La Liberté des théâtres et les cafés-concerts

La Liberté des théâtres et les cafés-concerts
Revue des Deux Mondes3e période, tome 25 (p. 601-623).
LA
LIBERTE DES THEÂTRES

Sous l’ancienne monarchie, deux théâtres seulement avaient le privilège de s’adresser librement au public de Paris : l’Opéra et la Comédie-Française. Les autres scènes leur payaient tribut, depuis les baraques de la foire jusqu’à l’Opéra-Comique et la Comédie-Italienne, qui, en se fusionnant par la suite, amenèrent la création de ce genre mêlé de chant et de dialogue qu’on exploitait à la salle Favart. Quand vint la révolution, les novateurs durent penser à rendre les théâtres indépendans : ils se demandèrent pourquoi la scène française ne serait pas libre au même titre que la presse et la tribune. Les journaux s’étaient occupés déjà de la question, lorsqu’une pétition fut rédigée, et présentée par La Harpe, le 24 août 1790, à l’assemblée nationale constituante. Cette pétition demandait qu’on pût jouer tout et partout. Parmi les signataires, on retrouve les noms de Sedaine, de Cailhava d’Estandoux, de Chamfort, de Fenouillot de Falbaire, de Ducis, de Collot-d’Herbois, de Marie-Joseph Chénier et de Beaumarchais. L’assemblée nationale l’accueillit favorablement : deux mois après, Rabaut-Saint-Étienne, Chapelier et Target, membres de la commission nommée à cet effet, présentèrent leur rapport concluant à ce que « tout homme pût établir un spectacle sous la surveillance de la police. » La question fut mise à l’ordre du jour de la séance du 13 janvier 1791, et, à la suite d’une discussion à laquelle prirent part Robespierre et l’abbé Maury, l’assemblée constituante vota, le 19 janvier, un décret dont l’article 1er était ainsi conçu : « Tout citoyen pourra élever un théâtre public, et y faire représenter des pièces de tous les genres, en faisant, préalablement à l’établissement de son théâtre, sa déclaration à la municipalité du lieu. »

Cette liberté illimitée dura, en réalité, jusqu’au décret du 8 juin 1806, par lequel Napoléon Ier créa une législation répressive. Cette législation demeura en vigueur pendant la restauration, la monarchie de juillet, la république de 1848 et la plus grande partie de l’empire. Quand Napoléon III inclina vers des idées moins autoritaires, quelques écrivains réclamèrent un retour aux doctrines établies par le décret de 1791. Il y eut une sorte de campagne, organisée dans la presse parisienne, pour y amener le gouvernement. Le comte Walewski, esprit modéré, épris de littérature, crut servir la cause de la scène française en poussant l’empereur à décréter l’indépendance des théâtres ; il était alors ministre d’état et des beaux-arts ; plus tard les beaux-arts passèrent au ministère de la maison de l’empereur, dont le portefeuille appartenait au maréchal Vaillant ; mais, quoique absorbé par la politique militante, M. Walewski poursuivait son idée. Ce fut ainsi que, brusquement, sous l’influence de ce conseiller intime, et sous la pression de l’opinion publique égarée, l’empereur malgré les courageux efforts de M. Camille Doucet, fit revivre la législation de 1791 par le décret du 6 janvier 1864.

On le voit, en prenant comme point de départ l’année 1680, date de la création de la Comédie-Française, jusqu’à nos jours, c’est-à-dire pendant une période de 198 ans, les théâtres ont été libres pendant vingt-neuf années seulement, et soumis le reste du temps, à un système répressif. Il est inutile d’appuyer sur la prospérité de la Comédie-Française et de l’Opéra jusqu’à la révolution, leur histoire pendant cette époque se racontant d’elle-même avec les noms resplendissans des maîtres. Mais, en prenant cette histoire au lendemain du décret de l’assemblée nationale constituante, il est aisé de prouver que cette prétendue liberté a toujours été aussi funeste à l’art que nuisible à la prospérité des entreprises théâtrales.


I

Nous avons dit que la pétition des auteurs dramatiques convertie en décret par le vote du 19 janvier 1791 pouvait se résumer en ces mots : « jouer tout et partout. » La majorité des auteurs signataires ne tenait qu’au premier terme de la proposition : jouer tout. Le second terme : jouer partout, fut ajouté par La Harpe de son autorité privée. Deux de ces écrivains, Cailhava et Marie-Joseph Chénier, avaient même exprimé nettement leur opinion. Dans un livre intitulé : Causes de la décadence du théâtre, publié en 1789, Cailhava sollicitait l’établissement d’une seconde Comédie-Française qui fît concurrence à la première et aidât à l’éclosion de jeunes auteurs et de jeunes acteurs : idée qu’a réalisée depuis la création de l’Odéon. Marie-Joseph Chénier, dans une brochure sur la liberté du théâtre, et non des théâtres, demandait qu’on pût mettre sur la scène tous les sujets. Cette proposition équivalait à réclamer l’abolition de la censure : nous y reviendrons tout à l’heure. Mais, en somme, même les esprits les plus libéraux ne voulaient pas qu’on permit au premier venu d’ouvrir une salle de spectacle, selon son caprice ou son intérêt. Ce fut pourtant la conséquence immédiate du décret de la constituante. Du jour au lendemain, cinquante théâtres furent installés. Le premier résultat obtenu a été la ruine de ces diverses entreprises ; M. Régnier, l’éminent sociétaire de la Comédie-Française, professeur au Conservatoire, a fait remarquer, dans une déposition devant le conseil d’état, que les théâtres de l’ordre le plus inférieur, tels que ceux de Nicolet et d’Audinot, échappèrent seuls au sort commun. D’aucuns ont prétendu que ces faillites successives étaient causées par les événemens qui bouleversèrent la France. Certes, pendant les premières années, la tentative eut à lutter contre les troubles sans cesse renaissans : à la veille de Valmy et de Jemmapes, au lendemain du 21 janvier, le drame était moins sur la scène qu’aux frontières et à la convention. ; mais il ne faut pas oublier qu’après la réaction thermidorienne, Paris tout entier se rua au plaisir, et cependant jamais les désastres ne furent si nombreux. Sans même vouloir citer les déconfitures des établissemens de second et de troisième ordre, comme les théâtres de la Liberté, à la foire Saint-Germain, de la Concorde, rue du Renard-Saint-Merry, ou des Élèves-de-Thalie, rue de l’Estrapade, on peut alléguer l’exemple donné par les scènes les plus élevées, où tant d’artistes de talent s’étaient réunis, comme l’Opéra, la Comédie-Française, l’Odéon, Feydeau, Louvois, etc.

L’Opéra s’était installé, le 26 juillet 1794, la veille du 9 thermidor, dans cette ancienne salle de la Porte-Saint-Martin que la commune a brûlée. Là brillaient Nourrit père, Mlle Armand, Etienne Lainé, qui chantait la Marseillaise avec le bonnet rouge sur la tête, Rode et le fameux Garat. Celui-ci parvenait seul à faire de temps en temps beaucoup d’argent, si bien qu’un soir, grâce à lui, la recette monta à quinze mille livres. « Pourtant Garat n’a qu’un filet de voix ! — dit un mécontent. Un bon plaisant répliqua : — C’est un beau filet, celui qui pêche d’un seul coup quinze mille livres dans la poche des Parisiens ! » En dépit de tout, les affaires furent mauvaises ; et cependant l’Opéra était subventionné, car Hébert lui-même reconnaissait la nécessité de protéger ce théâtre, « asile de la contre-révolution, disait-il, mais où néanmoins fleurissent les arts agréables. »

La Comédie-Française n’était pas plus heureuse. Dès 1791, une scission s’était produite entre ses sociétaires. Talma, Grandmesnil, Dugazon, les deux Baptiste, Michot, Damas, Mmes Vestris, Lange, Monvel, allèrent s’établir dans la salle Louvois. Cet édifice, récemment bâti par l’architecte Brongniard sur l’emplacement de l’ancien hôtel du ministre de Louis XIV, sert aujourd’hui de magasin de décors à l’Opéra-Comique. Malgré le grand nom des artistes, l’exploitation périclita. Les sociétaires non dissidens, de leur côté, n’eurent pas plus de bonheur. Ceux-là voulaient conserver la Comédie-Française avec ses vieilles traditions. On commença par les arrêter tous comme contre-révolutionnaires, à l’exception de Molé et de Desessarts. Relâchés quelques mois plus tard, ils revinrent rue de Richelieu, toujours sans succès ; si bien que le 6 frimaire an XI les consuls durent prendre un arrêté qui forçait les anciens sociétaires à reconstituer la Comédie-Française. Néanmoins elle ne retrouva sa splendeur qu’après le décret de 1806, qui supprimait la liberté des théâtres.

L’Odéon eut des destins aussi tourmentés. La Montansier l’ouvrit le 16 août 1794, et le ferma à la fin de novembre de la même année. Cinq troupes essayèrent successivement d’y attirer le public sans pouvoir y réussir. La plus connue s’y installa en janvier 1798. On y rencontrait des artistes célèbres ou des comédiens aimés du public, comme Saint-Prix, Saint-Phal, Vanhove, Mlle Raucourt, Mme Joly ; comme Picard, l’auteur de la Petite Ville, et qui fut de l’Académie française.

Ainsi la ruine pour tous, pour les entrepreneurs, qui faisaient faillite, pour les acteurs, qui n’étaient pas payés, voilà ce que produisit l’autorisation donnée par l’assemblée constituante de jouer partout. Les esprits n’avaient pas tardé d’ailleurs à en être frappés, puisque dès l’an VII, voyant les funestes effets causés par la multiplicité des théâtres, le directoire en provoqua la réduction.

Un autre résultat désastreux amené par cette liberté illimitée, ce fut l’abondance de mauvais acteurs. Auparavant, un comédien, ne pouvant paraître devant le public qu’à la Comédie-Française, était obligé de se livrer à une étude approfondie de son art. Le grand nombre des théâtres fit surgir plusieurs centaines d’acteurs qui ne savaient rien et ne voulaient rien apprendre. Le même désordre se retrouve dans les œuvres dramatiques représentées pendant cette période de quinze ans ; elle produisit peu d’ouvrages de valeur, car les pièces célèbres, telles que la Mort d’Abel de Legouvé, l’Ami des lois de Laya, les Victimes cloîtrées de Monvel, le Fénélon de M.-J. Chénier, ne furent en somme que des manifestations politiques. Il faut, remarquer du reste que les auteurs dramatiques distingués ne profitèrent que très peu des nombreux théâtres créés après le décret de 1791. Les écrivains en réputation tinrent à honneur de ne donner leurs œuvres qu’aux scènes littéraires, si bien que ces nouveaux théâtres, dont on espérait tant, en furent réduits aux élucubrations des auteurs de quatrième ordre. Seul Beaumarchais fît représenter son drame de la Mère coupable sur le théâtre du Marais, mais il fut très heureux que la Comédie-Française voulût bien le reprendre.

On a cherché la cause des innombrables faillites qui accablèrent les théâtres de 1791 à 1806 : quelques exemples l’établiront d’une manière indiscutable. Les habitans de Paris, pris en masse, n’ont qu’une certaine somme d’argent disponible pour les plaisirs du spectacle ; le nombre des scènes peut augmenter, le chiffre de cette somme reste le même, si bien que plus il y a de spectacles plus l’argent est disséminé. M. Régnier, dans la remarquable déposition devant le conseil d’état dont nous avons déjà parlé, en donnait une preuve concluante : « Il existait à Londres un théâtre magnifique, celui de l’Opéra ; une concurrence, engendrée par la folie de quelques-uns, s’est établie à Covent-Garden… Covent-Garden est en déconfiture, et l’on tremble pour l’Opéra. Il faudrait toujours garder une proportion invariable entre le nombre des théâtres et celui de la population. » Napoléon Ier se rappelait l’arrêté du directoire de l’an VII quand il lança le décret de 1806 ; il comprit, lui aussi, qu’il fallait maintenir une proportion entre le nombre des théâtres et le chiffre de la population, si bien que le 29 juillet 1807 il en supprima plus de quarante, et n’en laissa subsister que huit ; quatre grands : l’Opéra, la Comédie-Française, l’Opéra-Comique et le Théâtre-de-l’Impératrice ; quatre petits : le Vaudeville, la Gaîté, l’Ambigu-Comique et les Variétés.

Le résultat ne se fit pas attendre. Pendant les quinze années de liberté illimitée, de 1791 à 1806, plus de cinquante entreprises théâtrales avaient fait faillite ; pendant la période de quinze années qui suivit, de 1807 à 1822, période troublée par les guerres de l’empire et deux invasions, mais pendant laquelle la liberté illimitée n’existe plus, on ne compte que cinq faillites. Encore, sur ces cinq faillites, deux seulement sont faites par des scènes d’ordre, l’Odéon et la Porte-Saint-Martin. Les trois autres proviennent d’entreprises point sérieuses, et souvent excentriques, comme par exemple celle d’un sieur X…, tombé en déconfiture en 1819, et qui s’intitule : « entrepreneur des montagnes lilliputiennes et du cabinet d’illusions. » Donc la ruine sitôt qu’existe la liberté illimitée des théâtres, la prospérité sitôt qu’elle est supprimée.

Mais, comme avec le temps les souvenirs disparaissent et les opinions se déplacent, la question fut remise à l’ordre du jour en 1848. De longues années s’étaient écoulées ; de nouvelles générations étaient nées qui mirent au nombre des libertés à reconquérir l’indépendance illimitée des théâtres, confondant ainsi, sous l’empire d’un mot, la vraie liberté avec l’abus. Le président de la république, Louis Bonaparte, institua une commission au conseil d’état, chargée d’étudier la question et de préparer une loi. Cette commission, présidée par M. Vivien, assisté de MM. Charton, Defresne et Béhic, conseillers, de MM. Faré et Tranchant, auditeurs, appela devant elle trente-deux personnes appartenant au théâtre : des directeurs, des auteurs dramatiques, des musiciens, des critiques, des comédiens, un maître de ballet, etc. Vingt-quatre de ces hommes du métier se prononcèrent pour le système répressif, entre autres Auber, Scribe, Provost et M. Régnier, de la Comédie-Française. Scribe établissait nettement son opinion, et d’une façon qui concluait dans notre sens. Répondant à Alexandre Dumas père, qui demandait la liberté illimitée, tout en reconnaissant qu’elle amènerait de nombreuses faillites, ce qui était absolument contradictoire, Scribe prononça cette phrase très sage : « Mon confrère, avec son système, nous promet d’ici à deux ans une vingtaine de banqueroutes, au bout desquelles il restera dix ou douze théâtres ; je demande qu’on établisse tout de suite ces dix ou douze théâtres avant d’avoir laissé se consommer la ruine d’un millier de familles. » M. Victor Hugo, bien qu’il fût partisan également de la liberté illimitée, avouait lui-même qu’il « fallait l’organiser. » Enfin la grande majorité s’accordait à déclarer que, si on décrétait l’indépendance absolue, on décréterait par cela même la ruine des entreprises et l’abaissement de l’art.

Ceux-là seuls étaient dans le vrai. Les exemples à l’appui ne manquent pas depuis le décret de 1864, qui a rétabli la législation de 1791 ; la triste prédiction de Scribe s’est réalisée, non pas une, non pas dix, mais cent fois : que de familles réduites à la misère ! Il y a dans un théâtre toute une petite population qui ne mange que si les affaires sont bonnes : les acteurs, les costumiers, les décorateurs, les musiciens, les ouvreuses, les contrôleurs et agens de toute sorte, sont soumis depuis 1864 aux caprices du premier venu, auquel il prend fantaisie de s’improviser directeur. Auparavant V administration des beaux-arts pouvait veiller aux intérêts de tout ce monde-là. Elle n’accordait un privilège qu’à un homme d’une honnêteté reconnue et présentant des garanties pécuniaires suffisantes ; bien plus, elle lui faisait déposer une somme d’argent souvent très élevée pour que les nombreuses familles dépendant de lui ne souffrissent pas en cas de malheur. Aujourd’hui un homme sans argent peut ouvrir un théâtre à son gré : il force les ouvreuses, les contrôleurs, etc., à lui remettre un cautionnement ; tous apportent leurs économies, dont le total est quelquefois de 30,000 francs. C’est avec ces 30,000 francs qu’il monte sa première pièce : si elle réussit, il continuera jusqu’à la culbute finale ; si elle échoue, il est mis en faillite, et cinquante familles manquent de pain. On objectera que ces malheureux devraient être rendus défians ; mais le nombre illimité des théâtres a créé toute une population qui ne vit et ne peut vivre que par les théâtres. Sitôt que l’un se ferme, elle attend avec impatience qu’un autre se rouvre.

Comme quelques-uns de ces directeurs, aventuriers d’une nouvelle espèce, ont réussi dans leurs entreprises, beaucoup de pauvres gens, depuis le contrôleur en chef jusqu’à la dernière ouvreuse, sont constamment alléchés par l’espérance de rencontrer une chance aussi heureuse. On sait si bien leur jeter de la poudre aux yeux ! Le directeur nouveau, avant d’entrer en fonctions, réunit tout son personnel, il lui promet monts et merveilles ; il a beaucoup d’argent, MM. X… et Z… » des noms sonnans, l’ont assuré de leur appui… Est-il étonnant que ces infortunés se laissent prendre à la glu ? Non ; à force de vivre de la vie conventionnelle du théâtre, leur nature, s’est peu à peu modifiée : pour eux, le soleil c’est la rampe, la campagne un décor de fond avec des arbres, la mer un morceau de toile peinte, la beauté du blanc et du rouge plaqués sur les joues. Comme autour d’eux tout n’est qu’illusions, ils se laissent aller lentement à l’illusion, eux aussi. Ils ont assisté à de tels soubresauts de fortune ! Ils ont vu si souvent la caisse vide le matin, remplie le soir par miracle au moyen de recettes inespérées ! Enfin, si ces raisons ne suffisent pas à les excuser, nous croyons que parce que la race des dupes est éternelle, ce n’est pas un motif pour encourager les dupeurs.

Si au moins l’art profitait de ces ruines ! Est-il difficile de prouver qu’il n’a retiré que l’abaissement du décret de 1864 ? Quelques mots suffiront. Ce décret n’a pas fait naître un seul théâtre sérieux ; il n’a servi en somme qu’à propager l’opérette, qui se joue un peu partout. On ne peut pas citer une seule œuvre réellement littéraire qui ait été représentée, depuis 1864, ailleurs que sur les scènes d’ordre existant auparavant. Quelques hommes intelligens ont essayé de faire des entreprises littéraires : ils y ont renoncé bientôt, ou sont tombés dans l’opérette et la féerie. Les troupes d’ensemble, qui faisaient naguère la fortune des directeurs et des auteurs, ont été disséminées par cela même que le nombre des scènes était plus grand. On a vu sortir on ne sait d’où une multitude d’acteurs pitoyables, et l’on a connu ce scandale de femmes de mauvaise vie montant sur les planches. On a assisté au déploiement de mise en scène des pièces dites pièces à femmes en argot de coulisses : les figurantes à demi nues et les actrices en maillot remplaçaient l’esprit. On cite dans les théâtres de féerie l’histoire d’un auteur qui, se trouvant avoir écrit une scène absurde, disait : « Nous mettrons là cinquante femmes de plus, et le public ne s’apercevra de rien. » Que pouvait l’administration des beaux-arts contre ces appels incessans aux mauvaises passions et au mauvais goût du public ? Rien. Le décret de 1864 la désarmait. M. Camille Doucet, qui fut directeur général des théâtres au ministère des beaux-arts jusqu’en 1870, tenta de réagir contre cette invasion de l’opérette et de la féerie ; il prodigua les subventions aux entreprises littéraires ; rien n’y fit.

Ainsi la seconde expérience a été identique à la première : de 1864 à 1877, il y a eu autant de faillites, autant de ruines que de 1791 à 1806, et l’art, pendant ces deux périodes, s’est avili peu à peu, le goût du public étant sans cesse atteint par des œuvres malsaines et sans valeur, soutenues par des exhibitions vicieuses. Ces résultats produits par la liberté illimitée des théâtres ont dû frapper bien des esprits éclairés, répondra-t-on. Comment donc se fait-il que pas un ministre n’ait essayé de supprimer ou de modifier ce décret de 1864 ? Sous l’empire, on n’aurait pas osé porter atteinte à un projet longtemps caressé par le souverain ; depuis l’avènement de la république française, les ministres se sont succédé si rapidement au département des beaux-arts qu’ils n’ont pas eu le temps d’élucider la question. Puis, il faut bien le dire, le ministre des beaux-arts est en même temps ministre de l’instruction publique et ministre des cultes : il doit s’occuper de l’université, du clergé, des débats politiques : accablé d’affaires, il prend généralement les théâtres pour une chose sans importance, comme si notre pays ne leur devait pas quelques-unes de ses gloires les moins contestées ! Excepté M. Jules Simon, pas un de ces hommes d’état ne connaissait la question : M. Jules Simon seul a essayé des réformes conçues toutes dans le sens le plus élevé ; mais son passage aux affaires a malheureusement été si court qu’il n’a pu exécuter tous les plans qu’il avait en tête. Enfin le titre même du décret : « Décret sur la liberté des théâtres, » a effrayé le plus grand nombre. Ceux dont l’opinion aurait pu faire poids ont eu peur de passer pour des esprits antilibéraux : ils n’ont pas osé porter atteinte à ce mot de liberté donné à tort à une simple question d’art et de morale publique. Qui sait même si beaucoup n’ont pas cru que, en rétablissant la législation de 1806, ils rétabliraient la censure, ou du moins lui donneraient des armes mieux acérées ? Il est temps de montrer que la censure n’a rien à voir là dedans, car l’empire d’un mot est tel, en France, qu’une expression impropre peut quelquefois empêcher une noble idée d’être mise en lumière.

La censure théâtrale n’existe à l’état officiel qu’à partir de 1702. Le 22 août de cette année-là, la Comédie-Française avait représenté une pièce en quatre actes, en prose, de Nicolas Boindin, intitulée le Bal d’Auteuil, œuvre médiocre, et d’une immoralité notoire. Le bruit en vint jusqu’aux oreilles du roi, qui chargea François-Bernard Potier, duc de Gesvres, gouverneur de Paris, de faire retirer le Bal d’Auteuil de l’affiche de la Comédie-Française. Dès lors la censure existait de fait : elle vécut, d’abord exercée, sous le contrôle du lieutenant de police, ensuite confiée à tel ou tel personnage ; le premier censeur, en date, fut l’abbé Cherrier, homme assez immoral, et qui ne détestait pas les choses lestes. « La censure de l’abbé Cherrier, dit M. Victor Hallays-Dabot dans son excellente Histoire de la censure, est bienveillante : elle se ressent de ses habitudes d’esprit. Il a regret de couper certaines gaillardises. En effaçant cette phrase : « Il n’est rien de plus intéressant pour le public que d’être propriétaire d’une belle femme dont chaque personne tâche d’avoir l’usufruit… » il écrit en marge : « La pensée est pourtant délicate. » Il serait trop long de passer en revue tous les successeurs de l’abbé Cherrier, à commencer par Crébillon. Notons seulement que sous l’ancienne monarchie, époque de répression absolue cependant, la censure n’est pas si cruelle, puisque Grimm, esprit très frondeur, écrivait en 1784, avec une pointe d’ironie, il est vrai : « La police de nos théâtres n’a jamais été honorée d’une attention… plus auguste et plus scrupuleuse. » Et de fait, l’autorité pesait bien peu lourdement sur la scène française. Le Mariage de Figaro date de 1784, le Charles IX de Marie-Joseph Chénier de 1789 : l’année suivante, on jouait la Famille patriote ou la Fédération du futur conventionnel Collot-d’Herbois, comédie absolument révolutionnaire. Le censeur, M. Suard, de l’Académie française, royaliste convaincu, n’avait pas cru devoir interdire des œuvres qui n’étaient en somme que des machines de guerre dressées contre le gouvernement. L’un des rares exemples de sévérité qu’on puisse citer c’est l’interdiction prononcée contre la fameuse tragédie de Fenouillot de Falbaire, l’Honnête criminel, qui demeura défendue pendant vingt-quatre ans. On sait que cette pièce avait été inspirée à Fenouillot de Falbaire par l’aventure d’un protestant nommé Jean Fabre, qui s’était fait condamner aux galères pour épargner ce supplice à son vieux père. La tragédie fut autorisée enfin en 1789, et représentée l’année suivante à la Comédie-Française (19 janvier 1790) avec un énorme succès. Jean Fabre s’appelait André le galérien : ce fut Talma qui créa ce rôle émouvant.

On voit que ces quatre œuvres furent données au public avant le décret du 19 janvier 1791, qui proclamait la liberté des théâtres. Cette liberté entraîna-t-elle l’abolition de la censure ? En droit, oui, puisqu’elle fut déclarée supprimée : en fait, non, puisque presque immédiatement la commune de Paris interdit la représentation de l’Ami des Lois, comédie en cinq actes, en vers, de Laya, et de Adrien, empereur de Rome, opéra en trois actes, paroles d’Hoffmann, musique de Méhul. La commune prétendit que « l’opéra était évidemment royaliste, puisque les chevaux qui devaient traîner sur la scène le char d’Adrien avaient appartenu à Marie-Antoinette ! »

D’ailleurs on peut dresser un tableau comparatif prouvant que jamais peut-être la censure ne fut plus dure que sous le régime de la liberté des théâtres. Ainsi en trois ans, de 1792 à 1795, le nombre des pièces présentées et censurées est de 151 ; en treize ans, de 1835 à 1848, c’est-à-dire lorsque la liberté des théâtres n’existe plus, le nombre des pièces présentées est de 8,330, le nombre des pièces censurées est de 123. Ces chiffres parlent d’eux-mêmes ; ils ont été puisés, les premiers dans les Études administratives de M. Vivien, les seconds dans l’enquête du conseil d’état de 1849. M. Vivien fait remarquer en outre que pendant ces trois années, de 1792 à 1795, la censure avait déclaré mauvais les ouvrages les plus irréprochables : presque toutes les comédies de Molière ; Nanine et Mahhomet de Voltaire ; Beverley de Saurin ; jusqu’au Jeu del’ amour et du hasard de Marivaux ! Bien plus, il était ordonné aux comédiens de remplacer toujours le mot : « monsieur » par le mot « citoyen, » même dans les pièces en vers !

Donc la question de censure est absolument distincte du régime auquel sont soumis les théâtres, qu’ils soient libres ou subordonnés à l’administration. La censure a existé sous tous les gouvernemens, libéraux ou despotiques, de droit populaire ou de droit divin ; on pourrait même ajouter qu’elle fut de tous les temps et de tous les pays. Les Athéniens brûlaient les livres de Protagoras, les Romains ceux de Labienus sous Auguste, des chrétiens sous Dioclétien, d’Arius sous Constantin. Au moyen âge, il y eut progrès : on brûla non-seulement le livre, mais encore l’auteur du livre. Les écrivains d’aujourd’hui peuvent donc être indulgens envers la censure, qui ne livre aux flammes ni une page de leurs drames, ni un cheveu de leur tête ! La nécessité en est avouée par tous ; au reste, les esprits se partagent seulement sur la question de savoir si elle doit être préventive ou répressive, c’est-à-dire exercée avant ou après l’apparition de l’ouvrage.

Nous croyons avoir prouvé que la liberté illimitée des théâtres n’est pas une liberté à proprement parler, mais un abus ; que la supprimer ne serait pas une mesure anti-libérale ; qu’elle est une cause de faillites et de ruines ; enfin qu’elle contribue à l’avilissement de l’art. On ne trouverait pas, à l’heure présente, dans toute la littérature dramatique, dix écrivains qui oseraient la défendre. Aujourd’hui que l’expérience a plaidé elle-même le pour et le contre, presque tous les hommes du métier ont leur opinion faite. Certes ils ne demanderaient pas qu’on en revînt aux erremens du système qui prévalait avant le décret de 1864 ; mais, entre la répression absolue et la liberté illimitée, il y a un juste milieu où l’on peut se tenir. La grande majorité des gens de théâtre, directeurs, auteurs, critiques ou comédiens, est d’accord sur certains points. Qu’on réduise le nombre des scènes ; l’opérette certes en souffrira : où est le mal ? Que l’administration des beaux-arts accorde difficilement de nouvelles autorisations, en tout cas qu’elle ait soin de s’enquérir auparavant de l’honnêteté et des moyens pécuniaires des solliciteurs ; enfin qu’on lui donne assez d’autorité pour forcer les directeurs subventionnés à observer leurs cahiers des charges, devenus absolument illusoires. Pour ne citer qu’un exemple, ce qui se passe à l’Odéon n’est-il pas un vrai scandale ?

Le directeur de l’Odéon reçoit annuellement une subvention de 60,000 francs. En échange, lorsqu’il a signé son cahier des charges en septembre 1872, il a pris l’engagement de donner par an : 1° quatre pièces nouvelles en trois, quatre ou cinq actes ; 2° quatre pièces nouvelles en un ou deux actes ; 3° quarante représentations classiques ; ce qui subdivisait ainsi sa subvention :


1,000 francs par chaque représentation classique 40,000 fr.
4,000 francs pour chaque grande pièce, soit pour les quatre. 16,000
1,000 francs pour chaque petite pièce, soit pour les quatre. 4,000
Total. 60,000


Cette subvention de 60,000 francs est doublée par ce fait que M. Duquesnel n’a pas de loyer à payer, l’état lui concédant gratuitement la salle. Or, à l’heure où nous écrivons, le directeur de l’Odéon est d’une année en retard sur le nombre des grandes pièces qu’il est tenu de jouer ; ce retard serait même plus considérable, s’il n’avait pris soin d’étrangler un ou deux auteurs nouveaux entre deux ouvrages importans. A l’heure présente, il monte à grands frais un drame posthume d’Alexandre Dumas père, et il fait annoncer qu’il entend bien le jouer une année entière ; mais que deviendront ses engagemens pendant cette année-là ? L’administration des beaux-arts lui permettra-t-elle de suivre toujours les mêmes erremens ? N’est-elle pas bien faible avec lui ? Lorsqu’on fait observer que le directeur de l’Odéon manque à la lettre et à l’esprit de son cahier des charges, qu’il donne ses représentations classiques en matinées, contre son droit ; que, depuis cinq ans qu’il est en fonctions, il n’a joué absolument que ceux-là même qu’il n’avait pas le droit d’accueillir, l’administration des beaux-arts peut répondre : « Nous n’y pouvons rien. Y a-t-il un directeur des théâtres ? Non ; il n’y a qu’un directeur des beaux-arts, qui ne s’occupe que de la peinture. Quant au ministre, il est si incertain du lendemain qu’il ne veut pas se faire d’ennemis et laisse aller les choses. » Aussi la critique se plaint ; la commission des auteurs dramatiques se plaint ; tout le monde se plaint : rien n’y fait. Le directeur de l’Odéon ne s’occupe de rien. Il sait que, grâce à la liberté des théâtres, l’administration des beaux-arts est presque désarmée, et que depuis nombre d’années les cahiers des charges n’existent que pour n’être pas respectés.

La question est importante, on le voit, et porte sur des points bien différens ; elle serait déjà résolue, si la politique n’absorbait pas les esprits. Il nous semble cependant qu’on pourrait aisément instituer une commission comme celle dont nous avons parlé, et où seraient appelés les hommes, du métier dont l’opinion ferait poids dans la matière. Et une fois la liberté illimitée des théâtres supprimée, cette commission aurait à s’occuper d’une autre question non moins grave, non moins importante, et qui touche à la vie même du théâtre, c’est-à-dire des cafés-concerts. On en parle beaucoup, et on les connaît peu ; d’aucuns s’imaginent même que le café-concert et le théâtre étant deux entreprises absolument distinctes n’ont entre eux aucune connexité ; il est aisé de prouver le contraire, car, si l’on ne se hâte de remédier au mal, la phrase de Joseph de Maistre sera vraie une fois encore, et ceci tuera cela.


II

En proclamant la liberté des théâtres par le décret du 6 janvier 1864, le gouvernement n’entendait pas abdiquer son droit de haute surveillance sur les autres établissemens publics. L’article 6 du décret disait : « Les spectacles de curiosités, de marionnettes, les cafés dits cafés-chantans, cafés-concerts… restent soumis aux règlemens actuellement en vigueur. » Quelques mois après, le 1er juillet 1864, l’article 68 d’une ordonnance de police réglait définitivement la question dans les termes suivans : « Sont astreints comme par le passé à notre autorisation préalable, et par conséquent laissés en dehors de la présente ordonnance, les cafés-concerts et cafés dits chantans, où les exécutions instrumentales et vocales doivent avoir lieu en habit de ville, sans costumes ni travestissemens, sans décors, et sans mélange de prose, de danse et de pantomime. » Cette ordonnance n’a jamais été rapportée ; légalement parlant, elle est toujours en vigueur, mais elle n’est plus respectée.

En 1872, le nombre des cafés-concerts flottait entre 120 et 145. Ce chiffre effraya certaines personnes qui voient avec raison dans ces mauvais lieux les pires ennemis de la morale et du goût public, ajoutons de la grandeur littéraire de notre pays. Que s’est-il produit en effet ? Dans les premiers temps, maintenus par l’article 68 de cette ordonnance de police, les cafés-concerts ne donnèrent que des chansonnettes dites en habit de ville, et sans mélange de prose. Le spectacle était peu attrayant en somme ? la foule ne vint pas, et la clientèle de ces établissemens resta la même, c’est-à-dire qu’elle fut composée, ainsi qu’auparavant, d’oisifs, de curieux et de passans. Généralement il y avait peu de femmes. Or le propriétaire d’un de ces cafés-concerts comprit qu’il existait dans Paris toute une classe de gens dont on pouvait enlever la clientèle aux théâtres : les travailleurs de toute espèce, bourgeois, ouvriers, boutiquiers, commis et petits rentiers, viendraient au café-concert de préférence, sitôt qu’ils y trouveraient à peu près le même programme que dans les salles de spectacle. Ces établissemens jouissent de plusieurs avantages, en effet, qui leur permettent de faire payer les places moins cher ; les meilleures ne coûtent que 2 francs.

Il s’agissait donc d’éluder l’ordonnance de police en composant des programmes pouvant rivaliser avec ceux des théâtres. Une chansonnette dite par un homme en habit noir ou par une femme en toilette décolletée ne produit pas l’illusion du costume. Le costume étant interdit, on imagina de grimer chaque acteur ou chaque actrice selon ce qu’ils avaient à dire. Si la chansonnette parlait d’un vieil invalide, le comédien arrivait en habit noir, en cravate blanche, mais le visage était grimé en vieux. L’administration ne pouvait pas se plaindre : l’ordonnance de police n’avait pas prévu le cas. Ceci fait, on mêla à chaque chansonnette deux ou trois lignes de récitatif, ce qu’on appelle « le parlé. » C’était marcher sur le terrain défendu, mais l’infraction était si légère en somme qu’on la toléra. L’administration se dit que cela ne constituait pas un délit bien grave : elle avait compté sans l’imagination et la ruse des entrepreneurs de cafés-concerts.

L’un d’eux imagina un beau soir d’embaucher une tragédienne sans engagement. L’aventure fit un certain bruit dans la presse parisienne, qui, se laissant prendre aux apparences, applaudit à ce qu’elle appela une tentative littéraire. La direction des théâtres ne pouvait rien empêcher, puisque l’un des funestes effets du décret du 6 janvier 1864 était d’autoriser l’avilissement du répertoire. Certes il est bon d’initier la foule aux chefs-d’œuvre ; encore faut-il les entourer d’un certain respect, et ne pas mettre une tirade du Cid ou de Britannicus entre deux chansonnettes obscènes. De son côté, l’entrepreneur avait son idée : il voulait faire de l’art, régénérer son public. Pourquoi ne permettrait-on pas à la tragédienne de dire en péplum du Corneille et du Racine ? N’était-ce pas un peu bien ridicule d’entendre le Songe d’Athalie ou les Imprécations de Camille déclamés par une femme en robe décolletée, avec une fleur dans les cheveux et des gants à cinq boutons ? Le raisonnement était habile : le péplum fut autorisé, mais le directeur du café-concert avait ce qu’il voulait : un précédent. Puisqu’on permettait une fois le costume, on devait le permettre deux fois,… et toujours. Grâce au précédent, il obtint gain de cause. La direction des théâtres toléra le costume : le propriétaire du café-concert supprima les vers de Corneille et de Racine, désormais inutiles, et le tour fut joué.

Dès lors tous les établissemens du même genre usèrent de l’avantage. L’acteur qui devait dire une chansonnette de paysan mettait un costume campagnard ; celui qui devait débiter une « chansonnette maritime » s’habillait en matelot, et ainsi de suite. Une ou deux fois, l’administration voulut réclamer ; mais quelques journaux, trompés par l’apparence, plaidèrent non coupable. En proscrivant le costume, que voulait-on empêcher ? Que les cafés-concerts n’en vinssent à jouer une pièce, puis deux et trois pièces de théâtre dans la même soirée. Or, avec ou sans costume, la chansonnette n’en restait pas moins une chansonnette : il n’y avait donc pas de dangers. Par malheur, ceux qui n’ont pas le droit ont la ruse, et il y a longtemps qu’on a dit : Rien n’est plus facile que d’éluder la loi sans en sortir. Les entrepreneurs imaginèrent d’inaugurer des duos : c’était toujours la chansonnette, et rien autre chose ! Seulement avec un peu d’habileté de la part des auteurs et de complaisance du fait des acteurs, ces duos-là devinrent de vraies pièces à deux personnages, les trios et les quatuors des pièces à trois et quatre personnages : si bien qu’aujourd’hui, sans en avoir le droit, les cafés-concerts jouent des opérettes, des vaudevilles et des drames, et font aux théâtres une concurrence formidable.

Quand l’administration de la police impériale en 1870 vit l’état des choses, elle crut que les conséquences seraient peu importantes. Vainement on lui objecta que les scènes d’ordre élevé souffraient de cette concurrence inégale : les cafés-concerts payant un droit des pauvres moins fort que les théâtres, le public pouvant y boire et y fumer, attrait pour une certaine classe de spectateurs, ils jouissaient donc de plus d’avantages que les scènes d’ordre, sans avoir à supporter toutes les charges qui pèsent sur celles-ci. Il fut répondu que, si on ramenait les cafés-concerts au respect de l’ordonnance de 1864, on ruinerait beaucoup de commerçans ; que d’ailleurs les petits théâtres, peu intéressans, auraient seuls à souffrir de cette concurrence, et qu’en somme, l’art n’ayant rien à voir en tout cela, le péril n’était pas bien grand. L’événement a prouvé le contraire, et il est aisé d’établir combien l’art, le goût de la masse et la morale ont été atteints par cette extension inouïe des cafés-concerts et par la liberté qui leur est laissée.

Ainsi l’on s’étonne, depuis quelques années, que le Conservatoire de musique et de déclamation fournisse peu de sujets brillans ; autrefois, quand un jeune homme ou une jeune femme sortaient de cette école dans un bon rang, ils entraient aussitôt dans les principaux théâtres de Paris. La Comédie-Française et l’Odéon engageaient les premiers et les seconds prix ; le Gymnase, le Vaudeville et les scènes de drame se partageaient les accessits. Certes il arrivait souvent que le public dérangeait l’ordre des récompenses, et maintes fois le premier prix du Conservatoire expiait par de nombreux insuccès sa gloire d’un seul jour ; mais enfin c’était une émulation entre ces jeunes gens, qui jouaient des œuvres sérieuses, et se formaient lentement à leur art.

De même pour les scènes musicales. L’Opéra, l’Opéra-Comique, le Théâtre-Lyrique, voire les Italiens, recrutaient au Conservatoire de jeunes chanteurs, dont quelques-uns sont devenus des artistes célèbres, dont les moins heureux ou les moins doués sont restés cependant à une place honorable dans nos grands théâtres de musique. Maintenant au contraire, les directeurs de théâtre cherchent en vain ces deux oiseaux rares : le jeune premier et le ténor. Encore trouve-t-on de temps en temps un jeune premier ; mais le ténor est devenu pareil au phénix de l’antiquité, avec cette différence qu’il ne renaît pas de ses cendres. Il doit exister une cause à cette rareté, car il n’en est pas des voix de ténor comme des animaux antédiluviens qui ont disparu avec le temps. La cause, c’est le café-concert. Un jeune chanteur, ou un jeune acteur, à sa sortie du Conservatoire, ne connaît encore rien du métier théâtral. Quelque belle que soit sa voix, quelque excellente que soit sa diction, il ne sait guère que chanter et déclamer. Si on l’engage à l’Odéon ou à l’Opéra-Comique, il lui faudra au moins un an pour apprendre à marcher, à se tenir en scène, à ne plus être gauche : pendant cette année-là, comme il ne rendra pas beaucoup de services, il recevra en conséquence peu d’argent. C’est alors que paraît le directeur du café-concert. Lui n’a pas besoin d’un artiste expérimenté ; il lui faut seulement une voix assez bonne pour chanter ou pour débiter une scène de vaudeville. Il offre donc à l’artiste, homme ou femme, un engagement bien supérieur à celui de tout théâtre, et c’est peut-être un grand avenir perdu ; en tout cas c’est un dommage pour le gouvernement, qui a donné gratuitement une instruction inutile. D’éminens professeurs ont perdu un, deux, souvent même trois ans d’enseignemens solides pour enrichir un cafetier !

Suivons l’élève du Conservatoire dans cette carrière qu’il s’est choisie. S’il a du talent, il aura du succès ; au bout de deux ans, il s’est formé au métier, car une scène de café-concert n’en est pas moins une scène. Que fait-il en ce cas ? Ou il entre dans un théâtre d’opérettes, ou il s’engage sur une scène étrangère, parce qu’ici et là il est encore attiré par l’appât du gain. Nouveau et constant dommage pour le gouvernement, qui a naturellement un autre but en payant des professeurs, en perdant un loyer considérable et en supportant des frais de tout genre pour l’établissement d’un Conservatoire qui ne profite qu’aux autres.

Afin d’empêcher ce dommage, on fait signer à chaque élève avant son admission une sorte de traité d’après lequel il s’engage à rester à la disposition des théâtres subventionnés. Si ceux-ci ont besoin de lui, il sera tenu d’y entrer. Par malheur, le directeur du Conservatoire et le directeur des beaux-arts ont toujours eu la faiblesse d’empêcher qu’on tourmentât ceux qui manquent ainsi à leur signature. Serait-ce donc une atteinte à la liberté individuelle ? Il ne saurait être question d’atteinte à la liberté individuelle là où il n’y a en somme qu’un échange librement consenti. Que penserait-on de l’École normale si elle permettait à ses élèves d’aller professer en pays étrangers, ou même si les institutions libres venaient y recruter leur personnel enseignant ? Quand leurs hautes études sont terminées, les élèves de l’École normale doivent à l’état un certain nombre d’années de service en échange des diplômes de licencié ou d’agrégé qu’ils ont reçus. S’ils veulent s’y soustraire, ils sont tenus de verser au trésor 3,000 francs d’indemnité pour les trois années où ils ont été instruits, nourris, logés gratuitement. Ne pourrait-on faire de même au Conservatoire, qui est, lui aussi, une institution gratuite ?

Le café-concert ne nuit-il qu’au développement de l’art du comédien ? Voyons plus haut. Les jeunes gens qui se destinent à la carrière d’auteurs dramatiques ont là encore un débouché si facile qu’ils prennent l’habitude de ne plus travailler que pour ces établissemens où la production, surtout de qualité inférieure, est d’un rapport certain. Mazarin disait qu’en France tout finissait par des chansons : on peut ajouter qu’en art tout décroît par des chansonnettes ! On retrouve la chansonnette partout. Autrefois un prix de Rome essayait de forcer les portes d’un grand théâtre de musique ; aujourd’hui il s’épargne cette peine inutile. Est-ce que les théâtres d’opérettes ne sont pas là, lui offrant à bref délai une réputation de mauvais aloi et un gain d’argent assuré ? A leur défaut, il y a le café-concert. Et partout la même décadence. Les feuilles à scandales ont tué les organes sérieux où la libre discussion ne s’égarait jamais dans les personnalités haineuses, où la logique n’était pas remplacée par l’insulte. Il fut un temps où la tribune française ne s’élevait si haut que parce que les orateurs savaient respecter leurs adversaires en se respectant eux-mêmes ; aujourd’hui un gros mot vaut un discours éclatant.

Cette décadence n’est-elle pas en partie causée par l’abaissement du goût public ? Et le goût public n’a-t-il pas été dépravé par les opérettes malsaines, les romans scandaleux, les pièces d’adultère et la musique de tréteaux ? En art, tout se tient. On peut admettre que chaque branche ne fleurisse pas avec le même éclat : à telle époque, les peintres sont supérieurs aux sculpteurs de leur temps ; à telle autre, les grands musiciens diminuent, et les poètes illustres paraissent ; mais enfin le niveau général demeure élevé, et les artistes, pour être inférieurs, n’en restent pas moins consciencieux et respectueux de la dignité de leur art. Si la décadence, par contre, commence pour une branche, elle ne tarde pas à se montrer dans les autres : telle la gangrène qui du membre malade gagne lentement les parties saines du corps. La mauvaise musique donne au public le goût de la mauvaise littérature, et, pour complaire à ce souverain maître, les artistes suivent le courant au lieu de l’enrayer. Ainsi certaines époques ne produisent ni grands musiciens, ni grands poètes, ni grands sculpteurs, — partant aucune grande œuvre, — car Dieu n’a pas voulu que les belles fleurs pussent croître dans la boue.

Et pour ne nous en tenir qu’aux cafés-concerts, combien leur influence sur la musique a été pernicieuse ! Naguère, lorsque les compositeurs dits faciles n’avaient pas initié la masse aux cascades et aux flonflons, on comptait dans Paris quatre théâtres de musique qui prospéraient, l’Opéra et l’Opéra-Comique en tête, et après eux le Théâtre-Lyrique et les Italiens ; à présent, un seul est réellement florissant. C’est que la foule préfère aux grandes œuvres la chansonnette plus ou moins égrillarde, l’opérette plus ou moins décolletée, et elle en a été amenée là par l’extension de ces concerts, où l’on boit, où l’on fume, où l’on se tient mal, et dont l’orchestre criard accompagne des refrains toujours bêtes et souvent nuisibles. Il est difficile de donner au lecteur une idée de cette « littérature » sans s’exposer à lui manquer de respect. La plupart de ces chansonnettes reposent sur une pensée obscène, à peine déguisée quelquefois et que l’acteur ou l’actrice a grand soin de faire ressortir en soulignant les passages malpropres. Nous avons sous les yeux dix chansonnettes choisies parmi celles qui ont obtenu le plus de succès. Dans chacune, il y a une atteinte à la religion ou à l’armée : dans toutes, un outrage à la décence. Celle-ci, intitulée Père Révérend, est le modèle du genre. « C’est une ouvrière qui se confesse et raconte au prêtre une histoire inconvenante, et, à chaque couplet égrillard, le prêtre dit, en guise de refrain : « Je vous absous, mon enfant ! » Celle-là, intitulée les Écriteaux, désigne les gens qui mériteraient d’être voués au mépris public ; c’est-à-dire le gentilhomme « qui se fait appeler monsieur de… » et qui est « flétri, souillé, taché,… » ou le soldat qui « trahit sa patrie, qui vend son drapeau… » D’ailleurs, pour que le public ne s’y trompe pas, une gravure représente un général français chamarré de décorations, à cheval sur un lièvre qui porte un écriteau avec ce mot : Traître.

Les « riches » ont aussi leur compte. On les traite « d’agioteurs de la finance, qui tripotent sur l’or et achètent les deniers des Français pour les revendre aux étrangers. » Naturellement le chansonnier conclut en déclarant qu’ils amènent « la misère du peuple qui devrait leur mettre des menottes au poignet. » Une troisième, intitulée : Pour sûr ce n’est pas moi ? contient un couplet qui dépasse tout cela. L’acteur raconte qu’il va se confesser « à un gros ventru qui se tient de l’autre côté du grillage, » et comme le confesseur lui dît : « Vous avez, je le parie, trompé, menti,… etc., » l’acteur répond avec ce refrain : « C’est peut-être vous ; mais, pour sûr, ce n’est pas moi. » — Toujours une intention malsaine et s’attaquant aux mauvaises passions quelles qu’elles soient.

Et la censure ? dira-t-on. La censure se montre impitoyable. Sur cent chansonnettes qu’on lui présente, elle n’en autorise guère que dix. Mais, comme les ministres changent souvent, souvent aussi ceux qui veulent l’autorisation passent par-dessus la tête des censeurs : si bien que les hommes intelligens, artistes et lettrés, qui acceptent ces fonctions difficiles, voient à chaque instant leurs décisions annulées par une volonté supérieure. M. Victor Hallays-Dabot fait la même observation dans son Histoire de la censure, que nous avons déjà citée :

« La commission d’examen, dit-il, a eu le regret de sentir parfois l’administration supérieure hésitante dans cette lutte contre le flot montant. On ne voyait trop dans chaque affaire qu’un incident particulier ; on ne se rendait pas compte que chacune des autorisations arrachées à force d’obsessions formait l’anneau d’une chaîne sans fin… A l’obscénité d’hier succède fatalement l’obscénité de demain. » Il est vrai aussi que les censeurs reculent quelquefois devant un refus qui donnerait à l’œuvre interdite un intérêt particulier. Ce qui est défendu devient aussitôt plus populaire que ce qui est autorisé ; Jules Janin était de cet avis, car il s’inquiétait, « des journaux… qui multiplient le scandale qu’on a voulu arrêter ; des tribunaux qui le développent et lui donnent un piédestal en essayant de le punir. » Et il ajoutait : « On a vendu 20,000 exemplaires de la Foire aux idées, on en eût vendu 100,000 de plus, si la pièce avait été supprimée. »

Dans le cas présent, le même péril est à craindre, car, après la publicité du café-concert, la chansonnette en retrouve une seconde, plus vaste encore, par l’édition qu’en fait tel ou tel petit libraire musical. Elle est imprimée, paroles, et musique, sur deux pages, avec une couverture où est dessinée une mauvaise gravure : le prix est généralement de 40 centimes, si bien que la vente est considérable, si considérable que trois ou quatre chansonnettes ont rapporté aux auteurs des paroles et de la musique près de 100,000 francs. Le fait est rare, il est vrai, mais enfin ce détail montre bien L’immense débit de ces productions, qui, pour ne pas monter toutes à un si gros chiffre de vente, n’en ont pas moins un succès populaire inouï.

N’oublions pas que telle chansonnette grivoise fera un beau soir son apparition sur une vraie scène : elle sera même l’attrait principal de quelque représentation à bénéfice. Faut-il donc s’étonner qu’un directeur de théâtre, voyant l’effet considérable produit par les malpropretés, cherche à flatter les instincts vicieux d’une certaine partie de son public ? L’exemple est donné par le café-concert, exemple commode à suivre, et d’un rapport certain : les petites scènes, qui sont entrées dans les habitudes de la vie parisienne, suivent le courant de grivoiseries équivoques, et les cafés-concerts ne tardent pas à leur fournir des chanteuses sans talent, dont le seul mérite consiste à dire avec un air chaste des couplets obscènes.

Ainsi les cafés-concerts, dont l’extension est si nuisible à l’art, sont funestes pour la morale. On pourrait donc se demander comment il se fait que l’administration, après avoir eu le tort de leur donner tant d’avantages, n’a pas eu le courage de les réprimer. C’est la question qu’on s’adresse en pensant qu’il s’agit non pas de notifier un décret, ni de prendre un arrêté, mais simplement de faire observer une ordonnance de police, qui légalement est toujours en vigueur.

On aurait tort de croire que le bureau des théâtres et le ministère des beaux-arts n’ont pas vu ce péril toujours grandissant. La question a été agitée, retournée de toutes les manières, et le récit de ce qui a été fait ne sera pas l’une des pages les moins curieuses de ce temps-ci. Il prouvera, au surplus, que les destins sont quelquefois plus forts que les ministres, et qu’il ne suffit pas d’avoir une bonne et noble idée pour être libre de l’exécuter. Au mois de juillet 1872, la commission des auteurs et compositeurs dramatiques, par la voix de son président, M. Auguste Maquet, pria le préfet de police, M. Léon Renault, de faire respecter par les cafés-concerts cette ordonnance de police qu’ils étaient si habilement parvenus à éluder. Le préfet en référa au ministre de l’instruction publique et des beaux-arts, M. Jules Simon, le seul, nous l’avons dit, qui se soit réellement occupé des intérêts de l’art français. M. Jules Simon, que l’accroissement des cafés-concerts inquiétait, parce qu’il y voyait avec raison la perversion de la morale et du goût public, s’adressa comme de juste au bureau des théâtres, en lui demandant les chiffres nécessaires et un exposé de la question. Le sous-directeur des beaux-arts, M. Amédée de Beauplan, et le chef du bureau des théâtres, M. Des Chapelles, déclarèrent le bien fondé de la requête de la commission des auteurs et compositeurs dramatiques. Ce rapport décida le ministère à entrer dans la voie de répression, et, le 4 février 1873, il écrivit à M. Léon Renault une lettre autographe où nous relevons les lignes suivantes : « Si je pouvais supprimer tous les cafés-concerts, je n’hésiterais pas un instant. Je suis toujours préoccupé du désir de faire concurrence à la musique odieuse par la musique honnête et décente. Je cherche partout… » En même temps, le ministre faisait venir te propriétaire d’un des principaux cafés-concerts de Paris, et lui tenait ce langage : « Au lieu de débiter au public des airs ridicules, essayez de lui faire entendre de la belle musique. Je suis convaincu qu’il y a dans les maîtres telles ou telles pages qui enthousiasmeraient la foule. En tout cas, c’est une généreuse tentative. Faites-la, et je vous donne une subvention. » L’entrepreneur consentit, alléché peut-être par cette promesse. M. Jules Simon demanda alors à M. Ambroise Thomas la liste des instrumens rigoureusement nécessaires à l’exécution de son idée, de telle sorte qu’on pût composer un orchestre convenable moyennant un prix peu élevé. L’affaire était conclue, lorsque M. Jules Simon quitta le ministère ; elle n’eut pas de suites. De son côté, mais à contre-cœur, M. Léon Renault s’occupait de la question. Il commença par donner des ordres sévères aux commissaires de police pour qu’ils ramenassent, chacun dans leur quartier, les cafés-concerts à l’observance de cet article 68 tant de fois violé. La cause était gagnée ; aujourd’hui, il y aurait quatre ans que le mal aurait cessé de grandir, lorsque, presque immédiatement, contre-ordre fut envoyé par M. Léon Renault, qui ajourna l’application des mesures réclamées par le ministre. Le préfet de police promit seulement de se montrer plus rigoureux sur le visa des programmes, et de refuser à l’avenir toute autorisation pour la création de nouveaux cafés-concerts. Néanmoins, peu de temps après, des autorisations étaient encore accordées ; on se contenta de s’enquérir de la moralité des entrepreneurs, et de faire examiner si leurs salles étaient « bien ventilées, suffisamment spacieuses, et offraient des garanties pour la sécurité des spectateurs. »

On conçoit aisément qu’ayant moins de frais que les théâtres, et qu’étant favorisés par la tolérance de la police, il se fonde tous les jours des cafés-concerts nouveaux, et qu’il se rencontre beaucoup d’entrepreneurs pour se genre de spectacles. Aussi chaque quartier de Paris en compte-t-il plusieurs. On ne connaît généralement que ceux des arrondissemens du centre, qui se transportent aux Champs-Élysées pendant l’été ; or il en existe dans tous les coins de Paris, et appropriés aux différentes classes de la société. Nous en avons visité un grand nombre, afin de nous renseigner de visu, et nous avons fait certaines remarques intéressantes.

Avenue de la Motte-Piquet, à deux pas des Invalides, le public se compose presque exclusivement de soldats et de sous-officiers. Imaginez une salle de moyenne grandeur, à l’extrémité de laquelle on a construit une scène avec quatre planches ; comme décor une toile de fond représentant la terrasse d’un château style Louis XV, çà et là des tables rondes, comme dans les cafés ordinaires, avec des chaises de paille. Près de la scène, un piano, l’unique orchestre, où joue un musicien efflanqué qui fume avec acharnement. Les actrices, au nombre de deux, restent assises sur la scène quand elles ne chantent pas ; un comédien en habit noir, avec un gilet d’un blanc douteux, compose avec elles la troupe du concert. L’une de ces dames porte un costume de bergère des Alpes, l’autre une robe blanche. Quant au public, outre les soldats, il est formé par quelques ouvriers et cinq ou six petits rentiers dont la redingote tranche sur la blouse bleue et le pantalon rouge. C’est au milieu du choc des verres et d’une épaisse fumée de tabac que le chanteur et les chanteuses exhibent leur talent ; généralement les spectateurs reprennent en chœur le refrain que les militaires accompagnent en frappant le parquet de leur sabre. C’est le genre plaintif mêle d’intentions égrillardes qui obtient là le plus de succès ; on s’apitoie sur le sort des « pauvres feuilles mortes, » des « pauvres oiseaux déplumés » ou des « pauvres nuages qui passent. » On retrouve là dedans le sentimentalisme pleurard à la mode naguère, même dans les salons. Le public applaudit avec enthousiasme quand à la romance bête succède la chansonnette obscène.

Près de la barrière d’Italie, à l’extrémité du quartier Mouffetard, il existe au commencement de l’avenue de Choisy un café-concert d’un autre genre, fréquenté par les ouvriers tanneurs des rues avoisinantes, et par tout un monde de travailleurs. Celui-là n’ouvre que le jeudi et le dimanche ; l’entrée coûte 50 centimes, et moyennant cette faible somme les spectateurs sont empoisonnés quatre heures durant par quelques-unes des vilenies dont nous avons donné un aperçu. La salle a dû être jadis, une école ; on reconnaît cette destination première à sa longueur inusitée, et aux tables en forme de pupitres dont les supports sont cloués à des bancs.

Un peu plus loin, dans un autre établissement, le public est formé par les petits employés et les petits commis ; dans tel autre, boulevard Saint-Michel, par les étudians. Au reste, il serait oiseux de faire une énumération trop étendue, car, en dehors des traits principaux que nous avons signalés, les cafés-concerts se ressemblent presque tous. Les uns sont riches et somptueux, leurs murailles sont toutes dorées, leur orchestre est plus complet ; les autres sont misérables et sales : voilà où gît toute la différence. Partout le même genre de public, dont l’élégance est en raison directe de la prospérité du lieu ; partout les mêmes appétits, partout, on l’a vu, les mêmes œuvres, car, dans les plus riches comme dans les plus pauvres, le répertoire est identique : lorsqu’une chansonnette a réussi dans tel ou tel concert, elle fait rapidement le tour de Paris, de même qu’une pièce applaudie sur un théâtre de la capitale se popularise bientôt sur les scènes de province.

Cependant il y a quelques-uns de ces établissemens qui doivent être signalés au point de vue pittoresque : ce sont les chante-qui-veut. Ces cafés-concerts sont ainsi nommés parce qu’ils n’ont ni acteurs ni actrices : la troupe se recrute chaque soir dans le public lui-même. Sitôt que la chambrée est à peu près complète, un spectateur monte sur l’estrade et débite une chansonnette ; il est remplacé par une femme qui abandonne son verre de bière pour réciter une pièce de vers, et la soirée dure jusqu’à ce qu’il ne se rencontre plus dans le public un seul amateur. Il existe un de ces établissemens bizarres sur le boulevard Saint-Germain. Les murs noircis, le parquet huileux, les tables vineuses soulèvent le cœur. Qui vient là ? Des étudians de quinzième année, des femmes de mauvaise vie ; peut-être aussi des poètes incompris ou des musiciens inconnus, heureux d’avoir enfin l’occasion de faire admirer leurs œuvres. Il est donc naturel qu’ayant tant de débouchés, ces couplets malpropres et nuisibles ne tardent pas à se répandre partout. On les entend fredonner même par des enfans, non pas seulement ceux des ouvriers. Maxima debetur puero reverentia, disait le proverbe latin ; il avait raison ; il est si triste d’entendre chantonner par des lèvres roses ces airs communs, aisés à retenir, souvent inconvenans qui se glissent partout !

Ce n’était donc pas exagérer que de parler de l’influence pernicieuse exercée sur les mœurs par les cafés-concerts. On peut évaluer à 40,000 le nombre des cliens qui alimentent chaque jour ces mauvais lieux. Cela fait donc 40,000 êtres empoisonnés chaque jour par ces vilenies. Faut-il supprimer les cafés-concerts ? Nullement. D’ailleurs ce serait impossible : il faut simplement leur enlever les deux tiers de leur public, en remettant en vigueur l’ordonnance de police de 1864. La foule s’y porte parce qu’on y joue des vaudevilles, des comédies, des opérettes, des drames, des revues de fin d’année. Or, en France et surtout à Paris, la masse est passionnée pour le théâtre. Elle va de préférence aux cafés-concerts parce qu’elle y trouve des avantages de bon marché. Du jour où la chansonnette seule y sera admise en habit de ville et sans mélange de prose, où les costumes châtoyans auront disparu, où le public en un mot n’aura plus aux cafés-concerts l’illusion du théâtre, de ce jour-là leur vogue diminuera, leur clientèle reviendra aux scènes d’ordre élevé, les jeunes gens du Conservatoire n’auront plus la tentation d’échapper aux débuts pénibles de leur carrière en acceptant de forts appointemens ; partant, l’art y gagnera et la morale aussi, qui ne sera plus constamment atteinte par les chansons obscènes ou dangereuses.

Et qu’on ne dise pas que les œuvres débitées dans les lieux publics sont sans influence sur l’esprit, sur la conscience de la masse. Il serait aisé de prouver le contraire, mais ces considérations nous entraîneraient trop loin, et c’est au surplus une vérité évidente pour le plus grand nombre. Contentons-nous de citer le mot effrayant dit il y a une quarantaine d’années par M. Becquerel, directeur de la prison de la Force : « A-t-on joué un mauvais drame nouveau, je m’en aperçois bien vite au nombre des jeunes détenus qui m’arrivent. »


ALBERT DELPIT.