La Légende des paladins

La Lyre à sept cordesCalmann Lévy, éditeurŒuvres complètes de J. Autran, vol. 5 (p. 161-260).


 
DÉDICACE
— 1874 —

MÈRE des paladins errants,
France dont le nom seul m’enivre,
C’est toi qui m’as fourni ce livre
Et c’est à toi que je le rends.
A ce récit, peuple des Francs,
Si ton cœur bat, tu peux revivre !
J. A.


PROLOGUE

 
TÉMOIN du grand déclin des âges,
J’aspire à remonter leur cours :
J’évoque. à travers nos nuages,
Les prodiges des anciens jours.

Tandis que l’heure qui s’écoule
Nous jette, en passant, ses dédains.
J’ouvre dans l’ombre et je déroule
La légende des paladins.

En voyant ce qu’étaient ces hommes.
Aux cœurs vaillants, aux fronts altiers,
Je me demande si nous sommes
Leurs légitimes héritiers.


Devant les assauts. les batailles
De ces chevaliers triomphants,
Je regarde en pitié nos tailles
Et nos ambitions d’enfants.

« C’en est fait, dis-je, notre histoire
N’inscrira plus de noms si beaux.
Il ne nous reste que la gloire
Qui rejaillit de leurs tombeaux ! »

Et m’arrêtant, pâle et fragile
Je suis semblable, en mon chemin,
A ce laboureur de Virgile
Incliné sur le sol romain.

Pendant qu’il pousse la charrue
Dans le creux du sillon fumant,
Une dépouille est apparue
Qui le saisit d’étonnement :

Ce sont des restes de cuirasse,
Glaives rouillés, casques fendus,
Crânes énormes d’une race
Dont les enfants se sont perdus.


Le vent du soir passe et murmure,
L’arbre frissonne au bord du champ :
Les vieux débris, la vieille armure
Brillent aux flammes du couchant.

Il rêve, il sent couler ses larmes :
A-t-il bien là devant les yeux
Les grands squelettes et les armes
De ceux qui furent ses aïeux ?


I

LE CHEMIN DE SAINT-JACQUES

 
AVEC ses paladins, dignes d’une épopée,
Quand le roi Charlemagne eut soumis par l’épée
La Gaule, la Lorraine et le pays Germain,
L’Écosse et le vieux sol de l’Empire romain,
Et qu’il eut, dans le monde, en cette course agile,
Fait triompher partout la foi de l’Évangile,
On raconte qu’un soir, ayant fermé les yeux,
Il eut, comme Jacob, un songe radieux.

Dans un ciel où la nuit avait tendu ses voiles,
Il vit se dessiner un long chemin d’étoiles,
Qui, de la mer de Frise, en sillage d’argent,
Du côté de l’Espagne allait se dirigeant.

Il passait à travers la Gaule et l’Aquitaine,
Et touchait à la fin la Galice lointaine.
Tandis que l’empereur était là, contemplant,
Un héraut se montra, vêtu d’un manteau blanc.
Son visage était doux, son air auguste et calme,
Et, dans sa main brillante, il portait une palme.
« Que fais-tu ? » dit au roi cet hôte sans pareil.
L’empereur répondit : « Je dors, j’avais sommeil.
Quand on a plus marché que les Césars de Rome,
On a, le soir venu, besoin de faire un somme.
J’avais droit au repos, car j’ai bien combattu.
Mais, toi qui m’apparais, parle-moi, quel es-tu ?
— Je suis Jacques, dit-il, le fils de Zébédée,
Un de ceux que Jésus choisit dans la Judée
Pour annoncer son Verbe aux nations. C’est moi,
Moi, frère de saint Jean, qui vins porter la loi
Aux peuples de Galice, et qui, dans la contrée,
N’ai plus, depuis longtemps, qu’une tombe ignorée.
Les païens, ennemis du Christ, notre Seigneur,
Ayant proscrit sa loi, me laissent sans honneur ;
Et j’admire comment, toi, vainqueur de la terre,
Tu ne viens pas encor leur déclarer la guerre,
Conquérir la Galice, un royaume si beau,
Et dresser à ma cendre un plus digne tombeau.

Le chemin n’est pas long de ta ville à Tolède.
Si tu pars, je m’engage à te venir en aide,
A marcher devant toi, cette palme à la main. »

L’apôtre ainsi parlait, et, dès le lendemain,
De son camp sur le Rhin ayant plié les toiles,
L’empereur prit sa route en suivant les étoiles.


II

L’ARMÉE

 
Quand on fut parvenu sur ces monts, dans ces roches,
Où déjà de l’Espagne on pressent les approches,
Charlemagne, un matin, passa ses compagnons
En revue, et voici quelques-uns de leurs noms :

Au premier rang Turpin, qui, soldat patriarche,
Accompagnait toujours la vieille armée en marche,
Et qui distribuait aux preux les sacrements.
A côté de Turpin, Roland, comte du Mans,
Fils de Berthe, la sœur de Charlemagne même ;
C’est le premier baron, un roi moins le saint-chrême ;
Il amène avec lui six mille combattants.
Olivier, dans la fleur de son mâle printemps,

Olivier, son fidèle et doux compagnon d’armes,
Qui connaît la pitié, la puissance des larmes,
Mais qui tue au besoin sans trêve ni pardon ;
Estout, comte de Langre et fils du comte Odon ;
Gayfer, roi de Bordeaux ; l’intrépide Arastagne
Qui commande aux meilleurs soldats de la Bretagne.
Puis Galère et Galin, ils se suivent partout ;
Salomon de Poitiers, ce compagnon d’Estout,
Dont la haute sagesse est au loin reconnue :
Quand il est dans sa tour, voisine de la nue,
Il aime à consulter les oracles divins ;
Sa bannière conduit cinq mille Poitevins.
Celui-ci, c’est Bazin, dont Berthe fut marraine.
Il habitait alors un donjon, en Touraine,
Dont on peut voir encore un vieux reste aujourd’hui ;
Trois mille Tourangeaux marchent derrière lui.
Puis voilà Pontevès de Provence, un athlète ;
Arabil, si savant à tirer l’arbalète
Qu’au plus haut de l’azur il atteint le ramier ;
Besgue, à l’aigle d’argent qui brille à son ramier ;
Beaudoin, du sang royal, qui dans toute entreprise
Se jette avec ardeur ; Gaudebord, roi de Frise ;
Le duc de Roussillon, si beau sous le haubert ;
Gumar, Esturinis, Théodoric, Lambert,

Dont l’écu porte un arbre orné dune cigogne ;
Bérard de Nuble, Hégo, Philibert de Bourgogne,
Angelier de Champagne, un des plus chevelus,
Et le vieil Anséis, et le jeune Oëlus,
Dont on chante le nom dans une cantilène ;
Yvon, le plus rapide à courir dans la plaine ;
Le prince Othon, campé sur son noir palefroi ;
Enfin ce Ganelon, qui trahira son roi.

L’empereur devant tous passe et les examine ;
II parle à chacun d’eux, louant sa bonne mine,
La beauté de son heaume ou de son gonfanon :
« Comment cela va-t-il, messire et compagnon ?
Déjà ce ciel plus chaud vous a pris de son hâle. »
Puis il tourne un regard là-haut, par intervalle,
Et tout bas au Seigneur il adresse ce vœu :
« Si je n’en sauve qu’un, que ce soit mon neveu ! »


III

L’ENNEMI

 
Il est un pin si grand, sur la montagne ardue,
Que l’Espagne au regard tout entière étendue
Apparaît du sommet. Olivier le gravit ;
Il monta jusqu’au bout, et voici ce qu’il vit :
Il vit, en se tenant des mains aux branches sèches,
Tout un grand peuple armé de lances et de flèches.
Vêtu de peaux de loups et de peaux de lions,
Qui couvrait les coteaux, les ravins, les sillons,
Plus pressé, plus mouvant que, sur la mer immense,
Les flots amoncelés quand l’orage commence.
C’était le peuple noir des pays inconnus,
Les barbares, d’Asie et d’Afrique venus,
Ceux qui de Tervagant suivent l’infàme culte.

Hideux, prêts au combat, dans un sombre tumulte,
Ils étaient là, tribus et chefs, ils attendaient,
Et jusqu’aux horizons leurs lignes se perdaient ;
Et le bruit qui sortait parfois de cette foule
Était semblable au bruit du tonnerre qui roule,
Au bruit de la forêt qui gronde dans la nuit.
Olivier vit ce peuple, il entendit ce bruit,
Il descendit enfin : « Le combat sera rude,
Dit-il ; je viens de voir l’affreuse multitude ! »
Roland lui répondit en lui prenant la main :
« Ils seront moins nombreux, je le jure, demain !
Que chacun des barons, en digne capitaine,
Se charge d’en occire au moins une centaine,
Toi, cinq cents, moi, dix mille, et nous verrons après. »
On se battit alors dans la ronce et le grès,
On fit le premier pas sur la terre espagnole,
Le combat fut terrible — et Roland tint parole.


IV

LE PAGE

 
UN jour qu’on se battait dans les monts de Galice,
Et qu’au feu du combat s’ajoutait le supplice
De la chaleur d’été sous un ciel accablant
« Par saint Pierre et saint Paul ! j’ai grand soif », dit Roland.
Un enfant recueillit cette vive parole.
C’était un petit gars, d’une bande espagnole,
Que le baron chrétien, à travers champs et bois,
Avait autour de lui vu courir mainte fois,
Remarquant son teint noir et ses cheveux de laine.
Quelques instants après, le petit, hors d’haleine,
Présentait au baron, penché sur son cheval,
Un peu d’eau qu’il venait de prendre au fond du val.

Le héros, sans quitter seulement son épée,
Avala ce cristal d’une seule lampée.
« Aucun vin bourguignon n’aurait plus de vertu
Que cette eau, dit le preux ; mais toi, qui donc es-tu ?
— Moi, répondit l’enfant, sans trop de gaucherie,
Je suis le fils d’Ailis, prince de Barbarie ;
Je me nomme Zabel, je devais être roi ;
Mais on m’a tant parlé de toi, toujours de toi,
Qu’un soir, me dépouillant de tous mes droits au trône,
Et dût-il m’en coûter de vivre enfin d’aumône.
J’ai tout quitté, mon père et ma mère Yola,
Tout quitté sans regrets pour le suivre ; et voilà !
— Si tu me promettais, dit Roland, d’être sage,
Je puis te recueillir et te prendre pour page.
— Qu’est-ce qu’un page ? dit le jeune aventurier.
— C’est un svelte garçon qui nous tient l’étrier,
Répondit le baron, quand nous montons en selle,
Et qui montre à propos de l’esprit et du zèle.
Il devient éculer quand le maître est content.
Voudrais-tu ?

Voudrais-tu ? — Si je veux ! je n’espérais pas tant, »
Reprit le moricaud, riant de ses dents blanches.
A ce mot, le baron le tira par ses manches,

Le mis sur son cheval, et lui dit : « Tiens-toi bien ! »
Et l’on vit aussitôt le chevalier chrétien
Reprendre la mêlée et batailler encore,
Ayant derrière lui ce méchant petit More.


V

LE BAPTÊME DU GÉANT

 
Comme ils étaient campés dans la plaine tranquille,
Un matin, le géant descendit de la ville.
Le soleil découpait sur le profond azur
Les tours de Pampelune avec son triple mur ;
Et celui qui venait par la colline sombre
Jusqu’au bout de la côte allongeait sa grande ombre.
C’était ce Ferragus dont on a raconté
Des prodiges de force et de férocité.
Il s’avança vers eux, et l’armée en bataille
S’émerveilla de voir un homme de sa taille.
Depuis l’âge du monde où les hommes naissaient
Si grands que les sapins à leur ombre croissaient,
Jamais un pèlerin d’une telle stature
N’avait, en se montrant, étonné la nature.

Il portait un habit rapiécé de la peau
De quatre bœufs, choisis dans un large troupeau.
Et pour lance, à la main, en signe de sa force.
Tenait un chêne entier dépouillé de l’écorce.
Il mangeait trois moutons à son petit repas.
Au-devant de l’armée il vint donc, à grands pas.
Et, d’une voix qui fit palpiter la campagne.
Il jeta ses défis aux preux de Charlemagne :
« O vous tous, compagnons de l’empereur et roi,
Venez, si vous l’osez, vous mesurer à moi ! »
Roger, tout reluisant du haubert qu’il endosse.
Répondit bravement à l’appel du colosse.
Rapide, et frappant l’air de quelques cris aigus.
Il brandit contre lui sa lance. Ferragus
Le désarma, le prit sans résistance vaine,
Et le mit sous son bras, et n’eut pas plus de peine
Qu’un pâtre n’a de peine, en allant au marché,
A porter un agneau sous son bras attaché.
Là-haut, vers la cité, dans sa partie externe,
Le géant possédait une vieille citerne :
Il y jeta Roger ; puis il redescendit,
Et son cri de lion de nouveau s’entendit.
Ogier de Danemark, à son tour, sans jactance,
Tira sa bonne épée et franchit la distance.

Que fais-tu, malheureux ?… En vain tu combattras !
Ferragus le saisit et le mit sous son bras,
Et l’emporta chez lui de la même manière
Qu’un moine, en cheminant, porte son bréviaire.
Le comte de Milan subit le même sort.
Quiconque s’avançait était un homme mort.
C’est alors que Roland, fils de Milon d’Anglure,
Se leva, secouant sa blonde chevelure,
Et dit : « Il est grand temps fût-ce à coups de bâton,
De rabaisser un peu l’orgueil de ce glouton ! »

Prenant pour toute armure une veste de soie
Légère, et brandissant Durandal qui flamboie,
Il courut au géant, qui, ferme, l’attendit.
Ils tombèrent en garde et le fer se tendit.
Leurs forces n’avaient pas de grande différence :
Si bien que le géant et le cadet de France,
Sans boire ni manger, sans aide ni secours,
Sur l’herbe de ce pré ferraillèrent trois jours.

Vers le soir du troisième, à l’heure où la colline
Dérobait à demi le soleil qui décline,
Ferragus, l’avant-bras et les jarrets lassés,
Commençait à sentir qu’il en avait assez.

« Si nous nous reposions jusqu’à l’aube prochaine ?
Dit-il au chevalier ; je vois le pied d’un chêne,
Jusqu’à demain matin j’y voudrais sommeiller.
Daignes-tu consentir ?

Daignes-tu consentir ? — Accepte un oreiller,
Dit Roland, qui lui mit sous la tête une pierre. »
Car ces temps n’étaient pas une époque grossière ;
La force et la douceur en furent les deux lois ;
Et les plus redoutés étaient les plus courtois.

Le lendemain matin, la nature était belle.
Les oiseaux qui chantaient joyeux, l’agneau qui bêle,
Des combats acharnés n’inspiraient pas le goût.
Ferragus avait peine à se mettre debout.

« A quoi bon dépenser une vaine énergie ?
Dit-il à son rival. Sur la théologie
J’aimerais beaucoup mieux discuter avec toi.
Si j’étais convaincu, j’embrasserais ta foi.
— Quel est, lui dit Roland, le point qui t’embarrasse ?
Est-ce le libre arbitre ? ou bien est-ce la grâce ?
— Non, c’est la Trinité, répondit le païen.
A te dire le vrai, je ne comprends pas bien
Que l’on puisse être trois dans la même personne.

Le nuage à l’esprit que ce mystère donne
Suffit pour mettre obstacle à ma conversion.
— Bah ! répondit Roland, la belle objection !
Lorsque vous entendez résonner une lyre,
Comment donc se produit le son que l’on admire ?
L’art, le musicien qui la tient dans ses doigts.
La corde qui frémit, tout cela fait bien trois ;
Cela ne fait pourtant qu’une seule harmonie.
Ainsi doit s’expliquer la Trinité bénie.
— C’est très-ingénieux, répond le mécréant,
Mais cela n’est pas clair, même pour un géant.
Pourrais-tu me donner encore un autre exemple ?
— Volontiers, dit Roland, car la matière est ample.
Considère là-haut ce radieux soleil :
La splendeur, la chaleur et le reflet vermeil
Sont les trois éléments dont l’astre se compose,
Et tout cela pourtant n’est qu’une seule chose.
— Très-bien ! dit le géant ; c’est vrai, quoique subtil.
Un peut donc être trois ; mais comment se fait-il
Que Dieu le Père existe et n’ait pas eu d’ancêtre ?
L’axiome est banal : Rien de rien ne peut naître. »

Le chevalier chrétien réfléchit un moment.

« Écoute, Ferragus, crois-tu sincèrement,
Crois-tu qu’un premier homme ait paru dans le monde
Qui sortait seulement d’une argile féconde ?
— Je le crois, répliqua le géant sérieux.
— Eh bien donc, si cet homme est venu sans aïeux,
Et s’il créa des fils dont tu descends toi-même,
Ainsi, Dieu, créateur et substance suprême,
Dut engendrer un fils qui naquit ici-bas,
Et pour notre salut vint subir le trépas.
Acceptant une loi juste autant que sévère,
Il naquit d’une vierge et mourut au Calvaire,
Et, le troisième jour, ressuscitant des morts,
Remonta vers le ciel où réside son corps.
— Ceci, dit le païen, est encore un mystère ;
Car comment se peut-il que le corps mis en terre
En sorte sous nos yeux et revive au grand jour ?
— C’est un autre secret de l’éternel amour,
Répondit le baron avec son bon sourire.
Considère le blé que le soleil fait luire :
L’homme jette au sillon un misérable grain,
Et c’est un épi d’or qui surgit du terrain.

Avec étonnement, mon ami, je t’écoute,
Répondit Ferragus, mais j’ai toujours du doute :

J’ai mal étudié, quand j’étais tout petit,
Et ce grand corps que j’ai, vois-tu, m’appesantit.
Enfin, dans la campagne, ayant repris courage,
Nous allons, s’il te plaît, nous remettre à l’ouvrage.
Si le Dieu que tu sers est meilleur que le mien,
En venant à ton aide il le prouvera bien ;
Mais, dans notre duel, si c’est moi qui l’emporte,
La loi de Mahomet me paraîtra plus forte.
De la foi qu’on n’a point l’évidence tient lieu,
Et le Dieu du vainqueur restera le vrai Dieu.


Consens-tu ? — J’y consens, lui dit le fils d’Anglure.
Et la lutte reprit, plus farouche et plus dure
Que jamais. On eût dit un assaut de démons.
Leur souffle entrecoupé frappait l’écho des monts.
Dans l’entre-choquement de leurs armes superbes,
L’étincelle en tombant incendiait les herbes.
Les oiseaux dans le ciel fuyaient épouvantés.
Comme sur un gazon deux taureaux irrités
S’attaquent de la corne et frappent sans relâche.
Ils allaient, ils venaient, acharnés à leur tâche.
Tout à coup Ferragus se vit en grand péril :
Le malheureux était atteint dans le nombril !

C’était le seul endroit de cette corpulence
Où pût entrer la mort avec un fer de lance.
Ainsi l’avait prédit l’oracle d’Apollon :
« Ferragus au nombril, comme Achille au talon ! »
Il blêmit ; son front pâle et pris d’un froid de glace
Apparut comme un pic où la neige s’entasse.
Il tourna sur ses pieds, et, chancelant trois fois,
S’affaissa sur le thym qu’il écrasa du poids.
« Je suis frappé, dit-il ; mais, pour être sincère,
J’avais là sur les bras un terrible adversaire !
C’est un trait de lumière ; il m’apporte la foi :
Je veux mourir chrétien ; Roland, baptise-moi ! »

Au bord de cette plaine il est une onde errante
Qui, sous le clair soleil, s’écoule transparente,
Et que les saules verts ombragent d’un rideau :
Le chevalier courut y chercher un peu d’eau.
A midi, sous le feu de l’été qui s’épanche,
Il atteint au gravier de la rive, il s’y penche,
Il y puise de l’eau dans le creux de sa main,
Et, sans perdre une goutte, il reprend son chemin.

C’est ainsi qu’un païen demanda le baptême,
Et, mourant, le reçut de son vainqueur lui-même !


VI

LES CONVIVES DU ROI

 
UN jour que les deux chefs avaient conclu la trêve,
Tous deux, au bruit du flot qui chante sur la grève,
Ils s’étaient accostés et marchaient en parlant.
L’un était le sauvage et terrible Aigoland,
Le prince des païens ; l’autre était Charlemagne,
Déjà maître à moitié de la terre d’Espagne.
Pendant qu’ils devisaient, côte à côte, en chemin,
Un pauvre s’approcha qui leur tendit la main ;
Et c’était grand’pitié de voir son humble mine.
« Va-t’en, dit le païen, emporte ta vermine !
— Pourquoi parler d’un ton si rude aux pauvres gens ?
Dit alors l’empereur ; soyons plus indulgents.
Toute humaine fortune est changeante et fragile ;
Et ces deshérités, comme dit l’Évangile,

Ces pâles mendiants qui n’ont ni feu ni lieu,
Sont tous auprès de nous les envoyés de Dieu. »

L’empereur Charlemagne, à la barbe fleurie,
Était le lendemain dans son hôtellerie ;
Aigoland vint le voir et reçut bon accueil :
Or, le chef mécréant aperçut, dès le seuil,
Des convives nombreux, tous hommes respectables,
Qui, dans un grand festin, entouraient douze tables.
La maison s’emplissait d’heureux bourdonnements ;
Les pages circulaient portant des plats fumants,
D’autres, sur un tréteau, jouaient de la cithare.

« Quels sont ces conviés ? demanda le barbare.
— Ceux-ci, dit l’empereur, sont les princes du sang ;
Ceux-là, les chevaliers qui m’ont fait tout-puissant,
Les comtes, les barons qui m’ont soumis la terre :
Tu les reconnais tous à l’habit militaire,
A leurs casques d’acier, au lambris suspendus.
Ceux qui, vêtus de blanc et les cheveux tondus,
Mangent un peu plus loin, sont les hommes d’Église,
Les évêques mitrés, à barbe blanche ou grise,
Les diacres, les abbés qui, doucement penchés,
La veille des grands jours, absolvent nos péchés.

Enfin, plus loin encore, au-dessous des chanoines,
Ces convives en froc, ce sont les simples moines.
— Et ceux-ci ? reprit l’autre, en montrant du regard
Des hommes en haillons, groupe triste et hagard,
Qui, pieds nus, habillés de quelque robe sale,
Pêle-mêle, attendaient dans un coin de la salle.
— Ces derniers conviés, dont tu vois la maigreur,
Ce sont les mendiants, répondit l’empereur,
Ce sont les vagabonds qui, d’une âme inquiète,
Viennent attendre là qu’on leur jette une miette.
— Empereur, dit l’émir, j’étais venu vers toi,
L’esprit ouvert d’avance aux clartés de ta foi.
Désertant Mahomet, je voulais ce soir même,
Recevoir de ta main la faveur du baptême ;
Mais, puisque c’est ainsi que l’on traite en ce lieu
Ceux qui sont, m’as-tu dit, les envoyés de Dieu,
Je sors, n’estimant pas que votre loi chrétienne
Satisfasse le cœur beaucoup plus que la mienne. »

Charles baissa la tête, et dit : « Il a raison. »
Et, depuis ce jour-là, dans sa grande maison,
Pauvres et mendiants, tous ceux que l’on pourchasse,
Furent toujours assis à la première place !


VII

L’ALLÉE DE FRÊNES

 
Dans ce pesant sommeil où le souci nous plonge,
La veille du combat, Charlemagne eut un songe :
Jacques, le saint apôtre, apparut à ses yeux.
Une palme à la main et le front radieux,
Il portait un manteau d’une blancheur suprême :
« Contre les ennemis du Christ et de Dieu même,
Contre tous ces païens dont tu sais la fureur,
Tu te battras demain, dit-il à l’empereur.
La première rencontre aux tiens sera funeste ;
Malheur à l’avant-garde ! il faudra qu’elle y reste ;
Mais tu seras vainqueur, c’est moi qui te le dis,
Et ceux qui tomberont iront en paradis. »

Charlemagne, au réveil, comme un roi qui se lève,

Rassembla ses barons et leur conta son rêve :
Et chacun de ces preux, en quête de danger,
S’offrit pour l’avant-garde et courut s’y ranger.
Là se trouvaient Thibault, à la mine hardie,
Anséis, Angelier, le duc de Normandie,
Gautier de Luz, si beau sous la cuirasse d’or,
Et Guy de Saint-Antoine, et mille autres encor.
Le combat fut livré. Sous l’œil qui les regarde.
Succombèrent au choc tous ceux de l’avant-garde ;
Mais la victoire enfin fut le prix de leur sang,
Et le vieux nom de France en devint plus puissant.

Quand on les enterra, le soir, dans la campagne :
« Honorons ces vaillants, dit le roi Charlemagne :
Ils ont bien mérité l’honneur que je leur rends.
Je veux que leurs tombeaux soient creusés en deux rangs,
Et, quand ils seront là, couchés dans leur silence,
Je veux, sur chacun d’eux, que l’on plante sa lance,
Un souvenir au moins survivra de ces morts. »
On creusa les tombeaux, on étendit les corps,
Et l’on planta sur eux chaque lance de frêne ;
Puis on prit du repos. Or, quand l’aube sereine
A l’orient vermeil apparut toute en pleurs,
Chaque lance était verte et portait quelques fleurs.

Aux tombes des martyrs en terre sarrasine
Chacune avait poussé sa féconde racine ;
Et ces arbres sont ceux qui, si grands et si beaux,
Sont encore aujourd’hui debout sur les tombeaux.
Et qui, sous le soleil dont l’Espagne est brûlée.
Vous mènent à Burgos par une sombre allée !


VIII

L’AMBASSADE

 
LE soir est clair et doux : l’oiseau chante dans l’arbre.
Charlemagne est assis sur un perron de marbre ;
Ses barons, près de lui, rêvent silencieux.
Jouissant du repos et de l’éclat des cieux,
Et de ce vent du soir qui dans les pins se joue,
Charlemagne est assis en face de Cordoue ;
Il médite, ombragé d’un large parasol.
Quand les ambassadeurs du vieux chef espagnol
Arrivent, demandant à parler au monarque,
Du soleil africain leur front porte la marque :
Ils viennent, revêtus d’habits tout reluisants.
Et suivis de grands chars encombrés de présents.

Le soir est clair et doux, et la campagne brille ;

« Empereur, dit l’un d’eux, au nom du roi Marsille,
Nous venons le trouver. Après tant de combats,
Il voudrait aujourd’hui mettre les armes bas.
Toi-même, ayant sué si longtemps sous le heaume,
Tu dois avoir besoin de revoir ton royaume.
Tes chevaliers sont las, tes chevaux fatigués ;
Tristes, ils ont passé tant de monts, tant de gués,
Qu’ils ont au cœur le mal de l’absente patrie.
On expie à la fin trop de chevalerie.
Si tu conclus la paix et consens à partir,
Écoute, — aucun de nous n’est homme à te mentir, —
Marsille, au bout d’un mois, dans ton palais de France
Ira te retrouver ; il t’en donne assurance.
Il ira sans escorte, et, devenu chrétien,
S’il te faut un vassal, il deviendra le tien.
Accepte, en attendant, les présents qu’il t’envoie,
Ces tuniques de pourpre et ces tapis de soie,
Des ours, des lévriers en laisse et des chameaux. »

L’empereur, attentif, se recueille à ces mots.
Il ne se doute point que ce peuple parjure
Machine contre lui l’artifice et l’injure.
Or, pendant qu’il médite et ne se résout pas,
Un des ambassadeurs à Roland dit tout bas :

« Si tu veux nous servir auprès du roi, ton maître,
Tu recevras un don qui te plaira peut-être :
Vingt chameaux chargés d’or, des faucons, des autours,
Des chiens que le valet mène en laisse, des ours ;
Enfin, pour complément et largesse dernière,
Un grand lion d’Afrique, à la fauve crinière,
Un monstre du désert qui n’a pas son égal.
Il fut pris par Nago, prince du Sénégal,
Qui, l’ayant vu dormant un soir dans les broussailles,
Soudain l’enveloppa dans un filet de mailles.

— Roland, dit l’empereur, parle, conseille-moi.
— Chassez-moi ces gens-là, répond-il à son roi ;
J’ai connu leurs pareils quand j’étais en Asie.
Ma franchise a l’horreur de leur hypocrisie.
Faites-moi balayer jusques à l’horizon
Ces lâches artisans de quelque trahison !… »
Après quoi, s’adressant, d’un geste de menace,
A celui qui tantôt lui parlait à voix basse :
« Mon ami, lui dit-il, abrégeons les discours ;
Je n’aime pas les chiens, je n’ai pas besoin d’ours,
Je n’ai pas besoin d’or que la trahison sème,
Ni besoin de lions, car j’en suis un moi-même ! »


IX

LE GIBET

UN soir qu’il chevauchait dans le royaume basque,
Seul, la tête inclinée, et songeait sous son casque,
Roland, dans la forêt, entendit de grands cris.
C’était un dur païen, le roi Bolivaris.
Qui dans un fourré sombre entraînait une femme.
« Cela ne sera pas, j’en jure sur mon âme !
S’écria le baron. S’il est des oppresseurs,
II est, de temps en temps aussi, des défenseurs. »
Il courut au païen, homme de taille énorme,
Le prit, le terrassa dans une lutte en forme,
Avec son gant de fer le frappa sans repos.
Puis, un chêne étant là, découvert à propos,

Il y traîna ce roi garrotté d’une corde.
Le géant avait beau crier miséricorde !
Se débattre et lutter contre le bras nerveux,
Roland, qui le tenait toujours par les cheveux,
Le tirait, en grimpant, dans la sombre ramure.
La voix de l’Africain n’était plus qu’un murmure :
« Qui donc es tu, grand Dieu ? disait-il en râlant.
— Je suis le redresseur des torts, je suis Roland,
Répondait le héros : j’ai pris sous ma défense
Tous ceux que l’on dépouille et tous ceux qu’on offense.
Viens ! c’est fini de toi !… » Les branches sous les pieds
Craquaient ; les vols d’oiseaux partaient tout effrayés.
De rameaux en rameaux, il monta vers la cime,
Et le pendit enfin sur le bord d’un abîme.
« Reste là, lui dit-il, reste ! demain matin,
Les corbeaux du pays auront un beau festin. »
Puis il redescendit, et dans l’herbe menue
Trouvant, morte à demi, cette belle inconnue,
Il attendit, debout, dans les fleurs du gazon,
Que son esprit revint de cette pâmoison.
Quand elle ouvrit les yeux, il était là, près d’elle,
Attentif et muet comme une sentinelle.
« Quel est ce chevalier ? pensait-elle en son cœur ;
Je lui dois mon salut, mais quel est ce vainqueur ?

— Quelle est donc, pensait-il à son tour, cette femme ?
Ne tremblez plus ainsi, rassurez-vous, madame ! »
Il la reconduisit jusqu’au bout du chemin,
Et, prenant congé d’elle, il lui baisa la main !


X

L’ERMITE

 
L’orage, un soir d’hiver, faisant son tintamarre,
Avait surpris Roland dans les monts de Navarre.
Le tonnerre éclatait. Son cheval Veillantif
Avait peur ; il ruait et se montrait rétif :
Ce n’était plus la bête obéissante et ferme.
Comme un œil en courroux qui s’ouvre et se referme,
L’éclair, à tout moment, venait l’épouvanter.
Il fallait, par saint Jacque ! à tout prix s’arrêter.

Dans ces vallons perdus où personne n’habite.
Le héros vint frapper chez un bon cénobite
Dont la cabane, au vent, faite de vieux roseaux,
Tremblait, et dont le toit fléchissait sous les eaux.

Le maître du logis, qui vint ouvrir la porte,
Était un grand vieillard, au teint de feuille morte ;
Il couvrait de la main, pour l’abriter du vent,
La lanterne de fer qu’il tenait en avant.
« Béni soit l’étranger que cette heure m’amène !
Lui dit-il d’une voix qui s’entendait à peine.
Il fait un rude temps, ce soir ; entrez, seigneur ;
Je ne puis vous traiter avec beaucoup d’honneur :
Essuyons cependant cette belle cuirasse,
Et, sous mon humble toit, asseyez-vous, de grâce ! »
Puis, au tiède foyer de sa pauvre maison,
Il souffla sur la cendre et fit luire un tison ;
Puis il montra la table et tira d’une armoire
Un vin dont la couleur invitait à le boire.
« Bon père, dit le preux en lui tendant la main,
Quel âge as-tu ? — Beau fils, j’ai deux cents ans demain,
Répondit le vieillard ; j’ai vu dans ce bas monde
Bien des choses venir et passer comme l’onde.
Immobile témoin, j’ai vu, sans me troubler,
Des empires grandir et d’autres s’écrouler.
Deux siècles, c’est beaucoup ! Mais toi, noble jeune homme,
Peux-tu me dire ici de quel nom l’on te nomme ?
Quand on vit solitaire, on devient curieux.
Je vois un tel éclair dans l’azur de tes yeux,

Que je soupçonne en toi quelque rare mérite.
— Je m’appelle Roland », dit le preux à l’ermite.
L’ermite répondit : « Je n’attendais pas tant ;
Et, puisque je t’ai vu, je peux mourir content. »

En achevant ce mot, il tomba contre terre ;
Il n’était plus. Roland, sur ce mont solitaire,
Lui creusa de ses mains le lit du long sommeil ;
Il y mit une croix ; puis, voyant le soleil
Reparaître au couchant et dissiper l’orage,
A travers la montagne il reprit son voyage !


XI

L’EMPEREUR

 
Avec sa barbe épaisse, avec son large buste,
L’empereur Charlemagne avait l’air très-auguste.
Dans son Aix-la-Chapelle, alors qu’il résidait,
La foule, avec amour, de loin le regardait.
Sa taille mesurait environ quinze palmes ;
Il avait l’œil brillant, le nez droit, les traits calmes ;
Mais, lorsque dans cet œil la colère avait lui,
Comme une feuille au vent tout tremblait devant lui.
Il avait dans les bras, dans les reins, dans le torse,
La vigueur du lion, et telle était sa force
Qu’il prenait un soldat tout armé sur la main,
Debout, et le portait quelque temps en chemin.
Qu’il fût dans les cités germaines ou latines,
Il se levait toujours à l’heure des matines,

Et faisait à genoux sa première oraison :
Il donnait cet exemple à toute sa maison.
De saint Denis surtout il vénérait la châsse ;
En temps de paix, souvent, il allait à la chasse ;
Il revenait ensuite., et, sans être glouton,
Mangeait tout un quartier de porc ou de mouton,
Des canards en juillet, des perdrix en octobre ;
Buvait parfois de l’eau, mais il en était sobre ;
Il n’avait pas non plus un grand goût pour le pain.
Il aimait les savants : l’archevêque Turpin
Discourait avec lui d’histoire ou de grammaire,
Ou lui lisait les vers de Virgile et d’Homère.
Il parlait de conquête avec ses grands vassaux.
Les fleuves à ses yeux n’étaient que des ruisseaux.
Il déployait la carte et rêvait de s’étendre
Plus loin que le grand Jule et plus loin qu’Alexandre.
« Pyrrhus était fameux, Darius était grand,
Disait-il ; ils allaient comme va le torrent ;
Mais leur ambition à tous deux fut trompée :
Ils n’avaient pas Roland pour porter leur épée. »
Aucun grave intérêt n’était mis en oubli.
Avec d’autres savants il avait établi
Des collèges sans nombre où les clercs venaient lire
Pindare et Cicero qu’on leur faisait traduire.

Dans sa grande chapelle assise aux bords du Rhin,
Les jours de grande fête, il chantait au lutrin ;
Et, quand il entonnait le psaume ou les épîtres,
Sa voix faisait trembler les piliers et les vitres.
En carême, il allait à vêpres, au sermon,
Psalmodiait David, mais blâmait Salomon
D’avoir eu sous son toit trop de femmes d’Asie :
« Une femme suffit quand elle est bien choisie. »
C’était un des propos qu’il répétait souvent.
Enfin, ayant vaqué depuis le jour levant
Aux soins de son royaume, à ceux de sa demeure,
Le puissant empereur se couchait de bonne heure.
Le lit, de pourpre et d’or, était éblouissant.
Alors, cent chevaliers, hommes de noble sang,
En cercle se rangeaient autour de cette couche.
Sans faire un mouvement, sans remuer la bouche,
L’épée au ceinturon, un cierge dans la main,
Ils restaient là, veillant jusques au lendemain ;
C’était dans le palais un silence suprême,
Et le vaste univers semblait dormir lui-même.

C’est bien ; mais, quand la guerre embouchant ses clairons
Réveillait le monarque ainsi que les barons,
Il transformait soudain toutes ses habitudes.

Des plus tranquilles mœurs il passait aux plus rudes.
C’est ainsi qu’on le vit, sous le ciel espagnol,
Se nourrir de pain noir et dormir sur le sol,
Et lui-même, une nuit de veille solennelle,
Tout seul, autour du camp, rester en sentinelle !


XII

LA MESSE

 
EN Galice, à côté du tombeau de saint Jacques,
Ils étaient parvenus le premier jour de Pâques.
C’était sur un plateau, de bois tout hérissé.
Sur la plus haute cime un autel fut dressé,
Et l’évêque Turpin, fidèle à sa promesse,
En gravit les degrés pour célébrer la messe.
Il avait revêtu ses plus riches habits ;
Il portait une mitre où brillaient trois rubis,
Symbole radieux de la Trinité sainte,
Une chasuble d’or aux fleurons d’hyacinthe,
Et, sous cette chasuble, une aube aux longs replis,
Candide vêtement de la blancheur des lis,
Que, de ses propres mains, la jeune reine Berthe
Voulut broder un jour, à ce travail experte.

L’armée agenouillée enveloppait l’autel.
Là se trouvaient Yvoire et le noble Réthel.
Anséis, Bérenger, le jeune comte Ascagne.
Philippe de Lorraine et Thibaut de Champagne.
Des marches de l’autel, bâti sur le gazon,
Les soldats contemplaient un immense horizon.
Vaste terre promise où le regard se joue :
Et le soleil levant, de Burgos à Cordoue,
Illuminait les bois et les châteaux lointains.
Et la neige des monts sur les pics argentins.
Quand l’archevêque en fut au moment de l’office
Où descend sur l’autel l’agneau du sacrifice,
Tous les fiers compagnons vinrent, à deux genoux
Se nourrir de ce pain qui met la force en nous :
Heure sainte ! on eût dit que l’aurore avertie
Sortait de l’orient pour éclairer l’hostie.
Ce fut à ce moment que des cris de démons
Frappèrent tout à coup l’écho des vastes monts :
Les Sarrasins, armés de piques et de pierres,
S’élançaient de partout, des bois, des fondrières,
Et, réclamant l’appui de leur dieu Tervagan,
Accouraient vers nos preux comme un sombre ouragan.
L’évêque, sur l’autel, déposa le ciboire :
« O Dieu vivant, dit-il, tu nous dois la victoire ! »

Il n’eut pas le loisir, en ce péril urgent,
De quitter son étole et sa mitre d’argent,
Et sur les Sarrasins, dans une lutte atroce,
A défaut de l’épée, il frappa de la crosse !

Le rapide combat fut sanglant. Les païens,
Furieux, ressemblaient à des meutes de chiens
Qui courent tous ensemble, altérés de la proie,
Et qu’à coups de boutoir le sanglier renvoie.
Ils partirent enfin, sans espoir de retour.
Alors, comme on était vers le milieu du jour :
« Le Seigneur, dit l’évêque, a tenu sa promesse ;
Il est temps, mes amis, d’achever notre messe. »
Et les barons chrétiens, sauvés d’un tel danger,
Tout autour de l’autel revinrent se ranger.


XIII

BRAMIDONIE

Derrière la sierra dont il dorait la neige,
Le soleil, dont la course en automne s’abrége,
Descendait. Les oiseaux, voletant dans le bois,
Lui chantaient leurs adieux de leur plus douce voix ;
Et, seul, en ce moment, l’archevêque en prière
Marchait silencieux dans la verte clairière.
Or, pendant qu’il allait disant ses orémus,
Écoutant le zéphyr dans les rameaux émus,
Et, sous l’épais feuillage où la lueur s’épanche,
Regardant les oiseaux voler de branche en branche,
Une femme à ses yeux apparut. Sa beauté,
A cette heure du soir et dans cette clarté,
Brillait d’un tel éclat que le fier patriarche

Suspendit à la fois sa prière et sa marche.
Les yeux, d’un bleu profond, étaient de la couleur
Du ciel pendant la nuit. Soit ivresse ou douleur,
Les cheveux dénoués, sous la perle et l’opale.
Tombaient, et leur flot noir inondait un front pâle.

« Qui donc es-tu, dit-il, toi qui viens en ce lieu
Troubler l’homme absorbé par la gloire de Dieu ?
Si tu n’es pas un ange, es-tu quelque génie
Échappé de l’enfer ?

Échappé de l’enfer ? ― Je suis Bramidonie,
Lui dit-elle, je suis l’épouse du vieux roi
Marsille, et c’est ton Dieu qui m’amène vers toi.
Une voix, chaque soir, dès longtemps entendue,
Me parlait ; je m’en suis vainement défendue :
Il a fallu céder. J’ai fui, non sans frémir ;
Furtive, j’ai quitté le palais de l’émir.
Par les champs non frayés, par les sentiers de ronce,
Par les rocs, noirs témoins dont le sourcil se fronce,
J’ai couru tout le jour ; j’allais, dans mon effroi,
Croyant toujours entendre un pas derrière moi.
J’arrive enfin, je mets cette main dans la tienne,
Et te dis à genoux : Je veux être chrétienne !

— Qu’il en soit de ce cœur, épondit l’homme élu,
Qu’il en soit aujourd’hui comme Dieu l’a voulu :
Au nom du Père, au nom du Fils, je te baptise.
Au nom du Dieu vivant, reine, entre dans l’Église !
Mais, quel que soit le sceau de ta nouvelle foi,
Retourne à ton époux et retourne à ton roi.
Il est écrit là-haut, dans une loi jalouse :
Rien ne désunira le mari de l’épouse. »
Va donc ; et, si tu peux, douce et tendre pour lui,
Communique à son cœur la clarté qui t’a lui. »

Au palais de l’émir la reine revenue
Dit ce qu’elle avait fait, d’une voix ingénue.
Hélas ! qui peut toucher le cœur des scélérats ?
« Puisqu’il en est ainsi, tu mourras, tu mourras !
Dit le Maure en courroux ; tu porteras la peine
De cette trahison ! » Puis il saisit la reine
Pour la précipiter de sa tour à créneaux
Dans le torrent qui roule au bas ses sombres eaux.
En vain la faible femme aux pierres des murailles
Se cramponnait des doigts ; le mari sans entrailles.
Insensible à ses pleurs, à ses gémissements,
La jeta du sommet aux gouffres écumants.
Ce fut affreux… La tour est très-haute, l’abîme

Effroyable. On put voir cette pâle victime,
La tête échevelée et les mains en avant,
Tourbillonner dans l’air comme une paille au vent,
Et venir se briser sur les roches profondes
Du torrent, qui la prit aussitôt dans ses ondes
Et longtemps la roula dans son cours orageux,
Comme un lis que le vent lui jette dans ses jeux.
Au bruit de cette mort cruelle : « Pauvre femme !
Dit Turpin ; après tout, elle a sauvé son âme.
La voilà dans le ciel où sa palme a fleuri ;
Et le diable, du moins, n’aura que le mari ! »


XIV

LA RANÇON

L’armée était en deuil, les preux versaient des larmes :
Trois des plus glorieux de leurs compagnons d’armes
Dans le dernier combat furent faits prisonniers.
L’un était Lancelot, un de ces fauconniers
Dont on vante partout l’adresse et la science ;
L’autre était Godefroy, du pays de Mayence,
Plus expert que quiconque à dresser un coursier ;
L’autre, habile à fourbir les armures d’acier,
Était le jeune Hector, fils de Jean de Gascogne.
Tous trois étaient captifs du Sarrasin Grandogne,
Qui les avait, hélas ! battus, désarçonnés,
Et dans le camp païen les avait emmenés.

L’armée était en deuil. « Les temps nous sont contraires,
Disaient les chevaliers ; qui nous rendra nos frères ?
Qui nous rendra ces preux aimés pour leur talent !
— Je prétends l’essayer, » dit à la fin Roland.
Cette parole dite, il se met en besogne.
Que faire pour tenter l’impassible Grandogne ?
Il jeta sur des chars tout ce qu’on peut rêver
De présents merveilleux, et s’en vint le trouver.
« Grandogne, lui dit-il, dont j’honore la race,
Fils du roi Cappuel qui règne sur la Thrace,
Personne plus que moi n’estime ta vertu !
Pour me rendre nos preux, dis, que demandes-tu ?
Je suis prêt à payer la rançon la plus forte.
Considère avec soin les présents que j’apporte :
Les tapis d’Orient, vingt mille besants d’or,
Des autours, des faucons rapides à l’essor,
Les vases ciselés, joyaux d’orfèvrerie,
Ou ces riches manteaux en drap d’Alexandrie.
— De tes présents, baron, dit l’émir attentif,
Je n’en veux qu’un. — Lequel ? — Ton cheval Veillantif.
Ce que j’entends conter parmi nous me fait croire
Qu’à ce cheval magique appartient la victoire.
— C’est beaucoup demander, lui répondit Roland.
Eh quoi ! ce noble ami, ce compagnon vaillant,

Qui m’a longtemps porté, faisant sonner sa corne,
Des champs de Cappadoce à ceux de Californe,
Qui fit trembler l’Araxe au seul bruit de ses pas.
Je m’en séparerais ! Cela ne sera pas.
Non, jamais ; non, jamais ! — Garde-le sans vergogne,
Je garde tes amis, dit le cruel Grandogne.
— Ah ! reprit le héros, c’est m’arracher le cœur !
Prends-le donc, s’il le faut ! Prends ce cheval vainqueur :
Le voilà ! Mais, avant que je perde sa trace,
Une dernière fois souffre que je l’embrasse !… »
Grandogne, à ce discours, prenant le palefroi.
Fit venir Lancelot, Hector et Godefroy :
« Chevaliers, leur dit-il, je brise votre chaîne :
Allez, accompagnez ce noble capitaine. »
Et les trois paladins, l’ayant remercié,
Escortèrent Roland, qui s’en revint à pié.
Lorsqu’il rentra le soir au camp, baissant la tête,
Ce qu’il vit tout d’abord, ce fut sa propre bête.
L’histoire ne dit rien de son étonnement,
Elle explique en deux mots le fait, voici comment :
Aussitôt que Grandogne, écuyer malhabile,
Eut enfourché la bête à la croupe mobile,
Celle-ci, se cabrant et secouant ses crins,
L’avait jeté par terre en lui cassant les reins ;

Après quoi, le chemin facile à reconnaître
L’avait en quatre bonds ramenée à son maître.

Et c’est ainsi, chrétiens, que le preux sans rival
Retrouva ses amis et garda son cheval.


XV

LA SIESTE

Midi lançait d’aplomb sur la campagne aride
Tout ce qu’il a de flamme et de chaleur torride ;
Midi, rude moment sous le ciel espagnol,
Quand l’air pèse et suffoque, et que le rossignol,
Trop fier pour soutenir les luttes inégales,
Laisse toute la plaine aux bruyantes cigales.
Fatigué ce jour-là d’avoir, pendant trois jours,
Bataillé sur le Tage et dans les alentours,
Roland s’en revenait, quand il vit sur sa route
Un beau gazon fleuri, des arbres faisant voûte,
Un ruisseau qui coulait à l’abri du soleil :
Le site lui parut favorable au sommeil.
Il mit donc pied à terre, et dit à sa monture :
« Sois libre pour une heure et broute à l’aventure ;

Tu me sembles friand du sainfoin de ce pré.
Quand nous repartirons, je te rappellerai. »
Lui-même, dans cet air plus frais qui nous délasse,
Il relâcha les nœuds qui serraient sa cuirasse,
Déposa son épée, et, dans l’herbe étendue,
Savoura la douceur de ce repos bien dû.

Or, pendant qu’il dormait sous le frêne et le tremble,
Il survint quatre rois qui cheminaient ensemble,
Quatre rois sarrasins qui, par monts et par vaux,
Allaient sans courtisans et même sans chevaux,
Et dont l’accoutrement, la sueur et le hâle
Dissimulaient un peu la dignité royale.
Ils allaient, grignotant en chemin quelques noix.
L’un était Astaro, dit le Carthaginois,
Parce qu’il se vantait d’avoir eu pour ancêtre
Annibal en personne, et cela pouvait être ;
L’autre, avec ses cheveux pendant jusqu’au talon
Et son arc à la main, avait l’air d’Absalon ;
Il s’appelait Bismare et venait de Mont-Nigre ;
Yodil, le troisième, aux moustaches de tigre,
Avait à Salamanque un pouvoir établi ;
Le nom du quatrième est resté dans l’oubli.
Comme un troupeau de loups qui s’assemble et qui rôde,

Ils s’étaient réunis pour aller en maraude,
Et parlaient en chemin du terrible baron ;
« Moi, disait Astaro, sans être fanfaron,
Si jamais je me trouve avec lui face à face,
Je compte, mes amis, ne pas lui faire grâce ;
Je me sens aujourd’hui plus que jamais dispos. »
Et chacun d’eux tenait de semblables propos.

Parvenus à l’endroit où le héros superbe
Dormait paisiblement, comme un lion dans l’herbe :
« Le voilà ! c’est bien lui, se dirent-ils tout bas.
Il dort, pas n’est besoin de si rudes combats ;
Sans défense aujourd’hui Mahomet nous le livre.
Si nous savons agir, il va cesser de vivre.
Tendons sans bruit nos arcs, puisons dans le carquois,
Et tirons contre lui tous les quatre à la fois. »
A ces mots, se mettant à l’abri d’une roche,
Car ils tremblaient encore et redoutaient l’approche,
Ils tendirent les arcs et lancèrent leurs traits.
Bismare l’atteignit à l’épaule, tout près
De l’endroit où le bras avec le cou s’emmanche ;
La flèche d’Astaro vint atteindre la hanche ;
Le farouche Yodil, roi de Salamanca,
Lui toucha le pied droit ; le dernier le manqua.

Avez-vous jamais vu, sous un vol de moustiques,
Un taureau de Camargue aux naseaux frénétiques
Se lever de sa couche, et, rebelle aux affronts,
Courir sus, tête basse, aux lâches moucherons ?
Tel apparut le preux arraché de son rêve.
Il boucle sa cuirasse, il ressaisit son glaive,
Et, tombant d’un seul bond en face de ces rois :
« Vous fûtes imprudents et n’êtes pas adroits,
Leur dit-il. Regardez, vos misérables flèches
N’ont pas fait sur ma peau plus que des herbes sèches
La chair n’est qu’effleurée, et les voilà dehors.
Rendez-vous maintenant, sinon vous êtes morts !
Voyons, pas de retard ! nul de vous n’est de taille,
Lorsque je suis debout, à me livrer bataille.
Car je vous reconnais : toi, mon brave Astaro,
Tu te crois une épée et tu n’es qu’un fourreau ;
Toi, ces cheveux pendant jusques à ta cheville
Prouvent suffisamment que tu n’es qu’une fille ;
Toi, tu n’es qu’un bâtard ; et toi, nouveau venu,
Si tu valais mieux qu’eux, tu serais plus connu ! »
Tel était le regard du héros que tous quatre
Virent bien que céder valait mieux que combattre.
A quoi bon résister ? ils se sentaient perdus.
« Emmenons-les, dit-il, puisqu’ils se sont rendus. »

Mais comment ficeler ces huit mains prisonnières ?
Ils avaient des manteaux, il en fit des lanières,
Garrotta ses captifs d’un triple nœud savant,
Et, montant à cheval, leur dit : « Passez devant ! »

On marcha. Par le bois, par le mont, par la plaine,
On suivit le sentier. Les princes à la chaîne
Tentaient parfois un bond, comme pour s’échapper :
Mais un mot de Roland venait les rattraper.
Lui, bercé doucement au pas de sa monture,
Songeait, s’abandonnait à la grande nature ;
Il écoutait les bruits du soir, il contemplait
Le couchant qui partout jette son beau reflet.
L’ombre enfin descendait du flanc de la montagne,
Quand le baron revint au camp de Charlemagne.
Les soldats, sous la tente et dans l’herbe accoudés,
Causaient, buvaient entre eux, plusieurs jouant aux dés.
« D’ou viens-tu, beau neveu, traînant un tel cortège ?
Demanda l’empereur. — Sire, que vous dirai-je ?
Dit Roland, je m’étais attardé dans les bois ;
Je reviens de la chasse et j’ai pris quatre rois ! »


XVI

LE BUTIN

Montjoie et Saint-Denis ! On est en Catalogne :
On se bat sur la plage, et l’on frappe et l’on cogne.
Contre les Sarrasins, depuis le jour levant,
Roland criait toujours : « En avant ! en avant ! »
Et la profonde nuit était enfin venue.
Tout à coup, sur la mer, une flotte inconnue
Apparut : trente nefs qui voguaient sans effort,
Et qu’un vent favorable amenait vers le bord.
Ces vaisseaux étrangers, venus des mers lointaines,
En signe d’allégresse avaient, dans leurs antennes,
Allumé des fanaux de toutes les couleurs.
Ils brillaient dans la nuit comme d’ardentes fleurs,

De sorte que la mer et le rivage sombre
En étaient à merveille illuminés dans l’ombre.
La flotte avait pour chef le magnifique Hassan :
C’était l’ambassadeur de l’empereur persan
Qui venait de si loin rendre hommage à Marsille,
Et le complimenter de marier sa fille
A Kali, fils aîné du roi maure Candos.
On sait que l’Orient fait de riches cadeaux :
La flotte apportait donc à la jeune épousée
Les plus riches présents de l’Asie épuisée,
Colliers de diamants, bracelets de lapis,
Gazes aux clairs tissus, sans compter les tapis,
Les étoffes de soie et de laines épaisses,
Sans compter les oiseaux de toutes les espèces ;
Tout cela pour la fille, en présent nuptial.
Quant au père, homme atteint d’un sombre ennui royal,
On amenait pour lui des chevaux et des femmes :
Car tels sont les présents de ces peuples infâmes.
Les vaisseaux arrivaient toutes voiles au vent.
Que fit le paladin ? « En avant ! en avant ! »
S’écria-t-il encore en brandissant le glaive.
Des barques de pêcheurs étaient là sur la grève ;
Il dénoua leur chaîne, et, franchissant les eaux,
Au moyen des esquifs captura les vaisseaux.

Ce ne fut point sans lutte et sans durs abordages :
Les chevaliers persans, suspendus aux cordages,
Résistaient ; on arma les moindres matelots.
L’air était obscurci d’un vol de javelots.
L’amiral de la flotte, acculé sur sa poupe.
Se battait en soldat ; il décimait la troupe
Du chevalier chrétien follement engagé ;
Mais enfin le héros fut bien dédommagé :
Il prit tout ; des écrins faisant sauter les boucles,
Il prit les diamants, il prit les escarboucles,
Les rubis, les onyx et les esterminaux.
A la douce clarté qui tombait des fanaux,
Il fouilla chaque nef jusques à fond de cale.
Il prit tout : les chevaux de race orientale,
Les bahuts, les tapis, les oiseaux, réservant
Les femmes seulement pour les mettre au couvent.
« Tout sera pour mon roi, tout est pour Charlemagne,
Disait-il ; c’est trop beau pour un Maure d’Espagne ! »
Il ne voulut garder d’un si vaste butin
Qu’un diamant petit et de prix incertain.
« Je ferai, disait-il, dans l’or de ma visière,
Quand j’en aurai le temps, incruster cette pierre.
Ça reluit : j’aurai l’air d’un prince d’Orient. »
Mais, voyant, là-dessus, un pauvre mendiant

Qui venait, traversant son escorte avec peine,
Et qui tendait vers lui son vieux bonnet de laine,
Il y jette sa pierre : « Elle ira mieux encor,
Dit-il, dans cette main que sur mon casque d’or ! »


XVII

LE REPAS DE NOCE

 
LE roi des Sarrasins mariait donc sa fille.
Un festin s’apprêtait au palais de Marsille,
A Saragosse, antique et puissante cité.
A ce banquet royal il avait invité
Tous les chefs principaux des États qu’il gouverne :
Turgis de Tourtelouse, Escremiz de Vauterne,
Chernubles, dont la voix sonne comme un clairon,
Mont-Nigre aux yeux de loup, Corsablix, Falsaron,
Margariz, dont la barbe inonde la poitrine,
Roi qui régne au désert jusques à Scamarine ;
Justin de Val-Ferré, Torlus, Escarbabis,
L’enchanteur Siglorel aux étranges habits,
Qui, des magiciens pratiquant le commerce,
Sa baguette à la main, arrivait de la Perse ;

Et vingt autres encor que l’on ne nomme pas.
Tout était déjà prêt pour le joyeux repas :
Les vins de Malvoisie et les vins de Madère,
Les sorbets, dont la glace au besoin les modère,
Les quartiers de mouton, la poule et la perdrix,
Et les gâteaux vermeils de maïs et de riz.
Puis venaient les chanteurs accordant leurs cithares ;
Puis les filles du Nil aux attitudes rares,
Qui, le sein découvert et le rubis au front,
Autour des conviés devaient danser en rond.

Instruit de ce banquet qu’on prépare à la noce :
« C’est fort bien, dit Roland, je prendrai Saragosse !
Au festin nuptial j’invite les barons,
Et les vins du bon roi, c’est nous qui les boirons. »
C’était, dit la chronique, une rude entreprise ;
N’importe ! avant la nuit Saragosse fut prise.

Sous le toit de Manille, on trouva le festin
Tout servi. Les barons, qui depuis le matin
N’avaient mangé ni bu, s’assirent à la table.
Les plats d’or exhalaient un fumet délectable.
Les vins les plus exquis des vignobles voisins
Étaient là. Destinés aux gosiers sarrasins,

Ils furent avalés par des gosiers de France.
« Je bois à mon amour, je bois à l’espérance,
A la sœur d’Olivier dont je serai l’époux ! »
Disait l’heureux Roland qui les provoquait tous.
Et le vin circulait dans l’héroïque bande.
L’un buvait pour Agnès, l’autre pour Yolande,
Chacun gardant au cœur le nom de son amour.
Malvoisie et xérès firent cent fois le tour ;
Le vin semble meilleur qui vient de la maraude !
Et tous de répéter : « Buvons à la belle Aude ! »
Et ce repas joyeux, fier, splendide, royal,
Fut vraiment, moins l’épouse, un banquet nuptial.


XVIII

RONCEVAUX

I

LES défilés sont noirs qui vont, par la montagne,
De la terre de France à la terre d’Espagne.
Les rocs amoncelés et droits comme des murs
Font des coudes étroits, des corridors obscurs,
Où celui qui s’engage à travers la broussaille
Hésite à chaque pas, voyageur qui tressaille.
Il voit au pied des monts que le temps a minés,
A droite, à gauche, il voit des blocs déracinés,
Des quartiers de granit dont l’arête s’émousse,
Et les vieux sapins morts étendus sur la mousse.

Il songe à ces combats affreux des premiers temps,
Quand les fils de la terre, énormes combattants,
Se défiaient entre eux d’une montagne à l’autre :
Luttes du monde ancien qui font pâlir le nôtre.
Séculaires témoins, les débris en sont là ;
Ils sont là sur la pente où leur masse roula,
Et ne servent à l’homme, en leur chute profonde,
Qu’à le faire rêver de la date du monde.
Un fond de ces horreurs s’il relève les yeux.
Il aperçoit au loin, dans la clarté des cieux,
Un point sombre et mouvant : c’est un oiseau de proie,
Un épervier qui plane, un aigle qui tournoie,
Et, lentement bercé dans son vaste loisir,
Attend de voir là-bas un butin à saisir.
S’il écoute, il entend la rivière ou le gave
Pleuvant sur les rochers que leur écume lave ;
Il entend la forêt qui soupire à grand bruit,
Et dit : « Sortons d’ici, sortons avant la nuit ! »


II

C’est là, c’est au milieu de ce sombre passage,
Que le vieil empereur, aussi vaillant que sage,

Revient subitement, le front plissé d’ennui,
Car un bruit de malheur est venu jusqu’à lui.
Comme il marchait, superbe, en tête de l’armée,
Comme il touchait bientôt à sa frontière aimée,
Il a cru tout à coup, sur un rhythme dolent.
Entendre retentir la trompe de Roland.
La note était si triste et si désespérée,
Que tout homme à l’entendre avait l’âme navrée,
Et que lui, Charlemagne, a dit : « C’est mon neveu
Qui m’appelle ; il s’agit de répondre à ce vœu !
Il faut que sa détresse à cette heure soit grande,
Pour qu’il songe au secours et qu’il me le demande !
Allons ! » Et, repassant par le chemin connu,
Au val de Roncevaux le voilà revenu.
Escorté des meilleurs chevaliers du royaume,
De tous ceux dont le nom brille autant que le heaume.
Il arrive, il se hâte, il excite le flanc
De son cheval robuste, et l’aquilon sifflant
Étale sur l’acier de sa cuirasse blanche
Sa barbe de vieillard qui tombe en avalanche.
« Qui te retient ce soir dans ce val ténébreux ?
Où donc es-tu, Roland, toi la fleur de mes preux ?
Toi, mon cher compagnon de guerre et de conquête ?
Que si quelque péril a menacé ta tête,

Je suis là, réponds-moi. je viens te secourir !
Tant que je suis vivant, tu ne peux pas mourir ! »


III

Or, à ce même instant, trahi par la fortune,
Dans ce défilé sombre où se levait la lune.
Roland se débattait. Les monts, les pics voisins
Avaient jeté sur lui cent mille Sarrasins.
Las de souffler en vain dans l’oliphant d’ivoire,
Il ne combattait plus que pour sauver sa gloire,
Et, d’un tronçon d’épée usé plus qu’à demi,
Il repoussait encor le choc de l’ennemi.
Autour de lui gisaient, comme une herbe fauchée,
Margariz de Sibille, à la lame ébréchée ;
L’émir de Balaguer, qui, si fier et si beau,
Restera sur le sol en pâture au corbeau ;
Agoub, qui dans son cœur ulcéré de malice
Mit la fraude au-dessus de tout l’or de Galice,
Et qui, dans un couteau richement emmanché,
N’estimait que le sang dont le fer est taché ;
Turgis, qui possédait sous les murs de Grenade
Un palais arrondi, ceint d’une colonnade.

Et qui, dans ses jardins, cachait tout un sérail
De filles de la Perse aux lèvres de corail ;
Corsablix, dont la voix fut celle de l’hyène ;
Esturgantz, Falsaron, l’aumacour de Maurienne,
Et mille autres encor, dont les noms confondus
Dans l’éternel oubli sont à jamais perdus.

Après eux vient Abym, chef sauvage ; il endosse
La peau de loup, présent d’un roi de Cappadoce ;
Il porte un large écu, dont le disque reluit
Comme un astre sinistre au milieu de la nuit.
Ce bouclier d’or faux, tenu par une agrafe,
Il le reçut un jour de l’amiral Galafe,
Qui, lui-même payant au diable son tribut,
L’avait, au Val-Métas, reçu de Belzébuth.
TeI est ce mécréant que pas un n’intimide.
Il arrive, penché sur son cheval numide,
Et, de la tête aux pieds aussi noir que la poix,
Il se rit de la Vierge, il se rit de la croix.

L’archevêque Turpin le désigne du geste
A Roland, et lui dit : « Chevalier, s’il te reste
Une vigueur au bras, frappe-moi ce bandit !
Il n’est pas en enfer de damné plus maudit ! »

A ces mots, le baron, dont le poing se resserre.
Assène un coup si fort sur son rude adversaire
Que le tranchant du fer pourfend jusqu’à l’arçon
Et la cuirasse, et l’homme, et le caparaçon,
Et que le même coup vient frapper la monture
Dont il tranche le dos, sans chercher la jointure :
Et l’exploit est si beau que Turpin, satisfait,
Dit : « Pour un hérétique, il a reçu son fait ! »
Alors, comme la grêle au plus fort de l’orage,
Les païens rassemblés poussent des cris de rage,
Et, sortant tout à coup des ravins, des halliers,
Sur le dernier des preux s’abattent par milliers.
Là sont ces combattants nés d’une souche impie,
Fils de la Bactriane et de l’Éthiopie.
Soldats et cavaliers, souples, nerveux, ardents,
Faces noires qui n’ont rien de blanc que les dents.
Zurfalou devant lui pousse leur foule atroce,
Zurfalou, fils du roi qui règne à Saragosse,
Et qui, pour la bataille, aux suprêmes instants,
Convoque du désert les derniers habitants.
Comme un reptile impur qui, redressé dans l’herbe,
Marcherait presque droit contre un lion superbe :
« Rends-toi, dit le barbare au héros confondu,
A quoi bon résister ? Ganelon t’a vendu !

C’est lui qui nous apprit, par un furtif message,
Et le nombre des tiens et l’heure du passage ;
C’est lui qui t’a livré, te dis-je, et Lucifer
Ne te tirerait pas de ce cercle de fer.
Ah ! vous parlez d’honneur et de chevalerie !
Ah ! vous jetez l’insulte à notre harbarie !
Vous vous dites les Francs, les barons, les chrétiens,
Et voilà cependant ce qu’a fait un des tiens !
— Tu mens, répond Roland ; tiens, sois par cette lance
Puni de ton mensonge et de ton insolence !
Tiens, tiens !… » Mais à l’instant où le preux sans rival
Parle ainsi, la mêlée entoure son cheval :
Tous deux, criblés de coups, sont jetés sur l’arène ;
L’animal se débat et sur le flanc se traîne,
Près du cher cavalier, tombant, se relevant.
Et son âme, à la fin, s’exhale dans le vent.


IV

Tout cela se passait au coin le plus sauvage
De ces monts, à l’endroit où le sombre nuage
Comme un crêpe en lambeaux retombe des sommets,
A l’endroit où les vents ne se taisent jamais.

Comme un de ces grands pins renversés par la foudre,
A l’heure où le héros s’affaissait dans la poudre,
On entendit au loin, de déserts en déserts,
Trente mille clairons retentir dans les airs.
Surpris, épouvantés. au bruit de ces fanfares,
« C’est Charles qui revient, se disent les barbares ;
Fuyons, car il aimait ce soldat, son parent :
Quand il le verra mort, son courroux sera grand ! »


V

Donc, ils ont fui. Roland sur son bras se soulève ;
Ses yeux sont obscurcis ; il ne voit plus. Il rêve.
A force de souffler dans son rude oliphant,
Il a fait éclater sa tempe qui se fend :
Le sang coule à ruisseaux de la blessure rose,
Et son épée à terre, inutile, repose.
Survivra-t-il, Seigneur, jusques au lendemain ?
Dans son délire, il croit sentir comme une main
Furtive. qui saisit dans sa main entrouverte
Sa chère Durandal qui rougit l’herbe verte.
« Non, non ! dit le héros en relevant le front.
Tu ne subiras pas, noble fer, cet affront,

Toi, si longtemps fidèle à Charles, notre maître,
De passer dans les mains d’un païen et d’un traître !
Plutôt que de descendre à cette honte. hélas !
Mieux vaut pour toi périr et voler en éclats ! »
D'un vieux bloc de sardoine, à ces mots, il s’approche.
Et d’un reste de force il frappe sur la roche :
L’étincelle jaillit ; mais, solide à son poing,
L’acier brise la pierre et ne s’émousse point.
Pourrait-elle gauchir, cette arme consacrée
Qui porte un saint trésor sous sa garde dorée,
Des cheveux de la Vierge en tresse réunis,
Une dent de saint Pierre, un os de saint Denis ?

« O mon épée, ô chère et vaillante compagne,
Que n’avons-nous pas fait pour le roi Charlemagne !
S’écriait le baron. Sous les cieux étonnés,
Que de glorieux coups n’avons-nous pas donnés !
Par toi, noble instrument de tournois et de guerre,
J’ai soumis à mon roi presque toute la terre.
J’ai pris la région des Normands ; j’ai conquis
La Gascogne et l’Anjou, dont je suis le marquis,
La terre des Bretons, qui dans les eaux s’avance,
Et la fière Lorraine et la belle Provence !
L’Écosse a vu briller ton redoutable éclair.

J’ai pris Constantinople et Rhodes sur la mer.
Là-bas, jusqu’aux déserts où l’Euphrate bouillonne,
Tu courus ébrécher les tours de Babylone !
Et voilà maintenant que ces hardis travaux
Sont finis pour jamais ! Roncevaux, Roncevaux,
Tu seras dans l’histoire un lieu sombre et funeste !
De mes vieux compagnons, c’en est fait, nul ne reste !
Les meilleurs, les plus fier, sous la grêle d’airain
Sont tombés tour à tour, Beuve, Yvoire, Gérin.
Gérard de Roussillon est par là sur la lande.
J’ai vu périr Astor, le mari d’Yolande.
J’ai vu rouler enfin sur le rude gravier
Turpin, notre archevêque, et mon frère Olivier !…
Est-il mort ? Je ne sais ; mais je sens bien moi-même
Que mon âme retourne à son juge suprême.
Recevez-la, Seigneur, dans votre paradis ! »
Ainsi parle Roland, sous ces rochers maudits,
Et dans sa droite, enfin, sa Durandal éclate ;
Et lui-même, affaissé sur la ronce écarlate,
Il retombe, et la mort, à pas silencieux,
Approche, éteint son souffle et referme ses yeux.



VI

L’empereur cependant, dont la tête s’incline,
S’en va, cherchant toujours, de colline en colline.
Il quitte son coursier qui lui semble trop lent.
A toute la contrée il demande Roland ;
Et, comme il n’entend plus les appels de sa corne,
Son angoisse s’accroît de ce silence morne.
Un sommet dans les airs se dressait devant lui :
Il y monte, il se fait de sa lance un appui ;
Et de là, dans le val que la lune regarde,
Il découvre à la fin sa chère arrière-garde.
Froid comme une statue et sans pousser de cris,
Il contemple, ô douleur ! cet immense débris,
Sur qui la lune étend, mystérieuse et claire,
Cette blancheur qui semble un lumineux suaire.
Que de chers compagnons à tout jamais perdus,
Que de preux dorment là, pêle-mêle étendus,
Dont la mort a trompé la dernière espérance,
Et qui ne verront plus le doux pays de France !
Au milieu des hauberts, des casques fracassés,
Ils sont là, sous le ciel, farouches trépassés,

Dont l’âme s’envola dans la sombre nature,
Et leurs chevaux dans l’ombre errent à l’aventure.


VII

Entre ces morts, au pied d’un hêtre ou d’un sapin,
L’empereur reconnaît l’archevêque Turpin.
La croix dans une main, une lance dans l’autre,
C’est le moine guerrier, c’est le soldat apôtre,
Qui, mêlant la colère et l’injure au sermon,
Parlait à l’ennemi comme on parle au démon.
Homme d’orgueil pieux et de rigueur tenace,
Sur sa lèvre entrouverte on sent que la menace
Précéda la prière ou vint l’entrecouper,
Et qu’il ne dut bénir qu’en cessant de frapper.

Plus loin, sur un tapis de fleurs de la montagne.
C’est le jeune Olivier que trouve Charlemagne.
La mort, dans son éclat riant et printanier,
A moissonné le fils du vaillant duc Régnier.
Il est là, comme un lis tout meurtri par l’orage,
Celui pour qui Roland eut, dès son premier âge,

Cette belle amitié dont le ciel fut témoin…
« Roland, dit l’empereur, ne doit pas être loin. »

Il cherche, il cherche encore, et, sous les arbres sombres,
Au pied de ces rochers pâles comme des ombres,
Il reconnaît enfin son ami, son parent.
Ce Roland qui jamais ne lui parut si grand !
Le cadavre couvrait tout un arpent de terre.
Mais de son large front, béant comme un cratère.
Le sang, sous la visière, avait coulé si noir
Que le visage était méconnaissable à voir !
Est-ce bien lui, grand Dieu ! si livide et si blême ?
Est-ce bien le soldat sans rival ? C’est lui-même !
Voilà bien son écu marqué de son blason,
Et voilà bien son gant tombé sur le gazon !


VIII

Dans cette solitude il est une eau perdue,
Un limpide courant fait de neige fondue,
Où vient boire l’oiseau chantant sur l’églantier :
L’empereur y descend. Aux ronces du sentier
Rejetant son manteau de martre zibeline,

Il court à la rivière et sur elle s’incline,
Et dans son casque d’or prend un flot ruisselant
Pour en venir laver la face de Roland.

Il revient au baron étendu sur la pierre,
Il verse de cette eau sur sa face guerrière :
« O mon neveu, dit-il, ô mon fils glorieux !
Je suis là, parle-moi ! » Roland rouvre les yeux,
Et, d’un souffle de voix qui faible s’évapore :
« Où donc est Olivier ? Respire-t-il encore ?…
— Il n’est plus, répond Charle. — Ah ! traître Ganelon !
— Que dis-tu ? dit le roi. — Je dis que ce félon
Nous a trahis ! Je dis que ce vil gentilhomme
Nous a vendus, nous a livrés pour une somme !…
Du prince Zurfalou je tiens ce noir secret.
— Perfide Ganelon, tu nous paîras ce trait,
Répond Charles ; mais toi, ne meurs pas, je t’en prie !
Toi, le plus beau fleuron de ma chevalerie !
Amour de notre France, effroi de l’étranger,
Vis pour combattre encore et vaincre et te venger !…
Hélas ! n’entends-tu pas cette voix qui te parle ?
C’est moi, ton empereur, ton ami, ton roi Charle,
Moi qui suis revenu, précipitant le pas
Pour arriver à temps !… Mais non, il n’entend pas !

Sa noble tête penche et sur mon bras retombe :
Ce cher cadavre est là, déjà prêt pour la tombe !
J’avais un vain espoir que Dieu me le rendit…
Il est donc mort, Seigneur, ainsi qu’il l’avait dit !
Il a tenu parole… Un jour, je me rappelle,
Nous étions tous les deux dans mon Aix-la-Chapelle,
J’avais autour de moi les princes, mes vassaux ;
On parlait de tournois, de batailles, d’assauts,
Chacun de ces gens-là parlant à la légère :
« Si je tombe jamais sur la terre étrangère, »
Dit-il, « je veux tomber le front à l’ennemi ! »
Il ne dit que ce mot, ce cher et noble ami ;
Il le dit, il l’a fait : sa face est bien tournée
Vers toi, cruel pays ! vers toi, race damnée !…
Ce malheur est affreux qui m’accable en ce jour !
Quand ma ville de Laon me verra de retour,
Les gens de chaque ville, ou voisine ou lointaine,
Viendront : « Qu’avez-vous fait du vaillant capitaine ? »
Me diront-ils. Et moi, la face vers le sol :
« Je l’ai laissé, » dirai-je, « au pays espagnol ! »
Ah ! c’est fini. Je sens, quand un tel homme expire,
Je sens pâlir ma gloire et fléchir mon empire.
Tous les peuples demain, en apprenant sa mort,
S’uniront contre moi dans un suprême effort.

Je vais voir se lever, comme une onde en furie,
Les Saxons, les Hongrois, ceux de la Bulgarie,
Tous ceux qu’il abattit, tous ceux qu’il refoula,
Et, pour les contenir, il ne sera plus là !…
Adieu, mon doux Roland, cher et glorieux reste !
Pourquoi t’ai-je amené dans ce pays funeste ?
Et, quand tu m’appelais, au terme de tes jours,
Pourquoi suis-je venu si tard à ton secours ?… »
Ainsi l’empereur parle, et, comme un large fleuve.
Morne, il verse des pleurs dont sa barbe s’abreuve.
Brisé, la tête basse, abandonné du sort,
Entre ses bras royaux il tient son neveu mort,
Et cent mille Français qui pleurent tous ensemble
L’entourent, inclinés vers la terre qui tremble.


X

« Ganelon ! Ganelon ! tu seras châtié !
Puisque tu fus sans foi, nous serons sans pitié. »
Charlemagne en courroux fait arrêter le comte ;
Il le livre d’avance à l’outrage, à la honte :
Au milieu des goujats qui marchent les derniers.

Il le jette à Malchus, chef de ses cuisiniers.
« Tiens, lui dit-il, prends-moi ce parjure et ce traître !
Avant qu’un tribunal le fasse comparaître
Et que devant le juge il se prouve innocent,
Garde-moi le félon si funeste à mon sang. »
Malchus, à la clarté des torches de résine,
Abandonne le comte aux garçons de cuisine.
Leur cohue à grands cris entoure le pervers
Dont la barbe est rougeâtre et dont les yeux sont verts.
On arrache les poils de sa barbe, on assomme
De coups de poing l’indigne et pâle gentilhomme,
Qui, chargé de liens et gardé comme un ours,
Attendra de passer devant les hautes cours,
Et d’être renvoyé, tout criblé d’anathèmes,
Aux dernières rigueurs des châtiments suprêmes,
Car le pays est là, qu’il s’agit de venger
Du bandit qui le livre aux mains de l’étranger.


XI

Or, pendant ce temps-là, du côté de l’aurore,
Deux anges dans les airs montaient, montaient encore.
A côté de Roland, sur l’herbe du hallier,

Ils avaient recueilli le gant du chevalier :
Ce gantelet de fer, qui, fait sur le modèle
De la main la plus brave et de la plus fidèle,
Avait pris une part à tant de fiers combats,
Ne devait pas rester plus longtemps ici-bas.
Le trophée immortel qu’ils dérobent au monde,
Ils l’emportent là-haut, dans la clarté profonde,
Et Dieu dit, héritier de ce gage éclatant :
« Je le donne à Michel, qui combattit Satan ! »


XIX

PENDANT LA BATAILLE

 
JE ne passerai rien de l’auguste légende.
Il est, il est encor d’autres fleurs sur la lande
Que le vent de l’oubli ne desséchera pas.
Pour n’en rien négliger, revenons sur nos pas.

Au milieu du combat, pendant que la mêlée
Tournoyait dans le val, ardente, échevelée,
Olivier, dont le crâne est ouvert, — furieux,
Aveuglé par le sang qui coule sur ses yeux,
Et poussant au hasard l’élan de sa monture,
A gauche, à droite, frappe encore à l’aventure.
Soudain sa rude lame atteint au front Roland.
« Eh quoi ! dit le baron, surpris et reculant,

C’est moi, c’est ton ami que cherche ton épée ?
— Ami, n’accuse pas la main qui s’est trompée,
Lui répond Olivier, qui reconnaît sa voix.
Ce sang qui coule à flots m’aveugle, tu le vois.
Me pardonneras-tu ? — Dieu ! si je te pardonne !
Lui répond en pleurant le héros qui lui donne
La main droite… Et pourtant, j’hésite à te parler :
C’est la première fois qu’on m’a vu reculer ! »


XX

L’ARCHEVÊQUE

Les païens ayant fui comme un troupeau qu’on chasse,
La fleur des chevaliers gisait là sur la place.
De blessés et de morts le sol était couvert.
Lui-même, rajustant son heaume et son haubert,
Roland, le front atteint d’une profonde entaille,
Marchait avec effort sur le champ de bataille.
C’était pendant la nuit. La lune au ciel brillait ;
Inondant le pays de son pâle reflet,
Morne, elle enveloppait d’un linceul de lumière
Les cadavres épars qui jonchaient la bruyère.
A travers tous ces morts il allait trébuchant.
S’il s’arrêtait parfois, si des ronces du champ
Quelque bruit inconnu sortait par intervalle,
Ce n’était pas le vent, c’était un dernier râle.

Au penchant d’un coteau, sous les branches d’un pin,
Il aperçut alors l’archevêque Turpin.
Le vieux moine soldat qui, saignant sur la pierre,
Avant de rendre l’âme achevait sa prière.

« Je meurs, dit l’archevêque au baron malheureux.
— Non, ne meurs pas encor, lui répondit le preux :
Plusieurs de nos amis sont là, dans la ravine,
Ayant un grand besoin d’assistance divine.
Je vais les apporter jusqu’ici dans mes bras,
Les placer sous ta main, et tu les béniras. »
Il le fit : il courut chercher dans la bruyère
Beuve de Saint-Denis, cette âme si guerrière,
Thibault, Yvoire, Othon, Roger, le duc Astor,
Berenger de Provence et vingt autres encor,
Qu’il allait transportant ainsi, l’un après l’autre,
Et posait doucement sous les yeux de l’apôtre.
« Courage, compagnon, disait-il en chemin,
Des fleurs du paradis vous jouirez demain ! »
Enfin il apporta son doux compagnon d’armes,
Olivier, qu’il baignait en marchant de ses larmes.
Quand ils furent tous là, pàles, couchés en rang,
« Je vais donc les bénir, dit l’évêque mourant ;
Avant que ces vaillants ne rentrent dans la poudre,

Je vais de leurs péchés devant Dieu les absoudre.
Moi, Turpin, confesseur des soldats pèlerins,
Par la grâce d’en haut archevêque de Reims,
J’ouvre aux âmes le ciel par mon saint privilège ;
Mais Roland, mon ami, par qui commencerai-je ?
Par ton cher Olivier ?… » Roland dit à genoux :
« Tu peux finir par lui, c’est le plus pur de tous ! »


XXI

L’ÉPITAPHE

Quand le preux au linceul dormit dans la montagne,
Au bout de plusieurs mois, ceux qui vont en Espagne,
En venant au tombeau, purent voir, un matin,
Quelques vers incrustés sur la pierre, en latin.

Voici ce qu’on lisait : « Ne donnez pas vos larmes
Au soldat qui repose entouré de ses armes.
Ne pleurez pas ici le chevalier Roland
Qui désormais habite au ciel étincelant.
En vain le corps est là, couvert de sombres voiles :
L’âme s’est envolée au-dessus des étoiles.
La foi brillait en lui d’un éclat immortel.
Comme le chandelier qu’on place sur l’autel,

Il repoussait au loin le schisme et l’hérésie,
Toutes les vanités qui viennent de l’Asie.
Il fut grand par le cœur et puissant par la main.
Conquérant, il se mit de bonne heure en chemin,
Et, courant l’Univers d’un pas toujours agile,
Il fit régner partout le Dieu de l’Évangile.
Lion par le courage, agneau par la douceur,
De tous les opprimés il fut le défenseur.
Partout où les tyrans forgent leur dure chaîne,
Il accourait, terrible, et triomphait sans peine,
Et disait à tous ceux qu’il délivrait ainsi :
« C’est à Dieu, non à moi qu’il faut dire merci ! »
Son cœur, large fontaine où toute soif s’abreuve,
S’ouvrait à l’indigent, à l’enfant, à la veuve,
Et, charitable à tous suivant les saintes lois,
Comme les mendiants il secourait les rois.
Vingt ans, il accomplit ses fières entreprises.
Il parcourait la terre en songeant aux églises,
Et, quand il revenait d’un voyage lointain,
C’est toujours à l’autel qu’il portait son butin.
Il dotait les couvents des moines ou des vierges.
Autour de la Madone il allumait des cierges ;
Il offrait au Très-Haut tous les dons d’ici-bas.
O vous tous qui passez, ne le pleurez donc pas :

Vertu, gloire, bonté, valeur à qui tout cède.
Ce n’est pas ce tombeau, c’est Dieu qui le possède. »

Voilà ce que disaient aux pèlerins surpris
Ces mots sur le tombeau. Qui les avait écrits ?
Sur ces rochers perdus au plus haut de la terre,
Quelle main les grava ?… C’était là le mystère.
Plus tard, un chevrier vêtu d’une humble peau
Raconta qu’une nuit, seul, gardant son troupeau,
Il avait vu de loin une étrange merveille.
Pendant qu’il était là, s’ennuyant de sa veille,
Une grande lumière avait blanchi le ciel.
Le pâtre avait alors vu l’ange Gabriel
Descendre de la nue, et, penché sur la pierre,
Écrire l’épitaphe en lettres de lumière.


XXII

LA FIANCÉE

Comme un oiseau joyeux qui chante et bat de l’aile,
La ville aux toits confus, la vieille Aix-la-Chapelle,
Tressaillit un matin : l’empereur de retour
Arrivait ; on voyait, de la plus haute tour,
S’avancer au soleil, dans la plaine enflammée,
Les premiers bataillons de sa vaillante armée ;
Déjà l’on entendait le bruit de ses clairons.
Tout le peuple accourut ; les femmes des barons,
Les tilles et les sœurs descendaient sur leur porte
Saluer l’empereur et voir passer l’escorte.
Leur écharpes flottaient en brillantes couleurs.
Sur les pas du cortège elles semaient des fleurs,
Car la gloire et l’amour sont des amis fidèles,
Et toujours les plus fiers sont aimés des plus belles.

Comme un lis des jardins au calice argenté,
La belle Aude était là, dans sa fleur de beauté,
La vierge que Roland, quand il revint d’Asie,
Pour noble fiancée, un jour, s’était choisie.
Blonde, elle était pareille à l’ange qu’il rêvait ;
Un sourire enchaîna ce grand cœur ; il devait
La conduire à l’autel à son retour d’Espagne,
Qui serait, disait-il, sa dernière campagne.
Donc, la belle était là dans ses riches habits.
Elle portait au front un cercle de rubis,
Un présent de l’amour, qu’il lui donna lui-même
Après qu’il eut d’un roi brisé le diadème.

Au son des instruments, les joyeux compagnons
Défilaient sous ses yeux, Picards et Bourguignons,
Et ceux de la Gascogne et ceux de la Lorraine
« Quelle est, se disaient-ils en passant, cette reine ?
D’où lui vient cette grâce et cette majesté ?
Elle aura pris sans doute à la moisson d’été
La couleur des cheveux qui pendent sous ses voiles,
Et ses yeux ont volé des rayons aux étoiles ! »
Au son des instruments quand tous eurent passé :
« Où donc, murmura-t-elle, est mon doux fiancé ?
Vous tous qui revenez de l’Espagne lointaine,

Dites, qu’avez-vous fait de ce grand capitaine ? »
Et, comme l’empereur ne lui répondait pas,
Elle sentit ses yeux voilés par le trépas.
« Je meurs, soutenez-moi, dit-elle à ses suivantes.
Avec leurs bien-aimés que d’autres soient vivantes !
Moi qui n’ai plus le mien, je le suis au tombeau.
C’était le plus vaillant et c’était le plus beau !
Quelle était sa fierté, sa bravoure, sa grâce !
De quel air triomphant il portait la cuirasse !
Que n’ai-je pu, Roland, m’en aller avec toi !
Maintenant, je te suis ; veux-tu toujours de moi ?
— Je vous offre mon fils, l’héritier du royaume, »
Lui disait l’empereur, pâle comme un fantôme ;
Mais elle détournait la tête avec dédain,
Aimant le fils du roi moins que son paladin.

On l’enterra, le soir, au fond d’une chapelle.
Les cloches dans les airs, pleurant Aude la belle,
Accompagnaient en chœur son âme dans l’azur.
On lui fit un tombeau du marbre le plus pur,
Merveille où le ciseau du statuaire habile
Donna la vie et l’âme à la pierre immobile.
On y voyait Roland et ses hardis travaux,
Ses victoires partout, sa chute à Roncevaux.

Dans l’autre bas-relief, c’était la bien-aimée
Au passage du roi tombant toute pâmée.
C’est là qu’on déposa le virginal cercueil ;
Et pendant six cents ans les pèlerins en deuil
Virent, sur ce tombeau tout brodé de pilastres,
Trois rangs de lampes d’or briller comme des astres !


ÉPILOGUE

Voilà donc ce qu’étaient nos illustres ancêtres
Aux grands jours d’autrefois,
Quand ils couraient le monde et qu’ils parlaient en maître
Aux peuples comme aux rois !

Voilà ce qu’ils étaient ! vous conservez leur trace,
Montagnes et halliers !
Heureux ou malheureux, c’était toujours la race
Des vaillants chevaliers.

Fiers et suivant au loin leur étoile qui brille,
Ils marchaient triomphants ;
Ils ne formaient alors qu’une seule famille
Avec tous ses enfants.


Si la défaite, un jour, humiliant cet astre,
Voilait son rayon d’or,
Du soir au lendemain, relevés du désastre,
Ils triomphaient encor.

D’un essor unanime ils allaient sous le heaume,
Faisant l’œuvre de Dieu.
Pas un peuple ne fut plus grand, pas un royaume
Sous le vaste ciel bleu !

La discorde est venue, elle a de cette armée
Désuni tous les rangs ;
Elle a fait une foule asservie, opprimée,
De tous ces conquérants.

O Patrie, où vas-tu ? Ce ne sont que divorces
Et fureurs de partis.
Bientôt le plus grand peuple, ayant usé ses forces,
Sera des plus petits.

Le monde avec stupeur verra cette ruine,
Il verra ce néant ;
Et se demandera quelle rigueur divine
A frappé le géant.


C’en est fait, tout s’écroule et plus rien ne s’élève :
Plus de grande unité !
Nous voilà presque morts, nous qui faisions le rêve
De notre éternité !

Maudit soit le destin qui de notre concorde
A délié les nœuds !
Qui vint faire, ô douleur ! d’un peuple où tout s’accorde
Plusieurs peuples haineux !

Depuis lors, tout s’en va, la gloire et la fortune ;
L’antique honneur descend.
Mère, réveille-toi ! parle, mère commune,
A tous ceux de ton sang !

Fils de la vieille Gaule et de la vieille France,
Quand renaîtra le jour
Où nous serons unis dans la même espérance
Et dans le même amour ?

En vain le ciel est noir, en vain la terre tremble
Sous l’aveugle troupeau.
Tout peut être sauvé si nous marchons ensemble,
Quel que soit le drapeau !


Vienne, vienne bientôt cette heure qui rapproche
Les esprits et les cœurs,
Nous serons de nouveau, sans peur et sans reproche,
La race des vainqueurs.

Puis enfin, désarmés, dans une paix profonde,
Peuple fier, peuple aimant,
Nous aurons cet orgueil de pardonner au monde
L’outrage d’un moment !

15 décembre 1874.