Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 26-28).
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Deuxième douzaine

XIV. — HIGH LIFE

La soirée est parfaitement convenable. Le salon, selon la formule, est meublé de sièges bas et orné de bibelots japonais. Assises çà et là, comme si on les avait semées, les femmes, habillées par des Worths plus ou moins authentiques, peintes à souhait pour le plaisir des yeux, et agitant leurs éventails décorés à la dernière mode, qui représentent les uns peu de chose et les autres rien du tout, disent pis que pendre de madame Eppler, avec laquelle, en ce moment, il est de bon ton d’être brouillées. Puis elles causent des couturières, de la difficulté qu’il y a à se loger dans les villes d’eaux, et de l’impossibilité où elles sont de trouver de bons domestiques. Les hommes parlent de la discussion du budget et de l’Exposition internationale de peinture, et fument avec distinction de légères cigarettes de tabac turc. Le maître de la maison, affable pour tous, complimente l’écrivain de son dernier livre, le banquier de sa plus récente opération financière, et loue avec esprit la dernière pièce du Théâtre-Français, dont la versification discrète lui plaît infiniment. Mais tout à coup une fenêtre s’ouvre avec violence, et donne passage à une vieille à cheveux gris, maigre, noire, cuite par les ans et complètement nue, qui vole, montée à califourchon sur un bâton blanc. Elle descend de sa monture et se jette aux pieds du correct seigneur, avec les démonstrations de l’amour le plus exalté.

— « Qu’est cela, Thieunne Paget ? dit Satan, (car c’est lui.) Je vous avais priée de vous mettre en habit de soirée et de venir en coupé, comme tout le monde, car je ne veux pas choquer les idées modernes, et je désire que désormais nos réunions gardent le cachet de la bonne compagnie. »

Thieunne Paget ne répond rien, mais avec ses grands ongles elle chatouille la poitrine du maître, qui s’apaise, se met à sourire, puis à rire, et enfin à rire si fort que son habit noir en craque et s’évanouit en fumée. Tous les invités laissent de même leur défroque d’emprunt, et se montrent dans un costume initial et farouche. La chambre s’est changée en une clairière que baigne la sombre nuit. Le Roi, couronné de fer, est maintenant assis sur son trône ; les invités fument des cigares de charbon incandescent et, en guise de thé, boivent des tasses de flamme.

À l’ombre d’une roche sinistre, les sorcières cuisinent dans une marmite irritée d’où sortent des sanglots, et plus loin le bal s’est engagé, au son de motifs empruntés à nos meilleures opérettes et joués à la fois sur mille pianos, par deux mille pianistes. Parfois les danseurs, pour se reposer, ôtent leur tête et se la mettent sous le bras, et Thieunne Paget effroyablement nue, dont la chevelure crispée a adopté une pose horizontale, s’élance en un prodigieux cavalier seul, bondissante et frappant du bout de son pied le nez de son vis-à-vis et les chauves-souris écarlates qui s’envolent.

— « Allons ! dit, avec un soupir, Satan agréablement choyé par deux jeunes Sorcières, dont l’une lui lisse les cheveux avec un peigne de fer rouge, tandis que l’autre lui a passé autour du cou ses bras nus, je vois que ce Samedi-ci se passera encore comme les autres ! Mes sujets sont en somme fort aimables ; mais j’ai bien peur de ne pouvoir jamais en faire de véritables gens du monde. »