Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 89-90).
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Cinquième douzaine

LVII. — ILE SAINT-LOUIS

Sur la berge du quai, près d’un saule dont les racines énormes sont violemment sorties de terre et rampent sur le pavé, le Pêcheur entouré de ses paniers, de ses engins, et tendant le grand roseau dans sa main plus immobile que si elle était de pierre, pêche à la ligne.

C’est le soir déjà ; sur la rive opposée, dans la brume indécise, un être sec, désolé, jaillit du sol comme un lys qui serait noir, prend son élan, se précipite, et sur lui se referme silencieusement l’eau verte et sinistre. Le Pêcheur a parfaitement vu cet incident ; mais pour cela les muscles de son visage n’ont pas bougé, la ligne n’a pas tremblé dans sa main. Que lui importe qu’un mortel de plus ou de moins traîne le rude fardeau de cette vie et, comme un collier de perles fausses, enfile des mots inutiles ? L’important pour lui, c’est de savoir si l’ablette mordra ou ne mordra pas. Il pêche ; il est là, il y a toujours été ; il était là sous le règne de Charles X, et il est facile de deviner qu’il y sera toujours.

Il a vu passer les républiques, les empires ; il a entendu les chants de joie des fêtes, les rires éclatants des jeunes filles, et le bruit de la fusillade et les galops des lourds cavaliers sur le pavé sonore. Un jour, il a vu dans le ciel une grande lueur rouge et rose, quand Paris brûlait ; mais il n’a pas cherché à savoir ce qui brûlait. Dans notre époque fiévreuse, où le drame est emporté à travers d’innombrables changements à vue exécutés par un machiniste pareil à une horloge détraquée, seul le Pêcheur à la ligne n’a modifié ni sa fonction ni son attitude. Il pêche à la ligne, et en lui se résument désormais l’esprit de suite et l’invincible continuité de l’âme française.