Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 176-177).
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Dixième douzaine

CXVI. — L’ILE ENCHANTÉE

Enivrés par la vue des marbres et des ombrages, vêtus de satins, et assis avec leurs amantes près du morne fleuve transparent, les amants pâles, accablés sous l’extase, oublient les caresses et les baisers, et savourent voluptueusement l’immense tristesse de la joie. Au lointain, ils entendent parfois de légers murmures, des chants éteints, des sanglots étouffés, de vagues bruits d’armes ; là-bas sont la vie, la lutte, la patrie ; mais eux, les amants emprisonnés dans le bonheur, comment pourraient-ils se mêler aux fêtes et aux batailles, puisque entre eux et le reste des hommes se dresse une haute montagne escarpée, qui se perd dans l’azur ? Cependant, au fond de leurs âmes, ils savent bien que s’ils marchaient jusque-là bravement, la montagne s’évanouirait et se dissiperait dans la nuée. Mais ils aiment mieux se forcer à croire qu’elle est infranchissable, et comme dans les gouffres ouverts, ils noient leurs pensées et leurs désirs dans les vertigineuses prunelles des Cidalises, où roule, ensommeillée et plaintive, une imperceptible poussière d’astres.