Calmann-Lévy (p. 5-9).
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II

le pays le plus attrayant ; des jardins magnifiques ; une jeune femme de corps parfait ; un mariage.


Il y avait autrefois un marquis de Chamarante, appelé Foulques, de son petit nom, qui épousa une jeune orpheline nommée Ninon, héritière d’un beau château.

Ce château était situé sur la pente d’une de ces douces collines, comme il y en a tant et de si jolies, au bord de la Loire ; et il avait été très bien aménagé, surtout quant à ses jardins, par feu M. Lemeunier de Fontevrault, qui raffolait des belles allées à la française, élancées en droite ligne entre des arbres de haute futaie, dont les libres panaches balaient le ciel, tandis que leurs corps disposés symétriquement, soumis au ciseau, parés et unis comme une rangée de courtisans, donnent l’idée d’une grande politesse de mœurs, d’une entente parfaite sur les choses primordiales de la vie courante, en même temps que d’une certaine réserve de liberté non dépourvue d’audaces pour ce qui est des hauteurs, ou bien ne donnent l’idée de rien du tout, sinon d’un plaisir pour la vue, ce qui vaut tout autant. Il aimait les perspectives lointaines, la surprise d’une statue de marbre magnifique et isolée sous les ombrages, ou ayant l’air, à l’automne, de courir avec les feuilles que poursuit le vent ; et les terrasses à l’italienne d’où retombent les pampres et les vignes vierges en lourds baldaquins ; les balustrades où l’on prend aisément une pose élégante et où l’on s’imagine volontiers qu’on ne peut point ne pas penser à quelque chose de noble et de beau. Aussi avait-il répandu à profusion ces ornements sur sa terre de Fontevrault, allant depuis le sommet du coteau planté de moulins à vent jusqu’au bac d’Ablevois, où les gens de Touraine traversent le fleuve pour gagner la vallée d’Anjou.

Je regrette bien de n’avoir pas connu M. Lemeunier de Fontevrault, car son goût pour les jardins me l’eût fait beaucoup aimer. Mais il est doux aussi de regretter une belle figure dont un long espace de temps nous sépare ; on l’imagine plus pure et plus séduisante, et l’on a le droit de ne pas douter qu’elle vous eût choisi pour ami, ce qui n’est pas sûr. Et puis je me dis que M. Lemeunier de Fontevrault, ayant planté lui-même son parc, vit ses arbres moins hauts, ses berceaux moins touffus, ses charmilles moins mystérieuses que nous n’allons les contempler. Enfin, à parler franc, puisque nous avons une dizaine d’années à passer dans ce château de Fontevrault, je préfère y voir la jeune héritière en sa pleine beauté, c’est-à-dire de vingt à trente ans, plutôt que de l’y suivre à l’âge ingrat ; d’autant plus qu’elle ne va pas tarder à avoir une fille qui sera beaucoup plus intéressante qu’elle sous le rapport de l’esprit. M. Lemeunier de Fontevrault avait ramené Ninon on ne sait d’où, car il était grand voyageur, l’avait fort mal élevée, ce qui est assez naturel, même à un homme de valeur ; enfin l’avait tenue chez lui jusqu’à sa vingtième année sans vouloir lui donner un liard de dot, tandis qu’il la couchait sur son testament et lui laissait toute sa fortune.

Ninon avait, à cette époque-là, un visage arrondi, avenant, sans grimaces ; un corps potelé, souple, frais, éclatant sous la peau. Mais elle n’avait point de préférence pour aucun des hommes qui demandèrent sa main, et elle eût épousé aussi bien un vieux qu’un jeune si on le lui eût imposé. Ces messieurs tirèrent au sort en buvant gaîment du vin blanc, car il y a beaucoup de caractères heureux dans le pays, et Ninon accueillit celui que la fortune avait désigné, et lui apporta son château en échange du titre de marquise de Chamarante.

Foulques se trouvait entre deux âges et n’était ni beau ni laid. Il tenait, tant de son père que des vignes de Chinon, Bourgueil, Saint-Nicolas et Saumur, ses bonnes nourrices, un sang ardent, mousseux, propre à l’action, mais vite apaisé, et ne tirant sa vertu complète qu’au cours de digestions tranquilles et prolongées. Il fut très content de sa femme et dit à tous qu’il ne l’eût pas fait faire autrement pour ses propres mesures. Tous deux s’aimèrent pendant plusieurs semaines sans rechercher de compagnie. Au bout de ce temps, le marquis retourna à la chasse, et la marquise, comprenant que la lune de miel était terminée, eut l’aimable idée de faire élever une statuette au Dieu de l’Amour, afin de lui manifester sa reconnaissance. Elle n’était donc pas trop exigeante, prenant la vie comme elle venait, et montrait à l’occasion son excellent cœur.