La Légende des sexes, poëmes hystériques/La Vieille


LA VIEILLE

À Maurice Rollinat.



B elle à faire damner les anges et les saints,
Elle trôna vingt ans, sans amour et sans joie,
Étouffant la splendeur mouvante de ses seins
Dans des murs de velours et des prisons de soie.

Fermant son cœur d’ascète aux hommes méprisés,
Elle régnait, d’en haut, froide comme une Hécate ;
Et jamais, jour ou nuit, un frisson de baisers
N’effleura les duvets de sa chair délicate.

Quand elle agenouillait son orgueil aux autels,
Elle remerciait la vierge d’Idumée
D’avoir lavé sa peau de nos désirs mortels,
Et mis dans son corps pur le dégoût d’être aimée.


Une auréole d’or sur l’or de ses cheveux,
Elle allait par la vie, implacable et sereine,
Et riait d’écouter le sanglot de nos vœux
Qui râlaient dans les plis de sa robe de reine.

Vingt ans, et puis trente ans encore elle attendit.
Sa vertu, comme un tigre indompté qu’on affame,
Aiguisa cinquante ans son vorace appétit,
Puis, soudaine, hurla : la statue était femme !

— Le serpent du désir déroule ses anneaux,
Et le remord tardif siffle au cœur qui s’éveille.
L’impassible se tord sur ses draps virginaux :
La Vénus qui se venge écorche sa chair vieille.

Oh, les chassés d’hier, s’ils venaient à présent !
En foule, s’ils passaient ! Tour à tour, tous ensemble,
S’ils daignaient la pétrir et suçer jusqu’au sang
Sa mamelle qui glisse et son ventre qui tremble !

Dieu ! Comme on vautrerait ses lèvres sous leurs crins !
Dans quelle immense extase on boirait leurs caresses,
Et comme à deux genoux on lécherait leurs reins
Pour y puiser sans fin l’ivresse des ivresses !


Mais les jours sont passés de triomphe et d’orgueil !
Dans l’âpre isolement de sa couche dernière,
Crispant ses membres secs sous ses rideaux en deuil,
Elle bave d’amour en attendant sa bière.

Trop tard ! Trop tard ! Ses doigts se fouillent en chemin :
Elle tord ses yeux blancs où luit l’éclair d’un rêve ;
Et sa virginité d’antique parchemin
Craque, comme la peau d’un vieux tambour qu’on crève.