La Langue et la littérature catalanes

La Langue et la littérature catalanes
Revue des Deux Mondes3e période, tome 78 (p. 337-372).
LA LANGUE
ET
LA LITTÉRATURE CATALANES

I. Historia de la lengua y de la literatura catalana, por D. Magin Pers y Ramona. — II. Lo Gayter del Llobregat, poesias de D. Joaquim Rubio y Ors. — III. Estudios, sistema gramatical y crestomatia de la lengua catalana. La Lengua catalana considerada historicamente, por D. Antonio de Bofarull. — IV. Gramatica de la lengua catalana, por D.-A. de Bofarull y D.-A. Blanch. — V. De la literatura catalana, discursos leidos ante la real Academia de la historia en la recepcion publica del Excmo señor D. Victor Balaguer. — VI. Breve reseña del actual renacimiento de la lengua y literatura catalanas, por D. Joaquim Rubio y Ors. — VII. Costums que’s perden y recorts que fugen (Reus, de 1820 à 1840). — VIII. Lo darrer catala quadro tragich, historich y en vers, por Antoni de Bofarull. — IX. Ausias Marc y su epoca, por D.-J. Rubio y Ors. — X. Historia del renacimiento literario con temporaneo en Catalana, Baleares y Valencia, por D.-Fr.-M. Tubino. — XI. Rea Academia Española, discursos de les Excmos señores D. Victor Balaguer y D. Emilio Castelar, leidos en la recepcion publica del primero. — XII. Gramatica historica de las languas castellana y catalana, por D. Ignacio Farré y Carrio. — XIII. Ortografia de la lengua catalana, por la real Academia de buenas letras de Barcelona. — XIV. Etimologias catalanas, por el doctor D. José Balari y Jovany. — XV. J. Yxart, El año pasado, letras y artes en Barcelona, 1886. — XVI. Lo Catalanisme, per Valenti Almirall. Barcelona, 1886; Libreria de Verdaduer.

« Moins de bruit que de besogne, » telle était naguère la devise des Catalans. Heureux et fiers de revendiquer pour eux la part la plus large et la plus solide de l’industrie, du commerce, du travail productif de l’Espagne, ils songeaient peu à la gloire littéraire, la considérant sans doute comme un luxe peu compatible avec la modestie provinciale, et satisfaits de la prospérité durable qui récompense le labeur opiniâtre. Aujourd’hui, leur ambition s’éveille avec le succès qui semble couronner les efforts de quelques patriotes ardens, entièrement dévoués à ce qu’ils appellent avec un peu d’emphase la renaissance des lettres catalanes. Renaissance est un terme qui implique la mort ou tout au moins la léthargie; peut-être n’est-il pas plus juste que ceux de résurrection et de rénovation. Restauration conviendrait mieux, étant données les conditions dans lesquelles se produit ce retour tardif vers un passé glorieux, mais lointain, qu’il paraît plus aisé de rappeler que de recommencer. Ce serait une chimérique entreprise. Cependant, comme tout effort est un symptôme de vitalité, la curiosité de l’observateur peut s’arrêter avec intérêt et quelque profit sur un mouvement qui n’est à coup sûr ni une crise ni une révolution, mais dont l’importance ne saurait être méconnue, puisqu’il a trouvé des partisans et des adversaires, et en Catalogne même, et en Espagne, où l’opinion publique, représentée par la presse et par les compagnies savantes, s’inquiète de ce renouveau ; et à l’étranger, particulièrement dans le midi de la France, où la ligue des patois de la langue d’oc exploite habilement le réveil littéraire de la Catalogne. Les Allemands et les Scandinaves, si attentifs aux manifestations du génie novo-latin, suivent d’un œil curieux la nouvelle évolution d’une race qui, depuis bientôt deux siècles, semblait avoir renoncé aux conquêtes de l’esprit.

Quelle que soit la nature de ce mouvement imprévu, et quelle qu’en doive être la durée, il serait puéril de le méconnaître. Et puisqu’il se prolonge, l’occasion est excellente pour s’enquérir des titres littéraires d’un peuple qui a marqué son passage dans le monde par des actions mémorables et par des œuvres qui gagneraient à être plus connues, et qui sans doute seraient dignement appréciées des connaisseurs, s’il y avait une bonne histoire de la littérature catalane. Malheureusement, cette histoire, noyée dans celle de la littérature espagnole, est encore à faire, malgré d’estimables essais qui, en Catalogne même, en France, en Italie, en Allemagne, pour ne rien dire des études partielles et des matériaux épars dans divers recueils spéciaux, ont signalé plutôt que comblé une regrettable lacune. En attendant l’historien de cette littérature trop peu connue, il est permis d’ébaucher, sans présomption ni témérité, une esquisse historique de la langue et des lettres catalanes, en suivant tout simplement la succession des temps, en écartant surtout avec le plus grand soin les controverses stériles et l’appareil technique qui accompagnent d’ordinaire les travaux méritoires et arides des grammairiens et des philologues de la nouvelle école, trop visiblement enclins à élever de hautes et épaisses barrières autour du champ qu’ils défrichent avec infiniment plus de savoir que d’amabilité. Un peu plus d’agrément ne nuirait point à la prospérité de ces études d’exploration dont les érudits de profession s’arrogent le monopole.


I. — LA LANGUE CATALANE.

L’homme de France qui a connu le mieux la Catalogne et les Catalans était un des plus gros savans du XVIIe siècle. Docte magistrat, profond jurisconsulte, habile théologien, controversiste retors et polémiste redoutable, Pierre de Marca. une des lumières de l’église gallicane, fut aussi un grand politique. Diplomate consommé, il semblait prédestiné aux négociations délicates et aux missions de confiance. Sa capacité pour les affaires se montra notamment dans le poste de surintendant de Catalogne, qu’il remplit durant sept ans (1644-1661), à la satisfaction générale des Catalans, qui adoraient cet administrateur gascon, au service de Mazarin. Pour obtenir son retour à la santé, dans une maladie grave, ils firent un vœu à Notre-Dame de Montserrat, et décrétèrent publiquement des actions de grâce. Il fut consacré prêtre à Barcelone, et devint successivement évêque de Conserans, archevêque de Toulouse, puis de Paris, après la démission du cardinal de Retz. Lors du traité des Pyrénées, son rare savoir le fit adjoindre aux commissaires nommés exprès pour régler la question des frontières entre l’Espagne et la France, du côté du Roussillon. Comme il était bon grec, ainsi qu’on disait alors, il servit d’interprète pour des passages controversés de Strabon et de Pomponius Mêla, dont l’autorité fut invoquée dans la détermination des anciennes limites de la Gaule. À cette occasion furent réunis les matériaux d’un des plus admirables monumens de l’érudition patiente et solide, qui vit le jour après la mort du prélat, par les soins pieux du diligent Etienne Baluze, lui-même érudit de la grande école, sous le titre général de Marca Hispanica (1688). C’est un répertoire de documens précieux, un traité complet de géographie et d’histoire, fondé sur la diplomatique. On y voit clairement qu’il est plus aisé d’amasser des preuves en vue d’une thèse que de déterminer géométriquement la ligne fictive des frontières. En bien des points, les pays limitrophes sont indistincts à cause de la configuration du sol. Les hautes chaînes qui courent le long de deux nations voisines présentent bien deux versans ; mais que de passages communs, combien de gorges, de défilés, de vallons encaissés dans la montagne, qui facilitent des deux côtés les communications et la contrebande ! Quiconque a touché tant soit peu aux annales des provinces basques, de la Navarre, de l’Aragon, de la Catalogne, a senti la difficulté de séparer nettement des contrées qui se pénètrent, se confondent, entrent pour ainsi dire les unes dans les autres, comme ces os dentelés qui s’engrènent pour former les sutures du crâne. Ni les mesures administratives, ni la douane, ni l’uniforme des gendarmes, ni les formalités du passeport ne suffisent à distinguer avec précision des contrées et des populations qui, de temps immémorial, sont naturellement indistinctes. C’est à peine si les institutions et les mœurs laissent apercevoir de légères différences. Le type et la langue, sauf d’insignifiantes nuances, ajoutent à la confusion et n’offrent que des indices incertains. Des deux côtés les habitans se ressemblent et se comprennent ; conséquence probable de la communauté d’origine. Vouloir tracer une ligne de démarcation entre des peuples voisins et des langues congénères est une prétention aussi chimérique que celle qui consiste à marquer les limites de la raison et de la folie. On peut circonscrire le domaine du basque, du bas-breton, du flamand, qui diffèrent essentiellement du français ; mais qui pourrait en faire autant pour les patois où l’on croit retrouver les dialectes perdus ? Nul ne saurait dire, même après avoir reçu mission de l’état : « Ici finit la langue d’oïl et commence la langue d’oc, » à moins de manquer de ce sens délicat qui perçoit les transitions. Ceux qui le possèdent ne procèdent pas selon la méthode géométrique, en ces matières ondoyantes où la précision n’est qu’un leurre. Les lignes tracées sur la carte de la géographie des langues sont fictives et de pure convention. La préoccupation d’exactitude peut donner lieu, dans l’espèce, à des conjectures plus conformes aux besoins d’un système qu’à la réalité des faits.

Si la théorie de Raynouard est fausse, comme il paraît, pourquoi la renouveler sous une autre forme ? Puisque les langues romanes ou novo-latines dérivent du latin, à quoi bon imaginer une langue lémosine ou limousine pour remplacer le provençal considéré comme source des variétés de la langue d’oc ? Puisque ces variétés émanent d’une source commune, qui est le latin, les prétentions du limousin valent exactement celles du provençal. Si l’on pouvait seulement les croire fondées, le gascon et le languedocien pourraient prétendre aussi à cette primauté imaginaire. Bien plus, le catalan, qui est le seul idiome de la langue d’oc au-delà des Pyrénées, serait fondé avec autant de raison à réclamer ses droits à la priorité. Aussi n’y a-t-il pas manqué, même après être devenu langue de si, par le contact de l’espagnol et de l’italien, qui l’ont pénétré, altéré, corrompu, quoi qu’en disent les Catalans. L’esprit d’autonomie et l’orgueil national ont influé plus que de raison sur les opinions courantes touchant l’origine et le développement de ce dialecte vivace de la langue d’oc. Après avoir soutenu qu’il dérivait du celte, — thèse insoutenable, — on a reconnu, non sans peine, son origine latine, mais en prétendant qu’il tenait ses traits distinctifs, sa physionomie et ses allures des populations indigènes lors de la conquête romaine. C’est remonter un peu bien loin dans l’histoire d’une époque assez mal connue, particulièrement au point de vue du langage.

En admettant la vraisemblance du paradoxe, il faudrait encore tenir compte des invasions barbares, des nombreuses alluvions des peuplades du Nord qui renouvelèrent les couches de la population, s’il est vrai que l’expression géographique qui a prévalu dérive des Goths et des Alains (d’où Gothalanie, Catalaunia, Catalogne, et plus simplement Gothland). À ce compte, la langue catalane devrait ressembler à ses voisines d’au-delà des Pyrénées, tandis qu’elle ressemble plutôt à celles d’en-deçà : ressemblance dont la signification est assez claire ; car l’analogie dépasse de beaucoup ce qu’on a coutume d’appeler un air de famille. Ce qui semble prouver qu’il y a proche parenté, c’est que le paysan de la frontière catalane entend plus aisément les patois français du midi que le castillan de ses voisins les Aragonais. Aussi voit-on les habitans de la frontière méridionale de la France s’entendre peu ou prou avec les Catalans, tandis que l’entente est bien plus difficile avec leurs plus proches voisins de l’Aragon et de la Navarre, qui parlent à leur manière la langue castillane. Si les patois doivent servir à quelque chose, c’est surtout à élucider les obscures questions d’origine, de généalogie, de parenté des langues congénères, qu’on ne doit pas englober dans une sorte de confusion commode à l’ignorance : tel a confondu l’auvergnat avec l’espagnol. A défaut du sentiment délicat des nuances, il est bon d’avoir le sens des couleurs, heureusement moins rare. Bien qu’issues d’un tronc commun, les langues romanes présentent de telles différences, qu’il faut les apprendre pour les connaître, malgré l’avis des amateurs qui se persuadent qu’avec un peu de latin et la pratique d’un patois quelconque, ils n’ont qu’à vouloir pour savoir l’italien, le portugais, le castillan, le catalan. Qui posséderait à fond le français classique, en y comprenant même la langue du XVIe siècle, se trouverait fort empêché d’entendre un texte du moyen âge en roman d’oïl ou d’oc ; de même que le Grec moderne qui croirait avoir la clé d’Homère et de Sophocle, d’Hérodote et de Démosthène, avec ce jargon vulgairement dit romaïque, aussi éloigné de l’ancienne langue que les patois le sont des dialectes disparus. L’usage de ces patois si divers peut bien rapprocher ceux qui les parlent, malgré la distance des lieux : à la rigueur un habitant de Périgueux ou de Tulle pourra s’entendre avec un Toulousain ou un Marseillais ; en d’autres termes, Limousins, Gascons, Languedociens, Provençaux se reconnaîtront en leur parler, malgré de notables divergences; mais ils n’entendront point la langue catalane, pas plus que le Catalan n’entendra ces patois qui tendent à se fondre dans une unité factice. Il est permis de conclure de ce fait, que l’alliance littéraire entre Languedociens et Catalans n’ira point jusqu’à la fusion; mais elle pourrait aller jusqu’à la confusion la plus fâcheuse si, sous prétexte de confraternité et d’autonomie, les patois de la langue d’oc parvenaient à se régénérer assez pour imposer à l’idiome catalan une sorte de suprématie. Une pareille hégémonie, si elle était reconnue et acceptée, aurait pour effet inévitable de transformer bientôt le catalan, déjà si compromis, en véritable patois : ce serait la mort à courte échéance. En attendant la fédération des races latines, on aurait toujours l’union des patois novo-latins, et comme une suite de la revanche de Muret. Au dire des promoteurs de la fête commémorative de cette journée néfaste, célébrée le 12 octobre 1874, sous les auspices de la maintenance d’Aquitaine, le désastre de Muret délivra les régions méridionales de la France de la prépondérance de l’Aragon. Si les morts s’inquiétaient des vivans, il y a grande apparence que cette cérémonie singulière réjouirait Simon de Montfort, le vainqueur du comte de Toulouse et de son allié Pierre II d’Aragon, qui périt dans la bataille. En un temps où l’opinion publique glorifie les vaincus, cette réminiscence du Vœ victis pourrait passer pour un anachronisme. La maintenance des jeux floraux de Barcelone aurait pu s’offenser d’une telle commémoration.


Voilà de bien graves réflexions à propos de patois et d’un idiome qui y ressemble fort. Mais comment ne pas les faire en un sujet dont l’étude tant soit peu attentive soulève la question latine, autrement sérieuse que la question du latin? Peut-on toucher aux langues sans toucher aux nationalités? Qui ne sait qu’aujourd’hui, pour démarquer un peuple, une race, il est d’usage de proscrire sa langue? c’est ainsi du moins qu’on procède et à Saint-Pétersbourg et à Berlin. Point n’est besoin de rappeler que des deux côtés des Pyrénées le catalan fut interdit, il y a près de deux siècles, dans les actes officiels. Pareille interdiction équivaut à une déclaration de déchéance : l’expérience enseigne que les idiomes décrétés d’incapacité politique et civile ne vivent que d’une vie précaire, quand même ils survivent à l’interdit qui les retranche des langues pourvues d’un état civil. Les pièces démonétisées peuvent du moins rentrer en circulation par la mesure extrême du cours forcé; tandis qu’un idiome atteint dans son autonomie tend forcément à disparaît. L’inflexible loi de Darwin n’épargne pas plus les langues que les êtres vivans; et, dans l’espèce, il n’y a point de transformation compensatrice, car les idiomes dérivés n’ont pas la vitalité puissante des langues primitives, qui peuvent revivre sous de nouvelles formes. Ils sont engendrés, et n’engendrent point. Les dialectes dégénérés ou patois traversent la dernière période d’une vitalité amoindrie, inférieure, sans retour possible à la fraîcheur et à l’éclat de la vie; ils tombent de diathèse en cachexie, dépérissent et meurent.

Les troubadours à jamais disparus virent leur domaine s’étendre des bords de la Loire jusqu’aux rives de l’Èbre et du Tage. Artificielle ou non, leur poésie régnait sur une moitié de la France et de l’Espagne. Des deux côtés on composait des vers conformément à ces lois sévères, édictées, codifiées par les législateurs pédantesques du Parnasse. Des troubadours français versifiaient sur les choses d’Espagne; tel Guillaume Anelier qui chanta la guerre de Navarre ; tandis que Guillaume de Tudèle commençait le récit de la croisade contre les hérétiques albigeois et le conduisait jusqu’à la bataille de Muret (1213), laissant la suite de la narration à un continuateur qui lui ressemblait aussi peu par l’esprit que par la langue; car il est malaisé de classer l’idiome mixte du clerc de Navarre, où l’on sent déjà l’influence de la langue d’oïl ou des trouvères. C’est un Aragonais, M. Toribio del Campillo, savant bibliographe et bon écrivain, qui a le premier mis hors de doute la nationalité de l’auteur et l’authenticité du poème. Renversant l’ingénieux échafaudage d’hypothèses de Fauriel, premier éditeur de cette chanson de geste, il a rendu hommage au savoir et au talent de ce critique illustre qu’un autre a traité depuis de « littérateur sans précision. » Que n’avons-nous une demi-douzaine de ces érudits lettrés, tels que Raynouard, Daunou, J.-V. Le Clerc, Magnin, Génin, Labitte, Sainte-Beuve, Mérimée, qui savaient rendre l’érudition intéressante! Il ne faut que du jugement et du tact pour dispenser avec goût les trésors du savoir, sans recourir aux procédés géométriques ni aux formules rébarbatives. Qui ne se souvient de ces fortes et substantielles études d’E. Littré, un des maîtres qui ont le plus fait pour renouer l’antique alliance de l’érudition et des lettres? Les mêmes qualités d’exposition recommandent l’excellente monographie de feu Coll y Vehi sur la satire provençale, qui est comme l’introduction à l’ouvrage magistral du regrettable professeur Mila y Fontanals sur les Troubadours en Espagne, publié la même année (Barcelone, 1861), et après lequel M. Victor Balaguer a pu faire le sien sur la même matière. De ces consciencieux travaux, qui prouvent, soit dit en passant, que le chanoine catalan Bastero, le premier des provençalistes par la date, a fait école en Espagne, il résulte avec évidence que la poésie provençale fleurit au-delà des Pyrénées, non-seulement dans les pays de langue catalane, mais encore en Aragon, en Navarre, en Castille, et avant et surtout après Muret. Ce désastre eut lieu un an après la mémorable victoire de las Navas de Tolosa (1212), qui brisa les reins à l’islamisme.

Si les vers des troubadours trouvaient des admirateurs et des imitateurs en grand nombre parmi les lettrés et les courtisans, le peuple restait sourd aux accens de la muse lémosine, et pour cause : cette muse parlait une langue que le peuple n’entendait point. Comment serait-elle devenue populaire ? Les catalanistes, — c’est ainsi que s’appellent les admirateurs passionnés de l’histoire et de la littérature catalanes, — les catalanistes se persuadent volontiers que le catalan fut au moyen âge un idiome parfait, très répandu, conquérant et dominant. Ils sont très enclins à reconnaître, à proclamer même l’universalité et la suprématie du parler national. Pure fantaisie d’une imagination exaltée par un patriotisme rétrospectif qui se complaît à évoquer un passé glorieux à la vérité, mais singulièrement dénaturé par des préjugés de race ou d’école. Malgré la prodigieuse fortune des comtes de Barcelone, devenus rois d’Aragon, ni cette province ni la Navarre ne firent accueil au catalan, bien que soumises longtemps avec la Catalogne au même sceptre. Toutes les conquêtes des rois d’Aragon ne purent conquérir à la langue catalane qu’une partie de l’ancien royaume de Valence et les deux groupes des Baléares. Encore convient-il de remarquer que le pur catalan ne dépassa point les limites de la Catalogne proprement dite. Ni l’Italie méridionale, ni la Sicile, ni la Sardaigne, ni la Corse, conquises successivement, ne conservèrent la langue des conquérans ; pour deux raisons : d’abord la durée de la conquête ne fut pas assez longue pour permettre l’acclimatation ; en second lieu, les conquérans de ces contrées méditerranéennes étaient les uns Catalans, les autres Aragonais; et l’aragonais prévalut sur le catalan lorsque la dynastie catalane des rois d’Aragon fut supplantée par la lignée de Castille. L’histoire consultée répond que la langue des comtes de Barcelone, au moment même où la conquête reculait le domaine de la couronne d’Aragon, perdait son ascendant, dominée d’un côté par le castillan qui montait du centre vers le nord de l’Espagne, et de l’autre par l’italien, qui devenait un idiome national, après avoir subi l’influence souveraine des langues d’oïl et d’oc. Conquises par Jacques Ier et Alphonse II d’Aragon, au XIIIe siècle, les îles Baléares sont catalanes de mœurs et de langage, avec des nuances très marquées qui s’expliquent par l’isolement ; tandis que les conquêtes instables des grandes îles italiennes et du royaume de Naples s’opèrent à une époque où la Castille et l’Italie, par un heureux concours de circonstances, l’emportent sur le génie de la Catalogne. Si cette assertion avait besoin de preuves, il suffirait de nommer deux poètes d’origine catalane, qui optent l’un pour la muse italienne, l’autre pour la muse castillane : Cariteo (Carideu en catalan), qui se fit une belle place sur le Parnasse italien; et Boscan, ami et auxiliaire de Garcilaso ; l’un et l’autre transfuges de la poésie catalane. Ces deux disciples d’Apollon, versificateurs merveilleux, avec l’esprit pratique de leur race, se tournèrent sans hésiter vers le soleil levant, au moment décisif de la renaissance ; date fameuse qui marque l’apogée des langues novo-latines prédestinées à la haute culture littéraire, tandis qu’à la même date commence la décadence de la langue et de la littérature catalanes. L’une et l’autre se développent dans la seconde moitié du moyen âge, entre le XIIIe et le XVIe siècles, car il n’est guère possible de remonter au-delà, ainsi que l’attestent les documens et les recherches de feu Alart, ancien archiviste des Pyrénées-Orientales. Ce laborieux savant n’a pas eu de peine à démontrer avec ses parchemins que l’idiome qui se parle encore des deux côtés des Pyrénées orientales est la preuve vivante de la communauté d’origine, de l’identité de race, de la proche parenté des Catalans de France et d’Espagne. Leur destinée rappelle l’emblème de l’infortuné prince de Viana, qu’il appliquait au petit royaume de Navarre : deux chiens molosses rongeant un os par chaque bout. Image exacte de la forte et vaillante race catalane, coupée en deux par la diplomatie, et ne conservant de sa nationalité perdue qu’une langue altérée, qui n’est plus un idiome national.

Cette scission violente de la race n’a pas été sans un grand effet sur l’idiome. Après avoir absorbé la Catalogne par une assimilation pénible, la France et l’Espagne ont accompli l’œuvre inévitable de l’annexion en absorbant lentement la langue catalane, beaucoup plus altérée en-deçà qu’au-delà des Pyrénées ; mais envahie des deux côtés par des termes et des locutions d’emprunt qui ont prodigieusement accru son vocabulaire et faussé sa grammaire, au point que les plus déterminés catalanistes se voient réduits à parler et à écrire une langue démonétisée, adultérée, bigarrée, aussi peu littéraire que possible, la littérature ayant chômé bien près de trois siècles; ou à se jeter, au risque de n’être compris que des initiés, dans le purisme raffiné, dans l’archaïsme intempestif; deux extrêmes également fâcheux, car une langue de convention ne vaut pas mieux qu’une langue hors d’usage; et s’il est dur de descendre le courant avec la foule, il est insensé de prétendre le remonter. L’élite ne peut rien contre le torrent, et tous ses efforts n’arrêteront pas la plèbe qu’il entraîne. Le malheur est que ni les puristes ni les archaïstes ne peuvent se résigner à parler, à écrire en patois, ni renoncer à l’espoir généreux et chimérique de conjurer par leurs efforts combinés l’irrémédiable dégénération d’un idiome profondément altéré, corrompu, dénaturé, gravement atteint dans toutes les parties de son organisme, partant d’une vitalité précaire, et destiné, tôt ou tard, à grossir la liste des langues mortes.

Cette situation grave appelle l’attention sur un passé qui ne fut pas sans gloire et sur les tentatives de rénovation qui se produisent depuis un peu moins d’un demi-siècle.


II. — L’ANCIENNE LITTÉRATURE CATALANE.

A première vue, la littérature catalane paraît encombrée d’un nombre infini de poètes ; mais, en y regardant de plus près, il est aisé de voir que la plupart ne sont que des versificateurs plus ou moins habiles, qui continuent comme ils peuvent la tradition provençale. Ce n’est pas chez eux qu’il faut chercher l’originalité, car ils ne vivent que d’imitations et de réminiscences, d’emprunts même, pour rester plus fidèles aux préceptes de l’art qu’ils cultivent avec un zèle orthodoxe qui ressemble fort à la dévotion. Leur pensée se cristallise en des formes convenues, de sorte qu’ils semblent presque tous sortir du même moule. De là une monotonie désolante. A peu d’exceptions près, cette partie de la littérature catalane est trop artificielle pour offrir le vrai caractère des aptitudes littéraires de la race. Sans la négliger, il convient de l’estimer à sa juste valeur, comme ce libraire, doublé d’un clairvoyant critique, qui répondit brutalement au pauvre Cervantes en quête d’un éditeur pour une douzaine de comédies inédites : « On peut beaucoup attendre de votre prose ; mais vos vers ne valent pas le diable. » Ce verdict, dans la manière d’Alceste ou de Gustave Planche, s’appliquerait très bien, à peine atténué, au génie catalan, peu poétique de sa nature, et entièrement tourné vers la prose, où il excelle par de fortes qualités de vigueur, de sobriété, de netteté, de lucidité, de méthode, essentiellement positives et pratiques, qui sans cesse le ramènent au concret, au solide, à la recherche du vrai par la réalité, à l’observation de ce qui est, laissant aussi peu de marge que possible à la contemplation mystique, à la méditation abstraite, à l’esthétique sentimentale, à la conception rêveuse, à la mélancolie stérile, à l’élan poétique d’où naissent l’épopée, le lyrisme, l’élégie et le drame. L’imagination créatrice et primesautière est dominée par une prodigieuse activité d’esprit, infiniment plus propre à calculer et combiner qu’à inventer de toutes pièces. La très grande majorité de la race se compose d’hommes de mouvement et d’action, énergiques, résolus, persévérans, patiens, tenaces jusqu’à l’opiniâtreté, malgré l’emportement et la violence qui sont chez eux un effet ou un vice du tempérament. Mise au service d’une intelligence inquiète et entreprenante, l’ambition catalane ne connaît point d’obstacles ; elle se complaît à les tourner habilement ou à les vaincre de haute lutte, mais elle ne va guère à la domination par la servilité et la basse intrigue. Sans aller chercher des exemples bien loin, qui ne se souvient du maréchal Prim et de l’archevêque Claret, maîtres de l’Espagne pendant quelques années? Et, pour ne point sortir de Paris, qui n’a entendu parler d’Arago et d’Orfila, si différens d’humeur et de mérite, et tout-puissans dans le monde de la science officielle et académique? Plus entreprenans qu’insinuans, sans dédaigner la diplomatie, forts de leur initiative, inébranlables dans leurs desseins, bien que moins obstinés, sinon plus honnêtes que les Aragonais, les Catalans sont généralement considérés et redoutés dans toute l’Espagne, et particulièrement à Madrid, où on les traite avec une déférence qui ne va pas sans quelque mélange de dédain, marqué par un de ces termes intraduisibles (catalanote) qu’on ne saurait prendre toutefois pour un compliment affectueux. Les fainéans de race n’aiment point les gens de labeur dont l’exemple condamne leur paresse.

Parmi les types qui représentent le mieux ce peuple actif, hardi, vaillant et sobre, il n’en est guère de plus parfait que Jacques Ier d’Aragon, surnommé le Conquérant (El rei En Jaume lo Conquistador). Né d’une surprise, comme il le raconte lui-même avec une bonne grâce naïve, ce prince fortuné reçut tous les dons de la nature. Il avait la taille d’un géant, une santé de fer, l’âme héroïque et l’intelligence ouverte à tout. Il répara glorieusement les fautes de son père, homme de mœurs légères, mais brave, qui se fit battre et tuer à Muret. La langue catalane vit encore dans les pays conquis par ses armes victorieuses, les îles Baléares et l’ancien royaume de Valence, conquêtes auxquelles il ajouta celle de Murcie pour le compte du roi de Castille. Vers la fin de sa longue vie, il entreprit de reconquérir la terre-sainte : une tempête arrêta cette dernière expédition, inspirée par l’esprit d’aventure autant que par la foi religieuse. Son but était d’ouvrir au commerce de Barcelone les portes du Levant. L’exemple ne fut pas perdu : un jour l’activité catalane devait ranimer pour quelque temps l’empire grec assoupi. Avant de mourir, le conquérant consigna ses mémoires dans un livre mémorable, qui, sous le titre modeste de Chronique, ouvre supérieurement la série admirable de ces annales nationales dont la littérature catalane peut se glorifier comme d’un trésor sans pareil ; car, non-seulement ces chroniques ne ressemblent à rien de ce qui se faisait alors dans le même genre en Castille et en France, mais elles se perpétuent sans interruption jusqu’au milieu du XVIIe siècle, comme un héritage de famille. C’est par l’histoire simplement écrite de ses grandes actions et par un ouvrage pratique de philosophie morale, le Livre de la Sagesse, compilé avec un rare discernement, que le conquérant inaugure magistralement cette prose littéraire où se trouvent déjà toutes les solides qualités qui se développeront par la suite dans les œuvres historiques, législatives, didactiques et morales qui sont le plus riche fonds de la littérature catalane. Un érudit français, M. de Tourtoulon, s’est honoré en glorifiant cette illustre mémoire par un bon ouvrage puisé aux sources et rempli d’utiles documens. Contemporain d’Alphonse le Savant, de Castille, de Louis IX, roi de France, de l’empereur Frédéric II, Jacques Ier d’Aragon est le digne émule de ces grands princes.

Ramon Muntaner, le plus populaire des chroniqueurs catalans, commence par rendre hommage à ce roi conquérant et écrivain, avant de raconter les faits mémorables de ses successeurs, Alphonse II, le conquérant de Minorque, et Pierre III, dit le Grand. Témoin et en grande partie acteur des événemens qu’il expose, avec une bonhomie sans affectation, Muntaner parle de ce qu’il a vu et fait avec une autorité qui s’impose, malgré la complaisance et la vanité qui lui dictent ses souvenirs. Un peu d’orgueil est permis à qui a vu des choses si extraordinaires, si merveilleuses, si prodigieuses, qu’on dirait à les lire que l’auteur a imaginé, inventé comme un romancier ou comme un poète, si cet incomparable conteur, qui narre simplement, familièrement, naïvement une histoire réelle, mettait du sien dans le récit véridique de ses souvenirs. Il n’y met en réalité que la sincérité et l’émotion ; et, sans art, sans y penser, il produit plus d’effet que le plus savant artiste. Quoi qu’en dise le vieux proverbe, il y a des historiens de naissance et de vocation. En revanche, ce peintre original et fidèle, dont la prose par le aux yeux et au cœur, se traîne lourdement dans ce fastidieux chapitre, où son profond bon sens résume en une interminable tirade de vers pénibles d’excellens conseils de stratégie. Poète en prose, il est prosaïque et ennuyeux quand il emploie cette forme convenue, artificielle et pédantesque qui enchaînait les versificateurs de l’école des troubadours.

Entre Jacques Ier d’Aragon et Ramon Muntaner se place un autre chroniqueur du XIIIe siècle, nommé Bernard Desclot, qui n’est pas indigne de figurer en si bonne compagnie, bien qu’il n’ait ni un nom glorieux comme le premier, ni l’éclatante renommée du second. L’édition publiée par Buchon et Tastu, d’après le beau manuscrit de la Bibliothèque nationale, ne peut donner qu’une faible idée de ce narrateur naïf et crédule, un des auteurs classiques de l’ancienne histoire de Catalogne. Les curieux se réjouiront d’apprendre que ce chroniqueur remarquable-vient de trouver à Barcelone un éditeur intelligent qui va inaugurer, par la publication de sa chronique, une collection intitulée : les Archives historiques. On ne saurait trop encourager l’exhumation tardive d’une œuvre qui a les allures d’un poème épique et qui est un modèle dans son genre.

L’édition nouvelle de Bernard Desclot ne sera pas moins utile et opportune que celle de Ramon Lull, à laquelle travaillent présentement quelques littérateurs de Majorque, sous la direction de M. Gerónimo Rosselló, éditeur des œuvres rimées du docteur illuminé, et sous les auspices d’un archiduc d’Autriche, son altesse sérénissime Louis Salvador d’Este et de Bourbon, l’explorateur et l’historien des îles Baléares, le propriétaire généreux du riche domaine de Miramar, où l’hospitalité la plus large accueille indistinctement tous les visiteurs de toute provenance. Le Mécène est digne de l’œuvre. Ramon Lull brillait moins par la force et la lucidité de l’esprit que par l’énergie du sentiment et l’ardent amour du bien. Poète contestable et versificateur sans relief, il fut en revanche excellent prosateur, écrivain de race, malgré sa phrase exubérante. Sa plume facile et féconde obéissait aux nobles inspirations d’un cœur tendre et généreux qui lui a dicté des pages merveilleusement belles, empreintes d’un parfum mystique et d’une inépuisable philanthropie. L’amour divin et la charité sont le texte favori des soliloques et des dialogues de ce doux visionnaire, qui parle des choses célestes avec une familiarité pénétrante, avec une onction sans pareille, avec un bonheur d’expression qui le placent très haut parmi les plus purs des écrivains mystiques. On passe sans transition trop brusque des confessions de ce grand solitaire, écrites sous toutes les formes, y compris le roman, aux œuvres incomparables de sainte Thérèse, qui est la reine du genre. Bienheureux les hallucinés de cette espèce qui ont joui du ciel dans cette vallée de larmes! Qui n’envierait leur délicieuse folie? N’est-il pas singulier de voir à la tête des plus illustres représentans du mysticisme espagnol un homme issu de la race la plus positive et la plus pratique qui soit au monde ? Voilà un de ces faits qui déconcertent les historiens des lettres, dont les principes inflexibles ne sont le plus souvent que des préjugés étroits, savamment réduits en formules systématiques. Est-il vrai que cet homme étrange, qui rêvait de la paix universelle au moyen d’une langue unique et d’une foi commune à tout le genre humain, fut un chercheur du grand arcane, un sectateur de la philosophie hermétique, un alchimiste enfin? Rien n’est moins certain, malgré de récentes recherches et une longue tradition légendaire. Il n’est point démontré que le manuscrit de la Bibliothèque nationale, qui porte le titre de « Testament de maître Ramon Lull, » un vrai grimoire, qu’on prendrait à le voir pour un livre de magie à l’usage de quelque sorcier, soit réellement authentique. On y trouve en entier la pièce de vers sur l’alchimie dont le diligent éditeur des rimes de Ramon Lull n’a pu donner qu’un fragment, d’après un manuscrit de Majorque, évidemment incomplet. Rude est la tâche de remettre en lumière les nombreux écrits d’un auteur extrêmement fécond, pour lequel les bons textes manquent, et dont les éditions partielles, devenues très rares, ont subi des retouches et des remaniemens qui, sous prétexte de rajeunir la langue, l’ont misérablement dénaturée. La restitution des œuvres authentiques d’un auteur si peu connu fera connaître beaucoup de documens, qui permettront sans doute aux futurs biographes de démolir l’incohérente légende lullienne et d’écrire enfin la vie de ce docteur illuminé, autodidacte et laïque.

Les érudits catalans feraient œuvre méritoire si l’exemple des Palmésans leur donnait envie de mettre en relief la figure originale d’Arnauld de Villeneuve, non moins maltraité que Ramon Lull par les historiens de la médecine et de l’alchimie, dont quelques-uns, sans les connaître, les ont qualifiés de charlatans, injure gratuite. Il semble que des hérétiques, ou tout au moins des hétérodoxes, devraient être jugés avec un peu plus d’équité. Persécutés durant leur vie et après leur mort, ils subissent encore aujourd’hui le contre-coup des rancunes religieuses. Le fanatisme inquiet du trop fameux inquisiteur catalan, Nicolas Aymerich, n’épargnait ni les vivans, ni les morts. Novateur illustre en chimie et en médecine, Arnaud de Villeneuve eut pour cliens des rois et des papes. Il fut, dit-on, le médecin ordinaire de Pierre III d’Aragon. Pierre IV, nommé le Cérémonieux à cause de ce code singulier qu’il se plut à rédiger lui-même avec le soin méticuleux qu’il mettait à toutes choses et par lequel il régla minutieusement le service quotidien et extraordinaire de la maison royale en assignant à chaque officier du palais son rang, ses attributions et son salaire, fut aussi un lettré. Il n’oublie rien ni personne, dans ce catéchisme de l’étiquette, traitant du sacre et des cérémonies solennelles de la cour avec une gravité qui ne se dément point lorsqu’il descend jusqu’aux plus infimes détails de l’office, de la cuisine et de l’écurie. Il ne se peut rien de plus curieux, de plus intéressant, de plus amusant pour les amateurs d’antiquailles. Au lieu d’évoquer sottement le passé dans des romans pédantesques, les Walter Scott de la Catalogne feraient bien mieux d’extraire du gros in-folio manuscrit du roi cérémonieux un bon traité de l’étiquette de la cour d’Aragon, dans le genre de celui que M. Rodriguez Vila a donné sur le cérémonial de la maison royale d’Espagne sous la dynastie autrichienne. Ce qui vaudrait mieux encore, ce serait de publier en entier ce curieux et précieux monument des lettres catalanes au XIVe siècle, avec un bon commentaire historique sur le texte et une étude à fond sur l’auteur. Il y a là de quoi tenter les savans hommes qui croient à la renaissance catalane par l’exhumation du passé, tels que Mariano Aguiló et Antonio de Bofarull, si profondément versés dans la connaissance des vieux livres et des manuscrits conservés dans les archives et les bibliothèques. Pierre IV mériterait de revivre dans cette singulière compilation, où il allègue fréquemment les textes sacrés. Figure étrange plutôt que grande et aimable, il est peut-être le plus original de ces rois lettrés d’Aragon, très orthodoxes depuis Muret, mais peut-être plus dévots que dévoués à l’église, qui les tenait en suspicion et défiance. Bel esprit très cultivé, poète à ses heures, fin diplomate, très jaloux de ses prérogatives, ayant de la majesté royale une idée qui rappelle l’autolâtrie de Louis XIV, le monarque au petit poignard, comme on l’appelle encore en Catalogne, moralise sentencieusement et sur les droits de la royauté sur les lois, et sur les obligations des sujets, comme pourrait le faire un jurisconsulte doublé d’un théologien, non sans une pointe d’affectation et de pédantisme. Il cite l’Écriture en latin, et l’on ne peut se défendre en le lisant de le comparer à ce roi controversiste qui mérita d’être surnommé maître Jacques. Les rois d’Aragon, comtes de Barcelone, vivaient au mieux avec le pape : leur orthodoxie fut récompensée par des titres qui ne signifiaient rien, et par le privilège de se faire sacrer dans l’église métropolitaine de Saragosse par le primat du royaume. Dans le cérémonial du sacre, il est recommandé au roi de prendre lui-même sur l’autel la couronne, le sceptre, le globe et le glaive, et de ne point recevoir ces insignes royaux des mains de l’archevêque, réduit au simple rôle d’officiant. Dans le couronnement de la reine, c’était le roi qui imposait la couronne.

Ce monarque lettré aimait à écrire : l’histoire de son règne, digne de celui qui l’a écrite, fut publiée pour la première fois dans la Chronique de P.-M. Carbonnell, savant archiviste de la couronne d’Aragon et l’un des plus doctes historiens de la Catalogne[1]. Cet ouvrage remarquable ne parut qu’une trentaine d’années après la mort de l’auteur (1547). La Chronique de Pierre IV s’ouvre par une profession de foi irréprochable au point de vue de l’orthodoxie, mais plus convenable à un théologien scolastique qu’à un roi couronné. Plus franche est l’allure, et plus ronde la forme de Carbonell, dont la Chronique d’Espagne, des rois goths, des comtes de Barcelone et des princes d’Aragon, fut commencée, selon son propre témoignage, le 19 du mois de mai de l’an 1495, et poursuivie avec l’autorisation royale par lettres-patentes fidèlement reproduites. Cet historiographe est un critique qui remonte aux sources, une sorte de réformateur dont l’esprit juste et net s’éclaire des conseils d’un ecclésiastique instruit et judicieux, Jérôme Pau, son cousin, haut dignitaire de la cathédrale de Barcelone et camérier du pape Alexandre IV, digne en tout de servir de guide au consciencieux chroniqueur. Au moment où écrivait Carbonell, la langue catalane commençait à subir un arrêt de développement.


Au rebours des autres idiomes novo-latins, qui se retrempaient dans le courant de la renaissance classique, le catalan reste dès lors stationnaire, et la force régénératrice de l’antiquité ne peut lui rendre sa vitalité compromise par deux événemens politiques d’une extrême gravité : l’acte légal, mais inique, qui priva de la couronne d’Aragon l’héritier légitime, Jacques, comte d’Urgell, au profit de don Fernando de Antequera, prince de la maison de Castille ; et, plus tard, la mort prématurée et mystérieuse de l’infortuné prince de Viana, adoré des Catalans, qui comptaient sur lui pour conserver leur indépendance et leur autonomie menacées par la prépondérance castillane. Tout espoir s’évanouit le jour où Ferdinand d’Aragon épousa la reine de Castille, Isabelle la Catholique. Depuis lors, le génie castillan ne cessa de prévaloir sur le génie catalan. La découverte de l’Amérique acheva la déchéance de Barcelone, que ses comtes avaient couronnée comme une reine, et qui était de fait la capitale d’un royaume florissant. La Catalogne respira sous le glorieux et prodigue Charles-Quint. Moins maltraitée que l’Aragon par Philippe II, mais atteinte dans ses libertés, elle secoua le joug sous ses tristes successeurs, et finit par se donner à la France. Mécontente de ses nouveaux maîtres, elle opta pour la dynastie autrichienne lors de la longue guerre de la succession d’Espagne, et fut traitée en peuple conquis par le premier roi de la famille des Bourbons. La proscription du catalan dans les actes officiels équivalait à la déchéance. Les écrivains catalans gardèrent le silence ; quelques-uns adoptèrent le castillan, langue étrangère malgré le voisinage, et non encore acclimatée parmi le peuple, toujours réfractaire à son invasion. Dans l’histoire littéraire du XVIIIe siècle, la Catalogne tient une place plus que modeste, malgré la fondation d’une Académie des belles-lettres, sur le modèle de celles que la dynastie française se hâta d’établir à Madrid, en vue de discipliner des esprits rebelles et de faire diversion aux préoccupations politiques. Barcelone ne crut pas que cette compensation fût suffisante pour la consoler de la perte de son université, transférée à Cervère par décret royal. Le XVIIe siècle, moins stérile, avait vu paraître la Chronique générale de la principauté de Catalogne, par Jérôme Pujades (Barcelone. 1609), ouvrage classique, commencé en catalan, continué en castillan, et les Titres d’honneur de la Catalogne, du Roussillon et de la Cerdagne, par Andreu Bosch (Perpignan, 1628) ; compilations savantes et utiles qui ne déparent point l’admirable série de la bibliothèque historique, laquelle s’était enrichie, depuis le XVIe siècle, des Faits d’armes de Catalogne, par Bernard Boades (publié depuis par Mariano Aguiló) ; de l’Histoire de Catalogne, par Mallol, moine du couvent des Saintes-Croix, de l’ordre de Citeaux ; de la Généalogie des comtes de Barcelone, par Bérenguer de Monrabà ; de l’Histoire d’Aragon et de Catalogne, par le chevalier Pedre Tomich, dédiée à l’archevêque de Saragosse, réimprimée à Barcelone cette année même ; des Antiquités d’Aragon et de Catalogne, par le docte chevalier Turell ; des écrits du chanoine Tarafa, auteur d’un excellent nobiliaire, qui est encore aujourd’hui une des meilleures sources de l’histoire des comtés soumis à la suzeraineté des rois d’Aragon, et la plus précieuse généalogie des familles nobles et des grands vassaux de la couronne. La liste des ouvrages historiques serait trop longue si elle était complète.

Ceux de ces livres qui ont été imprimés sont devenus extrêmement rares. Les éditions publiées à Barcelone, à Valence, à Perpignan et ailleurs, dès la fin du XVe siècle, ne le sont guère moins que les manuscrits. On ne pourrait acquérir à prix d’or les œuvres imprimées du laborieux et savant polygraphe François Eximenis, docte franciscain, dont les volumineux écrits remplissent la fin du XIVe siècle et le commencement du XVe. C’est le plus fécond des écrivains catalans. La Vie de Jésus-Christ, le Livre des anges, le Guide du chrétien, ou le Gouvernement des princes, dont fait partie une singulière étude sur les femmes, farcie d’anecdotes tantôt édifiantes, tantôt scandaleuses ; d’autres encore, qui forment une vaste encyclopédie, comparable aux Miroirs de Vincent de Beauvais, peuvent donner quelque idée de la prodigieuse activité de plume de ce moine, aussi populaire par ses nombreux ouvrages que l’était Vincent Ferrier par ses prédications apostoliques. Une sorte de rivalité existait entre ces deux religieux appartenant à des ordres antagonistes. Rien que la collection très incomplète des écrits d’Eximenis, les deux Bibles valencienne et catalane qui se conservent au département des manuscrits de la Bibliothèque nationale, avec les trois psautiers et les œuvres de dévotion, suivraient pour reconstituer la langue d’une époque vraiment littéraire, où parurent de nombreuses traductions des auteurs de l’antiquité sacrée et profane, de nombreux traités techniques d’agriculture, de médecine, de chirurgie, de vétérinaire, de morale, de poétique, d’astrologie et d’astronomie, de droit civil et politique, sans parler de ces monumens précieux d’une législation très avancée qui sont le plus bel ornement de la belle collection de mémoires publiés par le docte et judicieux Capmany sur la navigation, le commerce et l’industrie de Barcelone, un des livres d’or de la littérature catalane, écrit en excellent castillan.

Cette énumération sommaire ne représente que très imparfaitement l’infinie variété de matières qu’embrassait la prose catalane en son âge d’or. Comme elle semblait faite pour l’histoire, son allure se prêtait aussi merveilleusement à la fiction. Qui ne sait que les plus beaux romans ressemblent beaucoup à l’histoire ? Il suffit que la vraisemblance soit observée et que l’invention soit raisonnable. Tirant-le-Blanc, tant vanté par Cervantes, le plus sévère des juges des poèmes chevaleresques en prose, ne fut pas le seul de son espèce, ainsi que l’attestent les recherches pratiquées dans les plus riches dépôts de manuscrits de l’Espagne. Ici la qualité compense le nombre, et la Catalogne peut être fière de ses anciens romanciers. Quoi d’étonnant après tout ? N’est-ce pas cette race positive, prosaïque, qu’on croit généralement dépourvue d’idéal, qui fit avec une poignée de soldats héroïques et d’heureux aventuriers cette invraisemblable expédition d’Orient, plus merveilleuse que toutes les merveilles des croisades ? Et n’est-ce pas pour avoir narré comme un romancier qui ne ment point, qui n’invente rien, les incroyables aventures de ses compatriotes dans l’empire grec, que Ramon Muntaner a remporté le prix de la Chronique ? Roger de Flor et Roger de Lauria ressemblent aux héros de la chanson de geste, et leurs prouesses rappellent les hauts faits de l’antique légende. C’est en les racontant simplement, familièrement, sans enfler la voix, que le chroniqueur fidèle entre de plain-pied dans le cycle épique des faits réels. Des hommes capables de faire et d’écrire naturellement de si grandes choses n’eussent jamais songé à chanter l’Atlantide en vers énigmatiques. La vieille race catalane avait en horreur la rhétorique et le galimatias fleuri qui charment les plats écrivains et les méchans poètes. Race prosaïque sans doute, mais qui a su mettre de l’héroïsme dans ses faits et gestes, et une forte dose de poésie dans sa prose.


La versification ne fait point les poètes, et l’art d’aligner des vers avec habileté et science peut aller, va souvent, sans la poésie. Quoi que prétendent des admirateurs systématiques, la plupart des poètes catalans, même quand ils se montrent excellens artistes, ne font que de la prose cadencée et rythmée. Dans le fameux Canconer d’obres enamorades de la Bibliothèque nationale, vanté comme pourrait l’être l’Anthologie grecque, les bons versificateurs abondent, et leurs vers sont généralement faits de main d’ouvrier: mais, dans cette sorte d’encyclopédie poétique, l’inspiration manque. A peine un ou deux maîtres parmi ces rimeurs consommés : les autres ne sont que d’habiles artistes, de subtils casuistes. des scolastiques raffinés qui dissertent et distinguent doctement, abusant de l’allégorie, distillant la quintessence du parfait amour, comme un élixir d’alchimiste, dans une langue prodigieusement savante, alambiquée, pédantesque, grossièrement mystique, malgré ses prétentions au purisme et à la spiritualité. Dans ces chants de convention et de commande, on retrouve les souvenirs de Dante et de Pétrarque mêlés aux réminiscences flagrantes des deux auteurs du Roman de la Rose et de leur sotte école. Ce recueil s’ouvre dignement par une copie en latin des privilèges que les derniers rois d’Aragon accordèrent à l’institution des jeux floraux établis à Barcelone sur le modèle de ceux de Toulouse. A vrai dire, il ne renferme que deux pièces singulièrement remarquables par leur naïveté, où la poésie vraie, inspirée par le sentiment, se moque des lois d’amour et des règles du gay sçavoir. Ce sont les deux complaintes tout à fait touchantes sur la mort calamiteuse du prince de Viana, par Guillem Gibert, de Barcelone; et sur la détention du même personnage, par Jean Fogassot, notaire, dont un autographe, assez bien conservé, n’est pas le moindre ornement de ce précieux volume. Parmi les quarante et quelques poètes dont il renferme des vers, un seul a triomphé de l’oubli qui enveloppe à peu près tous les autres, Ausias March, dont les œuvres attendent encore un éditeur sérieux et un commentateur diligent. C’est le seul classique de la poésie catalane, le seul aussi qui vaille la peine d’être étudié. On l’a maintes fois comparé à Pétrarque, supérieur par la forme, grand et laborieux artiste, maniant en maître un merveilleux instrument, mais inférieur au poète valencien, d’origine catalane, par l’originalité, la force et la profondeur des pensées, et surtout par le tempérament : on sait que l’amant transi de Laure était boiteux et épileptique. Bien plus encore qu’un poète de haut vol, Ausias March est un moraliste, un métaphysicien, un connaisseur incomparable de la nature humaine, de ses contradictions et de ses faiblesses, et, avec cela, un réaliste habitué à voir les choses de ce monde comme elles sont, sans illusion ni complaisance, et à les rendre telles qu’il les voit, comme un photographe. Il ne recule, au besoin, ni devant la peinture exacte, ni devant l’expression propre et crue. Telle de ses pièces, perdue parmi tant de méditations et de contemplations érotiques, rappelle certaine ruelle du centre de Barcelone où l’on voit à gauche, en entrant, une église et un couvent de nonnes, et à droite, faisant vis-à-vis, une série de maisons de tolérance; quelque chose comme l’étrange chanson de Béranger, intitulée les Deux Sœurs de charité. Encore un nouveau trait du génie catalan, qui ne craint pas de mêler la dévotion à la galanterie ; témoin quelques-uns des poètes lauréats du Cançoner, dont les lauriers furent cueillis dans le monastère de Valldonzella, illustré par des joutes poétiques où les religieuses entendaient parler en vers de tout autre chose que l’amour divin. La chevalerie galante, sous le nom de mysticisme, avait gagné les hautes classes et la riche bourgeoisie.

Il est bon de se souvenir que ce représentant classique des affections platoniques fut marié deux fois, qu’il vécut dans les camps et à la cour, et que tout en chantant les perfections de sa Thérèse de Monboy, il eut quelques bâtards, comme son ami et protecteur le prince de Viana, qui mourut célibataire. Comme homme du monde et d’expérience, qui a vécu, senti, observé, Ausias March est beaucoup au-dessus de Pétrarque, condamné au célibat par son caractère, son tempérament et ses infirmités natives. Un bon commentaire sur les chants d’amour, de mort et de morale de ce philosophe poète, pourrait éclairer d’un nouveau jour cette brillante et frivole société valencienne, dont il fut un des plus rares ornemens, et qu’on retrouve vivante dans cette curieuse compilation du notaire Benajam, abrégé substantiel de toute la Chronique de Valence depuis le commencement du XIVe siècle. C’est un des plus précieux documens du département des manuscrits de la Bibliothèque nationale. Pour la compléter, il faudrait y joindre le singulier recueil de conseils adressés par le joyeux compère Jaume Roig, maître ès-arts et docteur en médecine, à son neveu Balthazar Bou, recueil étrange et divertissant qui ne rappelle que par l’intention les distiques de Caton ou les sentences de Théognis, le poète gnomique, à son jeune ami Cyrnus. Il ne se peut rien de plus cynique et graveleux, sous une forme sentencieuse et monotone qui ne laisse pas d’être par momens alerte et piquante. Ce bonhomme, qui approche de la centaine, raconte avec complaisance les aventures d’une vie très agitée, où ne manquent point les fredaines ; et, tout en invoquant sans affectation Dieu, les saints et la sainte Vierge, ce vieux juif converti, familier avec l’Écriture et les traités de dévotion, poursuit de son implacable ressentiment et de ses plus vifs sarcasmes un sexe qu’il ne connaissait que trop par ses nombreux mariages. Jamais auteur n’a dit autant de mal des femmes, y compris Euripide, leur ennemi déclaré. De là, le titre de cet étrange poème en quatre livres : lo Libre de les dones, dont les vers minuscules sont remplis de fiel et de venin sous leur apparente candeur. Il serait temps d’en donner une édition correcte et complète, annotée par un bon philologue, historien et moraliste. Ce poète sans poésie est un des plus remarquables et intéressans auteurs catalans du XVe siècle. Ses confidences malignes ont infiniment plus d’attrait que les vers que dictait aux rimeurs valenciens l’esprit de clocher ou l’ambition académique. Les meilleurs d’entre eux sont à leur maître à tous, Ausias March, ce que l’ombre est au corps : beaucoup d’art, point d’inspiration, nulle originalité. La poésie d’école vaut encore moins que la philosophie d’école, et les concours ne produisent que des lauréats.

Au XVIe et au XVIIe siècle, la poésie catalane n’est représentée que par trois noms mémorables : le peintre-poète, Pierre Serafi, d’un talent facile et d’un caractère léger, associe la piété à la galanterie, afin, dit-il, de plaire aux lecteurs de tout âge ; ses vers rappellent les poèmes italiens en ottava rima ; il se vante d’avoir brillé dans les joutes poétiques. Le prêtre Jean Pujol, du diocèse de Mataró, célèbre en trois chants la Bataille de Lépante avec la foi d’un chrétien et la vulgarité d’un rimeur incapable de s’élever jusqu’à l’épopée. Il invoque les Muses, filles de Jupiter, et se flatte que ses vers d’inégale mesure vivront autant que le Soleil. Cervantes a consacré quelques lignes immortelles à cette journée fameuse dont il fut un des héros et qui méritait d’être chantée par un poète épique.

Le troisième nom, et le plus connu, de cette période de décadence, est celui de Vicente Garcia, toujours populaire en Catalogne, où il est généralement appelé le curé (rector) de Vallfogona. La vie de cet ecclésiastique de joyeuse mémoire est émouvante comme un drame. Il vécut un peu plus de quarante ans (1580-1623). Arraché à sa cure, moins par l’ambition que par la curiosité, il connut les passions et les intrigues d’une cour misérable, celle de Philippe IV. Au moment où le dégoût des grandeurs venait de le rendre à sa paisible retraite, il mourut à l’improviste des suites d’une tentative d’empoisonnement. On ne se douterait pas, en lisant les vers faciles de ce gai compagnon, qu’il eût des ennemis implacables : son talent peu commun le portait vers une sorte de lyrique cynisme ; mais la gaudriole n’exclut point une certaine mélancolie : c’est l’alliance singulière de ces deux élémens en apparence incompatibles qui fait son originalité. On l’a comparé à l’archiprêtre de Hita et à François Rabelais. C’est, en vérité, abuser de la comparaison. Ces trois hommes de valeur si distincte n’avaient de commun que le caractère sacerdotal et une manière peu classique de porter la soutane et le petit collet. Vicente Garcia, bien doué par la nature, fut un improvisateur heureux, d’une imagination riante, d’une philosophie un peu mondaine pour son état, mais honnête homme au fond. Il se gâta au contact des poètes courtisans. Son bon ami, Lope de Vega, ne pouvait lui donner des leçons de goût ; mais il pouvait lui apprendre à respecter sa langue. Les puristes catalans ne sont pas trop sévères en reprochant au plus illustre des poètes catalans, au plus populaire surtout, d’avoir faussé l’instrument sur lequel il chantait avec plus de verve que de moralité. Ils lui passeraient ses grivoiseries si le vocabulaire et la syntaxe du spirituel recteur ne se ressentaient beaucoup trop de son long séjour en Castille. Il faut ajouter, comme circonstance atténuante, que, depuis la renaissance littéraire, la sévérité des lois de la versification provençale, dont un troubadour Catalan, Ramon Vidal de Besalu, a compilé le code, avait cédé aux libertés de la poésie italienne et castillane, qui tendaient à substituer l’à-peu-près de l’assonance aux rigoureuses exigences de la rime. On ne saurait trop insister sur les suites fâcheuses de ces licences qui ont ouvert l’arène poétique à des milliers d’improvisateurs vulgaires. La mémoire du curé de Vallfogona a été glorifiée et réhabilitée par un romancier catalan contemporain, M. Joseph Feliu et Codina, auteur correct et intéressant de quelques récits populaires sur des sujets nationaux.


III. — LE MOUVEMENT LITTERAIRE CONTEMPORAIN.

Si l’Espagne possédait une histoire littéraire, comme la France et l’Italie, l’histoire de la littérature espagnole n’en serait pas encore à la période des essais. Cette tâche, aussi ardue que belle, demande mieux que des bibliographes comme le patient et judicieux Ticknor, ou des professeurs voués à la rhétorique, comme le laborieux déclamateur Amador de les Rios, dont la pesante exposition s’arrête à la renaissance. Dans l’espèce, la bibliographie ne sert qu’à préparer le travail de l’historien, qui ne consiste point à dresser un catalogue ou à classer des manuscrits. Les bibliothécaires et les paléographes de profession peuvent bien amasser des matériaux pour l’histoire, mais ils savent rarement l’écrire. Les érudits qui ne sont qu’érudits se condamnent au rôle utile, mais subalterne, de maçons. Les lettres catalanes comptent un certain nombre de compilateurs dont les travaux confus de bibliographie, de biographie et d’histoire littéraire, auraient grand besoin d’être débrouillés par un savant littérateur. La Catalogne proprement dite doit beaucoup à l’honnête compilation du bon évêque Torres Amat (1836), continuée avec plus de zèle que de succès par le chanoine Corminas (1849). Ces doux recueils rendent inutiles les maigres essais de Ballot et de Salat. Valence est riche et justement fière des travaux de trois graphes et bibliographes d’un vrai mérite : Rodriguez, Ximeno et Fuster. Ce dernier, qui était relieur de profession, n’est pas le moins savant des trois. Ce diligent compilateur aimait par-dessus tout son pays natal, comme Pers y Ramona, tailleur de son métier, que la passion des lettres arracha à son établi, et qui a eu l’honneur d’être le premier historien de la littérature catalane (1857). Les îles Baléares possèdent aussi deux recueils estimables, celui de Bover, compilateur laborieux et fécond, et celui du diligent imprimeur et publiciste Fabregues, spécialement consacré aux écrivains de Minorque. A tous ces répertoires il faut joindre les deux bibliothèques d’auteurs aragonais du docte Latassa, dont l’usage a été rendu facile par le lumineux index du savant bibliographe et paléographe M. Toribio del Campillo, qui est aussi un judicieux critique et un correct écrivain. On voit que les matériaux ne manquent point pour la mise en œuvre. Ce qui en faciliterait l’emploi, ce serait un répertoire général de tous les imprimés et manuscrits en langue catalane. Ce travail a été fait par un homme d’une compétence rare en ces matières, M. Mariano Aguiló, et couronné par la Bibliothèque nationale de Madrid ; mais il n’a point été imprimé. Quand il le sera, l’histoire des lettres catalanes sortira peut-être des limbes, et si sobre et concis que se montre l’historien, il aura bien du mal à rendre justice à tant d’auteurs en tous genres dont la plupart sont ensevelis dans un injuste oubli.

Tout autre sera la tâche de celui qui entreprendra de tracer le tableau de la littérature contemporaine. Comme elle ne comprend pas moins de cinq cents auteurs, et que l’embarras du choix n’est pas difficile, il devra se résigner à jeter par-dessus bord une bonne partie de la cargaison et réduire l’équipage à beaucoup moins d’un quart, et il restera encore trop de lest. Un académicien espagnol, qui n’a point peur des gros ouvrages, a dû faire ces réflexions en compilant avec un soin scrupuleux et une patience angélique un énorme volume à grand format, d’un peu moins de 800 pages, un vrai missel, sous ce titre : Histoire de la renaissance actuelle des lettres dans les pays de langue catalane (Catalogne, Valence, îles Baléares). Et, pour que rien ne manquât à ce volumineux répertoire, il y a joint vingt-cinq portraits, une carte d’Espagne où sont marquées les provinces du parler catalan, un catalogue complet des auteurs dramatiques et de toutes les pièces de théâtre, plus un index historique des écrivains et poètes catalans du XIXe siècle ; le tout précédé d’un avant-propos relativement bref, et d’une pompeuse introduction de bien près de cent pages. Rien de plus consciencieux, de plus fidèle, de plus exact que le massif ouvrage de M. Francisco M. Tubino, un peu bien lourd et prolixe, mais impartial, indulgent, facile à tous les mérites; bref, un panthéon libéralement ouvert à tous les dieux, à tous les saints de tout ordre et de toute taille, si bien que ce temple provisoire de l’immortalité viagère n’a qu’une lointaine ressemblance avec le temple du goût. Qui sait si l’auteur de cette grosse construction, — il est de l’Académie des beaux-arts, — n’a pas cédé à l’intention malicieuse d’enterrer tout vifs tous ces illustres qu’il fait semblant de recommander à la postérité ? En tout cas, cette exhibition de littérateurs est moins un musée de choix qu’une exposition banale où les classiques et les indépendans sont indistinctement reçus. Il n’est point facile de choisir dans le tas, tant la collection est confuse. C’est proprement une cohue, un pêle-mêle. Quand on a parcouru avec un tel guide ces trop riches galeries, il n’y a que de l’à-propos à se rappeler le vers de Martial, jugeant sincèrement ses trop nombreuses épigrammes : « Il y en a de bonnes ; il y en a de passables ; la plupart ne valent rien. » Telle est l’impression exacte du lecteur patient qui a eu le courage de suivre jusqu’au bout le chroniqueur officieux de la renaissance catalane. Si dur à lire qu’il soit, ce livre a cela de bon qu’il fait penser ; et c’est une justice à rendre au compilateur de tant de faits, que son impartialité laisse le champ libre à la critique. Excellent juge d’instruction, il a formé un dossier où l’on voudrait seulement un peu plus d’ordre et un peu moins de diffusion, un peu plus de netteté et des conclusions plus précises. C’est peut-être beaucoup exiger d’un auteur qui fait à peu près abnégation de son jugement.

Ni la conciliation, ni l’esprit d’éclectisme ne sont de mise quand il s’agit d’intérêts aussi graves que ceux qui sont inhérens à la question catalane ; question où l’Espagne intervient autant pour le moins que la Catalogne, s’il est vrai, comme rien ne défend de le croire, que celle-ci caresse toujours le rêve doré d’une autonomie nationale et d’une reconstitution politique qui auraient pour effet de faire de Barcelone la capitale des quatre provinces qui sont aujourd’hui autant de fractions administratives de l’ancienne principauté. Pour que cette chimère prît corps, Girone, Tarragone et Lérida devraient abdiquer et reconnaître la suprématie de l’ancienne cité des comtes-rois d’Aragon ; ce qui impliquerait le retour pur et simple à l’état de choses qui disparut à la suite du mariage de Ferdinand, roi d’Aragon, avec Isabelle, reine de Castille, ou tout au moins le rétablissement des privilèges qui furent abolis lors de la prise de possession du trône d’Espagne par les Bourbons de France. Dans les deux cas, il faudrait revenir en arrière, reculer jusqu’au XVe siècle ou jusqu’au XVIIIe, par un mouvement intempestif de réaction qui serait à coup sûr un anachronisme, une protestation tardive contre les faits accomplis, et en même temps une négation du progrès, une révolte contre l’histoire, à laquelle il parait difficile d’infliger un démenti. Tel paraît être pourtant l’idéal, ou mieux, le programme des catalanistes décidés à refaire leur patrie. « La Catalogne aux Catalans » est une formule qui ne les satisfait point. Non-seulement ils voudraient s’affranchir de la tutelle de l’Espagne, de la Castille, comme ils disent, opposant en toute occasion l’élément catalan à l’élément castillan ; mais ils prétendent ne rien souffrir en Catalogne qui ne soit purement et foncièrement catalan ; car tout ce qui n’est point d’origine catalane, ils le tiennent pour étranger. Cet étroit provincialisme, exclusif et intolérant, ne peut manquer de transformer à bref délai la prétendue renaissance en inévitable avortement. Comment un peuple qui n’a pas su conserver intacte sa nationalité se ferait-il une nationalité nouvelle, de toutes pièces, en éliminant et proscrivant tout élément hétérogène ? En faisant table rase de la tradition, de l’atavisme, des influences séculaires du milieu, une pareille utopie ne se pourrait concevoir qu’en admettant l’hypothèse des générations spontanées : car ces rêveurs ont oublié que le passé est irrévocable, et que, selon la remarque d’un grand historien, prœterita magis reprehendi possunt quam corrigi. En supposant même que les quatre provinces actuelles de la Catalogne fussent unies, unanimes ; en admettant que les anciens royaumes des Baléares et de Valence fissent cause commune avec elles, qui oserait garantir une fortune durable aux pays confédérés de langue catalane ? Il faudrait s’isoler pour vivre, et quelle serait la civilisation issue d’un pareil isolement ? Et comment faire abstraction, non-seulement du passé, mais des mille influences qui font que les peuples voisins se pénètrent mutuellement par toute sorte de communications, de transactions incessantes ? Quand même les catalanistes intransigeans seraient sûrs de pouvoir compter sur le concours douteux des grandes cités catalanes et sur l’adhésion peu probable des Valenciens et des Baléares, ils ne gagneraient rien à se séparer de l’Espagne. Castillane ou non, la nationalité espagnole existe en réalité, tandis que la nationalité catalane n’est qu’un mythe. Cette haine puérile de l’élément castillan s’étend jusqu’aux corps savans et littéraires. Les catalanistes purs, à cheval sur les termes, reconnaîtront à la rigueur une académie espagnole, mais une académie castillane, jamais, bien que le castillan soit l’organe des diverses académies qui résident à Madrid. Tel puritain du catalanisme répudiera tous les ouvrages qu’il a eu le malheur ou la faiblesse d’écrire en espagnol, non, mais en castillan, et ne reconnaîtra comme authentiques et légitimes que ceux en langue catalane. Voilà où en est aujourd’hui le fanatisme des sectaires bornés qui oublient que l’histoire contemporaine a fait justice de l’outrecuidante devise : Italia fard da se. Si l’expérience des siècles n’enseignait point la prudence, à quoi donc servirait l’histoire ?

Les plus avancés, sinon les plus éclairés, font bon marché du passé ; et, avec une confiance égale à leur ignorance, ils s’imaginent que la Catalogne recouvrera son indépendance et son autonomie par les bienfaits de cette franc-maçonnerie sans rites, non sans convoitises, connue sous le nom cosmopolite d’Internationale. Au prix d’une crise formidable, ils achèteraient volontiers la satisfaction de voir leur rêve réalisé n’importe comment. Les utopies socialistes et communistes ont fait beaucoup de chemin et beaucoup de mal parmi les classes ouvrières de la Catalogne, tandis que la plupart des populations rurales sont arriérées de trois siècles, et toujours prêtes à soutenir la réaction carliste. On sait le rôle qu’elles ont joué dans les guerres civiles de ce siècle, sous la double influence du fanatisme royaliste et religieux.

Ces dissentimens entre catalanistes font la partie belle aux Catalans qui ne rougissent point de se reconnaître Espagnols, sans se croire tenus de professer une sainte horreur pour les lions et les tours de Castille. Tout en aimant très fort la Catalogne, ils ne donnent pas dans la manie d’évoquer à tout propos les aventures militaires des anciens comtes-rois et les barres sanglantes d’Aragon. Il en est même qui ne craignent point de confesser que le retour au moyen âge ne serait pas précisément le retour à la liberté et au progrès; avec raison, car le conseil tant vanté des Cent, dont on rappelle sans cesse le souvenir, était une assemblée bourgeoise dont l’esprit mercantile ne se tournait pas naturellement vers la démocratie. Parmi ces sénateurs marchands, commerçans. armateurs, qui ne voyaient rien au-delà de Barcelone, représentans d’une oligarchie jalouse, privilégiée, intolérante, hostile à l’étranger, pas un seul n’eut l’âme d’un de ces prévôts des marchands des grandes villes de France ou des Flandres qui, sans sortir de l’enceinte de leurs communes, préparaient un état de choses qu’ils ne devaient pas voir. Rien de plus étroit que cette politique de clocher, qui a tant contribué à l’isolement de la Catalogne après son annexion à l’Espagne. Peut-être que l’unité catalane aurait une autre valeur si le peuple, qui n’était rien, avait compté pour quelque chose. Eclairé sur ses droits et sur ses devoirs, mis hors de tutelle, émancipé en un mot et devenu majeur, il ne serait pas aujourd’hui l’espoir de la réaction et de l’anarchie, auxquelles il a tour à tour donné des arrhes, et l’épouvantail des esprits pacifiques et modérés qui l’ont vu à l’œuvre les jours d’émeute et aux mauvais temps de la guerre civile. On connaît les prouesses du couteau catalan et les exploits des miquelets. Tous les chefs de bande qui ont terrorisé la Catalogne en pleine paix n’avaient pas la noblesse chevaleresque de ce Roque Guinart, immortalisé par Cervantes comme un capitaine de brigands généreux et gentilhomme.

Ce n’est pas sans motif que les hommes prévoyans d’un pays si divisé s’inquiètent des mauvais fermons qui travaillent la masse ignare et grossière, et des agitateurs qui cultivent et exploitent les basses passions de la plèbe, en répandant sans honte ces écrits populaciers qui n’ont de nom dans aucune littérature. Le jour où ces prédications de carrefour auront porté leurs fruits, la noble cité de Barcelone, centre principal de cette vile propagande, verra disparaître les admirables monumens d’un glorieux passé, et la façade de l’hôtel de ville, les deux statues de marbre qui semblent veiller sur les riches archives de la couronne d’Aragon : le roi conquérant et le premier des conseillers.

Ni les conservateurs, ni les orthodoxes ne sauraient contempler avec indifférence les progrès sensibles de ce travail latent de fermentation profonde et intense dont la restauration littéraire a été la cause indirecte, occasionnelle, mais très efficace. La Voix de Montserrat, dont le titre indique assez la couleur, se plaint vivement au nom de la foi, comme le grave Diario de Burcelona, une des plus anciennes et des meilleures feuilles de l’Espagne, proteste, au nom de la raison, contre les théories échevelées du Diari català, dont les prétentions insolentes sont venues à la suite des doléances déclamatoires de quelques périodiques, purement littéraires à leur origine, qui ont fini par s’inoculer le virus rabique de la politique; l’effet ne peut en être conjuré que par la contre-inoculation du patriotisme, autrement fécond que l’esprit de clocher, soit qu’on l’appelle provincialisme ou catalanisme.

Il semble que tous les partis devraient s’entendre sur ce mot sacré et désarmer au nom de la patrie. Loin de là ; c’est précisément ce mot qui les divise le plus, qui fomente et envenime les haines. Les uns ne veulent d’autre patrie que la Catalogne, sinon telle que la firent les rois d’Aragon, comtes de Barcelone, du moins telle qu’elle était avant Philippe V, vengeur prédestiné de la maison d’Anjou, dont il portait le nom. Les autres se contenteraient, au besoin, d’une petite patrie dans la grande ; mais ils n’entendent point que la Castille se substitue à l’Espagne pour tyranniser la Catalogne. Ceux-ci, indépendans et autonomistes purs, demandent tout simplement la séparation; ceux-là, séparatistes d’une autre manière, désirent que la Catalogne, état libre, entre dans une fédération de toutes les provinces de la Péninsule, qui formerait l’union ibérique, sous le nom d’états-unis espagnols. De tous les dissidens, — on pourrait dire de tous les prétendans, — ce sont peut-être les plus raisonnables : ils conçoivent que la Catalogne ne soit pas seule au monde et consentent à ne point la confondre avec l’univers. Les plus positifs comprennent parfaitement que l’histoire ne recommence point et acceptent l’état présent des choses, à savoir la Catalogne province de l’Espagne, quelle que soit d’ailleurs la forme du gouvernement espagnol. Tels sont, en somme, les principaux partis, sans tenir compte des nuances. Point d’unité, point d’union, point de tendances communes, aucune entente ; par conséquent, point de force réelle. En un jour de crise, ce serait l’anarchie.


Comment une littérature pourrait-elle naître viable, croître et se développer en un pareil milieu et dans de telles conditions ? Il y faudrait un concours de volontés, d’aspirations, de sympathies dont il est impossible de discerner les germes. Les théoriciens purs, les idéalistes qui espéraient que le rétablissement des jeux floraux pourrait servir à régénérer la langue et les lettres catalanes, n’ont pu s’entendre sur les voies et moyens. Les uns tiennent pour l’archaïsme, les autres pour le néologisme, et les éclectiques, pour un système mixte qui ne satisfait personne. C’est ainsi que la discorde s’est glissée dans le camp académique, parmi ces hommes graves et sérieux qui ont blanchi dans les archives, les bibliothèques, les chaires du haut enseignement, bref dans les asiles des lettres, et qui avec tout leur mérite n’ont pu fonder la république littéraire qui devait réconcilier tous les partis. Mainteneurs des jeux floraux restaurés, maîtres en gay sçavoir, lauréats des concours annuels, poètes et prosateurs, journalistes et publicistes, catalanistes de toutes nuances, mécréans et dévots, forment un orchestre discordant, un concert cacophonique, où dominent les sous aigus et les notes criardes.

Le malheur ne serait pas sans compensation, si de ce charivari sans précédent dans l’histoire littéraire était sorti un vigoureux satirique ou seulement un bon critique, pour rappeler tous ces instrumentistes au diapason et à la mesure. Il y a là une place à prendre, et c’est peut-être la seule qui ne soit pas prise. Encore n’est-il pas bien sûr que la satire et la critique puissent réparer le mal qui a été fait. Voilà qui explique assez bien et l’avortement prématuré de la renaissance catalane, et l’énorme compilation du consciencieux M. Tubino. Le moyen d’écrire une partition raisonnable au milieu de ce vacarme littéraire, de ce débordement de vanités et de préjugés contradictoires? On a beau être membre de l’Académie des beaux-arts, il n’y a point d’art capable de dominer ce désordre, ni de fiat lux qui puisse débrouiller ce chaos. Si l’histoire se souvient de cette épidémie singulière, qui dure depuis plus de quarante ans, avec des rémissions et des paroxysmes, elle dira sans doute que les Catalans ont failli compromettre leur solide réputation de bon sens et d’esprit pratique, en persévérant avec une obstination malheureuse dans une entreprise sans cause comme sans issue, injustifiable pour mieux dire, intempestive et déraisonnable. Car, enfin, de quoi s’agit-il pour les paladins désunis de cette nouvelle croisade ? De ressusciter un passé irrévocable ; de refaire une langue atteinte dans sa vitalité avant même la renaissance, frappée de paralysie depuis près de deux siècles, atrophiée, dénaturée, pervertie par le contact ou l’influence d’autres langues plus vivaces, dominantes et florissantes, possédant un état civil et une littérature vivante, ayant subi, en trois mots, une dégénération à peu près incurable.

Téméraire à première vue, la tentative est condamnée par l’examen des faits. Ni les archaïstes, ni les néologistes, ni les éclectiques ne parviennent à s’exprimer en catalan. Les uns écrivent une langue démodée, vieille de quelques siècles ; les autres, un baragouin antilittéraire, et les autres, un idiome de convention, qui a besoin d’être traduit et qu’il est malaisé de traduire. Si l’organe fait défaut à la pensée, comment la pensée deviendrait-elle accessible et transparente? Et qui ne sait que, pour bien parler et bien écrire, il est indispensable de se servir d’un instrument de précision ? Tel, qui a plus de savoir que de discernement, affecte de s’exprimer comme un revenant du XVe ou du XVIe siècle, ce qui n’est pas le meilleur moyen d’être compris du XIXe. Tel autre travaille en mosaïque, et il faut être bien savant et bien patient pour sentir tout le mérite de son travail de marqueterie. Tel, enfin, démocratise la langue jusqu’à l’encanailler, qui ne semble pas comprendre que la vulgarité, la platitude et la grossièreté ne sauraient charmer que la populace ; comme si la littérature devait se faire toute à tous, jusqu’à plaire aux harengères et aux débardeurs du port ! Et les poètes, qui surabondent en Catalogne, la moins poétique sans contredit des provinces espagnoles, comment s’arrangent-ils de la langue des dieux? Comment traitent-ils les Muses et les Grâces? Quelques-uns avec un respect puéril ; la plupart avec un sans-gêne absolu, comme une fille de brasserie ; les uns et les autres, sans inspiration, sans mission, sans mandat, versifiant pour versifier, en dépit d’Apollon et de Minerve. On les compte par centaines, et il n’y en a pas dix qu’on puisse citer ; il n’y en a pas deux qu’on puisse traduire. De même pour les pièces de théâtre, qui dépassent un millier, et dont une douzaine tout au plus supporte la lecture. Hélas ! les catalanistes ne justifient que trop le mot profond du philosophe castillan : La mucha fertilidad ne llega a madurez. Pressés de produire pour attester leur vitalité, ils ont fait la moisson avant les semailles ; et, faute d’avoir pris le temps pour collaborateur, ils ont improvisé hâtivement des œuvres mort-nées. Combien d’avortons pris pour des chefs-d’œuvre ! Et qu’importe cet immense avortement aux enragés patriotes qui se persuadent qu’en un quart de siècle une province peut montrer sa capacité à redevenir nation, en se fabriquant de toutes pièces un art, une littérature, un théâtre, un Parnasse peuplé de poètes du sommet à la base, en attendant la nationalité restaurée? Comment la manie de l’esthétique qui depuis quelques années agile l’Espagne a-t-elle pu s’emparer d’une race peu préparée à vivre d’idéal, et infiniment plus raisonnable que sensible? Cette tendance à sortir de sa nature n’a jamais été un symptôme de bon augure pour la santé mentale. Il est à craindre que l’épidémie ne dégénère en endémie.


Parmi les causes qui ont détourné du but le courant des esprits novateurs et rénovateurs des lettres catalanes, l’ambition poétique est peut-être la principale. De très bonne foi, avec une confiance enfantine, une troupe innombrable de rimeurs s’est mise à l’ouvrage, versifiant sur tous sujets et en toutes mesures, comme un musicien qui s’essaie en tous les genres sur un instrument complaisant et docile à ses caprices. Aussi n’est-ce point la variété qui manque : il y a de quoi contenter tous les goûts, pourvu que les curieux ne soient pas trop délicats. Ce qui manque à peu près absolument, c’est l’originalité qui vient de la nature, et que ne confèrent point les récompenses fleuries, libéralement distribuées par le consistoire des mainteneurs. On a beau parcourir les recueils de choix, les plus belles anthologies, en un mot, le livre d’or des poètes ou troubadours catalans, il n’y a point dans tous ces bouquets poétiques, si artistement composés, la plus petite immortelle, un de ces chants qui traversent les âges comme l’ineffable expression du cœur et de l’âme. Point de ces vers ailés qui volent au but comme une flèche d’or du dieu des poètes. La plupart sentent le programme du concours et le manuel poétique. La fleur naturelle, décernée au premier prix, n’a pu prévaloir sur l’églantine d’argent et la violette d’or distribuées avec une libéralité sans pareille. Comme au collège, il y a beaucoup trop de nominations, de mentions honorables et de prix d’encouragement. Il est naturel que les talens poussent dru sous cette pluie fécondante. Les jardiniers des jeux floraux s’entendent à manier l’arrosoir ; de leur pépinière les poètes éclosent à foison. De là tant de versificateurs en tous genres, tant d’artisans de la rime qui s’efforcent en vain et s’évertuent à remplacer le naturel et la grâce par l’artifice et l’imitation servile ; ils tombent presque tous dans le métier. Si le poète est tel que l’a défini Platon, n’allez pas le chercher en Catalogne ; vous ne le trouverez pas davantage dans les autres pays de langue catalane. Vous y trouverez en revanche, des ménestrels, des ménétriers pour mieux dire, adroits à manier la flûte pastorale, le tambourin, le galoubet, la guitare et la mandoline, voire la lyre ou la harpe, quand ils ne vont pas jusqu’à emboucher le clairon guerrier et la trompette épique. Beaucoup sont d’excellens instrumentistes, faisant vaillamment leur partie dans ce vaste concert, où le nombre innombrable des exécutans défie la direction du plus habile chef d’orchestre. Il avait peut-être raison, ce professeur officiel de langues romanes, qui. voulant démontrer l’utilité des patois, déclarait sans rire qu’ils peuvent servir excellemment d’instrument aux facultés poétiques de ceux qui les parlent et n’osent donner l’essor à leur talent dans une langue littéraire. Les vers patois remplaçant les vers grecs et latins, c’est là une évolution de l’idée classique qui fournirait la matière d’un nouveau chapitre à l’histoire toujours ouverte de la vieille querelle des anciens et des modernes. Dans la littérature comme dans la politique, l’imprévu est plein de charme ; et la nouvelle théorie littéraire sur la finalité des patois se peut démontrer expérimentalement. Le fait est, que dans cette armée d’orphéonistes, il en est qui versifient indifféremment en castillan, en catalan, et à l’occasion en patois provençal, avec un égal succès. De ce nombre est M. Victor Balaguer, poète, historien, publiciste. auteur comique et tragique. Cet ancien ministre du roi Amédée, revenu aujourd’hui au pouvoir, a fait l’apologie et le panégyrique des patois espagnols en prenant séance à l’académie espagnole où il a reçu par le virtuose de la parole, M. Castelar, qui l’a couronné de fleurs et loué en prose poétique de manière à lui faire oublier la férule de M. Amador de les Rios, qui l’avait reçu à l’Académie de l’histoire, en répondant avec réserve et froideur à un éloge panaché de la littérature catalane, à laquelle il a fait lui-même une place plus que modeste dans sa volumineuse Histoire critique de la littérature espagnole. De toutes ces pièces d’éloquence, il appert que les académies de Madrid récompensent les écrivains d’origine catalane des services par eux rendus aux lettres castillanes, et qu’ils y sont reçus quoique Catalans.

On voit que la muse des auteurs cosmopolites, dont M. Balaguer est le chef, est bonne fille et d’humeur accommodante. Plus fiers et plus jaloux sont les purs et les archaïstes : les premiers ne traitent que des sujet-catalans et rejettent sans merci tout mot suspect, toute locution douteuse, employant une forme toute personnelle, mystérieuse et cabalistique : les autres, de peur d’introduire dans leurs laborieuses compositions des élémens hétérogènes, poussent l’amour de l’archaïsme jusqu’à calquer servilement les anciens troubadours. Ce sont des revenans qui, avec beaucoup de savoir et peu de goût, ne ressemblent guère à leurs modèles. L’anachronisme systématique fausse toute théorie littéraire, et le retour au moyen âge ne peut être qu’un mouvement régressif, le contraire du progrès.

Pourquoi la jeunesse dorée de Barcelone, qui affecte de se proclamer catholique, a-t-elle misérablement échoué dans sa ridicule croisade contre la maintenance des jeux floraux, qu’elle accusait de timidité et d’impuissance? Évidemment par son attachement intempestif à des opinions rétrospectives et à des préjugés rances ; de même que les démocrates intolérans, par l’ignorance et le mépris de la tradition. Les partis extrêmes tendent visiblement à s’émanciper, à se soustraire à l’autorité centrale ; mais en s’efforçant de secouer le joug de Madrid, la tyrannie castillane, comme on dit là-bas, les uns sont dévoués à la papauté, et les autres à la commune. Noirs et rouges obéissent à des tendances contraires et à des passions véhémentes. Dans ce conflit, les modérés, impuissans malgré leur sagesse, se voient honnis et conspués par les intransigeans. Tel est le milieu. Tous les efforts individuels les plus méritoires ne sauraient aboutir sans un concours de forces vives qui n’existe point. Indépendamment de la division des partis et des prétentions locales, il n’y a que trop de tiraillemens dans les principaux centres littéraires, et particulièrement dans le plus actif, où toute sorte de préoccupations mesquines, soit dans les livres, soit dans les feuilles quotidiennes et périodiques, trahissent cette diathèse grave et incurable, si heureusement définie par Martial, provincialium rubigo dentium. Comme s’ils étaient en proie à l’odacisme de la rage, les polémistes se mordent à belles dents en attendant que la décentralisation soit un fait accompli, et que la centralisation recommence sous une autre forme.

Grande, riche et belle ville, glorieuse de son passé, Barcelone n’aspire point à descendre, loin de là; mais elle n’a pas encore su reprendre le rang d’une cité capitale des lettres. Peut-être n’y remontera-t-elle qu’en élargissant un peu plus son horizon par une conception moins étroite de la commune et de la province, et par une vue plus nette des nécessités présentes. Si l’initiative de la restauration littéraire lui appartient sans conteste, si elle a donné l’exemple et produit des modèles en plus d’un genre, il faut reconnaître, d’autre part, que la direction du mouvement lui échappe, et qu’au lieu de l’ordre qui fonde, l’anarchie inféconde tend à s’établir dans son sein en permanence. Les procédés révolutionnaires deviennent trop familiers à ces littérateurs militans et entreprenans qui ne semblent douter de rien, et qui se figurent que les poètes et les écrivains s’improvisent comme les généraux en temps de révolution. Ce sont ces sans-culottes de la moderne littérature catalane qui la compromettent gravement, en attendant qu’ils la ruinent ; car l’entreprise, sagement commencée il y a une quarantaine d’années par des hommes sérieux et modestes, après avoir progressé avec lenteur, est lancée depuis deux ou trois lustres sur une pente qui l’entraîne fatalement à la liquidation ou à la faillite. C’est un de ces cas pathologiques qui se terminent sans faute par la mort, à moins d’une réaction imprévue dans le sens de la vitalité normale. Fonder des sociétés pour l’exploration des lieux remarquables, pour la découverte et la conservation des monumens, pour la recherche et l’impression des documens, pour la collection des chants populaires, des vieilles légendes, bref, pour la restauration des antiquités ou des antiquailles nationales, rien de mieux; si ces associations, patriotiques en somme, peuvent se soutenir et durer un peu plus que tant de feuilles éphémères, qui n’ont pas laissé trace de leur passage parce que rien ne les appelait à naître. Permis de faire encore tout ce qui se peut raisonnablement pour donner vie et durée au théâtre, aux beaux-arts, aux belles-lettres, en vue de satisfaire une ambition nationale aussi légitime que louable. Ce sont là de nobles efforts. Mais ce qui paraît moins raisonnable, s’il faut le dire, c’est cette fièvre de production hâtive qui encombre le marché et qui assimile l’art et la littérature à une industrie. Ville de fabriques où domine la population ouvrière, Barcelone compte nombre d’ateliers où le travail littéraire ressemble beaucoup trop à la fabrication de la toile et des meubles. La littérature démocratique et populaire est aux mains de manœuvres pleins de foi et d’inexpérience qui travaillent à la diable, comme des illettrés. Stérile fécondité qui se chiffre par un peu moins de six cents auteurs et plus de mille pièces de théâtre. Cette rage de produire tant de choses absurdes, insignifiantes ou plates se pourrait comparer à une de ces fièvres éruptives de caractère épidémique contre lesquelles l’inoculation ne peut rien. La vaccination littéraire a propagé la contagion à un tel point que les principales villes de Catalogne, réveillées de leur antique quiétude par l’exemple de Barcelone, rappellent la folie des Abdérites, si spirituellement décrite par Lucien. Pour parler sans détour, l’œuvre laborieuse de la renaissance catalane, gravement compromise par la division malheureuse des partis politiques et religieux, détournée de son but par les imprudences des impatiens et des présomptueux, dénaturée misérablement par les enfans perdus de la muse prolétaire, déshonorée par les sottises de la basse bohème des lettres, tourne depuis quelque temps à la mascarade. Jugement dur, mais vrai.

A cette agitation en pure perte, comparable aux folies du carnaval, ceux-là seuls pourraient mettre un terme qui prirent jadis l’initiative et la direction du mouvement. Rude tâche, par ce temps de folles licences, où l’égalité démocratique tend manifestement à porter toujours plus bas le niveau des esprits, comme si l’abaissement collectif était une condition nécessaire de fraternité et de concorde; comme si l’élite des intelligences ne devait pas maintenir, conserver, perpétuer en pleine démocratie une aristocratie sans titres, une noblesse sans privilèges et cette tradition de haute culture, sans laquelle les peuples ne sont que des agglomérations passibles de la statistique. « La Catalogne aux Catalans » est sans doute une formule exacte et légitime, compatible avec l’unité nationale ; car enfin, de par l’histoire et la géographie politique, les Catalans sont Espagnols, malgré leur antipathie pour la Castille ; mais une autre formule, non mois juste et vraie, est celle-ci : « La littérature aux lettrés; la science aux savans; l’art aux artistes. » Les Latins, si souvent cités, avaient dit cela en vers et en prose : Quam quisque norit artem, in hav se exerceat. Tractent fabrilia fabri. Les Catalans, qui ont un nombre infini de proverbes, devraient mettre ces deux-là dans leur collection. La patrie catalane, la petite patrie, comme ils disent, n’oblige point ses enfans à faire des tours de force ou des prodiges d’esprit pour montrer la plus grande variété d’aptitudes en un temps donné. Le génie d’une race a beau s’évertuer; il ne saurait se développer que selon sa nature. Ni l’orgueil, ni l’ambition, ni la plus sainte envie de réparer le temps perdu par une éclatante revanche ne le changeront point. Chasser le naturel, quelle folie ! Prétendre le forcer, quelle sottise ! Donner sa note dans le concert des lettres, et surtout la donner nette et claire, rien de mieux ; mais aspirer à remplacer l’orchestre et à exécuter à soi seul une symphonie, un concert, c’est le propre d’un virtuose dépourvu de raison.

Les hommes de talent qui ont inauguré bien modestement cette innocente restauration, qui a pris depuis des allures révolutionnaires et anarchistes, s’alarment à bon droit de ce mouvement tumultueux, de ces convulsions épileptiques, faussement considérées comme des manifestations d’une vitalité puissante par les progressistes à outrance, partisans systématiques de l’agitation quand même. Ni Rubió y Ors, ni Mariano Agniló, ni Antonio Bofarull, ni Gerónimo Rosselló, ni quelques autres dont le nom signifie quelque chose, ni Balaguer lui-même, malgré ses incertitudes et variations, en un mot, pas un de ces hommes de mérite et de labeur qui composent la pléiade catalane, à laquelle manque l’honnête et savant Manuel Milá y Fontanals ; pas un de ces littérateurs distingués n’a donné des arrhes sérieuses au parti insensé, et tous les jours grossissant, qui voudrait éliminer de la Catalogne tout ce qui n’est pas foncièrement catalan, comme si la Catalogne, qui n’est en définitive qu’une province, était un pays sans frontières ni voisins. Ces patriotes bornés et fanatiques n’ont pas tenu compte des bons avis, des avertissemens très sensés qui sont venus de plusieurs points de la province catalane, et en particulier de Valence et de Palma, où cette espèce de rage catalaniste a trouvé les esprits réfractaires à la contagion.

Ni les autres villes capitales, Girone, Lérida, Tarragone, ne tiennent à descendre; ni les autres pays de langue catalane ne veulent recevoir la loi de Barcelone, qui est sans contredit la ville principale, mais celle où l’on parle le plus mauvais catalan. Est-ce le refus péremptoire d’hommage-lige à la cité comtale qui a poussé un bon nombre de catalanistes à contracter alliance avec les nouveaux troubadours du Languedoc et de la Provence ? La question n’a point grande importance, en somme, mais elle est curieuse. Si les Provençaux ont manœuvré en habiles diplomates pour gagner leurs voisins; en revanche, ceux-ci ont fait preuve d’une légèreté qui frise l’imprudence. On peut s’étonner que les puritains du catalanisme, sous prétexte de confraternité latine, se soient laissé enrôler dans une croisade inoffensive à la vérité, mais évidemment tournée vers la réaction. On peut leur demander ce qu’ils faisaient au pied de la grande croix érigée en Provence au sommet du mont de la Victoire, à l’endroit même où Marius planta son trophée, après la défaite des Teutons et des Cimbres. Allaient-ils s’associer à la célébration du triomphe de la Romanie sur la Germanie, comme disent les romanistes? Qu’allaient-ils faire à la bruyante fête du centenaire de Pétrarque, où la glorification du platonique amant de Laure ne servit, en réalité, qu’à glorifier les habiles organisateurs de cette foire aux vanités? Que faisaient-ils dans ces banquets retentissans, où la coupe catalane et la coupe provençale, se croisant, inspirèrent tant de toasts d’une exubérance un peu folle? Pourquoi tant d’empressement à se produire en vers et en prose dans cette Revue des langues romanes, qui a mérité d’être appelée le moniteur des patois du midi et le bureau central de la poésie patoise ? Est-ce que les trois recueils du Gay sçavoir, de la Renaissance et de l’Illustration ne suffisent plus à leur verve intarissable, sans compter les almanachs? Qu’avaient-ils besoin d’assister officiellement à l’inauguration du monument commémoratif de la bataille de Muret? Comment expliquer de pareilles inconséquences de la part des purs et des intransigeans du catalanisme? Serait-il vrai, comme le déclare en termes précis un publiciste catalan qui a gardé l’anonyme et qui a dit sous le masque, non sans amertume, les plus dures, les plus cruelles vérités à ses compatriotes, serait-il vrai qu’il y eût, vers la fin du second empire, des projets d’annexion à la France et des négociations ayant pour but d’étendre la frontière française jusqu’à l’Èbre? Peut-être que ce remaniement du traité des Pyrénées a été plutôt rêvé que conçu ; mais on sait jusqu’où peut s’emporter le fanatisme provincial et l’hispanophobie. On peut s’attendre à tout des écervelés qui ont mis au concours et couronné avec grand fracas la Chanson latine, une sorte de Marseillaise des peuples latins, moins unis que jamais.

Le résultat final de tous ces complimens mutuels, de tous ces échanges de fleurs et de lauriers, de toutes ces embrassades cordiales, de toutes ces agapes pantagruéliques, où la poésie débordait et ruisselait comme le vin, on le connaît. La maintenance de Catalogne, classée entre celles de Provence et de Languedoc, n’a pas eu sujet de s’applaudir des décisions hautaines de la dictature provençale : nombre de poètes catalans ont fièrement décliné l’honneur de figurer dans cette sorte d’académie internationale des patois novo-latins, dont les maîtres chanteurs de Provence se sont attribué l’hégémonie. L’occasion était belle pour revenir au sentiment de la situation vraie, et la susceptibilité a servi la cause du bon sens. Les Catalans, revenus à résipiscence, ont nettement séparé leurs intérêts de ces trop aimables voisins, qui prétendaient faire campagne avec eux en s’arrogeant le commandement. Les Catalans n’ont pas voulu se prêter à cette mystification, où les rôles eussent été intervertis. En effet, si l’unité de langage n’est possible que par l’extinction des dialectes, comment pourrait-on l’obtenir par la fusion des patois, qui ne sont que des restes de dialectes éteints? Le catalan, tel qu’il est parlé présentement, ressemble plus ou moins à l’ancien, tandis que l’idiome de convention à l’usage des félibres ne rappelle que de très loin la langue savante des anciens troubadours.

Ce que les Catalans ont de mieux à faire, s’ils veulent conserver leur autonomie littéraire, c’est de continuer l’antique tradition, en empruntant au passé tout ce qui peut fortifier et corriger le présent, sans avoir la prétention de revenir en arrière, sans se figurer qu’on puisse recommencer ou improviser l’histoire. Le savoir et l’expérience feront beaucoup plus pour l’œuvre de restauration et de rénovation que l’esprit d’aventure et les regrets stériles. Ce n’est point avec des préjugés de clocher que l’on avance dans le chemin du progrès. Les plus illustres Catalans de ce siècle ont aimé tendrement leur province sans s’insurger contre la nation qu’ils ont servie et honorée, et qui se pare de leur gloire. Les noms des Puigblanc, des Capmany, des Aribau, des Balmès, des Monlau, des Cortada, des Piferrer, des Ballot, des Labernia, des Bergnes, et de quelques autres qui ont laissé un sillon lumineux dans l’histoire des lettres, ne sont point des noms d’insurgés. Et si l’on prenait un à un les promoteurs de la restauration littéraire, il serait aisé de montrer que les plus méritans sont ceux qui, au lieu de se lancer dans les aventures, ont consacré leurs doctes veilles à rendre à la Catalogne ses titres de noblesse en exhumant pieusement les documens respectables d’un glorieux passé. Sans être prophète, on peut prédire une renommée durable aux laborieux lettrés qui ont voué leur vie à faire connaître les archives de la couronne d’Aragon et à préparer les matériaux d’une bibliothèque des auteurs catalans. Dans ce mouvement de rénovation, la gloire solide appartiendra aux patriotes qui ont travaillé activement pour l’honneur de la patrie catalane, sans rechercher la popularité.


J.-M. GUARDIA.

  1. Un exemplaire de la Chronique de P.-M. Carbonell, revue, corrigée, annotée par le grand annaliste d’Aragon, Gerónimo Zurita, existe au fonds de réserve de la Bibliothèque nationale. La Chronique de Pierre IV d’Aragon est littéralement couverte de notes précieuses et d’heureuses corrections.