La Langue française au Canada/La Langue parlée par les Canadiens est la vraie Langue française

La Compagnie de Publication de la Revue Canadienne (p. 16-25).

II. — La Langue parlée par les Canadiens est la vraie Langue française.


Nous l’avons vu, c’est grâce aux propres efforts des Canadiens-français, aidés sans doute de la Providence, que la langue française est devenue la langue officielle du Canada.

Mais cette langue, que nos ancêtres ont conservée avec un soin si jaloux, est-elle bien la vraie langue française ?

Dans certains milieux, particulièrement aux États-Unis, on est sous l’impression que le français parlé au Canada n’est pas le français véritable, mais un misérable patois. Certains de nos voisins affichent parfois leur dédain pour le Canadian French, très différent, à leurs yeux, du real French as spoken in France. Plusieurs de nos écrivains ont fait des efforts louables pour dissiper ce préjugé, mais sans grand succès, probablement.

Et même en France, en dehors d’un certain nombre de lettrés, on semble ignorer que la langue française s’est conservée intacte au Canada.

Je me souviendrai toujours de la première nuit que j’ai passée sur la terre de France. C’était en octobre 1888. J’étais débarqué à Calais, et je m’étais proposé de coucher le soir même à la Chartreuse de Notre-Dame-des-Prés. Mais, arrivé à la petite ville de Montreuil-sur-Mer, je constatai que les portes du monastère seraient fermées avant qu’il me fût possible de m’y rendre. Il me fallut donc passer la nuit à Montreuil. Je me fis conduire au premier hôtel venu. Je tombai dans une maison fréquentée par des commis voyageurs, très proprement tenue, du reste. Le commis voyageur français ! Son confrère du Canada, par comparaison, est muet comme la tombe. Quel vacarme au dîner, présidé par le maître d’hôtel ! Au cours du repas, je ne sais trop comment, je réussis à placer quelques mots. Je fis voir aussi que j’avais compris certains calembours assez compliqués. Le patron me regarda d’un air intrigué, et après le dîner, il m’aborda résolument : — Permettez, monsieur ! Je vois que vous venez du Canada, et cependant vous parlez le français comme nous. Je n’y comprends rien, moi qui croyais qu’au Canada on parlait l’américain !

Je lui expliquai qu’au besoin je parlais l’américain, mais qu’un grand nombre de Canadiens parlaient le français, pour la bonne raison que leurs ancêtres étaient venus de France.

Il parut convaincu, mais évidemment il ne l’était pas. Car le lendemain matin, au moment où j’allais partir, il m’aborda de nouveau.

— Monsieur, me dit-il, voulez-vous me permettre de vous présenter à ma femme et à mes filles ?

— Volontiers, lui répondis-je, pourvu que ça ne soit pas long.

Il me conduisit à la cuisine où madame et ses filles étaient occupées à leurs travaux, et me présenta en ces termes :

— Voici un monsieur qui vient du Canada et qui parle le français comme nous ! Y comprenez-vous quelque chose, vous autres ? Pour moi, je n’y comprends rien.

Ces dames me regardèrent d’un petit air malin qui voulait dire clairement : “ Oh oui ! nous comprenons bien cette histoire-là ! ” Elles étaient convaincues, j’en suis persuadé, qu’elles avaient affaire à un monsieur, non pas du Canada, mais de Marseille !

Mais peu importe, au fond, ce que les autres pensent du français des Canadiens. L’essentiel, c’est que nous ne venions pas à partager nous-mêmes leur mauvaise opinion du langage qui se parle chez nous.

En effet, n’est-il pas évident que, si nous tombions dans le mépris de notre langue, nous cesserions de l’aimer, nous cesserions de la défendre et nous finirions par l’abandonner ? Ce serait donc le commencement de la fin : et notre absorption, notre disparition dans le gouffre du grand tout anglo-américain suivrait bientôt. Oh ! gardons-nous bien, tout en travaillant sans cesse à épurer notre langage ; gardons-nous de donner le moindre crédit à la thèse qui affirme que nous parlons un jargon méprisable.

Il faut déplorer, selon moi, la rage dédaigneuse que certains des nôtres, sous prétexte de corriger diverses fautes que nous commettons, déploient contre ce qu’ils appellent le canayen.

Oui, certes, la langue que nous parlons au Canada est bien la langue française, la belle langue française du grand siècle ; et nous avons le droit, je dirai volontiers, le devoir d’en être fiers.

N’allons pas, toutefois, tomber dans l’exagération opposée à celle que commettent ceux qui dénigrent notre langage. N’ayons pas la fatuité de croire que nous parlons mieux le français que nos cousins de France ; mais ayons, au sujet de notre parler, une juste fierté, mêlée à une humilité non moins juste.

Nous avons reçu en héritage une des plus belles langues du monde ; sous plusieurs rapports, la plus belle ; et, dans son ensemble, nous l’avons conservée intacte. Vu les circonstances difficiles où était placé notre peuple, c’est là, j’ose le dire, une œuvre héroïque, une œuvre dont nous pouvons être fiers à juste titre. D’un autre côté, cette pierre précieuse que nous ont transmise nos pères et qui ne s’est pas détériorée entre nos mains, a reçu cependant quelques taches. Ces taches, il est vrai, n’en diminuent pas la valeur intrinsèque : elles en ternissent seulement que peu l’éclat. Appliquons-nous bien à enlever cette poussière, mais que cela soit fait d’une main délicate et sûre ; et ne prenons pas pour ternissure ce qui, en réalité, est chatoiement gracieux. En d’autres termes, sous prétexte d’épurer notre langage, ne proscrivons pas sans discernement les archaïsmes de mots et de prononciation qui l’embellissent aux yeux des véritables connaisseurs. Surtout, ne rougissons pas de ces archaïsmes, même lorsque, par amour de l’uniformité, nous croyons devoir en abandonner un certain nombre.

Je le répète, le français qui se parle dans nos campagnes du Canada n’est nullement un patois ; mais, le fût-il, que nous ne devrions pas en avoir honte. Certaines personnes semblent s’imaginer que patois et jargon sont synonymes. Rien n’est plus faux. Le patois — ou plutôt les patois, — car d’après Chapsal il y en a, en France, pas moins de quatre-vingt-dix — sont de véritables langues populaires, peu savantes, si l’on veut, mais possédant de grandes beautés, “ la franchise et la naïveté de la nature antique. ” selon l’expression d’un écrivain français. Ce sont les formes primitives du français moderne ; les premières transformations du latin venu en contact avec le celtique et le franc : transformations originales que le petit peuple a conservées intactes à travers les âges.

On ne doit donc pas mépriser les patois. N’oublions pas qu’à Lourdes, c’est en patois que la sainte Vierge a parlé à Bernadette. La formule célèbre : “ Je suis l’Immaculée Conception. ” n’est qu’une traduction. Le texte se lit comme suit : “ Qué soi l’Immaculée Conception. ” Donc, si nos populations rurales parlaient un patois, nous n’aurions pas à en rougir.

Mais c’est le français qu’elles parlent et non pas un patois ; et la raison en est bien simple. Le français s’est répandu dans le nord et le centre de la France bien plus vite que dans le midi. Au XVIIe siècle, on parlait, depuis longtemps, le français dans les provinces d’où sont sortis presque tous les ancêtres du peuple canadien. C’est donc le français, et non un patois, qu’ils ont apporté au Canada et qu’ils nous ont transmis.

Du reste, en supposant que parmi les premiers colons de ce pays il se soit trouvé quelques familles qui patoisaient la langue de l’immense majorité de nos ancêtres, la langue du clergé, des militaires et des fonctionnaires civils, était le français ; et c’est le français qui a prévalu exclusivement. Puis, nos couvents des Dames Ursulines et de la Congrégation qui, dans les premiers temps de la colonie, ont donné l’éducation à presque toutes les mères canadiennes, enseignaient certes le français et non pas un patois quelconque. Ceux qui ont eu l’occasion d’étudier les vieilles archives du pays nous disent que le nombre des anciens Canadiens qui déclaraient “ ne pas savoir signer ” est extrêmement rare.

À la page 252, tome 1er du Journal d’un voyage fait par ordre du Roi dans l’Amérique septentrionale, (édition de 1744), le Père de Charlevoix s’exprime comme suit au cours de sa lettre portant la date du 22 avril 1721 : « Il y a dans la Nouvelle-France plus de noblesse, que dans toutes nos autres colonies ensemble. Le Roi y entretient encore vingt-huit compagnies de troupes et trois états-majors. Plusieurs familles y ont été anoblies, et il y est resté plusieurs officiers du régiment de Carignan-Salières, ce qui a peuplé le pays de gentilshommes. »

Cela rappelle le mot d’un gouverneur anglais, lord Elgin, si je ne me trompe, qui, voyant passer une procession de Canadiens-français, s’est écrié : « C’est un peuple de gentilshommes. »

Tous ces faits expliquent facilement la conservation du français, du vrai français, sur les bords du Saint-Laurent.

Oui, le français que parlent nos gens de la campagne, particulièrement ceux qui ne sont jamais venus en contact intime avec l’élément anglais, est un français très pur, bien que quelque peu archaïque.