La Lampe de Psyché/L’Étoile de bois

L’Étoile de bois

L’ÉTOILE DE BOIS
(1897)

I

Alain était le petit-fils d’une vieille charbonnière de la forêt.

Dans cette ancienne forêt il y avait moins de routes que de clairières ; des prés ronds gardés par de hauts chênes ; des lacs de fougères immobiles sur qui planaient des rameaux frêles et frais comme des doigts de femme ; des sociétés d’arbres graves comme des pilastres et assemblés pour murmurer pendant les siècles leurs délibérations de feuilles ; d’étroites fenêtres de branches qui s’ouvraient sur un océan de vert où tremblaient de longues ombres parfumées et les cercles d’or blanc du soleil ; des îles enchantées de bruyères roses et des rivières d’ajoncs ; des treillis de lueurs et de ténèbres ; des grands espaces naturels d’où surgissaient, tout frissonnants, les jeunes pins et les chênes puérils ; des lits d’aiguilles rousses où les fourches moussues des vieux arbres semblaient plonger à mi-jambes ; des berceaux d’écureuils et des nids de vipères ; mille tressaillements d’insectes et flûtements d’oiseaux. Dans la chaleur, elle bruissait comme une puissante fourmilière ; et elle retenait, après la pluie, une pluie à elle, lente, morne, entêtée, qui tombait de ses cimes et noyait ses feuilles mortes. Elle avait sa respiration et son sommeil ; parfois, elle ronflait ; parfois, elle se taisait, toute muette, toute coite, toute épieuse, sans un frôlis de serpent, sans un trille de fauvette. Qu’attendait-elle ? Nul ne savait. Elle avait sa volonté et ses goûts : car elle lançait tout droit des lignes de bouleaux, qui filaient comme des traits ; puis elle avait peur, et s’arrêtait dans un coin pour frémir sous un bouquet de trembles ; elle avançait aussi un pied sur la lisière, jusque dans la plaine, mais n’y restait guère, et s’enfuyait de nouveau parmi l’horreur froide de ses plus hautes et profondes futaies, jusque dans son centre nocturne. Elle tolérait la vie des bêtes, et ne semblait pas s’en apercevoir ; mais ses troncs inflexibles, résistants, épanouis comme des foudres solidifiées jaillies de la terre, étaient hostiles aux hommes.

Cependant elle ne haïssait point Alain : elle lui dérobait le ciel. Longtemps l’enfant ne connut d’autre lumière qu’une trouble et laiteuse verdeur de l’air ; et, venant le soir, il voyait la meule de charbon se piquer de points rouges. La miséricordieuse vieille forêt ne lui avait pas permis de regarder tout ce que le ciel de la nuit laisse traîner d’argent et d’or. Il vivait ainsi auprès d’une bonne femme dont le visage, sillonné comme une écorce, s’était établi dans les immuables lignes du repos de la vie. Il lui aidait à couper les branches, à les tasser dans les meules, à couvrir les tertres de terre et de tourbe, à veiller sur le feu, qu’il soit doux et lent, à trier les morceaux pour faire les tas noirs, à emplir les sacs des porteurs dont on voyait peu la figure parmi les ténèbres des feuilles. Pour cela il avait la joie d’écouter à midi le babil des rameaux et des bêtes, de dormir sous les fougères parmi la chaleur, de rêver que sa grand’mère était un chêne tordu, ou que le vieux hêtre qui regardait toujours la porte de la hutte allait s’accroupir et venir manger la soupe ; de considérer sur la terre la fuite constante de l’insaisissable monnaie du soleil ; de réfléchir que les hommes, sa grand’mère et lui n’étaient pas verts et noirs comme la forêt et le charbon, de regarder bouillir la marmite et de guetter l’instant de sa meilleure odeur ; de faire gargouiller son cruchon de grès dans l’eau de la mare qui s’était blottie entre trois rochers ronds ; de voir jaillir un lézard au pied d’un orme comme une pousse lumineuse, onduleuse et fluide, et, au creux de l’épaule du même orme, se boursoufler le feu charnu d’un champignon.

Telles furent les années d’Alain dans la forêt, parmi le sommeil rêveur des jours, et les rêves ensommeillés des nuits et il en comptait déjà dix.

Une journée d’automne il y eut grande tempête. Toutes les futaies grondaient et ahanaient ; des javelines ruisselantes de pluie plongeaient et replongeaient dans l’enchevêtrement des branches ; les rafales hurlaient et tourbillonnaient tout autour des têtes chenues des chênes ; le jeune aubier gémissait, le vieux se lamentait ; on entendait geindre l’ancien cœur des arbres et il y en eut qui furent frappés de mort et tombèrent roides, entraînant des morceaux de leur faîte. La chair verte de la forêt gisait tailladée près de ses blessures béantes, et par ces douloureuses meurtrières pénétrait dans ses entrailles d’ombre effarée la lumière horrible du ciel.

Ce soir-là l’enfant vit une chose surprenante. La tempête avait fui plus loin et tout était redevenu muet. On éprouvait une sorte de gloire paisible après un long combat. Comme Alain venait puiser de l’eau dans son écuelle à la mare du rocher, il y aperçut des étincellements qui scintillaient, frissonnaient, semblaient rire dans le miroir rustique d’un rire glacé. D’abord il pensa que c’étaient des points de feu comme ceux qui brillaient au charbon des meules : mais ceux-ci ne lui brûlaient pas les doigts, fuyaient sous sa main quand il tâchait de les prendre, se balançaient çà et là, puis revenaient obstinément scintiller à la même place. C’étaient des feux froids et moqueurs. Et Alain voyait flotter au milieu d’eux l’image de sa figure et l’image de ses mains. Alors il tourna ses yeux vers en haut.

A travers une grande plaie sombre du feuillage, il aperçut le vide radieux du ciel. La forêt ne le protégeait plus et il ressentit comme une honte de nudité. Car, du fond de cette vaste clairière bleuâtre si lointaine, beaucoup de petits yeux implacables luisaient, des points d’yeux très perçants, des clignements d’étincelles, tout un picotement de rayons. Ainsi Alain connut les étoiles, et les désira sitôt qu’il les eut connues.

Il courut à sa grand’mère, qui tisonnait pensivement la meule. Et quand il lui eut demandé pourquoi la mare du rocher mirait tant de points brillants qui tressaillaient parmi les arbres, sa grand’mère lui dit :

— Alain, ce sont les belles étoiles du ciel. Le ciel est au-dessus de la forêt et ceux qui vivent dans la plaine le voient toujours. Et chaque nuit Dieu y allume ses étoiles.

— Dieu y allume ses étoiles… répéta l’enfant. Et moi, mère grand, pourrais-je allumer des étoiles ?

La vieille femme lui posa sur la tête sa main dure et craquelée. C’était comme si un des chênes eût eu pitié d’Alain et l’eût caressé de sa grosse écorce.

— Tu es trop petit. Nous sommes trop petits, dit-elle. Dieu seul sait allumer ses étoiles dans la nuit.

Et l’enfant répéta :

— Dieu seul sait allumer ses étoiles dans la nuit…

II

Dès lors les joies journalières d’Alain furent plus inquiètes. Le babil de la forêt cessa de lui paraître innocent. Il ne se sentit plus protégé sous l’abri dentelé des fougères. Il s’étonna de la mobile dispersion du soleil sur les mousses. Il se lassa de vivre dans l’ombre verte et obscure. Il désira une autre lumière que le chatoiement des lézards, le morne ardoiement du champignon, et le rougeoiement du charbon dans les meules. Avant de s’endormir il allait considérer au-dessus de la mare l’innombrable rire crépitant du ciel. Toute la force de ses désirs l’emportait par delà les ténèbres closes des hêtres, des chênes, des ormes, derrière lesquels il y avait des hêtres, des chênes, des ormes encore. et toujours d’autres arbres, et des entassements de futaies. Et son orgueil avait été frappé par la parole de la vieille femme :

— Dieu seul sait allumer ses étoiles dans la nuit.

— Et moi ? pensait Alain. Si j’allais dans la plaine, si j’étais sous ce ciel qui est par-dessus les arbres, ne pourrais-je aussi allumer mes étoiles ? Oh, j’irai ! j’irai.

Rien ne lui plaisait plus dans l’enceinte de la forêt, qui l’assiégeait comme une armée immobile, l’emprisonnait comme une geôle rigide dont les arbres-gardiens se multipliaient pour l’arrêter, étendaient leurs bras inflexibles, se dressaient menaçants, énormes, terribles et muets, armés de contreforts noueux, de barricades fourchues, de mains gigantesques et ennemies ; semblant hostile à tout ce qui n’était pas elle-même dans la jalouse protection de son cœur ténébreux. Bientôt elle eut pansé toutes les plaies de la tempête, refermé les blessures cruelles par où s’enfonçait la lumière, pour s’endormir de nouveau dans le sommeil de sa profondeur. Et la mare du rocher redevint obscure, et la face du miroir rustique ne refléta plus le rire lumineux du ciel.

Mais dans les rêves de l’enfant les étoiles riaient toujours.

Une nuit il s’échappa de la hutte tandis que sa grand’mère dormait. Il portait dans un bissac du pain et un morceau de fromage dur. Les meules de charbon luisaient paisiblement d’une lueur étouffée. Comme ces points rouges semblaient tristes auprès des vivaces étincelles du ciel ! Les chênes, dans la nuit, n’étaient que des ombres aveugles qui allongeaient leurs longues mains à tâtons. Ils dormaient, comme sa grand’mère, mais ils dormaient debout. Ils étaient tant qu’ils se fiaient les uns aux autres de leur garde. On ne les entendait pas souffler pendant leur sommeil. Ils resteraient ainsi, très silencieux, jusqu’au premier fraîchissement de l’aube. Mais quand le vent du matin ferait murmurer les feuilles, Alain aurait déjà trompé leur surveillance. Tous les oiseaux pépieraient et pépieraient pour les avertir : Alain aurait déjà glissé entre leurs bras. Ils ne pourraient le suivre, car ils avaient horreur de la plaine. Ils auraient beau le menacer de loin, comme une file de géants noirs : ils ne savaient ni crier ni marcher — rien que s’amonceler, se serrer, se multiplier, croître, s’écarquiller, se fourcher, jeter mille tentacules immobiles, avancer soudain de grosses têtes et d’affreuses massues. Mais à la lisière de la plaine leur puissance était anéantie, et un enchantement les arrêtait soudain comme si la lumière les eût éblouis de stupeur.


Quand Alain fut dans cette plaine, il osa se retourner. Les géants noirs, attroupés comme l’armée de la nuit, semblaient le regarder tristement.

Puis Alain leva les yeux. Un miracle l’attendait au ciel. On eût dit qu’il était fleuri de fleurs de feu. Partout il tressaillait d’étincelles. Certaines s’enfuyaient, s’enfonçaient, allaient disparaître, tout à coup revenaient, grossissaient, brûlaient rouge, pâlissaient, bleuissaient, s’effaçaient, flottaient un peu, s’éparpillaient en trois, quatre, cinq traits de flamme, puis se renouaient, se fondaient, et, condensées, n’étaient plus qu’un point éclatant. D’autres avaient une insupportable acuité, perçaient les yeux d’un coup d’aiguille, puis devenaient douces, s’embrumaient, s’étalaient, se faisaient taches claires, vacillaient, s’en allaient tout à fait dans le vide, puis, dans le moment même reparues, trouaient l’air d’un stylet pur. Et d’autres s’établissaient sur des lignes, construisaient des figures, se disposaient en formes où Alain voyait des maisons, des fenêtres, des chariots ; et tout à coup c’était l’angle du toit qui scintillait, puis le linteau de la porte, le bout du timon, le centre du moyeu ; puis tout s’éteignait ; puis les points brillaient encore, mais de lueurs inégales, en sorte que les formes de tout à l’heure étaient confondues.

L’enfant tendait ses mains vers le fond de la nuit. Il essayait de prendre ces lumières pâles, de les pétrir pour en refaire des choses à lui, curieux d’apprendre comment elles brûlaient et s’il y avait là-haut de grandes meules de charbon bleu toutes piquées de flammes.

Ensuite il considéra la plaine. Elle était longue, plate et nue, informe jusqu’à l’extrême ciel, peu mobile par sa végétation basse. Une rivière lente la terminait, dont on ne distinguait pas les bords. C’était comme de la plaine un peu plus blanche.

Alain marcha vers la rivière pour y revoir les étoiles.

Là elles paraissaient couler, devenir liquides et incertaines, s’infléchir, s’arrondir, se voiler sous une ride obscure et parfois se diviser en une foule de courtes lignes miroitantes. Elles allaient au fil de l’eau, s’égaraient dans les remous et mouraient, étouffées par de gros paquets d'herbes.

Pendant toute cette nuit Alain marcha auprès de la rivière. Deux ou trois souffles du matin enveloppèrent toutes les étoiles d’un linceul gris tendre rayé d’or et de rose. Au pied d’un arbre mince le long duquel tremblotaient des feuilles d’argent, Alain s’assit, un peu las ; il mordit dans son pain et but à l’eau courante. Il marcha encore tout le jour. Le soir il dormit dans un enfoncement de la berge. Et le matin suivant il reprit sa marche.

Voici qu’il vit la rivière s’élargir et la plaine perdre sa couleur. L’air devenait humide et salé. Les pieds s’enfonçaient dans le sable. Un murmure prodigieux emplissait l’horizon. Des oiseaux blancs voletaient en poussant un cri rauque et lamentable. L’eau jaunissait et verdissait, se gonflait et jetait de la vase. Les berges s’abaissaient et disparaissaient. Bientôt, Alain ne vit plus qu’une grande étendue sablonneuse, au loin tranchée d’une large raie obscure. La rivière sembla ne plus avancer : elle fut arrêtée par une barre d’écume contre laquelle toutes ses petites vagues s’efforçaient. Puis elle s’ouvrit et se fit immense ; elle inonda la plaine de sable et s’épandit jusqu’au ciel.

Alain était entouré d’un tumulte étrange. Près de lui croissaient des chardons des dunes avec des roseaux jaunes. Le vent lui balayait le visage. L’eau s’élevait par enflures régulières, crêtelées de blanc : de longues courbures creuses qui venaient tour à tour dévorer la grève avec leurs gueules glauques. Elles vomissaient sur le sable une bave de bulles, des coquilles polies et trouées, d’épaisses fleurs de glu, des cornets luisants, dentelés, des choses transparentes et molles singulièrement animées, de mystérieux débris mystérieusement usés. Le mugissement de toutes ces gueules glauques était doux et lamentable. Elles ne geignaient pas comme les grands arbres, mais semblaient se plaindre dans un autre langage. Elles aussi devaient être jalouses et impénétrables : car elles roulaient leur ombre pourpre à l’écart de la lumière.

Alain courut sur le bord et laissa tremper ses pieds par l’écume. Le soir venait. Un instant des traînées rouges à l’horizon parurent flotter sur un crépuscule liquide. Puis la nuit sortit de l’eau, tout au bout de la mer, se fit impérieuse, étouffa les bouches criantes de l’abîme par ses tourbillons obscurs. Et les étoiles piquèrent le ciel de l’Océan.

Mais l’Océan ne fut pas le miroir des étoiles. Ainsi que la forêt, il protégeait contre elles son cœur de ténèbres par l’éternelle agitation de ses vagues. On voyait bondir hors de cette immensité ondulante des cimes chevelues de cheveux d’eau que la main profonde de l’Océan retirait aussitôt à lui. Des montagnes fluides s’entassaient et se fondaient en même temps. Des chevauchées de vagues galopaient furieuses, puis s’abattaient invisibles. Des rangs infinis de guerriers à crinières mouvantes s’avançaient dans une charge implacable et sombraient parmi le champ de bataille sous le flottement d’un interminable linceul.

Au détour d’une falaise l’enfant vit errer une lumière. Il s’approcha. Une ronde d’autres enfants tournait sur la grève, et l’un d’eux secouait une torche. Ils étaient penchés vers le sable à l’endroit où viennent expirer les longues lèvres de l’eau. Alain se mêla parmi eux. Ils regardaient sur la plage ce que venait d’y apporter la mer. C’étaient des êtres rayonnés, de couleurs incertaines, rosâtres, violacés, tachés de vermillon, ocellés d’azur, et dont les meurtrissures exhalaient un feu pâle. On eût dit des paumes de mains étranges, autour desquelles se crispaient des doigts amincis ; mains errantes, mortes naguère, rejetées par l’abîme qui enveloppait le mystère de leurs corps, feuilles charnues et animées, faites de chair marine ; bêtes astrées vivantes et mouvantes au fond d’un ciel obscur.

— Etoiles de mer ! Etoiles de mer ! criaient les enfants.

— Oh ! dit Alain, des étoiles !

L’enfant qui tenait la torche l’inclina vers Alain.

— Ecoute, dit-il, l’histoire des étoiles. La nuit où naquit Notre Seigneur, le Seigneur des enfants, naquit au ciel une étoile neuve. Elle était énorme et bleue. Elle le suivait partout où il allait, et il l’aimait. Quand les méchants vinrent le tuer, elle pleura du sang. Mais quand il fut mort, au bout de trois jours, elle mourut aussi. Et elle tomba dans la mer et se noya. Et beaucoup d’autres étoiles en ce temps-là se noyèrent de tristesse dans la mer. Et la mer a eu pitié d’elles et ne leur a pas retiré leurs couleurs. Et elle vient tout doucement nous les rendre, chaque nuit, pour que nous les gardions en mémoire de Notre Seigneur.

- Oh ! dit Alain, et ne pourrais-je les rallumer ?

Elles sont mortes, répondit l’enfant à la torche, depuis la mort de Notre Seigneur.

Alors Alain baissa la tête, et se détourna, et sortit du petit cercle de lumière. Car ce qu’il cherchait, ce n’était point une étoile noyée, une étoile morte, éteinte pour toujours. Il voulait, comme Dieu seul, allumer une étoile et la faire vivre, se réjouir de sa lumière, l’admirer et la voir monter dans l’air, loin des ténèbres de la forêt, qui cache les étoiles, loin des profondeurs de l’Océan, qui les noie. D’autres enfants pouvaient recueillir les étoiles mortes, les garder et les aimer. Celles-là n’étaient pas pour Alain. Où trouverait-il la sienne ? Il ne savait ; mais, certes, il la trouverait. Ce serait une bien belle chose. Il l’allumerait, et elle lui appartiendrait, et peut-être qu’elle le suivrait partout, comme la grosse bleue qui suivait Notre Seigneur. Dieu qui avait tant d’étoiles aurait la bonté de donner celle-là au petit Alain. Il en avait le désir si fort. Et quel étonnement pour sa grand’mère, quand il reviendrait ! Toute l’horrible forêt en serait éclairée jusque dans son tréfonds. « Dieu n’est plus seul à allumer ses étoiles ! crierait Alain. Il y a aussi mon étoile. Alain seul l’allume ici, pour faire la lumière au milieu des vieux arbres. Mon étoile ! Mon étoile en feu ! »

La lueur sautillante de la torche erra çà et là sur la grève, devint rougeâtre sous la bruine ; les ombres des enfants se fondirent dans la nuit. Alain fut seul encore. Une fine pluie l’enveloppa et le transit, tissa entre lui et le ciel son réseau de gouttelettes. La lamentation des vagues l’accompagna ; tantôt murmure, tantôt ululement ; et parfois une forte lame venait détoner dans la falaise, se pulvérisait, fusait de tous côtés, ou se projetait parmi la noirceur de l’air comme un spectre d’écume. Puis la plainte se fit égale et monotone comme les soupirs réguliers d’un malade ; puis ce fut une sorte de doux tumulte aérien, balbutiant et confus ; puis Alain entra dans le silence.

III

Et des jours et des nuits se passèrent ; les étoiles se levèrent et se couchèrent ; mais Alain n’avait pas trouvé la sienne.

Il arriva dans un pays dur. L’herbe d’arrière-saison jaunissait tristement sur les longs prés ; les feuilles des vignes rougissaient aux ceps avant la grappe âcre et serrée. Partout de régulières lignes de peupliers parcouraient la plaine. Les collines s’élevaient lentement, coupées de champs pâles, quelquefois avec la tache sombre d’un bosquet de chênes. D’autres, ardues, étaient couronnées d’un cercle d’arbres noirs. Les larges plateaux se hérissaient de masses menaçantes. Le vert indolent d’un groupe de pins y semblait joyeux.

A travers cette maigre contrée errait une source claire et pierreuse. Elle suintait doucement d’un tertre, laissait à sec la moitié de son lit sous les premiers coteaux, et se fendillait en bras qui allaient caresser le pied de vieilles maisons de bois aux châssis enguirlandés. Elle était si transparente que les dos des perches, des brochets et des vives apparaissaient en troupe immobile. Les cailloux effleuraient le fil de l’eau et Alain voyait des chats pêcher la nuit entre les deux rives.

Et plus loin, où le ruisseau devenait fleuve, était une bonne petite ville assise sur les basses berges, avec de menues maisons pointues coiffées de tuiles striées en ogive, avec une multitude de fenêtres minuscules pressées et grillées, avec des poivrières aux toits peints de bleu et de jaune, et un antique pont de bois, et un moutier, semblable à une brume vermeille ébarbée, où Saint Georges, armé de sang, plongeait sa lance dans la gueule d’un dragon de grès rouge.

Le fleuve, large, lumineux et vert, tournait la cité comme un môle, entre des montagnes neigeuses au loin et les toutes petites collines de la petite ville où grimpaient les rues montantes avec leurs grandes enseignes de couleur : la rue du Heaume, et la rue de la Couronne, et la rue des Cygnes, et la rue de l’Homme-Sauvage, près du Marché aux Poissons et du Lion de Pierre qui vomissait son jet d’eau pure comme un arc de cristal.

Là étaient d’honnêtes auberges où des filles aux grosses joues versaient du vin clair dans les cruches d’étain, où pendaient les gonnes et aumusses laissées en gage ; l’Hôtel de Ville, où siégeaient des bourgeois en cape de drap, à chemise de lin écru, l’anneau d’or au second doigt, faisant bonne justice et prompte expédition des malfaiteurs, et autour de la maison du conseil d’étroites rues paisibles avec des échoppes de scribes, fournies de parchemins et d’écritoires ; des femmes placides, aux yeux bleus mouillés, à la figure usée de tendresse, avec un double menton, coiffées d’une guimpe transparente, parfois la bouche voilée par une bande de toile fine ; des jeunes filles à robe blanche, ayant des crevés aux coudes, une ceinture cerise, et qui paraissaient filer sur des quenouilles leurs cheveux longs ; des enfants roux aux lèvres pâles.

Alain passa sous une voûte trapue : c’était l’entrée de la place du Vieux-Marché. Elle était ceinte de maisonnettes accroupies comme des vieilles autour d’un feu d’hiver, toutes pelotonnées sous leur chaperon d’ardoises et renflées d’écailles à la façon des gorges de dragon. L’église de la paroisse, noire de monstres à barbe de mousse, penchait vers une tour carrée qui allait s’effilant en pointe de stylet. Tout auprès s’ouvrait la boutique du barbier, bouillonnée de vitres grasses, rondes comme des bulles, avec des volets verts où on voyait peints en rouge les ciseaux et la lancette. Au milieu de la place était le puits à margelle rongée, coiffé de son dôme de ferrures croisées. Des enfants pieds nus couraient autour ; quelques-uns jouaient à la marelle sur les dalles ; un petit gros pleurait silencieusement, la bouche poissée de mélasse, et deux fillettes se tiraient par les cheveux. Alain voulut leur parler ; mais ils s’enfuyaient et le regardaient à la dérobée, sans répondre.

Le serein tomba parmi l’air un peu fumeux. Déjà on voyait briller des chandelles qui se reflétaient dans les vitres épaisses avec des ronds rouges. Les portes se fermaient ; on entendait le claquement des volets et le grincement des verrous. Le plat d’étain de l’hôtellerie tintait contre son crampon de fer. Au porche entr’ouvert Alain vit la lueur de l’âtre, huma l’odeur du rôti, entendit couler le vin ; mais il n’osa entrer. Une voix grondeuse de femme cria qu’il était l’heure de tout clore, Alain se glissa vers une ruelle.

Tous les étals étaient relevés. Il n’y avait point d’abri contre le frais. La forêt donnait le creux de ses arbres fourchus ; le fleuve prêtait le retroussis de ses berges, la plaine son sillon entre les chaumes, la mer l’angle de ses falaises ; même la campagne dure ne refusait pas son fossé sous la haie ; mais la boudeuse ville renfrognée, étroitement serrée et cloîtrée, n’offrait rien aux petits errants.

Et elle se fit épaissement noire et curieusement hérissée en ses couloirs tournants, ses culs-de-sac étranglés, où elle croisait des piliers, enfonçait des madriers obliques, creusait des ruisseaux enlacés. Elle avançait à l’improviste deux bornes à chaînes, la herse d’une grille, de grands crochets de muraille ; une maison barrait la rue de sa tourelle, l’autre l’écrasait de son pignon, la troisième l’emplissait de son ventre. C’était comme un guet immobile de pierre et de bois, armé avec de la ferraille. Tout cela était noir, inhospitalier et silencieux. Alain avança, recula, se perdit, tourna en cercle, et se retrouva sur la place du Vieux-Marché. Les chandelles s’étaient éteintes et toutes les fenêtres étaient rentrées sous leurs carapaces. Il ne vit plus qu’une lueur vacillante, à une lucarne ovale, près de la pointe de la tour carrée.

On y pénétrait par l’ouverture d’un soubassement, qui n’était pas close, et les marches de l’escalier arrivaient jusqu’au seuil. Alain prit du courage, et se mit à monter dans une étroite et rapide spirale. A mi-chemin crépitait au mur une mèche qui brûlait bas, plongeant dans un bec de cuivre. Arrivé en haut, Alain s’arrêta devant une étrange petite porte incrustée de clous de bronze, et retint sa respiration. Il entendait par intervalles une voix aiguë et ancienne qui prononçait des phrases entrecoupées. Et soudain son cœur commença de battre, et il crut étouffer : car l’ancienne voix aiguë parlait des étoiles. Alain colla son oreille au ferrement sculpté de la grande serrure et écouta.

— Etoiles mauvaises et funestes, disait la voix, pour la nuit, l’heure et celui qui demande. Inscris : Sirius voilé de sang ; la Grande Ourse obscure ; la Petite Ourse embrumée. L’Etoile du Pôle radiante et martiale. Porte Supérieure : ce soir mardi, Mars rouge et incendié dans la huitième maison, maison du Scorpion, signe de mort, et de mort par le feu : bataille, tuerie, carnage, flammes dévorantes. En cette treizième heure, nuisible par son essence, Mars est en conjonction avec Saturne dans la maison de l’effroi. Calamité ; mort ; issue fatale de toute entreprise. Le fer se mélange au plomb parmi le feu. Fer forgé pour détruire ; plomb en fusion. Mars s’unit à Saturne. Le rouge pénètre dans le noir. Incendie dans la nuit. Alarme pendant le sommeil. Tintements de fer et chocs à masses de plomb. Aspect contraire : car le Taureau entre dans la Porte Inférieure et le Scorpion dans la Porte Supérieure. Jupiter dans la seconde maison s’oppose à Mars dans la huitième. Ruine de toute richesse et de toute gloire. Le Cœur du Ciel demeure stérile et vide. Ainsi Mars ardent domine sans conteste sur les édifices et la vie que possède Saturne. Incendie de la cité ; mort par les flammes. Terreur et conflagration. A la treizième heure de cette nuit de mardi, Dieu détourne les yeux de ses étoiles et livre les âmes au feu.

Au moment où la vieille voix dictait ces mots la porte s’ouvrit, battue de coups de poing et de coups de pied : la petite forme d’Alain se dressa sur le seuil, droite et furieuse, et l’enfant irrité cria :

— Vous mentez ! Dieu ne quitte pas ses étoiles. Dieu seul sait allumer ses étoiles dans la nuit !

Un vieillard vêtu d’une robe de martre leva son visage penché sur un astrolabe fait en manière de sphère armillaire, et clignota de ses paupières rougies, comme un antique oiseau de nuit effaré dans son repaire. A ses pieds, un enfant pâle et maigre qui écrivait sur un parchemin laissa tomber son roseau de ses doigts. La flamme de deux grands cierges de cire s’étira et s’inclina sous le courant d’air. Le vieillard tendit le bras, et sa main apparut sur le bord de la manche fourrée comme un ossement vide.

— Enfant barbare et douteur, dit-il, quelle est ta noire ignorance ! Ecoute : cet autre enfant t’instruira par sa bouche. Dis-lui, toi, la nature des étoiles.

Et l’enfant maigre récita :

— Les étoiles sont fixées dans la voûte de cristal et tournent si rapidement sur leur pivot de diamant qu’elles s’enflamment de leur propre mouvement et tourbillon. Dieu n’est que le premier moteur des orbes et la cause de la révolution des sept ciels ; mais depuis la motion initiale le ciel des constellations n’obéit qu’à ses propres lois et gouverne à son gré les événements de la terre et les destinées des hommes. Telle est la doctrine d’Aristote et de la Sainte Église.

— Tu mens ! cria encore Alain. Dieu connaît toutes ses étoiles et les aime. Il me les a fait voir malgré les grands arbres de la forêt, qui recouvrait le ciel ; et il me les a fait flotter le long de la rivière, et il me les a fait danser joyeuses au-dessus de la campagne ; et j’ai vu aussi celles qui se sont noyées au temps de la mort de Notre Seigneur ; et bientôt il me montrera la mienne et…

— Enfant, Dieu te montrera la tienne. Ainsi soit-il ! dit le vieillard.

Mais Alain ne put connaître s’il lui parlait sérieusement. Car un souffle de vent soudain emplit la cellule et les deux flammes des cierges se renversèrent comme des fleurs retournées, bleuirent et moururent. Alain retrouva l’escalier en tâtant la muraille ; et, comme il avait pris de la hardiesse, et aussi pour punir le vieillard menteur, il arracha le bec de cuivre avec sa mèche brûlante et l’emporta.

Toute la place était noire de nuit, et la tour carrée parut s’y enfoncer et disparaître sitôt qu’Alain l’eut quittée. Il retrouva le passage de la voûte à la lueur de sa lampe et le franchit. Ici les chapeaux pointus des toits ne découpaient plus le ciel. Les ténèbres s’élargissaient et l’ombre supérieure semblait comme frottée de blancheur. Le firmament nocturne était saisi dans un treillis d’étoiles, parcouru de fils d’air ténu aux nœuds étincelants, tendu d’une résille de feu clair. Alain leva la tête vers le grand filet radiant. Les étoiles riaient toujours de leur rire de givre. Assurément elles n’avaient pas pitié de lui. Elles ne le connaissaient pas, puisqu’il était si longtemps resté enveloppé dans l’horreur épaisse de la forêt. Elles riaient de lui, étant hautes et éblouissantes, parce qu’il était petit et n’avait qu’une lampe vacillante et fumeuse. Elles riaient aussi du vieillard menteur, qui prétendait les connaître, et de ses deux cierges éteints. Alain les regarda encore. Riaient-elles pour se moquer, ou riaient-elles de plaisir ? Elles dansaient aussi. Elles devaient être joyeuses. Ne savaient-elles pas que le petit Alain allumerait l’une d’elles, comme Dieu lui-même ? Assurément Dieu le leur avait dit. Quelle devait être la sienne ? Il y en avait tant et tant. Une nuit sans doute elle se révélerait, descendrait auprès de lui, et il n’aurait qu’à la cueillir comme un fruit. Ou si elle ne voulait pas se laisser toucher, elle volerait devant lui avec ses ailes de feu. Et elle rirait avec lui, et il rirait du même rire qu’elle, et toute la vieille forêt serait semée de petites lumières qui ne seraient que des rires.

Maintenant Alain était sur le vieux pont qui tremblait sur ses piliers sculptés. On voyait couler l’eau entre les grosses poutres de son tablier, et vers le milieu il y avait une échauguette toute vêtue d’ardoises peintes en jaune et en bleu. Le veilleur devait se tenir dans la niche ; mais il n’était pas là. Heureusement pour Alain ; peut-être qu’il ne l’eût pas laissé passer avec sa lampe. Alain n’osa pas éclairer le trou noir de l’échauguette et marcha plus vite. Au delà du pont étaient les maisons plus humbles de la cité, qui n’avaient point d’armures de couleur, ni de monstres griffus pour saisir les contreforts des fenêtres, ni de gueules de dragon pour vomir l’eau de la pluie, ni de serpents qui s’enlaçaient aux linteaux des portes, ni de soleils grimaçants et dédorés pour se rebondir en bosses aux pignons. Elles n’avaient même pas leurs chemises de tuiles nues ou d’ardoises grises ; mais elles étaient simplement faites avec des madriers équarris.

Alain soulevait sa lampe pour distinguer le chemin. Tout à coup, il s’arrêta, et se mit à trembler. Il y avait une étoile devant lui, un peu plus haut que sa tête.

Etoile obscure, à la vérité, car elle était en bois. Elle avait six rayons croisés sur six autres rayons, de sorte qu’elle était parfaite. On l’avait clouée au bout d’une latte qui s’avançait à travers la rue. Alain l’éclaira et la considéra. Elle était déjà ancienne et fendillée. Sans doute elle avait attendu longtemps ; Dieu l’avait oubliée dans le fond de cette petite ville ; ou bien il l’avait laissée là sans rien dire, sachant qu’Alain la trouverait. Alain s’approcha de la maison. C’était une pauvre maison, qui n’avait point de volets, et, par les vitres basses, il vit beaucoup de curieux personnages en bois. Ils étaient dressés sur une planche, comme pour regarder à la fenêtre ; leurs robes étaient dures et droites ; leurs lèvres se serraient sur un trait ; leurs yeux étaient ronds et ternes, et ils avaient les mains croisées. Il y avait aussi un bœuf et un âne, avec des jambes roides écarquillées et une croix où semblait clouée une forme plaintive, et une crèche au-dessus de laquelle était fixée une petite étoile, toute semblable à celle qui était accrochée dans la rue.

Et Alain vit bien qu’il avait enfin trouvé. Cette étoile était faite avec le bois de la forêt, et elle attendait qu’on l’allume. Elle avait attendu Alain. Il approcha sa lampe et la flamme rouge lécha l’étoile qui crépita. De courtes larmes bleues en jaillirent : puis il y eut un trait igné, un craquèlement, et elle se mit à brûler, devint une boule de feu, flamboya. Alors Alain battit des mains en criant :

— Mon étoile ! mon étoile en feu !

Et il se fit un mouvement dans la maison ; des fenêtres en haut s’ouvrirent, et Alain vit de petites têtes effarées, avec de longs cheveux, beaucoup d’enfants en chemise, qui s’étaient réveillés et venaient voir. Alain courut vers la porte et entra dans la maison. Il criait :

— Enfants, venez voir mon étoile ! mon étoile en feu ! Alain a allumé son étoile dans la nuit !

Cependant l’étoile flambante grossit très vite, éparpilla une toison d’étincelles ; puis aussitôt les madriers secs s’enflammèrent ; le toit de chaume rougit d’un coup et tout l’auvent fut un rideau de feu. On entendit un cri d’effroi, des appels vagues, puis des plaintes aiguës. Et l’embrasement devint formidable. Il y eut un écroulis ; de grands tisons se dressèrent parmi la fumée ; ce fut une horrible bigarrure de rouge et de noir ; enfin une sorte de gouffre se creusa où s’abattit un monceau d’énormes braises ardentes.

Et le halètement sinistre d’une cloche d’alarme commença de retentir.


À cette heure même, le vieillard de la tour carrée vit se lever dans le Cœur du Ciel, qui est la Maison de Gloire, une nouvelle étoile rouge.