Les Siècles morts/La Lamentation d’Ištar

Les Siècles mortsAlphonse Lemerre éd.I. L’Orient antique (p. 14-52).


« … Et on rapporte que, la nuit de sa mort, toutes les idoles des différentes contrées de la terre se réunirent dans le temple de Babylone, auprès de la grande statue d’or, qui est celle du Soleil…


…Elle se mit à faire l’oraison funèbre de Tammuz et à raconter ce qui lui était arrivé ; toutes les idoles pleurèrent et gémirent pendant toute cette nuit, et au matin, elles s’envolèrent et retournèrent à leurs temples, dans les différentes contrées de la terre…
Agriculture nabatéenne, d’après Moïse Maïmonide, Moré Nébouchim, III, 29. Cf. espacé, Les premières civilisations, T. II, p. 97.


I



Le vent souffle. Pareille à l’ombre initiale,
La nuit sur Babilou, sur la Cité royale,
Sur les palais muets et les jardins sacrés,
Arrondissait sa voûte où les astres serrés,
Dans la course du vent qui chassait les nuages,
Comme des flots poussés contre de noirs rivages,

Luisaient par intervalle et s’éteignaient encor.
Seul, dans le ciel sinistre ouvrant sa corne d’or,
Šin, déchirant la mer opaque des nuées,
Blanchissait, par instants, leurs masses refluées.
Et dans la profondeur, tels que des spectres lourds,
Blêmissaient vaguement des escaliers de tours,
De rigides parois, des temples dont la cime
Montait et se perdait dans le nocturne abîme.
Le Fleuve antique, au loin, parmi de grands roseaux,
Sur les sables obscurs roulait ses mornes eaux,
Où nageaient, charriés du fond du désert sombre,
Des troncs de palmiers morts, entre-choqués dans l’ombre.
Les lions prisonniers dans les parcs en gradins
Erraient ; et par éclats, leurs grondements soudains,
Prolongés en échos de terrasse en terrasse,
Emplissaient l’air troublé d’une rumeur vorace.
Parfois, rauque, étranglé, farouche, épouvanté,
Un râle se mêlait au bruit d’un corps jeté :
Quelque captif, lancé par-dessus la clôture
Aux fauves inquiets qui flairaient leur pâture.
Le silence creusait le gouffre de la nuit;
Et sous le ciel aveugle où nul astre ne luit,
En rafales, le vent, venu des solitudes,
Parmi les arbres durs et les feuillages rudes,
Tumultueusement soufflait, depuis le soir.
Et les hauts monuments dressant un faîte noir,
Les temples colossaux construits depuis vingt nères,
Accrochant tour à tour quelques reflets lunaires
Aux livides rondeurs de leurs dômes cuivrés,

Dans la mouvante nuit étageaient par degrés
L’amas pyramidal de leurs chambres sublimes.
Mais seul, comme un sommet dominant d’autres cimes.
Le temple de Šamaš, au long de ses parois,
Par les grilles de bronze et sous les seuils étroits,
Laissait, du sanctuaire où le Soleil habite,
Filtrer des jets de flamme et de clarté subite,
Où surgissaient en blocs monstrueux et confus
Des simulacres d’or sur d’innombrables fûts,
Des Dieux armés de dards, foulant des bêtes mortes,
Des formes de taureaux barrant de larges portes
Et de grands bas-reliefs où, dans leurs becs aigus,
Des vautours emportaient des têtes de vaincus.
Et les plus vieux palmiers tremblaient. La violence
Du vent s’exaspérant dans le vaste silence,
Ainsi que des fétus, les courbait jusqu’au sol.
Les nocturnes oiseaux, chavirés dans leur vol,
Retombaient lourdement avec des bruits funèbres ;
Et tigres et lions, rasés dans les ténèbres,
D’un souffle de terreur emplissaient leur prison.

Mais voici que soudain, du fond de l’horizon
Immense, déchirant la nuit du ciel antique
D’un grondement d’orage et d’un cri fatidique,
Une voix qui hurlait dans la foudre et le vent
Répéta par trois fois : — Douzi n’est plus vivant !
Il est mort ! Il est mort, le Dieu Fils de la Vie !
Pleurez sur le Dieu jeune, ô Dieux que je convie !
Pleurez, Dieux des pays ! ô Dieux du monde entier,

Pleurez ! Et désertant les monts, le temple altier,
La caverne, la crypte ou les eaux éternelles,
Venez ! Précipitez vos foules fraternelles
Et prolongez les pleurs et le gémissement
Près du lit funéraire où gît l’Unique Amant ! —
Et dans un tourbillon, la plainte solitaire
Courut, plus lamentable, aux bornes de la terre,
Dépassa la tempête, épouvanta les cieux
Et troubla le repos et le sommeil des Dieux.
Et les temples lointains, quand les Seigneurs gémirent,
De la base au sommet chancelèrent, frémirent,
Comme des monts fendus par de sourds tremblements,
Tandis que furieux, hors des portails fumants
Et des murs crevassés par de brusques secousses,
Dans un cercle d’éclairs, noyés de vapeurs rousses,
Les Dieux de pierre et d’or se levaient tout à coup.

Ils venaient. L’Univers, d’un bout à l’autre bout,
Oscillait de terreur au bruit de leur passage ;
Et la Lune voila d’effroi, comme un présage,
Sa corne intermittente au firmament sanglant.
Ils venaient par le ciel, d’un vol rapide ou lent,
Par les chemins obscurs qui s’ouvraient dans les nues,
Par l’abîme coupé de routes inconnues,
Par les déserts muets où leurs pas étouffés
Se croisaient au hasard sur les sables chauffés,
Par les gorges, les pics et les forêts lugubres,
Par les roseaux brisés des marais insalubres,
Par la mer convulsive où leurs barques d’airain

D’une écume éclatante ourlaient le flot marin.
Ils venaient, ceux pour qui les Patésis antiques
Construisaient dans Akkad des demeures de briques,
Les Maîtres de Šoumer, les Dieux de Zirpourla,
Dimmer et Moulkit-lal et tous ceux qu’assembla
Le fidèle Pasteur au temple des Cinquante ;
Nin-ghirsou, le Héros valeureux qui fréquente
Sur un vaisseau marin les eaux de Kasourra.
Et la juste Bagas que le Ciel engendra,
Et Nina souveraine et Dame de la terre,
Et Nin-Kiš, brandissant le sceptre héréditaire.
Enchevêtrant leurs nœuds tordus par l’ouragan,
Des serpents noirs, taillés en pierre de Magan,
Rampaient dans un sillon de flamme et de fumée ;
Et voici qu’avec eux, nombreux comme une armée,
Les Dieux de Babilou, mêlés aux Dieux d’Assour,
Vers le Temple aperçu se hâtaient à leur tour.

Le premier, traversant le ciel des Sept Planètes,
Sur les vents assemblés aux ailes toujours prêtes,
Anou, tel qu’un vieux chef pour qui s’ouvrent les rangs,
Passait ; et les Soleils et les Astres errants
S’écartaient devant lui comme un peuple d’esclaves.
Bel, Maître des Pays, Père et Seigneur des Braves,
Ebranlait en marchant la Montagne du Nord,
Franchissait le sommet d’un pied terrible et fort
Et de son front, armé de six paires de cornes,
Fendait comme un taureau l’immensité sans bornes,
Tandis : que, plein de hâte, avec de grands sanglots,

Ea nageait dans l’ombre et déchirait les flots
De son ventre écaillé qu’un torse humain domine.
Précédé par la peur, suivi par la famine,
Nirgal, le combattant, bondit comme un guerrier,
Prend sa masse, secoue à son bras meurtrier
Un monstre agonisant aux griffes acérées,
Et son pas, qui résonne au-dessus des contrées,
Roule, comme un tonnerre, au mois ardent du Feu.
Mardouk, tel qu’un lion, se dresse, et du milieu
De la chambre splendide où sa vigueur repose,
S’élance, casque au front, brise la porte close,
Saisit son arc, étreint, sous le bouclier clair,
Son glaive tournoyant comme un vivant éclair,
Pointe sa lance, part et s’engouffre dans l’ombre.
Et la foule des Dieux hors des temples sans nombre
Bouillonnait ; et des cris, des pleurs, des bruits de char
S’élevaient sur Larsam et montaient de Sippar.
D’Ourouk à Ninouâ, de Nipour aux enceintes
De Borsippa, des murs vêtus de briques peintes
Aux dômes indécis de cèdre et de métal,
Une immense clameur troubla le sol natal,
A l’heure où, désertant les sphères éternelles,
Assour au cœur du Disque ouvrit ses larges ailes.
Et, comme un long cortège en deuil, de toutes parts,
Les yeux brûlés de pleurs et les cheveux épars,
De leurs ongles aigus lacérant leurs poitrines,
Volaient, derrière lui, les épouses divines,
Belit et Damkina, la molle Zarpanit
Qui presse de la main son ventre de granit,

Et Goula sidérale et les Esprits d’étoiles,
Et la funèbre Allât qui couvre de ses voiles
Le Pays sans retour où descendent les morts.
Puis, confus, bousculés et mêlant leurs essors,
Dans le vent plus rapide erraient les vieux Génies,
Les monstres au front d’homme, aux quatre ailes unies,
Les grands taureaux mitres dont la barbe en rouleaux
Sur un poitrail massif ruisselle en vastes flots ;
Et ceux qui, présentant le fruit et la corbeille,
Gardiens du songe heureux, protecteurs de la veille,
Avec un regard d’aigle ont un bec carnassier.
Et tout cela, grands Dieux, Monstres, bétail grossier
Dressé, depuis les temps, au seuil des portes lourdes,
Pêle-mêle emporté, joignait ses rumeurs sourdes
Au tumulte des vents sur l’antique univers,
Et loin du sol choisi, loin des temples ouverts,
Sans fin vers Babilou fuyait dans la tempête.

Comme un appel vibrant qu’un long écho répète,
La Voix pleurait toujours dans le ciel assombri,
Et, plus désespéré, l’interminable cri
Allait s’élargissant jusqu’aux confins du monde,
Aux bords occidentaux où la mer furibonde
Qui se gonfle, se creuse et s’ouvre comme un trou,
Entraîne en les brisant les barques d’Aq’harrou.
Les lamentations sans trêves et sauvages
S’enflaient ; et les flots noirs hurlaient, et les rivages
À la clameur d’Arvad unissaient tour à tour
La clameur de Zidôn et la clameur de Zour.

Et tous les Baalim et tous les vieux Bétyles
Abandonnaient les ports, les cités et les îles,
Tous, Melqarth nautonier, géant, taillé d’un bloc,
Et Baal-Libanon avec Baal-Moloch
Qu’une rouge fournaise emplit jusqu’à la bouche,
Baal-Zeboub, porté sur des ailes de mouche,
Et Reseph lumineux que suit Baal-Phégor.
Puis Eschmoun guérisseur dont la main tient encor
Le serpent médical, conduit les sept Kabires ;
Et dans l’ombre, à travers les flots, loin des navires,
Sur des mâts arrachés et des avants rompus,
Nagent en grimaçant les Patèques trapus.
Le bruit répercuté grandit et suit les côtes,
Et des golfes d’azur, ceints de murailles hautes,
De Qarath-Hadaschath répond le cri fatal
Que pousse, en s’éveillant, Tanith Pené-Baal.
Elle part ; sur ses pas Baal-Hammon s’élance ;
Et la mer déchaînée accroît sa violence,
Les emporte, les roule et les mêle à la fois
Au tumulte des Dieux qu’épouvantait la Voix.

Et voilà que passaient, comme en des chars de guerre,
Les Dieux barbares, durs, sanglants, nourris naguère
De chair d’homme, fumant sur des autels d’airain.
De leurs manteaux, gonflés par un galop sans frein,
Ruisselait, chaude encor, la pourpre des victimes.
Dieux de Gazza, Seigneurs des villes maritimes,
Kemosch, Dieu de Moab, Hadad, de Dammeseq.
Et tous ceux devant qui, sur un lit de bois sec,

Dans la fumée ardente et les langues de flammes,
Se tordent en hurlant des enfants et des femmes ;
Et ceux que réjouit, autour des pieux lascifs,
L’indécise beauté des danseurs convulsifs ;
A qui sur les hauts-lieux plaît le baiser des mâles,
Et, sous les myrtes verts, les sanglots et les râles
Et les sueurs d’amour, au long des membres nus.
Le désert se soulève, et des monts inconnus,
Des gorges de Thémoud, des pics de Nabatène
Monte en un tourbillon, dans la nuit incertaine,
Le peuple informe et noir des Dieux du grand Désert.
Les bornes de basalte et le Rocher couvert
De bijoux consacrés sur des robes royales,
Heurtent leurs angles durs aux pierres sidérales.
Ils s’ébranlent, pareils aux blocs monumentaux
Qu’un tremblement de terre arrache aux piédestaux ;
Et le vent qui les chasse en sa fuite éperdue,
Comme une grêle énorme, à travers l’étendue,
Avec de sourds fracas, de formidables chocs
Et de brusques éclairs sur la noirceur des rocs,
Amasse et précipite une averse de pierres.

Et le vent redoublait ; et les ombres dernières
Des Bétyles épais s’effaçaient vers le Nord,
Où rugissait l’Esprit au temple du Dieu mort.
Mais quand la multitude infrangible et poudreuse
Tout entière eut sombré dans la nuit ténébreuse,
Voici qu’à l’horizon sinistre et décharné,
Dressant son faîte rouge, abrupt, illuminé

D’éclairs vertigineux et de lueurs de cuivre,
Où de vagues Esprits ailés semblaient poursuivre
L’invisible Jaloux que le mont déroba,
Comme un bûcher, soudain le Sinaï flamba.
Et voici qu’au-dessus des sommets de porphyre,
Sous un ciel de cristal que la foudre déchire,
Quatre grands Keroubim planaient. Leurs ailes d’or
S’unissaient deux par deux dans un unique essor.
Une clarté tombait de leurs quadruples faces,
Et, de tous les côtés, tournoyaient sur leurs traces
Quatre cercles vivants où palpitaient des yeux.
Et dans un vol égal les Êtres radieux
Soulevaient et voilaient sous une tente énorme
Un trône de saphir où siégeait une forme
Terrible, inaperçue, à la barbe de feu,
Comme un vieillard farouche avec l’aspect d’un Dieu.
Le Sinaï rugueux tressaillit d’épouvante ;
Et ce fut dans le ciel comme une ombre vivante,
Quand, parmi les éclairs, le tonnerre et les vents,
Le Tabernacle obscur gonfla ses plis mouvants
Et quand, environné d’horreur et de mystère,
Vêtu d’ombre jalouse, Iahvé solitaire
Aux bras des Keroubim s’enfonça dans la nuit.

Des Dieux, encor des Dieux dont la horde poursuit
D’autres Dieux inconnus que les temples vomissent.
Tramant le flot verdi de ses eaux qui blêmissent,
Le vieux Nil paternel réveille ses ibis ;
Et le glapissement des rauques Anubis,

Comme un clairon funèbre, au fond des nécropoles
Et des palais divins, va troubler les Idoles.
Les verrous sont rompus ; sur de hauts escaliers
De gigantesques Dieux se pressent par milliers.
Comme de grands oiseaux s’abattant sur les chaumes.
Leur innombrable foule envahit tous les Nomes,
D’Abou jusqu’à Saï, d’Ouas à Mannower.
Tel qu’un fauve guerrier, Set tend son arc de fer,
Et s’écrie, et joyeux d’ouvrir une autre tombe,
Annonce que là-bas un Dieu nouveau succombe.
Dans la tempête, au loin, mugissent les Hapis ;
Les monstres anxieux et les Sphinx accroupis
Ainsi que des gardiens devant de lourds pylônes,
Les Animaux sacrés, parmi les sables jaunes,
Découpent vaguement des profils léonins ;
Et d’autres, abaissant sur des corps féminins
Des mufles élargis, coiffés de doubles plumes,
S’effacent tout à coup dans l’océan des brumes
Que le Fleuve soulève au travers de Mousri.
Ammon-Râ flamboyant, traîné dans la bari
Par deux chacals, suivi de noirs cynocéphales,
Apparaît un instant et fuit dans les rafales.
Pthah, tel qu’une momie, et Khem générateur
Et le morne Osiris traversent la hauteur
Du Ciel solaire, où passe, en troupes incertaines,
La plaintive tribu des Déesses lointaines.

Telle hurlait la Voix ; tels des quatre côtés
Du monde s’élançaient les Dieux épouvantés.

Là-bas, vers Babilou dont la masse agrandie
Croissait et s’empourprait de reflets d’incendie.
Solitaire, au milieu, comme un sommet fumant,
S’ouvrait la Pyramide où reposait l’Amant.
À l’entour, se ruant au lieu des funérailles,
Les Esprits assiégeaient la rampe et les murailles ;
Et les portes roulaient ; et dans la profondeur
Immobile, Samas éteignait sa splendeur.
Et haletants, foulés au seuil du Sanctuaire,
Mêlant un cri suprême à l’appel mortuaire,
Pleins d’angoisse, effarés, loin de leur ciel vermeil.
Tous les Dieux s’engouffraient au Temple du Soleil.


II


Et quand la séculaire et céleste Demeure
Eut englouti les Dieux dans l’ombre intérieure,
Quand sur les panneaux d’or des portails refermés
Les peaux eurent tendu leurs plis accoutumés,
Quand la foule divine, envahissant l’enceinte.
Se fut rangée autour, près de la noire plinthe,
Le Lieu de la Splendeur et de la Majesté
Apparut presque obscur et comme inhabité.

Pareille aux flancs creusés d’une barque profonde.
Recouverte d’émail fondu, la voûte ronde
Brillante de clous d’or, toute peinte d’azur.

Avait l’aspect du ciel inaltérable et pur.
Des poutres de palmier tombaient de légers voiles,
Brodés de fils d’argent, où tremblaient des Étoiles,
Des disques, des croissants, des astres radieux,
Des symboles secrets et les nombres des Dieux.
Cachant l’épais bitume avec l’argile grise,
Au faite des parois se déroulait la frise
D’émail multicolore et de carreaux vernis,
Où, symétriquement, sur les côtés unis,
De rangs superposés couvrant les quatre faces,
Sur un fond d’un blanc cru fleurissaient des rosaces,
Des lotus bleus, des fruits jaunes, des arbres verts
Et la plante sacrée aux boutons entr’ouverts.
Plus bas, se prolongeaient jusqu’au bord des portiques
Des luttes d’animaux et des combats mythiques,
Où des héros géants, peints d’ardent vermillon,
Perçaient de chaque main la gueule d’un lion.
Plus bas encor, devant l’autel des Dieux sublimes,
Le Sacrificateur égorgeait des victimes,
Et le Prêtre debout, d’un geste consacré,
Conduisait l’Adorant vers le trône carré
Où siégeait, revêtu de la tunique à franges,
Un Être au double front ceint de bornes étranges.
Sous la frise éclatante alternaient sur le mur
Des lamelles d’argent et des plaques d’or pur,
Et par place, enchâssés dans le bronze ou l’ivoire.
Des morceaux de lapis et de sardonyx noire.

Au fond du Sanctuaire, en un retrait sculpté,

Plein d’ombre, de silence et d’immobilité,
Sur un grand piédestal se dressait la statue
Du Soleil, seule, énorme, entièrement vêtue
De roides robes d’or, de perles, de joyaux,
De bracelets en croix et de colliers royaux.
Mais le Disque éternel pâlissait sur sa tête ;
Et le Dieu, comme en deuil de sa splendeur secrète,
De lui-même éteignait son propre flamboiement.
Des pleurs nouveaux noyaient ses yeux de diamant,
Et la stupeur commune et l’angoisse divine
De sanglots inconnus déchiraient sa poitrine.
Car il a vu dresser sur trois degrés, ce soir,
Au milieu de l’enceinte un lit de cyprès noir,
Funéraire, tendu de pourpres violettes,
Et s’allumer la myrrhe au fond des cassolettes.
Il a vu, gémissant et le pleurant en vain,
Un cortège hâtif porter l’Epoux divin,
Et s’arrêter, sortant des humides ténèbres,
Au chevet du Dieu mort, les Deux Poissons funèbres.
Il gît, le Dieu muet, le Rejeton choisi,
Le Printanier, l’Amant, le bien aimé Douzi,
Fauché dès son matin comme une fleur dans l’herbe,
Le Fils mystérieux dont la beauté superbe
Rayonnait sur la vie et l’enivrait d’amour.
Il gît ; ses yeux sont clos ; son corps au beau contour
Tel qu’un marbre rigide éclate sur la couche.
La pâleur a flétri les roses de sa bouche ;
De son front sans bandeau pendent ses cheveux bruns ;
En flots calamistrés, luisante de parfums,

Frissonne et s’élargit sa barbe juvénile
Sur la froide blancheur de son torse immobile ;
Au bord du lit étroit retombe un bras glacé
Près des vases de terre et du glaive émoussé ;
Et le sang généreux, le sang du Dieu s’épanche,
Jaillit du flanc ouvert et de la cuisse blanche,
Inonde les genoux, coule en filets pourprés
Et d’un tiède ruisseau baigne les pieds sacrés.

Ô deuil ! les Dieux hagards s’agitent et se lèvent.
Ils frémissent ; leurs yeux pleurent ; leurs cris s’achèvent
En de longs hurlements. De lamentables mains
Se tendent vers la couche, et des bras surhumains,
Violents, lacérés, tordus, criblés d’entailles,
D’une sanglante pluie aspergent les murailles.
Les Dieux, ivres d’horreur, s’élancent. Mais voilà
Que surgit devant eux, près du lit qui trembla,
Ištar, la Mère auguste et l’Epouse immortelle,
Qui, d’un geste irrité les repoussant loin d’elle,
Protège encor Douzi de son voile étendu.
C’est Elle ! Elle a versé sur son époux perdu,
Avec ses pleurs jaloux, le flot des aromates.
Elle a sur la chair pâle et sur les lèvres mates
Collé sa bouche avide et ses baisers ardents.
Et rien n’a répondu. Nul souffle, entre les dents,
À son dernier sanglot n’a mélangé d’haleine.
Le cadavre adoré, sur les tapis de laine,
Est comme un bloc d’albâtre et n’a pas tressailli.
Et la Déesse, encor rouge du sang jailli,

Presse le Dieu glacé d’une suprême étreinte.
Mais de soudaines voix ont répété sa plainte,
Comme un écho prochain, dans le temple obscurci :
Les voix des mornes Sœurs, celles qui vont aussi
Appelant et cherchant le Fils de leurs entrailles,
Et qui, le sein meurtri, mènent les funérailles
De l’Epoux disparu, frappé du coup fatal,
Astoreth qui réveille Adoni dans Gébal,
Et la féconde Isis qui recueille et sillonne
De ses larmes sans fin le coffre et la colonne
Où, comme en un vaisseau, sur l’abîme ont roulé
Les membres refroidis d’Osiris mutilé.
Ištar entend. Le corps des célestes Pleureuses
Sur les degrés s’affaisse en poses douloureuses,
Et le double sanglot de leur commun regret
Au cœur de la Déesse est comme un double trait.
La passion la brûle et la fureur l’égaré.
Son manteau d’or tissé l’accable ; sa tiare,
Où l’Étoile du soir s’incruste et resplendit,
Tombe et sur le pavé par trois fois rebondit.
Rompant les nœuds croisés de son écharpe étroite.
Sous ses doigts convulsifs, la tunique où miroite
Le pectoral i)rodé se fend du haut en bas.
Les bracelets massifs en glissant de ses bras
Et les colliers rompus, pesants comme des chaînes,
Sur le sol, à ses pieds, traînent leurs splendeurs vaines.
Noirs comme un ciel d’hiver, ses lugubres cheveux
D’une lourde nuée ombrent ses reins nerveux ;
Un tragique frisson, des seins aux pointes dures

Jusqu’au ventre altéré de divines luxures,
Court, ainsi qu’un grand vent sur un lac irrité.
Et dans sa formidable et fière nudité,
Au centre illuminé de la vaste Demeure,
Ištar devant les Dieux paraît, regarde et pleure.
Elle ouvre, comme un pâtre aux bœufs pressés au seuil,
La porte de sa bouche aux paroles de deuil,
Et laisse se gonfler et mugir comme un fleuve
Le flot désespéré de sa douleur de veuve :

— Hélas pour mon Époux, tombé sans défenseur !
Hélas ! Hélas pour moi, son Épouse et sa Sœur !
Hélas, ô Rejeton, Fils Unique, ô Victime,
Premier-né qu’engendra l’Esprit du grand Abîme !
Hélas ! la mort précoce a clos ton œil chéri,
Ô Nourrisson divin dont la lèvre a tari
Ma féconde mamelle, aux jours de ton enfance !
L’hivernal sanglier de sa rude défense
T’a percé, comme un chien dans le désert des bois ;.
Et voici qu’a nouveau j’entends, comme autrefois.
Les lamentations monter dans l’air sonore.

Silence, ô Dieux ! Silence, ô durs Pasteurs qu’honore
Le troupeau gémissant des hommes ! ô Soleils,
Étoiles, Rayons clairs, ô Sept Astres vermeils
Qui voguiez avec moi dans le ciel planétaire,
Éteignez-vous ! Ô Vents qui desséchez la terre
De votre gueule en feu d’où sort un tourbillon,
Courez, vents du Midi, vents du Septentrion,

Vents qui dans les marais ridez les eaux putrides,
Soufflez sur l’univers, Esprits des Vents arides !
Vous ne hennirez plus, ô chevaux attelés !
Comme à l’heure où, livrant vos crins échevelés
Aux frissons belliqueux des anciennes victoires,
Vers le ciel des combats, rayé de flèches noires,
Loin des temples d’Assour vous emportiez mon char.
Et vous, Lions puissants, dont le pied nu d’Ištar
Foulait le dos robuste et la noble crinière,
Puisque les pleurs tombés des yeux de la Guerrière
Ont coulé longuement sur vos mufles poilus.
Lions, gardiens d’Ištar, vous ne rugirez plus !
Mais vous, Dieux étrangers, Dieux inconnus, Dieux frères.
Dieux qui pleurez Douzi dans les nuits funéraires,
Cortège inattendu des Dieux, écoutez-moi !

Malheur ! Malheur ! Ô Soir lamentable ! L’effroi
A dévoré la chair de l’immortelle Amante
Et brisé le rempart de mon âme où fermente,
Comme en un cellier creux, le vin de ma douleur.
Mon cœur s’est abreuvé dans le puits du malheur ;
Le vase est en morceaux et l’outre m’est ravie
Où bouillonnait la source antique de la Vie.
Dans l’Aral ténébreux, dans la Maison des morts,
Les Eaux de pestilence ont inondé mon corps.
Mes lèvres oublieront les baisers d’autres lèvres,
Et mes bras desséchés, brûlés de vaines fièvres,
Mes bras où j’enfermais l’amour universel,
La volupté du monde et les ardeurs du Ciel,

Mes bras ne presseront contre mes seins avides
Que des monstres sans forme et des spectres livides.
Aveugle, ceint d’un mur de fer, sans horizon,
L’Abîme inférieur m’ouvrira sa prison ;
Et j’entrerai, traînant, comme une esclave errante,
L’inutile fardeau de ma beauté mourante.
Car les mois réguliers ont déjà, dans leur cours,
Ramené l’heure triste et les funestes jours
Où j’ai cherché Douzi dans la blême étendue
Du Pays sans retour où je suis descendue.

Hélas ! le souvenir, tel qu’une vaste mer
Qui déferle et mugit, gronde en mon cœur amer.
Je regarde émerger de l’ombre primitive
L’univers ébloui de ma splendeur native.
Je revois s’élancer sur les flots éclatants,
Solitaire et pensif, l’Esprit des premiers temps,
Et croître et flamboyer, dans le ciel de mon Père,
La face aux rayons d’or de mon Astre prospère,
Lorsque sur Babilou la nuit obscurcissait
Le fuyant crépuscule où Šamaš palissait.
Palmier, qui, verdissant parmi les fleurs divines,
Jusqu’au fond de l’Abîme étendais tes racines,
Salut ! Mon bien-aimé, le front sur mon genou,
Dormait sous ton feuillage au jardin d’Éridou.
Là, comme une forêt, ton auguste ramure
Abritait au milieu ma couche immense et pure,
Où, loin des yeux humains et des pieds étrangers,
Plus doux que l’huile épaisse et les fruits des vergers.

Le Fils de mon amour buvait les Eaux fécondes.
Douzi ! Douzi ! le Sort a desséché les ondes,
Et l’hiver meurtrier ouvrit devant tes pas
La porte du Pays d’où l’on ne revient pas.
Allât, ma sœur jalouse, a tiré la barrière
De l’enceinte immuable où s’éteint la lumière.
Le gouffre t’engloutit et la nuit t’aveugla
Au seuil de la Maison qu’habitait Irqalla,
Où, tels que des oiseaux vêtus d’immondes plumes,
Tous les morts, abreuvés de fétides écumes,
Mâchent la boue infecte et les fangeux limons ;
Où le sable enflammé corrode les poumons ;
Où sans trêve, pareil à l’ouragan funeste,
Un vent empoisonné souffle en semant la Peste.

Comme une louve errante au fond des bois déserts
Cherche le loup blessé, court et remplit les airs
Et les halliers sanglants d’un hurlement sauvage,
Telle j’épouvantais du cri de mon veuvage
L’horizon de la terre et l’horizon des cieux.
Tel, plus ardent encore, en mon cœur anxieux,
Brûlait le vain bûcher de mon amour terrible.
Telle la volupté farouche, inextinguible,
Malgré le deuil nouveau, mordait mes flancs sacrés.
Et j’aspirais au loin dans les vents altérés,
Comme un acre parfum, l’exhalaison des mâles ;
Et j’écoutais hennir et répondre aux cavales
Les étalons cabrés qui, s’avançant par bonds,
Battaient l’espace heureux de leurs pieds vagabonds.

L’universel désir, l’insatiable ivresse
Rongeaient mon cœur céleste et ma chair de Déesse.
Lasse enfin d’évoquer l'inoublié Douzi,
J’allai flairant ma proie et mes bras ont saisi,
Fantômes mensongers de sa forme incertaine,
De terrestres amants que poursuivait ma haine.
Des ongles et du bec, un aigle ensorcelé
A scellé son amour sur mon corps étoile.
Mais le vent a vanné les plumes de ses ailes,
Ses ongles par morceaux et son bec en parcelles.
Sept par sept, j’arrachai les griffes et les dents
D’un lion, terrassé sous mes pieds imprudents.
J’ai dompté, par un piège et par des maléfices,
Le cheval de combat, le cheval aux poils lisses,
L’étalon vigoureux, dont le rigide assaut
D’un rude accouplement m’éveillait en sursaut,
Hurlante et polluée, et jamais satisfaite.
Mais j’ai rompu sa force et j’ai courbé sa tête
Par la course, la faim, le breuvage et le fouet.
Le berger des troupeaux, l’enfant qui dénouait,
En m’offrant ses brebis, ma ceinture éclatante,
Le pâtre émasculé s’est enfui de ma tente
Comme un cerf aux abois hâtant ses bonds fiévreux,
Poursuivi par ses chiens et dévoré par eux.

Ainsi, d’un vil cortège à la piste suivie,
Pareille à la femelle encore inassouvie,
Ô Dieux ! je languissais loin du Fils bien aimé,
Quand je tournai mon œil vers le Héros armé.

Vers l’amour d’Iztoubar j’ai levé ma paupière,
Vers l’amour d’Iztoubar j’ai crié ma prière :
— Sous le voile écarté de mes cheveux flottants,
Tu cueilleras les fleurs de mes seins palpitants.
Viens ! Je suis ton épouse, Iztoubar ! Et toi-même,
Vainqueur, vêtu de pourpre avec le diadème,
Monte et sois mon époux. Le char aux essieux d’or,
Aux coursiers emportés dans un splendide essor,
Te conduira, joyeux, par la porte odorante,
Vers ma maison de cèdre et ma couche enivrante.
Et je serai ta vigne, et, parmi les coussins,
J’égrènerai pour toi mes grappes de raisins,
Tandis que, parfumant le frais pavé des salles,
Ta servante à genoux déliera tes sandales.
Viens ! Mes chambres d’argent, mes palais trop étroits,
Seront tes réservoirs pour les tributs des rois.
Tes grands taureaux au joug courberont leur front large ;
Le mulet de lui-même acceptera sa charge ;
Tes brebis, sans relâche offertes aux béliers,
Dans ton royal bercail s’accroîtront par milliers
Et de doubles agneaux peupleront tes étables. —

J’ai dit. Mais Iztoubar, aux armes redoutables,
De mon visage en pleurs a détourné son œil ;
Et son pied dédaigneux n’a point foulé mon seuil,
Et sa bouche a vomi contre ma face impure
Tout le vomissement de la suprême injure :
— Puisque l’aigle éperdu, l’étalon sans rival,
Puisque l’enfant, meurtri par ton amour brutal,

Puisque rien n’assouvit ta fureur ni ton âme,
Moi, je n’entrerai point ! Ta maison vide, ô femme !
Sur les talons prudents de ma Divinité
Ne refermera pas son portail empesté.
Loin de tes rets trompeurs je fuirai, comme un fauve.
L’air pesant et mortel que souffle ton alcôve.
Ton lit voluptueux, — dont le pilier brillant,
Comme un poignard aigu, transperce le Vaillant, —
Est un antre caché sous un buisson d’épines.
Le nocturne hibou niche dans ses ruines,
Et la flamme sanglante, aux ondoyants reflets,
Dévore jusqu’en bas le mur de ton palais.
Arrière, Ištar ! ô toi plus lascive et plus vile
Qu’une prostituée assise dans la ville,
Qui, les genoux croisés, la corde autour du front,
Silencieuse et peinte, attend ceux qui viendront. —

Ce fut alors, ô Dieux ! quand l’insulte dernière,
Telle qu’une cinglante et rapide lanière,
Sur ma joue avilie eut creusé son sillon ;
Quand plongeant dans mon cœur, comme un dur aiguillon
Qui tremble dans la plaie et l’augmente et l’irrite,
L’implacable mépris de ma beauté proscrite,
Au carrefour d’Ourouk Iztoubar fut entré ;
Quand d’un fer triomphant le Héros eut châtré
Le Taureau, mon vengeur, et vers ma face pâle
Jeté la peau rugueuse et la force du Mâle ;
Alors, loin du ciel pur, vers le morne séjour
Où m’attendait l’Époux qu’évoquait mon amour,

J’ai tourné mon espoir et j’ai voulu descendre.

Ouvrez-vous pour Ištar, noirs chemins, dont la cendre
Couvre en tourbillonnant le pavé sépulcral !
Et toi, sombre Gardien des portes de l’Aral,
Geôlier du seuil farouche et de l’exil barbare,
Fais glisser devant moi les verrous et la barre ;
Sinon, forçant le mur, j’arracherai ses clous,
Et les morts affranchis, semblables à des loups,
Par la brèche échappés des lugubres royaumes,
Au peuple des vivants mêleront leurs fantômes.
Je t’implore, ô Maîtresse ! Allât ! Reine des Dieux !
Fuyant la terre sourde et le ciel odieux,
Je viens vers toi. Ma chair sera ma nourriture,
Et je boirai le sang de ma propre blessure,
Dans la fangeuse horreur des gouffres meurtriers.
Je me lamenterai sur les pâles guerriers
Dont mon épieu massif brisa les forteresses ;
Sur les vierges en deuil, voilant de longues tresses
Un front que nul époux n’a jamais profané ;
Et, coulant plus amer sur le beau Nouveau-né,
L’unique Rejeton, fauché dès son aurore
Comme un frêle arbrisseau dont la fleur vient d’éclore,
Le torrent de mes pleurs débordera l’Enfer !
Et ma sœur répondit : — Gardien du seuil de fer,
Quelle voix a troublé la torpeur souterraine ?
La colère d’Ištar est comme la gangrène
Qui ronge ma poitrine et dévore mes reins.
Sa fureur est un mal contagieux. Je crains

Les Dieux supérieurs ; je suis l’herbe coupée
Sous la luisante faux que tient leur main crispée.
Je suis le brin flétri sous les rameaux en fleur.
Fais rouler le portail sur les gonds du Malheur :
Selon l’usage ancien, par la blême avenue
Qu’elle entre en se courbant méconnaissable et nue ! —

De l’humide plafond, des murs fuligineux,
Des serpents qui tombaient m’enlaçaient dans leurs nœuds.
J’entrai. Mais je sentis, dès le premier passage,
La main du noir Gardien qui frôlait mon visage,
S’abaissait, lacérant dans l’ombre, à mon côté,
Les vêtements épars de ma Divinité,
Et m’arrêtant devant les Sept Portes obscures,
D’un geste impitoyable arrachait mes parures.
Ma tiare éclatante et mon bandeau souillé
Tombèrent brusquement de mon front dépouillé.
Les rubis incrustés de mes pendants d’oreilles,
Pleins de flamboiements clairs et de rougeurs pareilles
Aux pourpres du matin sur les sommets neigeux,
De leurs orbes sanglants trouaient le sol fangeux,
Tandis que de mon cou s’égrenait sur les dalles
La laiteuse blancheur de mes colliers d’opales.
Puis ma robe frangée, aux larges plis soyeux,
Et ma ceinture d’or où rayonnaient des yeux
Et des pierres d’azur parmi des perles blanches
Jusqu’à terre à leur tour glissèrent de mes hanches.
Pareils à des serpents, mes bracelets tordus
S’échappaient, un par un, de mes bras éperdus,

Et les anneaux d’argent qui sonnaient sur ma jambe,
Craquaient comme un bois sec dans un bûcher qui flambe.
Mais plus proche, en passant, enfin j’apercevais
L’immensité de l’ombre et du Pays mauvais,
Déjà la morne Allât m’attendait dans son antre,
Quand, près du dernier seuil, se fendit sur mon ventre
L’invisible tissu qui voilait ma pudeur.

Ô Palais de l’Aral ! Antique profondeur,
Funèbre sanctuaire où ma sœur infidèle
M’abreuva d’amertume et m’enchaîna près d’Elle !
Ô gouffre, où j’égarai mes pas irrésolus
En appelant Douzi de mes cris superflus !
Longs mois, où le taureau muet, sans force et lâche,
Paissait une herbe rare en oubliant la vache ;
Où l’époux dédaigneux, inutile et glacé,
Fuyait la froide épouse et le lit renversé ;
Où rien ne germait plus ; où frémissait à peine,
Au fond du cœur séché de la famille humaine,
L’inerte souvenir des vieilles voluptés !
Et la vie expirait. Les Dieux déshérités
Pleuraient Ištar captive et sa beauté perdue.
Šamaš disparaissait ; l’éclipse inattendue
Déchirait dans la nuit la lune par morceaux,
Et les Dieux inquiets, vers le Seigneur des Eaux
Levant leurs yeux troublés, interrogeaient l’Ancêtre.
Mais lui, l’antique Ea songeait : — Je ferai naître
L’Esprit libérateur, le clair Ouddoušnamir.
J’enverrai vers Ištar et la ferai sortir.

Armé du nom des Dieux, va, Messager des femmes !
Briser le mur épais et les portes infâmes.
Va ! Qu’Ištar délivrée avec son Bien-aimé
Remonte plus brillante au ciel accoutumé ;
Qu’Ištar épuise l’outre éternelle et s’enivre
Des eaux de renaissance et des eaux qui font vivre,
Et qu’Allât, prosternant son front humilié,
Soit devant les Grands Dieux comme un roseau plié. —
L’Esprit parut. L’Aral chancela sur sa base.
Allât cria : — Maudit ! que le créneau t’écrase,
Que ton vin soit la mare et le cloaque impur,
Le manteau de ton corps la seule ombre du mur
Et que, plus dévorants que des oiseaux de proie,
Tous les maux inconnus s’acharnent sur ton foie ! —

Mais l’Esprit lumineux passait ; et devant lui
Le royaume, où jamais aucun astre n’a lui,
D’une lumière oblique éclairait ses cavernes ;
Et les morts réveillés voyaient, de leurs yeux ternes,
Rouler sur les gonds noirs les sept porches béants ;
Et moi-même, à travers de visqueux océans
De fange et de limon, j’accélérais ma course
Vers le lieu fatidique où jaillissait la Source,
L’Abîme où, débordant leur vasque de cristal,
Bouillonnaient l’Eau puissante et le Torrent vital.
C’était là. Parmi l’ombre immobile et bleuâtre,
Mon Bien-aimé buvait dans la coupe d’albâtre.
Dans ses veines d’azur, dans ses yeux entr’ouverts,
La vie et la clarté rayonnaient au travers ;

Et ses membres semblaient, gonflés d’ardente sève,
Des dattiers, lourds de fruits, que l’été dore et crève.
Salut ! ô jour nouveau ! Soleil ! Ciel retrouvé !
Printemps, qui balançais sur l’Amant conservé
Les parfums rajeunis des floraisons précoces !
Baisers inoubliés des fugitives noces,
Ô baisers de Douzi que les divins palmiers
Au jardin solitaire ont cachés les premiers,
Salut ! Le Rejeton, dans sa grâce éphémère,
Tendait ses faibles bras vers le cœur de sa mère ;
Et moi, comme une épouse ayant baisé ses yeux,
Je l’emportai vivant dans le ciel des Grands Dieux.

Les mois sont revenus. L’antique destinée
A refermé sur toi le cercle de l’année.
Voici l’heure, ô Douzi ! Le vent froid des sommets
Mord tes membres glacés et roidis désormais.
Le flot précipité de tes blessures neuves
D’une sanglante écume empourpre l’eau des fleuves ;
L’écorce des Pays est un champ dévasté
Et la terre muette, en sa stérilité,
Te pleure, ô Printanier, qui disparais encore !
Pleurez ! la nuit s’amasse et n’aura plus d’aurore !
Pleurez, Esprits des Dieux, vous qui me reverrez
Heurter au mur de fer mes bras désespérés !
Pleurez, Esprits des Dieux ! De mes mains suppliantes
Je briserai la coupe, et de pierres voyantes
Je remplirai le creux de mes genoux meurtris.
Seigneurs, souvenez-vous ! Souvenez-vous, Esprits !

Esprits des profondeurs, Esprits des sombres portes,
Esprits qui dispersez avec les races mortes
La cendre des vivants dans d’éternels remous,
Esprits, recevez-moi quand je reviens vers vous !

Non ! Je vaincrai l’Abîme. Au Mois de mon Message,
Namtar ne suivra plus mon douloureux passage,
Comme un chien sur la trace, aux pleurs de mon effroi.
C’est Ištar qui t’appelle, ô Douzi ! Souviens-toi !
Douzi ! Douzi ! Douzi ! Fils et Pasteur unique,
Quel sort interrogé, quel mot talismanique,
Quel nombre rouvrira l’abîme où tu descends ?
Quelle imprécation vers les Dieux impuissants
Te fera refleurir sur les vertes collines,
Comme un acacia, séché dans ses racines,
Que baigne et rafraîchit l’eau des canaux lâchés ?
Ô lèvres de l’Epoux ! ô membres arrachés !
Ô déluge de sang, intarissable pluie
Qu’aux flancs du Bien-aimé ma chevelure essuie !
Ô restes abattus de sa virilité,
Epieu fécondateur, glaive de volupté,
Qui naguère, aux saisons des célestes semailles,
Plus dur qu’un soc d’airain, labourais mes entrailles !
Ô Taureau mugissant, réveille-toi ! Bondis
Hors du funèbre enclos, sur les bords arrondis
De l’Abîme natal où monte et se révèle
Le Soleil printanier de ta vigueur nouvelle !
À la voix des pleureurs, au bruit de mes sanglots,
Ressuscite, ô Douzi ! Rallume en tes yeux clos.

Comme des rayons d’or dans l’océan des nues,
La flamme primitive et les clartés connues
Et foule avec Ištar, ô Maître glorieux,
La Montagne du Nord où sont les anciens Dieux ! —


III


Elle dit. Et soudain, sans force, inanimée,
Au bord du lit funèbre où traînait la fumée
Des torches de résine et des flambeaux éteints,
Muette, trébuchant sur ses pieds incertains,
Ištar s’affaisse et gît près du cadavre pâle.
Aussitôt, des parois à l’entour de la salle,
Des recoins, submergés par la nuit, du pavé,
Des escaliers, des tours et du dôme crevé,
Des lieux du sacrifice et de la chambre occulte,
Tous les Dieux déchaînés surgirent en tumulte.
Plus pressés, plus nombreux et plus retentissants
Qu’une antique forêt de pins, sur les versants
De l’Ourarthou neigeux où grondent les tempêtes,
Se mêlaient au hasard de grands profils de bêtes,
Des torses monstrueux, des mufles et des fronts,
Des faces de taureaux où luisaient des yeux ronds,
Des visages divins creusés par l’épouvante,
Toute la multitude innombrable et mouvante
Qui se ruait ensemble et qu’un vent violent
Semblait pousser de l’ombre autour du lit sanglant.

Là, dans le Temple obscur où les voix montaient seules,
Soupirs des bouches, cris, rugissements des gueules,
Monotone rumeur des souffles convulsifs,
Pareille au bruit roulant des flots sur les récifs,
Dur cliquetis des becs, sifflements des reptiles,
Plaintes qui s’éveillaient dans le choc des Bétyles,
Tonnerres inconnus, fracas mystérieux
Qui déchirent le ciel lorsque parlent les Dieux,
Se fondaient dans la nuit en un sanglot unique.
Et de ce hurlement, comme un cri de panique,
Sortait : — Malheur sur nous ! Douzi n’entendra pas !
Malheur ! La coupe est vide, Ištar, où tu trompas
L’inextinguible soif de ton espoir stérile.
Viens ! Le mur sépulcral est creusé dans la ville,
Où, roide et décharné, baigné d’huile et de miel,
Dormira pour jamais l’ancien Pasteur du Ciel.
Hélas ! — Les bruits mouraient en d’immenses murmures.
Telles dans l’ouragan frémissent les ramures
Des cèdres. Et les Dieux refluaient en laissant
Ištar, à deux genoux dans les flaques de sang,
Hausser jusqu’à Douzi sa face découverte
Et d’un dernier baiser mordre la chair inerte.

Mais lorsque le silence immobile eut empli
Le Temple et l’horizon, dans l’ombre enseveli,
Lorsque tout l’univers avec le Dieu livide
Se fut comme englouti dans l’immensité vide,
Voici que tous les Dieux virent subitement
Sous le baiser d’Ištar frémir le jeune Amant.

Et sentirent passer, comme un feu qui circule,
Des effluves d’amour au fond du crépuscule.
Soupir encor douteux du sommeil hivernal,
Faible, tendre, plus pur qu’un frisson matinal,
Un souffle précurseur sur la bouche adorée
Flottait ; et, sous la chair transparente et nacrée,
Le sang fluide errait en ruisseaux lumineux.
La brune chevelure, échappée a ses nœuds,
S’emplissant de rayons, croissait en auréole
Autour du front, baigné d’une clarté plus molle.
Puis dans les yeux, encor noyés du long sommeil,
Comme un large vaisseau roulait un ciel vermeil
Que, dans l’espace humide et les profondeurs bleues,
Des constellations balayaient de leurs queues.
Et tous les feux vivants, tous les astres des mois
Que fait mouvoir, selon d’inéluctables lois,
Šin illuminateur sur l’horizon nocturne,
Tous les flambeaux épars de l’ombre taciturne,
Dans l’œil divin, poli comme un miroir d’argent.
Reflétaient la splendeur de leur éclat changeant.
Des membres de Douzi, telle qu’une rosée,
Ruisselait alentour la Vie inépuisée,
Et d’un flot débordant la mâle volupté
Gonflait le vaste cœur du Fils ressuscité,
Tandis que palpitait, las d’un repos stérile,
L’aiguillon rajeuni de sa vigueur virile.

Douzi renaît. Ištar de son bras triomphant
Enlace, porte, étreint le beau corps de l’Enfant,

Et le baise, et jalouse, éclatante et ravie,
Crie, avant tous les Dieux : — Salut, Fils de la Vie ! —
Les joyeuses clameurs et les chants enivrés
Répondent, ébranlant sous les plafonds sacrés
Les revêtements d’or des portes colossales,
Dont les battants, pareils aux vibrantes cymbales,
Se heurtent l’un à l’autre et s’ouvrent en grondant.
Šamaš se lève et marche. Autour du trône ardent
Sa flamme en crépitant se réveille et flamboie.
Il s’avance. Sa robe, aux plis d’or et de soie,
Traîne sur son passage en sillons embrasés.
De sa barbe en anneaux, de ses cheveux frisés,
De sa haute tiare où germe la lumière,
S’échappe et s’élargit la splendeur coutumière.
Il passe ; et par degrés le Temple devant lui,
Du pavé constellé jusqu’au faîte ébloui,
S’illumine, rayonne, éclate et se colore
De feux multipliés et de clartés d’aurore.
Simulacres, autels, trônes, linteaux, piliers,
Tels que de grands flambeaux, s’allument par milliers.
Hors des lotus ouverts et des cœurs de grenades
Sculptés en chapiteaux au front des colonnades,
Eclosent brusquement de rutilantes fleurs
Dont l’émail des parois réfléchit les couleurs.
Et l’antique Soleil, comme un roi dans la foule,
Marche ; son pied de feu sur le pavé qu’il foule
Laisse une rouge empreinte et dévore en passant
Le lit abandonné du Pasteur renaissant.
Et la flamme solaire en tourbillons s’envole,

Filtre par la muraille et, noyant la coupole
D’un flot de pourpre et d’or, la consume et la fend,
Tandis que, suspendu sous le ciel triomphant,
Embrasant d’un seul coup la vaste plate-forme,
Du Temple intérieur jaillit le Disque énorme.

Alors, comme un troupeau qui s’éveille et franchit
Les enclos trop étroits, quand le matin blanchit
Sous les joncs desséchés l’eau moins sombre des mares,
Les Dieux de Babilou, les Baalim barbares,
Tous ceux qu’avait poussés d’un souffle continu
L’irrésistible vent dans le temple inconnu,
Sortirent de la nuit, et du haut des terrasses,
Vers leurs cieux paternels tous les Maîtres des races
S’envolèrent ensemble au fond du firmament.
Et sur l’immense azur, dans le ciel écumant
De flots d’or, effondrés dans la pourpre des vagues,
Les Dieux évanouis fuyaient en ombres vagues.
Dans la sainte hauteur de l’Abîme éternel
Anou disparaissait, et les cornes de Bel
Semblaient trouer l’espace où, par la déchirure,
Mardouk resplendissant agitait son armure.
Au cœur d’un incendie ouvrant ses plumes d’or,
Le Disque ailé d’Assour prend un suprême essor
Vers Ninouâ lointaine et les villes de pierre
Dont le soleil levant allume la poussière.
Pesants, d’un lourd sabot rasant encor le sol,
Les Taureaux enivrés, ébranlant dans leur vol
Les dômes et les tours et les observatoires,

Sous le ciel obscurci traînent leurs masses noires.
Les Dieux des Prêtres-Rois, chassés vers le midi
Où meurt le flot vaseux de la mer de Khaldi,
Regagnaient d’un élan formidable et sans balte
Les temples étages où des blocs de basalte
Sculptés et jusqu’en bas pleins de signes écrits,
Depuis le dernier soir, attendaient les Esprits.

Et les Dieux d’Aq’harrou sur des barques rapides,
Joyeux navigateurs, fendaient les cieux limpides
Et nageaient dans l’air bleu vers les temples sereins,
Ornés de peaux, de mâts et d’avirons marins.
D’autres, le corps gonflé de flammes et de braises,
Rougissaient l’horizon de reflets de fournaises.
En couples enlacés, d’un vol plus ralenti,
Vers les bosquets en fleurs les Seigneurs de’Hatti,
Suivant la route vague où tournoyaient des roses,
Saluaient le réveil des voluptés écloses
Et revoyaient l’enceinte où les prostitués
Enervés et lascifs, d’amour exténués,
Chiens vils, dispensateurs de stériles caresses,
Soupirent, ignorant les baisers des prêtresses.

Les blocs abrupts, naguère effroi des déserts blancs,
Palpitent, sentent presque à leurs énormes flancs,
Comme à de noirs aiglons, pousser de rudes ailes,
S’élèvent ; et leur fuite a semé d’étincelles
Le sable illimité qui s’embrase autour d’eux,
Et du ciel se soulève et se fend. Deux par deux

Portant leur Dieu caché dans l’Arche du Mystère,
Les Keroubim, vêtus d’une splendeur austère,
Tourbillonnent. Au loin dans l’espace envahi,
Se découpe le front du morne Sinaï.
Et dans la nue éparse et les vapeurs de soufre,
Le Tabernacle saint flotte au travers du gouffre
Et solitairement décroît dans la clarté,
Au murmure houleux de l’aquilon dompté.

Telle vogue au matin vers son port magnifique
La barque du Soleil sur le Nil pacifique,
Telles, vers le rivage où les accueille Hâthor
Sur le fleuve du ciel glissaient des barques d’or,
D’où les Dieux de Mousri, ceints de couronnes doubles,
Fixant sur l’horizon leurs yeux profonds et troubles,
Comme un bétail épais que rassemble un bouvier,
Suivaient dans l’air subtil l’essor de l’Epervier.
Et tous ces Dieux errants que la lumière inonde,
Peuplant l’azur sans borne et planant sur le monde,
Noyant tous leurs rayons dans l’océan du jour,
Voyaient monter Samas et, sur la grande tour,
Douzi, l’unique Époux, éclore, et d’un sourire,
Sol de Kar-Dunias ! éveiller ton empire.

Et voici que flambaient, au nord, à l’occident,
À l’orient en feu comme un bûcher ardent,
Les sommets empourprés dont le cirque domine
Le pays tout entier, que l’aurore illumine.
Et les fleuves jumeaux, traînant, lourds et gonflés,

Le cours étincelant de leurs flots rassemblés
Jusqu’à la Mer antique où le Soleil se lève,
S’élargissaient, rongeaient les sables de la grève,
Et, comme deux métaux dans le four d’un fondeur,
Mêlaient leurs nappes d’or et leur double splendeur.
Le Perath débordé, parmi l’herbe et les glaises,
Reflétait l’incendie aux parois des falaises.
Les canaux réguliers, bordés de noirs buissons,
Larges et trop remplis, luisaient dans les moissons ;
Et leurs ondes d’argent, écumant aux barrages,
D’un réseau de cristal coupaient les pâturages
Où de grands cerfs rameux, suivis de jeunes faons,
Bramaient et bondissaient autour des éléphants.
Enivrés et repus, vautrés en longues files,
Sur le sable mouillé bâillaient des crocodiles ;
Et plus proches, du fond des marais khaldéens
Qui fumaient, hérissés de joncs paludéens,
Par bandes s’élançaient des sangliers sauvages
Dont les grognements sourds faisaient sur les rivages,
Parmi les dards aigus et les roseaux piquants,
Bruire au loin le vol épais des pélicans.
Dans les champs où fuyaient de grandes ombres d’ailes,
Plus rapides encor, des troupeaux de gazelles
Couraient, dont le poil roux se teignait des couleurs
Des pistils fécondés dans les herbes en fleurs.
Et fauves du désert et lions dans la geôle,
Ce qui hurle, rugit, brame, glapit, miaule,
Tous les aigles de l’air, tous les oiseaux légers
Qui vont se poursuivant dans les bois d’orangers,

Tout ce que fait s’unir, tout ce que multiplie
Le printemps, épandu sur la terre amollie,
Tout ce que la fureur du grand rut enflammait
Se cherchait, s’accouplait, était heureux, s’aimait.
Douzi rayonne ; il vit. Le souffle de sa bouche
Circule, emplit de sève, émeut, mûrit et couche,
Comme un interminable et frissonnant tapis,
La géante moisson des blés chargés d’épis.
Le millet étincelle et l’orge de ses lames
Assiège en ondulant des champs de hauts sésames,
Dont le sol ébloui jette la floraison
Jusqu’aux bois de palmiers qui ferment l’horizon.

Mais plus riche, plus vaste et plus superbe encore,
Ceinte de son rempart triple et multicolore,
La Demeure des Dieux, leur orgueil et leur cœur,
Babilou surgissait aux yeux du Dieu vainqueur.
Et par-dessus le mur aux cent portes dorées,
Comme une éclosion de fleurs démesurées,
Les Pyramides d’or, les temples rutilants,
Les sanctuaires peints, aux toits étincelants
Dont le cuivre et le plomb allumaient les faîtages,
Dans l’azur embrasé plongeaient leurs sept étages.
Et successivement quand le jour les frappa,
De la Cité Royale aux murs de Borsippa
Comme de hauts sommets dont s’allonge la chaîne,
Les dômes, émergeant de la clarté soudaine,
Pareils à des volcans par la flamme empourprés,
Lancèrent tour à tour de degrés en degrés

Des flots de lave ardente et de rouge poussière
Qui s’épanouissaient en gerbes de lumière,
Tandis que, réveillant de leurs pas réguliers
Les rampes, les chemins et les longs escaliers,
Les prêtres khaldéens, en processions saintes,
Vers les autels, dressés au fond des chambres peintes,
Portaient sur des brancards les images des Dieux.
Les harpes frémissaient ; les chœurs mélodieux
Chantaient au Printanier les hymnes liturgiques ;.
Et les parfums fumaient sur les trépieds magiques ;
Et des arbres, des murs, des piliers et des toits
Les colombes d’Ištar s’envolaient à la fois.
Et dans le flamboiement triomphal et suprême,
Comme des spectres noirs, vêtus d’une ombre blême,
Les derniers Dieux perdus pâlissaient ; et l’azur
Voyait la grande Ištar, dans son manteau d’or pur,
Superbe, éblouissante, immortelle et jalouse,
Aux baisers de son Fils frémir comme une épouse
Et, joyeuse, emporter entre ses bras pieux
Douzi ressuscité dans la splendeur des cieux.