La Liberté du travail, l’association et la démocratie/4


CHAPITRE II

RÉFORMES ÉCONOMIQUES.


Des nouveaux développements nécessaires à la liberté du travail et aux progrès des travailleurs d’après les derniers rapports sur l’Exposition universelle de l’industrie à Londres. — L’instruction populaire. — L’abus des règlements. — Nécessité d’étendre la sphère des libertés économiques démontrée par les faits.


Quelles sont les réformes économiques les plus urgentes à accomplir dans le sens que je viens d’indiquer ? Si l’on veut dans le passé connaître les vœux et les besoins des populations, on ne saurait consulter d’autres monuments avec plus de profit que les cahiers des états généraux. Pour connaître la situation du travail et du capital, nous avons les enquêtes industrielles et les archives des expositions universelles. Les six volumes contenant les rapports de la section française du jury international sur l’ensemble de la dernière Exposition de Londres forment toute une vaste Encyclopédie. C’est presque une histoire descriptive et raisonnée de l’industrie moderne, répartie en diverses spécialités, auxquelles correspondent à peu près les travaux des quatre-vingt-dix-neuf rapporteurs. Nulle part ailleurs on ne trouve autant d’exemples placés en quelque sorte sous les yeux pour animer la science et l’art[1]. Je ne veux y chercher que ce qui m’intéresse, ce qui regarde la liberté du travail et les intérêts de la démocratie.

Il sort un cri de ces documents : c’est de la liberté, c’est encore plus de liberté, qu’il faut au travail, au capital, à l’industrie française ! Le travailleur français n’est pas encore lui-même ce qu’il doit être, ce qu’il faut qu’il devienne !

Comment ne pas être frappé de la portée de ces vœux émanant d’hommes qui ne passent pas pour des théoriciens  ? Ils intéressent par delà l’industrie même le présent, l’avenir même de notre société. Je dis que les intérêts les plus vitaux de la démocratie moderne s’y trouvent engagés et de la façon la plus directe. Cette démocratie sera-t-elle une démocratie libérale, éclairée, riche, répandant l’aisance dans les couches inférieures de la société, ou une démocratie comme il y en a eu plus d’une en ce monde, oppressive, ignorante et nécessiteuse ? L’industrie joue dans le monde moderne un rôle assez prépondérant pour qu’en s’occupant de ses destinées on se trouve amené à soulever de telles questions, les plus graves de la politique moderne.

Ainsi ce vaste document, et je l’en loue sans m’en étonner, fait grande la place à une question à laquelle il est facile de voir que tout converge aujourd’hui, industrie, société et démocratie, la question de l’éducation. Il y est beaucoup parlé de l’instruction populaire, de l’instruction industrielle, de celle qui forme des ouvriers intelligents et habiles dans leur art. – J’admire les produits ; je suis frappé quelquefois de ce qui leur manque. Cela me reporte vers le producteur. Comment, pour procéder à l’amélioration de ceux-là, ne pas songer avant tout au perfectionnement de celui-ci ?

Ceci est à la fois une question de liberté de commerce et de liberté de travail. Il y va de l’intérêt du capital national et de la destinée même des travailleurs. Pour nos producteurs, il s’agit de leurs triomphes sur les marchés étrangers. Il y a tel marché, en effet, il y a tel genre de produits où l’excellence des ouvriers jette dans la balance un poids décisif. L’argent n’est pas le seul nerf de la guerre, même commerciale. Le goût, par exemple, est une des fortunes de la France. Elle ne veut pas s’en laisser dépouiller. Elle ne veut pas s’abaisser tandis que d’autres s’élèvent. On ne songeait en France que faiblement peut-être à s’instruire tant qu’on n’était qu’homme, citoyen, producteur intéressé à bien faire en vue du débouché intérieur, mais on s’en occupe sérieusement, maintenant qu’il s’agit de ne pas rester au-dessous des Anglais. Qu’on ose dire que la concurrence étrangère ne sert à rien !

Tout aboutit à cette conclusion uniforme que l’état de l’instruction des classes laborieuses dans notre pays laisse énormément à désirer. Ce n’est pas que pour l’instruction primaire les sources fassent défaut. On n’a pas de peine à démontrer que les écoles sont très-nombreuses en France et que le pauvre peut aisément y trouver les notions les plus essentielles. On compte dans le document que nous citons jusqu’à 49,555 écoles publiques, laïques et religieuses, celles-ci figurant pour moins du quart, consacrées à l’instruction primaire, et en outre 15,000 écoles privées ; il y avait en 1859 plus de quatre millions d’élèves suivant ces écoles. Mais, et on en a fait maintes fois l’observation, ce chiffre, si brillant sur le papier, du nombre des élèves qui vont aux écoles, est surtout nominal[2]. Les enfants s’y rendent à peine durant les quelques mois d’hiver. L’été ils travaillent aux champs. Ils arrêtent à l’époque de la première communion leurs études à peine ébauchées. Comment s’étonner qu’après un pareil mode de fréquenter les écoles un grand nombre désapprenne jusqu’aux éléments de la lecture, de l’écriture et du calcul ? Cet état de l’instruction primaire est constaté par la proportion humiliante des conscrits et des conjoints ne sachant pas même signer. On a prétendu que c’est pis encore en Angleterre ; voilà une triste consolation. Mais, s’il est vrai que, malgré de récents et heureux perfectionnements, l’instruction donnée en Angleterre à la première enfance reste imparfaite, plus imparfaite même qu’en France dans quelques contrées ces imperfections ne sont-elles pas jusqu’à un certain point compensées par l’abondance des sources d’instruction mises à la portée des ouvriers adultes  ? Il n’est personne qui ne connaisse les mechannic’s institutions et leur influence si étendue. On aurait fort à faire d’énumérer toutes les associations qui s’occupent de l’éducation chez nos voisins, car c’est par l’association que tout se fait chez eux. Il y a pour nous Français plus qu’une satisfaction de curiosité ; il y aurait un excellent exemple à suivre, lorsque nous apprenons comment ces associations contribuent à la fondation de nombreuses écoles, comment elles ont établi et possèdent des écoles normales et des écoles modèles pour former les instituteurs et les institutrices, comment elles publient des livres relatifs à l’enseignement, livres qu’elles cèdent avec un rabais considérable aux écoles dont elles forment les maitres comment enfin elles fournissent à ces établissements, à des conditions plus avantageuses que celles qu’on pourrait obtenir chez les marchands ou les fabricants, des mobiliers scolaires ainsi que tout le matériel nécessaire à l’enseignement, et publient aussi un journal d’éducation spécialement à l’usage des maîtres qui dirigent ces écoles. Une des plus importantes innovations en ce sens est le département des sciences et des arts, branche du conseil royal d’éducation, créé à la suite de l’Exposition de 1851, d’abord pour encourager et propager l’étude du dessin dans les écoles anglaises, et plus récemment pour développer dans ces mêmes écoles l’enseignement des sciences. N’y a-t-il pas là des éléments positifs d’une comparaison féconde avec la France ? Eh bien sans rien ôter à celle-ci de ses mérites, l’enseignement populaire s’est, à quelques égards, révélé supérieur en Angleterre à ce qu’il est chez nous. Les méthodes sont, de l’autre côté du détroit, plus imparfaites peut-être, sauf pour l’histoire élémentaire, si sèchement enseignée à nos jeunes compatriotes ; mais tout est mieux fait pour y parler aux yeux. Les cartes et les plans offrent chez les Anglais beaucoup plus de perfection que chez nous et s’y présentent en plus grand nombre. L’enseignement de la géographie y est poussé beaucoup plus loin. Ce genre de supériorité est naturel, dites-vous, chez un peuple marin et voyageur. Soit ; mais est-ce une raison qui motive en ce genre notre extrême négligence et notre ignorance parfois grossière, même chez les hommes politiques ?

Les lacunes de l’enseignement primaire peuvent-elles être, au reste, un secret pour personne depuis la grande enquête ouverte en décembre 1860 ? Cette enquête a produit plus de six mille Mémoires, dont douze cent sept ont été réservés par les académies avec la note bien et dont cent quatre-vingt-douze ont été désignés à l’examen de la commission instituée pour juger le concours. Comment nier, après tant de preuves irrécusables, d’abord que l’instruction primaire a besoin d’être plus répandue, ensuite qu’il faut qu’elle soit rendue plus usuelle ? Améliorer la situation des instituteurs, qui reste trop souvent au-dessous de celle d’un bon ouvrier, voilà un des moyens les plus indiqués pour obtenir un bon personnel. N’est-ce pas une grande misère que les fonds si libéralement accordés à d’autres ministères soient mesurés d’une main si parcimonieuse à un service dans lequel toute dépense utile est un placement magnifique qui se résout en augmentation du capital intellectuel, moral et matériel du pays ? Mais comment déterminer les familles à imposer l’assiduité aux enfants, tandis que jusqu’à présent elles-mêmes les en détournent ? Faut-il s’en fier au besoin de jour en jour mieux senti de l’instruction ? Faut-il recourir à l’action directe du compelle intrare ? Les deux cinquièmes des Mémoires envoyés par les instituteurs au concours réclament l’emploi de l’enseignement obligatoire. Ses partisans s’appuient sur la supériorité éclatante de l’instruction primaire chez les peuples qui en font une obligation. Ils soutiennent que les peuples les plus exigeants en fait de liberté, comme les Américains et les Suisses, n’ont pas cru déroger à leurs principes libéraux en adoptant une mesure contre laquelle nul ne songe à réclamer. Bien des scrupules, surtout quand on se place en présence de la nécessité des sanctions pénales, combattent chez nous un système qui exonère la famille d’une des obligations qu’il lui appartient de librement remplir. À d’autres égards, l’instruction obligatoire ne présente-t-elle pas des difficultés d’application sérieuses ? La question est très-délicate, mais la conclusion à laquelle il y a lieu de s’attacher n’est pas douteuse ; il faut que l’instruction primaire se répande et devienne une réalité, au lieu d’être pour beaucoup une lettre morte. Si ce n’est directement par des pénalités, du moins indirectement par tous les moyens praticables, il faut que nul n’échappe à l’obligation de l’instruction primaire.

Nous venons de voir que les moyens d’instruction primaire existent en France, quoique imparfaits. En revanche, les éléments mêmes de l’enseignement industriel font presque partout défaut. C’est à ces conclusions très-nettement exprimées qu’aboutit le rapport sur l’enseignement industriel[3]. L’insuffisance de l’apprentissage frappe presque partout les yeux. La masse est médiocrement instruite. La spécialité excessive a tout envahi, au point que la plupart des ouvriers sont dans l’incapacité absolue de rien faire en dehors de l’unique besogne à laquelle ils sont habitués, besogne réduite à un très-petit nombre d’opérations. Peu savent un métier à fond et méthodiquement. Le haut enseignement industriel a ses centres dans le Conservatoire des Arts et Métiers, dans l’École centrale des Arts et Manufactures, dans l’École des Ponts et Chaussées et dans celle des Mines, quoique ces deux derniers établissements aient déjà un caractère bien spécial. L’agriculture compte aussi trois grandes écoles spéciales, à Grignon, à Grandjouan, La Saussaye. C’est aussi fort utile. Mais ce qui manque presque complètement, c’est la moyenne instruction industrielle, mise à la portée de la masse de nos producteurs. Très-peu d’établissements de ce genre existent en France. Les écoles des arts et métiers à Chatons, à Angers et à Aix, donnent un enseignement plus général. On cite depuis trente ans à Lyon l’école de La Martinière, qui forme surtout d’excellents contre-maîtres. Les écoles professionnelles de Mulhouse et de Lille visent plus haut. L’étude des langues vivantes y est utilement combinée avec celle des sciences appliquées et du dessin. À Paris, l’École supérieure du commerce, fondée par M. Blanqui, et que dirige aujourd’hui M. Gervais (de Caen), le collége Chaptal, dirigé par M. Monjean, l’école municipale Turgot, dirigée par M. Marguerin, fournissent à l’industrie et au commerce des sujets instruits. Ces établissements offrent un mélange d’études littéraires, scientifiques et industrielles. Tout cela est bon, excellent, mais encore insuffisant. Qu’on songe seulement qu’aujourd’hui les écoles spéciales fournissent à peine six cents jeunes gens pour recruter annuellement le personnel de l’industrie française, et que l’on songe aussi que le nombre total des individus engagés dans la pratique industrielle est d’environ douze cent mille ! Avec des Sorbonnes industrielles comme est le Conservatoire, comme est même l’École centrale, on peut former d’excellents états-majors. C’est beaucoup encore une fois, mais cela ne suffit pas à donner à l’armée du travail de bons soldats. Or, aujourd’hui les bons soldats sont au moins aussi nécessaires pour remporter la victoire que les bons généraux on le voit dans toutes les espèces de guerre. Ce qu’il faut aussi, c’est un bon corps d’officiers et de sous-officiers. D’excellents juges estiment que, en vue de ce résultat, il est nécessaire non-seulement de multiplier les établissements d’enseignement intermédiaire, mais d’y établir une distinction qu’on n’a pas encore posée d’une manière assez nette entre l’enseignement professionnel, l’un devant être plus complet, l’autre devant être plus technique. Ils distinguent trois degrés dans l’enseignement industriel, qui s’élèvent suivant l’âge, la capacité ou les ressources des élèves.

Sans entrer dans de tels détails, sans prétendre esquisser même superficiellement le plan de ce système d’éducation qui existe à peine, quoiqu’il semble appelé à recevoir dans son sein la grande masse des classes moyennes et inférieures, qui ne se voit amené pourtant à se demander sous quelles formes et par qui sera donné ce nouvel enseignement ? Loin de nous la pensée de jeter aucune idée de critique décourageante sur tout ce qui atteste le bon vouloir du gouvernement à l’égard de ce nouvel enseignement reconnu d’une indispensable nécessité. Mais enfin il y a lieu de croire que l’enseignement industriel ou professionnel, comme on voudra l’appeler, ne saurait fort efficacement être annexé à nos collèges ; il y a lieu de croire que le personnel et les habitudes de l’Université s’y prêtent peu, il y a lieu de croire enfin qu’un tel enseignement, pour être sincère et complet, doit se développer à part. Sera-t-il possible autrement d’éviter l’un ou l’autre de ces inconvénients, ou bien la surcharge des programmes, qui est déjà bien grande, ou bien la coexistence dans un même établissement de deux peuples d’élèves se regardant avec peu de sympathie et se côtoyant sans se confondre ? Un certain nombre de collèges communaux, qu’abandonnaient les anciennes études universitaires, ont pris plus décidément le caractère scientifique et industriel. C’est sans doute le meilleur parti qu’on en pourrait tirer, puisque tel est le vœu des familles. Mais croit-on qu’on réussira dans la masse des établissements à greffer un pareil fruit sur le vieux tronc universitaire ? La démocratie n’exclut pas plus, que nous sachions, la hiérarchie des études que celle des situations sociales, et il faut prendre garde, ici comme ailleurs, de tout sacrifier, sous prétexte d’égalité, à l’idole d’une monotone, stérile, oppressive uniformité. Dans notre pensée, l’enseignement industriel se fera surtout par des professeurs appartenant eux-mêmes à l’industrie, et la liberté aura pour l’organiser bien plus d’action efficace que l’État.

Un autre point d’une importance capitale est à considérer quant à l’instruction dans ses rapports avec les produits industriels nous voulons parler des applications de l’art à l’industrie. Dans toutes les branches de l’industrie où les arts du dessin exercent une influence considérable, la France s’est montrée au premier rang, et ses produits ont obtenu une faveur décidée. Songeons-y pourtant, des mots graves se rencontrent dans les rapports des jurés de l’Exposition. Ces mots sont ceux-ci : Progrès immense dans toute l’Europe, depuis dix années, progrès moindre pour la France, et même sur quelques points, symptômes de décadence. Lassés de s’entendre dire qu’ils étaient étrangers au beau et au goût, capables seulement de satisfaire aux besoins des multitudes par le bon marché, et ne voulant pas céder le marché sans lutter avec leurs rivaux, les Anglais se sont mis à l’oeuvre avec cette ardeur et cette ténacité qui les distinguent. Aussi existe-t-il aujourd’hui en Angleterre des musées publics. Une sorte de révolution s’annonce dans l’école anglaise de peinture ; la correction du dessin, trop négligée, reprend son rang ; enfin, et surtout, la grande école de dessin de South-Kensington, qui dépend du département des sciences et arts, a été ouverte depuis dix ans. C’est l’établissement le plus grandiose et le plus complet de ce genre qui existe en Europe. Exemples et maîtres excellents, tout s’y trouve. Tableaux admirables, modèles de machines, bibliothèque bien choisie et renfermant les meilleurs ouvrages d’art, rien ne manque pour offrir aux élèves des moyens d’étude aussi nombreux que variés. Ajoutez que les écoles avec lesquelles correspond l’école de South-Kensington sont aujourd’hui au nombre d:e quatre-vingt-dix, et que le nombre des élèves dont elle a doté l’industrie du pays est de 91,836. C’est ainsi que nos voisins, avec la grande école de South-Kensington, se sont entendus à faire de la centralisation. Ils ont appelé sur ce point spécial l’intervention directe de l’Etat, ils ont créé des professeurs fonctionnaires, dès qu’il s’est agi d’inoculer à leurs ouvriers le goût et l’habileté des arts du dessin. South-Kensington met un professeur à la disposition de toute école d’art, à la condition qu’elle fera enseigner le dessin dans cinq écoles publiques de pauvres ou cinq cents pauvres au moins ; qu’elle instruira à prix réduits des moniteurs pour les écoles des pauvres, et qu’une classe du soir sera tenue trois fois par semaine au prix minimum de 60 c. pour la semaine. Combien d’heureux fruits avait déjà portés cette institution à l’Exposition de 1862 ! Mais combien nos rivaux paraissent loin d’être encore au terme de leur progrès ! Un juge éminent, M. Mérimée, dans son rapport, juge la situation grave, même menaçante, et il invoque un remède que nous indiquerons. Il pose en principe « qu’il ne peut être douteux, pour quiconque a étudié l’histoire des beaux-arts, qu’à toutes les époques où de grands maîtres ont fleuri et fondé des écoles illustres, l’industrie n’ait pris en même temps un essor nouveau et très-considérable. L’influence la plus heureuse s’est étendue à tous les produits manufacturés susceptibles de recevoir une ornementation. » Quels exemples que ceux de la Grèce, du moyen âge, de la Renaissance ! Benvenuto Cellini procède de Raphaël et de Michel-Ange. Est-ce là un fait isolé ? Non. Mille autres preuves l’attestent il existe une relation intime entre toutes les parties de l’art ; partout où surgit un grand artiste se forment des ouvriers habiles et intelligents, tandis que si, au contraire, la tête souffre, les membres doivent souffrir aussi. La conclusion, c’est qu’il faut réformer l’art par le sommet, en tant du moins que cela dépend de l’État, c’est-à-dire par l’enseignement. L’enseignement des beaux-arts n’est point en France ce qu’il devrait être. Il n’est point tel que l’exigent la grandeur du pays, les dispositions du peuple, les besoins de l’industrie. Ce sont ces vues qui ont mené à réformer l’école des Beaux-Arts de Paris, d’ailleurs selon un mode que nous n’avons point à juger. Avant tout, il faut que cette école appartienne au grand art. Au-dessous du grand art, il y a un art de spécialité et d’application qui demande aussi des écoles[4]. Toutes ces idées se correspondent, bien loin de s’exclure. Ajoutons que l’art lui-même est trop concentré à Paris. Élever le niveau d’une part, et de l’autre laisser la vie rayonner loin du centre, l’y aider au besoin, tel est le devoir de l’État, tel est le besoin vivement éprouvé par l’industrie, disons ici par le pays tout entier.

Une démocratie vivant de son travail, une démocratie intervenant par l’élection dans le gouvernement du pays veut être instruite à ce double titre, et, comme on l’a fort bien dit, « le suffrage universel suppose l’enseignement universel. » Est-ce à dire pourtant qu’il n’y ait pas dans notre régime administratif et industriel d’autres réformes désirables ? Combien de satisfactions encore restent à donner à ce principe de libre initiative individuelle, en dehors duquel il n’y a que d’illusoires conquêtes dans l’ordre économique comme ailleurs ! Il suffira de dire que presque tous les vœux exprimés par les jurés français ont pour inspiration directe la liberté du travail, et que tous se rattachent par un lien étroit à ces principes de justice et d’égalité qu’on désigne sous le nom de principes de 1789. Il n’est pas jusqu’à la réforme du service des chemins de fer, qui ne rentre dans le cercle de ces idées, puisqu’il s’agit d’adoucir le monopole, lorsqu’il est rendu inévitable par la nature des choses, et de l’empêcher de peser trop sur les citoyens. La vitesse et le bon marché du transport sont connue, la multiplication des voies de communication, et pour les mêmes raisons, des éléments indispensables du bien-être de tous. Il faut y voir aussi des instruments de succès pour notre industrie nationale rendus plus nécessaires que jamais par les récens traités de commerce. Les plaintes émises par les conseils généraux portent témoignage contre tout ce que le service des chemins de fer laisse a désirer, et les vices du service dit de petite vitesse, pour les marchandises, sont trop connus. Ne parlons que des choses et laissons les personnes ; taisons-nous sur tout ce qui, dans les places de seconde et de troisième classe, accuse à l’excès le manque de confortable ; laissons de côté tout ce qu’il y a à dire sur cette espèce d’emprisonnement cellulaire qui isole les voyageurs les uns des autres, qui met face à face l’honnête homme et l’assassin, qui livre l’honnête femme aux entreprises de la brutalité, et ne nous occupons que des intérêts les plus matériels du public et de l’industrie. La petite vitesse a pris trop de soin de justifier son nom, elle constitue un dommage pour l’industrie nationale. Tandis que nos manufacturiers, stimulés par le zèle de la concurrence, s’ingénient pour produire dans des conditions d’égalité avec l’Angleterre, faut-il les décourager par des inégalités que rien ne justifie ? N’est-il pas exorbitant que le service des marchandises soit, dans certains cas, sept fois plus rapide en Angleterre qu’en France ? Avec le perfectionnement des locomotives, avec l’augmentation de leur puissance de traction qui comporte plus de chargement, ce qui tend à diminuer sensiblement le nombre des trains, et par conséquent les frais, nos Compagnies n’ont-elles pas perdu toute excuse si elles persévèrent dans la lenteur actuelle du service de petite vitesse ? Il importe enfin de songer aux moyens de rendre plus facile au commerce le redressement des griefs contre les Compagnies de chemins de fer par la voie des poursuites judiciaires. La responsabilité est la loi de tout ce qui a une existence individuelle ou collective à tous les degrés. Nul corps ne doit être assez puissant pour s’y soustraire. Soutenir le contraire, c’est trahir l’intérêt présent des Compagnies, lesquelles ont un avantage certain à satisfaire le public pour augmenter leur clientèle ; c’est trahir en outre leur intérêt futur et celui du public tout entier du même coup, car c’est appeler la main de l’État sur cette exploitation : moyen peu sûr d’atténuer les inconvénients du monopole quand un seul maître sera à la fois juge et partie, et que cet unique exploitant aura dans sa main la publicité et les tribunaux !

S’il y a des monopoles inévitables, et il est difficile de ne pas donner ce nom jusqu’à un certain point aux chemins de fer, tant est incomplète la concurrence que leur font d’autres moyens de transports, s’il y a des règlements inévitables aussi et même désirables qui agissent à l’égard de ces monopoles comme tempéraments et correctifs, peut-on en dire autant d’autres monopoles et d’autres règlements ? Ce qu’on paraissait généralement peu soupçonner, ce que l’expérience atteste, et ce que reconnaissent aujourd’hui les jurés français, c’est que l’industrie souffre beaucoup moins des excès que des lacunes de la liberté qui lui est laissée. Ces restrictions ont un double inconvénient ; elles empêchent de faire, et elles sont cause de bien des imperfections dans la manière de produire. Les Anglais ne se décident qu’à la dernière extrémité à sacrifier la liberté du travail. Ils comptent sur la vigilance de la part du consommateur et sur les calculs de l’intérêt bien entendu chez le producteur. Cette façon de considérer les choses, même en face d’abus réels, les trompe rarement. Chez nous on va tout de suite à la loi. On empêche un plus grand bien pour empêcher un moindre mal ; on ne veut rien supporter de la liberté. Moitié impatience irréfléchie, moitié paresse, on aime mieux s’endormir et que l’État veille, on préfère s’abandonner aux précautions peu viriles et peu fortifiantes du régime préventif. Cette défiance de soi et cette confiance dans l’autorité se témoignaient naguère par les prohibitions et réglementations établies sur le commerce des grains avec l’étranger, en d’autres termes par le maintien de l’échelle mobile ; elles se témoignaient aussi par la taxe de la boucherie et le régime de la boulangerie. Pourquoi cette nécessité de demander l’autorisation du gouvernement pour construire un haut-fourneau, un simple foyer d’affinage ? Pourquoi l’exploitation des mines est-elle sous le joug de règlements multipliés, minutieux, inutiles, dispendieux ? Pourquoi, exemple frappant entre plusieurs autres, les chaudières à vapeur sont-elles tenues de passer par tant et de telles épreuves qu’elles en sortent plus faibles qu’auparavant ? Pourquoi l’épaisseur des feuilles de métal employées aux chaudières est-elle réglée par des prescriptions absolues qui tendraient à rendre tout progrès impossible, car elles s’opposent à ce que les chaudières soient faites de la tôle de la meilleure qualité, ou d’acier en place de fer ? L’abus des règlements de tout genre et des complications administratives a été signalé, lors de la distribution des récompenses aux exposants, par deux voix très-autorisées, celles du prince Napoléon et de l’Empereur lui-même. L’espérance d’en voir débarrasser l’industrie a donc désormais toute la valeur d’une promesse, d’un engagement solennel.

Est-ce d’ailleurs seulement à des détails plus ou moins oppressifs qu’une réforme libérale aura à s’appliquer ? Il est telles professions qui sont de vraies corporations, avec toute la série de règlements qu’une telle organisation entraine. Ces professions en souffrent elles-mêmes. De récents procès nous ont montré ce qu’a de vicieux l’organisation par exemple de l’imprimerie parisienne, et trop de signes attestent d’ailleurs que ce bel art de l’imprimerie est en décadence. Quelque multiples que puissent en être les causes, comment douter que le défaut de liberté en soit une des plus efficaces ? Le monopole des courtiers, au moment où nous écrivons, est fort menacé. Le désir de procurer à l’État la ressource des fonds de cautionnement ne fut pas étranger à la création de ce monopole et de quelques autres du même genre, à l’époque du Consulat. En 1816, ils reçurent, moyennant une aggravation de cautionnement, comme un nouveau baptême. Depuis 1816, le cautionnement s’est beaucoup développé en France. N’est-il donc pas manifestement contraire à la liberté et à l’interêt des commerçants de leur imposer dans leurs transactions un certain nombre d’intermédiaires déterminés ? S’adresser à qui ils veulent, n’est-ce pas là leur droit évident, et voit-on ici que quelque intérêt public justifie la suspension de ce droit ? Le courtier n’étant pas garant, on se demande à quoi il sert. Que penser aussi de certains procès faits par les courtiers aux représentants que le commerce avait librement choisis ? Cela ne nous reporte-t-il pas à une époque où le travail était, sur une vaste échelle, considéré comme un privilège ?

Les dégrèvements d’impôt sont enfin de véritables mesures d’affranchissement pour le travail. Non pas que l’industrie réclame l’exemption des impôts nécessaires aux besoins de l’État ; non pas que le mal occasionné par les taxes, à moins qu’elles ne soient très-lourdes, égale pour le travail celui des monopoles et des prohibitions administratives. Mais c’est ici une question de mesure. Il est tel cas où la réduction des impôts sur certains produits est pour tout le monde, y compris le fisc, une excellente affaire. Croit-on que l’entrée en franchise des machines, qui serait si profitable à l’industrie nationale, et qui est presque de droit pour elle, tant c’est une condition même de son succès, croit-on que cette entrée en franchise ne serait pas tort avantageuse, grâce à l’élan imprimé à la production  ? C’est à une vaste consommation, à un puissant mouvement d’échanges que le fisc est surtout intéressé. Renoncer aux impôts qui agissent particulièrement comme entraves, l’expérience ne prouve-t-elle pas que c’est le meilleur des calculs ? Le faible chiffre de nos importations en fer forgé autre que pour rail et en barres d’acier montre déjà que les droits sont trop élevés pour ces articles. puisqu’ils sont presque prohibitifs. La même observation est applicable aux cotons filés, matière première de tant de fabrications. N’y a-t-il pas nécessité d’abolir les surtaxes de pavillon qu’on prétend établies en faveur de notre marine marchande, et qui n’ont d’autre effet que d’entraver le mouvement des échanges au détriment des manufactures et de l’agriculture nationales, comme au préjudice de la marine elle-même  ? L’enquête dont a été chargé récemment le conseil supérieur du commerce a eu pour effet d’amener le remaniement des règlements surannés de la marine marchande, et notamment la réforme de l’inscription maritime dont chaque jour indiquait les vices et diminuait le nombre des adhérents.

L’agriculture appelle aussi sa part de réformes. Au lieu de s’étendre un peu stérilement sur le thème de ses bienfaits que personne ne conteste, il était temps que l’on se montrât frappé de son caractère encore si arriéré, surtout si on le compare aux récents progrès de l’industrie manufacturière. Laissons pour un moment la question des capitaux et celle du crédit. N’est-il pas un certain nombre d’améliorations immédiates que réclame l’agriculture française sous forme d’irrigation et de drainage ? Combien de terres, témoin la Beauce, sont dévorées par la sécheresse durant l’été, tandis qu’une certaine quantité d’eau d’arrosage détournée des fleuves y établirait la fécondité et la salubrité en permanence ! Le gouvernement italien et le gouvernement anglais ont cru obéir à des intérêts urgents et non sortir de leurs attributions, en prêtant leurs concours, sous forme de garantie d’intérêt ou d’avances à des entreprises de ce genre. Il reste encore à la dotation de 100 millions promise à l’agriculture à devenir une réalité tant les règlements et les difficultés multipliées sous les pas de nos propriétaires en rendent l’accès difficile ! N’est-ce pas, en attendant, une étrange anomalie que de priver l’agriculture française d’une substance aussi fécondante que le guano par le renchérissement qui résulte de la surtaxe de pavillon ? Le paysan français, relevé de tant de vexations et d’avanies qui ont été son lot dans le passé, reste pauvre et inculte, malgré la Révolution française. La petite propriété a immensément fait sans doute pour l’enrichissement du sol, et elle donne tort, d’une façon éclatante, à ses détracteurs systématiques ; mais elle a ses plaies, surtout quand elle atteint un certain degré de division. Au lieu d’opposer au manque de capitaux le remède à contre-sens et qui n’est plus soutenu que par des préjugés arriérés de la limitation du taux légal de l’intérêt qui n’empêche pas l’usure, on le sait bien, et qui ne la rend même que plus dure, il faudrait proclamer, comme les peuples les plus avancés de l’Europe s’applaudissent de l’avoir fait, la liberté du taux de l’intérêt qui multiplie le capital et tend à rendre plus douces les conditions auxquelles il se prête par une concurrence plus étendue. C’est assurément une bonne mesure, quoique insuffisante, que l’affectation d’une somme de 25 millions aux chemins vicinaux. Mais il y a, pour ainsi parler, une autre circulation que la loi ne devrait pas entraver, c’est celle qui fait passer la propriété d’une main dans une autre. Avec combien de raison on se plaint de l’excessive rigueur de la taxe établie sur la transmission par voie d’achat et de vente, rigueur telle, qu’elle empêche une quantité de transactions d’avor lieu, et qu’elle nuit à l’agriculture, directement intéressée à ce que la terre aille aux mains les plus capables d’en tirer bon parti ! Tout compté, y compris les décimes de guerre, le droit de mutation dépasse 6 ½ p. 100, tandis qu’il n’est que de ½ p. 000 en Angleterre. Réduire dans une proportion considérable la taxe sur les mutations à titre onéreux est donc une mesure que tout conseille de prendre. Il est vrai que l’on rencontre ici les mêmes difficultés que toutes les fois qu’il s’agit de diminuer un impôt. Pour décider le fisc à se priver en partie d’une ressource qui est d’environ 120 millions, il faut lui montrer des compensations. Les meilleures de toutes, sans aucun doute, sont les économies. Une mesure qui, augmentant la fortune territoriale de la France, serait accompagnée d’une réduction correspondante dans les dépenses de guerre, serait généralement bénie ; ce serait double bénéfice pour l’agriculture, qui retrouverait à la fois des capitaux et des bras. Si c’est trop exiger dans l’état actuel des choses, on se demande si un supplément à l’impôt foncier, pour toute la somme qu’on ne se serait pas procurée par la voie des économies, ne pèserait pas beaucoup moins sur la terre que l’impôt de mutation.

Il est une servitude de l’industrie sur laquelle plusieurs rapporteurs se sont prononcés avec beaucoup d’énergie et qui suscite des questions nouvelles d’un grand intérêt : je veux parler de la législation des brevets d’invention. Cette législation a excité de vives plaintes de la part de l’industrie qu’elle menace sans cesse, sans satisfaire les vrais inventeurs qu’elle ne garantit pas contre les plagiaires. Aussi s’agit-il de la modifier d’une manière étendue et un projet de loi est-il préparé dans ce sens. Mais la commission chargée de faire son rapport au Corps législatif n’a guère cessé de l’ajourner, tant elle parait convaincue des défauts et des difficultés du nouveau projet ! Ce que nous tenons à dire ici, c’est que les rapports des jurés attestent une vive réaction contre les brevets, et que cette réaction va assez loin pour que M. Arthur Legrand, auteur du rapport sur cette question, se soit rendu l’organe d’un grand nombre d’exposants en demandant l’abolition pure et simple des brevets. La législation actuelle, digne sans doute d’être approuvée dans son but, spécieuse dans les raisons qu’elle invoque, adoptée par plusieurs grandes nations, a le grave défaut, révélé par l’expérience, de faire plus de mal que de bien. À parler rigoureusement, l’inventeur a-t-il d’autre droit que celui d’exploiter sa découverte et d’en tirer tel parti qu’il pourra ? Que si la société juge l’inventeur digne de récompense et se charge elle-même de l’indemniser et de le rémunérer, cela ne saurait avoir lieu que sous la réserve de ne pas spolier les autres producteurs et inventeurs. Comment ne pas objecter contre la législation des brevets que les mesures destinées à favoriser les inventeurs laissent en dehors de leur protection les plus vraies et les plus grandes inventions, les découvertes scientifiques ? Comment ne pas rappeler que les plus importantes inventions industrielles de notre temps se sont faites en dehors de ces mesures ? Il est certain qu’on n’arrive pas à dissiper les doutes qui s’élèvent sur les véritables inventeurs, et que la législation des brevets est devenue, comme on l’a dit, un vrai nid à procès. Tous les brevetés, tous les industriels ne le savent que trop ! Nos manufacturiers se plaignent hautement de voir subitement apparaître des brevetés qui les rançonnent sans avoir rien inventé de sérieux, et de payer sans raison valable des primes quelquefois assez fortes pour leur interdire la possibilité de lutter sur les tiers-marchés avec les manufacturiers étrangers. Les vices de la législation sont à peu près généralement reconnus. Peut-on faire beaucoup mieux ? Cela parait douteux, lorsqu’on songe quels hommes éminents et compétents ont pris part à la loi de 1844. La presse s’est occupée pourtant de combinaisons ingénieuses qui ôtent en partie à la législation des brevets ce qu’elle a d’abusif. La nouvelle tendance qui se manifeste, c’est qu’il vaudrait mieux, pour l’industrie et pour l’invention elle-même, qu’à part quelques récompenses nationales qui serviront de stimulant, la masse des inventions et perfectionnements fût laissée aux lois habituelles de l’échange, comme en Suisse. Le mouvement qui s’élève en Angleterre avec plus de force encore qu’en France, et à la tête duquel sont placés des hommes aussi considérables que lord Granville et M. Cubitt, et quelquefois des inventeurs d’élite, comme sir William Armstrong, pousse de ce cote. La dernière Exposition, ainsi que l’attestent les rapports des jurés, n’aura fait qu’imprimer une nouvelle force à ce mouvement déjà si prononcé.

Faut-il donc pousser la conviction de l’excellence des bases sur lesquelles repose l’industrie et en général la société française, propriété individuelle, liberté du travail, concurrence, jusqu’à croire que toutes les parties de l’édifice soient ou complètes ou à l’abri de toute critique ? Nous ne nous croyons pas engagé à un tel optimisme. Aussi bien, une telle perfection serait un privilège que n’a présenté encore aucune civilisation. Sans viser à la perfection absolue, il y a encore bien des réformes à accomplir. Nous l’avons prouvé déjà pour l’instruction et pour divers points d’économie publique. Nous avons réservé pour la fin de ce chapitre deux sujets unis assez étroitement entre eux, sur lesquels nous reviendrons en détail, mais desquels il est impossible de ne pas dire dès à présent au moins un mot le crédit et l’association.

Il faut rendre le crédit plus accessible aux masses sans porter atteinte aux conditions fondamentales sur lesquelles repose sa sécurité. C’est là une des plus impérieuses nécessités et aussi une des difficultés économiques de notre temps. S’il y a des rêveurs qui, après de longues réflexions, aboutissent à réinventer le papier-monnaie, est-ce un motif pour croire que les formes du crédit aient atteint chez nous tous les perfectionnements et tous les développements qu’il est raisonnable d’espérer ? Évidemment non. Ni pour les industriels aisés, ni pour la masse laborieuse, le crédit, malgré les immenses services que rendent les institutions actuelles, n’offre encore la somme de facilités que le travail intelligent peut en attendre. On n’est pas plus utopiste en tenant ce langage qu’on ne l’eût été à réclamer des perfectionnements au crédit à une époque où la Banque de France n’était encore que la Banque de Paris, ou bien à l’époque toute récente où aucun des grands instruments de crédit qui fonctionnent depuis dix ou quinze ans n’existait encore. Tout le monde n’admet-il pas aujourd’hui par exemple l’utilité du Comptoir d’escompte ? Tout le monde ne reconnaît-il pas que les billets de 100 fr. et de 200 fr., si combattus à l’origine, sont pour ainsi dire indispensables ? Pourquoi tout serait-il fait et parachevé aujourd’hui ? Ne suffit-il pas de comparer ce qui existe dans d’autres pays en ce genre pour être convaincu de la possibilité d’améliorer et d’étendre chez nous la sphère du crédit ?

Est-ce en augmentant la part d’intervention de l’État qu’on réalisera ce mieux désirable ? Est-ce en resserrant les liens du monopole ? C’est au contraire par une plus grande latitude laissée aux opérations et à l’esprit d’entreprise. Non qu’il ne faille demander aux banques plus de garanties qu’à la masse des industries. Il s’agit seulement de savoir si les causes qui justifient ces précautions deviendront des prétextes au monopole et à des entraves arrêtant l’essor du crédit. Selon nous, les restrictions doivent se présenter et se motiver à titre exceptionnel. En dehors des choses défendues par la loi morale, l’absence de liberté n’a jamais le droit, de notre temps, de se donner pour la règle. Si le crédit se développe en raison de la liberté ; si, en fait, les Banques anglaises se sont multipliées en proportion des facilités que la législation leur a données, comment n’en serait-il pas de même des nôtres si la législation s’y prêtait ? Il y a trente ans environ, la Banque d’Angleterre exerçait dans Londres un monopole que la loi lui garantissait. Le texte des actes du Parlement était tel qu’autour d’elle, à Londres et dans la banlieue, il ne pouvait y avoir que des banques fort secondaires. La législation anglaise a été en cela radicalement changée. Aujourd’hui, dans Londres même, on compte plusieurs banques qui font une grande masse d’affaires et donnent aux opérations commerciales un puissant concours, non sans recueillir pour leurs actionnaires de très-gros bénéfices. D’où proviennent ces profits ? Des capitaux que le public leur livre en dépôt et dont elles servent un certain intérêt. On sait que la Banque d’Angleterre n’en paye aucun pour les fonds qu’on lui confie. Lorsqu’on ajoute que c’est avec ces capitaux qu’opèrent les diverses banques de Londres et non avec le leur propre, lorsqu’on calcule la masse des dépôts qui monte à 360 millions de francs, reçue par le plus important de ces établissements, la Banque de Londres et de Westminster, et ses dividendes évalués à 22 pour 100, lorsqu’on vient à songer enfin que les six principales banques de ce genre à Londres ont en dépôt un capital égal à 1 milliard 260 millions, somme à laquelle il faut joindre, pour se faire une idée complète de la puissance du crédit en Angleterre, les dépôts des autres banques établies à Londres et dans le reste du pays, on admire ce que peut un nouveau développement de liberté. Y a-t-il là rien qui empêche la Banque d’Angleterre de prospérer ? Non, assurément. Les services qu’elle rend sont aussi immenses qu’incontestables malgré les défauts de son organisation actuelle. N’y a-t-il point là pour la France, dont l’industrie est appelée par le traité de commerce à lutter avec l’industrie britannique, si bien pourvue de moyens de crédit, un bon exemple à suivre ? La Banque de France ne rend pas inutiles des établissements complémentaires. Ceux qui existent ne l’ont pas ébranlée. De nouveaux développements en dehors d’elle ne l’ébranleraient pas plus que les banques établies à Londres n’ont ébranlé l’institution centrale. Tout atteste qu’il y a de nos jours dans les transactions une élasticité, et dans le crédit une richesse de combinaisons qui donnent place à une remarquable diversité d’établissements.

Dans un curieux Mémoire anonyme sur la nécessité d’introduire en France les banques de dépôts, les chèques et les virements de chèques, d’après la méthode anglaise, je trouve d’instructifs renseignements sur l’utilité que le commerce, et, ce qui doit nous toucher particulièrement au point de vue de la démocratie, le petit commerce, a retirée de ces moyens si commodes popularisés depuis quelques années surtout dans la Grande-Bretagne, et qui sont appelés à s’implanter chez nous. Le petit commerçant s’est trouvé débarrassé, grâce aux banques de dépôt, de tous les soucis causés par la garde d’espèces métalliques, de billets de banque ou de valeurs mobilières. Auparavant il fallait souvent qu’il envoyât à une grande distance et même dans des directions opposées, soit pour recevoir payement de ce qui lui était dû, soit pour effectuer ses propres payements, ce qui l’éloignait des affaires ou l’obligeait à avoir un commis. La Banque de Londres et Westminster (et elle n’est pas la seule) fait tout cela pour son compte et sans lui laisser aucun souci. Son argent reste à sa disposition, comme s’il était dans sa propre caisse. Il le retire, soit en totalité, soit en partie, au fur et à mesure de sa convenance. Il solde par un chèque sur son banquier tous les achats nécessaires à son commerce, ce qui épargne son temps et même ajoute à sa considération. Bref, il se trouve en possession d’avantages qui étaient réserves autrefois aux personnes riches. De proche en proche, ce système s’est développé jusqu’à l’époque actuelle, où il est devenu fort rare qu’un petit commerçant ou une personne possédant un petit revenu ou un petit capital n’ait pas son banquier.

Y a-t-il quelque raison valable qui empêche en France les mêmes coutumes de s’établir ? Nous répétera-t-on encore que la race ne s’y prête pas ? Est-ce qu’encore une fois les vastes développements que le crédit a déjà pris successivement ne prouvent pas le contraire ?

Je traite plus loin des institutions de crédit populaire qui laissent chez nous tant à désirer. Le lien que de telles institutions offrent avec la prospérité générale est extrêmement sensible. Ce nom de crédit démocratique peut s’appliquer aussi à l’une de ces institutions qui fonctionne à Bruxelles sous le titre de l’Union du Crédit. Les clauses en sont excellentes, le succès en est aussi solide qu’étendu, et elle a sa place chez nous dans l’intérêt des petits commerçants et des petits fabricants. Pourquoi la réussite ne serait-elle pas la même en France qu’en Belgique ? La combinaison simple et spontanée en vertu de laquelle des hommes ne possédant qu’un modeste avoir se rendent solidaires en constituant un fonds de garantie auquel chacun a dû contribuer d’avance pour une part déterminée et proportionnelle au total du crédit qu’il désire obtenir, cette combinaison a-t-elle quelque chose qui en fasse une institution belge exclusivement ? Si à Bruxelles une telle Société a pu se constituer, faire directement l’escompte du papier de ses adhérents, ou des effets qu’ils ont endossés, de telle sorte que le papier de commerce, une fois accepté par l’institution, est accueilli par beaucoup de banquiers, Paris est-il indigne de s’assimiler une pareille entreprise et incapable d’en tirer le même parti ?

Il semblerait naturel que dans un pays démocratique et de fortunes divisées comme est la France, le crédit, sous ses formes populaires, fût plus avancé qu’en Angleterre. Il n’en est pas ainsi pourtant. C’est un fait que la population laborieuse en Grande-Bretagne trouve plus de recours que chez nous dans le crédit. Les banques d’Écosse sont d’une véritable utilité populaire. Elles prêtent dans les campagnes comme dans les villes à des hommes sans capitaux, pourvu qu’ils trouvent deux répondants solvables, lesquels ne leur manquent guère, témoin un crédit qui s’évalue à plus de 6 millions de livres sterling accordé à l’activité intelligente dépourvue d’argent.

L’Angleterre n’est pas d’ailleurs le seul pays qui nous devance. L’Allemagne cite avec orgueil les banques d’avances populaires, fondées sur l’idée du crédit mutuel et qui fonctionnent avec un succès croissant depuis 1850. Des centaines de banques de ce genre couvrent aujourd’hui l’Allemagne, réparties entre la Prusse qui en a le plus grand nombre, la Saxe royale, les États thuringiens, le Hanovre, les provinces allemandes de l’Autriche, le Mecklenbourg et les autres États allemands. Nous sommes loin d’en être là. Les banques dites de prêt d’honneur pour les ouvriers, idée grande et juste, mais malheureusement prématurée pour la trop grande masse, ont réussi chez nous sur un petit nombre de points. La caisse d’épargne est une institution admirable, mais suffit-elle ? mais se meut-elle assez librement, et n’est-elle pas beaucoup trop dans la dépendance de l’État ? Nos monts-de-piété, prêtant à un taux qualifié d’usuraire par la loi, prêtant sur les instruments les plus nécessaires du travail ou sur les objets dont il est le plus difficile de se passer, sont, malgré les secours qu’en tire la misère, l’enfance de l’art et à peu près l’état barbare du crédit. Je ne les incrimine ni les calomnie. Leur suppression serait un malheur. Mais quant à trouver que c’est suffisant et satisfaisant, il faut être doué pour cela d’une dose d’optimisme excessive.

Que l’agriculture ait besoin du crédit comme l’industrie, qu’elle cherche par de nouvettes combinaisons à se le procurer dans notre pays, c’est là aussi un fait évident. Il est bon de s’enquérir de la manière dont nos voisins ont réussi, notamment en Irlande, partie essentiellement agricole du Royaume-Uni, à implanter le crédit foncier par l’établissement d’un tribunal spécial crée afin de liquider la situation des propriétaires trop obérés ou liés par trop d’obligations diverses. Selon l’Introduction que j’ai citée, « on rendrait à l’agriculture un grand service, sans manquer au respect dû aux engagements et aux promesses de l’État envers le Crédit foncier, si l’on rendait général, c’est-à-dire si l’on étendait à tous les capitalistes, individus ou associations, le bénéfice des dispositions spéciales, et relativement simples, en vertu desquelles le Crédit foncier peut avoir aisément raison, soit des hypothèques dites légales, soit du mauvais vouloir de ses débiteurs, et contraindre ces derniers à payer les annuités à l’échéance. Il conviendrait aussi que la durée des prêts hypothécaires pût être étendue, sans renouvellement et par conséquent sans taxe additionnelle, à cinquante ans, ce qui rendrait facile de comprendre le principal avec les intérêts dans les annuités. »

L’association en matière économique a bien des formes, mais il est surtout question en ce moment des Sociétés commerciales. Les lacunes trop nombreuses et les entraves mises par nos Codes à l’esprit d’association ont été plusieurs fois signalées déjà. Nos sociétés commerciales restent à ce point de vue l’objet de justes critiques, malgré les développements qu’elles ont pris. Ces critiques ont eu pour organes des hommes pratiques, des magistrats, s’accordant à trouver que trop de règlements en entravent la formation et le jeu. Les nouvelles restrictions apportées par la loi du 17 juillet 1856, dans l’intention d’opposer une digue aux excès de spéculation, ont, par une diminution extrême du nombre et du capital des sociétés en commandite par actions, dépassé le but, et amené les justes plaintes de ceux qui estiment qu’il y a aussi à se préoccuper de la liberté et du développement nécessaire de l’industrie. Tel a été le sens il y a peu d’années, des réclamations de M. Denière, président du tribunal de commerce de la Seine, et de M. Blanche, avocat général à la Cour de cassation. Une commission a été chargée par M. le ministre du commerce de rechercher ce qu’il pouvait y avoir à faire, et la nouvelle loi sur les sociétés à responsabilité limitée en est sortie après avoir été assez sensiblement modifiée par le Conseil d’État. Y a-t-il lieu de s’étonner qu’on trouve exprimé par les industriels le vœu que l’industrie française ne soit pas privée de cette forme d’association dont l’industrie britannique use à son grand profit ? Y a-t-il lieu de s’étonner que la solution désirée soit dans le même sens libéral que l’ensemble des vœux qu’on y rencontre ? Assurément la loi nouvelle constitue un progrès, en ce sens que l’on y proclame nettement ce principe qu’il peut être formé sans l’approbation et l’autorisation exigées pour les sociétés anonymes, par l’article 37 du Code de commerce, des sociétés dans lesquelles aucun des associés n’est tenu au delà de sa mise. Mais n’y a-t-il pas quelques dispositions ultérieures qui arrêtent les conséquences naturelles de ce principe ? C’est ce qu’on s’est demandé[5]. La question est toujours de savoir si et jusqu’à quel point le législateur doit supposer l’incapacité des citoyens pour les mettre en tutelle, si et jusqu’à quel point le régime préventif doit être préféré au régime répressif. Par exemple, les petites coupures sont un appât pour les petits capitaux. Le législateur est enclin à y voir une tentation funeste pour les faibles et les ignorants qui se laisseraient leurrer par des spéculations de mauvais aloi. L’économiste répond que sans l’association des petits capitaux les grandes affaires sont impossibles, l’industrie est privée de son arme la plus puissante, la prospérité publique d’un de ses plus indispensables éléments, et qu’enfin ce n’est point par la tutelle que les citoyens apprennent à se gouverner eux-mêmes, à prévoir, à calculer les risques. Grâce à cet excès de défiance qui va contre son but, leur inexpérience se révèle tantôt par une timidité préjudiciable, tantôt par des accès de témérité qui ne comptent plus avec la raison et qui se font jour par toutes les issues qui restent ouvertes aux folies de la spéculation, à peu près comme on voit les hommes faibles et timides, dans le train ordinaire de la vie, ne plus connaître de bornes, une fois lancés hors de leur naturel.

Il est temps que le public français fixe son attention trop distraite ailleurs sur ces deux points, c’est que, d’une part, il subsiste encore des lacunes graves et regrettables, au point de vue des libertés économiques, qu’il est d’un intérêt vital pour l’industrie et même pour la société française de voir disparaître ; c’est que, d’un autre côté, ces libertés, après tout, ne sont pas d’une espèce toute différente que les autres, si elles s’appliquent à d’autres matières. Au fond, il s’agit toujours de savoir si les Français doivent être tenus pour incapables de se diriger eux-mêmes, supposition dont l’effet inévitable serait de les rendre en effet hors d’état de se conduire. Avec quelque prudence qu’on procède, c’est vers la liberté qu’il faut tendre. Les libertés économiques et administratives sont l’apprentissage sérieux et solide de la liberté politique. On les énerve on les tue toutes ensemble lorsqu’on les divise et les isole ; le salut, la vitalité de chacune d’elles est dans leur alliance et dans la mutuelle garantie qu’elles se prêtent.


  1. Il ne suffisait que ces rapports fussent juxtaposés dans une vaste publication ; il fallait qu’un travail de synthèse en concentrât la quintessence, en tirât en quelque sorte les conclusions. C’est cette œuvre qu’a remplie le président de la section française du jury international, M. Michel Chevalier, sous la direction duquel s’est faite la publication de tous ces rapports. Aussi le morceau capital du recueil est l’Introduction elle-même.

    Étroitement rattachées au spectacle instructif de l’Exposition et aux réflexions qu’elle fait naître, les principales idées répandues par l’éminent président dans d’autres de ses écrits ont passé en substance dans ce nouveau travail avec ce qu’elles présentent de frappante et féconde originalité. On y trouve à un degré rare la hauteur et la généralité des vues, la passion des améliorations publiques unie à la connaissance des procédés industriels. C’est, pour tout dire, une sorte de programme de l’économie politique appliquée aux grands intérêts sociaux telle qu’elle peut se proposer aux esprits les plus avancés et les plus éclairés, et telle que dès longtemps M. Michel Chevalier l’a conçue et formulée.

  2. Cette remarque est partout, elle est dans les documents officiels, elle est dans le livre récent de M. Jules Simon : l’École.
  3. MM. Morin et Tresca.
  4. On rencontre d’excellentes vues dans le rapport de M. Charles Robert sur l’enseignement du dessin et du modelage en vue de leur application à l’industrie.
  5. C’est ce que s’est demandé notamment l’auteur d’une brochure justement remarquée, dans laquelle le projet de loi est discuté pied à pied, article par article. Dans ses Observations sur les projets de loi concernant les sociétés à responsabilité limitée et la Modification de l’art. 38 du Code de commerce, M. Blaise (des Voges) se prononce dans le sens de la plus grande liberté. Il combat, entre autres mesures, avec beaucoup de force, l’article qui fixe un minimum de dix associés, un minimum de 200,000 fr. de capital et un maximum de 10 millions, et cet autre article qui interdit la coupure des actions ou coupons d’actions au-dessous de 100 fr.