Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 116-118).
◄  LXXIV.
LXXVI.  ►
Septième douzaine

LXXV. — LA SYBARITE

L’adorable Isidore Nieul est voluptueusement couchée entre ses draps de toile de Flandre, qui, presque aussi doux que sa chair, l’enveloppent et la caressent. À la fois éveillée et endormie, à la lueur de la douce lampe qui brûle dans un lustre de cristal, elle regarde, sur la soie lilas tendre qui revêt les murs de sa chambre, les oiseaux voltiger dans la grande forêt de fleurs, et les poissons aux écailles d’or nager dans le ruisseau d’argent. Elle savoure l’immense joie de régner, d’être belle, aimée, fidèlement servie, de se sentir nue dans le lit frais et parfumé, et d’être noyée dans sa fauve et ruisselante chevelure, éparse autour d’elle.

Mais, au milieu de cette paix profonde, quelque chose l’a meurtrie et blessée ! Isidore pousse des hurlements, sa servante Jocette accourt, et la trouve tout en pleurs. L’agile camériste examine le dégât. C’est la cuisse de la courtisane, c’est sa cuisse de déesse qui a été offensée cruellement ; en effet, la place est toute rose ! En voici la coupable : c’est une feuille de papier à cigarette qui, malencontreusement tombée dans le lit, a froissé la chair de neige et de lys, et fait ce ravage. La bonne pièce de Jocette, si drôle avec ses yeux fous et son nez de chien, se désole, plaint madame, et prodigue les : hélas ! Mais subitement et sans transition, la belle Isidore cesse de pleurer, et se met à rire de façon à se décrocher les mâchoires.

— « Ah ! dit Jocette, que rien n’étonne et qui s’est mise à rire aussi, à quoi donc pense madame ?

— Ma fille, dit la blessée, je pense au temps où, assise sur une borne, je dévorais à belles dents, — à très belles dents, comme tu vois, un quignon de pain ramassé dans les ordures ; au temps où mes pieds étaient chaussés d’un trou, autour duquel il restait un peu de soulier, — d’un vieux soulier jeté au fossé par un invalide, et où je peignais mes cheveux rouges — avec un clou !