Petites Études : La Lanterne magique
G. Charpentier, éditeur (p. 15-16).
◄  V.
VII.  ►
Première douzaine


VI. — LA REINE

On vient d’amener à la reine Béatrice son petit Laertes, âgé de dix ans, qui, en tombant d’un grand arbre, s’est fait au visage une large blessure, et la mère inquiète lave tendrement la joue de son petit avec une eau parfumée.

— « Malheureux enfant, lui dit-elle, tu veux donc me faire mourir ! Hier, vous vous étiez blessé avec un fleuret, et aujourd’hui voilà cette chute horrible. Ah ! vous ne craignez guère de m’affliger !

— Ce ne sera rien, dit le médecin, avec un peu de repos. Que monseigneur se couche seulement… »

Mais le prince Laertes s’est agenouillé devant sa mère, dont il couvre de baisers les belles mains blanches. Puis il se lève et court vers la porte.

— « Ah ! mère chérie et bien-aimée, dit-il en s’enfuyant, j’espère m’amuser bientôt à des jeux plus sérieux et plus meurtriers que ceux-là. Alors je me coucherai sur la terre nue plus volontiers que dans un lit, et avec l’aide de Dieu, je ne me reposerai pas, sinon dans la tombe ! »

La reine Béatrice pousse un long soupir, mais son attention est bientôt attirée par sa dame d’honneur, la belle duchesse Hermia, qui n’a pu retenir un geste d’effroi. La Reine la rejoint à la fenêtre, et voit son autre fils, le petit prince Roland, qui, lancé comme une flèche à travers les allées du parc, monte à cru, sans selle ni mors, un noir cheval indompté, dont ses petites mains tiennent solidement la flottante chevelure. Bien vite un des grands écuyers a été envoyé pour veiller sur l’enfant. Cependant, la Reine pâlissante défaille, et après l’avoir fait asseoir dans un fauteuil, la duchesse Hermia lui fait respirer des sels.

— « Ah ! madame, dit-elle, laissez-les faire. Ils ne seront jamais trop téméraires en leur ardeur sauvage, ni trop cavaliers et soldats, pour triompher de tous les dangers qui les menaceront.

— Hélas ! murmure tristement la Reine, que ne sont-ils nés humblement dans une vie obscure, et n’ayant devant eux que le doux accomplissement d’un devoir facile !

— Mais, ma chère maîtresse, dit la duchesse Hermia, en accentuant sa jolie petite moue pleine de grâce qui rend les hommes fous, Votre Majesté songe-t-elle que si le prince Laertes et le beau petit prince Roland étaient nés de la sorte, on en aurait indubitablement fait — des avocats ! »