La Légende des sexes, poëmes hystériques/L’hymne des noyés

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L’hymne des noyés fait partie de "La Légende des sexes" mais n’a été achevé qu’après la publication de ce livre, qui a été tiré à un très petit nombre d’exemplaires dont les originaux sont fort rares. Ils portent tous la signature de l’auteur. De nombreuses contrefaçons ont été faites sans qu’il soit possible de se défendre.



L’HYMNE DES NOYÉS




La Seine se déploie en frémissements vagues
Où le reflet du gaz agite un rouge éclair,
Tandis qu’un courant fuit dans la fuite des vagues,
Plus opaque et pourtant plus clair ;
Il glisse, lourd comme une lave,
Sur le flanc des piliers qu’il lave,
Et voici qu’un hymne humble et grave
Monte dans l’air.

« Nous sommes les noyés des grandes nuits lascives,
Les doux inachevés, les chauds et courts destins ;
Nous sommes le flot blanc des races convulsives
Qui jaillit des soirs aux matins :
Nous ruisselons comme des fleuves,
Fils de nonnes et fils de veuves,
Fils de vierges prudemment neuves,
Fils de catins.

« Pollen des lits bourgeois et des ennuis nocturnes,
Fleurs d’amour, fleurs sans fruit des soirs sans lendemain,
Nous chantons notre glas dans l’eau froide des urnes,
Au clapotis rose des mains ;
Nous passons sans que nul nous voie,
Mais avant d’être ceux qu’on noie,
Nous noyons dans des mers de joie
Les cœurs humains.

« Nous sommes les enfants ignorés de leurs mères ;
Nés d’un frisson d’amour, nous mourons de frissons,
Et plus que les fœtus nous sommes éphémères,
Nous, leurs frères, qui nous berçons
Dans nos berceaux de porcelaine
Accrochés aux duvets de l’aine,
Comme au long des sentiers la laine
Pend aux buissons.

« Et tous, assassinés par l’onde du baptême
Dans les Saxe et les Chine ou dans les grès rugueux,
Dans les fleurs des faïences ou les fleurs de Bohème,
Nous fluons à l’égout fongueux :
Puis notre flotte erre et navigue
Dans l’écluse, contre la digue
Et sous le pont où la fatigue
Endort les gueux.

« Nous en avons tant vu grelotter sous les arches
Que nous en avons pris en pitié les vivants ;
Tant vu qui regardaient, assis aux bords des marches,
Courir leurs rêves décevants ;
Et mieux vaut le peu que nous sommes
Que d’être devenus des hommes
Essayant de pénibles sommes
À tous les vents !

« Nous aurions pu peupler cent mille fois la terre,
Être héros, rois, dieux, avoir soif, avoir faim ;
Nous étions tout, étant le nombre et le mystère,
L’ébauche du projet divin :
Mais nous roulons, tourbe inféconde,
Vers l’inféconde mer qui gronde,
Vers la mer cuvette du monde,


Le sire de Chambley.