La Lanterne sourde/Coquecigrues

Paul Ollendorff (p. 189-212).


COQUECIGRUES


DÉJEUNER DE SOLEIL


À Édouard Dubus.


La neige (existe-t-il un pays où la neige est noire ?) tombe et suggère des comparaisons fades.

Dans la rue, un gamin pétrit une boule, la pose sur une couche unie, sans ornière ou marque de pas, et la pousse prudemment. Elle roule et s’enveloppe à chaque tour comme d’une feuille de ouate. Bien que « gobes », les mains suffisent d’abord à la conduire par les sentiers blancs. Puis il y faut mettre le pied, les genoux, les épaules, toutes les forces.

Souvent la boule résiste, entêtée, s’écorne, se fendille. Enfin elle s’immobilise.

Le gamin, petit pâtissier en gros, dédaigneux de fignoler son travail, n’ayant plus rien à faire, disparaît.

Aussitôt, le soleil maladif et pâle, las de toujours monter sans jamais bouger de place, suce lentement, jusqu’à l’heure du coucher, lèche doucement l’informe gâteau de neige, comme une personne patraque grignote un morceau de sucre, du bout des dents, à petites reprises.

Séparateur


LA PARTIE DE SILENCE


À Louis Dumur.


Ils ont mangé la soupe et le bœuf. La mère débarrasse la table, l’approche tout près du poêle pour le père, et la fille y dépose la lampe. Le fils choisit dans le coffre à bois une bûche. Ces dames prennent leur ouvrage, le père son journal. Les aiguilles mordillent le linge. Le journal va, vient entre les doigts, avec des haltes. Le poêle ronfle ainsi qu’il faut, car sa petite porte est ouverte à moitié, et le fils le surveille. On n’entend pas de tic tac d’horloge : il n’y a point d’horloge ; mais une bouilloire siffle comme un nez pris.

Y sont-ils ?

Ah ! la mère oubliait de remonter, une fois pour toutes les autres, la mèche de la lampe, et de baisser l’abat-jour, lequel est bleu.

Bien ! chut ! Et, de huit à dix, lèvres serrées, yeux troubles, oreilles endormies déjà, vie suspendue, toute la famille, pour savoir qui se taira le mieux, fait, sans bruit, sa quotidienne partie de silence.

Séparateur


LA LIMACE


À Charles Merki.


Il fait un tel froid que tous les promeneurs rendent la fumée par le nez. Soudain, la bonne vieille, en louchant un peu, aperçoit installée sur sa lèvre, et pelotonnée dans quelques poils de barbe givrés, comme dans une herbe rare, une limace rouge.

— Ah ! sale bête, dit-elle, qu’est-ce que tu fais là ? Attends, je vais t’en donner, moi !

Elle lui en donne en effet. Elle s’arrête en plein trottoir, et se mouche bruyamment, sans se servir de son mouchoir, de sa manche ou de ses doigts, sans un geste, et d’un seul souffle, raide comme un soldat au port d’armes.

Le cerveau se vide tout entier. Elle avait de bien vilaines choses en tête, la bonne vieille. Puis, toujours louchant, elle observe. Un moment, ses deux prunelles n’en font qu’une. La limace rouge s’agite, et de sa langue pointue, activement, nettoie la place. Il semble qu’elle nage dans la joie.

— Te voilà gorgée, dit la bonne vieille. Allons, file maintenant ou je te chiquenaude.

Repue, onctueuse et glacée, la limace que l’air vif a rendue plus rouge encore, recule docilement, descend, descend, et rentre chez elle, au chaud, sous son palais, dans la bouche de la bonne vieille.

Séparateur


LES RAINETTES


À Rodolphe Darzens.


Assis sur le banc planté devant la porte, ils échangent leurs souvenirs sans remords et se racontent des histoires, toujours les mêmes, qui ne se passent en aucun temps, en aucun lieu.

Tandis que les rainettes infatigables roulent au loin leurs r, le plus âgé chevrote d’abord. Comme il fait nuit, chaque fantôme a son succès d’effroi. Les gamins écoutent, accroupis entre les vieux et le fumier verni de lune.

— Êtes-vous crédule de ça ?

— On en voit tant.

— Y en a-t-il, des étoiles !

— Si on allait se coucher ?

Ils restent encore. D’une pipe, régulièrement, une bluette de flamme s’échappe et s’éteint vite, toute seule sur la terre contre les astres de là-haut. Un géranium se penche au bord d’un pot cassé, et par ses becs de grue égoutte son odeur.

Le feu d’une voiture file entre les acacias de la route :

— Qui donc que c’est ?

— C’est le garde-port qui rentre.

La voiture s’éloigne et la curiosité cesse avec le bruit.

Les rainettes continuent leurs appels stridents, si clairs qu’elles semblent quitter les buissons humides, les feuilles vertes comme elles, se rapprocher du mur, et, bruyantes, entrer au creux des pierres.

Il faut pourtant aller se coucher : demain on tire le chanvre.

Les veilleurs bâillent, enfin se lèvent. Quelle douce soirée !

Ils dormiraient dehors. Au matin, on les trouverait là, engourdis, blancs de rosée.

— Bonsoir !

— Bonsoir… soir… oir…

Ils s’enfoncent dans l’ombre. Quelques femmes, des jeunes, allument une lanterne par peur de buter. Les portes se ferment, poussent leur long cri d’angoisse dont frissonnent les hommes en retard.

Et les rainettes même, lasses de lutter, leurs roulades étant vaines, vont prudemment céder au silence.

Séparateur


LE VIEUX ET LE JEUNE


À Maurice Talmeyr.

SCÈNE I

LE JEUNE

Oui, je sais, de ton temps on avalait les noyaux de cerises et des charrettes ferrées. Vieillard, je finirai par t’étrangler. On était naïf, sincère et croyant, en ce temps-là. Il faut y retourner et y rester. J’ai plein les oreilles de tes gémissements. Est-ce parce que la mort, sûre de ta peau, prélève un acompte, et te tripote, te creuse déjà les yeux, que tu les as si grands, plus grands que le ventre ?

Sois prudent. C’est lourd, la célébrité. Quelque matin on te trouvera étouffé. Si j’étais toi, je me mettrais au régime, et, craignant de devenir sourd absolu, je remplacerais ma grosse caisse par un de ces petits tambours en peau de papier qu’on voit entre les pattes des lapins mécaniques.

Toujours le vieux partout, à toutes les bornes ! Est-ce que ton image glacée ne va pas bientôt fondre ?

Tu chevrotes qu’on était respectueux de ton temps. Mais les trains allaient moins vite.

Des gens qui dévorent l’espace peuvent bien brûler la politesse. Résigne-toi, vieux (je t’appelle par tes titres, remarque-le, je te traite en camarade), ôte-toi de là et donne-moi les clefs.

Entends-tu ? je le dis de quitter la scène, de sortir du livre, de t’en aller du journal.

Il y a des années, des années d’horloge que tu encombres. Regarde à tes pieds : c’est du propre ; ton art délayé coule de tous côtés. Tu n’as pas honte ?

Comment ! des hommes d’honneur, des colonels, des employés de chemin de fer, des ouvriers du peuple qui n’ont plus rien à suer, réclament leur retraite et tu t’obstines à faire du service.

Sais-tu, qu’une nuit, las d’attendre, nous recommencerons le massacre des Innocents ?

Si tu te dépêches de mourir, tu éviteras une fin violente.

La place libre, je m’installe. Ah ! j’ai du travail pour une éternité et je vois tant de choses que mon œil éclate. D’abord tout est à refaire.

Premièrement, il convient de nettoyer les narines d’Augias du public.

Ensuite je peindrai mon enseigne, ce qui me prendra beaucoup de temps. Après, je bâtirai un art définitif. Il montera jusqu’au ciel sans toucher à la terre, puisque le naturalisme est mort, et mes enfants passeront gaîment leur vie, la pomme d’Adam en l’air, à le contempler.

Allons, l’ancien, vide les lieux, qu’on aère et qu’on retourne ce que tu as souillé.

SCÈNE II

LE VIEUX

Ces petits sont bien ridicules. Les uns vont au café et s’y gâtent l’estomac. Les autres n’y vont pas, et c’est afin de se donner un genre.

Les uns fument pour faire les hommes ; les autres ont pris la mauvaise habitude d’être incommodés par l’odeur du tabac. Je les trouve grotesques, surtout en amour. Ceux-ci sont chastes comme des bœufs, et, comme ces grosses bêtes, regardent le monde avec ahurissement. Ceux-là changent de femme chaque nuit et s’exposent à des altérations de santé. Les autres gardent toujours la même, et alors ça gêne leurs mouvements.

Le soir, quand je noue mon foulard serre-tête, je songe à leurs groupes littéraires, et je ris, je ris au point que mon lit tremble de tous ses ressorts : comme autrefois, me dit poliment Madame.

Et ces groupes ont des présidents, des vice-présidents, des membres même ; comme c’est drôle ! Oh ! je reconnais de bonne grâce que quelques jeunes vivent à l’écart. Mais ils ont tort : à leur âge, on doit fréquenter les écoles, pour faire plaisir aux parents.

En outre, ils apportent, crient-ils, ces petiots, des formules neuves. J’en avais aussi dans le temps, plein mes poches, sur des bouts de papier que, depuis, j’ai mâchés, par distraction. On prend sa formule au départ. On la pique sur son chapeau, durant le voyage ; mais, quand on est arrivé, à quoi sert-elle ? Qu’est-ce qu’ils veulent donc ? faire mieux que moi, autre chose. N’ai-je pas tenu de semblables propos, il y a un demi-siècle, et, maintenant, je relis mon œuvre, une fois l’an, au printemps.

Plaît-il ? tu convoites ma place, avide gamin. Ah ! malheur à ceux qui réussissent trop jeunes ! Tous les enfants précoces sont morts. Ma vie se prolonge parce que je me suis développé tard.

Je te dis cela, pour t’encourager à me laisser tranquille. Tu viens indiscrètement à la maison. Tu t’y embêtes à m’entendre parler sans cesse de ma personne, tu abîmes mes collections, et, toi parti, nous perdons un quart d’heure, ma bonne et moi, à compter les traces de ta tête huilée.

J’ai patiemment dressé moi-même mon glorieux gâteau. Je n’y ajoute plus rien parce qu’il est assez haut et que j’ai peur de monter sur les chaises, mais je crains qu’on ne l’écorne et je veille. Tu rôdes autour. Ta turbulence m’effraie. Écoute une proposition que tu serais gentil d’accepter. Tu passerais quelquefois dans ma rue. J’ouvrirais ma fenêtre et je te ferais un signe de tête amical. Tu dirais à tes petits amis : « Je viens de voir le vieux. » Je dirais : « La jeune génération ne m’oublie pas. » Et nous pourrions entretenir ainsi jusqu’à ma mort lointaine des relations charmantes.

On sonne, je parie que c’est toi. Misère de misère. Joseph ! n’oubliez pas dans cinq minutes le coup du : « Monsieur est servi ! »

SCÈNE III

LE VIEUX, LE JEUNE

Le vieux. — Tu es là, et je me distrais en traçant avec mon doigt une raie dans ta chevelure vierge. Tu me parles, et il me semble qu’un enfant pose ses pieds nus, chauds et tendres sur mon cœur.

Le jeune. — Maître, vous me ferez entrer dans un grand journal, dites ?…

Séparateur


JEAN, JACQUES


À Marcel Boulenger.


Jacques. — Au moins, dors-tu bien ?

Jean. — Oui, si j’ai le soin, au bord du sommeil, de me prendre à la gorge, des deux mains. Je me tiens fortement. Je suis sûr de ne pas me laisser échapper, et je passe une nuit tranquille.

Jacques. — As-tu, comme moi, le goût des oreillers durs ? je n’en trouve point d’assez durs. Je voudrais un oreiller de bois, dont la taie serait une écorce, et je m’éveillerais les oreilles saignantes.

Jean. — Nous sommes de pauvres misérables qui descendons vers le singe.

Jacques. — Vers le jouet mécanique aux pattes alternantes. Notre vie, c’est une roue qui fait crrr… crrr… Quand je pense que, chaque matin, je m’exerce à enfiler mon pantalon sans y toucher ! J’arrondis sur le modèle d’un cylindre ma culotte droite. Celle de gauche ne m’intéresse pas. Je lève la jambe, et ffft ! il faut qu’elle fuse comme une hirondelle dans un couloir ; sinon, je recommence.

Jean. — Réussis-tu souvent ?

Jacques. — À la fin je triche, et las de danser sur un pied, je me contente d’un à peu près. Mais j’y arriverai, dussé-je rester une journée en chemise.

Jean. — Je me lève plus calme. Mes serviettes seules me préoccupent. J’en ai sept ou huit en train. Dès que l’une d’elles est mouillée, je la rejette. Je ne leur tolère qu’une corne humide. La première m’essuie le front, la seconde le nez, la troisième une joue, et ma tête n’est pas sèche, que j’ai mis toutes mes serviettes hors de service.

Jacques. — Est-ce que tu verses de l’huile sur tes cheveux ?

Jean. — Ils sont naturellement gras.

Jacques. — Tu as de la chance. Je me bats contre mes mèches. Une, entre autres, se révolte. Je la ratisse et l’écrase à me l’enfoncer dans le crâne. Elle se redresse pleine de vie, en fer. Je m’imagine qu’elle va soulever mon chapeau, et je n’oserai plus saluer, par crainte de montrer une horreur.

Jean. — Fais-la scier.

Jacques. — Ainsi que tes moustaches. Enseigne ton procédé.

Jean. — Je les ronge moi-même, avec mes propres dents.

Jacques. — L’aspect de ta lèvre déconcerte. On y remarque un vague pointillé noir, les restes d’une moustache incendiée, la fumée, l’ombre, le regret d’une moustache.

Jean. — Je ne pense que si je mordille, si j’ai comme un laborieux mulot dans la bouche. Enfin, suppose ta mèche domptée.

Jacques. — Je veux sortir. Je descends les escaliers et sur chaque marche je m’arrête. Mes souliers se frottent par le bout, se caressent du nez. Je piétine jusqu’à ce qu’ils soient satisfaits, et souvent je remonte.

Jean. — Dehors, n’as-tu pas fréquemment l’envie d’aller d’un trottoir à l’autre ? On est pressé. Il y a un embarras de voitures : tant pis, il faut traverser, la rue tout de suite, se diriger par le plus court chemin vers ce point qui attire, éclate sur le mur d’en face.

Jacques. — Je préfère viser un passant et le devancer en l’effleurant du coude. Oh ! je ne tiens ni aux bossus ni aux jolies femmes. J’ai le bras lourd, et il m’est nécessaire que toute son électricité s’écoule dans le bras d’un autre.

Jean. — Sans doute, une bonne nouvelle inattendue t’attriste.

Jacques. — Je ne la méritais pas et je me défie ; je regarde au delà, et, devant mes yeux, se matérialise la nouvelle qui suivra. Elle a une forme rectangulaire et deux centimètres d’épaisseur. Rugueuse, d’un rouge sombre, elle tombe, tombe ; c’est la tuile. Mais qu’on m’annonce le malheur des autres, j’ai de la peine à contenir dans ma bouche hermétique le rire qui cherche une issue. Ne meurs pas le premier de nous deux, ce serait trop gai. Si le malheur m’atteint, je sautille d’aise, et, dispos, j’irais me faire photographier. Qu’est-ce que tu as ?

Jean. — Rien. Mon petit doigt s’amuse. Il s’abaisse et se relève, à l’exercice. Le voici en haut, le voici en bas. C’est pour sa santé. Une, deux, trois, quatre. Ne compte pas : tu t’embrouillerais. Marque simplement la cadence : une, deux ; une, deux…

Jacques. — Curieux. On paierait cher sa place.

Jean. — Talent d’intimité ? Il me distrait, quand j’écris, entre deux phrases. On dirait un geste de pompe qui aspire et foule. L’encre monte. Ma main s’emplit de vie, et quand mon petit doigt cesse, elle court, légère, intelligente.

Autrefois, je piquais avec une aiguille ma feuille de papier. Je la couvrais de points nombreux « comme les étoiles du ciel ».

Pique, pique ma bourrique :
Veux-tu gager que j’en ai huit !

J’ai perdu cette mauvaise habitude assoupissante. Celle-ci me plaît à cause de sa simplicité et de son isochronisme parfait. Une deux ; une, deux… Elle exige moins d’accessoires. On n’a pas toujours des aiguilles sur soi. Au café, à la promenade même, mon petit doigt prend son élan et part. Quoi de plus pratique ? Un petit doigt d’enfant en ferait autant. Mais tu changes de visage.

Jacques. — Je t’en prie : n’insiste pas.

Jean. — Tu souffres, tu rougis, et tes yeux, comme des pavots sous la pluie, débordent d’eau. Sois confiant. Ne l’ai-je pas été ? Avoue pour te soulager et me consoler.

Jacques. — Tu ne peux pas savoir. C’est ma grande folie invincible. Ma femme a tenté l’impossible pour me guérir. Mes enfants m’ont supplié. Un médecin m’a dit : « Plus vous les arracherez, plus ils repousseront. En outre, votre nez enflera. » Ni les propos menaçants du docteur, ni les tendres remontrances d’une famille aimante ne m’ont ému, et cette fois encore, j’en tiens un.

Jean. — Un quoi ? Laisse donc ton nez.

Jacques. — Tu me crois peut-être à plaindre. Tu ne me comprendras jamais. Sache au contraire que j’éprouve des impressions compliquées, connues des seuls initiés. La douleur et la jouissance se confondent. J’ai une narine en feu et de la glace dans l’autre. Je ne compte pas les éternuements joyeux, qui sont tout bénéfice ! Je tire doucement, doucement. Il me semble que ce poil est planté au profond de ma chair et que ma cervelle vient avec. J’arrive au sommet de l’aigu. Aïe ! que j’ai mal ! Oh ! que je suis heureux ! Je gradue les secousses. C’est une science. Ouf ! Ah ! le voilà !

Jean. — Je ne distingue pas.

Jacques. — Approche-toi.

Jean. — Oui, j’aperçois quelque chose. Mets-le devant la fenêtre, en plein soleil.

Jacques. — Comme ceci ?

Jean. — Là. Bien. Ne bouge plus. Je vois maintenant le poil dans son intégrité ! Il a la flexion d’un arc d’or. Il est transparent et blond, avec une grosseur à l’une de ses extrémités. On jurerait sa tête.

Jacques. — Ce sont plutôt ses racines, Jeannot.

Jean. — Reçois, mon Jacquot, mes sympathiques compliments : il est superbe !

Séparateur


FIN DE SOIRÉE


À René Maizeroy.


MONSIEUR. — MADAME. — LA BONNE

Madame. — Es-tu sûr qu’il n’en reste plus ?

Monsieur. — Le dernier traverse la rue, tourne au croisement. Il disparaît.

Madame. — Laisse la fenêtre ouverte. Que l’air assainisse, purifie. Regarde : les murs suent.

Monsieur. — Il pleut à verse et vente à tout renverser. Les becs de gaz sont affolés. C’est un bon temps pour ceux de nos invités qui n’ont pas trouvé de fiacre.

Madame. — Oui, c’est un vrai temps d’invités. Il me réjouit. Je regrette seulement de ne l’avoir pas commandé moi-même. Ouvre donc la fenêtre toute grande.

Monsieur. — Jamais nous n’avons eu un mardi comme celui-ci. Ah ! tu choisis ton monde !

Madame. — Bon ! nous allons nous jeter à la tête les gens qui viennent chez nous. Je suis prête. D’abord, où as-tu pris ton Turc ?

Monsieur. — Dans la rue. C’était le plus drôle : il ornait notre salon. Avons-nous ri, quand, au thé, il a déroulé son turban et qu’il s’en est servi comme d’une serviette. Peut-être aussi qu’il couche dedans.

Madame. — J’ai tremblé de le voir se mettre à vendre des pastilles.

Monsieur. — Je t’assure qu’il est attaché à une ambassade, solidement. Continuons : n’est-ce pas à toi qu’appartient ce monsieur qui sentait le cigare éventé ?

Madame. — Si tu parles tabac, je te rappellerai ton marchand de cigarettes toutes faites. C’est sans doute l’associé d’un garçon de café. Il les offrait dans une boîte à Palmers, « moins chères qu’à n’importe quel bureau », disait-il.

Monsieur. — Soit. Mais tu nous as amené ce professeur de piano qui glisse ses cartes-prospectus dans les goussets et les corsages.

Madame. — Et toi, cette veuve qui tâte les hommes en dansant pour se chercher un mari vert ; cette forte dame qui montrait son cancer ; et cette autre, décolletée jusqu’à l’âme, qui nous a demandé s’il n’y avait pas de billard ici. Elle voulait organiser une poule au gibier. Faut-il encore te reprocher ta, femme à poils ? C’est scandaleux : elle cultive, soigneusement, à égale distance de ses deux seins, trois poils énormes. Les messieurs veulent voir, et, pour voir, dansent avec elle. De telle sorte que cette grosse toupie, malgré sa lourdeur, arrive à tourner toute la soirée.

Monsieur. — Tu es dure. Je voudrais que quelqu’un de nos invités nous écoutât dans un coin. À mon tour ! Je note : — Un vieux monsieur, aux moustaches de mastic ; il reconduit et se contente de reconduire (on l’affirme ; c’est son bonheur et sa gloire !) trois cent soixante-cinq femmes par an, jamais les mêmes. Je ne le trouve que grotesque. Passons. Un acteur ; il déclame la Nuit d’Octobre comme Musset devait la déclamer dans ses beaux jours, quand il était saoul. — Un compositeur de musique ; il a inventé une nouvelle méthode pour chanter : « Je voudrais être votre pantoufle ! » — Un danseur de son métier ; il prétend, à chaque pas, que notre parquet est garni de clous, empoigne une bouteille, et, du cul de ladite, leur fait sauter la tête. — Un grand poète célibataire, il murmure aux dames ; « J’ai soif ; et, si vous n’avez pas soif, j’ai soif pour vous. Venez donc boire. » Ce grand poète pousse trop à la consommation. Nous le supprimerons. — Un petit poète marié. « Du courage, lui dit sa femme mûre, récite bien tes vers et je te donnerai un franc, demain, pour tes folies. » — Un peintre, enfin, si sale qu’il devrait s’envelopper dans du papier. Mais nous le garderons provisoirement, car j’espère lui faire colorier, à l’œil, le bas du placard de notre cuisine… Inutile de remarquer que, ceux-là, c’est toi, incontestablement toi, qui les as raccrochés.

Madame. — Permets ! Toute le monde est parti. Tu peux te montrer convenable.

Monsieur. — Vrai, tu as cela dans le sang : tu ne rencontrerais pas un monsieur un peu décoré sans lui dire : « Psit ! psit ! venez donc chez moi, mardi soir, on s’amusera ! »

Madame. — Tu m’impatientes, à la fin.

La bonne, entrant. — Madame, il reste encore un vieux chapeau au vestiaire.

Monsieur. — Étonnant ce vieux chapeau qui reste toujours ! Où est sa tête ? Je ne comprends pas. Que nos invités se trompent de nippes, se volent, mais qu’ils s’arrangent et ne nous laissent pas leur friperie. Qu’est-ce que ce vieux chapeau fait là ?

Madame. — Son histoire est simple : un gentilhomme arrive seul, bien ou mal coiffé ; mais il s’en va en compagnie et, pour ne pas rougir, nu-tête. Marie, quelles sommes vous a-t-on données ?

La bonne. — Madame, le petit blond m’a emprunté quarante sous pour sa voiture.

Madame. — Ah ! vous placez votre argent, ma fille ! Montez vous coucher. (La bonne sort.)

Monsieur. — Le petit blond, oui, le journaliste, un garçon décemment élevé : il déclare qu’il n’a jamais un porte-monnaie dans le monde, parce qu’un portemonnaie fait gros sur la cuisse.

Madame. — La bonne ment. Je parie qu’on lui bourre les poches. C’est autant que nous lui retiendrons sur ses gages. Nous recevons des gens mariés qui savent ce qu’on doit à une domestique.

Monsieur. — Les gens mariés pour de bon ne viendraient pas chez nous.

La bonne, rentrant. — Madame, j’oubliais, les cabinets sont encore bouchés !

Monsieur. — Encore ! Les cochons ! Je te dis qu’ils se retiennent dans la journée, pour nous offrir ça, le soir ! J’ai été obligé d’acheter une perche par économie. À chaque instant, il fallait déranger le plombier. Qu’est-ce que vous voulez, ma pauvre Marie ! Les cabinets ne sauraient passer la nuit dans cet état. Prenez la perche. Débouchez. Ne manquez pas d’éteindre le bec. (La bonne sort.)

Madame. — Aère, mon ami, je t’en supplie.

Monsieur. — Oui, de l’air ! ouvrons. Ce plafond devrait s’enlever comme un couvercle.

Madame. — Qu’est-ce que tu fais ? Tu ouvres l’armoire !

Monsieur. — Oui, l’armoire aussi. Je veux tout ouvrir. Ça empeste ici les fleurs crevées.

Madame. — Qu’est-ce que j’aperçois caché au fond de l’armoire ?

Monsieur. — Un morceau de Champigny que j’ai arraché à ces affamés, sauvé pour notre déjeuner de demain.

Madame. — Tu exagères. Nous ne recevons pas des moineaux.

Monsieur. — Si nous ne recevions rien du tout. À propos, pourquoi recevons-nous ?

Madame. — Tu le prends sur ce ton, ingrat ! La semaine dernière, nos initiales paraissaient dans un journal.

Monsieur. — Certes, on gagne gros à être connu.

Madame. — Avoue que nos soirées sont suivies.

Monsieur. — Preuve : les cabinets bouchés. Mais as-tu observé que souvent des gens perdent notre piste ?

Madame. — D’autres les remplacent, et mardi prochain nous verrons… Il me l’a promis… Par exemple, j’ai couru pour l’avoir. Je l’annoncerai. On fera queue… Mais je te réserve la surprise.

Monsieur. — Dis-moi ta pêche, ou la fièvre me tiendra jusqu’à mardi.

Madame. — Quand notre réputation se fonde, veux-tu t’enterrer vivant, mourir tout de suite ?

Monsieur. — C’est juste : allons d’abord dormir !

Séparateur