La Leçon d’amour dans un parc (1920)/14

Calmann-Lévy (p. 121-133).
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XIV

ninon, pendant qu’elle s’achemine vers le labyrinthe, un petit paquet à la main, est possédée du désir de recevoir le baiser d’un beau jeune homme. elle rencontre le chevalier dieutegard, et elle a avec lui un entretien assez vif, qui ne s’achève, malheureusement, ni au gré de l’un ni à celui de l’autre.


Au bout d’un quart d’heure à peine, l’esprit de Ninon avait tourné, comme les girouettes des tourelles, et ne retenait plus que l’indigne traitement infligé au Cupidon de François Gillet par le zèle stupide des deux femmes. Et elle s’étonna de n’avoir pas été courroucée davantage à la nouvelle d’une aussi vilaine mutilation.

Elle rentra en coup de vent, saisit les attributs de l’Amour pubère entre les mains de mademoiselle de Quinconas, où ils s’attardaient d’ailleurs outre mesure ; et elle sortit sans mot dire, au grand désappointement de la gouvernante, qui croyait que la marquise venait lui demander pardon de ses vivacités.

« — Les raccommodements ne vont pas si vite », dit madame de Matefelon, « car entre adversaires on ne s’entend jamais : c’est le temps qui est le remède. »

Ninon s’achemina vers la statuette, dans le dessein de mesurer l’étendue de la dégradation et de voir s’il était possible de réappliquer les débris. Que voulez-vous ! cette petite marquise était ainsi faite. Tout à l’heure, elle se reprochait comme un crime d’avoir laissé debout la statuette pernicieuse ; maintenant la voilà qui va restaurer la statuette ! Mais c’est que Ninon était femme.

Ordinairement, de sa mémoire elle chassait l’image effrontée du petit Amour, mais tout de même, cette statue de marbre, un soir, si lointain qu’il fût, elle l’avait entourée de ses bras et baisée. Si Cornebille ne se fût pas trouvé là, peut-être eût-elle oublié cette folie et oublié la statue elle-même, mais elle pensait quelquefois au jardinier innocent et qu’elle avait chassé…

Elle descendait doucement l’allée des fontaines, son petit paquet à la main. Le vent jouait dans les arbres ; les marronniers, bien taillés par en bas, secouaient leurs hauts panaches au-dessus de sa tête, et, tout au bout de l’allée, un bouquet de géraniums formait un décor très gracieux au-dessus du beau vase qu’environne une bacchanale.

Vous n’avez pas oublié que le socle portant ce vase était situé à droite du large escalier qui conduit aux jardins du bas. Par là-dessus un splendide pin d’Italie ouvrait tout grand son parasol noir. Au delà, mais fort loin, comme un horizon de nuages moutonneux, on apercevait la cime de vieux platanes dont les pieds baignaient dans la Loire.

Que tout cela était donc indifférent à Ninon ! Elle ne regardait que la pointe de ses petits souliers. Elle trouvait le temps un peu lourd et avait bien de la peine à mettre de l’ordre en ses pensées.

Elle se reposa un moment, à l’ombre du pin parasol. Que de gens, mon Dieu ! se fussent estimés heureux de jouir seulement de la belle vue qu’on avait là !

C’était là — il faut que je vous en parle ! — que M. Lemeunier de Fontevrault avait ménagé sous les pins une terrasse longue d’une demi-lieue, qu’ornait à main droite une balustrade dominant ces jardins en pelouses et en bassins auxquels huit grands jets d’eau avaient valu le nom de fontaines. Le large ruban du fleuve se déroulait dans le lointain, et l’on découvrait, par les jours clairs, les toits miroitants de Saumur. Mais Ninon venait d’être piquée par un désir qui ne lui laissait à peu près rien voir des beautés du ciel et de la terre.

Elle s’enfonça sous la charmille, et, pendant qu’elle marchait, elle enviait le sort des femmes qui sont pressées dans leur lit par le bras d’un homme.

M. Lemeunier de Fontevrault ne se gênait pas, autrefois, pour raconter des aventures romaines auxquelles elle attachait alors peu de prix ; ces aventures se représentaient à elle en vives couleurs, comme les livres d’enfance que l’on vient à feuilleter, par hasard, à trente ans. Et elle ne pouvait s’empêcher de souhaiter que quelqu’une d’elles lui arrivât.

Elle en rougit, parce que les discours de madame de Matefelon l’entretenaient dans la crainte des passions, et parce que sa vie morale était ordinaire et modeste. Mais rien ne tenait contre l’appétit déterminé qu’elle avait de se sentir baiser la bouche par quelqu’un qui appliquerait son corps tout entier contre le sien.

Ce fut en de telles dispositions qu’elle s’engagea dans le labyrinthe. Comme celui-ci était resté exactement dans le même état que jadis, elle ne remarqua pas les soins secrets qui lui étaient rendus. Mais elle fut surprise, lorsqu’elle atteignit le bassin, de trouver là le chevalier Dieutegard.

Ah ! n’allez pas m’accuser de placer juste en ce lieu le chevalier Dieutegard, au moment même où la marquise y vient avec l’ardente envie de toucher un beau jeune homme, et m’objecter que c’est d’un procédé trop facile ! J’ai pris la précaution de vous avertir depuis longtemps que le chevalier affectionnait les étangs, les rivières, les fontaines, et qu’il avait coutume d aller à peu près tous les jours, un petit livre à la main, dans les régions du parc ornées d’eau. L’ancienne nourrice, Marie Goquelière, qui croyait aux fées et à toutes les choses merveilleuses, le révérait à cause de ces goûts aquatiques qui s’allient volontiers à la poésie et aux mystères nocturnes. C’est elle qui l’avait engagé à venir là, et voici comment :

Mademoiselle de Quinconas, après sa fameuse expédition au bassin de l’Amour, n’avait pu tenir complètement sa langue, malgré la prière de Cornebille ; et, sans trahir toutefois la personnalité de cet homme soi-disant sorcier, elle avait dit un matin à la femme de chambre qu’elle était parvenue par hasard, en se promenant, jusqu’à un bel endroit où l’on n’allait jamais et qui, malgré cela, demeurait aussi propre que s’il eût été entretenu par des anges. Marie Coquelière, ayant su cela, l’avait redit en confidence au chevalier, qui se souvenait fort bien qu’autrefois sa grand’tante de Matefelon l’éloignait du bassin, ainsi que Châteaubedeau, sous le prétexte que la marquise s’y baignait ; il y était revenu se convaincre de la circonstance extraordinaire, et il n’avait point fait de difficulté à croire à quelque miracle dû à l’essence divine de Ninon. Depuis lors, il y accomplissait de fréquents pèlerinages.

Il était donc là, étendu tout de son long sur le sable tiède et tenant à la main un petit livre. Il lisait, et puis se cachait la figure entre les feuillets, comme pour méditer ou pour boire avidement les paroles poétiques qui, sans doute, charmaient son cœur. Ninon le considéra un moment et le vit baiser pieusement, à la margelle du bassin, la pierre où elle s’était maintes fois assise en barbotant dans l’eau du bout de son pied nu. Comme elle n’ignorait pas qu’elle fût aimée du chevalier, elle y prit plaisir pour la première fois, et appela aussitôt le jeune homme par son nom. Il sursauta et devint plus blanc que le marbre du Cupidon.

Ninon lui dit ce qu’elle venait faire là et lui conta, non sans se moquer, la croisade de sa grand’tante et de mademoiselle de Quinconas. Elle désignait du doigt l’ouvrage de François Gillet privé de sa fleur. Elle tira celle-ci hors de la feuille de papier et la montra à Dieutegard.

Mais le chevalier s’attrista quand il vit cela entre les mains de celle qu’il aimait. Pour lui, depuis qu’il était là, il n’avait seulement pas remarqué que la statuette fût émasculée, quoiqu’il la regardât beaucoup parce qu’il savait qu’elle avait été jadis chère à Ninon. Celle-ci lui demanda pourquoi il faisait la grimace. Il eût été en peine de le dire, mais il se sentait blessé dans la région de son grand amour.

Ninon ne comprit pas cette tendre nuance de la passion d’une âme pure, et elle le fit souffrir en insistant sur la possibilité de réappliquer les objets à leur place, soit par le moyen d’une colle spéciale, soit par quelque habile procédé. Il dit que ce n’était point l’affaire d’une femme de s’occuper de ces détails et offrit de s’en charger lui-même, pour lui être agréable, à la condition qu’elle voulût bien lui confier le petit paquet et n’en plus parler. Elle y consentit, et il le mit dans sa poche.

Alors Ninon considéra le chevalier comme elle n’avait jamais fait. Elle lui trouvait une figure charmante. Il avait des yeux d’un assez joli bleu, de beaux cheveux bruns, une peau à peine hâlée, à peine ombrée d’un duvet naissant, par-dessus tout la plus jolie bouche que l’on puisse souhaiter d’un homme. Par cette dernière particularité, quelquefois, il lui avait plu ; elle avait reposé les yeux sur ses lèvres quand il faisait la lecture à haute voix. Et elle sentait qu’elle mourait d’envie de recevoir un baiser sur la bouche.

À vrai dire, cela ne lui était arrivé qu’une seule fois, à quinze ans, de la part d’un officier qu’hébergea une nuit M. Lemeunier de Fontevrault. Ce militaire, la croisant au moment de son départ, l’avait prise à pleins bras entre deux portes, et laissée ahurie, sans aucune autre émotion. Quant à Foulques, il était, hélas ! bien trop rustaud. Elle ne savait comment faire pour obtenir que le chevalier la baisât ainsi. S’il ne l’eût pas tant aimée, il eut bien vu ce désir dans ses yeux.

Elle lui demanda ce qu’il lisait ; il dit que c’était peu de chose et glissa le livre sous son habit. Elle voulut le lui prendre ; il l’en empêcha. Elle riait ; cela tournait au jeu. Ils coururent bientôt l’un après l’autre autour du bassin, elle heureuse de voir briller les dents du jeune homme, lui troublé, éperdu de mériter son attention. Il trébuchait, ne savait plus courir. Quand il sentit la main de Ninon contre lui et le souffle chéri lui effleurer le visage, il porta la main à son cœur qui battait trop fort, et la marquise dut le soutenir dans ses bras pour qu’il ne tombât pas. Elle s’assit à l’endroit que tout à l’heure il baisait par amour d’elle, et elle le garda sur ses genoux, à demi pâmé, en lui mouillant les tempes avec un peu d’eau qu’elle puisait dans le creux de sa main.

Lorsqu’il rouvrit les yeux sur le sein qu’il adorait, il eut dans le regard tant de confusion, de bonheur et d’amour, que Ninon même en fut intimidée, et, si près de lui, si autorisée à le baiser qu’elle fût par son attitude, elle se retint, parce qu’elle sentait un trop grand désaccord entre l’appétit qu’elle avait de ses lèvres et le beau sentiment du chevalier. Du moins, elle sentit cela l’espace d’un instant, sans que cela même lui laissât de souvenir, mais assez pour contenir un geste, enfin par ce moyen qui empêche souvent les femmes de commettre des fautes contre le tact, sans qu’on puisse leur en savoir gré.

Aussi, presque aussitôt après ce gracieux hommage rendu par les sens à l’amour, Ninon redevint ordinaire et dit au chevalier qu’il avait attrapé chaud en courant. Il répondait :

« — Mais non, madame. »

« — Si, si », disait-elle.

Et elle lui plongeait un doigt dans le cou.

Elle était de nouveau saisie par la gourmandise, et elle sentait qu’elle n’y résisterait pas longtemps, mais elle espérait que Dieutegard la devancerait. Le chevalier semblait savourer quelque chose en lui-même, et le mouvement et la parole lui étaient retirés.

Elle eut de l’impatience. Elle le secoua par les deux épaules, et elle attendit, comme lorsqu’on sollicite une boîte à musique. Le cœur du chevalier se gonflait et aspirait la vie de tous ses membres. Les expressions de son amour s’amoncelaient aussi sous son front, mais rien que là. Alors Ninon le baisa goulûment, comme si elle l’eût voulu manger ; elle lui entr’ouvrit ses belles dents, et le happa, agitant sa chevelure à la façon d’une houppe qui répandait une poudre blanche sur les épaules de Dieutegard.

Elle avait chaviré sur lui en désordre ; un de ses seins avait jailli hors du corsage ouvert très bas, et sa fleur, sensible et menue, pareille à une rose thé cueillie depuis le matin, semblait attendre la goutte d’eau qui ramène la fraîcheur première. Ninon le vit bien et ne le cacha pas. Mais le chevalier, lui, ne le vit point, tant il était descendu profondément dans l’ivresse. Il fermait les yeux et semblait cueillir au dedans de lui un étrange ravissement, comme les personnes qui viennent de mourir. Ninon le froissait tout entier de ses caresses, molestait son visage de vierge, à deux mains, lui crevait contre les dents sa gorge gonflée. Mais elle se rajusta tout à coup, en faisant une vilaine grosse moue de petite fille, puis elle lança un éclat de rire et dit sèchement :

« — Venez-vous ? »

Elle prit les devants dans la tortueuse allée du labyrinthe, et il la suivit en silence.

Tout à coup, alors qu’ils allaient sortir, Dieutegard lui sauta au cou et l’embrassa avec l’audace stupéfiante des jeunes gens très timides et très émus, et il essayait de la palper comme pâte de pain dans la huche. Elle l’écarta de même que si elle ne l’avait connu de sa vie et parut hautement offensée. Alors il demanda pardon et fut tellement malheureux qu’il vaut autant n’en pas parler.