La Légende des sexes, poëmes hystériques/Pasiphaë

PASIPHAË


À Victor d’Auriac.

Hic crudelis amor tauri, suppostaque furto
Pasiphaë
.

Virgile (Énéide, Liv. VI.)


L’infamia di Creta era distesa
Che fut conectta nella falsa vacca.

Dante (Enfer.)


Midi ! Le ciel profond est d’un cobalt intense,
Comme une lampe d’or pendue au zénith bleu,
Le soleil qui montait s’arrête et se balance :
Ses rayons verticaux vibrent dans l’air en feu.

Les monts, les champs, baignés de clartés odorantes,
Rêvent sans mouvement dans leur vaste sommeil.
L’île nage, au milieu des vagues transparentes
Dont chacune miroite et reflète un soleil.


La mer chante : le flot, tiède et blanchi d’écume,
Lèche le sable ardent qui fume dans le port.
Le parfum lourd des fleurs pèse, comme une brume,
Dans l’atmosphère épaisse où la brise s’endort.

La sève bout ; le fruit est mûr ; la vie éclate :
Les muscats jaunissants cuisent sur les coteaux ;
Le pâtre, désertant la lande aride et plate,
Sous les blancs oliviers a conduit ses troupeaux.

Et dans le bois sacré, sa royale retraite,
Sous les myrtes neigeux du temple d’Astarté,
La fille du Soleil, Pasiphaë de Crète,
Moule dans les coussins sa brune nudité.

Les tons mats de sa chair ont des reflets d’ivoire ;
Ses cheveux sur son sein roulent comme des flots,
Et l’éclair brille, au fond de sa prunelle noire,
Sous le voile lascif des cils à demi clos.

La voilà ! C’est la Reine aux fureurs hystériques :
Pour éteindre l’ardeur de ses sens allumés,
La voilà se cabrant, frottant ses chairs lubriques
Sur le baiser soyeux des tissus parfumés.


Hélios ! Tu la vois, crispant ses membres lisses,
Mordant ses propres bras et tordant ses cheveux ;
Une peau de lion serrée entre ses cuisses,
Elle s’arque, du cou jusqu’aux jarrets nerveux !

En vain trente guerriers, les plus beaux de la Grèce,
Ont sous leurs reins musclés pétri son torse nu :
Surexcités par leur impuissante caresse,
Ses flancs inassouvis ont rêvé d’inconnu.

En vain, pour la calmer, Bacchantes et Tribades
De leurs touchers savants ont énervé son corps ;
Elle a pris en dégoût ces voluptés trop fades :
La Fille du Soleil veut des muscles plus forts !

Or, elle a vu là-bas, sur les fauves lagunes,
Dans la chaleur du rut passer un taureau blanc :
Il allait, bondissant sur les génisses brunes,
Et ses rouges naseaux aspiraient l’air brûlant.

Et la Reine le veut, le lier taureau de Crète !
Elle veut son amour profond et vigoureux.
Dédale l’a comprise et la statue est prête :
La génisse de bronze entr’ouvre ses flancs creux.




Qu’elle est superbe et vraie ! On la dirait vivante :
Les cornes de son front sont droites vers les cieux ;
Un rêve inconscient dort au fond de ses yeux ;
Son poitrail s’arrondit ; sa large queue évente
Et bat sa hanche aux poils soyeux !

Sur les voluptueux tapis du gouffre vide,
Pasiphaë, l’œil fixe et le sein haletant,
S’agenouille et s’écarte. Elle a peur un instant ;
Puis, la croupe levée, impatiente, avide,
La voici prête : elle l’attend !

Il a mugi ! C’est lui ! C’est son pas ! Il s’élance.
Il embrasse l’airain sous son ventre puissant :
La voûte en retentit. Plein des fureurs du sang,
Il cherche : son désir oscille et se balance.
Enfin, il trouve. Elle le sent !

Sa main prompte a saisi le trait qui la caresse ;
Sa main douce le guide. Ici, monstre indompté !
Un cri ! … Mort ou bonheur ? Torture ou volupté ?
Les chairs bâillent : il glisse, il pénètre, il se dresse
Dans sa mâle rigidité !


Aux fonds inexplorés de la gorge féconde !
Au fond de l’être ! Au fond des canaux convulsés !
Comme un fer rouge ! Encore ! Oh pitié ! C’est assez.
Le glaive secoué la déchire, la sonde,
Et met en sang ses reins brisés !

Pas de grâce, non ! Grâce ! Il avance ; il se pousse !
Où donc s’arrêtera son intraitable effort ?
Il se roidit. Toujours plus loin, toujours plus fort !
Pasiphaë bondit, et pour chaque secousse
Elle râle, hurle et se tord !

Ses dents grincent ; sa lèvre écume de salive ;
Ses doigts ensanglantés meurtrissent ses seins blancs.
Elle ondule et frémit sur ses genoux tremblants ;
Ses muscles contractés serrent la force active
Qui fouille la nuit dans ses flancs !

Ô volupté ! Douleurs ! Spasmes ! Rage inouïe !
Oh ! quelque chose à mordre, une lèvre, un baiser !
Le sang bout dans la veine et bout à la briser !
Il court en jets de feu, comme un torrent de pluie,
Dans les chairs qu’il vient arroser !


Soudain, le nerf gonflé se tend et la soulève :
Palpitante, pendue à ce levier vainqueur,
Elle a senti jaillir une épaisse liqueur
Qui coule, lave ardente, intarissable sève,
Et regorge jusqu’à son cœur.

Elle s’ouvre et déborde ! Elle étrangle, elle presse
Le dard chaud qui s’agite avec des élans fous !
C’est le dernier frisson, le plus fort, le plus doux.
Enfin lasse, inondée, et ruisselant d’ivresse,
Elle fléchit sur les genoux.

Son beau corps assouvi roule comme une masse
Sur les coussins froissés de sa prison d’airain.
— Mais déjà le Taureau hume le vent marin,
Et rêve, en regardant l’horizon qui s’efface
Dans la vague du ciel serein.