La Lanterne (Buies)/La Lanterne N° 21

(p. 285-297).


LA LANTERNE


No 21




Il faut jeter aujourd’hui un regard sur le monde.

Je ne parlerai pas de l’Espagne où, il y a trois mois à peine, on ne concevait même pas que les protestants pussent avoir un temple à eux ; je ne parlerai pas de l’Italie étouffée depuis des siècles sous l’épais capuchon des moines, où la régénération n’est possible que par un radicalisme qui ne comptera pas les plaies et ne s’effraiera pas de la grandeur des sacrifices ; je ne parlerai pas du Pérou, du Mexique, de Cuba, de toutes les anciennes colonies espagnoles enfin, où l’anarchie règne en permanence, résultat d’une longue tutelle religieuse ; je ne citerai pas ces exemples qui se présentent d’eux-mêmes à l’observation, mais je vais mettre en vue des pays de colons comme le nôtre, offrant avec le Canada des analogies saisissantes, et l’on jugera.

L’Île Madère, colonie portugaise sur les côtes d’Afrique, fut découverte en 1412, il y a déjà quatre siècles et demi.

Au commencement du 17e siècle, les couvents, se multipliant et s’enrichissant sans cesse, accaparèrent une grande partie des terres cultivées. Celles qui échappèrent à la main-morte furent grevées de droits nommés vinculos, que les mourants constituaient au profit des églises, à la condition qu’un certain nombre de messes seraient dites pour le salut de leur âme.

Ces vinculos non seulement enlevaient une partie du produit net, mais avaient pour effet de limiter toute location à quatre années, et de réduire ainsi les cultivateurs à un état très voisin du servage.

La révolution de 1821 supprima tous les couvents, moins trois.

La population de Madère diminue, elle est aujourd’hui d’environ 75,000 âmes. C’est en vain que le gouvernement portugais y a déclaré l’instruction obligatoire depuis 1844. Sur 18,000 enfants en âge d’école, 2,320 seulement sont inscrits, et 700 environ les fréquentent régulièrement.

Presque tout le commerce y est aux mains des Anglais et des Américains.

Ici, un rapprochement se présente.

Il semble que tous les pays de race latine, où le clergé à longtemps appesanti son joug, soient condamnés à une déchéance fatale et irrémédiable.

Le mal est si profond chez eux qu’il est impossible de l’atteindre à sa racine, et que tous les remèdes apportés par l’amélioration des institutions ne servent qu’à prolonger la douleur.

Nos campagnes, où la main du curé pèse sur chaque tête se dépeuplent.

Dans tout le Canada, la seule ville de Montréal est en progrès ; mais à qui le devons-nous ? Aux Anglais, qui en ont renouvelé la face depuis quinze ans, qui ont fait graviter le commerce et l’industrie vers la partie de la ville qu’ils ont prise pour eux, aux Anglais dont l’esprit libre, la personnalité indépendante, l’instinct de la force ont été comme les moteurs de toutes les entreprises et les leviers du succès.

Aussi, voyez leur quartier, puis abaissez vos yeux sur celui des Canadiens.

Ici, que trouvez-vous ? La stérilité, l’abjection morale, l’inertie intellectuelle. Une bourgeoisie épaisse, ignorante, inaccessible à une idée quelconque, bornée au confort, renfermant la vie dans le ménage et la cuisine.

Une légion de commères, les plus sottes femmes qu’il y ait, de 35 à 50 ans, dont l’existence se passe à jouer aux cartes, entendre tous les sermons, courir à toutes les confréries, recueillir et répandre tous les cancans, prendre part à toutes les intrigues, mêler leur voix aux mille échos de la médisance et des plus stupides préjugés, porter partout où elles vont un esprit d’intraitable animosité contre les quelques hommes et les quelques institutions qui sauvent notre société d’une complète léthargie, se faire l’organe des calomnies et des malédictions qui pleuvent sur eux, se liguer contre les jeunes femmes ou les jeunes filles qui s’affranchissent de leurs mœurs surannées et de leurs imbéciles pratiques, milice zélée des jésuites qui répète leurs sermons à toutes les oreilles, se tient à l’affût des plus petits faits des prêtres, des moindres paroles de l’évêque, pour les crier de porte en porte, bataillon de robes couvrant d’ombre la moitié de la ville.

Ces femmes s’épient entre elles par-dessus le marché ; jamais elles ne hasardent une pensée qui soit en dehors de leurs habitudes journalières, du cercle de leurs coteries, du rayon où s’étend la voix du prédicateur ; toutes leurs paroles sont mesurées comme si elles devaient aussitôt s’en faire elles-mêmes les délatrices ; elles n’oseraient même pas avoir des gestes et une figure à elles, elles ont la figure les unes des autres.

Oh ! soyez avec ces femmes muet comme la tombe, sourd comme une borne ; n’ayez pas de regard et ne pensez pas, car la pensée a son langage dans les traits.

Ces femmes ont fait leurs maris qui n’ont rien fait ; par elles notre société est maintenue dans une défiance continuelle et une couardise sans bornes ; elles l’ont mommifiée avant qu’elle fût un cadavre ; maintenant elle ne se sent vivre que par la peur, et non de ce qu’elle respire, car elle n’a pas d’air.

Mais continuons notre marche par le monde ; il y a bien des choses à voir sur notre petite planète qui est une des moins belles et des moins brillantes de l’espace, faite exprès pour l’homme.

Sur cette planète il y a des colonies, lesquelles représentent dans l’ordre politique ce que les nègres sont dans l’ordre social. La plupart d’entre elles ne restent colonies que tant qu’elles ne peuvent l’éviter ; elles savent que leur enfance n’est pas éternelle, elles attendent impatiemment le jour où elles pourront marcher sans appui, elles comprennent leurs destinées et cherchent à les atteindre ; quelques unes même essaient déjà leurs forces, comme Cuba ; d’autres grandissent comme l’Australie, à pas de géant, et voient venir le jour certain où elles franchiront sans violence la limite de la tutelle.

Mais d’autres ne voient rien, ne comprennent rien et reculent elles-mêmes de plus en plus l’heure de l’affranchissement, pleines d’effroi et d’incertitude.

On comprend que je veux parler avant tout du Canada.

Un spectacle bizarre se présente ici.

Presque tous les journaux canadiens cherchent à éloigner de nous l’idée d’indépendance ou d’annexion, par horreur des États-Unis, tandis que l’Angleterre elle-même, la mère-patrie, déclare par la voix de Bright, qu’elle veut suivre pas à pas l’Union Américaine et modifier ses institutions d’après son exemple, qu’elle la regarde aller dans la voie du progrès, tenter l’expérience, se réservant de la renouveler chez elle, et mettre son amour-propre national, sa gloire future à suivre, plus près que toutes les autres nations, les États-Unis qui montrent le chemin et donnent l’exemple à chacune d’elles.

Je signale en passant le Cap, colonie anglaise située à l’extrémité méridionale de l’Afrique.

C’est en 1795 que cette colonie, à peine peuplée alors, fut acquise à l’Angleterre. Elle compte aujourd’hui 350,000 âmes.

Une de ses villes, Worcester, fondée depuis quelques années à peine, compte 5,000 âmes. Wellington, qui n’en a que 2,000, possède une banque. Dans toute la colonie, il y a une quinzaine de banques avec un capital de trente millions, qui ont principalement pour objet de favoriser les entreprises agricoles.

Le Cap fut peuplé en grande partie par les Huguenots.

En 1819, Sir Stamford Raffles acquiert du Sultan de Johore, pour $160,000, l’île de Singapore, à l’extrémité de l’Asie.

Cette lie a huit lieues de longueur sur cinq de largeur ; sa population est de 100,000 habitants, et le mouvement de son port, de 4,000 navires ; cela s’est fait en moins d’un quart de siècle.

Java, colonie hollandaise, tout près de Singapore, n’avait en 1808 que 3,730,000 habitants.

Elle en a aujourd’hui 14,000,000.

Cette colonie rapporte à la Hollande quinze millions de dollars annuellement.

Elle produit 100,000,000 de livres de café, et 200,000,000 de livres de sucre.

Maintenant, transportons-nous à Manille, colonie espagnole dans l’Océanie.

Là, pas de journaux, pas d’institutions scientifiques, pas d’instruction.

Aucune industrie, l’herbe croît dans les rues, les maisons sont des masures. Pas de routes, pas de communications. Les impôts ne suffisent pas à couvrir les frais.

Le temporel et le spirituel sont confiés à la direction de quatre ordres religieux, les Augustins, les Franciscains, les Dominicains et les Augustins déchaussés.

Des officiers d’une frégate autrichienne qui allèrent visiter cette île en 1864, ne purent se faire comprendre de ces moines quand ils annoncèrent qu’ils venaient de l’Autriche. On crut qu’ils voulaient parler de l’Asturie.

Un des moines s’exprima ainsi devant le capitaine :

« C’est à nous, Augustins, que les Philippines appartiennent. (Les Philippines forment un groupe d’îles dont Manille fait partie). Le gouverneur Don Pasquale peut jouer au roi tant qu’il veut, c’est nous qui sommes les vrais souverains. Je voudrais bien voir que la police osât seulement demander le nom d’une personne que notre ordre a prise sous sa protection. »

Je passe à l’Australie, colonie anglaise, colonie qui est à elle seule un continent.

Là, en moins de vingt années, la population s’est accrue dans la proportion de 1 à 6, et le commerce de 7 à 20.

Sydney, dans la province de la Nouvelle-Galles du Sud, qui n’était qu’un bagne il y a quinze ans, renferme aujourd’hui 100,000 âmes.

Que dire du développement incroyable qu’a pris l’Australie en moins de temps qu’il ne nous en faut, à nous, pour constater tout le terrain que nous perdons ?

L’Australie est destinée à être un jour le contrepoids, dans l’est, de l’immense colosse américain, et à conserver ainsi l’équilibre du globe.

En 1796, une de ses provinces, la Nouvelle Galles du Sud, ne possédait que 57 chevaux, 227 bêtes à cornes, et 1,531 moutons.

En 1861, on y comptait 6,110,663 moutons, 2,408,586 bêtes à cornes, et 251,477 chevaux pour 360,000 habitants.

En 1865, le chiffre des moutons était de 11,000,000. Pour toute l’Australie, ce chiffre doit être de 30,000,000, c. à. d. 3 millions de plus que dans la France même.

Mais laissons là les moutons d’Australie, race supérieure aux Canadiens dont la laine ne sert qu’à faire des soutanes, quoiqu’ils soient tondus ras la peau.

Plus loin sur le Pacifique, presque à moitié chemin entre l’Amérique et l’Asie, est l’île de Taiti, placée sous la protection française.

Cette île est dans une rapide décadence. De 60 à 80 baleiniers qui visitaient autrefois son port de Papete, il n’y en a plus que 5 ou 6.

Taiti avait un gouvernement constitutionnel, on l’a aboli.

Les missionnaires protestants avaient établi des écoles et une imprimerie pour la population presque toute protestante ; on a fermé les unes et supprimé l’autre pour laisser le champ libre à l’évêque catholique.

En revanche, on a inauguré un pré Catelan pour des bals publics.

La domination des prêtres est inséparable du ramollissement des caractères qui amène fatalement le relâchement des mœurs.

C’est ce que Napoléon iii a bien compris.

Pour étayer son despotisme, il s’appuya sur le clergé, mit toutes les entraves possibles aux livres et à la presse, facilita la circulation d’un nombre infini de petites publications immondes et stupides, et ouvrit enfin la digue aux flots du dévergondage moral.

Aussi voit-on depuis quinze ans en France un redoublement effréné de prostitution qui a fini par se résumer en deux types, stigmates impérissables d’une époque, la cocotte et le petit crevé.

Les intelligences sont tellement comprimées, les caractères tellement déchus, les prêtres ont tellement repris l’empire dans les familles, que, de concert avec les femmes, ils dirigent aujourd’hui la société et la mènent droit à l’abâtardissement.

En Canada nous n’avons pas les petits crevés des boulevards et des boudoirs, mais nous avons les petits crevés de l’Union Catholique, de l’Institut Canadien-Français, les crevés du parlement provincial, et les crève-faim de toutes les classes.

Ceux-ci sont naturellement tristes, mais les crevés du parlement provincial sont d’humeur joyeuse. Ils aiment à faire des farces, ne sachant comment faire des lois.

Figurez-vous qu’en ce moment ils parlent d’attirer chez nous une immigration étrangère.

Ce serait là une drôlerie sans égale, si elle ne nous faisait pas songer aux 500,000 canadiens qui ont dû fuir leur patrie et aux 1,200,000 qui restent, parce qu’ils ne peuvent pas la fuir.

Vouloir attirer des immigrants dans un pays que ses enfants eux-mêmes désertent à qui mieux mieux, c’est le sublime de l’impertinence.

Allons, mes amis, jouez au colin-maillard, faites des parties de dames, parcourez les buvettes de la capitale et retournez fumer la pipe avec les habitants, mais ne vous mêlez pas de légiférer.

Qu’y entendez-vous ? Quelles connaissances apportez-vous en histoire, en économie politique et en droit, qui vous permettent de faire des lois qui ne soient pas des casse-cous ?

Il y a des choses qui vous crèvent les yeux, des abus, un état social effrayant auquel vous êtes tenus de porter remède, et vous ne les voyez même point.

Le clergé vous a fait élire, je le sais ; c’est pour cela que je vous supplie de donner immédiatement votre démission.

Le clergé fait pour ses créatures ce qu’il a fait pour notre éducation.

À force de sacrifices pour nous instruire, il a réussi à nous rendre merveilleusement ignorants.

Cependant il est des exceptions.

Je citerai par exemple M. Désaulniers, député de Saint Maurice.

M. Désaulniers est l’homme qu’il faut au Canada.

Il a dit dans une des dernières séances « que ses électeurs lui avaient conféré un seul mandat, ce dont il les remerciait beaucoup, et que s’ils lui en eussent donné deux, il les remercierait d’avantage. »

Voilà un homme qui a de la logique, et qui s’exprime comme il pense !

En récompense de cette noble franchise, pourquoi ses électeurs ne lui confient-ils pas un troisième mandat pour qu’il les remercie triplement ?

Des mandats, on n’en saurait trop avoir ; mais des mandataires, ah ! voilà la difficulté.

« Deux négations valent une affirmation, » c’est la grammaire qui l’enseigne.

Je crois aussi juste de dire que deux affirmations valent une négation.

En effet, il suffit à un député d’avoir un double mandat pour être comme s’il n’en avait pas du tout.

C’est grâce à son double mandat que M. Langevin se promène sur le Grand Tronc pendant les sessions fédérales et provinciales.

C’est aussi, à cause de ce double mandat, que M. Cartier a établi sa résidence en Angleterre, d’où il ne reviendra plus, paraît-il, pas même à Pâques, ni à la Trinité.

M. Chapais, qui n’est pas un aussi grand voyageur, mais qui a le double mandat, a compris que son devoir l’appelait chez lui pendant que le parlement siégeait.

Si deux mandats se détruisent, il en faut un troisième.

Espérons qu’on introduira cette réforme dans la municipalité du Bas-Canada.

Il me sera permis de rappeler en passant que M. Bessette, député archi-provincial, est opposé au double mandat en principe, mais qu’il est également opposé à toute discussion à ce sujet.

Je vois clair dans cette pensée.

M. Bessette est convaincu qu’aucune lumière ne peut jaillir d’une discussion faite dans le parlement de Québec.

Il partage du reste cette conviction avec le ministère qui n’en a pas d’autres.

Une nouvelle terrible est arrivée de Québec la semaine dernière.

On disait partout qu’un jeune homme, nommé Chaloner, avait tiré deux coups de pistolet à un officier anglais qui, après avoir endormi sa sœur avec du chloroforme, avait commis sur elle cet outrage que ma pudeur m’empêche de nommer.

On ne rencontrait plus un ami sans lui dire : « Eh bien ! Comment trouvez-vous le jeune homme ? N’est-ce pas qu’il a bien fait ? »

Quand mon tour vint d’entendre cette question, je partis d’un éclat de rire tel qu’il dût faire tressaillir les mânes de l’antique Virginie.

Ce qui me surpasse, c’est que tous les journaux aient reproduit à l’envi ce canard, et l’aient accompagné de commentaires très sérieux, comme si l’illusion publique n’avait pas de bornes.

Qu’un jeune homme, en Canada, tue un officier anglais qui a déshonoré sa sœur, c’est tout simplement incroyable.

Aussi, je nie à priori que le fait soit arrivé.

Il est tout à fait absurde d’imaginer qu’il se trouve dans la vile race des colons un jeune homme qui ne soit très flatté de ce qu’un officier anglais ait fait à sa sœur l’honneur de la séduire.

Quoi ! lorsqu’on voit des pères qui ont des dotes à donner à leurs filles ne juger dignes d’elles que ces traîneurs de sabre au gosier en entonnoir, et penser ne pouvoir trop acheter de leur fortune cette insigne distinction ; lorsqu’on voit des mères, et Dieu sait quel en est le nombre, courir désespérément à l’épaulette, la montrer à leurs filles en extase, trouver leur salon vide tant qu’elles n’y auront pas entendu les Oh, ouah, yaës, çuurtainly, blàà, blàouàà, blààsted, country ; lorsqu’on voit les jeunes filles, complètement affolées, perdues d’avance si elles sont aussi inintelligentes qu’aveugles, provoquer elles-mêmes par leurs ridicules démonstrations, leur avide coquetterie, leurs avances qu’aucune pudeur ne déguise, les officiers à se permettre avec elles toutes les licences qu’il leur plaira, on est en droit de nier tout d’abord qu’il existe dans notre société déchue un frère qui voie dans un officier anglais un homme comme un autre, lorsqu’il s’agit de l’honneur de sa sœur.

Je connais dans Montréal quantité de jeunes filles, parvenues du billion, aussi sottes qu’enrichies, qui ne conçoivent pas un homme sans éperons, sans képi doré et sans épaulettes.

Si vous leur êtes présenté, elles vous regardent curieusement ou ne vous regardent pas du tout, et si vous leur faites un salut en les rencontrant, ô disgrâce ! autant vaudrait envoyer des baisers à un perroquet empaillé.

Avec cela vous êtes colon, fille de colon. Quoi de plus inférieur !

Est-ce que les lionceaux britanniques s’occupent de ce que vous ayez de l’honneur ou non ?

Ces filles des colonies sont leur pâture, leurs joujoux, et s’ils consentent à s’amuser avec elles, s’ils les fréquentent, s’ils les courtisent, c’est pour chercher des victimes ; et si par hasard ils les épousent, c’est le pistolet sur la gorge, ou les créanciers qui arrivent sur eux en hurlant.

Vous croyez qu’on vous recherche, imbéciles ! Oui, on recherche les côtés faibles et l’on guette l’occasion.

Parbleu ! vous nous jetez vos filles dans les jambes, eh bien ! quelles y passent.

Et ensuite, vous jetterez les hauts cris. Vous ferez retentir l’hospitalité souillée, la confiance abusée, les généreuses réceptions converties en appâts à la luxure....... triples niais !

Vous vous tendez pièges sur pièges, et lorsqu’enfin vous tombez dans le déshonneur par vous-mêmes sollicité, vous croyez que votre indignation vous sauvera du mépris !

Les officiers anglais vous prennent pour ce que vous êtes, corbleu ! De quoi vous plaignez-vous donc ?

On comprendra que je ne cherche en ce moment aucune espèce d’allusion, et que je fais mes réserves pour certains cas exceptionnels où les victimes ne méritent pas leur sort, et ne doivent pas s’attendre à un malheur qu’elles n’ont rien fait pour rendre inévitable.

Mais ces cas tout à fait extraordinaires se noient dans un océan de turpitudes tous les jours renouvelées, amplifiées, centuplées.

Comme si nous n’étions pas assez humiliés déjà d’être encore des colons en 1869, avec quatre millions d’habitants, des villes comme Montréal, Toronto, Québec, Halifax, un voisinage comme celui des États-Unis, après vingt occasions de nous affranchir ou de nous annexer repoussées par nous, comme si ce n’était pas déjà assez de hontes bues, assez de dédains essuyés, pour que nous puissions au moins conserver au sein de la famille un refuge où nous ne soyons pas obligés de rougir !

Mais voilà : nous avons des fronts où la honte ne monte plus. Dépendance de tous côtés. À force de nous voir soumis, nous sommes devenus indignes. L’habitude de la prostration produit cet effet ; on reste courbé.

Courbé devant le soldat, courbé devant le prêtre, voilà le peuple canadien. Il est le pavé de son sol ; et sur ce pavé le militaire passe le fouet à la main, les éperons retentissants, et les jeunes filles regardent avec des flammes dans les yeux.

À nous, les filles. Oui, très-bien, prenez.

Mais un jour on reçoit deux balles dans la tête. Qu’est cela ? Tout le monde est pétrifié d’étonnement.

Quel est donc cet insensé qui n’est pas encore à plat ventre ?

C’est un jeune homme de 17 ans.

Ah ! c’est autre chose ; à 17 ans on a encore des sœurs.

Une classe d’êtres impossibles à comprendre dans Montréal, ce sont les pères de famille riches.

Soyez un jeune homme bien posé, élégant même, généralement estimé, avec un avenir souriant devant vous, soyez le préféré de leur fille, auprès d’eux vous n’aurez aucune chance.

Vous courtisez la dot !.... Soit. Mais alors à qui la donnerez-vous donc, votre fille ?

Vous faut-il un borgne, un bossu, un crève-faim, un éclopé, un goitreux ou un bancal ?

Le père encore parfois compose ; un homme, cela raisonne. Mais la mère… c’est affaire de confesseur. Le jeune homme qui convient à sa fille est celui qui sait le mieux servir une messe, ou qui aura pris des engagements vis-à-vis des corporations religieuses, si elles le font réussir.

C’est un hypocrite, un besogneux, un plat intrigant, un vil cafard ; il vendrait son âme s’il en avait une, il a une face qui semble se présenter sans cesse aux soufflets, tout ce que vous voudrez, mais il est appuyé par la cohorte qui voit en lui un instrument servile, et il sera choisi.

L’avantage d’une fille est de naître pauvre et de continuer de l’être. Elle sera femme, celle-là.

L’autre, celle qui a le malheur d’être riche, ballottée de prétendants en prétendants, esclave du choix qu’on aura fait pour elle, seule à ne pouvoir exprimer une volonté dans le flot d’intrigues qui l’enveloppe, verra sa belle jeunesse se flétrir dans des vœux stériles, ou son mariage devenir le tombeau de ses espérances.

CORRESPONDANCE




Baie Saint-Paul, 24 février 1869.
Monsieur,

Depuis un certain temps, en ma qualité d’ami de votre Lanterne, j’avais l’intention de vous faire part de quelques petits faits qui se sont passés au Saguenay et à la Baie Saint-Paul ; je n’osais à cause de mon inexpérience littéraire ; mais en entendant dire que vous revisiez et corrigiez les communications qui vous étaient faites, je me suis décidé à vous écrire. Voici les faits.

« Le premier s’est passé à Chicoutimi, C’était dans une élection chaudement disputée entre l’hon. D. E. Price et John Kane, le premier protestant Anglais, le second Irlandais catholique, tous deux conservateurs et d’égale capacité et éducation. Pendant quatre ou cinq semaines, le curé travailla de toutes ses forces en chaire et privément contre D. E. Price, lorsque tout à coup le voilà complètement tourné. Autant il avait parlé contre ce dernier, autant il parla en sa faveur.

« On se demande la cause de ce changement subit, on s’informe, on apprend d’un serviteur du curé que M. Price était allé lui faire visite, et lui avait fait présent d’un cheval tout attelé que le curé avait admiré et qui en effet était magnifique.

« L’autre fait m’a été raconté à Hébertville et est plus récent. Il s’est passé le jour de Noël, messe de minuit. M. le curé de Saint-Jérôme avait organisé un corps de musique pour fêter avec plus de bruit la naissance du sauveur, et comme dans ces régions reculées, les instruments choisis sont rares, il fut obligé de se contenter d’une vingtaine de violons et de quelques flûtes. Les musiciens s’exercèrent pendant cinq à six semaines, lorsqu’enfin, la messe de minuit arrivée, ils s’en vont chacun prendre leur place. Le curé les arrête l’un après l’autre et leur demande si leurs violons avaient déjà fait danser ; sur réponse affirmative de chacun d’eux, il les renvoie, leur disant qu’il ne voulait point que des violons qui avaient porté scandale servissent dans un lieu saint. (Il renvoya les violons et garda les musiciens à l’église.)

« L’automne dernier, à la Baie Saint-Paul, le curé qui guette tous les dimanches et la moitié de la semaine, achetait de l’avoine pour un M. Belleau de Québec, à raison de 6 sous de commission par minot. Un marchand du même lieu, qui avait un contrat à remplir, en achetait aussi — cela entraîna une certaine concurrence. Le curé d’une paroisse voisine, en apprenant cela, annonce à ses ouailles (sans ménagement pour le marchand) cette concurrence qu’il qualifie d’ignominieuse, faite par un marchand à un membre du clergé, et ajoute qu’il espère bien que les habitants de Saint-Urbain préféreront vendre leur avoine au pauvre prêtre, (qui retire 3,000 minots de dîme), plutôt qu’au marchand, car, ajoute t-il, en encourageant un ministre du Seigneur, ils pourront être persuadés que Dieu le leur rendra, soit à eux, soit à leurs enfants en bénédictions.

« Le même prêtre racontait dans le même sermon qu’un homme des environs de Montréal, qui avait l’habitude de travailler quelquefois le dimanche, malgré la défense expresse et personnelle faite par son curé, s’étant rendu un jour de fête dans son champ avec ses animaux pour labourer, au premier sillon creusé, l’homme et les bêtes furent frappés d’immobilité, sans qu’aucune puissance humaine pût les faire remuer ; je ne me rappelle point s’ils ont hiverné sous la neige.

« Si ces récits peuvent vous servir, profitez-en ; ils sont vrais : Croyez-moi bien sincèrement un ami de votre cause. »

DES ODEURS SPIRITUELLES


Il est une expression, — je ne sais si elle est encore en usage à la cour de Rome, mais elle l’était à coup sûr du temps de Louis XIV, et on la trouve dans Saint Simon. — On disait et on dit encore un cardinal in petto, c’est à dire dans la poitrine, dans le cœur, dans la pensée du pape. On lit dans Saint Simon, plusieurs fois : « Le saint-père fit savoir au roi que, pour lui être agréable, il ne tarderait pas à expectorer tel ou tel évêque recommandé par la cour pour le chapeau rouge. » Ce mot ne se dit dans le langage mondain qu’en pharmacie. Il est une autre forme métaphorique dont on a abusé au point de lui donner un corps et d’en faire une réalité, c’est l’odeur de sainteté ; cela, pendant longtemps, je le répète, n’a été qu’une formule métaphorique  ; ainsi on dit à chaque instant dans les affaires de canonisation « l’odeur des vertus. »

Dans la vie de saint François-de-Paule on lit que ses disciples, les minimes, sont, « la bonne odeur de J. C. » (à propos des minimes, Mme de Sévigné raconte ceci : « Les Minimes de la Provence ont dédié une thèse au roi (Louis XIV), où ils le comparent à Dieu, mais d’une manière qu’on voit clairement que Dieu n’est que la copie. »)

Je ne discuterai pas le goût de cette métaphore, mais je constate seulement que c’était une métaphore à laquelle on a voulu donner un sens physique. Mourir en odeur de sainteté voulait dire : mourir avec une réputation de sainteté, comme « l’odeur des vertus » veut dire la renommée des vertus qui s’étend au loin comme un parfum. À la convention nationale, un orateur, en annonçant la mort de Mirabeau, dit : Mirabeau est mort hier « en odeur de patriotisme. »

L’amour du merveilleux a changé cela, et on veut aujourd’hui que les saints exhalent après leur mort une odeur particulière extrêmement suave, que l’on ne définit pas autrement.

Cette odeur de sainteté — devenue non plus une figure mais une réalité physique, — est empruntée à l’antiquité et au paganisme.

Plutarque parle de l’odeur délicieuse qui s’exhalait du corps d’Isis, — odeur qu’elle communique aux femmes de la reine de Byblos en touchant leurs cheveux.

On sait que les courtisans d’Alexandre lui avaient fait croire que sa sueur sentait la violette ; — celle de Mahomet, disent les musulmans, exhalait une suave odeur de rose.

Les derniers miracles essayés de ce temps-ci n’ayant pas réussi, il serait bon d’en finir avec ce merveilleux. Les soutiens de l’Église aujourd’hui sont beaucoup moins guidés par la foi que par le désir de prendre leur part de son reste de puissance. Tout est spéculation, et je ne m’étonnerais que médiocrement de lire un de ces jours à la 4e page de certains journaux :

Parfumerie catholique

Sérieusement, la vie de ces saints est-elle un bon exemple ? À l’exception de saint Vincent-de-Paul, et peut-être d’un ou deux autres, quels sont ceux dont la mémoire se recommande par un véritable service rendu à l’humanité ou à la société ? Quels sont ceux qui ont montré dans leurs inutiles et puériles austérités un autre sentiment qu’un froid égoïsme sacrifiant devoirs et famille à la crainte des supplices de l’enfer et à l’espérance d’une félicité éternelle pour eux-mêmes, dont ils rêvaient d’étranges détails.

Sérieusement, un homme qui fend du bois pour nourrir sa famille, ou bêche la terre pour faire croître un brin d’herbe, une femme qui fait la soupe pour son mari et ses enfants et leur tricote des bas, sont plus agréables et plus obéissants à Dieu, et d’un meilleur exemple pour les hommes, que ces fainéants, ces hallucinés, et ces hystériques, que l’on propose et parfois que l’on impose à la vénération.

Ne fera-t-on pas quelque jour un almanach où chaque jour on lira le nom d’un de ceux qui ont été les bienfaiteurs et si souvent les martyrs de l’humanité ?



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