fut député socialiste, fera peut-être réfléchir ceux qui ont cru que la Ligue avait souci de l’éducation de la France.