La Liberté du travail, l’association et la démocratie/15


CHAPITRE XIII

LA LIBERTÉ DU TRAVAIL ET L’ÉTAT.


J’ai dit au point de vue pratique quels progrès économiques me paraissent devoir être réalisés par la démocratie française dans la voie de la liberté du travail et de l’association. Je terminerai par quelques rapides considérations qui résument ce qui précède sur l’importance de la liberté économique dans l’ensemble des libertés générales et sur le rôle qui appartient à l’État en matière économique.

Une des vérités qui feront le plus d’honneur à la philosophie politique de notre temps, si simple qu’en paraisse l’énoncé, c’est d’avoir compris que toutes les libertés ont leur commune origine, leur titre commun dans le droit qu’a chaque homme de développer ses facultés, d’en faire tel usage qu’il lui plaira, sauf le respect du droit correspondant chez autrui, c’est d’avoir montré en un mot que toutes les libertés sont solidaires. C’est aux économistes français du dernier siècle, bien qu’ils aient quelquefois méconnu la liberté politique, que remonte la première constatation de cette espèce de généalogie qui établit la solidarité des libertés en les rattachant toutes à la propriété de la personne ; on les voit sans cesse invoquer le droit que l’homme a de disposer de lui-même, d’accomplir librement sa destinée, d’exercer dès lors sans contrainte les facultés qui répondent à ses fins diverses tant matérielles qu’intellectuelles et morales. Les physiocrates, c’est leur nom consacré par l’histoire, ces philosophes économistes, dont le premier par l’ordre de date est Quesnay, et dont le plus grand par l’illustration est Turgot, nous ont laissé peu d’efforts de logique à faire pour tirer des prémisses qu’ils ont posées des conséquences qui s’imposent et qui s’enchaînent les unes aux autres. Si la personne humaine est par droit naturel maîtresse d’elle-même, elle sera libre d’aller à ce qu’elle croit la vérité, dût-elle souvent se tromper, d’où la liberté de conscience ; elle sera libre d’exercer son intelligence et ses forces selon la direction qu’elle jugera lui être le plus convenable, d’où la liberté du travail ; elle sera libre enfin de disposer des fruits de son activité laborieuse, d’où la propriété, qui n’est elle-même, en fin de compte, que la liberté de travailler, de conserver, d’échanger, de donner, de tester, etc. Cette explication du droit originaire de propriété, plus profonde que toutes celles qu’on a essayées antérieurement, est remarquable en ce qu’elle établit une parité de nature entre la propriété et la liberté, peu soupçonnée encore, et pourtant tellement réelle qu’on suit à la trace l’identité de leur double destinée, et qu’on les voit entravées à la fois dans la même proportion et le même jour affranchies !

La liberté économique, pour être d’une apparence modeste, n’en a pas moins un prix immense. Sacrée au même titre que toutes les autres, elle offre avec elles un étroit rapport. La liberté économique renferme 1o le droit de choisir librement une profession, 2o le droit de l’exercer librement, 3o le droit d’échanger les produits de son travail, c’est-à-dire la liberté de l’achat et de la vente au profit commun des producteurs et des consommateurs. Elle n’est donc pas de ces libertés qu’il plaît aujourd’hui à quelques écrivains d’appeler des libertés de luxe. Je ne sais s’il en existe de telles. En tout cas, ce n’est pas celle-là. Rousseau ne répéterait pas ici ce fameux peut-être qu’il applique à la question qu’il lui plaît de poser, «s’il ne faut pas, pour que les uns soient extrêmement libres, que les autres soient extrêmement esclaves. » Ce doute étrange dans la bouche d’un philosophe et démocrate moderne, Aristote avait pu sans scandale le résoudre dans le sens d’une affirmation méprisante pour la majorité de l’espèce humaine. Il n’avait pas derrière lui dix-huit siècles de christianisme et d’une civilisation plus avancée. La théorie des hommes de loisir, vaquant à la philosophie et à la politique, pendant que la multitude abrutie portait le poids du travail matériel, sans droit aucun comme sans espoir d’un meilleur lendemain, était ce que l’antique sagesse avait su trouver de mieux à dire aux masses humaines. Comment ne pas s’applaudir même qu’Aristote ait songé à plaider la cause de l’esclavage, puisque la plaider, c’était la perdre  ? Une liberté oligarchique, une liberté vivant du sacrifice de millions de libertés individuelles nous fait horreur. C’est à nos yeux comme une religion qui se nourrirait du sang des victimes humaines.

La liberté économique se mêle à tout, parce que le travail est partout, j’allais dire est tout dans la société moderne ; peut-être ne serait-il pas absurde en effet de soutenir que la liberté du travail équivaut presque à la liberté tout entière, puisque tout exercice régulier des facultés humaines est un travail, et qu’il y a un travail religieux, philosophique, politique, scientifique, comme il y a un travail matériel mais, sans forcer le sens accepté des mots, et en réduisant la liberté du travail à n’être que le libre exercice des industries, que la liberté de ce travail spécial auquel l’homme demande ses moyens de vivre, son pain quotidien, travail auquel il consacre tous les jours dix à douze heures, comment nier qu’un fait qui occupe une telle place ne doive avoir les conséquences civiles et politiques les plus graves ? D’abord, n’est-ce pas au point de vue démocratique une chose importante, capitale, presque décisive, que cette universelle acceptation de la grande loi du travail ? N’est-ce pas le signe ou du moins le présage de la maturité de la démocratie ? N’est-ce pas l’égalité rendue visible en même temps que c’est la source de toute dignité et de toute indépendance ? Nous avons pris l’inverse de l’opinion de l’antiquité. C’est le travail qui nous paraît aujourd’hui constituer le titre de l’homme et du citoyen, tandis que l’oisiveté ne nous paraît bonne qu’à faire des esclaves : en bas les esclaves de la misère, en haut les esclaves du luxe et du vice. Le travail est l’école de la bonne démocratie l’individu y apprend à se diriger et à se conduire. L’empire sur soi, les calculs de la prévoyance, le parti pris de ne laisser au hasard et de n’accorder au caprice que le moins possible, l’habitude de compter sur ses efforts, et d’obtenir à ce prix le concours nécessaire des services d’autrui, ne sont-ce pas là à la fois les fruits ordinaires du travail libre et les conditions de la vraie démocratie ? Quant à l’influence de la liberté du travail sur les autres libertés, à son lien avec elles, cette vérité nous paraît être un principe fondamental de la politique moderne. J’admire ces docteurs de la liberté politique qui parlent avec dédain de la liberté économique. Ils oublient qu’il est bien difficile de faire un citoyen d’un homme qui vit gêné du matin jusqu’au soir dans ce qui constitue l’ordinaire de la vie. Les vertus et les aptitudes qu’exige la liberté ne s’improvisent pas, et il ne s’agit pas de convoquer un citoyen à jour et à heure fixes devant l’urne électorale pour que ses facultés d’appréciation intelligente, de libre initiative, qu’il n’a pas eu l’occasion d’exercer, soient prêtes à répondre à l’appel. Elle se forme aux champs, dans l’atelier, dans la famille, dans la commune, cette liberté moderne, fille du travail et si elle ne s’est pas aguerrie dans ce cercle restreint où s’exerce avec une fermeté modeste son activité, elle sera bien faible une fois exposée au grand air de la place publique. Dans l’ordre historique, la liberté économique, du moins une certaine somme de liberté économique, a presque toujours précédé la liberté politique[1]. C’est sensible chez les peuples modernes. Que la liberté politique forme par elle-même un but digne de toutes leurs poursuites, ce n’est pas nous qui le contesterons. Mais il est vrai aussi que les peuples l’ont le plus souvent réclamée à titre de moyen, de garantie, de sauvegarde. Dans leurs revendications énergiques et quelquefois à main armée de la liberté politique, de quoi s’est-il agi avant tout ? De la propriété du travail et de ses fruits à protéger ; il s’est agi d’empêcher que l’impôt ne fût ordonné sans être consenti, dépensé sans surveillance et sans contrôle. Pourquoi oublier que ce sont presque toujours ces blessures faites ou ces craintes inspirées aux intérêts qui ont poussé les nations à chercher dans les constitutions des abris plus sûrs contre les atteintes de pouvoirs sans frein ? Les soulèvements des communes et les chartes qui furent le titre écrit de leur affranchissement, l’impôt sur le thé pour les colonies américaines, l’état déplorable des finances pour la Révolution française, n’ont-ils pas été les occasions et en partie les causes de ces mouvements qui eurent pour objet la liberté de deux grands peuples ?

La question des limites de l’État se pose ici inévitablement en face de la liberté individuelle. L’économiste ne trouve ni à la traiter moins de difficulté ni moins d’intérêt à la résoudre que le politique. L’intervention de l’État dans l’industrie est la forme sous laquelle elle se pose à lui. J’ai eu l’occasion de dire que l’économie politique est allée trop loin dans sa propre voie, a surabondé dans le sens de la maxime du laisser-faire, maxime d’ailleurs si judicieuse et si mal comprise, qui ne signifie que la liberté du travail, de même que laisser-passer signifie tout simplement la liberté du commerce. Cette théorie de l’abstention serait, en tout cas, peu applicable au passé. Il faut se reporter vers ces sociétés fondées sur la force et la conquête, et qui ne présentaient que des moyens de communications insuffisants. Quelle vie bornée pour la plupart de ceux qui en faisaient partie ! Quelle absence de liens intellectuels et matériels entre les différentes portions du territoire ! Quel empire des tyrannies individuelles et locales ! Combien de petite, souverainetés arbitraires ! Le vieux cri monarchique : Si le roi le savait ! explique sans le justifier, car les circonstances ont changé, le moderne cri démocratique : Si l’État le voulait ! Quand le principe de l’autorité centrale n’avait point de limites bien nettement définies, comment nier que l’État ait pu se permettre bien plus qu’aujourd’hui ? Les peuples qui accueillaient comme un légitime exercice de l’autorité la persécution des hérétiques imbus eux-mêmes pour la plupart de l’idée que le pouvoir temporel a le droit de mettre la force au service de la foi, les peuples qui saluaient avec satisfaction et approuvaient sans le moindre scrupule la révocation de l’édit de Nantes et toute intervention du glaive dans les choses spirituelles, ne marchandaient pas à l’État à plus forte raison le droit de faire ce qui était dans l’intérêt général. Sans suivre dans toute son apologie de l’État un habile publiciste contemporain de l’école démocratique M. Dupont White[2], j’approuve pleinement cette remarque que l’État a contribué avec une efficacité dont rien ne pouvait tenir lieu à l’avénement de la liberté générale, qu’il a contribué à faire tomber les chaînes du servage comme tout récemment encore nous l’avons vu mettre fin à l’esclavage colonial, qu’il a contribué à faire cesser la longue et dure oppression au sein de la famille de la femme par le mari, de l’enfant par le père ; je sais gré en un mot à l’État d’avoir assis la loi une, égale, juste, charitable enfin dans une certaine mesure, sur les ruines de brutales autocraties. Bien des fois l’État s’est montré l’intelligent organe des besoins généraux et de la raison publique la plus avancée. Même aujourd’hui il doit avoir d’autres fonctions que celles qui le réduisent avec une stricte parcimonie à la police, à la perception de l’impôt et à la défense armée du territoire. Mais quelle sera la règle de cette prise de possession qui apparait tantôt comme étant d’une absolue nécessité, tantôt comme facultative, selon l’expression de M. John Stuart Mill ? On ne saurait guère en indiquer une autre que l’utilité démontrée, et comment nier que le principe de l’utilité soit sujet à des interprétations plus ou moins élastiques ? Ne peut-on pas poser comme règle pourtant qu’il ne suffit pas que l’intervention de l’État soit avantageuse à quelques égards pour être légitime, qu’il faut qu’elle soit plus avantageuse sensiblement que ne le serait l’initiative individuelle. Il y a en effet beaucoup de cas où un moindre bien opéré par les individus ou les associations libres vaut mieux qu’un plus grand bien effectué par l’État, parce que, encore une fois, à côté du bien immédiat il faut voir l’effet éloigné, et que d’empiétement en empiétement, sous prétexte de philanthropie, l’État finirait par se substituer à l’activité privée. Une autre condition, c’est que cette intervention travaille elle-même autant que possible à se rendre inutile. Elle n’est qu’un pis aller. La mesure même du progrès est dans la masse des choses que les individus sont capables de faire par eux-mêmes. L’idéal socialiste surcharge l’État d’attributions de tout genre. L’idéal économiste tend à réduire successivement même le nombre de celles qui sont en quelque sorte facultatives. Enfin pour qu’un service soit absorbé par l’État il faut que l’objet qu’il s’agit d’atteindre soit collectif. Qu’est-ce à dire ? Un besoin est-il collectif parce qu’il a un très-haut degré de généralité et même d’universalité ? Non, assurément ; ce qu’il y a de général dans le besoin de vêtements par exemple n’engage pas à en confier la satisfaction à l’autorité centrale. Un besoin collectif est celui qui touche solidairement la société prise comme un tout. La justice, la défense publique ont éminemment ce caractère, mais elles ne sont pas les seuls besoins de ce genre. Elles ne sont pas les seuls services non plus qui comportent l’emploi de moyens d’une certaine simplicité. Parmi les services qui sont spécialement de l’ordre économique, on citera la poste et quelques autres. On a soutenu avec certaines apparences de raison qu’il en est ainsi des grandes voies de communication comme les chemins de fer. Mais il ne suffit pas, pour en dessaisir les compagnies, que cette administration touche aux besoins publics et admette une certaine unité, s’il est prouvé que les compagnies construisent et exploitent mieux et plus économiquement. La règle qui ne doit jamais fléchir, c’est que l’État ne fasse que ce que les individus particuliers ou les associations ne feraient pas ou feraient décidément plus mal. Dans le cas d’abstention des particuliers, l’État peut et doit le plus souvent agir par voie d’encouragement ou de participation, au lieu d’agir par voie d’accaparement. C’est ce qu’il a fait pour les chemins de fer eux-mêmes par la garantie d’un maximum d’intérêt. Par cette façon de procéder qui doit être très-circonspecte, l’État arrive au but plus ou moins efficacement, il ne fait rien que de légitime, surtout dans les pays où l’impôt est voté et où son emploi est soumis à un rigoureux contrôle.

S’il ne fallait donc pour qu’un traité de paix et d’alliance fut signé entre la démocratie et l’économie politique que consentir à étendre l’action de l’État au delà des strictes limites assignées par A. Smith et J.-B. Say, je crois qu’à l’exception d’une petite minorité d’économistes on rencontrerait peu d’obstacles du côté de la science. Mais il est douteux que toute la démocratie soit désormais aussi convertie à l’économie politique libérale que l’affirmaient récemment quelques esprits généreux. La démocratie moderne repousse le privilège : repousse-t-elle également la tutelle ? C’est moins certain. Nous ne nions pas que dans les sociétés aristocratiques la tutelle n’ait pu être un bienfait. Nous ne nions pas même qu’on puisse trouver une certaine somme de bonheur à l’ombre de la tutelle. Peut-être, si la recherche du bien-être matériel était tout, pourrait-on se demander si, pour certaines natures faibles, un esclavage doux ne vaut pas mieux qu’un état de liberté dont elles ne savent pas user. Mais, ce qu’il y a de sûr, c’est que l’avénement de la démocratie a précisément cette signification que le temps des tutelles nécessaires est passé, et que la société dans toutes les couches dont elle se compose a atteint l’âge de virilité. Puissions-nous dans cette voie de liberté avoir tracé quelques-unes des indications utiles qui doivent en guidant sa marche l’aider à l’accomplissement pacifique de ses destinées !


  1. Dans l’ouvrage que j’ai déjà cité, les Assemblées provinciales avant 1789, M. Léonce de Lavergne soutient que c’est la liberté politique qui précède et doit précéder la liberté économique ; je crois plutôt le contraire, autant qu’on peut séparer ces deux ordres de libertés, et j’essaye d’en dire ici les raisons.
  2. L’Individu et l’État.