La Liberté du travail, l’association et la démocratie/12


CHAPITRE X

DE LA LIBERTÉ DU TRAVAIL POUR LES FEMMES ET DE LEUR CONDITION PRÉSENTE DANS L’INDUSTRIE.


Une démocratie libérale, je n’ai pas besoin d’ajouter généreuse, n’excepte pas les femmes de la liberté du travail, ni de ses avantages. La situation des femmes dans notre démocratie laborieuse est-elle ce qu’elle devrait être ? Non.

I
Lorsqu’on examine avec les données que fournit la statistique la question du progrès des classes ouvrières, rurales et industrielles, depuis 1789, le résultat de cette recherche n’est point douteux : malgré les peintures lamentables et trop souvent exactes qu’on a faites du paupérisme, le sort des travailleurs s’est amélioré sensiblement. Dans les campagnes, de plus favorables conditions de logement et d’alimentation, la disparition des famines, fait immense et trop peu remarqué, le lourd poids des impôts n’accablant plus ainsi que la corvée le paysan français, la terre divisée entre de laborieux propriétaires, forment un spectacle dont les principaux traits contrastent de la manière la plus heureuse avec les détails qui nous ont été transmis par tous les historiens sur l’ancien régime économique. Quel sombre peintre de notre société irait jusqu’à soutenir que les tristes tableaux laissés par Vauban, Boisguillebert, Arthur Young et bien d’autres trouveraient aujourd’hui leur application ? Un Massillon écrirait-il cette phrase ? « Le peuple de nos campagnes vit dans une misère affreuse, sans lits, sans meubles ; la part même, la moitié de l’année, manquent du pain d’orge et d’avoine qui fait leur unique nourriture. » Si J.-J. Rousseau se promenait aujourd’hui dans les campagnes qui environnent Lyon, ses regards seraient-ils affligés par la vue qui l’indigna si fort, raconte-t-il dans ses Confessions, d’un paysan auquel il avait demandé l’hospitalité, cachant son vin à cause des aides, son pain à cause de la taille, et ne se déterminant qu’après mille signes de terreur et toutes sortes de précautions à montrer qu’il avait chez lui de quoi offrir un rustique repas au voyageur égaré et mourant de faim ? Les cahiers des bailliages aux États-généraux parleraient-ils, sinon par exception, des « haillons qui couvrent le peuple des campagnes et du mauvais pain qui le nourrit ? » Adam Smith enfin, traitant du salaire nécessaire, dirait-il, au sujet des chemises et des chaussures, que ce sont choses nécessaires aux paysans anglais et non pas aux français ? La terre, sollicitée par des mains infatigables, donne un revenu triplé ou quadruplé depuis 1789 et ce qui répond à bien des attaques, c’est surtout la petite propriété qui présente ce phénomène d’un énorme accroissement. Les inconvénients tant reprochés à cette propriété morcelée, j’entends, dans certains cas, l’imperfection des moyens de culture et son état obéré, sont, malgré tout, exceptionnelles et, je le crois quant à moi, guérissables. Que sont-ils d’ailleurs en comparaison des plaies de la grande propriété d’autrefois, endettée, négligée par des possesseurs habituellement absents, et qui, lorsque quelque disgrâce de cour les forçait d’aller vivre chez eux, se disaient exilés dans leurs terres ? La mendicité a vu s’amoindrir ses bataillons, si épais jadis.

Quant aux villes, l’immense majorité des ouvriers n’a qu’à se louer des perfectionnements apportés à sa condition. La mortalité a beaucoup diminué pour eux. Les articles usuels à meilleur marché, des salaires qui n’ont pas cessé de s’accroitre au delà de l’élévation du prix des loyers et des vivres, la jouissance de beaucoup de biens communs, ou d’un accès plus facile qu’autrefois, contribuant à l’hygiène, à l’instruction, au bien-être, rendent leur situation presque toujours tolérable, souvent même douce, bien plus douce, par exemple, que celle de l’homme condamné à traîner le supplice caché de la misère en habit noir. Heureux si le progrès moral était toujours chez eux en rapport avec le progrès matériel, et si le cabaret, le budget des liqueurs fortes, si des habitudes de chômage volontaire n’absorbaient pas en partie les économies, garantie d’un bien-être durable et d’une dignité indépendante ! En dépit de bien des ombres, l’ensemble du tableau se ressent du développement général de la production qui n’a pas pu profiter qu’aux seuls riches. Une seule tache, étendue, profonde, s’offre sans compensation aux regards attristés de l’observateur la situation des femmes dans le travail s’est empirée !

On se préoccupe de ce douloureux phénomène, on s’en afflige, on s’en effraye, et on a raison. Non pas que le mal ne comporte aucun remède ; mais les remèdes sont lents, indirects, et aucun d’eux n’est absolu. Plus ici peut-être que partout ailleurs, il faut du temps, beaucoup de temps, et d’énergiques efforts, pour venir à bout du mal, pour le faire céder du moins en partie.

Je voudrais mettre sous les yeux du lecteur les résultats d’une pénible enquête qui se poursuit sous nos yeux depuis quelques années. Tous ceux qui se sont occupés des conditions du travail au XIXe siècle ont rencontré l’ouvrière, M. Villermé, M. Blanqui, M. Louis Reybaud. Plus récemment, M. Jules Simon a consacré à la description exacte de ses souffrances un noble livre, que nous aurons plus d’une fois l’occasion de citer[1]. M. Michelet, dans

quelques phrases émues, qui, sous le poëte, montrent l’observateur, avait aussi signalé le mal. M. Ernest Legouvé n’a pas fui non plus devant cette partie plus technique d’un sujet qu’il a traité avec étendue. Dans un ouvrage qui a obtenu un légitime succès, l’Histoire morale des femmes, il suit aussi la femme dans les conditions laborieuses de son existence vouée au travail industriel et aux autres professions dites libérales. Une femme d’un mérite distingué, Mlle Marchef-Girard, a fait un livre sur le passé, le présent, l’avenir des femmes, dans lequel la question du travail est touchée avec vivacité et intérêt. Il n’est pas jusqu’aux corps savants qui ne jugent la question digne d’étude. L’Académie de Lyon mettait récemment au concours la recherche des moyens les plus convenables pour élever le salaire du personnel féminin et pour lui ouvrir de nouvelles carrières. C’est une femme, Mlle Daubié, qui a remporté le prix. Son Mémoire, où l’auteur a mis de l’âme et de l’érudition au service d’un jugement sûr, jette beaucoup de jour sur cette question, si pleine de difficultés et de piéges, par l’étude attentive des faits. Il y a quelques années, la Société d’émulation des Vosges entendait la lecture navrante d’un Mémoire du docteur Haxo sur la situation morale et matérielle des brodeuses vosgiennes. Dernièrement enfin M. Boucher de Perthe lisait devant la Société savante d’Abbeville un discours sur l’état social des femmes, leur travail et sa rémunération.

Quel jugement que celui qu’un de nos plus éminents industriels. M. Arlès Dufour, a porté sur la condition des femmes laborieuses dans les lignes suivantes : « Malgré les progrès de la civilisation et l’adoucissement des mœurs, on ne se fait aucun scrupule de traiter de nos jours la femme comme si elle était naturellement l’inférieure de l’homme, et de rétribuer ses services et son travail en conséquence de cette infériorité. Ainsi les institutrices, les directrices des asiles, des écoles, des bureaux de poste et les filles de magasin, les femmes de charges, les servantes, les ouvrières qui travaillent en chambre ou en atelier sont moitié moins rétribuées que les hommes remplissant des fonctions analogues ou exécutant les mêmes travaux. » Quel triste aveu et pourquoi les détails viennent-ils en foule confirmer ces assertions accusatrices ? Pour certains travaux de battage, dans plusieurs de nos campagnes, on voit la femme travailler concurremment avec l’homme auquel elle fait face, et frapper d’un bras non moins robuste ; l’heure de la paye venue, elle ne touche que la moitié du salaire. Ainsi des travaux de mines ; ainsi de ceux des ponts et chaussées dans lesquels leur salaire est de moitié ou des deux tiers moindre que celui des hommes.

D’où vient un malheur si affligeant, j’allais dire si honteux  ? Un cercle d’occupations trop restreint, des crises industrielles qui leur ont enlevé leur ancien gagne-pain, l’ignorance qui leur ferme une foule de carrières auxquelles elles seraient naturellement propres, souvent le mauvais vouloir des hommes qui prennent leur place, telles en sont les sources. Nous les analyserons ; nous rechercherons quels sont les remèdes possibles à une situation que tous déplorent.

Ah ! certes, tout n’était pas satisfaisant dans la situation que l’ancienne société française faisait aux femmes obligées de vivre de leur travail. Turgot, dans son édit mémorable de 1776, signalait lui-même quelques-uns des empêchements mis par la législation et par la coutume au travail des femmes, qui voyaient dès lors une partie des occupations qui leur semblent le plus naturelles occupées par l’autre sexe ou mises à des conditions d’exercice trop élevées pour être facilement accessibles à la plupart d’entre elles, comme, par exemple, l’humble profession de bouquetière. Et pourtant, chose aussi certaine qu’elle est triste, le travail des femmes était en général mieux assuré et mieux rétribué avant 1789 que de nos jours. S’agit-il des professions supérieures à celles de la simple ouvrière : la sage-femme, la coiffeuse, la parfumeuse, tenaient les places remplies presque toujours par les hommes aujourd’hui. On n’avait pas introduit dans les magasins cette armée de jeunes gens dans toute la vigueur de l’age, dépensant leurs forces et leur temps à auner du calicot, à faire briller des étoffes de soie aux regards de l’acheteuse, a essayer des châles. Les travaux que remplissait le sexe féminin étaient inspectés par des femmes. De même qu’il y avait des prud’hommes, il y avait des preudes-femmes qui intervenaient dans les conflits du travail. Ces preudes-femmes purent garantir un certain jour les priviléges menacés des couturières contre les empiétements des tailleurs, Le droit des veuves était protégé d’une façon assez arbitraire, mais qui était un bienfait pour elles. Elles pouvaient continuer, par le moyen d’agréés, la clientèle de leurs maris défunts, maîtres chirurgiens, maîtres apothicaires, maîtres libraires et imprimeurs. L’arme mauvaise en elle-même des prohibitions fut quelquefois employée en leur faveur, et l’entrée des broderies étrangères fut repoussée pour protéger, disait telle ordonnance, les occupations vertueuses du beau sexe. La police des mœurs était placée sous la protection de règlements dont la sévérité étonnerait le relâchement actuel. Ils excluaient des communautés tout homme vivant en concubinage, chassaient le séducteur de toutes les corporations, et condamnaient à des amendes de 3 à 6 livres quiconque proférait dans l’atelier des blasphèmes ou des paroles obscènes.

Comment nier que le travail à la main était mieux rémunéré qu’aujourd’hui ? Ces pauvres fileuses, qu’un grand progrès, l’avénement des machines a si cruellement frappées, que gagnaient-elles à la fin du dernier siècle et au commencement du nôtre ? Au moins 10 sous, souvent 1 fr., somme qui en représentait plus du double en raison de la valeur plus grande de l’argent et des conditions plus douces de la vie. Et maintenant quel est leur sort ? M. Audiganne, un observateur consciencieux et des mieux instruits, constate des salaires de 25 centimes pour quatorze heures de travail, des salaires, chose inouïe qui descendent jusqu’à 5 centimes. Une fileuse bretonne qui a obtenu le premier prix pour la perfection de son filage à l’Exposition de 1855 gagnait 30 centimes par jour à ce travail. Paris, cette métropole du travail élégant, de l’art appliqué à l’industrie, Paris qui doit aux femmes une grande partie de sa richesse d’exportation, présente-t-il toujours des chiffres plus consolants ? Tout semblerait en faire une loi : la perfection de l’ouvrage exécuté, la demande extrêmement vive, par-dessus tout la cherté des vivres et du loyer. Eh bien ! sur environ 112,891 femmes, plus 7,851 jeunes filles, chiffre constaté par l’enquête de la chambre de commerce en 1847, et que modifie peu l’enquête nouvelle, sur ce nombre véritablement effrayant et qui équivaut à près de la moitié de celui des travailleurs du sexe masculin, 626 ouvrières avaient seules un salaire supérieur à 3 francs ; plus de 100,000 gagnaient seulement plus de 75 centimes à 3 francs, avec une forte prépondérance des petits salaires. La moyenne générale ressortait à environ 1 fr. 50 c. Bien plus : 950 femmes ont été trouvées vivant (en vivaient-elles ?) avec des salaires de 60 centimes, et il s’est rencontré quelques salaires très-exceptionnels, je l’avoue, de 15 centimes pour des femmes secourues cousant des pantalons de toile pour la troupe.

À quoi aboutissent ces misères ? Trop souvent à deux abîmes. Dans l’un, tout est honte : c’est le vice, la débauche, disons-le, la prostitution patentée ou cachée. J’honore infiniment l’autre moyen de venir en aide aux femmes pauvres. Il glorifie les efforts charitables de la société : c’est-l’assistance. Mais l’assistance organisée ajouta au paupérisme des femmes non secourues. Dans un des ouvroirs de Paris, la façon d’une chemise descend jusqu’à 25 c. À la Salpétrière, on a vu cette façon descendre à 10 c., et celle d’une layette entière, se composant d’une vingtaine de pièces, n’y revenir qu’à 1 fr. 10 c. Les ouvrières libres peuvent-elles soutenir une pareille concurrence ? Comment oublier que l’assistance régulière a presque toujours pour effet d’augmenter le nombre des assistés ? Lorsque le salaire est d’une insuffisance misérable, créer des ateliers dans lesquels la moyenne est plus élevée, ne serait-ce pas y attirer nécessairement les femmes nécessiteuses au préjudice de l’industrie libre, et tomber dans une partie des inconvénients qu’on a si justement reprochés aux ateliers nationaux ? L’assistance ne saurait donc, en dépit des circonstances qui la rendent trop souvent inévitable et bénissable, exercer par son extension qu’une influence préjudiciable sur le travail. Chaque kilogramme de fil donné au travail des femmes assistées est enlevé au travail de celles qui ne le sont pas ; qu’on y songe.

Nous avons énoncé la plus immédiate des causes qui ont accru le paupérisme des femmes. Elles étaient environ au nombre de 400,000, il y a quelques années à peine, ces fileuses à la main de nos vieilles provinces ! Nos ouvrières dentelières ne sont guère moins de 240,000, et la broderie en compte de 150,000 à 170,000 environ. La mécanique n’a point encore achevé son œuvre d’expropriation à l’égard du personnel féminin. Le bobinage mécanique menace de déposséder celles qui continuent à lutter ; le tricot à la main a presque succombé déjà devant le métier à bas ; la machine à coudre inquiète les femmes dans leur dernière industrie si obstruée ; la machine à satiner, brocher et plier, qui fonctionne dans plusieurs imprimeries en Allemagne, semble appelée à réduire chez nous, dans un temps plus ou moins rapproché, de plus de moitié peut-être le nombre des satineuses, plieuses et brocheuses. Les machines agricoles remplacent déjà la femme pour la moisson, la fenaison, le battage du lin et du chanvre. On prêche le mariage aux jeunes filles. La dignité, la possibilité de vivre, presque interdite à la femme isolée, leur vocation naturelle, les y poussent. Conseil excellent, mais peu facile à concilier avec l’existence d’armées de 500 ou de 600,000 hommes ! La nature n’avait pas deviné, dans son imprévoyance, les armées permanentes. Elle a fait naître les sexes en nombre égal. Ne cite-t-on pas tel village où il y a sept jeunes filles contre un jeune homme ? Les garçons émigrent, vont à la ville, écoutent la prudence ou le libertinage, qui leur conseillent de ne pas se marier, alors même qu’ils ne font pas partie de l’armée. Ces jeunes filles, condamnées au célibat, que deviendront-elles ? Elles n’ont point un travail assez rémunéré pour leur assurer l’indépendance ; elles rencontrent au nombre de leurs séducteurs ces mêmes soldats et ces mêmes ouvriers qu’elles auraient pu avoir pour maris.

Cette main-d’œuvre misérable a contribué, nous le savons, au bon marché d’articles de toilette, dont quelques-uns sont des merveilles, dont d’autres sont d’une utilité courante. Mais ne craignons pas de le dire un tel bon marché est maudit. Le vrai bon marché est la fortune du pauvre. S’il naît dans les privations et dans les larmes, il doit perdre jusqu’à son nom.

La manufacture s’offre à elles comme un refuge. Chaque jour elles s’y enrôlent. Elles y trouvent un salaire qui n’est pas toujours suffisant pour les faire vivre, mais qui est beaucoup plus élevé. Ici s’élève un nouveau grief. On se plaint que cette augmentation de salaire soit achetée au prix de la santé, de la moralité de la famille, cette pierre angulaire des sociétés. Ces accusations sont-elles fondées, et jusqu’à quel point le sont-elles ? Le régime manufacturier est-il nécessairement corrupteur ? La manufacture s’arrêtera-t-elle et cessera-t-elle d’appeler les femmes au nombre de ses auxiliaires ?

Les petits métiers qui subsistent forment-ils le noyau de l’armée future du travail, ou les débris d’une armée vaincue, dispersée déjà, et dont les cadres ne sont point appelés à se reformer ? Quelles perspectives enfin peuvent s’offrir de ce côté pour la situation morale et matérielle des femmes pauvres ?

La question économique est importante ; la question morale l’est plus encore. Qui donc ne voit pas qu’il y va de tous les sentiments délicats, probes, civilisés dans la moitié de l’espèce humaine, qu’il y va de l’avenir même ? La destinée de la femme fait celle de l’enfant, de l’homme futur, faible, mal constitué, malsain ou vigoureux, honnête ou vicieux selon l’éducation physique et morale qu’il a reçue depuis le berceau jusqu’à l’adolescence. Bien plus, la destinée de la femme fait celle du mari, cela d’une manière plus sensible encore dans les classes ouvrières. L’histoire, qui raconte comment la femme s’est successivement relevée dans la famille et dans la société, atteste que la dégradation de la femme entraîne celle de l’homme, et que la femme n’a pu devenir l’égale de l’homme sans que celui-ci devînt supérieur à ce qu’il était, moins brutal, moins égoïste, meilleur, en un mot. L’égalité impose des devoirs et les convertit en vertus. La tyrannie n’engendre que vices, et la vengeance de la femme esclave est de corrompre son maître tombé plus bas qu’elle, car il a plus de moyens de mal faire.

On remarquera que nous avons tranché plutôt que discuté une question préalable, celle de savoir si les femmes doivent travailler. Combien j’aimerais à répéter après M. Michelet « L’ouvrière ! mot impie, sordide, qu’aucune langue n’eût jamais, qu’aucun temps n’aurait compris avant cet âge de fer, et qui balancerait à lui seul tous nos prétendus progrès ! » S’agit-il de la femme des classes aisées ? L’auteur du livre de l’Amour soutient qu’elle doit peu travailler. « Mon ami, je ne suis pas forte. Je ne suis pas propre à grand’chose qu’à t’aimer et te soigner. Je n’ai pas les bras nerveux, et si je fais trop longtemps attention à une chose compliquée, le sang se porte à ma tête, le cerveau me tinte. Je ne puis guère inventer, je n’ai pas d’initiative, etc. » Sans doute le travail atteint plus vite ses bornes naturelles chez les femmes que chez les hommes. Leur corps se refuse aussi bien que leur esprit aux occupations trop permanentes. Elles ne peuvent pas plus être impunément toute la journée ou assises ou debout que consacrer de longues heures aux fortes combinaisons scientifiques. Leur organisation intellectuelle et physique exige le mouvement, la variété des occupations, se prête à des travaux moins durs. Mais qui peut nier que le travail soit dans leur vocation et leurs aptitudes ? Ennui qui ronge les femmes désœuvrées, caprices malsains, passions maladives qui les dévorent ; tous ces symptômes n’attestent-ils pas que si le travail est le gagne-pain de la femme pauvre, il est la santé morale de la femme riche. Non, la frivolité des idées et des goûts, à laquelle on veut la réduire en dehors des soins de la famille, n’est pas plus une grâce pour son esprit qu’elle n’est une force pour son âme. Quant aux femmes pauvres, la nécessité tranche la question. Il faut qu’elles travaillent : il le faut toujours, si elles sont seules ; il le faut presque toujours, si elles sont mariées. L’ouvrier même rangé ne gagne pas constamment pour deux. Est-ce donc d’ailleurs seulement d’aujourd’hui que le travail matériel est leur loi ? L’antiquité ne connaissait pas l’ouvrière, soit, mais elle usait et abusait de la femme esclave. Toujours la femme a pris sa part aux durs travaux de la campagne, toujours la couture et les métiers à la main l’ont occupée. Ce qu’il faut souhaiter, c’est que le travail soit l’accessoire et le ménage le principal. « Je pense, écrivait un ancien qui n’avait en vue que les femmes vivant dans l’aisance, qu’une bonne ménagère contribue autant que le mari au succès des affaires. C’est ordinairement par les labeurs de l’homme que les gains entrent au logis ; mais ils se consomment le plus souvent par les soins de la femme. Quand ces deux points vont ensemble, les maisons réussissent ; autrement, elles tombent en décadence. » Cette tâche de consommer utilement la richesse pour le bien commun de la famille, assignée si sagement à la femme par Xénophon, n’est pas malheureusement la seule qu’ait la femme pauvre dans l’état présent de nos sociétés. Il faut qu’elle ajoute aux produits de la journée de son mari l’appoint de son propre salaire. Cette nécessité, si triste qu’elle soit, a ses compensations. Elle contribue à sa dignité, au respect qu’on lui porte. Tel mari, dans la classe ouvrière, qui, peu délicat, eût méprisé la femme ne gagnant rien, l’estime et la considère pour son apport. C’est aussi pour elle un moyen d’indépendance, si elle devient veuve, ou si l’inconduite du mari dissout le ménage.

Quant à ceux qui, sans prétendre interdire le travail aux femmes, songeraient à leur fermer la manufacture, la pensée qu’ils conçoivent est-elle discutable ? Elle ne pourrait être accomplie qu’en foulant aux pieds la liberté des contrats, à la fois chez la femme et chez le fabricant. Les idées et les moeurs modernes repoussent également un Lycurgue ou un Platon contraignant les femmes à des exercices et à des travaux contraires à leur sexe. Elles n’admettraient pas davantage des interdits qui leur lieraient les mains. Des ouvriers, dans l’entraînement de la lutte, ont pu l’oublier. Ils ont voulu supprimer la concurrence des femmes, sous l’empire du même mouvement qui les portait à briser les machines. C’était la même absurdité avec l’inhumanité de plus. Le droit de travailler est le même chez l’homme et chez la femme. Point de coercition donc. Est-ce à dire qu’il n’y ait qu’à laisser faire ? Nous verrons que non ; laisser faire, c’est-à-dire laisser travailler, n’est qu’un des moyens de solution ; il faut en outre aider à faire, à bien faire ; c’est la seconde moitié de toute vraie réforme.

II
Singulière influence d’un agent matériel, la vapeur, sur les sentiments et les idées des hommes, sur l’état dès lors de la société ! Qui eût pu la prévoir lorsque quelques hommes inventifs eurent l’idée d’en tirer une force merveilleuse ? Au point de vue moral, il n’est pas douteux qu’en fin de compte la vapeur ne fasse, comme tous les grands instruments que la civilisation met en jeu, infiniment plus de bien que de mal. Elle est un puissant moyen de solidarité entre les peuples ; elle établit d’intimes et perpétuelles relations sur le territoire d’un même État. En même temps qu’elle glorifie l’esprit humain par les plus étonnantes découvertes, elle sert l’humanité par la création de produits devenus accessibles à tous. Il n’en est pas moins vrai que la manufacture, qui est son œuvre très-utile au point de vue économique, a exercé et exerce sur la famille ouvrière une influence souvent délétère : elle prend la femme et l’enfant ; elle les arrache au foyer, qu’elle rend désert ; la femme passe des soins de l’intérieur et de l’autorité affectueuse du chef de famille sous la froide discipline de l’atelier ; l’enfant n’est plus sous les yeux de la mère. La corruption trouve préparés pour son œuvre des éléments déjà désagrégés.

Le mal est grand. Ne l’impute-t-on pas pourtant trop exclusivement au régime manufacturier ? Dans l’état présent de l’industrie, le travail isolé et celui des petites fabriques ont-ils une moindre part de responsabilité ? N’est-ce pas là que se remarquent les excès de travail les plus déplorables, les exploitations les plus odieuses de la femme et de la jeune fille ? Il suffirait de citer la misère des pauvres brodeuses vosgiennes, à la merci trop souvent d’intermédiaires sans scrupules et sans pitié, condamnées à des travaux durant quatorze, quinze et même dix-huit heures, penchées sans relâche sur leur ouvrage, sujettes aux plus fréquentes et aux plus terribles maladies des yeux et de la poitrine. Les conditions hygiéniques dans lesquelles vivent les ouvrières en chambre de nos grandes villes sont presque toujours détestables. Un travail prolongé, fatigant, mal rétribué, est leur lot habituel. Comment mettre à la charge des manufactures la démoralisation de ces ramassis d’hommes, de femmes et d’enfants auxquels on ne peut, sans faire violence au langage, donner le nom de famille ? Ce n’est pas des manufactures que sortent le plus souvent ces malheureuses qui demandent leurs ressources au désordre et à la débauche, inscrites sur les registres de la police ; non, la statistique le constate ; c’est le plus souvent des campagnes et du sein du travail isolé ne fournissant pas de quoi vivre à celles qu’il emploie. Croit-on par hasard l’ouvrière en chambre mieux gardée que l’ouvrière des manufactures ? M. Jules Simon, partisan du travail isolé, décrit dans une page bien sentie les tentations qui l’assaillent de toutes parts. Il est bon d’ailleurs de renvoyer, avec le généreux écrivain si bien inspiré dans son éloquente revendication de la famille ouvrière, « la femme auprès du foyer, la mère auprès du berceau ; » il est bien de souhaiter avec lui « que le chef de la famille puisse exercer la puissance qu’il tient de Dieu. » Mais, on l’a répondu[2] avant nous, où sera le remède, si ce foyer est sans flamme, si ce berceau n’est qu’une planche nue, si ce délégué de Dieu préfère au froid grenier, à la cave humide, le cabaret avec son poêle bien entretenu, son gaz étincelant ; si enfin les leçons murmurées par la mère à l’oreille de la jeune fille sont des leçons infâmes ?

On se plaint du travail prolongé que la manufacture impose aux femmes et aux jeunes filles. La fabrique de Lyon, pour ne citer que celle-là, n’est guère plus exempte du même reproche à l’égard des jeunes apprenties. Quatre ans d’apprentissage pour arriver à être tisseuse, métier qui peut s’apprendre en six mois, n’est-ce pas un de ces abus qui rappellent les règlements les plus justement reprochés aux anciennes corporations ? Et que penser d’un travail de huit heures, qui se prolonge parfois de deux, et même de quatre, imposé à une enfant de quatorze ans ?

La fabrique lyonnaise, avec sa vieille organisation morcelée donne d’ailleurs des signes de décadence, que M. Louis Reybaud constate avec un sentiment de regret dans son enquête sur la condition des ouvriers en soie. L’antique concorde a disparu. N’est-ce pas sur les drapeaux déployés par des ouvriers de petite fabrique et non de grande manufacture qu’on a pu lire ces mots sanglants : Vivre en travaillant ou mourir en combattant ? Dans la fabrique lyonnaise, la famille subsiste pour l’ouvrier entrepreneur qui possède quelques métiers et traite directement avec le fabricant. Il n’en est pas toujours ainsi pour les compagnons, qui travaillent au compte de ce maître ouvrier. Les habitudes de démoralisation ont pénétré là comme ailleurs. Le compagnon ne vit pas moins éloigné de chez lui que s’il travaillait dans la manufacture. Les cafés chantants et les autres distractions absorbent une grande partie de son salaire.

Si l’on envisage les conditions hygiéniques et économiques, le travail des manufactures, malgré ses abus, paraîtra, dans l’état actuel de l’industrie, valoir mieux presque toujours pour les femmes pauvres que le travail isolé. Là seulement la majorité des ouvrières gagne à peu près de quoi vivre. À Paris, aujourd’hui, une ouvrière le peut-elle ? Celles qui reçoivent un salaire en rapport avec les besoins les moins exigeants forment l’exception. Que l’on songe qu’une ouvrière gagnant 2 fr. par journée de travail est parmi les favorisées, et que sur son année il faut déduire, indépendamment des chômages du dimanche et des autres fêtes, et de ceux qu’occasionnent les maladies, les longues interruptions de travail, qui sont rarement de moins de trois mois, et qui atteignent parfois à quatre. Le budget des recettes de l’ouvrière gagnant 2 fr. ressort, évalué avec exagération, à 500 fr. par an. La question se trouve donc posée en ces termes : Savoir si une femme peut avec 500 fr. suffire à Paris aux dépenses de logement, de toilette, de blanchissage, d’éclairage, de chauffage et de nourriture ? Le budget des dépenses, examiné par le menu et réglé avec une parcimonie scrupuleuse, atteste la presque impossibilité de subsister avec ce misérable revenu. Et nous citons là non pas l’aristocratie des femmes qui vivent de leur travail, mais, si l’on peut dire ainsi, la bonne bourgeoisie de cette classe ! Que sera-ce de celles qui reçoivent 75 c, ou SO c, par jour ! Les commissaires de l’enquête de 1851 parlent d’une femme ensevelie plutôt que logée « dans un trou de 5 pieds de profondeur sur 3 de largeur, » et d’une autre « qui avait été obligée pour respirer de casser le carreau de son unique lucarne. » Vivre à Paris avec 200 ou 300 fr. de revenu, tel est le problème imposé à de pauvres filles que l’on compte par milliers. Comment donc faire du travail isolé, tant qu’il ne sera pas mieux rémunéré pour les femmes, un idéal vers lequel il faille revenir ? Ah ! sans doute, il faut s’efforcer que les conditions de ce travail s’améliorent ; mais, en attendant, il faut accepter la manufacture comme une nécessité et songer à l’améliorer elle-même.

Qui ne voit que l’avénement de la manufacture est dans les décrets du temps ? Elle a envahi le coton et la laine ; elle gagne la soie. L’industrie lyonnaise fera-t-elle une place plus grande à la fabrique rurale que les établissements de tissage et de filature pour la laine et le coton ? Des circonstances toutes spéciales peuvent le faire augurer. Empêcheront-elles le triomphe de la grande manufacture dans de vastes proportions ? Nous en doutons extrêmement. Les avantages de la manufacture, quant à la réduction des frais généraux et à la production abondante, sont immenses. Rien ne saurait décider les capitaux et l’esprit d’entreprise à y renoncer. Nos derniers pas dans la voie de la liberté commerciale poussent vers l’emploi de tous les moyens de production économiques qui peuvent permettre de lutter, comme on dit, à armes égales avec l’étranger. N’est-ce pas du sein des localités dans lesquelles on emploie encore les métiers à la main que sont parties les plaintes les plus amères, les seules peut-être qui aient quelque fondement, sur les conséquences des derniers traités de commerce ?

Si l’agglomération du travail féminin enrôlé, enrégimenté, résulte principalement de la vapeur qui, en simplifiant les tâches et en concentrant de grandes masses sur un même point, a permis l’emploi des femmes et des enfants, elle a aussi ses racines dans le passé. Elle commence avec Colbert. C’est de lui que date la première résistance du travail isolé. Colbert réussit par l’appât du haut salaire à attirer dans un seul atelier de broderie 1,000 ouvrières. Une fois enrôlées, les pauvres femmes furent prises du regret du chez soi ; elles se révoltèrent. Il fallut remplacer le directeur par une directrice qui leur permit le travail à domicile. L’inexorable organisateur n’en revint pas moins à son idée. Une dame Gilbert reçut 180,000 livres, avec des priviléges et des avantages énormes pour organiser un atelier de broderies dans un château qu’il possédait près d’Alençon. Le succès fut complet. 9,000 ouvrières furent groupées, gagnant de 2 à 3 fr. Bientôt le point d’Alençon balança le point de Venise. Louis XIV, émerveillé, se fit présenter Mme Gilbert, et lui remit une forte somme. L’émulation gagna les provinces, aidée par des immunités de divers genres accordées aux pays qui pourraient fournir des dentellières. On accorda à une Mme Dumont le droit exclusif d’élever à Paris des ateliers de cette nature. On alla jusqu’à lui donner un des Cent-Suisses du roi pour garder sa maison. À Aurillac, la paye des ouvrières s’éleva bientôt à 6 ou 7,000 fr. Une directrice fut nommée à Auxerre pour les ateliers de dentelle. Le zèle administratif fut stimulé selon la coutume française. Les femmes des autorités furent invitées par le ministre à visiter les ateliers, à converser avec les ouvrières, à les encourager. Le Havre, qui le croirait aujourd’hui  ? comptait 5,000 dentellières ; Valenciennes et Dieppe en eurent environ 8,800, avec des salaires de 1 fr. et 1 fr. 25 c., valant au moins le double de ce que ce chiffre représente aujourd’hui. Valenciennes, qui a donné son nom à un élégant produit, est aujourd’hui entièrement déchue. Quant à Dieppe, l’économiste Blanqui y a constaté l’existence de plusieurs centaines de dentellières gagnant 25 c.

L’industrie traite durement les femmes. À elles presque toujours la partie la plus malsaine des grandes industries textiles. Dans la fabrication du coton, l’atelier dit de l’épluchage et du louvetage est le plus malsain avec la carderie. La poussière et le duvet qui s’échappent du coton entrent dans les poumons et causent parfois la phthisie dite cotonneuse. Cet atelier est occupé par des femmes. Dans les manufactures les moins vastes et les moins riches, le sol humide, les parois encrassées de l’atelier, les fenêtres étroites et peu nombreuses, accroissent les conditions délétères qui pèsent sur les éplucheuses, condamnées à passer douze heures par jour dans une atmosphère insupportable aux simples visiteurs. La chaleur accablante des ateliers de carderie, jointe à l’insalubrité du local, constitue aussi une cause de maladie. Pour le battage, les grands établissements, hâtons-nous de le dire, ont substitué l’action de la mécanique en partie au travail des femmes. De puissants ventilateurs chassent avec une rapidité inouïe la poussière qui s’accumulait. Mais combien d’ateliers n’emploient pas ces moyens ! La préparation du chanvre et du lin offre plus d’inconvénients encore que le coton. L’atmosphère des établissements mal entretenus, et ils sont là plus nombreux qu’ailleurs, est empestée. Les ouvrières y vivent treize heures le corps en transpiration, les pieds trempant dans l’eau. L’apprêt des étoffes est encore une opération funeste pour la santé des femmes dans beaucoup de cas. Dans la fabrication de la soie, les femmes seules font le tirage des cocons et le cardage de la filoselle. Les unes trempent leurs mains à chaque instant dans l’eau bouillante pour en retirer les cocons. Outre l’insalubrité de ce travail, elles s’empoisonnent des émanations des chrysalides pourries. De là les fièvres qui souvent les rongent, les vomissements de sang, les fluxions de poitrine causées par le passage du chaud au froid quand elles sortent de l’atelier. Dans les verreries, les tailleuses de cristal, penchées sur leur roue toute la journée, ont constamment les mains dans l’eau. Qui ne serait navré par de pareils spectacles ? Dites-vous bien pourtant que ces causes délétères sont moins fréquentes que dans le travail morcelé exécuté dans des taudis infects, et ruinant, par sa nature ou son excès, la santé des ouvrières ! Dites-vous aussi que les éplucheuses de coton, les soigneuses de corderie dans les filatures de chanvre, les apprêteuses d’étoffe ne forment que trois corps d’état sur plus de vingt, et que ces corps n’emploient qu’un personnel restreint. Enfin, il faut être juste : les manufactures ne sont plus ce qu’elles étaient il y a trente ans. La préoccupation constante de l’hygiène y a succédé au mépris de la vie humaine qui y éclatait impudemment. L’air et la lumière y sont prodigués de plus en plus. Le sol a été assaini par le drainage. Les accidents, grâce à des précautions minutieuses, y sont rares.

La mécanique transforme le plus souvent l’ouvrière en une simple surveillante.

Combien les travaux agricoles sont, dans trop de cas, plus rudes pour les femmes ! Dans plusieurs de nos départements, elles portent sur leur dos ou sur leur tête de lourds fardeaux. Dans le midi de la France, ne les voit-on pas encore tirer la charrue et porter le fumier, et, souvent pêle-méle avec les hommes sur les chantiers de terrassement, enfoncer la bêche avec leurs pieds nus, servir les maçons et les couvreurs sur les toits ?

Comment ne pas souhaiter ardemment que les femmes ne travaillent pas plus de huit heures, que plusieurs heures dans la journée leur soient réservées pour retrouver leurs enfants avec le foyer domestique situé à proximité ! Une amélioration consistant à absorber moins la femme dans le travail industriel, à lui laisser plus de temps, est-elle toujours impossible ? On ne saurait le croire.

Déjà, dans beaucoup de grandes manufactures, des mesures ont été prises contre le travail en commun, et les sorties se font à des heures différentes. C’est insuffisant, mais c’est quelque chose comme mesure moralisatrice. La tâche de moraliser les jeunes ouvrières peut être entreprise par les manufacturiers : elle peut l’être surtout par leurs femmes, et d’heureux efforts ont lieu en ce sens. Il faudrait seulement qu’ils fussent généraux. Que faut-il pour cela ? Un tendre et persévérant intérêt porté aux misères morales des pauvres filles ; point de cette sotte fierté ou de cette égoïste indifférence qui évite tout contact habituel avec ceux et celles qui portent le poids quotidien de la production. Ah ! les femmes opulentes qui régnent sur les centres manufacturiers peuvent beaucoup pour les femmes pauvres qui y travaillent. Les manufacturiers ont aujourd’hui charge d’âmes. Les bons sentiments du cœur humain, la religion, la philanthropie, le spectacle de tant de misères, les poussent à s’en souvenir. La politique suffirait à elle seule pour leur en faire une loi !

Ne sait-on pas dès longtemps, par l’admirable exemple américain de Lowell, que la manufacture peut devenir elle-même un instrument de moralisation ? Cette grande ville manufacturière, qui réunit presque toutes les industries, est comme une Sparte industrielle, chrétienne et vertueuse. La sévérité des mœurs, tempérée par d’honnêtes distractions, n’y a d’égal que le tranquille bonheur des milliers de femmes et de jeunes filles qui prennent part aux travaux. Charles Dickens lui-même, le grand romancier, qui a deux haines éloquentes, le manufacturier égoïste, exploiteur d’hommes, et le maître de pension, exploiteur d’enfants, en a été frappé, ému. La manufacture rurale en Angleterre même présente depuis longtemps quelques excellents modèles en ce genre. Toute une population d’ouvriers et d’ouvrières trouve dans les vastes et populeux établissements fondés par MM. Greg, par les Ashworth ou les Ahston, tout à la fois l’école, l’atelier d’apprentissage, le cabinet de lecture, la chapelle et jusqu’aux soirées récréatives. Ce sont de petites républiques régies paternellement[3].

Quand mettrons-nous notre patriotisme à imiter de pareils modèles, au lieu de lutter de jalousie avec nos rivaux industriels ? Soyons jaloux de ces libres institutions philantropiques. La France cite quelques essais, entrepris en grand et d’une manière encore plus directe, de moralisation des jeunes filles, très-importants comme faits, plus encore comme germe et comme symptôme. Quelques fabricants lyonnais, en substituant le travail aggloméré au travail dispersé, ont eu l’idée de transformer l’apprentissage des jeunes filles en une sorte d’internat. Telles sont les maisons de Jujurieux pour les taffetas, de la Séauve pour les rubans, et de Tarare, vaste atelier de moulinage, annexé à une manufacture de peluche. Les plus curieux détails sur ces établissements nous ont été donnés par M. Louis Reybaud dans l’ouvrage si intéressant et si complet que nous avons déjà cité. J’aimerais à transcrire ici cette attachante description à laquelle je renvoie le lecteur[4]. La règle de ces maisons est toute religieuse. Ce sont des Sœurs qui y président au gouvernement des âmes comme aux soins de la comptabilité, comme à la surveillance de jour et de nuit exercée sur les jeunes ouvrières. Aussi les a-t-on appelés des cloîtres industriels. Quoi qu’il en soit, en dépit de la sévérité de la règle, en dépit des treize heures de travail exigées des apprenties et de l’engagement de trois années qu’on leur demande, les parents y sont accourus, comme vers un lieu de refuge pour la moralité de leurs enfants. Ces jeunes filles qui s’engagent à y rester trois ans, et qui y demeurent souvent quatre ou cinq années, ces jeunes filles, presque toutes exposées à se perdre lorsqu’elles sont envoyées des pays voisins à Lyon et à Saint-Étienne, reçoivent là une éducation religieuse, de précieux éléments d’instruction ; elles sont nourries et payées, et trouvent facilement à se marier, au sortir de l’apprentissage. Il ne faudrait pas trop reprocher aux fabricants ces treize heures de travail, en effet excessives. Les écoles d’apprentissage de Jujurieux, de Tarare et de la Séauve ne sont point pour eux une spéculation. La nécessité d’entretenir tout ce personnel (Jujurieux ne compte pas moins de 400 ouvrières, Tarare en a au moins le même nombre), cette nécessité pèse sur eux durement quand la crise ferme ailleurs tous les ateliers.

On se récrie contre ce travail cloîtré. Quelques-uns l’ont fait avec une horreur instinctive contre tout ce qui sent la contrainte. Plusieurs ont cru voir là une tentative faite par le clergé pour mettre la main dans l’industrie. Mon Dieu, je ne défends pas cette organisation disciplinaire de l’atelier. Ne peut-on se demander pourtant si ce régime est beaucoup plus dur, par exemple, que celui du collège, dont s’accommodent les familles les plus aisées ? Je suis loin, encore une fois, de voir un idéal dans le casernement, même moralisateur, mais ne faut-il pas reconnaître là un grand bien relatif ? Aimez-vous mieux, sévères censeurs de l’internement, le trottoir sur lequel des malheureuses ouvrières font ce qu’elles appellent cyniquement leur cinquième quart de journée que le couvent industriel ? Pour moi, c’est avec reconnaissance que je vois s’exercer ici au profit des masses cette influence moralisatrice de la religion. Que ceux qui s’en plaignent essaient de la remplacer par quoi que ce soit qui ait le sens commun !

On peut toutefois ne pas aller jusqu’à changer en pensionnats soumis à une sévère discipline ces maisons de patronage. À Mulhouse, un très-modeste couvent catholique, celui des sœurs Cénobies, reçoit à bas prix les jeunes ouvrières, leur donne le coucher et la nourriture, et les laisse libres de travailler dans les ateliers de la ville. Quelques ouvrières restent indéfiniment dans cette maison, qui n’exige d’elles après le rude travail de la journée que de se distraire d’une façon décente ; d’autres y descendent seulement, comme elles descendraient chez des amies, pendant le temps nécessaire pour trouver, avec l’aide des sœurs. une famille honnête qui consente à les recevoir ; d’autres enfin, qui ne veulent pas loger en garni, restent au couvent jusqu’à ce qu’elles aient réservé les deux ou trois meubles les plus indispensables : la supérieure garde leurs économies, et leur vend elle-même pièce par pièce le lit sur lequel elles couchent.

Les encouragements donnés à l’épargne par plusieurs chefs d’usine figurent au nombre des meilleurs moyens de réconcilier la manufacture avec la famille. L’épargne constitue un supplément de salaire. Le haut salaire du mari et l’épargne au profit du ménage, à ces conditions-là seulement, s’accomplira la rédemption de la femme ouvrière, aujourd’hui si malheureuse et si souvent hélas ! dégradée. Je dis souvent, sans oublier les nombreuses exceptions au sein de la misère la plus profonde. Combien de vertus cachées, héroïques, de pieuses résistances, de silencieux accomplissements du devoir mis aux plus dures conditions en face du vice qui s’étale ! L’épargne, c’est la vertu dans la famille ouvrière ! À elle de créer des habitudes de tempérance qui manquent trop à la classe ouvrière, surtout dans le Nord. Comment ne pas gémir, par exemple, quand on lit qu’à Amiens il se consomme tous les jours 80,000 petits verres d’eau-de-vie, dont les femmes prennent leur bonne part, valeur de 4,000 fr., représentant 3,500 kilog, de viande ou 12,121 kilog, de pain, près de 1 million 500,000 fr. par an ! Ces habitudes ont cédé dans quelques villes, à Sedan, par exemple, aux efforts énergiques des chefs d’entreprises. La liste serait longue des manufacturiers qui créent et augmentent de leurs fonds la caisse de secours entretenue par les ouvriers. Charles Kestner, à Thann, donne des pensions de retraite à ses ouvriers, sans exercer pour cela aucun prélèvement sur leurs salaires. Ces retraites peuvent monter jusqu’à une rente annuelle de 540 fr. La veuve d’un ouvrier mort après vingt ans de collaboration a droit à une pension annuelle de 130 fr. L’établissement de Wesserling consacre 17,000 fr. par an à des pensions de cette nature. Ne peut-on espérer de voir s’étendre aux femmes honnêtes et laborieuses de telles primes d’encouragement  ?

Parmi d’honorables exemples d’initiative prise par les manufactures au profit de la famille ouvrière, au nombre des combinaisons les plus favorables, comment ne pas citer les mesures prises par MM. Scrive dans leurs manufactures de Lille et de Marquette ? Une boulangerie et une cuisine économiques, des pavillons avec jardin loués à des prix fort modiques, des dortoirs beaucoup moins coûteux encore, des bains, une école, une société de secours mutuels, une caisse de retraites, un cercle, des jeux, la participation des ouvriers eux-mêmes à l’administration, ne sont-ce pas là d’heureux témoignages d’une pensée aussi judicieuse que bienfaisante ? La papeterie d’Essonne, dirigée par M. Gratiot, diminue le prix des loyers pour les ouvriers, qui y trouvent des logements salubres en raison du temps passé dans la fabrique, et la gratuité est même entière au bout de cinq ans. La Compagnie de Baccarat construit et loue de riantes maisons aux ouvriers verriers d’élite.

J’ai déjà dit que les cités ouvrières de Mulhouse ont offert la solution jusqu’ici la plus heureuse du problème, qui consiste à réconcilier la manufacture avec la vie de famille, problème bien plus soluble avec les vastes établissements disposant de grands capitaux et de moyens d’action étendus qu’avec la petite manufacture, dirigée souvent par des entrepreneurs peu riches, n’ayant point d’autre idée que de se soutenir contre la concurrence et de faire fortune en dix ans. Dans cette ville de Mulhouse, si intelligente, si prompte à toutes les améliorations, pour faire de l’ouvrier un homme, de la femme une mère, une épouse, on a rendu l’ouvrier propriétaire. Grâce au concours des épargnes de l’ouvrier lui-même, coopérateur indispensable dans l’œuvre de sa régénération, grâce aux sacrifices des manufacturiers, enfin à l’aide donnée par l’État, un nombre important déjà d’ouvriers s’est vu investi d’une petite maison confortable avec un jardin. Pour ignorer ou mettre en doute les avantages immenses qui en ont été le résultat au double point de vue de la conduite et du bien-être de l’ouvrier, il faudrait ne pas savoir tout ce qu’il y a de fortifiant dans la propriété, tout ce qu’elle produit d’habitudes favorables à la dignité personnelle, à la vie intérieure, à l’économie prévoyante.

Sans revenir sur ce que j’ai dit plus haut sur ce sujet, il m’est impossible de ne pas répéter, à propos des femmes, que les logements étroits et insalubres dans lesquels vivent et surtout vivaient, avant les récentes améliorations, tant de nos ouvriers et de nos ouvrières, ont fait et causent un immense mal à la famille. Le mari s’en éloigne avec dégoût ; la femme y reste le moins qu’elle peut ; les enfants vagabondent dans la rue et se traînent dans le ruisseau. Dans un espace trop resserré les cœurs s’aigrissent, les mœurs se corrompent par la promiscuité ; l’atmosphère impure qui altère les organes vicie jusqu’à l’âme. N’est-il pas temps que le régime industriel achève de se laver de ces honteuses souillures, et qu’il se trouve beaucoup de fabricants comme ceux de Mulhouse ?

I
La maxime : Connais-toi toi-même ne s’impose pas moins à la société qu’à l’individu. La guérison des maux dont elle souffre n’est possible qu’à ce prix. Les grandes enquêtes si usitées chez nos voisins n’ont point d’autre objet. Les Anglais n’hésitent pas à s’accuser afin de pouvoir s’amender. Tout ce qu’on peut raisonnablement exiger de celui qui signale un mal sans y apporter de remède complétement efficace, c’est de ne pas l’exagérer et de prendre garde de l’envenimer par la déclamation. Les sociétés ne sont obligées après tout qu’à la bonne volonté. Entre la conscience du mal et la découverte des moyens de guérison, comment empêcher qu’il ne s’écoule toujours plus ou moins de temps ?

L’inefficacité des remèdes radicaux est un des tristes résultats de l’examen de la situation des femmes pauvres. Il n’y a guère que la loi qui ait le privilége de trancher certaines difficultés. Mais trancher n’est pas résoudre. Nous approuvons vivement, quant à nous, la législation sur le travail des enfants et des hommes dans les manufactures. Mais combien de telles mesures ne sont-elles pas limitées dans leur portée, outre qu’il s’en faut qu’elles soient suffisamment appliquées ! Comment ne pas avouer d’ailleurs qu’une grande réserve est exigée en ce qui touche la législation préventive relativement aux femmes ? La femme n’est pas dans la même situation que l’enfant. Elle dispose d’elle-même. Elle a le même droit que l’homme de travailler et de stipuler en ce qui la concerne. Un législateur qui organiserait le travail féminin ne tarderait pas, pour d’autres motifs plus ou moins analogues, à organiser le travail masculin, et, pour commencer, il désorganiserait celui-ci ; car quel observateur un peu attentif ne reconnaîtra que la répartition des femmes dans certains travaux qui leur seraient exclusivement réservés jetterait une complète perturbation dans l’industrie ? Je repousse donc, pour les hommes comme pour les femmes, les incapacités légales. La condition commune pour tous est la liberté du travail. Au fond, est-il permis de tirer des abus dont on se plaint quelque conclusion fondée en faveur de la réglementation  ? Pourquoi le public, pourquoi les commerçants s’adressent-ils de préférence aux hommes pour en tirer des services auxquels les femmes semblaient naturellement plus propres ? Tout simplement parce que, pour une raison ou pour une autre, bonne aujourd’hui peut-être, mais qui demain peut cesser de l’être, ce à quoi il faut tendre, ils y trouvent leur avantage. Allez-vous donc aussi forcer les commerçants et le public à s’adresser, dès à présent, malgré son infériorité réelle ou présumée, au travail des femmes ? Ce serait peut-être chevaleresque ; ce serait à coup sûr fort tyrannique, et votre mesure, comme toutes les mesures violentes, resterait probablement éludée et impuissante. L’État ne doit point user de contrainte à l’égard des particuliers ; est-ce à dire qu’il n’ait qu’à se croiser les bras ? Ne dispose-t-il pas d’un certain nombre de places ? Ne pourrait-il se montrer plus libéral pour les femmes ? Les administrations des postes, du tabac, du timbre, s’applaudissent de leurs services dans lesquels elles se montrent si soigneuses et si dévouées. Dans la grande variété des emplois administratifs, il en est d’autres qu’on pourrait leur réserver. N’est-ce pas à elles que semblerait devoir être dévolue l’inspection des prisons de femmes, des maisons d’éducation de femmes, du travail des femmes dans les manufactures ? Ne pourrait-on aussi leur confier le télégraphe électrique en partie ? Déjà les Compagnies de chemins de fer se félicitent de leur avoir remis la distribution des billets ; et même, chose plus délicate et d’abord plus contestée, la garde des barrières de passages à niveau. Les Compagnies comme l’État lui-même ne peuvent-elles faire plus encore en faveur des femmes qui cherchent dans le travail un moyen honorable de subsister ? N’est-on pas frappé de ce fait, qu’aujourd’hui trop de femmes se livrent à la couture et aux travaux qui s’y rattachent directement ? Elles étaient, il y a quatorze ans, 60,000 se faisant concurrence dans ce genre de travail à Paris, et le nombre a peu changé. Il y a sans doute à ce fait une explication naturelle. Qui ne sait que, de tout temps et dans toutes les classes, la femme coud, file, tricote ou brode ? Bien des femmes tirent profit de ce travail dans la bourgeoisie sans qu’on s’en doute. Bien des fois le père et le mari ignorent que tel élégant ouvrage ira chercher un acheteur, et paiera soit les dépenses du ménage, soit quelques fantaisies de toilette. La masse des articles faits à la main par des femmes non ouvrières, qui le croirait ? est assez grande pour peser lourdement sur le salaire des ouvrières, d’autant plus que celle qui n’en fait point son métier accepte à peu près ce qu’on lui donne. À cette concurrence se joint celle des couvents, redoutable par la perfection des produits achevés à loisir, et celle des prisons, qui se fait sentir par la masse et le bon marché. Conclusion : il faut désobstruer avant tout le travail de la couture de son trop nombreux personnel. Tant que les femmes s’y presseront en foule, qu’on le sache bien, les salaires y seront misérablement bas.

Les débouchés manquent-ils comme on le dit ? Il est facile de prouver le contraire. Voyez, par exemple, les pays où l’horlogerie a pris un grand développement, les cantons de Neuchatel, de Berne et quelques autres. Les femmes y sont largement engagées. Peu d’industries leur vont d’ailleurs aussi bien. Celle-ci s’exerce à domicile avec une application très-étendue de la division du travail. Comment se fait-il qu’en 1847, sur 2,000 ouvriers recensés à Paris dans l’industrie des horlogers et des fabricants de fourniture pour l’horlogerie, il n’y avait que 155 femmes ? Pourquoi l’orfèvrerie, la bijouterie, la dorure, la reliure, la passementerie, la gravure en taille-douce, la gravure de la musique, la lithographie, le moulage et le modelage, plusieurs parties de l’optique et de la fabrication des instruments de précision, pourquoi tant d’arts variés et bien rémunérés n’en emploient-ils pas un plus grand nombre ? Pourquoi le dessin pour étoffes n’est-il pas une carrière plus fréquentée par elles ? Si elles inventent peu, dit-on, elles imitent à merveille. N’est-ce point, ce semble, pour elles que l’alliance de l’art et de l’industrie, notamment pour les métaux, les meubles, les étoffes, a pris, de nos jours, tant d’extension ? N’est-ce pas à elles que revient, par droit de nature et par droit de conquête, la tâche délicate et charmante d’idéaliser l’utile par le goût ?

Parmi les simples industries à leur convenance et à leur portée, il en est une, qu’elles sont destinées à remplir en partie. Aux États-Unis, en Angleterre, il y a des imprimeries où les femmes figurent, soit seules, soit en grande majorité. Elles s’en acquittent fort bien. À part quelques travaux de force réservés aux hommes, il en est peu dont elles soient capables avec moins de fatigue et d’inconvénients ; et pourtant à l’heure même où j’écris, les ouvriers typographes, non pas tous, mais en grand nombre, se liguent pour empêcher cette concurrence des femmes. Quelques-uns ont même lancé à ce sujet des brochures virulentes dirigées en partie contre les économistes partisans, comme nous le sommes, de la liberté du travail sans acception de sexe.

Ce qui empêche les femmes de suivre des routes si multiples, c’est sans doute avant tout leur peu d’instruction. Nous en parlerons tout à l’heure. Mais n’est-ce point aussi la coutume ? La puissance de la routine est si grande !

Que faut-il donc faire ? Prêcher de parole et d’exemple. Que ce soit à qui les emploiera toutes les fois qu’il n’est pas démontré qu’il y a désavantage ou quand le désavantage peut être corrigé. Les chambres de commerce ne pourraient-elles les recommander aux entrepreneurs, prendre en main leur cause ? En dehors de quelques écrivains étrangers à l’industrie, ces cliens si dignes d’intérêt n’ont, hélas ! pas d’avocat.

Ce n’était pas assez des infériorités naturelles et des exclusions peu fondées du domaine du travail qui croirait que, lorsqu’elles ont voulu s’assurer contre le chômage par suite de maladie, elles ont rencontré souvent le même peu de bon vouloir ? Pourquoi, en 1860, sur 402,885 hommes, membres participans des Sociétés de secours mutuels, n’y a-t-il que 69,870 femmes ? Cela tient-il seulement au nombre moindre des ouvrières, à leur misère même, qui ne leur donne pas de quoi se faire assurer ? Non. Plusieurs sociétés ont exigé d’elles une cotisation plus forte, sous prétexte qu’elles étaient trop souvent malades. Raison peu fondée, leurs maladies étant plus courtes et le nombre des journées qu’il a fallu payer aux femmes étant inférieur à celui des hommes. Elles ont fait de leur mieux pour s’organiser toutes seules en sociétés de secours. Environ 18,000 femmes y figurent aujourd’hui, et pour opposer une dernière réponse à ceux qui les accusent d’incapacité, il se trouve que ces sociétés sont au nombre des mieux administrées.

Pour les professions libérales, on rencontre les mêmes exclusions. Les sages-femmes n’ont-elles pas été beaucoup trop dépossédées de leurs anciennes fonctions ? Si une partie des études médicales est interdite aux femmes, si l’exercice de la chirurgie n’est pas plus possible à leur sensibilité morale qu’à la faiblesse de leurs organes, telles parties de la pratique médicale ne pourraient-elles être cultivées par elles avec succès, notamment, et ici avec un premier profit pour la pudeur, pour les maladies qui affectent les femmes[5] ? Qui ne voit que la carrière que leur offrent les arts et les lettres est limitée ? Les arts comprennent la musique, la peinture, la sculpture, l’architecture, le théâtre. Sont-elles également aptes à ces arts qui exigent des facultés si diverses ? Il y aurait plus de flatterie que de franchise et d’intérêt sincère porté à leur sort à répondre affirmativement. Elles ne réussissent guère dans la grande composition musicale ; leurs talents, quant à la peinture, ne sont à l’aise que dans un certain nombre de genres ; la sculpture leur doit peu d’œuvres : elles ne sont guère architectes. Le théâtre est leur triomphe. Elles y règnent en souveraines par le chant, le jeu, la déclamation. Tout ce qui est imitation et passion leur convient admirablement. Mais, si quelques-unes réussissent, combien échouent ! Et que leurs échecs sont amers ! O misères de la jeune artiste réduite à chercher dans l’art un gagne-pain ! Le ridicule, la faim, la honte, voilà le triple abîme où vont échouer trop souvent ces enivrements de la jeunesse et ces vives illusions qui se sont pris pour la vocation du génie ! Peut-on nous dire si l’art en a fait vivre ou tué davantage de ces femmes pour qui la réputation et la fortune semblaient n’avoir pas de cimes trop escarpées ?

Les lettres en occupent un certain nombre, oui sans doute ; triste occupation quand la vocation n’y est pas, misère encore quand le talent lui-même n’est pas de ceux qui ont une valeur vénale sur le marché ! Là aussi d’ailleurs leur carrière n’est-elle pas bornée ? Que les philosophes recherchent pourquoi elles ne comptent pas plus de Shakspeare et de Molière que d’Homère et de Dante, pas plus de Tacite que de Leibnitz. Quelques-unes déploient du mérite dans les recherches d’érudition. Il paraîtra peut-être étrange que l’économie politique nomme plusieurs femmes distinguées. On s’en étonnera moins si l’on songe que tout ce qui relève à quelque degré de l’observation morale et sociale est de leur ressort. Qui ne sait enfin qu’elles sont supérieures dans les mémoires, les lettres, le roman ? Si les combinaisons fortes leur écbappent, la passion et la finesse sont leur lot et leur privilége. C’est par la finesse, la sagacité que se recommandent leurs livres d’éducation. Sera-t-il permis d’indiquer ce modeste genre des livres d’enseignement élémentaire à des femmes qui, après expérience, ne se trouvent point avoir ce qui fait le grand poëte et le grand romancier  ? C’est pour plusieurs déjà une ressource utile. Sans doute toutes n’ont point le don difficile de composer de bons livres pour l’enfance. Mais c’est chez elles un des moins rares. Lumières du cœur, amour de l’enfance, esprit pratique, don de direction, précision, netteté, que faut-il de plus pour trouver le chemin de l’intelligence et du cœur de l’enfant ?

L’enseignement est aujourd’hui et tend à devenir de plus en plus une carrière pour les femmes. Là aussi elles rencontrent au sein des pensionnats la concurrence des hommes. Un jury masculin les examine et les juge. Est-ce juste aussi ? J’aurais trop à dire sur l’instruction qu’on leur distribue en général. Science sèche, programmes indigestes, des dates sans lumière et non pas l’histoire rendue intéressante par les détails et par la grandeur émouvante des événements et des personnages, presque partout la lettre morte au lieu de l’esprit qui vivifie, en un mot de quoi les dégoûter à jamais des livres sérieux, voilà, sauf exception, l’éducation que reçoivent aujourd’hui les femmes ! L’âme et l’utilité vraie y manquent également. L’instruction publique présente à la femme pauvre un débouché, mais quel débouché le plus souvent ! Sur le nombre des institutrices existant en France, on a calculé, il n’y a pas longtemps, que plus de quatre mille ne jouissent que d’un revenu inférieur à 400 fr., et que près de 2,000 ont entre 100 fr. et 200 fr. La rétribution des élèves payants étant presque partout insignifiante, c’est encore l’aiguille qui complète les émoluments. Les institutrices employées dans les maisons particulières vivent du moins ! — Enfin il y a l’enseignement libre. Dans les villes, il a pris un grand développement. C’est sous cette forme que la profession de l’enseignement a encore le plus de dignité. Combien sont presque toujours méritantes celles qui s’y livrent ? Jeunes filles qui soutiennent de vieux parents, femmes vivant seules dans une indépendance honorable ! Elles enseignent le français, l’anglais, l’italien, le dessin, l’histoire, la géographie, le calcul. Ce qui s’est le plus multiplié, c’est l’enseignement musical. Paris compte, dit-on, plus de trois mille femmes professeurs de musique.

Le haut enseignement public ne pourrait-il être ouvert aux femmes ? Ne pourraient-elles paraitre dans une chaire, elles qui paraissent sur le théâtre ou qui se font entendre dans les concerts ? À cette idée, le public français se récrie. Je vois d’avance plus d’un lecteur riant à la pensée de cette Sorbonne féminine. On est moins rieur dans d’autres pays, à en croire un célèbre économiste, M. Rossi, si peu disposé lui-même à donner dans les idées chimériques et à rêver outre mesure l’émancipation de la femme. « J’ai siégé, écrit-il, comme étudiant sur les bancs d’une Université (en Italie) avec des femmes qui étudiaient le droit et la médecine ; j’ai été fait docteur en droit la même année qu’une fort belle dame qui recevait le même grade ; j’ai suivi un cours de littérature grecque fait dans la même Université par une dame dont l’enseignement était non-seulement très-bon, mais doué de beaucoup d’esprit et de grâce ; je crois même qu’elle vivait encore lorsque je fus nommé professeur à la même Université et que j’eus ainsi l’honneur d’être son collègue, »

C’en est assez pour ne pas se montrer trop vite dédaigneux et sceptique. Est-ce le sérieux qu’on suspecte chez nos jeunes gens, auditeurs de pareils cours, plus que la capacité chez les femmes ? Eh bien ! que les cours faits par des femmes ne soient ouverts qu’aux femmes, puisque la sévère Sorbonne refuse de leur ouvrir ses portes.

Environ 55 pour 100 de ces femmes laborieuses ne savent pas lire dans cette France si renommée par ses lumières et qui en a tant en effet ! Le nombre de leurs écoles primaires relativement à celui des écoles pour le sexe masculin est dans la plus fâcheuse infériorité.

Plus encore que l’instruction primaire, l’enseignement spécial qui les rendrait propres à l’exercice d’une ou de plusieurs professions, manque aux jeunes filles pauvres. Ce n’est que par cet enseignement que cessera leur concurrence meurtrière dans les métiers où elles se pressent et se décrient les unes les autres. Ce n’est que par là que se relèvera leur salaire. Puisque force est d’accepter pour elles cette dure nécessité du travail manuel, tâchons de leur créer des ressources régulières et fécondes. Un tel enseignement reste à créer. La Société d’instruction primaire du Rhône a ouvert à Lyon, en 1858, ses cours de langue anglaise pour les femmes, et ses cours de comptabilité. Cet exemple commence à être suivi à Paris. Les formes de cet enseignement varient d’ailleurs suivant les villes, selon le caractère des industries. Que de bien à faire dans cette voie appelle une sage organisation économique de la démocratie, qui proclame l’égalité morale et civile des sexes !


  1. Sur le paupérisme des femmes, voir aussi le livre plein de faits et plein de cœur de M. Victor Modeste sur le Paupérisme"".
  2. Mme Mary Meynieu, Journal des Économistes. juillet 1860.
  3. Études sur l’Angleterre, par Léon Faucher. T. I. (Manchester.)
  4. Études sur le régime des manufactures, par Louis Reybaud, membre de l’Institut, p. 197 et suiv.
  5. Quelques-unes de ces vues se trouvent déjà exprimées dans l’excellent ouvrage d’un regrettable philosophe, M. Adolphe Garnier, membre de l’Institut, sur la Morale sociale, publié à la librairie Hachette. L’auteur y paraît vivement préoccupé de la situation actuelle des femmes laborieuses, et dans les observations qu’il consacre à cet important sujet se montre, comme toujours, moraliste délicat et judicieux.