La Liberté d’enseignement
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 33 (p. 414-444).
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LA
LIBERTE D'ENSEIGNEMENT

I.
LE DROIT PUBLIC.

C’est toujours un spectacle affligeant que celui d’un grand pays condamné par une sorte de fatalité à ne jamais faire un pas en avant sans être aussitôt ramené en arrière. Ces alternatives d’action et de réaction déréglées révèlent une mobilité de caractère et d’impression, un défaut d’équilibre et surtout une absence d’esprit public peu compatibles avec le progrès des institutions et des idées. Le véritable progrès, celui qui dure et qui résiste, ne va pas ainsi par soubresauts et par bonds ; il est d’allure plus grave et plus mesurée; sa marche est lente, insensible, mais, ce qu’il a conquis pied à pied, il le garde. Une fois établi dans une position, il s’y retranche et défie tous les assauts. C’est ainsi qu’après s’être élevés par un effort persévérant et réfléchi au plus haut degré de liberté politique qu’un peuple ait jamais atteint, les Anglais s’y sont tenus avec la ténacité qui est le propre de leur race. Ils ont vu, comme nous, de sombres jours où tout semblait à la fois les abandonner : leur confiance dans la vertu de leurs institutions n’en a pas été ébranlée; comme nous, ils ont traversé de redoutables crises : leur constance ne s’est jamais lassée; jamais, même au milieu des plus cruelles angoisses, ils n’ont cherché le salut en dehors de leur charte. Notre histoire politique et sociale ne se déroule pas, hélas! avec cette sérénité : tantôt emportés par un mouvement désordonné vers la liberté, tantôt entraînés par un courant fait de peur et d’affolement vers l’autorité, nous avons connu tour à tour toutes les extrémités, acclamé tous les régimes, essayé sept ou huit constitutions ; nous avons inscrit dans ces constitutions les plus immortels principes et les plus solennelles déclarations, à commencer par celle des droits de l’homme et du citoyen; il n’y a qu’une chose que nous n’ayons pas su faire, c’est d’apporter un peu de suite et d’unité dans notre conduite, c’est de nous attacher à de certains points fixes, qui devraient être en politique et pour tous les partis ce que sont en géométrie les axiomes, c’est-à-dire des vérités incontestées.

Un de ces points, sur lesquels il semblait que l’accord fût définitif, vient précisément d’être remis en question par un acte considérable émané de l’initiative du gouvernement : nous voulons parler des projets de loi déposés par M. le ministre de l’instruction publique dans la dernière session. La presse libérale ne s’y est pas trompée; dès le premier jour, en dépit de leur titre insidieux, elle a vu dans ces projets une grave atteinte à la liberté d’enseignement. Elle a compris que, sous prétexte de restitution, ce qu’on poursuivait en réalité, c’était le rétablissement du monopole universitaire. En vain, pour lui en imposer, s’est-on réclamé d’une auguste mémoire; cette évocation de l’ancien régime et de l’ancien droit, de Charles X et des ordonnances de 1828, a paru suspecte dans la bouche d’un ministre de la république. On s’est dit qu’il fallait que la cause fût bien mauvaise pour que ses avocats fussent allés chercher si loin des argumens aussi surannés, et la casuistique officielle a manqué son effet.

Nous voudrions à notre tour examiner ces projets dans leurs rapports avec le droit public, montrer leur portée, préciser leur intention, rechercher s’il est vrai qu’ils se bornent, comme on l’affirme, « à reconstituer le patrimoine de l’état dans les choses de l’enseignement, » ou s’ils n’impliquent pas en fait la suppression de toute concurrence. Graves questions, qui préoccupent à bon droit l’opinion publique et qui ont éveillé dans tous les cœurs un peu généreux d’intimes susceptibilités ! Ce ne sont pas en effet les intérêts contingens de tel ou tel parti, de telle ou telle nuance d’opinion qui sont engagés dans le débat qui va s’ouvrir, c’est la cause même des libertés les plus chères à ce pays, la cause de la liberté de conscience et de la liberté religieuse, menacées dans leurs droits. La bataille sera rude, il ne faut pas se Le dissimuler; vaincus, dit-on, d’avance à la chambre des députés, les partisans de la liberté ne l’emporteront pas sans lutte au sénat. Il faudra qu’ils fassent des concessions ; l’opinion publique les attend là. En 1875, ils ont un peu abusé de leur supériorité numérique pour introduire dans la loi des dispositions que les régimes précédens avaient toujours repoussées. Ils feront bien de ne pas s’obstiner à défendre cette partie de leur œuvre; elle est trop critiquable, à trop d’égards, et nous ne saurions, quant à nous, appuyer sans distinction toutes les revendications de la presse et des orateurs catholiques. Nous tenons même à faire les plus expresses réserves à ce sujet dès le début de cette étude, afin d’éviter toute équivoque et toute confusion dans les rôles.


I.

Le droit public de l’ancienne France a de tout temps joué un rôle considérable dans les questions d’enseignement. Tour à tour invoqué par les adversaires et par les partisans du monopole, il a servi d’argument aux thèses les plus contraires et de prétexte aux revendications les plus opposées. Cousin et Montalembert, Villemain et M. de Falloux s’en étaient réclamés, bien avant M. Jules Ferry. Cette invocation des faits historiques, dans les questions d’intérêt actuel et de politique présente, est-elle bien justifiée? La chose est contestable. Sans doute il peut être intéressant de remonter jusqu’aux sources du droit actuel. Le passé n’abdique jamais complètement, et une société qui meurt lègue toujours à la société qui lui succède un certain nombre d’idées et de maximes dont elle a vécu et qui survivent à sa chute; mais c’est affaire d’historien de remonter ainsi le cours des âges : l’homme d’état, l’homme public, ne sont point tenus à tant d’érudition. Il suffit qu’ils s’attachent au droit actuel, au droit positif, aux circonstances et aux faits qui l’ont déterminé et aux discussions qui l’ont fixé. Dans ces limites, leur tâche est encore assez grande. C’est pourquoi, dans une étude qui s’adresse surtout à des hommes politiques, nous passerons très rapidement sur les origines mêmes de la question, nous contentant de rappeler ce qu’était en France la liberté d’enseignement sous l’ancien régime.

Il n’y a qu’une époque dans l’histoire de la monarchie française où l’enseignement ait été complètement libre : c’est l’époque intermédiaire où, dans la rupture de tous les liens civils et dans l’indépendance de la vie barbare, le prêtre était devenu, pour le plus grand bien de l’humanité, le seul dépositaire de la science en même temps que de la foi. L’enfant appartient alors à l’église, comme il appartenait jadis en Grèce à la cité, chez les Romains au père de famille. À ce moment, l’état est mort, ou plutôt il n’est pas encore né; la notion même en a disparu. Trois ou quatre sociétés juxtaposées, d’origine diverse, sans autre lien qu’un latin barbare et sans limite bien précise, s’agitent confusément sur le sol de notre vieille France. Un rudiment de civilisation, un mélange sans nom de droit romain et de coutumes barbares, quelques vestiges d’administration municipale, voilà tout ce qui a surnagé du passé. Dans ce naufrage universel, une seule chose est debout, une seule chose est inviolable : l’église. Qui songerait à lui disputer l’enfant? Elle le prend donc; elle l’emmène dans ses écoles, elle lui ouvre, à l’abri de ses temples et de ses cloîtres, d’impénétrables asiles où son innocence et sa foi seront en sûreté; elle le soigne, elle l’instruit, elle l’élève, et pour toute récompense elle lui demande de confesser le vrai Dieu. C’est l’âge de la foi pure et désintéressée : nulle pensée ambitieuse, nulle préoccupation terrestre, rien qu’une piété profonde et une grande charité.

Mais voici qu’à cet âge héroïque, à ces temps primitifs, succède un autre ordre de choses; voici que du chaos du moyen âge se dégagent des idées, une civilisation, un état social et une forme de gouvernement tout nouveaux. La notion de l’état, si longtemps obscurcie, se retrouve à la fin; avec Charlemagne et ses successeurs immédiats, elle avait déjà fait une première apparition; avec les Capétiens, elle se précise, elle devient concrète et tangible; elle trouve en se personnifiant dans le roi son expression définitive et populaire. Commencée vers le milieu du XIIe siècle, cette transformation s’achève au XIVe avec Philippe le Bel. Alors ces deux forces devenues rivales, l’église et l’état, se rencontrent et se heurtent dans un conflit qui a duré, sous une forme ou sous une autre, autant que l’ancienne monarchie. L’état émancipé, représenté par le roi, « seule puissance après Dieu dans les affaires temporelles, » étend sa rude main sur les écoles et les fait rentrer sous la loi. Singulier rapprochement! le prince qui souffleta la papauté fut aussi le premier qui proclama le droit de la royauté sur l’enseignement : c’est dans une ordonnance de 1312, signée de Philippe le Bel, que ce droit fut pour la première fois inscrit. C’est là qu’apparaît réellement pour la première fois cette maxime fondamentale que l’instruction publique dépend de l’état. Le principe est posé : comment la royauté va-t-elle l’appliquer? De deux façons : d’une façon immédiate et directe par les ordonnances et par les édits réglementaires, et d’une façon indirecte par l’intermédiaire des parlemens auxquels Charles VII accordera juridiction sur les universités. Le grand édit de Blois (mai 1579) renfermait déjà, dans une série d’articles, un règlement d’organisation pour toutes les universités de France, et, tout en reconnaissant leurs privilèges, il maintenait le droit d’autorisation, l’obligation des épreuves et des grades, et La condition d’études régulièrement faites et attestées[1].

Vingt ans après, un acte d’une portée moins générale, mais dont l’influence fut capitale, l’édit réglementaire d’Henri IV sur l’Université de Paris, affirmait de nouveau les droits de l’autorité royale en matière d’enseignement public. « Tout est remarquable, a dit M. Villemain, dans cet acte royal et dans les dispositions accessoires dont le parlement de Pares en fortifia l’enregistrement. Préparé par une commission où siégeaient avec un seul prélat, délégué par le roi, le premier président de chambre De Thou, le procureur général et d’autres magistrats, cet édit marquait pour ainsi dire la sécularisation commencée de l’enseignement public en même temps que l’action indépendante de l’état. » Il consacrait à nouveau la condition de gracies obligatoires pour toutes les fonctions de l’enseignement. Il exigeait également un grade dans les lettres pour l’admission aux facultés de médecine et de théologie. Il prescrivait d’instruire la jeunesse dans l’obéissance au roi et aux magistrats civils. Il déterminait d’une manière générale l’objet des études. Enfin il établissait expressément l’obligation[2] pour tout établissement particulier d’éducation de ne recevoir d’élèves au-dessus de l’enfance qu’en leur faisant fréquenter les classes d’un collège.

Tel se forma peu à peu et tel se maintint, jusqu’en 1789, le droit public de l’ancienne France en matière d’enseignement. Adopté par les divers parlemens, qui dans cette œuvre d’unification firent toujours les plus fidèles alliés de la royauté, l’édit d’Henri IV, bien que spécial à l’Université de Paris, ne tarda pas à gouverner les autres universités. Ainsi, en 1662, l’université de Reims fut réformée par un arrêt du parlement de Paris, qui lui imposa les statuts réglementaires d’Henri IV. En 1657, un acte royal, enregistré au parlement de Toulouse, reconstituait l’université de Cahors en lui imposant ces mêmes statuts. En 1669, le parlement de Rouen accomplissait une réforme semblable dans l’université de Caen. Bref, la maxime fondamentale établie par Philippe le Bel, confirmée par plusieurs édits royaux, consacrée par la jurisprudence constante des parlemens, cette maxime que l’instruction publique dépend de l’état est devenue la règle commune, la loi générale du royaume; seule désormais elle préside, aux rapports du pouvoir royal non-seulement avec les universités, mais encore avec les corporations enseignantes. C’est ainsi que le premier collège établi par les jésuites à Paris, en 1562, fut longtemps sans pouvoir obtenir le plein exercice; c’est ainsi qu’en 1603, lorsque après les avoir expulsés une première fois le roi leur permit de rentrer, ce fut à la condition « de ne rien faire ni entreprendre contre la paix publique et le repos du royaume, et de n’ouvrir aucune école qu’en vertu d’une permission expresse. » Bien plus, on leur défendit de préparer directement leurs élèves aux grades, et quand ils voulurent violer cette défense, les parlemens intervinrent et provoquèrent par leur résistance une ordonnance royale de 1629 qui disposait ainsi : « Nul ne sera reçu aux degrés qu’il n’ait étudié l’espace de trois ans en l’Université, où sont conférés lesdits degrés. »

La révolution, qui brisa tant de choses, n’apporta tout d’abord aucune modification profonde à ce régime. Elle supprima bien d’un trait de plume, et sans savoir exactement comment elle les remplacerait, universités, collèges et petites écoles : elle les soumit à la même loi que les parlemens, les provinces et leurs états; mais ce ne fut pas en appliquant à l’enseignement les principes de liberté, dont elle se montrait si prodigue dans tout le reste, qu’elle entreprit dès le début la restauration des études. Le rapport et le projet de décret de Talleyrand établissaient, il est vrai, d’une façon générale « qu’il serait libre à tout particulier, en se soumettant aux lois générales sur l’enseignement public, de former des établissemens d’instruction. » Mais ce rapport et ce projet ne furent ni votés ni même discutés par la constituante. A la législative, le rapport de Condorcet eut le même sort: cette assemblée se sépara, comme celle qui l’avait précédée, sans avoir rien réglé. C’est dans un décret du 29 frimaire an II qu’apparaît pour la première fois le principe que » l’enseignement est libre; qu’il sera fait publiquement, sous la condition de déclarer à la municipalité l’intention d’ouvrir une école. » Encore ce principe fut-il soumis à des restrictions qui lui ôtent bien de sa valeur : ainsi l’impétrant devait produire un certificat de civisme et de bonnes mœurs signé par la moitié des membres au moins du comité de surveillance, condition qui, en fait, équivalait presque au maintien de la législation antérieure.

Un moment seulement, sous l’empire de la constitution de l’an III, la liberté d’enseignement cessa d’être une fiction. Aux termes de l’article 299 de cette constitution, les citoyens « eurent le droit de former des établissemens particuliers d’éducation et d’instruction ainsi que des comités libres pour concourir au progrès des sciences, des lettres et des arts. » Mais on devine bien ce que l’exercice de ce droit comportait de réserves, de restrictions et même de dangers pour les instituteurs libres. Soumis à la surveillance jalouse des administrations municipales[3] et des sociétés populaires, astreints aux plus tyranniques exigences, à la prestation du serment de haine à la royauté, à l’enseignement obligatoire des droits de l’homme et du catéchisme républicain, à la célébration des fêtes républicaines, dénoncés à tout propos, traités en suspects et considérés par les autorités locales comme des émigrés à l’intérieur, les malheureux n’étaient guère en situation de faire une concurrence sérieuse aux écoles de la république. Aussi ne s’éleva-t-il aucune réclamation lorsqu’en 1802, devant la nullité des résultats obtenus par les écoles particulières, le législateur inscrivit de nouveau dans la loi (loi du 1er mai 1802) le principe de l’autorisation préalable dont les lois et décrets organiques rendus par l’empereur en 1806, 1808 et 1812 furent l’application étendue et généralisée. Ainsi reparut, après une éclipse de quelques années, le vieux droit monarchique que la révolution avait bien aboli, mais qu’elle n’avait su remplacer par rien de viable et de fort. Ce fut cet ancien droit qui fournit à l’empereur la plupart de ces dispositions restrictives de la liberté d’enseignement dont la paternité devait lui être un jour si faussement imputée. Napoléon se contenta de les reprendre et de les coordonner ; seulement il y mit, comme à tout ce qu’il touchait, son empreinte, celle de son génie centralisateur et méthodique. Aux anciennes universités, éparses sur toute la surface du territoire sans lien d’aucune sorte entre elles, sans discipline et sans direction communes, vivant de leur vie propre, indépendantes, isolées, animées de l’esprit étroit des corporations, il substitua l’Université de France, c’est-à-dire un corps unique, fortement relié dans toutes ses parties et vigoureusement hiérarchisé, ayant à sa tête pour l’action un grand maître, pour la délibération et pour la juridiction disciplinaire, un conseil, gardien des doctrines et des garanties du corps tout entier. À ce corps ainsi pétri, qu’il voulait inspiré d’un esprit à la fois national et religieux, et dont il avait rêvé de faire le « conservateur de l’unité française, » Napoléon donna le monopole de l’enseignement. L’Université fut seule officiellement chargée de l’éducation de toute la jeunesse française, et de la délivrance des gracies; il ne fut admis d’exception qu’en faveur des frères de la doctrine chrétienne et des écoles secondaires ecclésiastiques ou petits séminaires qu’un besoin du service religieux avait fait créer par plusieurs évêques. Les premiers continuèrent à pouvoir exercer, en tant que congrégation, l’enseignement primaire ; les autres furent dispensés de la fréquentation des collèges et lycées impériaux. Quant aux autres établissemens privés, institutions ou pensions, la loi de 1802 les avait déjà fait rentrer sous le régime du pouvoir discrétionnaire; les lois et décrets subséquens les y maintinrent. Telle fut cette grande fondation de l’Université de France que M. Cousin, qui n’était certes pas un adorateur superstitieux de Napoléon Ier, proclamait un chef-d’œuvre, et dont un autre homme éminent, M. Guizot, disait en pleine monarchie de juillet « qu’aucun gouvernement, aucune assemblée n’aurait eu une énergie assez concentrée, assez soudaine pour créer une telle machine. » La machine était solide en effet : on le vit bien à la force de résistance qu’elle opposa sous la restauration aux formidables inimitiés coalisées contre elle. La première pensée de Louis XVIII avait été de supprimer l’Université et de la remplacer par dix-sept universités, gouvernées par un conseil, présidé par le recteur et par un conseil royal composé d’un président et de onze conseillers nommés par le roi et choisis : deux dans le clergé, deux dans le conseil d’état ou dans les cours souveraines et sept parmi les personnes les plus recommandables par leurs talens et leurs services dans l’instruction publique. Une ordonnance conforme à ces données fut rendue le 17 février 1815; c’était la contre-partie du décret de 1808. Mais le 20 mars arriva qui remit tout en question : les ordonnances et le roi lui-même.

Après les cent jours, il était à craindre que Louis XVIII ne reprît sa première idée. Mieux conseillé sans doute, il eut la sagesse de « surseoir à toute innovation importante dans l’instruction publique. » L’organisation des académies fut provisoirement maintenue, il n’y eut de changés que le grand maître et le conseil de l’Université, dont les pouvoirs furent attribués à une commission de cinq membres, qui prit le nom de commission de l’instruction publique[4], et qu’on plaça sous l’autorité du ministre de l’intérieur. Ce provisoire, comme il arrive souvent, se maintint sans changemens notables, jusqu’en novembre 1820. A cette date, une ordonnance restitua à la commission son titre de conseil royal de l’instruction publique. C’était une première réparation à l’Université, due sans doute à l’influence de M. Royer-Collard; deux ans plus tard, en juin 1822, la grande maîtrise elle-même était rétablie. La machine était si bien entrée dans les mœurs, elle s’était si complètement identifiée avec les tendances et les besoins de ce pays que, n’osant la détruire ou ne sachant par quoi la remplacer, on prenait le parti de lui rendre ses premiers organes.

La question de la liberté d’enseignement n’avait pas été sérieusement soulevée pendant toute cette période transitoire. Aucune voix autorisée, ni dans les chambres, ni dans les conseils du roi, ne s’était élevée pour demander la suppression du monopole. L’Université comptait pourtant de puissans ennemis : aucun n’osa l’attaquer sur ce terrain. Ce phénomène nous étonne à la distance où nous sommes aujourd’hui des hommes et des choses de ce temps. L’explication n’en est pourtant pas difficile à trouver : à l’époque de la restauration, l’argument tiré de la liberté religieuse et de l’autorité paternelle était sans valeur ; on ne pouvait guère accuser de violenter les consciences un corps qui prenait pour base de son enseignement « les principes de la religion catholique[5]. » Cette règle imposée à l’Université par son fondateur était encore très exactement observée sous Louis XVIII, et ce n’est que plus tard, dans les dernières années du règne de Charles X, que le corps enseignant, emporté par le mouvement général, commença de s’en affranchir. On est allé chercher bien loin les causes de la scission profonde qui s’est faite entre l’église et l’Université. Sans doute ces causes sont d’un ordre plus général et de nature diverse, et si le divorce de ces deux puissances rivales est aujourd’hui consommé, l’église y a bien sa part de responsabilité. La violence de ses revendications et l’intolérance de beaucoup de ses défenseurs n’ont pas peu contribué à la rupture. Il n’en est pas moins vrai que, si le corps universitaire ne s’était pas écarté de l’esprit de son institution, s’il avait eu plus de ménagemens pour certains scrupules de conscience, s’il s’était attaché, dans un pays qui compte encore plus de catholiques que de libres penseurs, à ne froisser aucune susceptibilité, en un mot si son enseignement, sans cesser d’être laïque, avait continué de faire une place importante à la religion, il n’en est pas moins vrai que l’Université n’aurait pas perdu la confiance de tant de familles et bientôt, par une suite nécessaire, son monopole. Quoi qu’il en soit, la question de la liberté d’enseignement sommeilla pendant toute la durée du règne de Louis XVIII et pendant la plus grande partie de celui de Charles X. Même quand elle reparut, ce ne fut qu’incidemment et sans donner lieu dans les chambres à aucune discussion de principes. Il s’agissait des petits séminaires, qui commençaient à faire une concurrence sérieuse aux collèges royaux et qu’on accusait de nombreuses illégalités. L’incident n’avait pas en soi-même une grande importance; on l’exagéra jusqu’au point d’en faire un gros événement, que les échos du temps ont encore grossi et dont les adversaires de la liberté d’enseignement ont singulièrement abusé. La lecture de l’exposé des motifs du projet de loi de M. Jules Ferry en fournirait au besoin la preuve.

Ces petits séminaires, ou plutôt ces écoles secondaires ecclésiastiques, étaient de simples écoles préparatoires à l’enseignement des séminaires métropolitains ou diocésains qui avaient été reconnus par le concordat et organisés par une loi du 14 mars 1804. L’empereur, on l’a vu plus haut, avait fait une exception en faveur de ces écoles; il les avait assimilées aux établissemens publics et leur avait accordé certaines immunités. Sous la première restauration, les choses avaient été poussées beaucoup plus loin. Une ordonnance royale du 5 octobre 1814 avait autorisé pour chaque diocèse, sans distinction de lieu, une ou plusieurs écoles préparatoires au grand séminaire avec dispense pour les élèves de la fréquentation des collèges et de la rétribution imposée par les règlemens universitaires aux autres établissemens privés. La même ordonnance qui qualifiait ces écoles d’ecclésiastiques et qui les plaçait à ce titre en dehors du droit commun les avait encore autorisées à recevoir des élèves, internée ou externes, sans aucune limite de nombre, et à les préparer indistinctement à toutes les professions, avec un privilège de gratuité pour l’obtention du baccalauréat ès lettres. Un tel régime, on le comprend, était singulièrement avantageux pour les petits séminaires ; il en faisait de véritables collèges d’enseignement secondaire, dispensés de toute obligation de grades quant aux maîtres, de toute rétribution envers l’Université quant aux élèves; bref, il les favorisait tout à la fois au détriment des collèges et des institutions particulières. Ce n’était pas tout : indépendamment des écoles secondaires ecclésiastiques, au nombre de cent vingt-six, établies conformément à l’ordonnance royale de 1814, cinquante-trois établissemens annexes s’étaient formés sous le nom d’écoles cléricales, sans en avoir reçu l’autorisation et sans avoir satisfait aux conditions de grade et de capacité exigées des autres maisons d’éducation privées. Enfin plusieurs de ces établissemens étaient notoirement dirigés par des membres de la congrégation de Jésus.

Un état de choses aussi peu régulier avait pu passer inaperçu sous un ministère complaisant. Il devait nécessairement appeler l’attention d’un cabinet libéral. Le premier acte de M. de Martignac, après la création d’un ministère spécial de l’instruction publique, concession faite au parti constitutionnel, fut de nommer une commission chargée d’examiner la situation des petits séminaires au point de vue légal, et d’en faire son rapport. Ce rapport, rédigé par Mgr de Quélen, archevêque de Paris, établit la réalité des accusations portées contre les écoles secondaires ecclésiastiques et leurs succursales et constata très nettement que plusieurs de ces établissemens étaient aux mains des jésuites; seulement, sur les conséquences de ce dernier fait, il y eut division dans la commission. La minorité soutint que les lois du 19 février 1790 et du 18 avril 1802 et le décret du 22 juin 1804 étaient encore applicables à la congrégation de Jésus, que par conséquent cette congrégation demeurait interdite; la majorité conclut au contraire, en se fondant sur l’ordonnance du 5 octobre 1814, que la direction des petits séminaires pouvait être confiée, sans qu’il y eût pour cela violation des lois du royaume, « à des prêtres suivant pour leur règle intérieure la règle de Loyola. » C’est par cette périphrase que Mgr de Quélen désignait les jésuites. Il paraît qu’on craignait déjà, dans ce temps-là, de les appeler par leur nom.

A part cette divergence, qui avait bien sa valeur et qui n’aurait pas dû, ce semble, échapper à des yeux quelque peu clairvoyans, la commission fut unanime à conseiller des mesures énergiques pour faire rentrer les écoles secondaires dans l’esprit de leur institution et dans la légalité. Elle proposa notamment de fixer une limite au nombre de leurs élèves et d’astreindre ceux de ces élèves qui, après avoir abandonné l’état ecclésiastique, voudraient obtenir le diplôme de bachelier es lettres, à faire un nouveau cours d’études « suivant les règlemens de l’Université. »

Ces conclusions ne manquaient pas de force, surtout sous la plume d’un évêque. Cependant elles soulevèrent dans les rangs des constitutionnels une telle clameur, elles provoquèrent dans la presse et dans les chambres, même à la chambre des pairs[6], de si vives réclamations, que le cabinet se sentit perdu s’il ne donnait pas à l’opinion publique une satisfaction éclatante. Une circonstance dont on n’a pas assez tenu compte, et qu’il est bon de rappeler, acheva de le décider. En acceptant la succession de M. de Villèle, M. de Martignac et ses collègues s’étaient engagés à empêcher toute poursuite contre leurs prédécesseurs. Or dans le même temps que la commission des écoles secondaires ecclésiastiques travaillait à son rapport, la chambre avait été saisie par M. Labbey de Pompières d’une demande de mise en accusation contre les membres du dernier cabinet. La prise en considération de cette proposition avait même été votée à une grande majorité, et les bureaux avaient nommé pour l’examiner une commission spéciale de neuf membres. La situation était donc grave, et le moindre incident pouvait l’aggraver encore. Nul doute que la résistance du cabinet, par exemple, n’eût immédiatement provoqué contre M. de Villèle et ses collègues des représailles dont il était difficile de prévoir les conséquences. Pour les sauver, pour se sauver lui-même, M. de Martignac n’avait qu’un moyen : jeter les jésuites en pâture à la chambre. C’est ce que firent les fameuses ordonnances du 16 juin, qui replacèrent sous le régime de l’Université huit écoles secondaires ecclésiastiques, limitèrent à vingt mille le nombre des jeunes gens pouvant être reçus dans les autres, et soumirent les directeurs et professeurs des établissemens particuliers « à l’affirmation par écrit de n’appartenir à aucune congrégation religieuse non légalement établie en France.»

On s’est souvent demandé comment la même main qui signa les ordonnances de 1830 avait pu signer celles de 1828, comment le pieux Charles X avait pu consentir à sacrifier les jésuites. Il n’est pas nécessaire de recourir à beaucoup de suppositions pour s’expliquer cette contradiction. Les raisons qui déterminèrent M. de Martignac et ses collègues à présenter les ordonnances à la signature du roi s’imposaient avec plus de force encore au roi lui-même. L’intérêt du cabinet, celui de la dynastie, déjà bien compromise, la nécessité de faire des concessions à l’opinion publique, le salut de M. de Villèle et de ses collègues, tout commandait au roi de céder. Mais ce fut surtout la dernière de ces considérations qui l’émut, à ce que rapporte un écrivain dont le témoignage n’est pas suspect. « Chaque fois, dit M. de Vaulabelle, dans son Histoire de la restauration, que les ministres soumettaient la question (des ordonnances) à Charles X, ce prince leur opposait les argumens de la majorité de la commission; il invoquait comme celle-ci les droits de l’église, la liberté de conscience ainsi que la charte, et défendait ses conclusions avec une ténacité d’autant plus obstinée que son étroite dévotion était plus sincère. M. de Martignac et ses collègues crurent cependant avoir fortement ébranlé cette résistance lors du dépôt de la proposition d’accusation contre le dernier ministère et firent entendre à Charles X que la majorité se montrerait probablement moins opiniâtre à poursuivre leurs devanciers si on donnait satisfaction à sa passion contre la société de Jésus ; ils avaient lieu d’espérer, disaient-ils, que le sacrifice des jésuites comme prêtres enseignans servirait de rançon à M. de Villèle. »

Ainsi dans la pensée des conseillers de Charles X, les ordonnances n’avaient pas d’autre portée que celle d’un expédient, et loin d’y voir l’affirmation solennelle d’une maxime d’état, on devrait les considérer comme un simple accident de la vie parlementaire, et des luttes passionnées qui marquèrent les dernières années de la restauration. Quoi qu’il en soit, il nous a paru bon de rappeler ces faits. Isolées des circonstances politiques qui les provoquèrent, les ordonnances de 1828 ont pu être invoquées par les adversaires de la liberté d’enseignement comme un des principes de notre droit public; placées dans leur milieu, considérées dans leurs rapports avec l’état des esprits dans les chambres et dans le pays, il est plus facile de leur restituer leur véritable caractère et leurs proportions.

On sait d’ailleurs le peu de succès qu’eut cette concession in extremis ; elle réussit tout juste à sauver M. de Villèle et ses collègues, elle ne sauva ni M. de Martignac ni la dynastie. Les jésuites n’avaient été pour l’opposition qu’un prétexte. Quand celui-là vint à lui manquer, elle n’eut pas de peine à en trouver d’autres. Un des membres les plus distingués du parti constitutionnel sous la restauration nous a laissé sur ce point un précieux témoignage. M. le comte Beugnot a pu, sans être démenti, faire en 1836 à la tribune de la chambre des députés cet aveu bien digne d’être médité : « Vous vous rappelez, messieurs, la croisade que nous fîmes contre les jésuites. Je ne sais si mes souvenirs me trompent, mais il me semble qu’en 1828 nous poursuivions tout autre chose que les jésuites. Je rappellerai aux personnes qui étaient alors dans l’opposition que, si les jésuites nous avaient manqué, nous aurions trouvé autre chose pour justifier et affirmer notre opposition, parce qu’elle était en effet légitime et nationale. » Que de rapprochemens piquans on pourrait faire ici! Que de retours en arrière et de réflexions sur le rôle des oppositions! On trouva donc « autre chose; » il est vrai que Charles X y mit du sien. Seulement au lieu de se faire au cri de : A bas les Jésuites, 1830 se fit au cri de : Vive la charte; ce fut toute la différence.

Une révolution qui était le triomphe des idées libérales devait nécessairement donner beaucoup de force au principe de la liberté d’enseignement. La nouvelle charte inscrivit au nombre des objets que le législateur aurait à régler « l’instruction publique et la liberté d’enseignement. » Cependant trois années s’écoulèrent avant que cette prescription constitutionnelle reçût un commencement d’exécution. C’est M. Guizot qui le premier, en 1833, eut l’honneur d’inaugurer dans le sens fixé par la charte la réforme de notre législation scolaire. La loi qu’il présenta aux chambres à cette époque et qu’elles votèrent à une grande majorité supprimait le régime de l’autorisation préalable et le remplaçait par le système, aujourd’hui général, de la déclaration d’ouverture. Toutefois elle maintenait l’obligation du certificat de bonnes vie et mœurs et du brevet de capacité, pour l’instituteur libre aussi bien que pour les instituteurs publics. C’était un premier pas fait dans la voie de la liberté; mais c’était de beaucoup le plus facile. En réformant le régime des écoles primaires, M. Guizot était allé, sans doute, au plus pressé. Là, en effet, nul système antérieur, nulle organisation d’ensemble n’existait, tout était à faire ou du moins à constituer. Le gouvernement de juillet avait pour ainsi dire carte blanche. Mais cette tâche, si importante qu’elle fût, n’était rien en comparaison de celle qui l’attendait le jour où, pour se conformer aux promesses de la charte, il toucherait à l’organisation de 1808. De ce côté, le terrain était en quelque sorte hérissé d’obstacles; on n’y pouvait avancer qu’avec une extrême précaution. D’abord la charte laissait planer une certaine obscurité sur la question même de la liberté d’enseignement. Comment devait-on entendre l’article 69 ? Fallait-il l’interpréter dans le sens d’une liberté réglée par des lois spéciales ou dans le sens de la liberté absolue, de la liberté comme en Belgique? Les deux opinions avaient leurs partisans également convaincus. Dans la pensée des premiers l’article 69 ne pouvait signifier qu’une chose, c’est que le monopole universitaire devait disparaître et faire place à un régime de droit commun pour tous les citoyens, sauf la surveillance exercée par l’état sur les établissemens libres et les garanties exigées de leurs professeurs. Suivant les autres, une liberté réglée de cette sorte, soumise à toutes ces conditions de grade et de surveillance, n’était qu’une forme de la servitude. Au lieu de faire disparaître le monopole, elle le consacrait; au lieu d’enlever à l’Université ses privilèges, elle maintenait son détestable « esprit d’inquisition et de fiscalité[7]. » Au lieu d’abaisser les barrières, elle créait une sorte de « douane des intelligences. » Telles étaient les prétentions exclusives et contradictoires en face desquelles allait se trouver la monarchie de juillet. Ajoutez-y la question brûlante des écoles secondaires ecclésiastiques et des congrégations qu’il fallait s’attendre à voir revenir, et vous n’aurez qu’une faible idée des difficultés qui se préparaient. Toutefois il faut lui rendre cette justice, le gouvernement du roi Louis-Philippe n’hésita pas à se jeter dans cette mêlée. Fort des promesses de la charte et désireux d’y faire honneur, il n’eut pas de cesse avant d’avoir apporté devant les chambres un projet qui étendait à l’enseignement secondaire le principe de liberté déjà contenu dans la loi de 1833. Ce fut encore à M. Guizot que revint l’honneur de cette initiative. Lors de son second passage au ministère de l’instruction publique, en 1836, il déposa sur la tribune de la chambre des députés un projet qui devait servir de base à tous ceux qui furent successivement présentés et rejetés ou abandonnés dans les années postérieures, en 1841, 1844 et 1847. M. Guizot n’eut pas la prétention de faire une loi qui donnât satisfaction à toutes les exigences des partis extrêmes. « Nous ne sommes pas, lisons-nous dans son exposé des motifs, de ceux qui voient dans la prolongation indéfinie des mouvemens, des idées et de l’esprit révolutionnaire la conséquence nécessaire et légitime de la révolution de 1830. Nous avons pensé de bonne heure que cette crise nationale devait être contenue dans les limites du grand résultat qu’elle avait glorieusement accompli et qu’il y avait hâte de ramener la société à sa marche légale et régulière. Mais nous n’en voulons pas moins dans leur plénitude les conséquences raisonnables de notre révolution; nous n’en sommes pas moins empressés à poursuivre et à réaliser les modifications vraiment utiles qu’elle doit amener dans nos lois. « Le principe de la liberté appliqué à l’enseignement est une des conséquences promises par la charte. Nous vous avons proposé, en 1833, de le réaliser pour l’instruction primaire, et l’œuvre est accomplie. Nous venons aujourd’hui vous proposer d’introduire aussi ce principe dans l’enseignement secondaire, où il doit avoir une plus grande portée. » Ces fortes prémisses ainsi posées, M. Guizot en faisait découler l’obligation de soustraire les établissemens privés aux trois conditions qui les régissaient dans l’organisation de 1808 : la nécessité d’une autorisation spéciale et discrétionnaire, l’obligation pour les établissemens privés d’envoyer leurs élèves aux classes des collèges royaux, enfin le droit pour le grand maître de l’Université de retirer les autorisations après une enquête académique. Ces trois conditions, pensait M. Guizot, détruisaient, en principe au moins, toute liberté. En conséquence, il proposait d’y substituer les dispositions suivantes :

1° Droit pour tout Français âgé de vingt-cinq ans au moins et n’ayant encouru aucune des incapacités prévues par la loi de 1833, de former un établissement d’enseignement secondaire, sous la condition de déposer entre les mains du recteur : 1° un brevet de capacité délivré par un juge spécial; 2° un certificat de moralité délivré par le maire ; 3° le règlement intérieur et le programme d’études de l’établissement projeté; 4° le plan du local choisi pour l’institution et la pension.

2° Obligation pour les aspirans au brevet de capacité de chef d’institution de produire, soit les diplômes de licencié ès lettres et de bachelier es sciences, soit celui de licencié ès sciences ; obligation pour les aspirans au brevet de capacité de maître de pension de produire le diplôme de bachelier es lettres.

Enfin, pour compléter ce système de garanties préventives par un système de surveillance et de répression efficace, M. Guizot proposait de soumettre les établissemens privés à l’inspection de l’état, représenté par le corps universitaire. Un article spécial réglait d’une façon générale l’exercice de ce droit, qui ne comportait dans la pensée du gouvernement d’alors aucune restriction ni réserve. Un autre article fixait la procédure à suivre en cas d’infraction ou de refus d’obéissance de la part des chefs de pension, et déterminait les pénalités ainsi que la juridiction chargée de les appliquer.

Ces dispositions nous paraissent singulièrement compliquées aujourd’hui, et l’on comprend qu’elles aient soulevé de vives réclamations. L’opinion libérale ne put s’empêcher d’y voir un luxe de précautions et de garanties peu compatibles avec le principe même qu’il s’agissait d’introduire dans la loi. « Pourquoi, dirent les adversaires du projet, toutes ces barrières superposées, échelonnées? Pourquoi cette obligation d’un brevet spécial ajouté à celui des grades universitaires? Pourquoi surtout ce système de surveillance permanente attribué à l’Université sur les établissemens concurrens? On se défiait donc bien de la liberté ; on avait donc peur de ses effets? L’Université n’était-elle pas assez forte pour supporter la lutte à armes égales? Qu’avait-elle besoin de ce régime protecteur? »

A quoi M. Guizot répondait : « L’Université n’a pas besoin du régime protecteur; mais la liberté d’enseignement sans garanties préalables et sans la surveillance de l’état n’est pas celle qu’a voulue la charte. L’enseignement n’est pas une industrie comme toutes les autres; c’est une industrie qui exige infiniment de précautions. Si l’on réglemente les professions libérales, à plus forte raison doit-on réglementer celles qui se rapportent non-seulement à l’intelligence, mais à la moralité des hommes, qui influent non-seulement sur leur esprit, mais sur leur âme. Il est évident qu’alors la puissance publique ne peut rester dans l’inaction ; il faut qu’elle avise et surveille efficacement ces industries. »

Il semblait difficile qu’un rapprochement sincère et durable se fît entre des prétentions aussi contradictoires. Pourtant le gouvernement l’emporta de haute lutte à la chambre des députés; sa loi fut votée dans la séance du 29 mars 1837 par cent soixante et une voix contre cent trente-deux. Mais il lui restait à subir une épreuve à laquelle elle eût très vraisemblablement succombé : celle de la discussion devant la chambre des pairs. Les circonstances épargnèrent cet échec à M. Guizot : il tomba le 15 avril de cette même année 1837, lors de l’avènement du cabinet Mole, et son projet fut pour le moment abandonné. Toutefois les principes et le système sur lesquels était fondé ce projet ne devaient pas périr. Dès 1841 M. Villemain le reprenait dans ses dispositions principales et le soumettait de nouveau aux chambres qui, pour des raisons qu’il serait trop long de rappeler ici, ne le discutèrent qu’en 1844.

Le projet de M. Villemain se rapprochait beaucoup, avons-nous dit, du projet de M. Guizot, cependant il n’en était pas la reproduction servile. Il en différait sur quelques points, il le complétait sur d’autres; en général il l’aggravait. On avait déjà trouvé le système de la loi de 1837 excessif, ultra-protecteur; on lui reprochait de faire une trop grande part à l’intervention de l’état et d’être infiniment trop compliqué. Le système de M. Villemain prêtait plus encore à ces critiques. Les garanties qu’il exigeait des candidats au brevet de capacité, les formalités et conditions auxquelles il les soumettait, les pénalités, la juridiction, tout dans ce système était forcé, poussé à l’excès. L’esprit de corps et l’esprit de routine dans ce qu’ils ont de plus étroit y étaient manifestes. Le projet contenait d’ailleurs une série de dispositions relatives aux écoles secondaires ecclésiastiques, qui devaient nécessairement le faire succomber devant l’une ou l’autre chambre. M. Guizot s’était bien gardé de soulever cette brûlante question des petits séminaires. Il tenait que ces établissemens devaient rester dans le droit particulier qui les régissait depuis 1828, ou, si l’on jugeait nécessaire d’apporter quelque changement à leur régime, que ces changemens devaient être introduits par des lois spéciales et non par une loi d’enseignement. Moins prudent, moins homme d’état, M. Villemain crut pouvoir ajouter à son projet, déjà si embrouillé, un article qui modifiait sensiblement la condition des écoles secondaires. Cet article, d’une rédaction obscure et tourmentée, comme la pensée qui l’avait inspiré, avait l’inconvénient de ne rien trancher. Il dérogeait aux ordonnances, mais il n’y dérogeait qu’à moitié. Il en supprimait certaines parties ; il laissait subsister les autres ; bref, il constituait un compromis bâtard entre le droit particulier de 1828 et le droit commun, plaçant ainsi les petits séminaires dans une situation qui tenait également du privilège et de la règle générale. Voici du reste le dispositif de cet article : « Les écoles secondaires ecclésiastiques établies conformément à l’ordonnance du 16 juin 1828, où les maîtres chargés des classes de rhétorique, de philosophie et de mathématiques seraient pourvus des grades mentionnés au paragraphe 3 de l’article 9 de la présente loi, pourront user du même: droit que les instituteurs de plein exercice, en ce qui concerne, dans les limites du nombre d’élèves qui leur est attribué, l’admissibilité desdits élèves aux épreuves pour l’obtention du diplôme ordinaire de bachelier es lettres. Dans celles desdites écoles ecclésiastiques où ne seraient pas remplies les conditions de grades précitées, les élèves qui, cessant de se destiner au sacerdoce, voudraient obtenir le diplôme ordinaire de bachelier es lettres, pourront à cet effet se présenter aux épreuves, dans une proportion qui n’excède pas la moitié des élèves j sortant chaque année de ces écoles, après y avoir achevé leurs études. Ladite proportion sera constatée d’après une liste nominative annuellement transmise au garde des sceaux, ministre des cultes, et par lui communiquée au ministre de l’instruction publique. »

Cet étrange grimoire tombé, par on ne sait quelle aberration, de la plume d’un des plus vifs et des plus clairs esprits qui aient honoré les lettres françaises, n’était pas, on le comprend, de nature à satisfaire les deux grandes opinions qui allaient se rencontrer à la chambre des pairs dans le mémorable débat de 1844. D’avance on pouvait être sûr que les partisans du monopole universitaire et ceux de la liberté d’enseignement y trouveraient matière à des critiques également justifiées. En effet, de toutes les dispositions du projet Villemain, l’article 17 fut de beaucoup le plus contesté, celui qui provoqua les débats les plus vifs et les plus passionnés. Il faut relire dans le Moniteur du temps les deux admirables réquisitoires de M. Cousin et de M. de Montalembert, l’un s’élevant au nom du droit commun violé contre « ce principe inconnu, disait-il, à l’ancienne monarchie comme à la nouvelle, celui d’établissemens qui seraient exemptés des conditions communes imposées à tous les autres, par cela seul qu’ils sont des établissemens ecclésiastiques; » l’autre venant au nom de la liberté religieuse protester avec toute la fougue de sa jeune éloquence contre une loi « de prévention, de restriction et de police. » Rarement la tribune française avait retenti de pareils accens, et ce fut certes un des plus beaux spectacles qui aient été donnés à ce pays que celui de cette joute oratoire entre des hommes qui s’appelaient de Broglie et Cousin, Portalis et Rossi, Guizot et Montalembert. Commencée le 22 avril, la discussion se prolongea jusqu’au 24 mai suivant et se termina, grâce à l’intervention personnelle de M. Guizot, par un vote favorable au projet, légèrement amendé. C’était un succès pour le cabinet, mais un de ces succès qui ne terminent rien et qui laissent, après un grand effort et de grandes ressources déployées des deux parts, les partis vaincus, mais non désarmés. Avant comme après le vote de la chambre des pairs, la question de la liberté d’enseignement et des petits séminaires demeurait ouverte ; la formule de la réconciliation entre l’église et l’état était encore à trouver. C’est en vain que M. Guizot, dans un des plus beaux discours qu’il ait prononcés, avait appelé de ses vœux la fin de cette lutte entre l’esprit laïque et ce qu’il appelait l’opposition ecclésiastique, en la distinguant de l’opposition vraiment religieuse. L’opposition ecclésiastique, par l’organe de M. de Montalembert, avait dédaigneusement repoussé ces avances, et la lutte, un moment suspendue, allait reprendre avec plus de violence que jamais[8].

Il avait fallu la révolution de 1830 pour introduire dans le droit public le principe de la liberté d’enseignement ; il fallut 1848 et les journées de juin pour dégager ce principe des incertitudes et des malentendus qui en avaient retardé l’application pendant toute la durée de la monarchie de juillet. Où la charte s’était contentée d’une déclaration générale et susceptible d’interprétations diverses, la constitution de 1848, rédigée sous l’impression encore toute fraîche des grands débats de 1844, fut beaucoup plus nette et beaucoup plus précise. « L’enseignement est libre. La liberté d’enseignement s’exerce selon les conditions de capacité et de moralité déterminées par les lois et sous la surveillance de l’état. Cette surveillance s’étend à tous les établissemens d’éducation et d’enseignement sans aucune exception. »

Il était difficile d’équivoquer cette fois sur le sens et la portée d’une affirmation aussi catégorique. Aussi ne l’essaya-t-on d’aucun côté. En relisant les documens de l’époque, on est frappé de l’unanimité qui règne dans tous les partis relativement à l’interprétation de l’article 9. Chacun accepte désormais la liberté d’enseignement sous la surveillance de l’état comme une des conséquences nécessaires du statut constitutionnel; on ne dispute plus que sur des nuances et sur des détails d’organisation. Dans le fond, catholiques et protestans, républicains et royalistes, amis et ennemis de l’Université sont d’accord.

Deux choses surtout avaient empêché les divers projets de loi présentés sous la monarchie de juillet d’aboutir : d’une part le gouvernement, tout en se plaçant sur le terrain de la charte, n’avait pas su trouver un modus vivendi qui sauvegardât les droits de l’état et ceux de la société; cette grande distinction ne lui était pas apparue comme une nécessité dans un pays livré à d’ardentes controverses. Imbu de traditions et de préjugés universitaires, il s’était attardé dans un système de protection et de garantie tout à fait suranné, qui avait le double inconvénient d’être aussi vexatoire qu’inefficace. D’autre part, les partisans de la liberté d’enseignement avaient manqué de franchise : en réclamant le droit commun, ils s’étaient bien gardés de le réclamer pour les écoles secondaires ecclésiastiques ; ils n’avaient pas entendu que ce droit leur fût appliqué, notamment en ce qui concernait les grades et la juridiction. Des deux côtés, on peut le dire, on avait rusé avec la charte.

La constitution républicaine de 1848 ne comportait pas tous ces détours. On le vit bien lors du dépôt en 1849 du projet de loi organique de l’enseignement secondaire. Préparé par une commission dont M. Jules Simon fut le rapporteur, ce projet de loi consacrait déjà la plupart des principes qui devaient être un an plus tard adoptés par le législateur de 1850. Il supprimait l’autorisation préalable et les nombreuses formalités ou conditions des projets antérieurs, telles que le certificat de moralité, le brevet de capacité, la production du règlement intérieur et du programme d’études des établissemens projetés, le certificat d’études et l’affirmation de n’appartenir à aucune congrégation religieuse « non légalement établie. » Il se contentait d’exiger de tout Français âgé de vingt-cinq ans, voulant fonder un établissement privé d’enseignement secondaire, une déclaration d’ouverture dudit établissement faite devant les autorités, et le grade de bachelier ou, à défaut de ce grade, un brevet de capacité délivré par un jury d’état. Quant aux écoles secondaires ecclésiastiques, le projet les faisait rentrer dans le droit commun sans restrictions ni réserves d’aucune sorte, en les soumettant simplement à la surveillance des inspecteurs de l’Université, sous le rapport de l’hygiène, de la morale et de la constitutionnalité de l’enseignement.

Ce n’était pas tout : dans le système de la commission de 1849, l’ancien conseil royal de l’Université recevait une organisation et des attributions toutes nouvelles. Il devenait le conseil supérieur non plus seulement de l’Université, mais de l’instruction publique. Il s’ouvrait libéralement aux représentans de toutes les forces sociales : le Conseil d’état, l’Institut, le clergé, la magistrature, l’administration elle-même dans la personne du préfet de la Seine. En outre la nomination des conseillers était enlevée au gouvernement, afin d’éviter, disait le rapport, «l’arbitraire de ministres étrangers à l’Université, à ses besoins et à ses habitudes, » et ayant « comme hommes politiques des amis et des ennemis à satisfaire. » Telles étaient les principales dispositions de ce projet dont le savant rapporteur de la commission de 1849 a pu dire que « la constitution lui avait servi de texte, » et qu’il se bornait « à en faire passer les prescriptions dans la pratique. » Dans un autre passage de son rapport, M. Jules Simon démontrait, avec non moins de force, la nécessité de placer à côté du ministre une autorité suprême chargée tout à la fois de représenter les droits de l’état et de garantir ceux de la liberté. Quant aux écoles secondaires ecclésiastiques et aux congrégations religieuses, c’est en ces termes qu’il justifiait les articles qui les concernaient :

« Votre loi, messieurs, ne laisse pas subsister les immunités; il était juste qu’elle détruisît les entraves. Les petits séminaires rentrent dans le droit commun ; qu’ils y rentrent pour tout. Leurs professeurs feront preuve de moralité et de capacité ; ils seront soumis à l’inspection, mais leurs élèves pourront se présenter partout, s’ils sont capables. La république n’interdit qu’aux ignorans et aux indignes le droit d’enseigner et elle ne connaît pas les corporations ; elle ne les connaît ni pour les gêner ni pour les protéger; elle ne voit devant elle que des professeurs. »

C’est ainsi qu’à la conception étroite d’une liberté soumise à plus d’entraves et de restrictions que l’ancien régime discrétionnaire lui-même n’en avait connues, la république de 1848, généreuse comme toutes les républiques à leur aurore, substituait du premier coup une formule beaucoup plus large et en même temps beaucoup plus pratique, celle de la liberté pour tous, y compris les membres des corporations religieuses, sous une seule condition de grade à remplir, et sous la surveillance générale de l’état. Comment cette formule vainement cherchée pendant dix-huit années par les ministres de la monarchie de juillet s’était-elle ainsi dégagée sans effort des premières délibérations de la commission de 1849 ? Comment la conciliation si longtemps et si vivement poursuivie était-elle tout à coup devenue possible ? Il faudrait ici faire un retour en arrière, et se rappeler par quelle effroyable crise politique et sociale nous venions de passer: un trône brisé, le suffrage universel déchaîné, la démocratie de M. Royer-Collard et d’Odilon Barrot coulant à pleins bords, les ateliers nationaux, le droit au travail, du pain ou la mort, les journées de juin, et, comme si ce n’était pas assez de tant de ruines intérieures, l’Europe entière embrasée par notre incendie. Une telle succession d’événemens tragiques, « très bien dit M. le comte Beugnot, devait plus contribuer « à calmer les esprits, à modérer les désirs, à rapprocher les personnes que les plus savantes discussions n’auraient pu le faire. Lorsque la société tout entière avec sa religion, ses mœurs, ses plus précieux intérêts, ses saintes et éternelles lois est devenue tout à coup l’objet d’attaques aussi audacieuses que multipliées, quand un désordre moral dont nul ne soupçonnait la profondeur s’est révélé au milieu de nous, alors tous les hommes sages, tous les amis sincères de la patrie ont compris qu’il ne s’agissait plus de savoir par qui et dans quelle mesure précise le bien se ferait, mais qu’il fallait recueillir toutes les forces morales du pays, s’unir intimement les uns aux autres pour combattre et terrasser l’ennemi commun qui, victorieux, ne ferait grâce à personne. » Il ne s’agissait plus en effet dans cette extrémité de disputer sur des garanties de capacité, et l’heure n’était plus aux vaines arguties. La révolution de février avait été pour tout le monde une surprise; l’insurrection de juin fut pour beaucoup de ceux qui l’avaient provoquée par leur aveuglement et leur imprudence une sorte de chemin de Damas. Ces grandes crises ont une singulière vertu d’apaisement. On vit alors, — spectacle qui s’est renouvelé depuis dans des circonstances analogues, — les hommes dont les écrits, les discours, les critiques et l’égoïsme avaient eu le plus de part à la chute de la monarchie constitutionnelle, on vit ces mêmes hommes épeurés et repentans, fléchissant sous le poids de leurs responsabilités, mettre leurs mains dans la main de leurs adversaires de la veille et se frapper la poitrine. On les vit, éclairés par une grâce soudaine, illuminés par un rayon d’en haut, se porter à la défense avec la même ardeur qu’ils avaient mise à l’attaque. Jamais revirement plus complet d’opinions et d’idées, jamais plus brusque renversement des rôles et des situations n’avait eu lieu.

Cette métamorphose des opinions les plus accusées est le fait le plus caractéristique de cette étrange époque ; elle éclate partout à la fois, et ce serait un curieux chapitre d’histoire contemporaine que d’en raconter les plus célèbres manifestations. Mais nulle part elle n’est plus visible que dans la célèbre discussion de la loi de 1850. Émanée de l’initiative de M. de Falloux, amendée par une commission dans laquelle siégeaient, étroitement unis, M. Thiers et M. de Montalembert, cette loi, si violemment attaquée aujourd’hui, fut avant tout une loi de transaction. Le projet de M. Jules Simon avait déjà ce caractère; dans le projet de M. de Falloux, il est encore plus accusé. L’idée d’appeler les représentans de tous les grands intérêts sociaux à participer au gouvernement de l’instruction publique afin de la diriger dans un sens conservateur, cette noble et généreuse idée se dégage des obscurités d’une première ébauche; elle prend corps et vie. M. Jules Simon s’était contenté de partager son conseil supérieur en trois sections, et c’était seulement dans l’une de ces sections, celle de l’enseignement privé, qu’il introduisait un certain nombre de membres de la magistrature et du clergé. La loi de 1850 composa le conseil supérieur de membres étrangers en majorité au corps enseignant. Par là se marquait déjà bien nettement l’intention du législateur de substituer à la doctrine étroite et dangereuse de l’état enseignant la maxime bien autrement large de la représentation libre et fidèle de tous les élémens de la société également intéressés dans la préparation des générations à venir. Le reste du projet n’est que le développement parfois excessif de cette maxime[9]. Dès l’instant que l’état consentait à partager avec la société la direction de l’instruction publique, il lui fallait, par une suite nécessaire, abandonner son vieux système de garanties et de prohibitions. Vingt et un ans d’âge et le brevet de capacité pour les instituteurs, vingt-cinq ans et le grade de bachelier pour les maîtres de l’enseignement secondaire, voilà toutes les conditions qu’il exigera désormais. Il se réserve seulement de surveiller les écoles libres, comme dans le projet de M. Jules Simon, au point de vue de la morale et de la constitutionnalité de l’enseignement; l’inspection ne portera plus désormais sur d’autres objets.

Restait la fameuse question des petits séminaires et des congrégations. Sur ce point, le législateur de 1850 n’eut pas grand effort à faire : la constitution avait parlé, le droit était clair, certain ; plus d’immunités particulières, plus de régime spécial, mais en même temps plus d’exception de personnes; la liberté pour tous, aux mêmes conditions, la loi égale. « La république ne connaît les corporations ni pour les protéger ni pour les gêner. » Donc les membres des congrégations religieuses en général et les jésuites en particulier pourront enseigner. La loi du 15 mars 1850 ne contient pas, à vrai dire, d’article spécial à cet égard. Mais les termes mêmes des articles relatifs aux conditions d’exercice de la profession d’instituteur et de chef d’institution ne comportent aucune exception dans leur généralité. Au surplus, si le doute était permis, les déclarations réitérées de M. le comte Beugnot, rapporteur du projet, et de M. Thiers, qui en fut le parrain, n’en laisseraient rien subsister. « Les membres des congrégations religieuses non reconnues par l’état pourront-ils ouvrir et diriger des établissemens secondaires et y professer? lisons-nous dans le rapport de M. Beugnot. La réponse ne saurait être douteuse, nous réglons l’exercice d’un droit public à la jouissance duquel sont appelés tous les citoyens sans autre exception que ceux dont l’immoralité a été déclarée par un arrêt de la justice. Ainsi donc nul doute. D’après le projet de loi, les membres des associations religieuses non reconnues jouiront de la faculté d’enseigner parce que cette faculté est un droit civil et qu’ils possèdent tous les droits de ce genre. »

Dans la discussion générale du projet, M. Thiers ne fut pas moins catégorique. Il par la plusieurs fois dans le même sens avec son abondance habituelle et même en se répétant un peu : « Nous avons donné la liberté aux uns et aux autres. Et comment? Y a-t-il dans la loi une différence dans la manière de qualifier ceux qui se présenteront pour établir des maisons d’enseignement? Non, c’est la même pour tous... Nous avons accordé la liberté d’enseignement à tout le monde, car la constitution nous y obligeait. L’église en profite; nous ne lui avons pas fait de faveur, elle demande, comme tout le monde, à vivre sous la constitution, à en avoir le bénéfice comme tous les citoyens.

« Il est résulté de cela, comme je vous l’ai dit, le grand avantage auquel elle prétend : c’est que les petits séminaires pourront devenir eux aussi une université ; ils feront aux collèges communaux une grande concurrence, cela est vrai; c’est là le danger, il n’y en a pas d’autres à mes yeux, mais tout cela résulte de la constitution. »

Dans une autre séance (19 janvier 1850), prenant à partie les adversaires du projet, il leur disait pareillement :

« Je demande la permission de m’adresser brièvement une dernière fois à tous ceux qui peuvent avoir des objections à la loi. Eh bien, je leur avoue l’indigence de mon esprit. J’y ai pensé mille et mille fois depuis beaucoup d’années, particulièrement depuis une année, je me suis demandé comment mes adversaires de toute espèce s’y prendraient pour faire une autre loi et je leur demande à eux de me dire quelle rédaction, quelle forme ils trouveraient pour empêcher que la constitution soit applicable à tout le monde et pour que les petits séminaires ne puissent pas enseigner? C’est là l’important, et quand vous venez me parler de l’enseignement du clergé, et que je vous réponds que l’enseignement du clergé ne se donnera que dans les petits séminaires, pas ailleurs, vous répliquez : « Les jésuites rentreront. » Eh bien, je vous demande au nom: de vos principes comment vous ferez pour empêcher que les jésuites entrent dans l’enseignement? Comment ferez-vous?.. On me dit, je m’y attendais bien, que nous aurons à examiner ce point lors de la loi sur les associations. C’est vrai : quand on fera la loi sur les associations, on devra traiter des associations laïques et des associations religieuses, et voilà pourquoi nous n’en avons pas parlé, et il ne faut pas dire que par un silence perfide nous avons cherché à introduire les jésuites en France. Soit, c’est une question d’association religieuse que vous réserverez pour le moment où vous discuterez la loi sur les associations.

«Seulement je me permettrai de vous dire que je vous y attends pour savoir comment vous vous y prendrez pour interdire les jésuites, vous, vous !!l »

Ce « vous » répété serait bien naïf aujourd’hui. En 1850, s’adressant à des républicains de principe, il dut être d’un grand effet. Mais ce fut dans la discussion des articles que se marqua le plus nettement la volonté du législateur et que l’intervention personnelle de M. Thiers se produisit avec le plus d’éclat. Battue en première lecture, l’opposition s’était réservé de se compter sur un amendement à l’article 65 du projet relatif aux conditions d’ouverture des écoles libres d’enseignement secondaire. Cet amendement, qui fut discuté dans la séance du 23 février 1850, disposait en substance : 1° que les membres des congrégations non reconnues ne pourraient tenir d’écoles publiques ou libres, primaires ou secondaires, laïques ou ecclésiastiques, ni même y être employés ; 2° qu’aucune congrégation ne pourrait s’établir que dans les formes et sous les conditions déterminées par une loi et sans avoir au préalable fait vérifier ses statuts par le conseil d’état. C’était tout le système de la loi remis en question. Une discussion solennelle s’engagea sur cet amendement. Soutenu par son auteur M. Bourzat, il fut combattu par Mgr Parisis au nom du clergé catholique, et par M. Thiers au nom de la commission. Dans son discours, M gr Parisis s’était contenté de déclarer que le clergé séculier ne consentirait jamais à « livrer le clergé régulier de tout ordre comme la rançon des avantages que la loi pouvait lui promettre. » A son tour, élargissant le débat, le replaçant sur son véritable terrain, celui de la constitution de 1848, M. Thiers intervint avec une extrême vivacité.

... « En fait d’association, messieurs, que disait-on sous le dernier régime? Le droit d’association n’appartient pas aux citoyens ; l’état seul peut permettre de s’associer; on avait tort ou on avait raison : tel était le régime. En fait de droit d’enseigner on disait : « N’enseignera pas qui voudra; on n’enseignera qu’avec la permission de l’état. » On avait tort ou on avait raison, je ne l’examine pas... Vous avez trouvé apparemment tout cela détestable, puisque vous l’avez renversé. Vous n’avez plus voulu de la liberté limitée, vous avez dit dans la constitution : « Les citoyens ont le droit de s’associer tous les citoyens peuvent enseigner. Eh bien... je vous demande si sous le régime des principes existans, on pourrait sérieusement, avec pudeur, venir dire aujourd’hui à un homme qui a prouvé sa capacité et sa moralité : Mais vous appartenez peut-être à telle ou telle congrégation. Je vous demande si cela serait possible?.. Non, lorsque nous avons, avec la constitution, exigé des preuves de moralité et de capacité, nous ne pouvions pas en exiger d’autres sous peine d’inconséquence. Il en est résulté que nous ne pouvions pas, dans la loi, déclarer en vigueur les ordonnances de 1828; nous ne le pouvions pas, et c’est pour cela que nous nous taisons. »

Ainsi, dans la pensée de M. Thiers, comme dans celle de M. Jules, Simon, la constitution de 1848 avait souverainement tranché la question des membres des congrégations religieuses. Elle avait aboli le droit spécial qui les régissait depuis 1828 et les avait replacées dans le droit commun. Ils ne devaient plus être l’objet d’aucune prohibition particulière. L’article 9 avait « proclamé la liberté d’enseignement d’une manière précise et positive, » non pas pour les prêtres seulement, « mais pour les prêtres comme pour tout le monde. » « Devant la liberté, devant la loi, » il n’y avait pas de prêtres[10]. Successivement présentée sous trois ou quatre formes différentes et chaque fois avec une nouvelle force, par un homme dont les sentimens universitaires étaient bien connus et qui s’était autrefois constitué l’adversaire résolu des jésuites, cette opinion devait nécessairement avoir beaucoup de poids sur l’assemblée législative. L’amendement de M. Bourzat fut en effet repoussé par 450 voix contre 148, c’est-à-dire à une des plus fortes majorités qui se soient jamais vues dans une chambre française.

Après ce vote définitif, il n’y avait plus qu’à passer au scrutin sur l’ensemble du projet: il fut adopté, — chose remarquable, — à une plus petite majorité que celle qui venait de repousser l’amendement Bourzat: 399 voix contre 237[11].


II.

Telle fut cette mémorable discussion de 1850, si complète et si féconde en grands résultats : l’ancien droit, le droit de la monarchie de juillet et de la restauration aboli, la loi commune substituée au régime d’exception des écoles secondaires ecclésiastiques et des membres des congrégations non reconnues; la liberté d’enseignement soumise aux garanties strictement nécessaires; la société, par ses représentans les plus éminens, appelée à participer, de concert avec le gouvernement, à la direction de l’instruction publique et privée; enfin et surtout la réconciliation de l’église et de l’état scellée pour de longues années : au nom de l’état par M. Thiers ; au nom de l’église par M. de Montalembert. Il y avait là, ce semble, de quoi faire pardonner au législateur de 1850 quelques concessions fâcheuses. Peu de lois cependant ont été jugées avec plus d’injustice et de partialité. Accueillie dans le principe avec une faveur marquée par l’opinion libérale, elle a bientôt vu ces bonnes dispositions se tourner en aigreur. L’Université surtout s’est signalée par son ardeur à critiquer une œuvre qui n’est certes pas sans défaut, mais qui eut du moins le mérite d’inaugurer dans ce pays une ère de paix et de liberté. Au lieu d’en considérer les côtés élevés et généreux et de la placer pour la juger équitablement dans son milieu véritable, on s’est appliqué à en faire ressortir les parties faibles et défectueuses; on l’a dénoncée comme une entreprise réactionnaire et cléricale, et son véritable auteur, celui qui eût mérité bien plus que M. de Falloux d’attacher son nom à la loi de 1850, l’illustre M. Thiers lui-même, s’est vu représenté dans maint pamphlet sous les traits les plus noirs. N’a-t-on pas été jusqu’à lui jeter à la face, comme le dernier des outrages, l’épithète de jésuite!

Au surplus, à qui n’a-t-on pas adressé cette accusation banale? Et qui pourrait se flatter d’y échapper? Ç’a toujours été un travers de l’esprit français de croire à l’existence d’une vaste conspiration de la société de Jésus contre la société civile et contre ses lois. Aucun malheur, aucune leçon n’a pu nous guérir de cette manie, elle est incurable. Aux jours sombres, quand l’émeute est dans la rue, quand Paris brûle, un moment la peur de l’incendie, jointe à des sentimens d’un ordre plus élevé, l’emporte en nous sur la peur des « hommes noirs. » Nous commençons à nous douter qu’il pourrait bien y avoir un péril social aussi dangereux que l’autre, et nous cessons de déclamer contre la congrégation et le a parti prêtre. » Aussi bien il serait de mauvais goût d’accabler des gens dont la poitrine vient de servir de cible aux libres penseurs des barricades. Mais voici que l’ordre renaît : la rue est tranquille, le feu ne menace plus nos maisons, la Bourse remonte; bref nous respirons. Dès ce moment la rechute est imminente : elle ne se déclare pas immédiatement; elle attend, suivant les circonstances et les époques, un an, deux ans, quelquefois trois, jamais davantage. Passé ce délai, l’idée fixe reparaît, vous en pouvez suivre le progrès. Insensible au début, sa marche ne tarde pas à devenir plus résolue ; bientôt elle se précipite et nous emporte. C’est ainsi qu’après chacune de nos grandes crises sociales on peut constater un redoublement d’attaques contre le clergé régulier en général et les congrégations enseignantes en particulier. Alors tous ceux qui ne sont pas atteints de cette maladie, tous ceux dont le jugement n’en est pas obscurci sont traités d’ennemis ou dénoncés comme des complices: il n’y a pas de pitié pour eux.

L’empire, qui n’était pas plus jésuite que M. Thiers, était condamné d’avance aux mêmes récriminations. La loi de 1850 n’était pas son œuvre, mais il s’en appropria l’esprit et en maintint les principales dispositions. Un décret-loi du 9 mars 1852 substitua seulement au principe électif celui de la nomination des membres du conseil par le chef de l’état. Cette innovation de M. Fortoul ne fut pas en général approuvée, et, pour parler avec une entière franchise, elle ne méritait pas de l’être. L’autorité du conseil supérieur en fut plus affaiblie que rehaussée. Sans doute il ne cessa pas d’être indépendant, et les hommes considérables qui furent appelés à y siéger ne laissèrent pas de prouver dans bien des circonstances qu’ils jouissaient d’une entière liberté; plus d’une fois il leur arriva de se mettre en opposition directe avec le ministre. Néanmoins on ne saurait contester qu’ils avaient plus de prestige et qu’ils jouissaient d’un plus grand crédit sur le corps enseignant lorsqu’ils étaient élus par leurs pairs au lieu d’être nommés par décrets. Par contre, M. Fortoul eut la main plus heureuse lorsqu’il rétablit, deux ans plus tard, les « grands rectorats, » supprimés par la loi de 1850. Le fractionnement des anciennes circonscriptions académiques avait été l’œuvre personnelle de M. de Montalembert : c’est assez dire que le bien de l’Université n’en avait pas été l’unique mobile. « L’empereur voulut, dans l’intérêt d’une bonne administration, que les fonctions rectorales reprissent plus de dignité et que l’enseignement supérieur reçût des recteurs une plus forte impulsion : cette haute pensée produisit la loi du 14 juillet 1854. » C’est en ces termes qu’un savant jurisconsulte, qui avait la passion de la justice et du droit, et qui fut l’un des plus fermes défenseurs de la liberté d’enseignement, M. Laferrière appréciait cet acte réparateur.

Toutefois, à part ces deux changemens apportés à la loi de 1850 et que nous devions signaler, l’empire respecta jusqu’au bout l’œuvre de ses devanciers. Il se préparait même à la compléter en appliquant à l’enseignement supérieur le principe de liberté qui régissait déjà les deux autres ordres d’enseignement. Ses résolutions étaient arrêtées, son siège fait. Une grande commission extra-parlementaire, présidée par M. Guizot et dans laquelle figuraient M. Prévost-Paradol et le père Captier, de tragique mémoire, avait été constituée pour préparer les élémens d’un projet de loi sur la matière. Le sénat, d’autre part, était déjà saisi d’une proposition émanée de l’initiative d’un de ses membres, quand soudain éclata la crise qui devait tout emporter.

Une assemblée dont le premier acte avait été de porter au pouvoir l’éminent défenseur de la loi de 1850 ne pouvait manquer de reprendre la question au point où l’avait laissée le précédent gouvernement. En effet, dès les premiers jours de l’établissement de l’assemblée nationale à Versailles, M. le comte Jaubert déposait une proposition de loi sur la liberté de l’enseignement supérieur. Il eût été difficile en ce temps-là, qui n’est pourtant pas bien éloigné de nous, de venir dénoncer à la tribune le péril clérical. Le sang des otages fumait encore, et de nos palais brûlés s’élevait un long cri d’horreur et de malédiction. L’assemblée nationale fit donc à la proposition de M. le comte Jaubert un accueil empressé; personne ne songea ni sur les bancs du gouvernement ni sur ceux de la gauche à en contester l’opportunité; il se fit là une espèce d’accord tacite entre tous ces hommes réunis pour un moment dans une commune pensée de résistance. Comme en 1848, un souffle généreux, un élan de confiance joints au plus impérieux besoin de repos, animaient et rapprochaient les cœurs.

Cependant la proposition de M. le comte Jaubert ne devait pas venir à discussion avant les derniers jours que vécut l’assemblée nationale. Traversée par une foule d’accidens qu’il serait trop long de rapporter ici, contrariée par une succession de crises ministérielles et gouvernementales dont le souvenir est encore présent à tous les esprits, elle n’aboutit, après bien des remaniemens et bien des retouches, qu’au mois de juin 1875. Les temps étaient déjà bien changés, hélas! A la confiance, aux élans de la première heure, avaient succédé la discorde et le ressentiment de blessures réciproques. Néanmoins la proposition de M. le comte Jaubert ne rencontra que chez un très petit nombre d’orateurs de la gauche une opposition de principe. A part M. Challemel-Lacour et M. Paul Bert, qui en attaquèrent le fond, les adversaires du projet se contestèrent en général d’en critiquer certaines dispositions, d’ailleurs fort contestables, telles que les jurys mixtes. A coup sûr, ils y mirent une extrême ardeur et leurs objections prirent parfois une forme provocante; mais ils n’apportèrent pas moins de chaleur à se poser, dans ce grand débat, comme les défenseurs résolus de la liberté d’enseignement, et nous entendons encore un des leurs s’écrier dans une péroraison pathétique :

« — Et puis, messieurs, alors que vous venez de faire une très grande chose, que j’ai faite avec vous, alors que vous venez de proclamer la liberté de l’enseignement, la libre diffusion des doctrines, non-seulement pour les individus, mais pour les associations, alors que vous venez d’autoriser une grande, une très grande expérience, une si grande nouveauté dans ce pays, arrêtez-vous là, ne compliquez pas le problème... » Ainsi parlait M. Jules Ferry, M. Jules Ferry lui-même dans la séance du 13 juin 1875; nous l’entendons, nous le voyons encore ! Nous entendons également l’honorable M. Pascal Duprat se déclarer partisan de la liberté d’enseignement, « non-seulement pour les individus, mais aussi pour les corporations. »

Ainsi, dans la pensée de M. Jules Ferry, le législateur de 1875 avait fait une grande chose en complétant l’œuvre du législateur de 1850, en proclamant la libre diffusion des doctrines pour les associations, comme pour les particuliers. Et cette grande chose, M. Jules Ferry déclarait en réclamer sa part. Quorum pars parva fui! Cette glorification de l’œuvre du législateur de 1875 par le ministre actuel de l’instruction publique nous étonne et nous afflige aujourd’hui ; elle passa presque inaperçue quand elle se produisit, tant elle était naturelle dans la bouche d’un orateur républicain, tant il est vrai que sur le fond même de la loi, sur le principe de la liberté d’enseignement, étendu à tout le monde, aux membres des congrégations non autorisées comme au commun des citoyens, il ne pouvait s’élever de contestation sérieuse. Au surplus si ce principe avait été menacé, l’éminent homme d’état qui avait tant contribué par l’autorité de sa parole et de son exemple à l’introduire dans notre législation, M. Thiers, qui vivait encore, eût sans doute retrouvé pour défendre son œuvre un peu de cette chaleur communicative qu’il tenait toujours en réserve pour les grandes circonstances. N’était-ce pas sous sa présidence, en 1873, qu’un projet de loi sur la réorganisation du conseil supérieur avait été présenté en commun par M. le duc de Broglie et par M. Waddington, le même qui vient de contresigner comme président du conseil les projets de M. Jules Ferry? N’était-ce pas son gouvernement, ses ministres qui avaient soutenu ce projet dont l’idée fondamentale, les principales dispositions, le libellé même étaient empruntés à la loi de 1850. N’était-ce pas enfin à son influence, à ses conseils qu’on devait attribuer cette énorme majorité de 530 voix contre 103 par laquelle l’assemblée nationale avait adopté le projet Waddington-de Broglie? Non, certainement, si la loi de 1875 eût été sérieusement contestée dans son principe, M. Thiers n’eût pas gardé le silence. Il eût jeté dans la balance le poids de sa parole; on l’eût vu monter à la tribune et de sa voix la plus incisive rappeler, comme dans la discussion de 1850, le parti républicain « à la pudeur. » Il n’eût pu faire autrement, son honneur politique y était engagé, comme l’est aujourd’hui l’honneur de M. Waddington, auteur et signataire du projet de 1873, comme l’est celui de M. Jules Ferry, auteur de la déclaration que nous venons de rappeler.

Les circonstances heureusement ne rendirent pas cette intervention nécessaire, et la loi de 1875 fut votée par 316 voix contre 266, en dépit de la regrettable innovation des jurys mixtes. C’est par ce grand acte de libéralisme que l’assemblée nationale termina sa carrière. Après avoir doté la France d’une constitution républicaine, elle n’avait pas cru pouvoir se séparer avant d’avoir achevé l’œuvre commencée par la république de 1848, avant d’avoir réalisé, dans toute son étendue, les promesses successives de la constitution de l’an M. de la charte de 1830 et de la constitution de 1848.

Telles sont, aussi brièvement résumées que possible, les diverses phases par lesquelles a passé la question de la liberté de l’enseignement supérieur en France. Ainsi s’est formée lentement, péniblement, au milieu de crises terribles, cette partie de notre droit public : ainsi l’ont fixé définitivement les mémorables discussions de 1850 et de 1875. Et maintenant que conclure de cet exposé? Qu’a-t-on voulu prouver en rappelant tout ce passé ? S’est-on proposé une simple recherche historique, sans autre intérêt qu’un intérêt d’actualité? Non certes : le but de ce travail est plus haut. Avant d’entreprendre l’étude critique des projets de M. Jules Ferry, il nous a paru bon de démontrer historiquement que ces projets avaient contre eux, sans compter la justice, le droit public, le droit public actuel, non pas celui de la restauration et de l’ancien régime. Nous avons voulu faire justice de l’équivoque qui consiste à dire en supprimant d’un trait de plume et la loi de 1875 et la loi de 1873 et la loi de 1850 et la constitution de 1848 : « Le droit public des Français, c’est le droit consacré par la restauration. » Nous avons cru qu’un pareil défi méritait d’être relevé. Que la république de 1879 supprime la liberté d’enseignement proclamée par ses deux devancières; que les hommes d’état qui nous gouvernent se donnent à eux-mêmes ce cruel démenti ; qu’ils brûlent aujourd’hui ce qu’ils adoraient encore il y a quatre ans, qu’ils foulent aux pieds tous leurs principes et toutes leurs traditions, nous sommes, hélas! habitués à ces reniemens et l’opinion publique a depuis longtemps perdu l’habitude de s’en émouvoir. Mais qu’ils osent placer leurs projets sous l’invocation d’un droit aboli, mort et enterré depuis bientôt trente ans; qu’ils viennent se réclamer d’une législation tombée sous leurs propres coups; qu’ils veuillent nous ramener par delà 1830 et par delà 1789, au régime des ordonnances royales, qu’ils tentent d’abuser par leur casuistique un pays qui, grâce à Dieu, se souvient encore des Provinciales, une telle confusion des rôles, des situations et des temps n’était pas tolérable, et nous devions la combattre au nom de l’histoire, au nom du vrai droit avant de lui opposer d’autres argumens.

Quand le roi de France expulsait les jésuites ou fermait leurs établissemens, ce n’était pas seulement comme roi qu’il les frappait, c’était comme évêque du dehors et comme fils aîné de l’Église; c’est en cette qualité qu’il autorisait ou prohibait les congrégations, c’est dans sa prérogative ecclésiastique et comme gardien d’une religion d’état qu’il trouvait une assez souveraine autorité pour dire aux unes : « Allez et enseignez, » aux autres : « Je vous bannis pour le plus grand bien du royaume et de l’église. » Le gouvernement actuel n’a sans doute pas la prétention ridicule de ressusciter des titres et prérogatives qui sont enfouis avec le dernier de nos rois dans la tombe où il dort. Nous avons vu bien des choses étonnantes, nous ne nous représentons pas encore M. le ministre de l’instruction publique en évêque du dehors. Qu’on cesse donc d’invoquer un droit que la royauté légitime elle-même n’a jamais exercé qu’en vertu de son institution divine et qui, virtuellement aboli depuis 1789, l’est en fait depuis près de trente ans. Au lieu de recourir à des subtilités de procureur pour soutenir une thèse insoutenable, on ferait mieux de dire tout bonnement qu’on a peur et qu’on ne veut plus de la concurrence. Les ordonnances et les édits royaux, la pétition Montlosier, le rapport légèrement retouché de la commission de 1828, celui de Portalis, tout ce vieux grimoire, toute cette poussière d’ancien régime n’ont été soulevés que pour obscurcir et compliquer une question d’une clarté parfaite. Il n’y a que les âmes naïves ou les personnes atteintes de jésuito-manie qui s’y soient trompées. Pareillement, l’opinion libérale ne s’est pas laissé prendre aux avances que le cabinet a jugé à propos de faire au clergé séculier. Une sollicitude aussi touchante a généralement paru plus intéressée que sincère, et la lettre de M. le ministre des cultes à l’évêque de Grenoble n’a pas eu beaucoup plus de succès que l’érudition de son collègue. Bref, toute cette campagne a paru louche, et, dès le principe, elle a rencontré dans l’opinion d’invincibles défiances : on n’a pas pu, on ne pourra jamais lui faire croire que le bien de l’état, celui de l’Université commandaient au gouvernement de bouleverser toute notre législation et de provoquer dans ce pays déjà si divisé un redoublement des passions révolutionnaires et religieuses.


ALBERT DURUY.

  1. « Les degrés ne seront conférés si non à personnes qui auront estudié par temps, intervales oportuns selon les ordonnances des rois nos prédécesseurs, dont ils seront tenus faire apparoir par certificat et rapport de leurs régens et recteurs. » Édit de Blois, art. 85.
  2. Obligation qui s’est maintenue jusqu’à la loi du 15 mars 1850.
  3. Arrêté du directoire du 17 pluviôse an VI.
  4. Royer-Collard, Cousin, Silvestre de Sacy, l’abbé Frayssinous firent partie de cette commission.
  5. Décret organique de 1808.
  6. La chambre des pairs avait précisément, l’année d’avant, discuté, sur le rapport de Portalis, la question des congrégations non autorisées.
  7. Discours de M. de Montalembert dans la discussion de 1844 à la chambre des pairs.
  8. La chambre des députés ne ratifia pas le vote des pairs. La loi ne fut même pas discutée ; M. Villemain étant tombé malade à cette époque, son successeur ne reprit pas son projet.
  9. Nous aurons occasion de revenir sur cette idée.
  10. Séance du 13 février 1850.
  11. Au nombre de ces voix on relève, au Moniteur, entre autres celles de M. Arnaud de l’Ariège, Odilon Barrot, Casimir Perier, Coquerel, Léon Faucher, Lamartine, Lainé, Ferdinand et Jules de Lasteyrie, de Rémusat, Wallon.