La Lanterne (Buies)/La Lanterne N° 23
Ce que je ne comprends pas, c’est que malgré la neuvaine de saint François-Xavier, malgré l’installation de sainte Irène et de saint Félix, chacun dans un autel de Notre-Dame, malgré l’arrivée à Rome de l’évêque Bourget, malgré les prières innombrables qui se disent depuis un mois dans tout le Canada, les tempêtes de neige redoublent de violence et menacent de nous ensevelir tout à fait avant que le printemps n’arrive.
Il faut que les pénitents et pénitentes n’aient pas confessé tous leurs péchés, et Dieu s’en venge en bloquant le Grand Tronc sur toutes les voies ferrées du Canada.
Je ne vois pas d’autre manière d’expliquer le déchaînement furieux des ouragans.
Sainte Irène et saint Félix sont deux gentils petits saints, bien cirés, bien pomponnés, bien astiqués ; ils ont chacun un trou dans la gorge et de jolies petites mains ; mais ils sont exigeants en diable.
Figurez-vous qu’ils ont fait dire à l’abbé Picard, dans la chaire de Notre-Dame, que ceux qui ne donneraient rien à la quête qui serait faite pour leur acheter une nouvelle parure, perdraient toutes les grâces de la neuvaine ! Cependant, ils sont depuis quinze jours l’objet d’une adoration perpétuelle. Je suis allé contempler de mes yeux attendris la dévotion touchante qu’on leur témoigne, et je n’aurais jamais cru qu’avec une si grande jeunesse, ils eussent un esprit d’exploitation si merveilleusement développé.
Quand on est saint, il est vrai, on se transforme à discrétion et l’on prend vite les habitudes du pays où l’on se trouve.
Le monde va-t-il être couvert d’un nouveau déluge ? Tout porte à le croire.
En Canada, il y a quinze pieds de neige entassés sur le sol. Dans la Californie, dans la Louisiane, dans l’Amérique Centrale, il tombe depuis un mois des pluies torrentielles ; tous les travaux agricoles sont abandonnés.
On aurait bien dû nous prévenir trois cents ans d’avance, ce n’était pas de trop pour construire une arche capable de loger toutes les bêtes du Canada.
Le Nouveau-Monde, la Minerve et L’Ordre trouveront toujours à se loger, sans qu’il leur en coûte rien.
La presse religieuse sera surabondamment représentée ; mais que deviendra le commun du troupeau ?
J’ose encore espérer dans la clémence du Seigneur. Il ne voudra pas, non, il ne voudra pas qu’un nouveau déluge arrive avant que M. Cartier n’ait conclu son achat de la baie d’Hudson, ou qu’il soit fait lord.
Le Grand-Tronc met juste quinze jours à faire le trajet de Montréal à St-Jean, distance de 30 milles.
Il est à supposer dès lors que les trains du chemin de fer intercolonial mettront au moins six mois à se rendre de Québec à Halifax.
Vous partez d’ici le premier janvier, avec un casque, des mocassins et un capot de buffle, et vous arrivez à Halifax le 1er juillet, comme une tinette de beurre fondu.
On a tous les agréments possibles sous la confédération.
Ce chemin de fer intercolonial coûtera 120 millions de dollars, attendu que les contrats ont été faits pour six millions ; il coûtera en outre trois à quatre millions par année pour son entretien et il rapportera… des malles expédiées depuis six mois.
L’été, il sera complètement inutile.
Donc, il ne faut pas parler de l’annexion.
M. Bellingham, tory de la vieille roche — tous les torys sont de la vieille roche — admet que si nous ne sommes pas annexés aux États-Unis, avant cinq ans il n’y aura plus que des affamés en Canada, mais qu’il vaut mieux mourir de faim et rester colons que de prendre de bons dîners et d’être des hommes libres.
J’admire ce noble désintéressement et ce patriotisme qui défie les coliques.
Mais comme il n’y a pas que des vieilles roches en Canada, qu’il s’y trouve aussi des hommes, et que ces hommes-là ont un ventre, je ne vois pas ce qu’ils ont à gagner à le tenir vide.
Il est vrai qu’ils restent loyaux. Cela compense tout, je l’admets.
Nous payons cher ce plus beau des titres, puisque, depuis cinquante ans, il a fait fuir à peu près six cent mille canadiens, et qu’il en fait fuir encore deux à trois mille par semaine.
Mais, rendons grâces à Dieu. Il reste encore 1,100,000 âmes à mourir de faim dans notre jeune et beau pays, favorisé du séjour de quatre saints en cire.
Quand tout ce monde-là sera mort ou parti, alors il sera temps de songer à l’annexion.
Il n’y a que les prêtres qui ne quittent pas le Canada. Au contraire.
Les méchantes langues disent que c’est parce qu’ils sont les seuls qui s’y enrichissent.
Mais je n’en crois rien, Ne sont-ils pas en effet les successeurs du Christ qui allait pieds nus ?
Ce serait assez difficile en Canada à cause du froid. Aussi, pour s’acheter des mocassins, les Jésuites ont pris à peu près 200,000 louis à la seule ville de Montréal, les Sulpiciens ont 75,000 louis de revenus, et chaque curé de campagne a en moyenne 300 louis de rente provenant de la dîme.
Mais ils s’en servent pour accomplir de bonnes œuvres : ainsi, ils ne laissent pas échapper une occasion de faire des quêtes pour la gloire de Dieu.
Moi, j’aime les Frères de la Doctrine Chrétienne — ça s’appelle de la doctrine chrétienne.
Ils se dévouent à l’instruction des enfants.
Depuis trois mois j’ai eu l’occasion de voir une vingtaine de leurs élèves qui ont été instruits par eux pendant plusieurs années.
Pas un seul ne savait écrire, et quinze ne comprenaient pas l’écriture.
Ces enfants sont instruits à ignorer. Telle est la perfection de l’art.
Ce que j’aime aussi, ce sont les Sœurs Grises.
Voilà des femmes qui rendent des services réels.
Les hommes faits quittent le Canada ; les enfants confiés aux Sœurs Grises meurent comme des mouches.
Si vous leur demandez la raison de cette effrayante mortalité, elles vous répondent : « Ne sont-ils pas bien plus heureux dans le ciel ?… »
Mais si je veux que mon enfant meure, je n’ai qu’à le laisser sur le chemin, tout nu, par un froid de trente-six degrés, il mourra presque aussi vite qu’entre vos mains.
Les Sœurs Grises doivent avoir un secret pour faire mourir les enfants. Sur 749 enfants qui furent déposés chez elles il y a deux ans, il n’en reste plus qu’une cinquantaine en vie.
Qu’ils doivent déplorer leur sort, s’ils ne sont pas devenus complètement idiots à force de mauvais traitements !
Il m’a été fait des révélations émouvantes au sujet de certains petits êtres qui ont été déposés chez les Sœurs Grises.
Dès que je serai libre de les dévoiler, on voudra bien croire que je m’empresserai de le faire.
Une nouvelle incroyable est venue fondre sur nous la semaine dernière.
Les journaux rapportaient — excepté le Nouveau-Monde qui ne rapporte que ce qui se passe dans le purgatoire — les journaux rapportaient, dis-je, que M. Stewart, le millionnaire de New-York, nommé secrétaire du Trésor par Grant, avait vu s’élever une objection à l’exercice de ses fonctions nouvelles.
Une loi des États-Unis, loi fort sage, déclare incapable d’être secrétaire du Trésor tout homme qui a des intérêts dans un commerce quelconque.
Alors, on vit M. Stewart, qui tire de son immense négoce un bénéfice de plusieurs millions par année, offrir de consacrer ce bénéfice tout entier à des œuvres charitables.
Mais la loi était positive, et M. Stewart dût donner sa démission.
Quel est donc ce pays étrange dont les institutions inspirent à ses citoyens de pareilles résolutions ?
C’est le pays des vauriens Yankees où l’on ne connaît ni lois ni mœurs, où l’on foule aux pieds la religion, excepté toutefois les magnifiques temples catholiques construits surtout avec l’argent des protestants.
C’est le pays des républicains, race d’hommes endiablés qui, aussitôt qu’ils deviennent riches, luttent entre eux à qui donnera le plus d’argent aux écoles et aux institutions publiques.
C’est le pays que les nations envient, qui fait l’admiration des hommes, mais qu’en échange le Nouveau-Monde conspue… On ne peut pas tout avoir.
C’est le pays enfin auquel il serait honteux pour nous d’être annexés, parce que nous sommes si grands, si grands dans notre coquille, que nous faisons comme l’huître qui, tranquillement clouée sur la plage, défie les flots de la mer la plus courroucée.
Nous, nous avons des zouaves pontificaux, des Frères de la doctrine chrétienne, des neuvaines et des saints cirés, pardieu ! qu’est-ce que l’annexion pourrait nous donner de plus ?
Les uns diront que nous avons de magnifiques mines de fer et de cuivre inexploitées ; d’autres, que nous avons de puissants cours d’eau qui n’alimentent aucune manufacture ; d’autres, que nous avons des espaces infinis sans culture, sans communications, qu’il est impossible de coloniser ; d’autres, que nous perdons incessamment toute notre population virile, et que les quelques industries qui restent encore sur pied s’effacent de jour en jour : d’autres,… eh ! ce sont là des lieux communs.
Mais votre âme, mes amis, votre âme, vous n’y pensez donc pas ? Si vous avez le malheur de faire vivre votre famille, vous perdez votre religion. L’abîme est là tout ouvert devant vous, vous voulez vous y jeter !…
Faites de l’argent en Canada si vous le pouvez, c’est très-bien. Au moins cet argent, vil métal, est donné à l’évêque, aux jésuites, aux curés et aux sœurs, et par là il est purifié. Mais aux États-Unis, vous vivrez avec, quelle horreur !
Le bon Dieu n’a qu’un pays au monde où il perçoive encore des rentes, et vous voulez le lui ôter !
Qu’est-ce que ça fait que vous ayez des cours d’eau qui ne servent à rien ? Ces cours d’eau ont été mis là pour couler, voilà tout.
Quand bien même vous auriez des mines !… la belle affaire ! Les mines sont dans la terre, il ne faut pas y toucher. Si Dieu avait voulu qu’elles fussent pour l’homme, il les lui aurait mises dans la poche tout bonnement.
Des industries et des manufactures ! mais quand vous serez sur votre lit de mort, hein !…
Écoutez le conseil du sage.
« L’univers contient dans son sein une quantité infinie de richesses. Mais Dieu ne prévoyait pas que l’homme voudrait un jour les exploiter.
Donc, si Dieu n’a pas prévu cela, passez-vous en. »
Je promène mon regard sur notre petite planète errante dans l’immensité.
Cette planète est peuplée par quatorze cents millions d’êtres humains : sur ces quatorze cents millions, il y en a tout au plus 300 millions de catholiques.
Ça ne paie pas.
Dieu a encore fait là une gaucherie.
Je distingue un vaste continent ouvert comme les ailes d’un aigle. Placé entre deux mers profondes, il semble prêt à s’élancer pour les franchir. Il se soulève, son sein fermente, et on le sent qui va prendre son élan. Pour lui l’espace n’est qu’un pas, et le globe que ce qui peut tenir dans sa serre.
Au nord le pôle, au sud le pôle. Il touche par chaque extrémité à l’inconnu. Ici la terre est glacée, là elle bout, plus loin elle s’épanouit dans un éternel printemps.
Tous les climats, toutes les races d’hommes l’habitent. Le dernier venu sur la scène usée du monde, il en refait le berceau et lui prépare un nouvel avenir.
C’est l’Amérique, ce jeune faucon qui essaye son vol dans l’infini. Son nid, grand comme le quart du monde, est déjà trop petit pour lui.
Le voyez-vous qui s’élance de New-York à San-Francisco ? Onze cents lieues qu’il va traverser en huit jours, et, de là, d’un seul coup d’aile, atteindre la vieille Asie que bientôt il embrassera !
Que sont aujourd’hui toutes les nations de la terre devant ce colosse enfant ?
Pourquoi le voit-on sans cesse frémissant, insatiable, ignorant du repos, bondissant à travers les obstacles, soulevant toutes les questions, appliquant toutes les idées ? C’est que son sein est le brûlant laboratoire de tous les progrès, c’est qu’il contient la source vive de toutes les libertés qu’il va bientôt répandre sur le monde.
Les peuples l’ont pris pour guide et le regardent comme leur flambeau ; chacun de ses actes est une leçon ; et nous, qui allons être entraînés fatalement dans sa course avant peu d’années, nous sommes ceux précisément qui l’ignorons le plus.
Nous habitons l’Amérique, et nous n’avons pas la moindre idée de l’Amérique.
Dans les collèges du Canada, on dirait en vérité que l’on considère comme un crime de faire connaître aux élèves l’histoire du grand peuple dont chaque pas est un exemple pour l’humanité.
Tandis que, dans les écoles américaines, il n’y a pas un enfant de douze ans qui ne connaisse la constitution de son pays et n’ait pris l’habitude de parler sur les grands faits et les grandes questions de son histoire, nous, sortis des collèges de prêtres, nous savons à peine quand la guerre de l’indépendance a eu lieu et nous ignorons totalement ce qui l’a suivi depuis près de cent ans.
Eh quoi ! il n’y a pas quinze ans peut-être, un surintendant de l’instruction publique ! donnait comme son plus beau titre de gloire qu’il n’avait laissé pénétrer dans les écoles canadiennes aucun livre publié aux États-Unis ! !
Ce qu’on apprend dans nos collèges, c’est la petite Histoire Sainte, cet inepte compendium des plus ridicules légendes, et un peu de l’histoire de Franco de Gabourd, un jésuite qui a introduit, dans un ouvrage qui n’apprend rien, l’art de mentir si merveilleusement développé par ses confrères.
Il paraît qu’un des nouveaux dogmes qu’on proclamera au prochain concile œcuménique sera l’infaillibilité du Pape.
Enfin ! il était temps. Depuis dix-huit cents ans que le christianisme est établi, on avait toujours tardé à proclamer cette vérité indispensable.
Jusqu’à présent les papes s’étaient toujours trompés ; maintenant, on a la certitude qu’ils ne se tromperont plus. Du moins on le croira, c’est tout comme.
Je n’ai pu voir dans l’histoire, ni puis-je voir de nos jours les conciles établir sans cesse de nouveaux dogmes sans faire cette réflexion : l’œuvre du Christ était donc incomplète, n’était qu’une ébauche insignifiante, pour que quatre à cinq cents bonshommes, avec la mitre et la crosse, signes d’une profonde sagesse, se croient tenus de se réunir tous les vingt ans pour la retoucher, la refaire et la compléter ?
On me communique le fait suivant, avec des preuves d’exactitude :
« Un jeune homme se trouve dans une maison appartenant à l’évêché de Montréal. Il doit quelques mois de son loyer ; il est malade, lui et sa famille, et, sans l’avertir, mais, au contraire, après lui avoir dit « vous pouvez prendre votre temps, » on le fait saisir, et on veut faire vendre ses effets : tout cela au nom de la charité, bien entendu. Le jeune homme va voir les messieurs de l’évêché ; il n’a pas d’argent, et on le met presque à la porte en lui disant que s’il ne paye pas, il va être saisi sans pitié. Tout le monde le reçoit mal, excepté M. F… qui lui serre un peu les mains et lui dit : « Pauvre enfant, prie Dieu, ça me fait bien de la peine de te voir ainsi, mais je ne peux rien y faire. »
Quant au petit M. Leblanc, il dit au jeune homme : « Vous êtes pas mal impertinent de venir me troubler quand je vais me mettre au lit : payez, je ne puis attendre davantage, et allez-vous en. »
L’impitoyable cruauté des successeurs du Christ, lorsqu’il s’agit d’argent, s’explique très facilement.
Ils sont logiques. Dès lors qu’ils prêchent le mépris des biens de la terre, il s’en suit qu’ils doivent chercher à vous en dépouiller le plus possible.
Mais ils joignent à ce motif selon le cœur de Dieu des raisons toutes terrestres, dont une que voici.
Convaincus qu’il ne leur reste plus guère à accaparer aujourd’hui, qu’ils ont enlevé au peuple à peu près tout ce que peut rapporter l’imposture la plus cynique et l’exploitation la plus dévergondée, ils deviennent féroces pour les quelques miettes qu’ils peuvent encore saisir au passage.
Ils savent de plus qu’ils n’en ont pas pour longtemps, que rien n’est plus près de la ruine que l’excès, que la corruption effrayante de la cour papale, des abbés, des moines et des religieuses brisait tous les freins au moment même où éclata la Réforme, que le clergé de France était saturé de voluptés, de richesses, d’orgueil et d’enivrante omnipotence, lorsque 89 passa comme un éclair dans toutes ces horreurs entassées, ils savent tout cela et ils se dépêchent.
De même le père Claret savait très-bien ce qui attendait sa royale pénitente Isabelle II, et il entassait, et la reine elle-même multipliait ses coupons de rentes des banques d’Angleterre.
Si elle n’a plus de trône, elle a du moins des millions, et avec ces millions elle pourra longtemps encore entretenir la réaction en Espagne comme François II l’a fait à Naples.
Nos évêques, nos chanoines, nos prêtres et nos nonnes, qui regardent l’avenir avec une terreur instinctive, réalisent à la hâte leurs derniers gros sous, afin de rester au moins millionnaires lorsqu’ils ne pourront plus être charlatans.
Lundi prochain aura lieu à la salle de l’Institut-Canadien la bénédiction solennelle des vélocipèdes, faite en l’absence de l’évêque de Montréal par l’abbé Daniel, prédicateur à Notre-Dame, qui a fait un livre intitulé :
HISTOIRE DU CANADA
DU PAYS
Pendant que cette bénédiction aura lieu, les vélocipèdes devront se tenir debout tout seuls sans manifester leur émotion, dans un saint recueillement, et au mot Ainsi soit-il prononcé par le docte abbé, ils s’élanceront avec une ardeur digne d’une meilleure cause, pour faire sans retard l’essai des nouvelles grâces qui leur ont été conférées.
La cérémonie finie, chacun témoignera avec empressement aux vélocipèdes l’admiration que lui inspire leur bonne conduite, et les félicitera du bonheur inouï dont ils ont le glorieux privilège ; puis la foule défilera au chant des cantiques sacrés : « A facie dei Danielis velocipedes exultaverunt sicut arietes, et colles sicut agni velocipedum.
On vient de bénir à Rome les chevaux, les moutons et les ânes ayant à leur tête l’évêque de Montréal que son émotion étouffait, et qui n’arrivait que de temps à autre à faire entendre ces mots entrecoupés, mais sympathiques : « Révérendissimes bêtes…. Chères ouailles…. »
Je ne puis mieux faire, pour donner une idée de cette cérémonie, que de reproduire un passage d’une lettre adressée au Franco-Canadien par un zouave pontifical, et que le Nouveau-Monde a pris la peine de reproduire dans ses colonnes, comme s’il avait besoin d’aller chercher ailleurs des platitudes et des bouffonneries à désarticuler le lecteur.
Je dois dire pour ma part qu’en lisant cet amas d’inepties propres à arrêter court un troupeau de buffles au grand galop, j’ai eu d’affreuses attaques de nerfs qui durent encore après trois jours ; je vais m’en guérir en vous les passant, chers abonnés.
Écoutez-moi ça.
« Oui, à Rome on bénit les chevaux et avec grande pompe par dessus le marché.
« C’est le jour de la saint Antoine que s’accomplit cette cérémonie. Comme tout ce qui touche à la religion, cet acte revêt un caractère de grandeur et de dignité qui nous étonne, nous étrangers, qui ne sommes pas accoutumés à ces pratiques pieuses et pleines d’intelligence. Tous les cochers de Rome veulent faire bénir leurs chevaux, les mules du pape elles-mêmes viennent les premières recevoir cette bénédiction. (Pour donner le bon exemple.)
On couvre de fleurs ces pauvres bêtes sans intelligence, et c’est avec la parure la plus brillante et la plus riche possible qu’on les mène sur la place de l’église Saint-Antoine, où un prêtre revêtu du surplis, de l’étole et de la chape, récite les prières accoutumées de la bénédiction. Les protestants, quelques uns du moins, trouvent cela ridicule ; ils y voient de la bigoterie, de la superstition. Les Romains les laissent dire et n’en sont que plus fermes dans leur croyance à l’efficacité de cette bénédiction. Le fait est qu’à Rome où tout prête aux accidents, il n’en arrive presque jamais. On en conclut, non sans raison, que la bénédiction de saint Antoine a d’excellents effets.
De la bénédiction des chevaux passer à celle des agneaux est, ce me semble, une transition fort naturelle, et en cela, on ne me reprochera pas de manquer d’ordre.
C’est le 21 janvier, fête de sainte Agnès, qu’a eu lieu cette cérémonie vraiment admirable dans sa naiveté touchante. La charmante église de sainte Agnès hors des murs était littéralement remplie. Pendant que le cardinal Barilli offrait le saint sacrifice de la messe, on s’occupait à la sacristie de deux petits agneaux, on les préparait à les rendre dignes de l’honneur qui les attendait.
Les curieux allaient voir ces belles petites bêtes dont la toison plus blanche que la neige de nos montagnes doit servir à confectionner le pallium, insigne de la juridiction archiépiscopale. Jamais mortel ne reçut plus de caresses dans toute sa vie que ces deux petits moutons n’en reçurent dans une heure. Les mains délicates et blanches de la Romaine à l’œil brillant, de l’Allemande au regard langoureux, de l’Américaine à l’air insouciant, de la belle Anglaise à la blonde chevelure, toutes ces mains innocentes passèrent successivement sur le dos de ces deux petits princes qui, tout émerveillés de tant de politesse et ne sachant comment remercier ces estimables demoiselles, remuaient la… (oui on comprend ; c’est ce que les dévots « aux petits manteaux » remuent si souvent) et faisaient entendre ce cri si vibrant des gens de leur espèce, (et de votre espèce) mais !… »
Je me suis rendu hier au bazar de la Maison Protestante d’industrie et de Refuge.
Là, j’ai appris de la bouche d’une des charmantes dames patronesses ce fait incroyable pour un catholique.
La Maison d’Industrie a été fondée pour donner de l’ouvrage aux pauvres. Cet ouvrage leur est payé le double de ce qu’ils en auraient d’un négociant ou d’un industriel. Tous les ans, les articles confectionnés par les pauvres sont mis en vente à un bazar, et le produit sert à acheter de nouveaux objets que les pauvres reviendront prendre pour les travailler.
J’ai songé de suite aux Sœurs de la Providence qui, non seulement privent les pauvres femmes et filles du peuple de l’ouvrage qu’elles trouveraient dans les magasins, mais encore les forcent à venir en chercher chez elles et leur paient deux sous et demi par jour, pour travailler de 7 heures du matin à 6 heures du soir.
Ainsi, la Maison d’industrie, protestante, paie aux pauvres un prix beaucoup plus élevé que celui qu’ils recevraient dans les magasins et par là encourage le travail.
Les Sœurs de la Providence les paient un prix infiniment au-dessous de celui qu’ils recevraient des patrons, un prix dérisoire qui est plutôt une aumône, et par là encouragent la mendicité.
Il est vrai que les bonnes sœurs de la Providence parlent beaucoup du paradis à leurs pauvres en leur donnant deux sous et demi par jour ; la Maison d’industrie se contente d’épargner aux siens la prostitution et les vices dégradants de la misère.
Il est impossible que les protestants soient sauvés s’ils continuent d’agir de la sorte.
UN IN PACE EN 1869
« Non loin de Louvain, hors de la Porte de Bruxelles, se trouve un couvent. Pour un motif odieux, il a plu à la supérieure de ce couvent de faire enfermer dans un cachot souterrain, sorte de cave humide et malsaine, une des religieuses de la communauté. Quand je dis une religieuse, je devrais dire six religieuses, car elles étaient six en effet odieusement séquestrées, quand la police est arrivée ; mais une seule est en cause dans l’histoire que je raconte.
« Cette nonne, appartenant à l’une des premières familles de Louvain, dont nous tairons provisoirement le nom, — cette nonne, désespérée de la dure captivité qu’elle subissait, parvint, il y a quelques jours, à faire connaître à son beau-frère la situation où elle se trouvait.
« Le soupirail, qui donnait un peu de jour à son cachot, s’ouvrait sur le jardin où un homme travaillait. Elle attira l’attention de cet homme, parvint à l’attendrir, obtint de lui qu’il lui passât de quoi écrire et qu’il se chargeât de faire parvenir à son adresse une lettre qu’elle écrivit.
« Au reçu de cette lettre, M. X…, le beau-frère de la recluse, se rendit immédiatement au couvent et demanda à la supérieure à voir la sœur X.
« On lui répondit que la sœur X était en retraite et qu’on ne pouvait la voir.
« — Je repasserai, répondit simplement M. X…
« Il revint en effet trois heures après, mais il se fit accompagner par un personnage qui, provisoirement, resta dehors.
« Il demanda encore à voir sa sœur.
« — Je vous ai dit, monsieur, » répondit la supérieure, « qu’elle est en retraite. Il est impossible que vous la voyiez. »
« Telle fut la réponse de la supérieure, réponse faite avec une nuance d’humeur.
« M. X sortit et rentra bientôt, renouvelant sa demande.
« La supérieure, inquiète de cette insistance et visiblement troublée, balbutia quelques paroles ; mais M. X… y coupa court en ouvrant la porte et faisant entrer le commissaire de police.
« On descendit à la cave et on y fit descendre la supérieure qui avait totalement perdu la tête. On fit ouvrir le cachot où, depuis plusieurs jours, gémissait la prisonnière. Ce fut elle alors qui indiqua le cachot où cinq de ses compagnes étaient enfermées ; on délivra les pauvres filles, qui n’eurent rien de plus pressé que de profiter de la présence du commissaire pour s’échapper du couvent et retourner dans leurs familles.
« Un procès va être intenté à la supérieure, et ce procès promet des révélations piquantes.
« Savez-vous pourquoi les nonnes en question avaient été enfermées ? Parce qu’elles avaient refusé d’engager leurs signatures en vue de fournir à la supérieure de l’argent, dont elle a, paraît-il, un continuel besoin ; ce que l’on explique par des motifs que nous ne voulons pas rapporter. »