La Leçon d’amour dans un parc (1920)/11

Calmann-Lévy (p. 85-90).
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XI

le baron de chemillé donne à jacquette une poupée nommée pomme d’api.


M. le baron de Chemillé arriva un matin avec un paquet sous le bras et demanda où était Jacquette. On lui dit qu’elle prenait sa leçon sous les charmilles, et il l’aperçut en effet, en même temps qu’il entendait un petit son de voix aigrelet et monotone interrompu à intervalles fréquents et se relevant identiquement monotone et aigrelet, comme la psalmodie des nonnains : le bruit d’une mécanique, si vous préférez, dont le mouvement serait gêné par un gravier malencontreux. En avançant, le baron observa que Jacquette, qui marchait à côté de sa gouvernante, perdait le pas, comme par hasard, environ toutes les deux minutes, et tirait à mademoiselle de Quinconas une langue rose, de la longueur de la main. Il retint lui-même son pas, pour ne point empiéter sur le temps consacré à l’étude et s’assit sur le premier banc.

Là, il posa à côté de lui le paquet, tira sa tabatière et s’offrit une prise. Puis il parla haut, selon sa coutume :

« Je suis content », dit-il, « d’avoir décidé de donner à ma filleule une poupée, car j’estime que la figure de carton peinturluré qui est enfermée là dedans sera plus profitable à cette enfant que quatre demoiselles de Quinconas. Ce qu’il faut à Jacquette, ce n’est pas un précepteur, c’est une amie, ou, à défaut, une bonne, mais à qui elle puisse parler à cœur ouvert. La femme demande à épancher ses petites affaires de tête et de cœur, et elle ne s’ouvre qu’à quelqu’un qu’elle sent inférieur ou tout au plus égal à elle. C’est à cette condition qu’elle ne ment point. Inutile, lorsque nous parlons, qu’on nous écoute et nous réponde : que l’on ait l’air de nous entendre, et nous voilà bien à notre aise. Nous sommes assurés, malheureusement, à partir d’un certain âge, que les poupées ne nous entendent point : c’est pourquoi nous les délaissons. Mais ma filleule ne sait pas cela encore ; elle formulera devant cette figure complaisante ses impressions et sa pensée ; elle apprendra par là qu’elle a des impressions et une pensée ; autrement dit, elle prendra conscience de soi, ce qui nous est facilité par la magie quasi miraculeuse des mots. Car, contrairement à beaucoup d’esprits distingués, je suis enclin à croire que rien n’existe, même au noyau de notre cœur, tant qu’un bon terme ajusté comme un gant ne l’habille. Mais c’est là un sujet qui m’entraînerait fort loin… Et nous ne sommes ici qu’un bon parrain qui paie un joujou à sa filleule, sans plus. »

Le baron remit sous son bras le paquet et s’approcha de ces demoiselles au moment où Jacquette venait d’endosser une verte semonce, pour s’être montrée incapable de citer dans leur ordre les trois vertus théologales.

« — Mademoiselle ! » dit-il, en saluant Jacquette aussi bas que possible, « je vous fais bien mes compliments, car une fille vous est née. »

« — Comment ! dit Jacquette ; mais je ne suis pas mariée ? »

« — C’est juste, dit le baron, aussi cette fille n’est-elle qu’une poupée. »

« — Ah ! » dit Jacquette, « voyons-la. »

« — Quel nom allez-vous lui donner ? »

Jacquette répondit sans hésiter, comme si ce nom eût été choisi de toute éternité :

« — Pomme d’Api. »

« — C’est un nom qui lui va bien », opina mademoiselle de Quinconas, « car elle a joliment bonne mine. »

« — Oh ! » dit Jacquette, « c’est sans doute qu’elle vient de naître ; les petits lapins sont plus rouges que cela… Quand est-elle née, mon parrain ? »

« — Heuh !… Hier au soir, à la brune… »

« — C’est donc cela », dit Jacquette, « que j’avais tant de mal à boutonner ma ceinture ces jours-ci. Pomme d’Api, ma fille, dit-elle, je vous élèverai sévèrement. Et, pour commencer, vous ne verrez personne au château. »

« — Oh ! pourquoi cela ? » dit le baron.

« — Ah bien ! merci ! elle en apprendrait de belles ! »

« — Méfiez-vous, dit le baron ; c’est une poupée intelligente. »

« — Qu’est-ce qu’elle sait déjà ? » demanda Jacquette.

« — Rien du tout… »

« — Alors, pourquoi dites-vous qu’elle est intelligente ? »

« — L’intelligence ne consiste pas à avoir appris beaucoup, mais à être apte à tout deviner. »

Jacquette fut très contente de sa fille Pomme d’Api, en ce sens qu’elle s’amusa beaucoup à la gronder et à la battre. Elle la prenait sans cesse en défaut ; Le plus grave qu’elle lui reprochât était une curiosité sans répit. Pomme d’Api, prétendait-elle, la questionnait sur toutes choses, et, comme les enfants ne doivent rien connaître, ce n’était pas une sinécure que de faire entendre raison à cette poupée.

« Ma pauvre Pomme d’Api, lui disait-elle, si tu dois continuer à vouloir t’informer ainsi, je te donnerai une gouvernante ; elle saura bien te clore le bec ! Une fois pour toutes, tu ne dois m’interroger que depuis la création du monde jusqu’à Noé, parce que je n’en ai pas appris plus long. Quant à ce qui est des personnes qui nous entourent, mais, ma fille ! tu n’as pas idée de l’énormité que tu commets en me demandant sans cesse ce qu’elles font avec leurs cachotteries, leurs mystères, leurs chamailleries, leurs yeux en coulisse et cette manie qu’ont les messieurs de pincer le derrière des dames !… Apprends, Pomme d’Api, que les grandes personnes ont le droit de faire entre elles les plus grosses malpropretés. Je ne sais pas ce qu’elles font : mais aux précautions qu’elles prennent pour nous le cacher il faut que cela soit abominable… Tu as de la chance d’être une poupée, toi, tu resteras toujours honnête… Tu me demandes s’ils sont tous ainsi ? Ah ! ma chère ! depuis l’âge de douze ans, sauf monsieur le curé et mademoiselle de Quinconas. Et plus ils vieillissent, pires ils sont ! Tu ne te doutes pas de ce qu’on dit de mon parrain de Chemillé ! C’est à ce point que, quoiqu’il te tienne pour ma fille, je le soupçonne de t’avoir eue de quelqu’une de ses soubrettes. »