La Légende de la mort en Basse-Bretagne/Texte entier

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LA


LÉGENDE DE LA MORT
EN BASSE-BRETAGNE


CROYANCES, TRADITIONS ET USAGES DES BRETONS ARMORICAINS


PAR
A. LE BRAZ


AVEC UNE INTRODUCTION
DE
L. MARILLIER
maître de conférences a l’école des hautes études


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PARIS
HONORE CHAMPION, LIBRAIRE
9, quai voltaire, 9
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1893


TABLE DES MATIÈRES
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CHAPITRE PREMIER

Définition de l’intersigne ; sa fréquence ; ceux qui ont le don de voir ; présages fournis par les animaux, les cierges, les cloches, les rêves.

CHAPITRE II

La Mort personnifiée ; le char de l’Ankou ; les pourvoyeuses de l’Ankou : la Peste et la Disette,

Les jours où il est bon de mourir. La fin du monde et la lampe des églises.

CHAPITRE III
VEILLÉES FUNÈBRES. — LE DÉPART DE L’AME. — L’ « AGRIPPA »
ET L’OFERN-DRANTEL

Précautions à prendre lorsqu’on ensevelit un mort ; périls de l’àme au moment de la mort : noyade, etc. .

L’âme demeurant au voisinage du corps.

L’âme sous la forme d’une fleur.

Coutumes funéraires ; pratiques employées pour connaître le sort des âmes dans l’autre vie.

CHAPITRE IV
LES PÈLERINAGES POUR LES DÉFUNTS

Les conversations des ossements la nuit de la Toussaint.

CHAPITRE V

Saint-Yves de la Vérité ; pratiques à employer pour lui vouer ses ennemis.

Présages à la naissance des enfants ; les noyés.

L’état intermédiaire à la vie et à la mort.

Le rocher qui s’ouvre tous les sept ans.

CHAPITRE VI

Les âmes en peine. Précautions à prendre pour ne point chasser les âmes : le trépied ; le balayage. Les enfants morts sans baptême. Les pénitences que les âmes ont à faire sur cette terre ; les pénitences sous forme animale ; le nombre des âmes qui hantent les champs et les landes ; les trois nuits des âmes ; Noël, la Saint-Jean et la Toussaint.

Les cérémonies de la nuit de la Saint-Jean ; la nuit de la Toussaint : la complainte du charnier ; les repas des morts ; la complainte des âmes.

CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII

Moyens de se garantir des dangers surnaturels.

Les âmes condamnées à errer ; ceux qui out le pouvoir de conjurer ; les pratiques de conjurations ; l’âme délivrée par la cession qui lui est faite d’une œuvre pie ; conjuration de Mgr Luyer.

Les mendiants en Bretagne ; la pénitente de Lochrist-en-Izelvet.

CHAPITRE IX

La construction de l’église de Tréguier.

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INTRODUCTION

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I


Les légendes contenues dans ce volume ont été recueillies dans trois régions distinctes du pays breton : le Trécor, le Goëlo et le Quimperrois. Elles proviennent, en grande majorité, de la première de ces trois régions et ont été principalement recueillies dans les deux communes de Bégard et de Penvénan. Un hameau de Penvénan, le Port-Blanc, habité surtout par des marins et des pêcheurs, a fourni à M. Le Braz une moisson particulièrement abondante. Un grand nombre de ces légendes ont pour théâtre le village même où elles ont été recueillies ou un village voisin ; quelques-unes cependant sont rapportées à la région montagneuse constituée par la montagne Noire et les monts d’Arez. Il n’est pas douteux que l’exploration systématique d’autres parties de la Bretagne n’enrichisse la littérature populaire de récits analogues à ceux que renferme ce recueil. Le Léon, la Haute-Cornouaille, le Vannetais[2] fourniraient sans doute une très riche moisson de légendes, de croyances et de rites de toute espèce aux collecteurs de traditions populaires. On aurait été tenté de croire que les sept volumes de M. Luzel[3] avaient épuisé la matière ; le fait même que M. Le Braz a pu, en peu d’années, recueillir dans une région très limitée une centaine de légendes, dont un grand nombre n’ont pas de parallèles dans les récits qu’a publiés M. Luzel, montre combien cette croyance eût été mal fondée. Aussi peut-on être assuré qu’il y aura place encore pour un grand nombre de recueils de légendes et de contes bretons, comme il y a eu place pour ce livre, à côté de l’œuvre si considérable qu’a édifiée notre maître M. Luzel, le Grimm de la Basse-Bretagne.

M. Le Braz a volontairement restreint ses recherches à un type particulier de légendes : les légendes qui se rapportent à la destinée des âmes après la mort et à leurs relations avec les vivants. Il a recueilli et publié en même temps les croyances, les usages et les rites qui se rapportent aux morts. Ces croyances et ces rites ont une frappante uniformité, d’un bout à l’autre de la Basse-Bretagne, et presque partout les croyances sont encore vivantes, et les rites encore pratiqués. Il en est beaucoup que M. Le Braz, qui a vécu dès l’enfance en pays breton, a pu voir encore accomplir sous ses yeux.

Toutes les légendes que contient ce volume sont, autant qu’il semble, de formation récente, ou du moins ce sont des formes rajeunies de récits plus anciens : l’une d’entre elles (La Coiffe de la morte) a pour origine un événement qui s’est passé vers 1860 ; une autre (L’Histoire d’un fossoyeur) se rattache à des faits qui ont eu lieu en 1886. La transformation légendaire des événements réels est cependant déjà complète. C’est qu’en Bretagne aucun mur ne sépare le monde merveilleux du monde réel ; les croyances qui ont donné naissance à ces récits, où les acteurs principaux sont les âmes des morts, sont des croyances encore actives et fécondes, et les Bretons n’ont pas besoin de transporter en des temps reculés ou en un pays lointain un événement surnaturel pour pouvoir aisément y ajouter foi. Ils en sont encore à cet état d’esprit où l’explication d’un phénomène naturel, maladie, mort ou tempête, qui vient tout de suite à l’esprit, est une explication d’ordre surnaturel ; c’est l’Ankou qui frappe de sa faux les vivants et les emporte sur son char à l’essieu grinçant ; c’est le fiancé mort qui est venu, la nuit, chercher, dans la maison de son père, sa fiancée qu’on a trouvée morte au cimetière. On raconte, avec la même bonne foi et la même sincérité, qu’un homme a été tué par un arbre qui s’est abattu sur lui ou qu’il est mort parce qu’on l’avait voué à saint Yves de la Vérité.

Aussi ces légendes n’ont-elles pas le caractère mythique de bon nombre de contes recueillis par M. Luzel et ne sont-elles pas non plus de ces récits merveilleux destinés à amuser les heures vides des veillées, qu’on se raconte, au coin d’un feu d’ajoncs secs, en teillant du chanvre sous le manteau des hautes cheminées des fermes. C’est la relation d’événements que l’on croit réels, qui se sont passés en un pays que l’on connaît bien, souvent même où l’on vit, et où ont été mêlés, comme acteurs ou spectateurs, des gens que l’on a vus, à qui on a parlé, et qui parfois même sont des voisins ou des parents. Un grand nombre de ces légendes sans doute ont été recueillies plus loin de leur lieu d’origine, et elles se sont très probablement enrichies, en passant de bouche en bouche, d’épisodes nouveaux, mais elles n’ont pas subi d’autres déformations que celles qu’aurait pu subir le récit d’un crime, d’un naufrage ou d’une bataille ; les éléments merveilleux qu’elles renferment ne sont pas des éléments surajoutés, c’est d’événements surnaturels qu’est tissée la trame même dont elles sont faites. À vrai dire, et nous reviendrons sur cette question, cette distinction entre le naturel et le surnaturel n’existe pas pour les Bretons, au sens du moins qu’elle a pour nous ; les vivants et les morts sont au même titre des habitants du monde et ils vivent en perpétuelle relation les uns avec les autres ; on redoute l’Anaon comme on redoute la tempête ou la foudre, mais l’on ne s’étonne pas plus d’entendre bruire les âmes dans les ajoncs qui couronnent les fossés des routes que d’entendre les oiseaux chanteurs chanter dans les haies leurs appels d’amour. Tout le pays breton, des montagnes à la mer, est plein d’âmes errantes qui pleurent et qui gémissent ; si tous ne les ont point vues, tous du moins, à certains jours solennels, à la Toussaint ou durant la nuit de Noël, les ont entendues marcher de leur pas muet par les routes silencieuses.

Le travail du collecteur de légendes est fort différent, à certains égards, de celui du collecteur de contes. Le conte est essentiellement un témoin ; en lui survivent souvent des croyances mortes depuis longtemps et qui n’ont pas laissé d’autres traces. Puis, il vient du fond d’un lointain passé ; il dure toujours, semblable à lui-même en ses multiples transformations depuis des milliers d’années ; il vient aussi parfois d’un pays lointain ; il a voyagé à travers les continents et les îles, à la suite des marchands, des soldats et des matelots. La légende, au contraire, est un produit du sol où on la récolte ; c’est là qu’elle est née, c’est là sans doute qu’elle mourra. Une légende n’est jamais que l’expression passagère, l’expression fortuite d’un ensemble de croyances ; elle ne saurait avoir la durée, la résistance que présentent à l’usure du temps, les contes qui renferment, sous une forme qui parfois les rend méconnaissables, des mythes explicatifs de phénomènes naturels ou de rites. Tandis que les contes ne changent guère, les légendes s’effacent assez vite de la mémoire des hommes, aussitôt remplacées par d’autres légendes, dont les héros sont plus familiers au conteur et à ceux qui l’écoutent. C’est là ce qui sépare nettement à la fois ces légendes des contes mythologiques et des récits épiques ou historiques, où le nom, la personne, le caractère du héros jouent un rôle essentiel. Ici, les personnages que les conteurs mettent en scène sont les premiers venus ; si c’est leur aventure qu’on raconte et non pas celle de tel ou tel autre, c’est parce qu’on est leur voisin, qu’on les connaît, que l’on s’intéresse à eux et aussi parce qu’on est mieux renseigné sur ceux qui vivent auprès de vous. Aussi l’exactitude littérale serait-elle, à tout prendre, beaucoup moins importante pour un recueil comme celui que nous publions aujourd’hui que pour un recueil de contes : ce qui importe ici, à vrai dire, ce sont beaucoup plutôt les thèmes des légendes que les légendes elles-mêmes ; elles ne sont, à tout prendre, qu’une illustration, une sorte de mise en œuvre, animée et vivante, des croyances et des rites que nous a révélés l’observation directe.

M. Le Braz les a recueillies cependant avec le même soin scrupuleux avec lequel il recueillait naguère en compagnie de M. Luzel les chansons populaires de la Cornouaille et du Trécor[4]. La plupart de ces légendes lui ont été contées en breton, quelques-unes en français ; il les a toutes écrites sous la dictée des conteurs dans la langue même où elles lui étaient dites, puis il a ensuite traduit en français celles qui lui avaient été contées en breton. C’est seulement pour ne pas trop grossir le volume et pour le faire accessible à un plus large public, que M. Le Braz n’a pas publié les originaux bretons. La forme sous laquelle les légendes ont été contées a été partout respectée ; c’est à peine si çà et là on a cru devoir modifier légèrement quelques phrases obscures ou incorrectes ou couper quelques digressions inutiles à la marche du récit ; les traductions sont des traductions presque littérales.

L’allure parfois très littéraire de ces récits pourrait mettre en défiance ceux qui jugeraient de la littérature populaire par les contes souvent très plats et très décolorés qui ont été recueillis dans les pays de langue française, je pourrais citer, par exemple, les contes populaires de Lorraine, qu’a publiés et si richement commentés M. C.-E. Cosquin. Mais il faut se souvenir que les productions de l’imagination populaire ont en pays celtique un caractère plus poétique qu’en pays roman et on serait tenté de dire qu’en pays germanique ; cette couleur, ce pittoresque du récit, ces images vives et frappantes se retrouvent dans les poèmes gallois comme dans nos légendes bretonnes et il est plus d’une sône, composée par un cloarec de Basse-Bretagne, qui figurerait dignement à côté des lieder les plus pénétrants et les plus mélancoliquement passionnés des chanteurs allemands.

Si on ne retrouve pas dans les contes ce même accent d’émotion profonde, ce sens si vivant et si lointain des terreurs secrètes de ce monde merveilleux qui s’entrelace à notre monde visible, comme un chèvrefeuille à une haie, c’est que les contes sont comme une monnaie qui s’est usée et effacée à demi en circulant de main en main. Les conteurs n’ont mis dans ces récits que très peu d’eux-mêmes, et l’histoire de Rhampsinit (Le voleur avisé) telle qu’on l’a racontée à M. Luzel en un coin de Bretagne ne diffère guère, ni pour le tour ni pour l’accent, du récit même d’Hérodote. Il n’en va pas ainsi des légendes ; ce sont de petits drames que les conteurs ont vécus ou qu’ils ont vu vivre auprès d’eux ; les personnages sentent ce qu’eux-mêmes ils sentent ; le cadre, c’est le pays où ils habitent, la lande d’ajonc qui s’étend le long de la mer brumeuse ou le cimetière où se pressent les tombes entre l’église que gardent les saints de pierre fruste et le charnier rempli d’ossements.

Les cloarec ont été au premier rang des chanteurs de Bretagne, aussi trouve-t-on sans cesse dans les sôniou, à côté d’une image fraîche et douce comme l’aubépine des haies, un vers qui porte l’indélébile empreinte du style prétentieux et gonflé des séminaires ; c’est, au contraire, sur les lèvres mêmes du peuple qu’on a cueilli ces légendes, sur les lèvres des femmes ; et ce sont des femmes, des paysans, des marins qui les ont créées sans savoir qu’ils les créaient ; ils ont cru naïvement conter ce qu’ils avaient vu. On retrouve dans ces récits tout frissonnants de l’angoisse des tombes, la large et simple allure de la gwerz, que chantent les mendiants au seuil des portes ; mais jamais presque on n’y rencontre ces grossièretés, ces brutalités de langage qui déparent maintes chansons bretonnes et font un si étrange contraste avec la silencieuse et discrète pureté des dialogues d’amour du clerc et de sa douce. C’est que les Bretons ont le respect attendri des morts ; ils éprouvent pour l’Anaon un sentiment pénétrant et fort, fait de terreur, de tendresse et de pitié, et ce n’est qu’en tremblant qu’ils parlent des âmes et de ceux qui ne sont plus.

Les légendes chrétiennes qu’a publiées M. Luzel sont marquées du même caractère, mais elles en sont moins profondément empreintes ; c’est que beaucoup de ces légendes sont des légendes d’édification, des fictions pieuses pour l’instruction des fidèles, qui portent l’ineffaçable trace de leur origine ecclésiastique ; et que beaucoup d’autres sont de véritables contes, qui ne diffèrent des contes mythologiques qui figurent dans son nouveau recueil que par l’introduction dans la fable du merveilleux chrétien. Les légendes de cette espèce sont rares au contraire dans ce livre ; presque toutes se rapportent à des événements très précisément localisés et presque datés, les personnages qui y figurent ne sont presque jamais anonymes et il est rare qu’on puisse leur trouver parmi les contes profanes des parallèles exacts. Jean l’Or, Jean de Calais, Le Voyage de Iannig font presque seuls exception à cette règle et ce sont des récits qui ressemblent très peu aux autres ; M. Le Braz les a précisément compris dans ce recueil pour fournir des exemples de ces types intermédiaires entre les contes véritables (Märchen) et les véritables légendes populaires, si différentes des légendes des hagiographes.

Un autre caractère en effet qu’il faut noter, c’est qu’il est impossible de tirer, de la plupart des récits que renferme ce volume, aucune morale ; ce ne sont pas des légendes pieuses, des légendes édifiantes ; on ne les raconte pas pour inspirer l’horreur du péché ou la crainte de Dieu, aussi n’y a-t-il rien en elles de factice ni d’apprêté. Ces événements surnaturels sont contés avec la même simplicité, la même bonne foi naïve que les aventures des marins à Terre-Neuve ou en Islande, et si tous ces récits sont empreints cependant d’une sorte d’horreur tragique, c’est que les conteurs ont fait, sans presque le chercher, passer dans leur parole un peu de la terreur qui les courbait vers les cailloux du chemin lorsqu’ils entendaient gémir par les bruyères le buguel-noz, le petit enfant de la nuit, ou qu’ils voyaient passer dans les sillons des vagues la lente procession des noyés blêmes. La terreur des morts, le sentiment aussi de leur continuelle présence, c’est là ce qui se dégage le plus nettement de tout cet ensemble de légendes et d’anecdotes ; rien là qui ressemble aux paraboles et aux exemples qui émaillaient les sermons du moyen âge et qui remplissent encore les livres de piété. Il est fort rare que l’on trouve quelque conseil moral, quelque exhortation à la piété ou à l’observance de la loi divine au cours de ces récits, qui parfois sont fort longs ; ce que l’on vous signale, ce sont bien plutôt des dangers à éviter que des fautes. Ce n’est pas tant contre des tentations qu’il faut nous tenir en garde que contre des périls surnaturels ; lorsque le héros de la légende meurt frappé par un mort ou un démon, la plupart du temps, il périt, victime d’une imprudence, il n’a point commis de faute morale pour laquelle il importe qu’il soit châtié.


II


Les légendes, au reste, que M. Le Braz a recueillies n’apparaissent dans leur vrai jour et ne prennent tout leur sens que si on les rapproche de tout cet ensemble de croyances, de traditions et d’usages qu’il publie en même temps et qui en forment l’indispensable commentaire. Elles ne sont pas les témoins d’un passé mort, mais l’expression de croyances vivantes auxquelles aujourd’hui encore sont fermement attachés les Bretons des campagnes et des côtes. Les personnages que ces récits mettent en scène ne se conduisent pas autrement que ne se conduiraient le paysan, le pêcheur ou la fileuse qui racontent l’histoire. Les conteurs ne s’étonnent point qu’un mort vienne réclamer les pièces de toile qui étaient destinées à l’ensevelir et qu’on lui a volées, et, le cas échéant, ils n’hésiteraient pas plus que la ménagère de la légende, à suivre les conseils du recteur et à reporter au cimetière le linceul blanc dont ils auraient privé le cadavre. Une inconnue propose un soir à une laveuse attardée de l’aider à laver son linge ; lorsqu’elle rentrera dans son étroite maison, son mari la gourmandera de son imprudence, si elle a accepté l’offre dangereuse que lui faisait l’inconnue ; c’était sans doute une maouès-noz, une laveuse de nuit ; la femme bientôt n’en doute plus, elle clôt sa porte en hâte, elle retourne le balai, elle suspend le trépied, elle jette sur le sol l’eau où elle s’est lavé les pieds et quand un grand coup s’abat sur la porte, c’est, elle en est bien sûre, la mauvaise visiteuse qui vient réclamer le prix funeste de ses services. Ainsi se passent les choses dans la légende, ainsi se passent-elles dans la vie réelle. Toutes ces histoires que content les Bretons aux veillées, non seulement ils les croient mais ils les vivent.

Aujourd’hui encore la vie bretonne est toute remplie d’usages qui paraissent étranges parce qu’ailleurs ils ont péri, mais qui étaient naguère des usages universels. Il est peu de circonstances de la vie qui ne soient marquées par quelque cérémonie symbolique qui a revêtu maintenant des apparences chrétiennes, mais qui porte les marques indéniables de manières de sentir et de penser bien antérieures au christianisme.

Il est peut-être même inexact de parler ici de symboles ; beaucoup de gens attribuent encore, en effet, à certaines de ces cérémonies une efficacité réelle ; elles ont, à vrai dire, un caractère magique ; ce ne sont pas des prières en actes destinées à forcer en quelque sorte l’attention de Dieu et à l’obliger à abaisser ses yeux vers la terre, mais des procédés pour contraindre sa volonté ou celle du diable ou bien encore celle des morts. La plupart du temps, et c’est en cela surtout que ces populations bretonnes ne sont encore qu’à demi chrétiennes, Dieu n’a pas besoin d’intervenir pour que la cérémonie produise l’effet que l’on attend d’elle. Avec son Agrippa un prêtre évoque les démons et les fait rentrer dans l’enfer, devine les secrets de l’avenir, et découvre le sort des âmes dans l’autre vie, sans que Dieu lui vienne en aide ni lui révèle rien de ses décrets éternels. Il a puissance sur le monde des esprits et cette puissance, ce n’est pas Dieu qui la lui donne, ni le démon, c’est la force des paroles qui sont contenues dans son livre mystérieux, de ces paroles écrites en lettres sanglantes qui n’apparaissent sur le papier noir qu’aux yeux des seuls initiés.

Certaines actions sont interdites, non pas parce qu’elles attireraient sur vous un châtiment divin, mais parce que, en elles-mêmes, directement, elles sont dangereuses : c’est ainsi qu’il faut se garder durant la nuit de Noël d’aller écouter les conversations des ossements dans le charnier ou des bêtes à l’étable, on ne les entend point sans mourir. Bien souvent aussi, ce n’est point par la protection de Dieu que l’on se tire de quelque péril surnaturel, mais par quelque artifice magique. On n’a rien à redouter des morts quand on s’en va la nuit par les chemins déserts, si l’on porte sur soi quelqu’un de ses instruments de travail, aiguille, pelle ou truelle. Les rôdeurs sinistres de la nuit ne peuvent rien contre vous, si vous portez dans vos bras un petit enfant qui n’a pas encore reçu le baptême.

Toutes ces superstitions sont encore enracinées au cœur de la plupart des paysans et des marins, et il en est beaucoup qui passeront sans grand remords au cabaret le temps des offices et qui blasphémeront Dieu sans trop craindre qu’il les frappe, mais qui seront affolés de terreur s’ils s’aperçoivent qu’un dimanche à la messe on a glissé dans leur poche, sans qu’ils l’aient vu, une pièce de deux liards percée d’un trou.

Quelques-unes de ces cérémonies ont entièrement perdu aux yeux mêmes de ceux qui les accomplissent leur véritable caractère ; en raison du moment de l’année où on les accomplit et de leur étroite liaison avec les rites du culte catholique, ils en sont venus à les mal distinguer des pratiques d’origine toute différente dont la rigoureuse observance est imposée par l’Église. C’est ainsi, par exemple, qu’à deux époques de l’année on rend aux morts un culte, véritable culte d’adoration qui nous reporte bien en arrière, je ne dis point seulement du christianisme, mais du paganisme romano-hellénique de l’époque impériale et probablement même des cultes druidiques, et, cependant, comme ces deux époques de l’année, c’est la Saint-Jean et la Toussaint, les Bretons s’imaginent de très bonne foi que les cérémonies qu’ils accomplissent pendant les nuits claires de la Saint-Jean d’été autour des bûchers d’ajoncs pétillants, ou dans la chaumière close que bat le vent sinistre du mois noir, sont des cérémonies chrétiennes ; leur conscience de bons catholiques leur ferait sans doute des reproches, s’ils n’avaient pas, pendant la nuit de la Saint-Jean, récité des grâces autour du tantad enflammé, ou si, le soir de la Toussaint, ils n’avaient point laissé sur la table de la cuisine des crêpes chaudes et du cidre.

Il ne semble pas, au reste, que le clergé soit entré ouvertement en lutte avec ces cérémonies traditionnelles ; il y prête même parfois son concours : le prêtre bénit le bûcher et y met le premier le feu. Ce n’est point du reste un fait exceptionnel, on en trouverait des exemples dans plusieurs autres provinces de France, en particulier dans le Languedoc. Il semble bien que ce ne soit point seulement de la part du clergé local le désir de ne point froisser les sentiments des fidèles attachés depuis de si longues générations à ces vieilles coutumes où vit encore tout entier tout le passé de la race celtique : il semble que ce ne soit point seulement cette prudence qui bien souvent a fait mettre sur le menhir ou la pierre dressée qu’on adorait une croix qui les faisait chrétiens, ou qui a poussé à édifier le sanctuaire d’un saint près de l’arbre séculaire ou de la source sacrée qui étaient déjà l’objet d’un culte. Les prêtres paraissent en réalité partager les sentiments du troupeau qu’ils enseignent ; à eux aussi ces cultes animistes ou magiques semblent pouvoir prendre place dans le rituel catholique, à côté du culte orthodoxe de la Vierge ou des saints. C’est précisément parce que tout cet ensemble de rites et de coutumes a été pour ainsi dire assimilé par le christianisme qu’il a survécu presque intact jusqu’à l’époque contemporaine. Il eût été fort difficile que ces pratiques se conservassent comme une sorte de culte secret, de magie traditionnelle dans des populations aussi étroitement assujetties à la discipline ecclésiastique. Ce n’est pas malgré le catholicisme, mais par lui qu’elles ont duré.

En réalité toutes les cérémonies, tous les usages, que le clergé pour des raisons d’ordre théologique ou moral a voulu détruire, il les a sinon détruits, du moins rendus plus rares et presque exceptionnels. C’est ainsi que c’est grâce à l’initiative d’un recteur que l’on ne voue plus à saint Yves la Vérité. On croit bien encore que si un homme était ainsi voué il mourrait ; il pourra certainement arriver qu’en fait on attribue à cette cause une mort restée inexpliquée, mais la cérémonie magique elle-même, on ne l’accomplit plus.

Il est, au reste, certains de ces rites qui ne pouvaient se passer de l’intervention active d’un prêtre, les conjurations par exemple. Depuis que les prêtres n’acceptent plus de conjurer les âmes que leurs crimes condamnent à errer autour des demeures des vivants, tout un ensemble de pratiques extrêmement curieuses a disparu, et du même coup s’est tarie une source légendaire très abondante.

À la place des légendes vivantes de conjurations et de conjurés apparaissent des récits où figurent des types traditionnels comme celui de Tadic coz ; ce vénérable prêtre a existé réellement, mais peu à peu il tend à se transformer dans l’imagination populaire en une sorte de personnage surnaturel et mythique doué de dons merveilleux, et cette transformation deviendra plus complète à mesure que s’effacera de la mémoire des générations successives de conteurs le souvenir d’une époque où communément les prêtres accomplissaient les conjurations et obligeaient par leurs exorcismes les âmes méchantes à quitter les lieux qu’elles hantaient.

Aussi est-il grand temps de noter et de recueillir toutes ces coutumes, qui seules peuvent nous donner le sens véritable des légendes et des traditions qui leur survivront longtemps dans la mémoire du peuple. Elles ont duré jusqu’ici presque inaltérées, mais elles sont à la veille de disparaître ; peu à peu l’esprit du clergé se transforme et en même temps les écoles se multiplient ; chaque jour le nombre de ceux qui savent lire augmente ; les contacts avec les populations des villes deviennent plus fréquents, autant de causes pour que les vieilles coutumes tombent bientôt en désuétude. Si dans un demi-siècle, on les pratique encore, elles se seront survécu à elles-mêmes, on n’en comprendra plus le sens, et les croyances qui s’exprimeront en elles seront mortes. Ce ne seront plus des rites sacrés que l’on accomplira avec la pleine conscience de leur importance et de leur valeur, mais des habitudes traditionnelles auxquelles on se conformera sans réfléchir et par une sorte d’attachement entêté à un passé lointain ; puis les habitudes périront à leur tour et les légendes subsisteront seules, témoins comme les contes d’aujourd’hui d’un âge disparu où vivaient des croyances et des rites que ne comprendront plus ceux mêmes qui conteront ces mystérieux récits.


III


Ce que M. Le Braz a voulu faire en composant ce livre, c’est avant tout d’écrire un chapitre de la vie religieuse des Bretons actuels, mais en même temps et sans l’avoir cherché, il a fourni à la mythologie générale, à l’étude comparée des rites, une très utile contribution. Un grand nombre des faits qu’il a recueillis prennent un intérêt beaucoup plus vif et en même temps une plus certaine authenticité par leur frappante analogie avec d’autres coutumes et d’autres croyances qu’ignoraient à coup sûr tous ceux qui lui ont apporté des renseignements et qui ont, à des titres divers, collaboré avec lui. À chaque page presque de ce livre il y aurait place pour de très intéressants et très curieux rapprochements avec les usages funéraires d’un grand nombre de peuples non civilisés, et les conceptions qu’ils se forment de la nature de l’âme et de sa destinée après la mort. Nous ne pourrions sans grossir indéfiniment ce volume accompagner ainsi tous les récits qu’il renferme d’un perpétuel commentaire, mais nous voulons du moins signaler au passage quelques-uns des points sur lesquels devraient porter ces rapprochements.

L’âme est fréquemment conçue sous la forme d’un animal ; dans un récit recueilli au Port-Blanc il est question d’un seigneur dont l’âme avait la forme ou l’apparence d’une souris blanche ; son domestique la voit s’échapper de ses lèvres au moment où il meurt ; la souris s’en va alors avec le domestique quérir à l’église la croix funéraire, puis elle fait ses adieux aux instruments de labour ; sur tous elle pose les pattes. Elle se laisse enfermer avec le cadavre dans le cercueil, et à peine est-il descendu dans la fosse et aspergé d’eau bénite, qu’elle s’en échappe et conduit Ludo le domestique jusque vers un arbre à demi desséché, elle s’y glisse par une fente de l’écorce et Ludo voit aussitôt lui apparaître son maître. Dans une autre légende qui appartient à la même région, l’âme c’est un moucheron qui sort de la bouche du mourant et se met à voleter par la chambre ; comme la souris, il se pose sur le cadavre, se laisse enfermer dans le cercueil et bientôt s’en échappe pour s’aller poser sur un buisson d’ajoncs où il doit demeurer cinq cents ans en expiation de ses péchés. Quelques instants après la mort, l’âme retourne sur le corps dont elle s’est séparée et elle reste là pendant toute la durée de l’enterrement. En général, seul le prêtre qui célèbre les funérailles réussit à la voir, mais il est cependant quelques personnes qui ont reçu ce don. Il est prudent de ne pas balayer le parquet, de ne pas épousseter les meubles, de ne jeter dehors aucune poussière ni balayure, tant que le cadavre n’est point sorti de la maison ; on risquerait de jeter dehors, du même coup, l’âme qui vient de le quitter. S’il y a dans la chambre un vase plein d’eau ou de cidre, il faut le couvrir, l’âme s’y pourrait noyer. Elle ne se noie point dans du lait ; elle vient boire, au contraire, aux jattes pleines et y puiser une force nouvelle.

À Java, à Célèbes on se représente les âmes sous la forme d’oiseaux[5]. Les Santals se représentent parfois l’âme sous la forme d’un lézard[6]. En Birmanie, on donne à l’âme le nom de papillon[7]. Codrington raconte qu’aux îles Banks une femme, qui assistait à l’agonie d’un mourant, saisit une mite qui voltigeait dans la hutte, la prenant pour l’âme qui s’échappait du corps[8]. C’est une croyance très générale que celle qui fait de l’âme un petit homme ou un petit animal enfermé dans le corps et qui lui imprime son mouvement et sa vie ; souvent même elle est située non plus dans le corps, mais hors du corps et elle l’anime en quelque sorte de l’extérieur. Les exemples de cette croyance sont très nombreux ; ils ont été recueillis par M. J.-G. Frazer dans son beau livre sur le meurtre rituel des dieux[9]. L’un des plus frappants a été fourni par M. Luzel dans son conte du Corps sans âme[10]. Le chanoine Callaway raconte que, d’après les Amazulus, les esprits de leurs ancêtres continuent à vivre sous la forme de serpents dans leurs habitations[11] ; il semble bien que, dès cette vie, les âmes revêtent déjà cette forme, et que l’ihlozi, le serpent mystérieux qui accompagne invisible tous les hommes, de leur naissance à leur mort, ce soit leur âme même[12]. Les âmes sont fréquemment conçues, en effet, sous la forme de reptiles, et c’est peut-être à un vague ressouvenir de cette croyance qu’il faut rapporter le goût pour le lait que leur attribuent les légendes bretonnes. Il y aurait à faire avec le folk-lore européen de très curieux rapprochements, M. Frazer en a réuni d’assez nombreux exemples. Les Serbes croient que l’âme d’une sorcière endormie quitte souvent son corps sous la forme d’un papillon[13]. Dans un conte souabe il est question d’une jeune fille dont l’âme abandonne le corps sous la forme d’une souris blanche[14]. C’est le parallèle exact de la légende bretonne que nous analysions plus haut. Dans le compte rendu d’un procès de sorcellerie jugé à Mülhbach (Transylvanie) au siècle dernier, il est question d’une sorcière dont l’âme avait pris la forme d’une grosse mouche[15].

Le corps garde dans la tombe une sorte de vie qui persiste jusque dans les ossements, tandis que l’âme souffre en purgatoire ou parmi les landes. Lorsqu’on a l’imprudence de pénétrer la nuit dans un charnier, ce ne sont pas les âmes qui viennent vous frapper d’un coup mortel, mais les ossements eux-mêmes qui se jettent sur vous et vous déchirent. L’homme vit ainsi après sa mort d’une double existence. Or c’est là une croyance presque universelle chez les peuples non civilisés et dont il semble superflu de donner ici des exemples particuliers ; c’est cette croyance qui donne le sens des cérémonies accomplies sur les tombes ; c’est elle qui explique que l’on dépose aux lieux où sont enterrés les morts des aliments et des boissons. Mais la conception la plus répandue, c’est que le corps est bien mort, lorsqu’il ne reste plus de lui qu’un squelette, et que seul continue alors à vivre son double, l’âme qui servait naguère à le mouvoir. On a vu que les Bretons au contraire animent jusqu’aux ossements même, et c’est peut-être pour cela qu’ils se représentent familièrement la mort, l’Ankou, sous la forme d’un squelette ; cette représentation de la mort appartient en effet à un ensemble d’idées beaucoup plus récentes et n’a dans la plupart des cas qu’une valeur symbolique. Elle ne se rencontre guère chez les peuples non civilisés où les morts gardent presque toujours l’apparence humaine, quand ils ne revêtent point une forme animale. On retrouve cependant une idée analogue chez les naturels de la Nouvelle-Irlande, qui font du crâne la demeure de l’âme qui s’est séparée du corps[16], et dans certaines tribus australiennes[17].

L’Ankou et les âmes des morts suivent pendant les nuits des chemins qui leur sont réservés, d’anciens chemins abandonnés, des garennes où passent encore les enterrements, dédaigneux des routes nouvelles. Ces chemins des morts existent dans l’archipel Salomon ; ils traversent les champs cultivés et ne sont fréquentés que par les âmes[18]. On les retrouve aux Nouvelles-Hébrides. En Nouvelle-Guinée, on entretient un sentier qui va de la tombe à la mer pour que l’esprit du mort puisse, s’il le veut, aller se baigner[19]. Les missionnaires anglais aux Nouvelles-Hébrides s’étaient attiré de graves difficultés avec les indigènes pour avoir barré le chemin des natmases (esprits)[20]. De même en Bretagne il serait dangereux de détruire ces sentes sacrées où défilent silencieusement les lentes processions des âmes. On courrait risquer d’attirer sur soi quelque vengeance.

Une croyance très habituelle, c’est que les âmes ne partent pas pour un autre monde, immédiatement après la mort, mais que celles mêmes qui sont destinées à s’éloigner, demeurent quelque temps au voisinage des lieux où ont vécu les corps qu’elles animaient et qu’elles se réunissent ensuite en un coin de grève ou de forêt d’où elles partent, toutes ensemble, pour le long voyage qu’elles entreprennent vers le séjour lointain des morts, situé sous la terre ou les eaux[21]. Il n’est guère d’île en Océanie, dans les archipels mélanésiens ou polynésiens[22], où il n’y ait ainsi un endroit solitaire où s’assemblent les morts à la veille de quitter les demeures des vivants. De même les âmes de ceux qui se sont noyés dans la baie de Douarnenez séjournent huit jours dans la grotte de Morgat avant de partir pour l’autre monde.

Il est des âmes qui restent plus longtemps encore en un état étrange qui n’est plus la vie et qui n’est pas encore la mort. Une légende recueillie à Bégard conte l’histoire d’une fille qui s’était noyée de dépit, mais qui, grâce à la protection de la sainte Vierge, continua à vivre durant six ans d’une sorte de vie mystérieuse, nourrie par le pain que sa mère donnait aux pauvres, vêtue des vêtements usés qu’elle leur distribuait. Son mari n’était point vraiment veuf, il ne le devint qu’au bout des ces six années. Or c’est une conception qui n’est pas rare que celle de la mort, d’abord incomplète, et qui va s’achevant par degrés ; c’est un dernier écho, semble-t-il, de cette très ancienne manière de penser qui résonne encore dans cette curieuse légende. Les habitants de l’archipel Salomon[23] n’imaginent pas que la mort envahisse tout d’un coup les âmes ; après qu’elles sont séparées du corps, elles ressemblent quelque temps encore à des hommes vivants, mais un martin-pêcheur les frappe bientôt à la tête d’un coup de bec, et c’est alors la seconde mort, la mort plus profonde et plus complète. La même croyance s’exprime en un très beau mythe que M. de Bovis a recueilli aux îles Marquises[24] : les âmes après la mort se rendent au promontoire de Taata ; il y a là deux grands rochers, la pierre de vie et la pierre de mort. Les âmes sont aveugles ; elles viennent toucher au hasard l’une des deux pierres ; celles qui touchent la pierre de mort sont anéanties. La légende que nous avons rapportée semble bien indiquer qu’il survit sourdement chez les Bretons l’idée qu’il existe des degrés entre la mort complète et la vie véritable. C’est de cette existence étrange que vivent dans le vivier de pierre aux portes d’acier les noyés que la Princesse rouge y a entassés ; c’est de cette vie mystérieuse que vivent aussi les villes disparues, Lexobie ou Ker-Is, englouties sous les eaux. Ces légendes de villes englouties se retrouvent presque dans tous les pays d’Europe ; la très intéressante enquête à laquelle s’est livré M. R. Basset[25] l’a très clairement mis en lumière. Les peuplades qui vivent au bord des grands lacs ou de la mer situent souvent sous les eaux le séjour des âmes[26], et il est possible qu’il y ait dans toutes ces traditions de villes sous-marines comme un ressouvenir lointain de cette conception ; il faut remarquer au reste qu’il existe souvent entre les divinités marines et les divinités funéraires d’étroites liaisons ; le rôle des dieux de la mer est souvent analogue à celui des dieux chthoniens, presque toujours investis de fonctions funèbres ; un des meilleurs exemples qu’on en puisse donner, c’est la place que tiennent les Sirènes et les Néréides dans la décoration des tombeaux grecs. Les Ponaturi en Nouvelle-Zélande sont des dieux marins, peut-être à forme animale, et il semble bien en même temps que ce soient les âmes des morts[27].

Toutes les diverses légendes de villes englouties semblent en Basse-Bretagne s’être fondues en une seule, la légende de la Ville d’Ys. La légende sous sa forme habituelle est fort claire, mais elle n’implique point nécessairement que la ville livrée à la mort par la criminelle passion d’Ahès doive continuer de vivre au fond des eaux, et le caractère de cette grande cité endormie sous les mers et cependant vivante à demi reste très obscur. Est-ce, ainsi que j’en faisais tout à l’heure l’hypothèse, une sorte de demeure sous-marine des morts ou bien est-ce, au contraire, comme certains indices semblent le montrer, une ville enchantée qu’un charme magique retient captive sous les eaux ? Tout d’abord il semble bien que la ville d’Ys ne puisse être considérée ni comme un enfer ni comme un paradis ; si ceux qui l’habitent ne l’habitent que pour un temps, si ces habitants sont des morts, il faudrait la regarder comme une sorte de purgatoire. Le mot de résurrection est sans cesse employé pour indiquer la délivrance de la ville, et cela tendrait à faire croire qu’il s’agit bien d’une ville morte, d’une ville où n’habitent que des âmes, mais d’autre part certains récits semblent montrer que la ville a été enchantée et que la légende de la Ville d’Ys appartient par un certain côté à ce cycle de contes dont le type est la Belle au bois dormant. « Quand la ville fut engloutie, chacun garda l’attitude qu’il avait et continua de faire ce qu’il faisait au moment de la catastrophe. Les vieilles qui filaient continuent de filer. Les marchands de drap continuent de vendre la même pièce d’étoffe aux mêmes acheteurs. » Il suffirait qu’un habitant de ce monde-ci achetât pour un sou de marchandise dans la ville d’Ys pour qu’elle fût délivrée. Mais on ne sait en quoi consisterait cette délivrance ; est-ce la mort véritable ou au contraire la résurrection et la remontée au-dessus des eaux de la ville engloutie ? À coup sûr, la seconde hypothèse a rencontré des adeptes, et M. Sauvé rapporte une tradition qui le montre clairement : un jour viendra où la ville d’Ys reparaîtra au-dessus des mers et alors les villes d’aujourd’hui, les villes vivantes s’abîmeront à leur tour. Mais n’est-ce pas d’une courte résurrection qu’il s’agit, d’une résurrection miraculeuse qui marquera la fin du monde et précédera le dernier jugement. Un épisode de la légende de la Princesse rouge, que M. Le Braz a recueillie au Port-Blanc, tendrait à faire admettre cette supposition, à faire supposer même que c’est la mort qui a souvent été considérée comme cette délivrance que doit amener la rupture du charme[28], lorsque la femme qui a conjuré la Princesse rouge ouvre le vivier, les noyés qui y étaient enfermés se lèvent comme ressuscités, puis s’éloignent en une longue procession, marchant sur les eaux comme fit Jésus.

Ils ne sont point morts, mais ils ne reviennent pas dans leurs maisons, près de leurs enfants et de leurs femmes ; c’est vers un lointain pays qu’ils vont, vers le séjour des morts sans doute, le paradis de Dieu. Malgré les raisons qui tendent à faire considérer les villes englouties comme des villes enchantées, j’inclinerais, pour ma part, à croire qu’elles sont bien plutôt encore pour l’imagination bretonne des villes mortes, au sens propre du mot, des villes de morts ; la mer est toute peuplée d’âmes errantes, les âmes des noyés qui n’ont pu recevoir de sépulture ; peut-être est-ce une raison pour que l’on ait songé à placer sous les eaux quelques-uns des multiples séjours des morts.

Ce que ne sont point, à coup sûr, les habitants d’Ys, ce sont des génies de la mer, des sirènes, des fées ou des morgans. Ce sont des hommes, à n’en point douter, des morts ou des demi-vivants. Les deux conceptions de la ville morte et de la ville enchantée se sont entremêlées de telle sorte qu’il est devenu difficile de les débrouiller l’une de l’autre. Cette confusion est d’autant plus aisée que ceux qui meurent de mort violente doivent, d’après une croyance généralement répandue en Basse-Bretagne, rester entre la vie et la mort jusqu’à ce que se soit écoulé le temps qu’ils avaient à vivre. Toute besogne inachevée semble ainsi contraindre l’âme à rester à mi-chemin de la mort. Le vieux fermier de Tourc’h, par exemple, a gardé l’apparence d’un homme et il revient passer les nuits auprès de sa femme parce qu’il n’a pas fait son compte d’enfants. Cet état est l’état même des princesses enchantées et enfermées en une montagne ou un château mystérieux[29]. Les deux courants légendaires peuvent donc s’être fondus en un seul, parfois l’idée de l’enchantement semble avoir décidément triomphé et s’être subordonné l’autre conception ; le meilleur exemple en est la ville qui est enclose comme en un tombeau dans une montagne entre Saint-Michel-en-Grève et Saint-Efflam ; pourtant là encore reviennent les expressions de tombe et de ville morte ; mais peut-être ne faut-il pas les prendre trop à la lettre.

La conception toute matérielle que les Bretons se sont faite autrefois de l’âme se trahit encore dans bon nombre de leurs croyances et de leurs usages funéraires. Il faut éviter de laisser le trépied sur le feu, parce que les morts qui ont toujours froid et qui se glissent la nuit jusqu’au foyer pourraient se brûler en s’asseyant ; les âmes se tiennent souvent dans les haies d’ajoncs qui couronnent les talus des chemins : il faut faire quelque bruit avant de franchir le talus pour leur laisser le temps de s’éloigner. La nuit de la Saint-Jean les âmes viennent s’asseoir sur les cailloux que l’on a jetés dans les brasiers (tantad) et que la chaleur du feu a attiédis. Le soir de la Toussaint, on sert aux morts, sur la table de la cuisine revêtue d’une nappe blanche, un repas composé de lait caillé, de crêpes chaudes et de cidre. Lorsqu’ils viennent goûter à ce repas, on les entend remuer les escabeaux, parfois ils changent les assiettes de place dans le vaissellier. Les chanteurs qui vont cette nuit-là chanter de maison en maison la complainte des âmes ont senti souvent sur leur cou l’haleine froide des trépassés. Il est à peine besoin de faire remarquer que ce sont là des conceptions familières à tous les peuples non civilisés, que la coutume de préparer de la nourriture pour les âmes est une coutume presque universelle, que l’âme est très habituellement considérée comme un corps plus subtil, plus ténu ou plus petit que le corps visible, mais tout aussi matériel que lui, bien que souvent invisible ; c’est une croyance très répandue qu’on peut la blesser. Les peuples qui identifient l’âme avec l’ombre ou le reflet ont la même manière de penser. Dans l’île de Wetar, il y a des magiciens qui peuvent rendre un homme malade en frappant son ombre à coups de pique ou d’épée[30] Les Basoutos[31] croient que les crocodiles peuvent tuer les hommes en tirant sous l’eau leurs reflets.

Mais on peut trouver de plus étroits rapprochements encore entre les croyances que M. Le Braz a recueillies en Bretagne et les conceptions animistes de certains peuples sauvages. Il arrive qu’une âme soit condamnée à faire pénitence jusqu’à ce qu’un gland, ramassé le jour où elle s’est séparée du corps, soit devenu un plant de chêne propre à quelque usage, Il ne semble pas qu’il y ait là seulement une manière arbitrairement choisie de déterminer le temps de la pénitence, mais que la vie de l’arbre et celle de l’âme soient en quelque sorte liées l’une à l’autre. À la Nouvelle-Zélande, à Célèbes, à Bornéo, sur la côte occidentale de l’Afrique, c’est une croyance très répandue que la vie de chaque homme dépend de celle de quelque arbre particulier, et spécialement d’un arbre qu’on a planté avec certaines cérémonies le jour de sa naissance[32].

Les pratiques de sorcellerie que son enquête a fait connaître à M. Le Braz sont marquées de la même empreinte ; elles sont, elles aussi, étroitement apparentées aux cérémonies magiques en usage chez les diverses peuplades d’Océanie ou d’Afrique. Comme aux sorciers mélanésiens une boucle de cheveux ou un fragment d’os, il faut aux jeteurs de sort bretons des rognures d’ongles pour composer le charme qui fera périr un ennemi[33]. Powell a observé des coutumes analogues dans la Nouvelle-Bretagne et la Nouvelle-Irlande[34] ; Moseley[35] aux îles de l’Amirauté ; Gason, Taplin, Meyer[36], etc., en Australie. Mais tandis que le magicien australien cherche à s’emparer d’un débris d’ongle ou d’un cheveu de la personne qu’il veut frapper, voire même d’un os qu’elle a rongé ou d’un débris de ses aliments, c’est un morceau d’un de ses ongles à lui que met dans le charme qu’il vous donne le sorcier breton. C’est sans doute là une déviation d’un vieil usage dont le sens se sera perdu ; on n’en aura plus conservé que la lettre, on n’aura plus compris le rôle que jouaient là les rognures d’ongles. Mais ces morceaux d’ongles, il faut qu’ils aient été coupés avec les dents. Peut-être cette prescription résulte-t-elle de la propriété que possède partout le fer de briser les enchantements[37].

Peut-être pourrait-on retrouver aussi, dans l’idée qu’il est dangereux de contrefaire la mort par plaisanterie, les traces de la conception ancienne que la représentation symbolique d’un phénomène peut déterminer son apparition. Sans doute dans les récits qu’a recueillis M. Le Braz, la mort qui frappe le mauvais plaisant est représentée comme un châtiment divin, mais il est fort possible que ce soit là une interprétation chrétienne très récente d’une croyance ancienne. C’est en effet un des principes fondamentaux de la philosophie des peuples primitifs que cette croyance qu’il suffit d’imiter un phénomène pour le faire se produire, de répandre de l’eau à terre par exemple pour faire pleuvoir, et il ne faudrait pas s’étonner de la retrouver ici déguisée sous un vêtement chrétien[38].


IV


On voit par ces quelques rapides indications quel est l’intérêt que présentent pour la mythologie comparée et la science générale des rites, les récits que renferme le présent volume et les usages qui les commentent. Mais c’est, d’après moi, bien plus encore à la psychologie ethnique qu’à la science des religions que ce livre apporte une précieuse contribution.

S’il fait pénétrer plus avant peut-être qu’aucun autre dans l’âme des Bretons, c’est que la Bretagne est avant toute chose le pays de la Mort. Les morts y vivent avec les vivants dans une étroite intimité, ils sont mêlés à leur vie de toutes les heures ; les âmes ne restent point enfermées dans les tombes des cimetières ; elles errent la nuit par les grandes routes et les sentiers déserts ; elles hantent les champs et les landes, pressées comme les brins d’herbe d’une prairie ou les grains de sable de la grève. Elles reviennent aux maisons où habitaient autrefois les corps qu’elles animaient ; elles viennent apporter les nouvelles de l’autre monde, messagères de pénitence ou de salut ; elles s’attardent dans la cuisine silencieuse et on les aperçoit du fond du lit clos, accroupies près de l’âtre où s’éteignent les tisons. Elles entament avec les servantes qui font sauter les crêpes sur leur éclisse de bois de longues et muettes conversations ; elles gardent contre les voleurs les pommes du verger ; génies protecteurs du foyer, elles viennent, par la permission de la Vierge et de Dieu, veiller sur ceux qu’elles ont laissés derrière elles, en proie à tous les dangers et à toutes les embûches de la vie. Les mères qui durant leur vie ont eu pitié des pauvres âmes abandonnées reviennent après leur mort caresser pendant leur sommeil leurs petits enfants qui pleurent ; elles les soignent, les consolent et les bercent ; elles reviennent leur donner le sein et laver leurs yeux malades. Parfois aussi c’est le souci des biens qu’ils ont laissés derrière eux, de leurs belles fermes aux murs de granit, de leurs vaches rousses au poil luisant, de leurs champs où ondulent les blés comme une mer d’or et de soleil, qui fait sortir les morts du fond de leurs cercueils ; et le vieux laboureur, retourné à son champ, conduit encore d’une main ferme la charrue à travers cette terre féconde dont la passion l’a arraché du séjour silencieux des âmes.

Il s’en faut cependant que tous les morts soient bienveillants, ils sont cruels souvent pour ceux qui vivent encore et il est imprudent de les approcher de tout près. Quand la nuit est close il est sage de rester dans sa maison ; il n’est pas bon pour les chrétiens d’aller par les grandes routes quand la lumière du soleil s’est éteinte : on est exposé à de dangereuses rencontres ; les morts sont les maîtres de la nuit, ils n’aiment point qu’on vienne les troubler, et ils savent infliger aux indiscrets des leçons souvent cruelles. On n’échappe guère aux périls de la nuit que grâce à une protection surnaturelle ou par une incroyable habileté ; ni Ludo Qarel, ni Fant ar Merrer ne seraient revenus vivants chez eux, si leur bon ange ne les avait accompagnés tout le long de la route. On n’a rien à craindre cependant si l’on a avec soi un petit enfant qui n’est pas encore baptisé ou si l’on songe à temps à invoquer le nom de Dieu : « Si tu viens de la part de Dieu, exprime ton désir. Si tu viens de la part du Diable, va-t’en dans ta route comme moi dans la mienne. » Il faut se garder d’accepter rien de ceux que l’on rencontre la nuit sur les chemins ; si l’on mangeait de la nourriture des morts, on ne pourrait plus jamais revenir parmi les vivants. Cette croyance s’exprime très clairement dans l’histoire du charbonnier qui, pris par le mauvais temps, s’est vu obligé de se réfugier, dans une maison perdue en un coin d’une lande déserte. Il y trouve trois vieilles femmes, l’une qui compte de l’argent, l’autre qui fait des crêpes, la troisième qui avale un os qui lui sort par la nuque et qu’elle ravale aussitôt ; il refuse tout ce qu’elles lui offrent et il est sauvé. S’il avait accepté crêpes, argent ou viande, il aurait pris leur place et n’aurait jamais revu sa maison[39]. Mais il est sage de ne pas s’exposer sans nécessité à de tels périls, et si l’on est contraint de sortir le soir, la prudence commande de se faire accompagner de deux autres personnes, baptisées comme vous-même, le revenant le plus désireux de nuire ne peut rien contre trois baptêmes.

Ce ne sont pas au reste seulement les âmes en peine que la nuit on peut rencontrer par les chemins, c’est aussi la Mort même, l’Ankou. Il n’est guère de Bretons qui n’ait entendu l’essieu grinçant de sa charrette. Mais malheur à celui qui vient croiser dans un sentier l’Ankou debout sur son char funèbre ; il est marqué pour la mort et il ne s’écoulera guère de jours avant qu’il ne tombe frappé de sa faulx. La vue seule de l’Ankou suffit à tuer ; il semble qu’il soit un de ces fascinateurs dont M. Tuchmann écrit depuis quelques années dans Mélusine la si curieuse histoire. Les fraudeurs ont fréquemment tiré parti de cette croyance ; ils transportent pendant la nuit leurs marchandises sur des charrettes dont ils graissent mal les roues. Lorsqu’ils traversent un village chacun se tient dans sa maison bien tranquille et bien coi, on a entendu le grincement sinistre et l’on craint de se rencontrer face à face avec le squelette drapé d’un linceul dont le regard donne la mort.

L’Ankou, cet ouvrier de mort, ce pourvoyeur de cimetière, est lui-même un mort ; c’est dans chaque paroisse le dernier mort de l’année qui vient de finir, qui hérite pour un an de la charrette et de la faulx de l’Ankou, Autant de paroisses, autant de dieux de la mort ; mais leurs fonctions sont si pareilles qu’on les distingue mal les uns des autres et qu’il semble qu’ils soient à la veille de se confondre dans l’imagination populaire en une divinité unique, la Mort, exécutrice des volontés de Dieu. C’est du reste sous cet aspect qu’apparaît l’Ankou dans la plupart des contes et des légendes qu’a recueillis M. Luzel, dans l’histoire par exemple du Forgeron Sans-Souci[40] On ne voit jamais figurer dans un même récit plusieurs Ankou ; il semble donc qu’ils diffèrent moins les uns des autres que les Vierges adorées dans les différents sanctuaires et qui en sont venues à être conçues, non pas comme des noms divers d’un même être céleste, mais comme des êtres réellement différents. C’est ainsi, par exemple, que Notre-Dame du Port-Blanc rend visite à Notre-Dame de la Clarté. Cela est dû probablement à ce qu’il n’existe guère de représentations figurées, de statues de l’Ankou. Toutes ces divinités investies de fonctions identiques ne peuvent par elles-mêmes rester distinctes les unes des autres, et c’est ainsi qu’elles arrivent graduellement à se confondre en une seule, tandis que le nombre de « Notre-Dame » augmente sans cesse à mesure que s’ouvrent de nouveaux sanctuaires, consacrés tous cependant à la Vierge Marie.

Il semble qu’on puisse retrouver dans la conception de ces multiples divinités de la mort l’écho d’un très ancien culte ancestral. On sait en effet que chez la plupart des peuples non civilisés qui rendent un culte aux âmes des ancêtres, ce sont les morts récents qui seuls sont adorés ; c’est le cas par exemple chez les Zoulous[41] et dans les archipels mélanésiens. Presque tous les peuples éprouvent ce besoin de rajeunir leurs dieux ; on croit à l’impuissance des divinités très anciennes[42] et les générations successives de dieux, attachées après coup les unes aux autres par des liens de filiation, n’ont souvent pas d’autre signification. Chaque groupe divin est repoussé dans le passé par un groupe de dieux plus jeunes, apparus plus récemment dans la conscience populaire : ainsi Zeus et Kronos par exemple, dans la mythologie hellénique, les dieux de la terre et du ciel et le héros Maui dans la mythologie néo-zélandaise. Mais pour le culte des morts, des âmes des ancêtres, les faits sont plus nets encore ; il est très rare, chez les peuples du moins, qui sont restés à un niveau inférieur de civilisation, que le culte s’étende au delà de la troisième ou quatrième génération, du bisaïeul ou du trisaïeul ; on conte bien des légendes sur le héros éponyme, ancêtre de toute la race, mais on ne l’adore que rarement. Il est fréquent aussi que seules les âmes des chefs soient l’objet d’un culte.

Peut-être l’Ankou de chaque village était-il chez les Bretons, aux temps très anciens, le chef le plus récemment mort. Puis l’organisation par clans et le culte des ancêtres ont tous deux disparu ; mais il a survécu quelque chose de ce culte dans cette sorte de religion de la mort, qui maintenant encore est très vivante en Basse-Bretagne. C’est autour d’un seul personnage que dans chaque village se sont groupés les débris de ce culte déclinant ; ce mort distingué entre tous les morts, c’est, sans doute méconnu et méconnaissable pour tous, le chef jadis adoré. On a oublié son caractère seigneurial, parce que l’organisation sociale, qui le rendait intelligible, pour tous a disparu ; mais ce qui a survécu dans la mémoire populaire, c’est que ce mort, objet d’un culte, était toujours un mort récent. Puis comme l’introduction du christianisme avait fait déchoir ce personnage sacré de sa qualité divine, et qu’il était resté dans les mémoires un souvenir confus de sa puissance, il est devenu une sorte de génie, messager de mort. Son rôle protecteur a passé sans doute aux êtres surnaturels, apparus plus récemment dans la religion populaire : les anges et les saints. Il ne lui est resté des fonctions multiples qui lui étaient dévolues à l’origine comme à tous les dieux des religions anciennes que ses fonctions de destructeur, d’exterminateur ; il est devenu l’ouvrier de la Mort, la Mort même personnifiée, et ce rôle nouveau lui a été sans doute d’autant plus aisément attribué qu’il était lui-même un mort en continuelles relations avec les choses de l’autre vie.

Mais jamais l’Ankou n’est devenu un véritable démon, au sens chrétien du mot ; on le représente comme impitoyable, mais non comme perfide ou cruel ; on fait même de lui le symbole et comme l’expression vivante de la justice[43]. Il est le ministre de Dieu et non du diable, l’exécuteur des volontés du Tout-Puissant. Nul ne songe à se révolter contre l’Ankou, il semble que ce soit la main même de Dieu qui dirige sa formidable faulx.

Ce ne sont pas seulement les âmes des morts qui peuplent la nuit, mais des êtres malfaisants et dangereux, dont la rencontre est funeste, qui n’ont jamais été des vivants, qui sont d’une autre race que la race des hommes ; ils semblent cependant faire partie du même monde dont font partie les morts. Ce sont les laveuses de nuit (kanorez-noz), le crieur de nuit (ar hopper-noz), le petit enfant de la nuit (ar buguel-noz). Les laveuses de nuit lavent dans les étangs ou les ruisseaux les linceuls des morts, elles obligent ceux qui ont l’imprudence de leur adresser la parole à tordre avec elles toute la nuit le linge qu’elles viennent de laver. La maouez-noz contraint le malheureux à s’épuiser dans cette besogne sinistre et le matin on le trouve étendu sur la prairie mort ou évanoui. Il est fort difficile de savoir ce que sont exactement ces lavandières de nuit, il semble bien qu’elles n’appartiennent pas à la même race que les vivants, mais elles ont cependant l’apparence de femmes ordinaires ; elles sont vêtues comme les femmes qui vont au lavoir ; elles parlent breton comme les paysannes et il ne semble pas qu’elles soient douées de pouvoirs surnaturels que ne possèdent point les âmes des morts.

Le crieur de nuit, le buguel-noz, qui hantent les landes désertes, ont eux aussi les mêmes attributs et sont doués des mêmes pouvoirs que les âmes errantes ; ils ne sont point nettement distingués des morts, comme le sont par exemple les nains (korandonet) qui apparaissent dans les champs triangulaires, et cependant il semble bien que d’après la croyance commune ils n’aient jamais vécu la vie que vivent les hommes ; il semble qu’ils aient toujours été des esprits errants dans les solitudes, que jamais ils n’aient possédé un corps pareil au nôtre ; mais comme les laveuses de nuit ils ont forme humaine ; le hopper-noz est un géant, le buguel-noz est un petit enfant à la tête trop grosse ; on les aperçoit rarement au reste, mais on entend le crieur de nuit hurler sur la lande et le petit enfant gémir et pleurer.

Peut-être tous ces êtres surnaturels étaient-ils originairement des morts et sont-ce seulement les noms particuliers qu’ils ont reçus ou les fonctions spéciales dont les a investis l’imagination populaire qui les ont tout d’abord séparés de la foule des autres âmes. Le fossé s’est alors creusé de plus en plus profondément et on a fini par les considérer non plus comme des âmes, mais comme des esprits. Ce qui conduirait à faire accepter cette interprétation, c’est ce qui passe dans le cas très analogue de Iannik-ann-Od ; ce Yannik, c’est incontestablement un noyé et ce nom de Jean des Grèves est même devenu une sorte de nom collectif pour désigner les âmes des noyés, c’est en réalité l’Ankou des gens de mer. Or il tend visiblement, en raison précisément de ce nom spécial qu’il porte, à se séparer des autres morts, plus complètement que l’Ankou lui-même, et à devenir un être surnaturel qui n’est point d’origine humaine, une sorte d’esprit méchant qui hante les grèves et fait périr les pêcheurs.

Ce n’est pas seulement sur les chemins qu’on est exposé à de dangereuses rencontres ; les morts vont parfois jusque dans leur demeure chercher les vivants. C’est ainsi que René Pennek, qu’un arbre a écrasé, vient en pleine nuit chercher sa fiancée qui le croit vivant encore ; il la prend sur son cheval, l’entraîne au cimetière ; la couche nuptiale de la jeune fille, ce sera la fosse fraîche où l’âme jalouse l’enferme avec elle. Il est à peine besoin de faire remarquer que c’est le thème même de la ballade de Lénore, dont il existe des variantes dans presque tous les pays d’Europe[44]. Un jeune homme dont le rival s’est pendu par désespoir d’amour, invite à son repas de noces le cadavre de son ami, qui pourrit accroché aux bras d’une croix de pierre ; le mort se rend à l’invitation et vient s’asseoir hideux et terrible parmi les convives.

L’Ankou lui aussi s’asseoit à la table des vivants ; il a accepté un jour pour lui-même l’invitation que Laou ar Braz avait lancée à tous les gens de Pleyber-Christ et, caché sous les habits d’un mendiant, il est venu à la fête que donne en l’honneur de la salaison d’un porc, le riche propriétaire de Kéresper. Mais il est venu en messager bienveillant, en ami, lui annoncer que la mort est proche et qu’il lui faut mettre ordre à ses affaires.

Il est d’autres âmes qui hantent les maisons où ont vécu leurs corps, tourmentant sans cesse les hommes qui les habitent après eux, comme le vieux fileur d’étoupe, qui, après sa mort, file encore dans son grenier. Mais c’est surtout au moment où l’âme vient de s’exhaler des lèvres d’un mourant que son voisinage est terrible pour les vivants ; c’est souvent une rude tâche que de veiller les morts. Le démon rôde autour de ceux qui meurent pour s’emparer des âmes méchantes, et bien des bruits sinistres traversent l’ombre silencieuse de la nuit où vacillent les lumières jaunes des cierges. Parfois même un mort s’est éveillé un instant du sommeil qu’il dormait, le sommeil profond des morts, et a saisi les cartes qu’un plaisant sacrilège lui tendait (La veillée de Lôn). Mais lorsque meurt un saint, tout au contraire l’air s’emplit d’une musique délicieuse ; on entend des clochettes d’argent tinter dans le lointain et des abeilles blondes bruire dans le parfum des cierges.

Les morts sur cette terre sont sans cesse mêlés aux vivants, mais il est des hommes hardis qui sont allés les trouver jusque dans le séjour qu’ils habitent, en enfer ou en paradis. Les voyages au purgatoire occupent peu de place dans ce recueil ; c’est à peine s’il y est fait çà et là une allusion rapide. Il semble au reste qu’ils ne soient point l’un des thèmes habituels du légendaire Breton et qu’il faille renoncer à trouver dans les récits populaires de la Bretagne armoricaine des parallèles à la vision de saint Patrice ou au voyage du chevalier Owenn[45]. Tout au contraire, les voyages en enfer ou en paradis sont l’un des sujets favoris des conteurs. Ces récits semblent d’ordinaire calqués les uns sur les autres, aussi M. Le Braz, bien qu’il en ait recueilli plus de vingt versions diverses, n’en a-t-il admis qu’un petit nombre dans son livre. M. Luzel a du reste publié déjà les principaux types de ces légendes et de ces contes[46]. Les plus intéressants d’entre eux portent la marque de conceptions mythologiques étrangères au christianisme et qui certainement lui sont de beaucoup antérieures[47]. Nous reviendrons un peu plus loin sur les contes qui relèvent de ce type.

Si l’intérêt des conteurs de légendes s’est tout spécialement porté en Basse-Bretagne sur les voyages en paradis et en enfer et s’il s’est écarté au contraire des voyages en purgatoire, c’est que l’on est déjà très largement renseigné sur le purgatoire par d’autres moyens, tandis que l’on n’a que de bien rares nouvelles de l’enfer ou du paradis. Les âmes errantes, les âmes qui hantent les maisons et les landes et avec qui s’entretiennent les vivants, ce sont toutes ou presque toutes des âmes souffrantes qui n’ont pas encore achevé la pénitence que leur avaient méritée leurs péchés.

Les damnés sont à jamais perdus ; une fois enfermés dans l’enfer avec les démons, on n’entend plus parler d’eux. Les revenants, si méchants qu’ils puissent être, ne sont point d’ordinaire des damnés, ce sont des âmes en peine. Une âme parfois s’échappe un instant des flammes de l’enfer pour dire à ceux qui prient pour elle de ne plus prier, car chaque prière augmente encore ses tortures. Parfois aussi un fils, que la coupable complaisance, l’indulgence aveugle de sa mère ont conduit de péché en péché jusqu’à la damnation éternelle, revient lui reprocher le malheur auquel l’a condamné sa maladroite bonté.

Mais ce sont là des faits très exceptionnels et les récits qui les rapportent sont nettement empreints d’un caractère ecclésiastique ; ce sont presque toujours des légendes édifiantes et morales beaucoup plutôt que l’expression spontanée et irréfléchie des croyances populaires. Les seuls damnés qui jouent un rôle important dans les légendes d’origine vraiment populaire, ce sont les damnés qui, malgré la condamnation divine, n’ont point été précipités dans l’enfer et sont restés sur la terre des vivants dans les demeures des hommes. Ces damnés-là ne peuvent à coup sûr rien apprendre à personne sur l’enfer qu’ils ne connaissent point et, pour les obliger à se rendre au séjour qui leur a été assigné par Dieu, il faut employer les exorcismes et les conjurations.

Les élus ne sont point enfermés dans le paradis comme les damnés dans l’enfer, mais ils en sortent rarement. Ces morts secourables, qui viennent comme des génies protecteurs du foyer habiter les maisons de ceux qu’ils aimaient, ce sont presque toujours de pauvres âmes qui attendent encore que la bonté de Dieu leur ouvre enfin les portes du ciel. Dans certaines légendes cependant apparaissent des âmes qui viennent du paradis de Dieu, toutes radieuses de candide lumière ; elles marchent à côté du héros de la légende, à travers les mille périls qu’il rencontre ; elles le conduisent sain et sauf au but marqué qu’il lui faut atteindre. Mais de leur vie auprès de Dieu, de ce monde mystérieux où elles vivent, elles ne disent rien, elles accomplissent presque en silence leur mission de salut, puis, comme un rayon de lune, remontent au ciel d’où elles sont descendues. Il n’est même pas bien certain que l’imagination populaire les distingue nettement des anges. C’est parfois l’une de ces âmes qui s’acquitte du rôle dévolu d’ordinaire à l’ange gardien.

C’est donc bien, semble-t-il, le désir passionné de savoir quelque chose de ce monde mystérieux de souffrance infinie ou d’éternelle félicité, qui a fait revenir sans cesse les conteurs bretons, comme à un sujet préféré, au voyage des vivants vers l’enfer ou le paradis.

Mais il y a à la très grande abondance des contes de ce type une autre raison encore que nous avons indiquée plus haut : beaucoup de ces récits ne sont en effet que des adaptations chrétiennes de contes plus anciens. À l’origine, il n’était pas question dans ces récits de l’enfer ni du paradis non plus que du purgatoire ; ils n’avaient même point peut-être le caractère de mythes funéraires, ou du moins le séjour des morts n’était-il pas sans doute la seule région que visitât le héros. Leur caractère primitif est extrêmement difficile à démêler à travers les altérations successives qu’ils ont subies. Peut-être avons-nous affaire à des mythes cosmiques ; peut-être à des contes d’aventures analogues aux contes grecs de Persée ou de Jason ; peut-être aussi à des apologues moraux. Ce sont, de tous les récits contenus dans les recueils publiés jusqu’à ce jour et dans le présent volume, ceux peut-être qui exigeraient la plus longue et la plus délicate étude. Les limites étroites d’une introduction ne nous permettent point de la tenter ici. Mais nous comptons bien revenir quelque jour sur cette question si complexe, la plus intéressante peut-être que le folklore breton oblige à se poser.

Ce qui est certain, c’est qu’en raison même de l’origine préchrétienne de ces contes, le purgatoire n’y pouvait jouer aucun rôle, tandis qu’il s’y trouvait place pour des morts heureux ou malheureux ou pour des êtres surnaturels qui ne sont point de la race des hommes, mais que l’imagination populaire devait aisément confondre avec les morts. Ces morts heureux ou malheureux n’ont point tardé sans doute à devenir les damnés et les élus, les lieux qu’ils habitaient le paradis et l’enfer, et plus tard les conteurs ont dû être entraînés par le besoin d’être complets à ajouter à l’enfer et au paradis, le purgatoire. Dans les versions primitives des contes il s’agissait sans doute d’êtres qu’il fallait délivrer des charmes qui les tenaient captifs ; ces êtres sont devenus des âmes que Dieu a condamnées à une pénitence à laquelle peut seule mettre fin une action que doit accomplir le héros. Il est au reste un grand nombre des régions qu’il traverse dans son voyage à travers le monde surnaturel qu’il est impossible de situer dans le purgatoire, le paradis ou l’enfer. Mais tandis que ces éléments préchrétiens ont survécu dans certaines variantes, ils ont disparu en certaines autres, où seul s’est conservé ce qui semblait essentiel, le voyage au paradis ou en enfer. Cette transformation a dû s’accomplir d’autant plus aisément qu’il s’est créé de toutes pièces des légendes relativement récentes sur des thèmes analogues (L’Homme à la quittance), qui ont exercé sans doute une influence profonde sur les formes anciennes.

Mais si abrégées que puissent être certaines de ces versions, il s’y trouve presque toujours des détails qui révèlent clairement que l’origine du conte est antérieure au christianisme. Ainsi dans Jean l’Or, lorsque le héros réussit à s’évader de l’enfer il emporte avec lui le baquet dans lequel il puise de l’eau pour les chevaux, l’étrille et la brosse ; lorsque Satan le poursuit il jette derrière lui ces divers objets qui deviennent des obstacles, fleuve, montagne ou forêt, que le démon met quelque temps à franchir. C’est là un épisode qui se retrouve dans un très grand nombre de contes populaires, du Japon à l’Afrique australe[48].

Le diable ne joue qu’un rôle très effacé dans la plupart des légendes qu’a recueillies M. Le Braz, et c’est là un des traits qui marquent le plus nettement qu’elles ne doivent presque rien à l’influence ecclésiastique, et qu’elles reflètent des croyances franchement populaires qui n’ont guère emprunté au christianisme que son vocabulaire et des cadres très généraux. Là où il devient le personnage principal, il est volontiers raillé et dupé ; Tadic-Coz se gausse d’un démon et le berne de la belle manière, et les prêtres de Tréguier réussissent à faire construire à Satan la tour de la cathédrale sans bourse délier. Mais il faut reconnaître qu’il joue beaucoup moins fréquemment ce rôle ridicule que dans les légendes germaniques, et que la plupart du temps l’enfer demeure un lieu mystérieux et formidable, d’où s’exhale la même terreur sacrée, qui monte des charniers et des cimetières.


V


Si nombreuses que soient les âmes qui demeurent avec les vivants dans leurs basses maisons de granit ou qui vivent dans les cimetières et les landes désertes, elles passent invisibles à la plupart des yeux et il est peu d’oreilles qui entendent dans l’air calme du soir leur vol silencieux et doux. Cependant on n’est jamais en ce monde sans nouvelles de cet autre monde de mystères, du monde des âmes et de la mort. Il en vient sans cesse comme de vagues rumeurs, des bruits lointains, des signes, des présages. Nul ne meurt sans que quelqu’un de ses proches n’en ait été averti. Certaines personnes ont entre toutes le don de voir, elles lisent plus aisément au livre de l’avenir, elles pénètrent tous les secrets de la mort, elles ont sans cesse des avertissements, des pressentiments ; elles aperçoivent des signes qui restent cachés aux yeux de ceux qu’absorbent les soucis de ce monde. C’est le bruit que font autour de nous les gens et les bêtes qui éteint pour nous ces voix légères qui viennent du pays des morts ; si nous n’étions pas pris tout entiers par nos affaires et nos plaisirs, nous saurions presque tout ce qui arrive de l’autre côté de la tombe.

Mais il est certain cependant que certaines gens sont mieux doués que les autres ; s’il doit y avoir dans la région qu’ils habitent une veillée mortuaire, ils en sont aussitôt informés. Un vieillard des environs de Quimper était toujours averti lorsque quelqu’un de ses voisins allait mourir, par les coups que donnait son penn-baz contre la muraille où il était accroché.

Il ne faut pas croire au reste que les gens qui nient qu’il y ait des intersignes, aient été plus que les autres privés de ces avertissements, mais ils craignent ces choses d’épouvante (traou-spont), et ne veulent rien voir ni rien entendre de l’autre vie. Beaucoup de Bretons ont comme un recul involontaire devant ce monde mystérieux qui les environne de toute part, si étrangement mêlé au monde réel ; les choses de la mort ont pour eux un invincible attrait et en même temps ils les fuient, comme poussés par une instinctive et toute-puissante terreur. Il est dangereux d’être en trop fréquente et trop intime communication avec les âmes qui peuplent l’autre monde ; il est dangereux même d’en savoir trop sur l’autre vie ; ceux qui reçoivent du pays des morts de trop fréquents messages sont déjà marqués pour être la proie de l’Ankou. Il n’est point rare que ceux qui ont reçu quelqu’une de ces étranges révélations meurent eux-mêmes au bout de quelques semaines ou de quelques mois.

On dirait que de ce pays lointain qu’elles habitent les âmes tirent à elles les vivants et que lorsqu’elles viennent parmi les hommes elles les enchantent et les charment et les emmènent captifs jusque dans leur silencieuse demeure. Tous ceux qui ont été mêlés à quelqu’une de ces scènes étranges, qui précèdent parfois la mort, à ces cérémonies mystérieuses qu’accomplissent les âmes auprès de ceux qui vont mourir perdent à jamais la gaieté, la joie insouciante qui s’exhale en chansons ; ils restent graves, ensevelis en un rêve dont rien ne les peut éveiller ; c’est encore sur la terre des hommes qu’ils marchent, ils mangent et boivent comme les autres hommes ; comme les autres ils conduisent la barque et la charrue, mais ce ne sont déjà plus des vivants.

Nous sommes là en présence de conceptions très anciennes, l’idée du présage ne s’est point démêlée des autres idées auxquelles elle est entrelacée. Les apparitions des âmes sont à la fois signes et causes de mort ; aussi ne peut-on considérer l’intersigne comme un avertissement divin ; c’est la Mort elle-même qui décèle sa présence, c’est elle qui fait sortir du tombeau les âmes, qui vont devant elle, comme des hérauts, appelant les vivants ; tous ceux qu’elles rencontrent, elles les fascinent, elles les blessent, l’Ankou n’aura plus qu’à achever leur besogne. La nature entière frémit à l’approche de la mort : c’est l’oiseau (sparfel) qui voltige autour de la maison et vient frapper à la vitre, ce sont les chiens qui hurlent, c’est la pie qui vient se poser sur le toit. Pas une nuit ne se passe sans que quelques signes n’indiquent l’approche de la mort ; elle rôde sans cesse autour des hommes, les Bretons la sentent toujours présente et peut-être est-ce au sentiment que la grande mangeuse d’hommes est toujours là tout près d’eux, la main levée prête à s’abattre sur leur épaule, qu’il faut attribuer cette étrange tristesse, cette tristesse grave et songeuse, coupée d’éclats de gaieté, dont sont encore empreints ceux que n’ont point trop changés les idées nouvelles venues du pays de France.

Certaines cérémonies qui se sont perpétuées jusqu’à aujourd’hui contribuent elles aussi, à rendre plus sensible cette universelle présence de la mort. Les unes amènent les fidèles devant le charnier du cimetière, d’autres les conduisent par les nuits froides de novembre dans les chemins creux où bruissent les essaims légers des âmes, et les chants qui sont alors chantés sont empreints d’une indicible et tragique tristesse, la complainte de l’Anaon surtout, cette supplication douloureuse que l’on vient gémir aux portes des maisons. Il semble qu’il doive toujours vibrer comme un écho lointain de ces chants des morts dans l’âme de ceux qui du fond des lits clos les ont entendus en frémissant, dans l’âme surtout de ceux qui les ont chantés parmi les terreurs des nuits de novembre. Les cérémonies secrètes, les cérémonies que désavoue maintenant l’Église, la messe de trentaine, cette sorte de messe magique, qui, paraît-il, se célébrait encore il y a un demi-siècle dans la chapelle que saint Hervé possède au sommet du Ménez-Bré, sont elles aussi des cérémonies célébrées pour les morts. Ce ne sont point, comme en d’autres pays, des démons que l’on exorcise, mais des morts que l’on conjure. C’est contre les damnés que les prêtres ont à lutter, et le chien noir sur lequel ils jettent leur étole pour délivrer les vivants de sa présence maudite, ce n’est point Satan qui habite en lui, mais l’âme d’un mort. Partout donc l’idée de la mort, l’idée de l’autre vie est présente, tout la rappelle, tout la ramène ; croyances, traditions, cérémonies, légendes, tout est marqué du même sceau.

Ce perpétuel contact avec la mort a imposé sur l’âme des Bretons une empreinte profonde ; il n’est pas de pays où ceux qui ne sont plus restent ainsi mêlés aux vivants ; les morts gardent, à vrai dire, leur place dans leur maison, le cimetière est comme un prolongement du foyer ; on y va, si j’ose dire, causer avec les siens. Il y a dans les grandes villes, à Paris par exemple, une sorte de religion de la mort, mais c’est, à tout prendre, bien plutôt le culte des tombeaux que le culte des morts ; on ne vit point en intimité avec eux. En Bretagne, il semble que ceux qui sont partis ne soient point partis tout à fait, qu’ils soient encore là tout près, qu’ils aient seulement changé de demeure, qu’ils habitent le cimetière au lieu de la maison. Aussi y a-t-il une vive résistance aux tentatives faites pour éloigner les cimetières des villages ; cela paraît aux Bretons une sorte de profanation, il leur semble qu’on brise les familles, qu’on contraint les vieux à habiter loin de la maison de leurs fils.

M. Renan[49] fait de cette constante préoccupation de l’autre vie un des traits caractéristiques de la race celtique ; ce qui est certain, en tout cas, c’est que cette continuelle fréquentation de la mort a imprimé à l’esprit des Celtes d’Armorique un tour très particulier. Dans leurs chansons d’amour apparaît sans cesse le sentiment de la fragilité du bonheur. L’amour, c’est une joie qu’on goûte à peine et qui s’enfuit, mais cet amour cependant, c’est un amour éternel qui persiste par delà la tombe ; la bien-aimée morte est aussi tendrement aimée que la bien-aimée vivante. L’amour seul éternel, au milieu de toutes les choses qui passent, irréelles et fugaces comme un rêve, c’est toute l’âme chantante et triste de la Bretagne. En nul autre peuple, peut-être, ce sentiment n’a trouvé d’aussi troublante et mystérieuse expression. Le très grand intérêt des légendes qu’a recueillies M. Le Braz, c’est qu’elles constituent le commentaire le plus vivant et le plus clair à la fois de ces chansons, qu’il publiait récemment en collaboration avec M. Luzel, et où se traduit ce qu’il y a de plus intime et de plus original dans l’esprit des clercs et des paysans d’Armorique[50].


L. Marillier.____

______Paris, juin 1892.


LA LÉGENDE DE LA MORT
EN BASSE-BRETAGNE
______



CHAPITRE PREMIER

Les Intersignes


Les intersignes[51] annoncent la mort. Mais la personne à qui se manifeste l’intersigne est rarement celle que la mort menace.

Si l’intersigne est aperçu le matin, c’est que l’événement annoncé doit se produire à bref délai (huit jours au plus). Si c’est le soir, l’échéance est plus lointaine ; elle peut être d’une année et même davantage.

Personne ne meurt, sans que quelqu’un de ses proches, de ses amis ou de ses voisins n’en ait été prévenu par un intersigne[52].

Les intersignes sont comme l’ombre, projetée en avant, de ce qui doit arriver.

Si nous étions moins préoccupés de ce que nous faisons ou de ce qui se fait autour de nous en ce monde, nous serions au courant de presque tout ce qui se passe dans l’autre.

Les personnes qui nient les intersignes en ont autant que celles qui en ont le plus. Elles les nient uniquement parce qu’elles ne savent ni les voir, ni les entendre ; peut-être aussi parce qu’elles les craignent et qu’elles ne veulent rien entendre ni rien voir de l’autre vie.

« Certaines gens ont plus que d’autres le don de voir.

« Dans mon jeune temps on se montrait du doigt, non sans une secrète épouvante, les personnes qui étaient douées de ce pouvoir mystérieux.

— « Hennés hen eus ar pouar ! disait-on (Celui-là a le pouvoir).

« Dans cette catégorie privilégiée, il faut ranger en première ligne ceux « qui ont passé en terre bénite et en sont sortis, avant d’avoir été baptisés[53] »

« Voici le cas :

« Un enfant vient de naître. Le recteur, que l’on est allé trouver, a fixé l’heure du baptême. Mais vous savez comme les gens de la campagne sont peu exacts. Père et matrone, parrain et marraine flânent en chemin, s’attardent aux auberges, s’il y en a sur la route, n’arrivent au bourg que longtemps après l’heure convenue. Le prêtre s’est lassé de les attendre vainement ou a été appelé par quelque autre devoir de son ministère. Nos gens se rendent au porche, trouvent l’église déserte. À leur tour de s’y morfondre. Il n’y fait pas chaud. L’enfant crie. La matrone, la groac’hann-holenn (la vieille-au-sel), déclare que si l’on reste là, le nouveau-né risque « d’attraper sa mort. » On gagne quelque endroit mieux abrité, l’auberge la plus voisine. On y patiente, en vidant chopine, jusqu’au retour du prêtre. L’enfant a passé au cimetière, terre bénite, et en est sorti sans avoir été fait chrétien. Il aura le don de voir.

« L’aventure se produit souvent. De là vient que tant de Bretons ont la faculté de voir ce qui reste invisible aux yeux de la plupart des hommes. »

(Communiqué par René Alain, garçon de bureau aux Archives départementales, ancien chantre à Penhars. – Quimper.)

Ont encore le don de voir ceux qui possèdent le trèfle à quatre feuilles, l’épi à sept têtes, ou le grain qui a passé dans la meule sans être moulu et au four sans être cuit.

Les menuisiers qui fabriquent les cercueils savent d’avance si quelqu’un de la région doit mourir dans la journée ou dans la nuit. Ils en sont prévenus par le bruit des planches, qui s’entre-choquent d’elles-mêmes dans le grenier.

Qui voit une belette (eur garellik) doit mourir dans l’année[54]

Quand la pie vient se poser sur le toit, c’est que quelqu’un doit mourir dans la maison[55].

Quand un coq vient chanter tout auprès de vous, c’est que votre dernière heure est proche[56].

Quand le timbre de l’horloge se met à sonner en même temps que la clochette qu’agite l’enfant de chœur, au moment de l’Élévation, c’est signe de mort pour l’une quelconque des personnes qui assistent à la messe.

Quand une poule, après s’être empêtrée dans de la paille, en a gardé un brin attaché à sa queue, c’est signe de deuil pour les gens de la maison.

Si le coq chante dans l’après-midi, c’est pour annoncer grande joie ou grand deuil[57]. S’il chante la nuit avant minuit, c’est signe de grand malheur, d’accident ou de mort.

À l’appel brusque de quelqu’un, au contact imprévu de quelque chose, faites-vous instinctivement un soubresaut ? C’est que la mort, qui venait de s’abattre sur vous, vous quitte pour s’emparer d’un autre.

Si, pendant le mariage à l’église, vient à s’éteindre le cierge placé devant l’un des deux époux, c’est que celui-ci ne tardera pas à être veuf.

Si le son de la cloche vibre longtemps après que la cloche a fini de sonner, c’est que la mort est suspendue sur quelqu’un de la paroisse.

Quand on voit en rêve une personne portant un faix de linge sale, c’est signe qu’on doit perdre à bref délai un de ses proches.

Si le linge est blanc par endroits, c’est signe que cette mort ne nous causera que peu ou point de chagrin.

Si on rêve à de l’eau, eau douce ou eau salée, c’est que l’un des siens est malade. Si l’eau est claire, il est sauvé, si elle est trouble, sa mort est prochaine[58].

Dans le pays de Paimpol, les femmes de marins qui sont depuis longtemps sans nouvelles de leurs maris, se rendent en pèlerinage à Saint-Loup-le-Petit (Sa-Loup-ar-bihan), dans la commune de Lanloup, entre Plouézec et Plouha. Elles allument aux pieds du saint un cierge dont elles se sont munies. Si le mari se porte bien, le cierge brûle joyeusement. Si le mari est mort le cierge luit d’une flamme triste, intermittente, et tout à coup s’éteint[59].

L’oiseau de la mort (ar sparfel) voltige autour de la maison et frappe à la vitre quand vient la mort.

Rêver de chevaux, signe de mort, à moins que les chevaux ne soient blancs.

Lorsque les chiens hurlent la nuit, c’est que la mort essaye de s’approcher de la maison[60].

__________


I

Huit intersignes pour la même mort


Toutes les fois qu’il est mort quelqu’un des miens, j’en ai été avertie par un intersigne. Mais les intersignes qui m’ont le plus frappée, ce sont ceux qui précédèrent la mort de mon mari. J’en eus de toute sorte, pendant les sept mois que dura sa maladie.

Un soir que je l’avais veillé un peu tard, je m’étais endormie de lassitude, sur le banc, auprès du lit. Je fus réveillée brusquement par un bruit semblable à celui d’une fenêtre qui s’ouvre. « Allons ! pensai-je, c’est le vent qui fait des siennes. » Il venait de me passer sur la figure un souffle humide et frais, comme s’il sortait d’une cave. Je me rappelai que j’avais oublié du lin peigné sur la haie du courtil où je l’avais mis à sécher, et je me dis : « Pourvu que le vent n’ait pas déjà emporté mon lin ! »

Je me levai précipitamment. À ma grande surprise, la fenêtre était hermétiquement close. J’allai à la porte et je l’ouvris. Il faisait une nuit claire, pleine d’étoiles. Le lin était toujours sur la haie ; les arbres du courtil se tenaient immobiles. Pas une ombre de vent.

Je ne m’inquiétais pas trop de ce premier fait, si mystérieux qu’il me parût. À quelques jours de là, à la tombée du jour, je filais, sur le pas de la porte, en compagnie d’une voisine. Tout à coup je m’entendis appeler par mon mari qui était couché à l’autre bout de la maison, dans un lit près de l’âtre. J’accourus.

— Que te faut-il ? lui demandai-je.

— Il ne me répondit point, et je vis qu’il dormait profondément, la tête tournée du côté de la muraille.

Je revins vers la voisine :

— Est-ce que vous n’avez pas entendu Lucas m’appeler, tout de suite ?

— Si bien.

— Comment expliquer cela ? il dort maintenant d’un sommeil de blaireau…

Un mois ou deux s’écoulèrent. Mon homme n’allait ni mieux, ni pis. Cette nuit-là, je venais de m’étendre à son côté et je commençais à prendre mon repos, quand j’entendis, dans le grenier, juste au-dessus de ma tête, le pas de quelqu’un qui marchait avec précaution. Puis, ce furent comme des chuchotements entre plusieurs personnes. Puis, un fracas de planches qu’on remue. Enfin les coups répétés d’un marteau enfonçant des pointes.

Tout cela était bien extraordinaire, car la trappe du grenier n’avait pas été levée depuis plus d’une semaine, et, en tout cas, il n’y avait dans ce grenier qu’un peu de balle d’avoine, quelque menu fagot, et pas une seule planche.

Je criai à haute voix :

— Qui est-ce donc qui fait là-haut tout ce bruit, pour empêcher des chrétiens de dormir ?

Je fis ensuite le signe de la croix et j’attendis…

Mais dès que j’eus parlé le bruit cessa.

Le lendemain, j’allai à la rivière laver des draps. Pour se rendre de chez nous au Guindy[61], il n’y a pas de route, mais un étroit sentier, qui longe sur presque tout le trajet des talus plantés d’aulnes. Je m’étais à peine engagée dans le sentier que j’entendis un pas derrière moi, et aussi une respiration haletante, ainsi qu’un bruissement dans les branches d’aulne qui surplombaient. Chose étrange : je reconnus distinctement le pas de mon mari, le pas qu’il avait du temps qu’il était bien portant, quand il rentrait de sa journée dans une des fermes d’alentour.

Je me retournai.

Personne ! ! !

Je passai la matinée au lavoir. Au retour, je n’entendis plus rien, mais le faix de linge que je portais se mit à peser sur mes épaules d’un tel poids qu’on aurait juré que la toile s’était changée en plomb. J’ai compris depuis ce que cela signifiait. Parmi ces draps se trouvait celui qui devait servir trois jours après à ensevelir mon pauvre cher homme.

Car, trois jours après, Lucas mourut. Dieu ait son âme ! Ces trois jours durant, les signes se succédèrent de façon presque ininterrompue.

Une nuit, c’était la porte qui battait avec violence, une rumeur de foule pénétrant dans la maison, des pas nombreux montant l’escalier et le redescendant. La nuit suivante, c’étaient des sonneries lointaines de cloches, une lumière brûlant d’une flamme pâle au chevet du lit où nous couchions, puis des chants de prêtres qui s’en venaient par les champs de la direction du bourg.

J’en étais arrivée à ne plus pouvoir fermer l’œil.

Mais ce fut la dernière nuit qui fut la plus terrible. Mon mari, qui ne paraissait pas plus mal, m’avait défendu de veiller. Quand j’eus constaté qu’il reposait, j’essayai de m’assoupir à mon tour. Mais, à ce moment, les cahots d’une charrette se firent entendre. C’était d’autant plus surprenant qu’il n’y avait aucune voie charretière dans le voisinage de notre maison. Lorsque nous étions venus l’habiter, nous avions dû y transporter nos meubles dans des brouettes. Cependant c’était bien vers notre maison que se dirigeait la voiture. Le cri de l’essieu mal graissé se faisait de plus en plus distinct. Je l’entendis bientôt tout contre le pignon. Je me levai sur les genoux. Dans le mur auquel s’appuyait le bois de lit, il y avait une lucarne. Je regardai par cette lucarne, pensant que je verrais passer la charrette. Mais je ne vis rien que l’aire toute blanche, au clair de la lune, et les formes noires des arbres sur les fossés des champs. L’essieu continuait pourtant de grincer, et la charrette de cahoter. Elle fit le tour de la maison une première fois, puis une seconde, puis une troisième. Au troisième tour, un coup formidable s’abattit sur la porte. Mon mari se réveilla en sursaut :

— Qu’y a-t-il ?

Je ne voulus pas l’attrister et je répondis :

— Je ne sais pas.

Mais je grelottais d’épouvante.

Il faut croire qu’on ne meurt pas de frayeur, puisque j’ai survécu à cette nuit-là.

Mon homme trépassa le lendemain qui était un samedi, sur le coup de dix heures.


(Communiqué par M. Le Mare, instituteur ; conté par une vieille filandière de Pluzunet [Côtes-du-Nord]. — Août 1891.)


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II

L’intersigne de « l’alliance »


Marie Cornic, de Bréhat, avait épousé un capitaine au long cours qu’elle aimait de toute son âme. Malheureusement, par métier, il était obligé de vivre la plupart du temps loin d’elle. Marie Cornic passait ses nuits et ses jours à se repaître du souvenir de l’absent. Dès qu’il était parti, elle s’enfermait dans sa maison, n’acceptant d’autre compagnie que celle de sa mère qui demeurait avec elle et qui la morigénait même quelquefois sur cette affection trop exclusive qu’elle avait pour son mari.

Elle lui disait sans cesse :

— Il n’est pas bon de trop aimer, Marie. Nos « anciens » du moins le prétendaient. Trop de rien ne vaut rien.

À quoi Marie ripostait aussi par un proverbe :

N’hen eus mann a vad ’bars ar bed,
Met caroud ha bezan caret.

« Il n’est rien de bon dans le monde — que d’aimer et d’être aimée. »

La jeune femme ne sortait de chez elle que le matin, et c’était pour se rendre à l’église où elle assistait régulièrement à toutes les messes, priant Dieu, la Vierge et tous les saints de Bretagne de veiller sur son mari et de le ramener à Bréhat, sain et sauf.

Le jardin qui entourait sa maison était contigu au cimetière. Elle fit percer une porte dans le mur de séparation, et put désormais aller et venir de chez elle à l’église, de l’église chez elle, sans avoir à traverser le bourg, sous les regards indiscrets des commères.

Une nuit, elle se réveilla en sursaut. Il lui sembla qu’elle venait d’entendre sonner une cloche.

— Serait-ce déjà la première messe, la messe d’aube ? se demanda-t-elle.

Sa chambre était éclairée d’une lumière vague. Comme on était en hiver, elle pensa que c’était le petit jour. La voilà de se lever et de se vêtir en grande hâte, puis de s’en aller d’une course jusqu’à l’église.

Elle fut tout étonnée, en entrant, de trouver la nef pleine de monde, plus étonnée encore de voir que c’était un prêtre étranger qui officiait.

Elle se pencha à l’oreille d’une de ses voisines :

— Pardon, dit-elle, si je vous dérange. Mais que signifie cette solennité ? J’étais à la grand’messe dimanche dernier, j’ai attentivement écouté le prône, et je ne me souviens pas d’avoir entendu annoncer de fête majeure pour cette semaine…

La voisine était si profondément absorbée dans son oraison que Marie Cornic ne put obtenir d’elle aucune réponse.

À ce moment, il se fit une espèce de remous dans l’assistance. C’était le chasse-gueux[62] qui s’ouvrait passage à travers les rangs serrés de la foule. D’une main il tenait sa hallebarde, de l’autre un plat de cuivre qu’il promenait sous le nez des gens, en bramant d’une voix lamentable :

— Pour l’Anaon, s’il vous plaît ! Pour l’Anaon[63]. Les gros sous pleuvaient dans le plat de cuivre. Marie Cornic regardait s’avancer le quêteur.

— C’est singulier, pensait-elle. Je ne reconnais personne ici, pas même le chasse-gueux. Je n’ai cependant pas ouï dire qu’on ait donné un successeur à Pipi Laur. Dimanche dernier, c’était encore lui qui portait la hallebarde… En vérité je suis tentée de croire que je rêve.

Elle finissait à peine cette réflexion que le chasse-gueux était près d’elle.

Vite, elle mit la main à sa poche.

Fatalité ! dans son empressement à accourir à la messe, elle avait oublié de prendre son porte-monnaie.

L’homme de la quête secouait le plateau désespérément.

— Pour l’Anaon ! Pour le pauvre cher Anaon ! clamait-il.

— Mon Dieu ! balbutia Marie Cornic qui se sentait prête à défaillir de honte, je n’ai pas un sou sur moi.

Le chasse-gueux lui dit alors d’un ton dur :

— On ne vient pas à cette messe-ci, sans apporter son obole aux âmes défuntes.

La malheureuse femme retourna ses poches pour lui faire constater qu’elles étaient vides.

— Vous voyez bien que je n’ai pas un rouge liard.

— Il faut cependant que vous me donniez quelque chose ! Il le faut !

— Quoi ? que puis-je vous donner ? murmura-t-elle, à bout de forces.

— Vous avez votre alliance d’or. Déposez-la dans le plateau.

Elle n’osa pas dire non. Elle croyait sentir tous les yeux fixés sur elle. Elle fit glisser sa « bague de noces » hors de son doigt. Mais à peine eut-elle déposée dans le plateau, qu’une angoisse étrange lui étreignait le cœur. Elle se prit le front entre les mains et se mit à pleurer en silence. Combien de temps resta-t-elle dans cette attitude ? Elle n’aurait su le dire.

… Six heures cependant venaient de sonner. Le recteur de Bréhat en ouvrant une des portes basses de l’église ne fut pas peu surpris de voir une femme à genoux, au pied de l’un des piliers. Il la reconnut aussitôt, et, allant à elle, il lui toucha l’épaule :

— Que faites-vous là, Marie Cornic ? Elle sursauta sur sa chaise.

— Mais… Monsieur le recteur j’assiste à la messe !…

— La messe !  !… Au moins eussiez-vous dû attendre qu’elle fût commencée !

Alors seulement, Marie Cornic songea à regarder autour d’elle. De l’innombrable assistance qui tout à l’heure emplissait l’église, il ne restait plus personne. Elle faillit s’évanouir de stupeur. Mais avec de bonnes paroles le recteur la réconforta.

— Marie, lui dit-il, racontez-moi ce qui s’est passé. Elle raconta tout, point par point, sans omettre un détail. Le récit terminé, le recteur prononça tristement :

— Venez, Marie. Celui qui vous a dépouillée de votre bague de noces n’a pas dû l’emporter bien loin.

Ce disant, il franchissait la balustrade du chœur et gravissait les marches de l’autel. Il souleva la nappe. L’alliance était sur la pierre sacrée.

— Emportez-là, dit-il, en la rendant à la jeune femme, et rentrez chez vous. Vous avez beaucoup aimé, vous aurez beaucoup à pleurer.

…Quinze jours après, Marie Cornic apprenait qu’elle était veuve. Le navire que commandait son mari avait sombré, en vue des côtes d’Angleterre, la nuit où elle assistait à la messe étrange, et à l’heure même où le « chasse-gueux des morts » la contraignait à quitter sa bague.


(Conté par Jeanne-Marie Bénard, femme d’un douanier et originaire de Bréhat. — Port-Blanc en Penvénan, [Côtes-du-Nord].)


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III

La « pipée » de Jozon Briand



Jozon Briand demeurait alors à Kermarquer[64], Je vous parle d’il y a soixante ans environ. Il avait coutume, le soir, après souper et les prières dites, de rester au coin de l’âtre à fumer une « pipée. » Ce soir-là, quand il voulut bourrer sa pipe, il s’aperçut, non sans humeur, qu’il ne restait plus que quelques grains de poussière de tabac dans sa blague.

Sa femme lui dit, du lit clos où elle était allongée déjà :

— Offre à Dieu cet ennui, Jozon. Tu trouveras d’autant plus de saveur à ta « pipée » de demain.

— Ce n’est pas à mon âge qu’on change ses habitudes, répondit le fermier.

— Songe donc que tout le monde est couché dans la maison.

— Tant pis ! J’irai moi-même au bourg chercher du tabac.

Et il fit comme il disait.

Pour arriver au bourg de Penvénan, il avait à passer Barr-ann-Heöl[65], et vous savez que c’est un mauvais endroit. Il est de tradition dans le pays qu’une « groac’h ». y guette, à l’angle de deux routes, les gens attardés. Nombreux sont ceux qui, par elle, ont été traités de vilaine façon. Un peu avant de parvenir à cet endroit, Jozon Briand eut soin de tirer ses sabots et de marcher nu-pieds, afin de n’éveiller point l’attention de la « vieille. »

Déjà il avait laissé à quelques pas derrière lui la borne de pierre blanche sur laquelle était d’ordinaire assise la fée malfaisante de Barr-ann-Heöl, quand il croisa quatre hommes portant un cercueil[66].

— Que veut dire cet enterrement de nuit ? pensa Jozon.

Il eut d’abord l’idée d’arrêter les porteurs et de les interroger, mais réflexion faite, il préféra se ranger dans la douve, sans leur adresser la parole.

Au bourg, il trouva la « buraliste » encore sur pied, acheta sa provision de tabac, et s’en revint chez lui. Au retour comme à l’aller, il put passer Barr-ann-Heöl sans encombre. La « groac’h » était sans doute occupée ailleurs. En arrivant à l’avenue d’ormes qui conduit de la route au manoir de Kermaquer, il ne fut pas peu surpris de voir la barrière grande ouverte ; il était sûr de l’avoir fermée derrière lui, lors de son départ pour le bourg. C’était chose qu’il recommandait toujours à ses valets de ferme et à laquelle lui-même ne manquait jamais, à cause de toutes les bêtes, chevaux, vaches ou moutons, que les gens de Penvénan ne laissaient que trop volontiers vaguer dans ces parages.

Il pesta un brin, ramena l’un contre l’autre les battants de la barrière, et assujettit solidement la chaînette qui les nouait. Puis il enfila l’allée, sous l’ombre noire des arbres, tout en songeant à la bonne « pipée » qu’il fumerait, avant de se coucher, au coin de l’âtre, les pieds à la braise. Il l’avait bien gagnée, vraiment !

Mais en entrant dans la cour, il fut frappé de stupeur. Le cercueil qu’il avait croisé tantôt était placé en travers de sa porte et les quatre hommes se tenaient à côté, immobiles, deux à chaque bout.

Jozon Briand n’était pas un trembleur. Il avait fait la guerre au temps du « Vieux Napoléon. » Il marcha droit aux quatre hommes :

— Vous vous trompez d’adresse, leur dit-il ; personne ici n’a fait prendre de mesure pour « les cinq planches. »

— Celui qui nous a envoyés ne se trompe jamais ! répondirent les hommes d’une seule voix.

Et l’on eût dit que cette voix sortait de la terre des morts.

C’est ce que nous allons savoir ! s’écria Jozon Briand. Il enjamba le cercueil, ouvrit la porte. Mais, à peine entré, il trébucha, en poussant un long soupir. Quand on le releva, tout son sang lui était sorti par le nez. Il eut encore le loisir, cependant, de raconter son aventure et de faire connaître ses dernières volontés, mais non de fumer sa dernière « pipée. » On prétend qu’il la réclame chaque fois que la cheminée fume, à Kermarquer.


(Conté par Françoise Thomas, pêcheuse de goémons. — Penvénan, 1884.)


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IV

La danse des pois


Mme  Madec était une vieille épicière de Pont-Croix[67]. Comme elle était malade depuis longtemps, elle prit pour la remplacer à la boutique une jeune fille des environs.

Un soir, un paysan vint demander à acheter des petits pois. La jeune fille se mit à le servir. Elle avait déjà versé les pois dans un des plateaux de la balance et s’apprêtait à les peser, quand, tout à coup, les voilà de sauter et de tourbillonner, comme font les danseurs et les danseuses, les jours de pardon.

Je vous promets que c’était une drôle de gavotte.

La jeune fille crut à une farce du paysan. Mais celui-ci se tenait à distance du comptoir, les bras croisés, suivant la manière bretonne.

Et il était encore plus ahuri que celle qui le servait de voir la danse que dansaient les pois, et qui dura bien deux à trois minutes. Même il fit des difficultés pour les prendre, sous prétexte qu’ils devaient être ensorcelés.

Quand il fut parti, la jeune fille s’empressa vers l’arrière-boutique, pour conter la chose à Mme  Madec.

Mais Mme  Madec était hors d’état de l’entendre. Elle venait de rendre l’âme.


(Conté par Mme  Riolay. — Quimper, juin 1891.)


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V

La main sur la porte


C’était au Pont-Labbé, il y a bien soixante-dix ans. Ma grand’mère était très malade, presque à l’article de la mort. Ma mère la veillait, en compagnie de ses trois sœurs.

Vers le milieu de la nuit, ma mère dit à ses trois sœurs qui étaient encore un peu jeunes et que la fatigue accablait.

— Allez vous reposer, enfants. La moitié de la nuit est déjà passée. Je veillerai bien, seule, maintenant, jusqu’au matin.

Et les trois fillettes de gagner leur chambre commune.

Au moment où celle qui était entrée la dernière fermait la porte, elle fit un grand cri :

— Voyez donc !

Sur le bois de la porte une main s’étalait, les cinq doigts ouverts, une main maigre, osseuse et ridée, avec de grosses veines saillantes. Et cette main était toute pareille à celle de la moribonde.

Les jeunes filles furent prises de tristesse ; elles s’agenouillèrent au pied de leurs lits pour faire leur prière, comme elles avaient coutume.

Mais elles eurent beau enfoncer leurs têtes dans les matelas des lits et appliquer toute leur pensée à l’oraison qu’elles récitaient, elles songeaient toujours, malgré elles, à la main, et ne pouvaient s’empêcher de glisser un regard de côté pourvoir si elle apparaissait encore.

La main restait collée à la même place.

Soudain, ma mère monta :

— Venez, dit-elle, je crois que c’est la fin.

Elles redescendirent toutes les quatre et arrivèrent juste à temps pour recevoir le dernier soupir de la vieille.


(Conté par Mme  Riolay. — Quimper, juin 1891.)


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VI

L’intersigne des « bœufs »


Ceci se passait un peu avant la « Grande Révolution. » Je le tiens de ma mère, qui avait seize ans à l’époque, et qui n’a jamais menti.

Elle était vachère dans une ferme de Briec. Je ne saurais vous dire au juste le nom de la ferme, mais elle devait être située quelque part aux alentours de la Plaine[68]. Il me souvient que le maître s’appelait Youenn (Yves). C’était un brave homme, et, qui plus est, un homme savant. Il avait étudié au collège de Pont-Croix, pour être prêtre. Mais il avait préféré revenir au labour, sans doute parce qu’il ne se sentait pas la vocation. Il n’avait pas désappris toutefois ce qui lui avait été enseigné au temps de sa jeunesse, et on le vénérait dans le pays, attendu qu’il savait lire dans toute espèce de livres. On disait même qu’il était capable de converser, en n’importe quelle langue, avec n’importe qui. Un matin, il dit au « grand charretier : »

— Tu mettras le joug à la plus jeune paire de bœufs, afin que je les aille vendre à la foire de Pleyben.

Il était comme cela. Qu’il s’agît de vendre ou d’acheter, il ne se décidait jamais qu’au dernier moment, et cela lui réussissait toujours. On prétendait qu’il avait un esprit familier qui lui soufflait à l’oreille, à l’instant précis, ce qu’il devait faire. Aussi ne faisait-il que d’excellents marchés.

Donc, le grand charretier imposa le joug aux deux bœufs les plus jeunes et sella un cheval pour le maître.

Celui-ci se mit en route, après avoir distribué sa tâche à chacun dans la ferme.

Sa femme qui était venue au seuil pour le regarder partir dit à ma mère :

— Aussi vrai que je vous l’affirme, Tina, des deux jeunes bœufs que voilà, mon homme me rapportera cent écus.

Ma mère s’en fut conduire aux champs les vaches dont elle avait la garde. À la « brume de nuit » elle les ramena. Le sentier qu’elle devait suivre faisait croix avec la grand’route. Comme elle arrivait au carrefour, elle rencontra le maître qui s’en retournait de la foire. Elle ne fut pas peu surprise de voir qu’il revenait avec la paire de bœufs dont il s’était promis de se débarrasser. Vous savez qu’en Basse-Bretagne on ne se gêne pas pour causer librement même avec les maîtres :

— M’est avis, Youenn, dit ma mère, que la foire de Pleyben ne vous a guère rapporté.

— C’est ce qui te trompe, répondit le maître d’un ton étrange : elle m’a rapporté plus que je ne souhaitais.

— Voire, pensa ma mère… En tout cas, il n’avait pas l’air joyeux ; il laissait aller son cheval au pas, la bride abandonnée sur le cou. Quant à lui, il avait les bras croisés, la tête inclinée et songeuse. Les bœufs l’escortaient, l’un à droite, l’autre à gauche, avec une sorte de solennité : ils avaient dû perdre à la foire le joug qui les attachait. C’étaient d’ailleurs deux bonnes bêtes dociles, quoique jeunes. Ils n’avaient pas encore été attelés à la charrue, ni au tombereau, parce que Youenn les réservait pour la vente, mais on voyait déjà, à leur allure posée, à la façon paisible dont ils allongeaient le mufle vers le sol, qu’ils étaient tout prêts à faire de vaillante besogne.

Pour le moment ils avaient l’air, eux aussi, de songer à des choses tristes, comme le maître.

On marcha quelque temps en silence, les vaches en avant. Ma mère se demandait ce que le maître avait bien pu vouloir dire. En quoi donc la foire de Pleyben lui avait-elle rapporté plus qu’il ne souhaitait ?

Il tenait le milieu de la chaussée, avec la paire de bœufs. Ma mère cheminait dans l’herbe de la douve.

Tout à coup Youenn l’interpella :

— Tina, dit-il, je ramènerai moi-même les vaches. Toi, prends cette voie de traverse et cours d’une haleine jusqu’au bourg. Tu passeras d’abord chez le menuisier pour lui commander un cercueil de six pieds de long sur deux pieds de large. Puis tu te rendras au presbytère. Quel que soit le prêtre de service, tu le prieras de prendre son sac d’extrême-onction[69] et de te suivre chez nous au plus vite.

Ma mère regarda le maître avec stupéfaction. Il avait des larmes qui lui roulaient sur la joue.

— Va, commanda-t-il, et sois prompte.

Ma mère prit ses sabots dans ses mains, enfila la voie de traverse, et courut au bourg tout d’une haleine.

Une heure après, elle était de retour à la ferme. Un des vicaires raccompagnait.

Sur le seuil était assise la fermière.

— Vous arrivez trop tard, dit celle-ci au vicaire, mon mari est trépassé.

Ma mère n’en pouvait croire ses oreilles.

La fermière fit tout de même entrer le prêtre. Ma mère se glissa derrière eux dans la cuisine. Sur la table, on avait étendu un matelas, et le maître était couché dessus, mort. Il avait encore ses vêtements de la journée. Le vicaire aspergea le corps d’eau bénite et commença les prières funèbres.

Quand il fut parti, ma mère reçut l’ordre de gagner le lit, car on préparait tout pour la dernière toilette du défunt.

Ce lit était au bas bout de la maison. Une simple cloison de planches séparait la pièce de la cuisine. Je n’ai pas besoin de vous dire que ma mère n’avait nulle envie de dormir. Elle fit mine de se coucher, et de tirer sur elle les volets du lit. Mais quand il se fut écoulé quelque temps, elle se releva en chemise et vint coller l’oreille à la cloison.

Il n’était resté dans la cuisine, que la veuve de Youenn, et deux vieilles femmes du voisinage qui avaient coutume d’ensevelir.

Dans la cour, on entendait causer les gens de la maison, et d’autres, venus des alentours, pour la veillée. Tous se demandaient comment la mort avait pu abattre si soudainement un homme aussi solide.

C’était aussi ce qui intriguait ma mère. Elle ne tarda pas à être renseignée, car elle ne perdit pas un mot du récit que faisait la fermière aux deux vieilles femmes, dans la cuisine, pendant qu’elles lavaient ensemble le cadavre de Youenn.

— Vous savez, disait la fermière, que jamais il ne manquait une vente. Quand je l’ai vu revenir avec les bœufs, je lui en ai fait reproche.

— Youenn, lui dis-je, cette fois tu es en faute.

— C’est la première fois et ce sera la dernière, me répondit-il.

— Plaise à Dieu ! fis-je.

Il me regarda drôlement et il me dit ;

— Voilà un souhait que tu regretteras vite de voir exaucé, car il t’en viendra grande peine… Qui, poursuivit-il, après un silence c’est la première fois que tu me prends en faute sur un marché, et sera aussi la dernière, parce que nul autre marché je ne ferai de ma vie. Demain, l’on m’enterrera.

— J’avais bien envie de le traiter de rêveur[70], mais je me souvins de certaine parole qu’il m’avait dite naguère. « Le premier averti de ma mort, ce sera moi », m’avait-il souvent répété. Je le vis si abattu que la peur me saisit. Évidemment, il avait dû avoir son intersigne. Je lui demandai, toute tremblante :

— Que s’est-il donc passé depuis ce matin ?

— Ma foi de Dieu, dit-il, nous étions arrivés à la descente de Châteaulin, quand tout à coup les bœufs, qui jusque-là avaient fait la route paisiblement, s’arrêtent, et se mirent à renifler avec bruit. Puis l’un d’eux dit à l’autre, en son langage de bête : « M’est avis qu’on nous mène à Châteaulin ? — Oui, répondit l’autre, mais on nous ramènera ce soir à la Plaine. » Je les exposai sur le champ de foire. Les gens se mirent tourner à l’entour, chacun disait : Voilà une belle paire de bouvillons, mais personne ne m’en demandait le prix. Ce fut ainsi toute la journée. Durant longtemps je dévorai mon impatience, mais quand je vis le champ de faire se vider et venir la tombée du soir, je ne pus me défendre de jurer et de sacrer tout bas. En vérité, à ce moment-là, je crois que j’eusse donné mes deux bêtes pour rien, si seulement j’en avais trouvé preneur. Le bœuf noir et gris s’étant mis à creuser le sol de son sabot, je lui détachai un coup de pied dans le ventre. Il me regarda alors du coin de l’œil, tristement, et il me dit : « Youenn, avant deux heures il fera nuit, et dans quatre heures vous serez mort. Retournons vite à la ferme, vous, pour mettre votre conscience en règle, et nous, pour nous préparer à notre travail de demain, qui sera de vous porter en terre. »

— Voilà ce que m’a conté mon homme, ajouta la fermière ; un autre se serait peut-être mis en colère contre le bœuf, mais lui qui était un homme de sens, il a suivi son conseil. Grâce à quoi il a trépassé, non dans la douve du grand chemin, comme un animal, mais dans sa maison, assisté d’un prêtre et muni des sacrements, comme un bon chrétien.

Doué do bardono ann anaônn ! (Dieu pardonne aux défunts !), murmurèrent les vieilles femmes.

Ma mère fit le signe de la croix et regagna son lit.

Le lendemain, les deux bouvillons traînèrent au bourg de Briec la charrette funèbre.

Ceci se passait un peu avant la « Grande Révolution. » Depuis ce temps-là, on prétend que les bœufs ne parlent plus, si ce n’est pourtant à l’heure de minuit, durant la veillée de Noël.


(Conté par Naïc, vieille marchande de fruits, — Quimper, 1887.)


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VII

L’intersigne du « berceau »


Marie Gouriou demeurait au village de Min-Guenn (la Pierre-Blanche), près de Paimpol. Son homme était à Islande, où il faisait la pêche.

Ce soir-là, Marie Gouriou s’était couchée, après avoir placé sur le banc-tossel[71] tout contre son lit, le berceau où dormait son petit enfant.

Elle était assoupie depuis quelque temps, lorsque dans son sommeil elle crut entendre l’enfant pleurer. Elle ouvrit les yeux, regarda.

Jésus-ma-Doué ! (Jésus mon Dieu !), la chambre était pleine de lumière, et un homme, penché sur le berceau, berçait doucement le petit, en lui chantant à mi-voix un refrain de matelot. L’homme avait rabattu sur son visage le capuchon de son ciré, en sorte qu’on ne pouvait distinguer ses traits.

— Qui êtes-vous ? s’écria Marie Gouriou, épouvantée.

L’homme leva la tête. La femme Gouriou reconnut son mari.

— Comment ! tu es déjà de retour ?…

Il n’y avait guère plus d’un mois qu’il était parti.

Elle remarqua que ses habits ruisselaient, et cela sentait très fort l’eau de mer.

— Prends donc garde, dit-elle, tu vas mouiller l’enfant… Attends, je vais allumer du feu.

Elle avait déjà les deux jambes hors de son lit et s’apprêtait à passer son jupon. Mais la lumière étrange qui emplissait la maison s’évanouit aussitôt. Marie chercha à tâtons les allumettes, en frotta une, et constata que son mari n’était plus là

Elle ne devait plus le revoir. Le premier chasseur[72] qui revint d’Islande lui apprit que le navire où s’était embarqué son homme s’était perdu corps et biens, la nuit même où Gouriou lui était apparu penché sur le berceau de son fils.


(Conté par Goanvic, cantonnier. — Paimpol.)


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VIII

L’intersigne de « la tête coupée »[73]


Une nuit que Barba Louarn, de Paimpol, était restée à filer jusqu’à une heure très tardive, elle s’endormit de fatigue sur sa tâche. Elle avait bien près de soixante-dix ans, la pauvre vieille !… Sa quenouille lui ayant échappé des mains et ayant fait du bruit en tombant sur le rouet, Barba se réveilla en sursaut. Elle ne fut pas peu surprise de voir toute la pièce éclairée d’une lumière blanche. Dans le milieu de la chambre, il y avait une table ronde où Barba avait coutume de déposer à mesure les écheveaux de lin qu’elle avait filés. Or, sur le tas d’écheveaux, elle vit une tête, une tête fraîchement coupée et d’où le sang dégouttait.

Dans cette tête, elle reconnut celle de son fils, marin à bord d’un bâtiment de l’État.

Les yeux étaient grands ouverts et la regardaient avec une inexprimable angoisse.

Mabic ! Mabic ! (Petiot ! Petiot !), s’écria-t-elle, en joignant les mains, que t’est-il arrivé, mon Dieu ?

Sitôt que la vieille eut parlé ainsi, la tête roula sur la table et en fit le tour, par neuf fois.

Puis elle reparut en haut du tas d’écheveaux.

— Adieu, ma mère ! dit une voix.

Barba Louarn se retrouva plongée dans l’obscurité. Des voisines la ramassèrent, le lendemain, évanouie, sur le plancher de la chambre.

On apprit, à quelque temps de là, que cette même nuit, à cette même heure, son fils Yvon Louarn, second maître à bord du Redoutable, avait eu la tête détachée du tronc, dans une fausse manœuvre ; et, comme c’était par gros temps, la tête avait roulé de ci de là sur le pont, avant qu’on eût pu la saisir au passage.


(Conté par Marie-Jeanne Le Vay. — Paimpol.)


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IX

L’intersigne de « l’image de l’eau »


J’étais bien jeune alors, mais j’ai de ceci une souvenance aussi fraîche que si la chose s’était passée d’hier. Or, j’ai soixante-huit ans sonnés. J’en avais à peu près douze à l’époque dont je vous parle. On m’avait prise, par charité, comme gardeuse de vaches, à la ferme de Coat-Beuz, dans la paroisse de Kerfeunteun[74]. Ce matin-là, on m’avait envoyée paître le troupeau dans des prairies, le long du Steir[75], où le foin avait été fauché de la veille.

Pendant que mes bêtes broutaient çà et là, je m’étais assise sur la berge de la rivière, et je m’amusais, pour passer le temps, à battre l’eau avec la gaule qui me servait d’ordinaire à rassembler les vaches. Soudain, je tressaillis.

Devant moi, dans l’eau qui était à cet endroit dormante, mais très limpide, je venais de voir, aussi nettement que je vous vois, se dessiner la figure et tout le haut du corps de mon maître.

Je remarquai même qu’il avait l’air sombre. Je crus qu’il s’apprêtait à me gronder, parce qu’il me surprenait à flâner ainsi, et je n’osai détourner la tête.

Mon embarras dura bien deux ou trois minutes.

À la fin, étonnée de n’attraper ni gronderie ni gifle, — car il était réputé pour avoir le geste prompt, — je pris mon courage à deux mains et me relevai d’un bond.

Jugez de ma stupéfaction, quand je constatai qu’il n’y avait dans le pré que mes vaches et moi.

À moins de s’être abîmé sous terre, le maître ne pouvait avoir disparu si vite. D’autre part, il n’y avait pas de doute possible : c’était bien son image que je venais de voir là, dans l’eau de la rivière.

Je ruminai cette aventure étrange tout le reste de la journée.

À la brume de nuit, je rentrai avec mes bêtes. La première personne dont je fis rencontre, en ouvrant la barrière du Coat-Beuz, ce fut précisément le maître.

— Il m’a rien dit là-bas, pensai-je ; mais il va me rudoyer maintenant.

Pas du tout ! Il m’accueillit au contraire avec des paroles joyeuses, m’accompagna dans l’étable, et me montra gentiment comment il fallait attacher les vaches, chose dont je m’étais jusqu’alors acquittée assez mal.

Le voyant de si bonne humeur, ma foi ! je me mis à causer.

— Vous avez dû avoir bien chaud, ce midi, Jean Derrien, quand vous avez passé du côté des prés. Vous auriez dû faire comme moi, et tremper vos pieds dans l’eau. Ça rafraîchit tout le sang.

— Qu’est-ce que tu racontes ? fit-il. Je ne suis pas allé du côté des prés. C’était aujourd’hui la foire de Saint-Trémeur, et j’en arrive.

Je m’aperçus alors seulement qu’il avait sa veste des dimanches.

— Tiens ! Je croyais,… il m’avait semblé !… Je balbutiais maladroitement. Heureusement que la corne sonna pour le souper. À table, je ne desserrai pas les dents. Mais j’avais l’esprit bien tourmenté, je vous promets.

Je couchais au bas bout de la cuisine, avec la grande servante[76]. Nous partagions le même lit. Quand nous fûmes toutes deux dans nos draps, je dis à ma compagne :

— Il y a un malheur suspendu sur cette maison. Je lui contai l’aventure. Elle me traita de folle, mais je vis bien qu’au fond elle n’était pas plus rassurée que moi-même.

Comme le jour approchait, mais avant que les coqs n’eussent chanté, j’entendis qu’on appelait la grande servante, de l’autre bout de la cuisine, où était le lit des maîtres. Je la poussai du coude ; elle se leva. Peu d’instants après, elle accourait m’apprendre que Jean Derrien venait de trépasser. Il était mort d’un coup de sang.


(Conté par Naïc, fruitière ambulante. — Quimper, 1888.)


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X

L’intersigne des « épingles »


Vous connaissez les « grandes coiffes » que portent les femmes, dans les circonstances solennelles, au pays de Tréguier et en Goëlo[77]. Vous n’ignorez pas non plus qu’on en rabat les ailes, lorsqu’on est en deuil de l’un de ses proches.

Il est indispensable que vous sachiez cela, pour comprendre l’intersigne que voici.

Il s’est produit dans une maison d’Yvias, il y a de cela une quarantaine d’années. C’était un dimanche de Pâques. La jeune fille de la maison (elle s’appelait Marie-Louise) était en train de s’attifer pour la messe. Elle avait sorti de son armoire ses vêtements les plus beaux, comme il sied pour une fête de cette importance, et aussi la plus brodée de ses catioles (c’est le nom que nous donnons ici aux grandes coiffes). Certaines femmes ont besoin, pour se coiffer, d’une ou même de plusieurs aides. Marie-Louise s’en tirait d’ordinaire toute seule, et peu de catioles cependant étaient aussi joliment disposées que la sienne. Ce matin-là, elle était donc debout devant son miroir. Sa coiffe était déjà à moitié mise. Elle avait ramené sur son front un double bandeau de cheveux, rassemblé les tresses au fond du bonnet. Elle n’avait plus pour être prête, qu’à replier les ailes de sa coiffe puis à les épingler l’une sur l’autre. Elle en ajusta sans peine les bouts, étant, comme je vous l’ai dit, très habile de ses mains. Mais lorsqu’il s’agit de les épingler, ce fut une autre histoire.

Elle tenait les épingles entre ses dents, afin d’avoir les bras libres. D’habitude, une seule épingle lui suffisait à établir solidement l’édifice de sa coiffure.

Elle en prend une… L’épingle lui glisse des doigts.

Elle en prend une autre, la fixe à la place voulue… Ding !… la seconde épingle se détache, tombe sur le plancher de la chambre, en faisant un petit bruit clair, et les ailes de la coiffe se déploient sur les épaules de Marie-Louise.

Marie-Louise essaye d’une troisième, d’une quatrième épingle… La douzaine y passe.

Peine perdue !

Il semble que les épingles se refusent à fixer les ailes de la coiffe ou que les ailes de la coiffe se refusent à se laisser fixer.

Or le deuxième son de la messe venait de sonner au bourg. La jeune fille risquait d’arriver en retard à l’église, ce qui n’eût pas été convenable un jour de Pâques.

Dépitée, elle se résigne enfin à faire ce qu’elle n’avait jamais fait, à appeler une servante pour l’aider à mettre sa coiffe.

La servante monte.

Elle eût aussi bien fait de rester en bas, à vaquer à sa besogne de cuisine.

Pas plus que sa maîtresse, elle ne réussit à faire tenir les épingles. Autant elle en fourre dans la coiffe, autant il en pleut à terre. À chaque épingle qu’elle fixe, elle dit : « Pour sûr, ça y est cette fois ! » Marie-Louise qui a les bras levés, pour maintenir les deux ailes de tulle, les laisse retomber en poussant un soupir d’aise, mais dès que les bras de la jeune fille retombent, les ailes de la coiffe font de même.

— Encore une épingle, pour voir !

Il y en eut bientôt tout un tas aux pieds de Marie-Louise. Ding ! Ding ! Ding !… À chaque épingle nouvelle, toujours le même petit bruit clair….

Le troisième son de la messe sonna.

Marie-Louise ne put arriver à temps à l’église. Elle s’en confessa au recteur, le soir, en lui contant son aventure. Le recteur lui dit :

— Notez ce jour dans votre mémoire.

Peu de temps après, la jeune fille d’Yvias apprit que son fiancé, qui était soldat en Algérie, avait trépassé le dimanche de Pâques, vers les dix heures du matin.

(Conté par Jeanne-Yvonne Pariscoat, marchande. — Yvias, août 1888.)


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XI

L’intersigne des « rames »


Un soir, après souper, nous étions, comme cela, à causer au coin du feu. On était en plein hiver, et vous savez si, en cette saison, le vent souffle sur nos côtes. Je n’avais que dix ans à l’époque, j’en ai aujourd’hui soixante-trois, mais de semblables souvenirs ne sortent de la mémoire que lorsque la vie s’en va du corps. D’entendre meugler la tempête, on en vint tout naturellement à parler de mon frère aîné, Guillaume, qui était alors marin sur la mer. Ma mère fit observer que depuis longtemps on n’avait eu de ses nouvelles. Sa dernière lettre était datée de Valparaiso. Dans cette lettre, il se disait en parfaite santé, mais elle remontait déjà à six mois. Il est vrai que les matelots ne sont pas prodigues d’écritures.

— Tout de même, disait ma mère, je voudrais bien savoir où il est à cette heure. Pourvu qu’il n’ait pas à pâtir du coup de vent qu’il fait ce soir !

Là-dessus on commença les prières auxquelles on ajouta un Pater tout exprès à l’intention de mon frère Guillaume. Puis, nous nous en fûmes coucher.

Moi je partageais le lit de ma sœur Coupaïa.

Nous dormions déjà à moitié, lorsque la voix de ma mère nous réveilla. Son lit était placé au bout du nôtre, à côté de l’âtre.

— Hé ! les enfants, est-ce que vous n’entendez pas ?

— Quoi donc, mamm ?

— Ce bruit, au dehors.

C’est moi qui couchais au bord. Je me levai sur mon séant, et je tendis l’oreille.

— Oui, dis-je, j’entends le bruit de quatre rames qui frappent l’eau en cadence.

— Est-ce tout ? demanda la bonne femme.

— Non, ma foi ! J’entends aussi des gens converser entre eux.

— Sors donc du lit, Marie-Cinthe[78], et entr’ouvre la fenêtre pour tâcher de comprendre en quelle langue ils parlent.

J’obéis. J’entr’ouvris la fenêtre avec précaution, de peur que la bourrasque ne m’en poussât les battants à la figure.

Les voix venaient de la mer dont notre maison, (celle-là même que j’habite encore) n’était séparée que par la route. C’étaient évidemment les voix des quatre rameurs. Ce qu’il y avait de bizarre, c’est que chacun d’eux avait l’air de parler dans une langue différente. Quelques mots arrivèrent jusqu’à moi. Je les ai retenus ; les voici :

Hourra… Sinemara… Dali… Ariboué…

Anglais, espagnol, italien, il y avait peut-être là-dedans de tout cela à la fois. Il me sembla aussi que l’un des hommes du canot mystérieux s’exprimait en breton. Mais, dans ce charabia de langues, et surtout à cause du vent, je ne pus distinguer ce qu’il disait.

— Eh bien, Marie-Cinthe ? interrogea ma mère.

— Ce doit être, répondis-je, le canot de quelque navire en détresse dans nos parages, et qui a à son bord des matelots de divers pays.

— Rallume la chandelle, en ce cas, afin que ces pauvres gens trouvent une maison éclairée, quand ils débarqueront.

Ma mère était une femme secourable. Elle aimait à rendre service, dans la mesure de ses moyens, surtout lorsqu’elle avait affaire à des marins, car on l’était, chez nous, de père en fils.

Moi, de rallumer la chandelle, et de passer mon jupon et mon corsage. Je grelottais de froid, un peu de peur aussi, je l’avoue.

Puis je restai là attendre… une demi-heure, une heure.

Mais personne ne vint cogner à la porte. Les hommes du canot avaient dû débarquer, cependant. On n’entendait plus ni bruit de rames, ni bruit de voix. À la fin, ma mère me dit de me recoucher. Coupaïa était déjà rendormie. Malgré la frayeur étrange dont je me sentais saisie, je ne tardai pas à faire comme elle.

Le lendemain, dès le point du jour, le premier soin de la vieille Toulouzan fut d’aller aux informations. Mais elle eut beau questionner de porte en porte, elle ne put recueillir aucun renseignement. Personne, hormis nous, n’avait eu vent de quoi que ce fût. Même les douaniers de garde, cette nuit-là, entre Buguélès et Treztêl, juraient leur plus grand serment que pas un navire n’avait été en vue et que pas un canot n’avait rangé la côte.

Ma mère rentra, la figure toute pâle.

La journée se passa pour nous à attendre la nuit avec impatience, et cependant à craindre sa venue.

Comme nous nous mettions à table pour souper, le second de mes frères, qui était allé la veille par mer à Perros, se montra dans le cadre de la porte. Nous ne comptions pas sur lui avant la marée suivante. J’apportais son couvert, et le repas commença. Tout à coup, mon frère poussa un cri :

— On a donc suspendu aux poutres de la viande saignante ? dit-il, en levant les yeux au plafond.

— Tu auras bu de trop, répliqua ma mère, que cette exclamation avait troublée.

Damen ! voyez plutôt. Ce ne sont cependant pas des gouttes d’eau salée que j’ai là.

Il avait posé sa main à plat sur la table. Sur le dos de cette main, trois larmes rouges étaient en effet tombées on ne sait d’où, trois larges gouttes de sang frais[79].

Ma mère devint aussi blanche qu’un cadavre.

— Pour sûr, murmura-t-elle, il y a un malheur sur l’un des nôtres.

Chacun gagna son lit. Mais une même pensée nous tint tous éveillés, jusqu’à ce que la fatigue eût raison de notre épouvante. Nous écoutions si les rameurs inconnus ne faisaient pas entendre le bruit cadencé de leurs avirons. Le vent s’était apaisé. La nuit était silencieuse. Nous n’entendîmes rien de particulier… Il n’en fut pas de même, le troisième soir. Ma mère venait d’éteindre la chandelle, quand de nouveau arriva jusqu’à nous le plic-ploc de quatre rames frappant l’eau, deux à deux. De nouveau, je me levai. Cette fois, je voulais en avoir le cœur net, je voulais voir. Je me rhabillai et je sortis. La mer miroitait sous la lune. Je fouillai des yeux toute l’étendue claire des eaux. Je ne vis que les rochers de Saint-Gildas qui semblaient des spectres et, très loin, les bêtes mauvaises, les Sept-Îles[80]. De barque, point !

Et cependant le plic-ploc continuait de résonner dans la nuit, comme un tic-tac régulier d’horloge. Mais c’était tout. Les rameurs « nageaient » en silence. Ils ne conversaient plus entre eux, dans leurs multiples jargons.

— Mon frère m’avait rejoint sur la falaise. Il avait l’œil plus exercé que le mien. N’importe ! Il ne fit que voir ce que je voyais, rien de plus.

— Eh bien, nous demanda la vieille, quand nous eûmes repassé le seuil.

Mon frère répondit :

— Ça doit être un intersigne de marin.

Ma mère, de son lit, commença aussitôt le De profundis.

Nous pensions tous à Guillaume, et, tout en priant, nous ne pouvions nous empêcher de sangloter.

Je ne crois pas que nous ayons pleuré autant, un mois après, lorsque la mère, de retour de Tréguier où elle avait été toucher sa « délégation », au bureau de la marine, nous annonça que Guillaume était mort.

C’était le sous-commissaire qui lui avait communiqué la chose. Juste le soir où, pour la première fois, nous avions entendu le bruit des rames, le frère aîné, étant à Karikal des Indes, avait été commandé pour aller à terre, avec le canot du bord, en compagnie de trois matelots, chercher des officiers. Il était revenu au navire avec un fort mal de tête. Le lendemain, son nez avait saigné. Le surlendemain, on avait débarqué son cadavre, pour être inhumé dans le cimetière catholique…

En ce monde, il ne faut s’étonner de rien. Tout s’y fait par la seule volonté de Dieu.


(Conté par Marie-Cinthe Toulouzan. — Port-Blanc, août 1891.)


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XII

L’intersigne de « l’enterrement »[81]


Marie Creac’hcadic, jeune fille de quinze à seize ans, était servante à la ferme de Kervézenn, en Briec. Non loin de Kervézenn, s’éteignait doucement, dans une chaumière isolée, un vieillard aveugle qui était l’oncle de Marie, à la mode de Bretagne, et à qui elle allait quelquefois faire visite.

Un matin, elle s’en revenait de Quimper, où elle avait coutume d’aller chaque jour porter du lait, avec une petite voiture à bras. On était en hiver et il faisait à peine jour. Marie se trouva tout à coup devant un char à bancs, dont un paysan, qu’elle reconnut, conduisait le cheval par la bride. Elle n’eut que le temps de se garer, avec sa voiture, dans la douve. Le char à bancs passa ; elle vit qu’il contenait un cercueil. Derrière venait le porteur de croix, puis un prêtre, le recteur de Briec, et enfin le cortège funèbre. Marie ne fut pas médiocrement surprise de voir que le deuil était mené par les plus proches parents de son oncle l’aveugle.

— Allons, se dit-elle, il paraît que mon oncle est mort.

Elle rentra à Kervézenn, tout attristée, un peu dépitée aussi qu’on ne lui eût pas fait part de la mort du pauvre vieux, qu’elle aimait beaucoup.

La maîtresse de maison, remarquant qu’elle avait l’air tout drôle, lui demanda :

— Qu’est-ce donc qui vous est arrivé, Marie ?

— Il m’est arrivé que je viens de me croiser avec l’enterrement de mon oncle, et qu’on n’a pas daigné me faire part de sa mort.

La maîtresse de maison se mit à rire.

— Vous avez rêvé, ma fille ; car, certes, vous n’étiez pas bien réveillée, quand vous avez vu ce que vous dites. Si votre oncle était mort, on l’aurait su dans le quartier.

— Eh bien, répondit Marie, j’en aurai le cœur net ! Et elle alla, d’une course, jusqu’à la chaumière. Elle y trouva le vieil aveugle couché, comme à son ordinaire, dans le lit clos, auprès de l’âtre. Seulement il avait la face toute jaune et ne respirait presque plus. Une de ses filles qui était là, avec d’autres parents, invita Marie à se joindre à eux pour la veillée, cette nuit-là, en ajoutant que ce serait sans doute la dernière.

Elle ne manqua pas de s’y rendre.

Comme elle était un peu fatiguée de sa journée, elle s’assoupit, au bout d’une heure ou deux. Soudain, il lui sembla que quelque chose de lourd venait de heurter contre la porte. Elle se réveilla en sursaut, et s’aperçut que les autres veilleurs, eux aussi, dormaient d’un sommeil profond.

La porte cependant s’était ouverte.

Marie vit entrer un cercueil qui fut déposé par des mains invisibles sur le banc-tossel[82].

Elle eut grand’peur et se tint bien coi à la place où elle était assise. Elle serra même très fort ses paupières sur ses yeux. Mais, quand elle ne vit plus, elle entendit…, elle entendit les mains mystérieuses fourrager dans le cercueil parmi les rubans de bois ou ripes qu’on étend sous les cadavres et le chanvre peigné qu’on tord en guise d’oreiller sous leur nuque.

En ce moment l’oncle fit un long soupir.

À l’aube, on constata qu’il était déjà tout froid.

Marie Creac’hcadic s’en fut à Kervézenn, le cœur chaviré, prier qu’on voulût bien lui permettre d’assister à l’enterrement. Mais la maîtresse de maison lui fit observer que les pratiques de la ville attendaient leur lait, qu’elle n’était d’ailleurs que la parente éloignée du mort et qu’elle s’était suffisamment acquittée envers lui en le veillant toute une nuitée.

La pauvre fille dut se résigner. Elle s’attela à la petite voiture et se dirigea vers Quimper. Elle rencontra l’enterrement, — le vrai, cette fois, — au même tournant du chemin où elle avait déjà croisé l’autre.

Craignant qu’on ne lui fît reproche pour n’être pas venue se mêler au cortège, elle se jeta dans un champ dont la barrière était ouverte. Elle attendit là, en regardant à travers les ajoncs du talus, que le convoi se fût éloigné. Elle s’apprêtait à quitter sa cachette, quand elle fut clouée sur place par la stupeur. Voici que, par la route, s’avançait d’un pas hésitant, un vieux à la figure jaune comme cire, et c’était son oncle, son oncle l’aveugle, qui suivait à distance son propre enterrement.

Pour le coup, Marie Creac’hcadic s’évanouit d’épouvante. Des gens qui passaient par le champ la trouvèrent une heure plus tard, qui gisait inerte dans le fossé. Ils la rapportèrent à Kervézenn, à demi morte[83].


(Conté par Marie Manchec, couturière. — Quimper.)


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XIII

Le moribond extrémisé par un prêtre mort


Lomm Grenn était journalier à la ferme de Kerniz. En ce temps-là il n’y avait pas d’horloges chez les riches, encore moins chez les pauvres gens. Lomm Grenn, pour savoir s’il était l’heure de se rendre à son travail, avait coutume de consulter la couleur du ciel. Dès qu’il le voyait blanchir, il se levait, s’habillait et se mettait en route. Une nuit, en se réveillant, il crut remarquer qu’il faisait clair-de-jour, et sauta promptement hors du lit.

C’était en hiver. Lomm partit, encore ensommeillé. Comme il allait par le grand chemin, il croisa un prêtre portant l’hostie, accompagné d’un enfant de chœur qui faisait tinter une clochette.

Le prêtre, en passant près de Lomm, lui dit :

— Suivez-moi !

On ne refuse pas d’obéir à un prêtre qui porte le bon Dieu. Lomm suivit, tête nue, en récitant des prières pour la personne qu’on allait extrémiser.

Le prêtre et l’enfant de chœur s’engagèrent dans une garenne :

— Tiens, pensa Lomm, il paraît que c’est à Trégloz qu’il y a quelqu’un de malade. Probablement, le vieux Guilcher.

C’était en effet, au manoir de Trégloz, et c’était aussi Guilcher le vieux. Il était là, étendu sur son lit, et déjà mûr pour la terre. Deux hommes faisaient mine de l’assister, mais en réalité ils dormaient profondément sur leurs sièges. Ils ne rouvrirent même pas les yeux, pendant que le prêtre administrait au moribond les derniers sacrements. Lomm, qui s’était agenouillé sur le seuil, ne put s’empêcher de trouver cela scandaleux.

Le prêtre, ayant terminé son office, fit le signe de la croix et dit, en s’adressant à Guilcher le vieux :

— Brave homme, il y a longtemps que je vous devais vos sacrements. Je vous les ai donnés. Nous sommes quittes.

Cette parole, Lomm Grenn n’en comprit jamais le sens.

Cependant le prêtre sortit.

— Allez maintenant à votre travail, dit-il au journalier. Vous serez encore de bonne heure.

Lorsque Lomm arriva à Kerniz, il ne trouva en effet sur pied que la servante de cuisine.

— Vous êtes bien matinal ! lui dit-elle. Nos gens ne sont pas levés, et je ne fais que d’allumer le feu pour la soupe.

— Tant mieux ! répondit Lomm. Au moins on ne m’accusera pas de paresse.

Et en attendant que la soupe fût prête, il alla curer la crèche aux chevaux. Quand il rentra dans la maison pour déjeuner, il entendit un des hommes attablés qui disait :

— Vous savez la nouvelle ? Guilcher le vieux est mort cette nuit sans avoir reçu les sacrements.

— Cela est faux, s’écria Lomm ; si Guilcher le vieux est mort, c’est en chrétien ; j’ai moi-même assisté le prêtre qui lui administrait l’Extrême-onction ; j’ai vu lui donner le bon Dieu.

Et Lomm de raconter son aventure.

— Dame ! reprit le laboureur qui avait parlé, j’ai rencontré tout à l’heure un de ceux qui veillaient Guilcher. C’est de lui que je tiens la chose. Ils étaient deux, et s’endormirent si bien l’un et l’autre, qu’ils n’ont pas su à quel moment le trépassé avait rendu l’âme. Celui que j’ai rencontré, c’est Yves Ménèz. Il allait au bourg chercher la croix d’argent, et était même fort inquiet sur la façon dont il serait accueilli par le recteur.

— Eh bien, il faut que j’en aie le cœur net ! murmura Lomm Grenn. Je vais au presbytère de ce pas.

Il se rendit au presbytère.

Quand il eut exposé le cas, le recteur lui dit :

— Tout ce que je puis vous affirmer, c’est que le prêtre que vous avez suivi n’était pas de ce monde. L’étourderie des deux veilleurs aurait pu causer la damnation éternelle de Guilcher le vieux. Mais Dieu a des ressources infinies pour sauver les âmes.

Lomm Grenn s’en retourna à son travail. À partir de ce jour, il demeura préoccupé, étrangement sérieux, presque triste. Au printemps il mourut.


(Conté par Fantic Omnès. — Bégard, 1888.)


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CHAPITRE II

L’Ankou[84]


L’Ankou est l’ouvrier de la mort (oberour ar maro).

Le dernier mort de l’année, dans chaque paroisse, devient l’Ankou de cette paroisse pour l’année suivante.

On dépeint l’Ankou, tantôt comme un homme très grand et très maigre, les cheveux longs et blancs, la figure ombragée d’un large feutre ; tantôt sous la forme d’un squelette drapé d’un linceul[85], et dont la tête vire sans cesse au haut de la colonne vertébrale, ainsi qu’une girouette autour de sa tige de fer, afin qu’il puisse embrasser d’un seul coup d’œil toute la région qu’il a mission de parcourir[86].

Dans l’un et l’autre cas, il tient à la main une faux. Celle-ci diffère des faux ordinaires, en ce qu’elle a le tranchant tourné en dehors. Aussi l’Ankou ne la ramène-t-il pas à lui, quand il fauche ; contrairement à ce que font les faucheurs de foin et les moissonneurs de blé, il la lance en avant.

Le char de l’Ankou (karrik ou karriguel ann Ankou est fait à peu près comme les charrettes dans lesquelles on transportait autrefois les morts[87].

Il est traîné d’ordinaire par deux chevaux attelés en flèche. Celui de devant est maigre, efflanqué, se tient à peine sur ses jambes. Celui du limon est gras, a le poil luisant, est franc du collier.

L’Ankou se tient debout dans la charrette.

Il est escorté de deux compagnons, qui tous deux cheminent à pied. L’un conduit par la bride le cheval de tête. L’autre a pour fonction d’ouvrir les barrières des champs ou des cours et les portes des maisons. C’est lui aussi qui empile dans la charrette les morts que l’Ankou a fauchés[88].

L’Ankou se sert d’un ossement humain pour aiguiser sa faux.

Quelquefois il en fait redresser le fer par les forgerons qui, sous prétexte d’ouvrage pressé, ne craignent pas de tenir leur feu allumé, le samedi soir, après minuit.

Mais le forgeron qui a travaillé pour l’Ankou ne travaille plus ensuite pour personne.

L’Ankou a deux pourvoyeuses principales qui sont :

1o La Peste (ar Vossen) ;

2o La Disette (ar Gernès, c’est-à-dire la Cherté).


XIV


Autrefois, il en avait une troisième : la Gabelle (ann Deok holen, le droit du sel). Mais celle-ci, la duchesse Anne en a purgé le monde.

La duchesse Anne demeurait au château du Korrec, en Kerfot[89]. Un jour, son mari lui dit :

— La réunion des États va avoir lieu, il faut que je m’y rende.

— Prenez garde à ce que vous y ferez. Surtout, n’imposez pas de nouvelles charges à la Bretagne.

— Non, non.

Il partit, assista aux États, puis s’en revint à son manoir.

— Eh bien ? lui demanda la duchesse.

— Heu ! répondit-il, j’ai dû consentir à l’imposition de la gabelle.

— Ah !

Sans rien ajouter, la duchesse passa à la cuisine et glissa quelques mots dans l’oreille de la servante qui faisait cuire de la bouillie pour le repas de son maître.

Peu d’instants après, la servante servait la bouillie toute chaude. Le mari de la duchesse y planta la cuillère.

— Pouah ! s’écria-t-il aussitôt, on a oublié d’y mettre du sel !

— Hé ! répondit la duchesse, d’un ton goguenard, qu’importe !

— Cette bouillie est exécrable, vous dis-je.

— Il faudra cependant que vous la mangiez telle quelle. Vous devez l’exemple à nos paysans. Vous les privez de sel. Privez-vous-en vous-même.

— J’entends qu’on sale mes aliments !

— Abolissez donc la gabelle.

— Je ne le puis. J’ai juré d’aider à la maintenir, tant que je vivrai.

— Tant que vous vivrez ?

— Certes.

— Oh ! bien, ce ne sera donc pas pour longtemps ! fit la duchesse Anne, et, prenant sur la table un couteau à lame effilée, elle le plongea dans le cœur de son mari. Puis elle ordonna à un de ses domestiques d’aller annoncer partout que la Gabelle était morte.

Les nobles protestèrent :

— Votre mari, dirent-ils, avait cependant juré de maintenir la gabelle, tant qu’il vivrait.

— Oui, répondit la duchesse Anne, mais il est mort, et avec lui nous allons enterrer la Gabelle.

Depuis lors, en effet, on n’a plus jamais entendu parler de ce fléau du monde.


(Conté par Anna Drutot. — Pédernec, 1888.)



XV


La Peste (ar Vossenn) est boiteuse. Cela ne l’empêche pas d’aller aussi vite que le vent. Seulement elle ne peut pas sauter les rivières. Elle n’a d’autre moyen de les franchir que de se faire porter sur le dos de quelque brave homme trop complaisant.

Un vieux, de Plestin, la rencontra un soir sur les bords du Douron. Elle était assise sur la berge, regardant l’eau couler. Elle venait de Lanmeur qu’elle avait dépeuplé et se rendait dans le pays de Lannion.

— Hé, vieux ! cria-t-elle, auriez-vous l’obligeance de me prendre sur vos épaules pour me faire passer l’eau ? Je vous en récompenserai bien.

Le vieux, qui ne la connaissait pas, y consentit.

L’ayant chargée sur ses épaules, il entra dans la rivière. Mais à mesure qu’il avançait, il la sentait peser sur lui d’un poids plus lourd.

À la fin, épuisé, et le courant étant très fort, il dit :

— Ma foi, bonne dame, je vais vous planter là. Je ne tiens pas à me noyer pour vous.

— De grâce, ne fais pas cela. Ramène-moi plutôt à l’endroit où tu m’as prise.

— Soit.

Et il rebroussa chemin, sans trop de peine, son fardeau s’allégeant à mesure qu’il se rapprochait du rivage.

Le pays de Lannion fut ainsi préservé de la peste.

Mais si le vieux avait laissé tomber la vilaine groac’h (fée) au beau milieu de la rivière, comme il en avait eu d’abord l’intention, le monde eût été débarrassé d’elle à jamais[90].


(Conté par mon père, N.-M. Le Braz.)


Quant à la Disette (ar Gernès), elle durera malheureusement plus longtemps que le pain.


XVI

Le char de la mort


C’était un soir, en juin, dans le temps qu’on laisse les chevaux dehors toute la nuit.

Un jeune homme de Trézélan[91] était allé conduire les siens aux prés. Comme il s’en revenait en sifflant, dans la claire nuit, car il y avait grande lune, il entendit venir à l’encontre de lui, par le chemin, une charrette dont l’essieu mal graissé faisait : Wik ! wik !

Il ne douta pas que ce ne fût karriguel ann Ankou[92] (la charrette, ou mieux la brouette de la Mort).

— À la bonne heure, se dit-il, je vais donc voir enfin de mes propres yeux cette charrette dont on parle tant !

Et il escalada le fossé où il se cacha dans une touffe de noisetiers. De là il pouvait voir sans être vu. La charrette approchait.

Elle était traînée par trois chevaux blancs attelés en flèche. Deux hommes l’accompagnaient, tous deux vêtus de noir et coiffés de feutres aux larges bords.

L’un d’eux conduisait par la bride le cheval de tête, l’autre se tenait debout à l’avant du char.

Comme le char arrivait en face de la touffe de noisetiers où se dissimulait le jeune homme, l’essieu eut un craquement sec.

— Arrête ! dit l’homme de la voiture à celui qui menait les chevaux.

Celui-ci cria : Ho ! et tout l’équipage fit halte.

— La cheville de l’essieu vient de casser, reprit l’Ankou. Va couper de quoi en faire une neuve à la touffe de noisetiers que voici.

— Je suis perdu ! pensa le jeune homme qui déplorait bien fort en ce moment son indiscrète curiosité.

Il n’en fut cependant pas puni sur-le-champ. Le charretier coupa une branche, la tailla, l’introduisit dans l’essieu, et, cela fait, les chevaux se remirent en marche.

Le jeune homme put rentrer chez lui sain et sauf, mais, vers le matin, une fièvre inconnue le prit, et, le jour suivant, on l’enterrait.


(Conté par Françoise Omnès, de Bégard, plus connue sous le nom de Fantic Jan ar Gao [Françoise (fille de) Jeanne Le Gac]. — Septembre 1890.)


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XVII

L’aventure de Gab Lucas



Gab Lucas était journalier à Rune-Riou. Chaque soir, il s’en retournait à Kerdrenkenn où il demeurait avec sa femme et ses cinq enfants, dans la plus misérable chaumière de ce pauvre village. Car Gab Lucas n’avait pour faire vivre les siens que les dix sous qu’il gagnait chaque jour péniblement. Cela ne l’empêchait pas d’être gai de caractère et vaillant à l’ouvrage. Les maîtres de Rune-Riou l’estimaient fort. La semaine finie, ils l’engageaient régulièrement à passer avec eux la veillée du samedi soir où l’on buvait du flip[93] en mangeant des châtaignes grillées. Sur le coup de dix heures, on se séparait. Le fermier remettait à Gab sa paye de la semaine et la ménagère y joignait toujours quelque cadeau pour la maisonnée de Kerdrenkenn.

Un samedi soir, elle lui dit :

— Gab, j’ai mis de côté pour vous un sac de pommes de terre. Vous le porterez de ma part à Madeleine Dénès, votre femme.

Gab Lucas remercia, jeta le sac sur son dos et se mit en route, après avoir souhaité le bonsoir à chacun.

De Rune-Riou à Kerdrenkenn il y a bien trois quarts de lieue. Gab marcha d’abord allègrement. La lune était claire, et le bon flip qu’il avait bu lui faisait chaud dans l’estomac. Il sifflotait un air breton pour se tenir compagnie, tout joyeux de la joie qu’aurait Madeleine Dénès en le voyant rentrer avec un beau sac de pommes de terre. On en ferait cuire le lendemain une pleine marmitée ; on y ajouterait une tranche de lard, et tout le monde se régalerait.

Cela alla bien l’espace d’un quart de lieue.

Mais, au bout de ce temps, la vertu du flip s’étant dissipée à la fraîcheur de la nuit, Gab sentit toute la fatigue de sa journée lui revenir. Il commença à trouver que le sac de pommes de terre lui pesait lourd sur les épaules. Bientôt il n’eut plus de cœur à siffler.

— Si du moins, pensa-t-il, je faisais rencontre de quelque roulier !… Mais je n’aurai pas cette chance.

Il arrivait à ce moment près du calvaire de Kerantour où s’amorce à la grand’route le petit chemin de Nizilzi, qui mène à la ferme du même nom.

— Ma foi, se dit Gab, je vais toujours m’asseoir un instant sur les marches de la croix, pour reprendre haleine.

Il déposa son fardeau, s’assit à côté, et, ayant battu le briquet, alluma sa pipe.

La campagne s’étendait au loin silencieuse.

Tout à coup, les chiens de Nizilzi se mirent à hurler lamentablement.

— Qu’est-ce qu’ils ont donc à faire ce vacarme ? songeait Gab Lucas.

Il entendit alors, dans le petit chemin creux, le bruit d’une charrette. Les essieux, mal graissés, criaient : Wig-a-wag ! wig-a-wag !

— Allons ! se dit Gab, voilà mon vœu près d’être exaucé. Ce sont sans doute les gens du manoir qui vont charger du sable à Saint-Michel-en-Grève. Ils me porteront mon sac jusqu’à mon seuil.

Il vit déboucher les chevaux, puis la charrette. Ils étaient terriblement maigres et efflanqués, ces chevaux. Ce n’étaient certes pas ceux de Nizilzi, toujours si gras, si luisants. Quant à la charrette, elle avait pour fond quelques planches disjointes ; deux claies branlantes lui servaient de rebords. Un homme de haute taille, un grand escogriffe aussi décharné que ses bêtes, conduisait ce piteux attelage. Un vaste chapeau de feutre lui ombrageait toute la figure. Gab ne put le reconnaître. Il le héla tout de même :

— Camarade, n’y aurait-il pas un peu de place dans ta charrette pour le sac que voici ? J’en ai le dos rompu. Je ne vais pas loin ; à Kerdrenkenn seulement !

Le charretier passa sans répondre.

— Il ne m’aura pas compris, se dit Gab. Son affreuse charrette fait un tel bruit !

L’occasion était trop belle pour la manquer. Gab Lucas s’empressa d’éteindre sa pipe, la fourra dans la poche de sa veste, empoigna le sac de pommes de terre, et courut après la charrette qui allait encore assez vite. Il finit par la rejoindre et y laissa tomber le sac, en poussant un ouf ! de soulagement.

Mais comment expliquer cela ? Le sac passa au travers des vieilles planches et chut à terre.

— Quelle espèce de charrette est-ce donc ceci ? se dit Gab.

Il ramassa le sac, voulut de nouveau le poser dans la charrette, en le poussant cette fois plus avant.

Mais le fond de la charrette n’avait décidément aucune solidité, car le sac passa au travers, entraînant Gab Lucas. Tous deux roulèrent sur le sol.

L’étrange attelage continuait cependant sa route. Son mystérieux conducteur n’avait même pas détourné la tête.

Gab les laissa s’éloigner. Quand ils eurent disparu, il s’achemina à son tour vers Kerdrenkenn où il arriva à moitié mort de peur.

— Qu’as-tu ? lui demanda Madeleine Dénès, le voyant tout défait.

Gab Lucas raconta son aventure.

— C’est bien simple, lui dit alors sa femme. Tu as rencontré Karrik ann Ankou.

Gab faillit en faire une fièvre.

Le lendemain il entendit le glas tinter à l’église du bourg. Le maître de Nizilzi était mort la nuit précédente vers les dix heures, dix heures et demie.


(Conté par Marie-Yvonne Mainguy. — Port-Blanc.)


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XVIII

La Mort invitée à un repas[94]


Ceci se passait au temps où les riches n’étaient pas trop fiers et savaient user de leur richesse pour donner quelquefois un peu de bonheur au pauvre monde.

En vérité, ceci est passé depuis bien longtemps.

Laou ar Braz était le plus grand propriétaire paysan qui fût à Pleyber-Christ. Quand on tuait chez lui soit un cochon, soit une vache, c’était toujours un samedi. Le lendemain, dimanche, Laou venait au bourg, à la messe matinale. La messe terminée, le secrétaire de mairie faisait son prône, du haut des marches du cimetière, lisait aux gens assemblés sur la place les nouvelles lois, ou publiait, au nom du notaire, les ventes qui devaient avoir lieu dans la semaine.

— À mon tour ! criait Laou, lorsque le secrétaire de mairie en avait fini avec ses paperasses.

Et, comme on dit, il « montait sur la croix[95]. »

— Ça ! disait-il, le plus gros cochon de Kéresper vient de mourir d’un coup de couteau. Je vous invite à la fête du boudin (ar gwadigennou). Grands et petits, jeunes et vieux, bourgeois et journaliers, venez tous ! La maison est vaste : et à défaut de la maison, il y a la grange ; et à défaut de la grange, il y a l’aire à battre.

Vous pensez si, quand paraissait Laou ar Braz sur la croix, il y avait foule pour l’entendre ! C’était à qui ramasserait les paroles de sa bouche. On assiégeait les marches du calvaire.

Donc, c’était un dimanche, à l’issue de la messe. Laou lançait à l’alligrapp (à l’attrape qui pourra) son annuelle invitation.

— Venez tous ! répétait-il, venez tous !

À voir les têtes massées autour de lui, on eût dit un vrai tas de pommes, de grosses pommes rouges, tant la joie éclatait sur les visages.

— N’oubliez pas, c’est pour mardi prochain ! insistait Laou.

Et tout le monde faisait écho :

— Pour mardi prochain !  !

Les morts étaient là, sous terre. On piétinait leurs tombes. Mais en ce moment-ci qui donc s’en souciait ?

Comme la foule commençait à se disperser, une petite voix grêle, une petite voix cassée interpella Laou ar Braz.

Me iellou ive ? (Irai-je aussi, moi ?).

— Damné sois-je ! s’écria Laou, puisque je vous invite tous, c’est qu’il n’y aura personne de trop.

La joyeuse perspective d’un grand repas à Kerésper fit que beaucoup de gens se soûlèrent ce dimanche-là, que pas mal d’autres se soûlèrent encore le lundi, pour mieux fêter le lendemain la mort « du prince[96]. »

Dès le mardi matin, ce fut une interminable procession dans la direction de Kerésper. Les plus aisés suivaient la route en chars à bancs ; les mendiants s’acheminaient, par les sentiers de traverse, sur leurs béquilles.

Chacun était déjà attablé devant une assiette pleine, lorsqu’un invité tardif se présenta. Il avait l’air d’un misérable. Sa souquenille de vieille toile, toute en loques, était collée à sa peau et sentait le pourri.

Laou ar Braz vint au devant de lui et lui fit faire une place.

L’homme s’assit, mais ne toucha que du bout des dents aux mets qu’on lui servait. Il s’obstinait à garder la tête baissée, et, malgré les efforts de ses voisins pour entrer en conversation avec lui, il ne desserra pas les lèvres, de tout le repas. Personne ne le connaissait. Des « anciens » lui trouvaient la mine de quelqu’un qu’ils avaient connu naguère, mais qui était mort, voici beau temps.

Le repas prit fin. Les femmes sortirent pour jacasser entre elles, les hommes pour allumer une « pipée. » Tout le monde était en joie.

Laou se posta à la porte de la grange où avait eu lieu le festin, afin de recevoir le trugare, le « merci », de chacun. Force gens bredouillaient et titubaient. Laou se frottait les mains. Il aimait qu’on s’en allât de chez lui, plein jusqu’à la gorge.

— Bien ! dit-il, il y aura, ce soir, dans les douves des chemins aux abords de Kerésper des pissées aussi grosses que des ruisseaux.

Il était enchanté de lui, de ses cuisinières, de ses tonneaux de cidre et de ses convives.

Soudain il s’aperçut qu’il y avait encore quelqu’un à table. C’était l’homme à la souquenille de vieille toile.

— Ne te presse pas, dit Laou en s’approchant de lui. Tu étais le dernier arrivé ; il est juste que tu sois le dernier parti… Mais, ajouta-t-il, tu risques de t’endormir devant une assiette et un verre vides.

L’homme avait, en effet, retourné son assiette et son verre.

En entendant la parole de Laou, il leva lentement la tête. Et Laou vit que cette tête était une tête de mort.

L’homme se mit sur pied, secoua ses haillons qui s’éparpillèrent à terre, et Laou vit qu’à chaque haillon était attaché un lambeau de chair pourrie. L’odeur qui s’en exhalait, et aussi la peur, le prirent à la gorge.

Laou retint son haleine pour n’aspirer point cette pourriture, et demanda au squelette :

— Qui es-tu et que veux-tu de moi ?

Le squelette, dont les os se voyaient maintenant à nu comme les branches d’un arbre dépouillé de ses feuilles, s’avança jusqu’à Laou, et, lui posant sur l’épaule une main décharnée, lui dit :

Trugaré, Laou ! Quand je t’ai demandé, au cimetière, si je pouvais venir aussi, tu m’as répondu qu’il n’y aurait personne de trop. Tu t’avises un peu trop tard de t’informer qui je suis. C’est moi qu’on nomme l’Ankou. Comme tu as été gentil pour moi, en m’invitant au même titre que les autres, j’ai voulu te donner à mon tour une preuve d’amitié, en te prévenant qu’il ne te reste pas plus de huit jours pour mettre tes affaires en règle. Dans huit jours, je repasserai par ici en voiture, et, que tu sois prêt ou non, j’ai mission de t’emmener. Donc, à mardi prochain ! Le repas que je te ferai servir ne vaudra peut-être pas le tien, mais la compagnie sera encore plus nombreuse.

À ces mots, l’Ankou disparut.

Laou ar Braz passa la semaine à faire le partage de ses biens entre ses enfants ; le dimanche, à l’issue de la messe, il se confessa ; le lundi, il se fit apporter la communion par le recteur de Pleyber-Christ et ses deux acolytes ; le mardi soir, il mourut.

Sa largesse lui avait valu de faire une bonne mort.

Ainsi soit-il pour chacun de nous !


(Conté par Le Coat. — Quimper, 1891.)


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XIX

La vision de Pierre Le Rûn


Au temps dont je vous parle, les tailleurs de campagne n’étaient pas nombreux. On venait souvent nous quérir de fort loin. Encore, pour être assuré de nous avoir, fallait-il nous prévenir plusieurs semaines à l’avance.

J’avais promis d’aller travailler au Minihy, à trois lieues de chez moi, dans une ferme qui s’appelait Rozvilienn.

Je me mis en route une après-midi de dimanche, à l’issue des vêpres, de façon à arriver pour souper à Rozvilienn. On m’avait demandé pour toute une semaine. Je tenais à être au travail dès le lundi matin.

— Ah ! c’est vous, Pierre ? me dit Catherine Hamon, la ménagère, en me voyant apparaître dans la cuisine.

— C’est moi, Catel… Mais je n’aperçois pas ici Marco, votre mari. Peut-être n’est-il pas encore revenu du bourg.

— Hélas ! il n’y est même pas allé… Voici une quinzaine de jours qu’il est couché là, sans bouger.

Elle me montrait le lit clos, près de l’âtre. Je m’approchai, et, m’agenouillant sur le banc-tossel, j’écartai les rideaux[97].

Le vieux Marco était étendu tout de son long, immobile. Sa figure était creusée par la maladie. Je pensai en moi-même : « Celui-ci a presque pris sa tête de mort. » Néanmoins je lui fis mine riante, je le plaisantai, comme c’est l’habitude en pareil cas.

— Ça, Marco ! qu’est-ce que tu fais donc là. En voilà une posture pour un homme de ton âge et de ton tempérament !… Te laisser terrasser ainsi, toi, un homme en chêne !

Il me répondit je ne sais quoi ; il avait la respiration si oppressée, la voix si faible, que le son de ses paroles n’arriva pas jusqu’à mes oreilles.

— Comment l’avez-vous trouvé, Pierre ? me demanda Catherine, quand j’eus pris ma place à table, parmi les gens de la ferme.

— Heu ! dis-je, il n’est certainement pas bien, mais avec des corps bâtis comme l’est Marco, il y a toujours de la ressource.

Je ne disais pas le fond de ma pensée, ne voulant pas effrayer Catel. En allant me coucher, je songeais :

— C’est fini !… Il ne passera pas la semaine… En vérité, mon Pierre, tu ne tailleras plus de braies pour ton vieux client de Rozvilienn !…

Sur cette réflexion mélancolique, je me fourrai dans mes draps.

On me traitait à Rozvilienn, non pas en tailleur, mais en hôte. Au lieu de me faire coucher à la cuisine, ou à l’écurie, comme cela arrivait souvent à mes confrères, on me réservait la plus belle pièce de toute la maison. C’était une vaste chambre qui, du temps où Rozvilienn était château, avait dû servir de salle. Elle communiquait avec la cuisine par une porte étroite, percée dans le pignon, et avait sur la cour une haute et large fenêtre d’autrefois, qui s’ouvrait presque du plancher au plafond. Car, elle avait un plancher, cette chambre, un parquet de chêne, un peu délabré, il est vrai, faute d’entretien, mais qui, avec les restes d’anciennes peintures, encore visibles, çà et là, sur les murailles, ne laissait pas de donner à tout l’appartement un certain air de noblesse. Le lit était à baldaquin et faisait face à la fenêtre.

D’habitude, lorsque l’heure du « bonsoir » avait sonné, je m’arrêtais un instant sur le seuil de la chambre, et, avant de fermer la porte, je criais d’un ton d’importance aux gens de Rozvilienn encore réunis dans la cuisine :

— Saluez le marquis de Pont-ar-veskenn (Pont du dé à coudre) qui va, dans son lit à baldaquin, rejoindre Madame sa marquise !

Cette facétie ou d’autres du même genre les faisaient rire aux éclats.

Le matin, au premier déjeuner, avec des manières cérémonieuses, ils me demandaient des nouvelles de ma nuit. Je leur débitais les histoires les plus extraordinaires. J’avais reçu la visite de la Princesse aux cheveux d’or ou celle de la Princesse à la main d’argent. Vous voyez d’ici à quels développements cela prêtait. Je vous promets qu’alors il n’y avait personne de triste.

Mais, cette fois-ci, comme bien vous pensez, il ne pouvait être question ni de princesses, ni de marquises. J’avais le cœur navré de me dire qu’un de ces prochains soirs, je m’entendrais réveiller, pour aller assister ce bon Marco à ses derniers moments.

C’était vraiment un digne homme, que Marco Hamon : serviable, loyal, compatissant. Je me mis à me remémorer toutes ses qualités, à part moi, et, ce faisant, je m’endormis.

Combien de temps dura mon somme, c’est ce que je ne saurais dire. Toujours est-il qu’il me sembla soudain entendre craquer le bois vermoulu du parquet, comme si quelqu’un traversait la chambre.

J’ouvris les yeux.

La lune était levée. Il faisait clair comme en plein jour.

Je parcourus du regard toute la pièce. Personne !

J’allais me replonger sous mes draps, quand je crus sentir une fraîcheur sur mes épaules.

Je regardai du côté de la fenêtre et je vis qu’elle était ouverte. Je pensai que j’avais oublié de la fermer en me couchant. Je sautai à bas du lit, déjà j’avais la main sur un des battants, lorsque là dans la cour, à deux pas de moi, je vis un homme qui allait et venait, les bras derrière le dos, du pas nonchalant de quelqu’un qui attend, et qui se promène pour abréger l’ennui de l’attente. Il était grand, maigre, le chef ombragé d’un chapeau large.

Au milieu de la cour, près du puits, stationnait un char de structure grossière, attelé de deux chevaux étiques dont la crinière était si longue qu’elle traînait jusqu’à terre et s’emmêlait dans leurs pieds de devant. Les montants étaient à claire voie ; entre les barreaux, pendaient au dehors des jambes, des bras, voire des têtes, des têtes humaines, jaunes, grimaçantes, hideuses !

Il n’était que trop facile de deviner à quel boucher appartenait toute cette viande.

Croyez d’ailleurs que je restai à regarder ce spectacle moins de temps que je n’en mets à vous le décrire.

Laissant la fenêtre telle qu’elle était, je regagnai mon lit à quatre pattes ; j’avais une peur horrible que l’homme au grand chapeau me vît ou m’entendît.

Une fois au lit, je m’enfonçai tout entier sous les couvertures, mais j’eus soin de ménager à la hauteur de mes yeux une sorte de petit soupirail, de trou de jour, par lequel je pouvais continuer de voir, sans être vu.

Pendant près d’une demi-heure, l’homme au grand chapeau passa et repassa dans la lumière de la fenêtre, découpant à chaque fois son ombre gigantesque sur le parquet de la chambre.

Tout à coup, dans la pièce même, je distinguai de nouveau le bruit de pas, qui précédemment m’avait réveillé.

C’était quelqu’un qui débouchait par l’embrasure de la porte, donnant accès dans la cuisine.

Il ressemblait de point en point à l’autre, à l’homme de la cour, sauf qu’il était encore plus grand, encore plus maigre. Sa tête n’était pas proportionnée à son corps. Elle était menue, menue, et elle branlait si fort en tous sens qu’on craignait sans cesse de la voir se détacher. Ses yeux n’étaient pas des yeux, mais deux petites chandelles blanches brûlant au fond de deux grands trous noirs. Il n’avait pas de nez. Sa bouche riait d’un rire qui allait rejoindre ses oreilles.

Moi, je sentais des gouttes de sueur froide sourdre de mes tempes et ruisseler tout le long de ma poitrine, de mes cuisses et de mes jambes, jusqu’à mes pieds.

Quant à mes cheveux, ils étaient si raides que j’aurais pu, je crois, le lendemain encore, m’en servir comme d’aiguilles.

Ah ! il n’y a pas beaucoup de gens à savoir comme moi ce que c’est que la peur !

Attendez !… ce n’est pas tout.

L’homme à la tête démontée avait frôlé mon lit, en passant, mais il s’en était éloigné aussitôt pour aller se poster près de la fenêtre. Or, à ce moment, un deuxième personnage entra de la cuisine dans la chambre. Je l’entendis venir avant de le voir. Car il faisait un fameux bruit ! On l’eût dit chaussé de sabots trop grands et trop lourds pour ses pieds. Il les traînait sur le plancher, les heurtait sans cesse l’un contre l’autre, trébuchait, se rattrapait, menait, en un mot, un tel vacarme que, ma foi ! persuadé que c’était à moi qu’on en voulait décidément, et, préférant la mort même à l’angoisse qui me dévorait, je rejetai mes draps et me dressai sur mon séant.

L’homme aux sabots s’arrêta immédiatement ; il était à trois pas de mon chevet.

Je le reconnus tout de suite. C’était Marco Hamon, le pauvre cher Marco.

Il me lança un regard désespéré qui me fit dans le cœur comme le froid d’un coup de couteau. Puis, ayant poussé un long et triste soupir[98], il me tourna brusquement le dos. Tout disparut.

Les battants de la fenêtre se refermèrent avec violence.

Quelques minutes encore, par les routes pierreuses, au loin, sous la lune, retentit le wig-a-wag du chariot funèbre.

Il n’y avait pas de doute possible : l’Ankou emmenait Marco.

Je n’osais plus rester seul dans la chambre. Je me réfugiai à la cuisine. J’y trouvai Catel assise dans l’âtre, et somnolant à demi, près de la chandelle de résine qui éclairait à peine.

— Comment va Marco ? lui demandai-je. Elle se frotta les yeux et murmura :

— Je suis restée le veiller. Je crois qu’il repose. Il n’a eu besoin de rien.

— Voyons ! dis-je.

Nous penchâmes nos têtes à l’intérieur du lit clos. Effectivement, Marco Hamon n’avait eu besoin de rien : il était mort !… Je lui fermai les yeux, non sans y avoir lu le même regard désespéré qu’il m’avait lancé tout à l’heure, en passant dans la chambre.

Je suis sûr que Marco Hamon, avant de s’en aller, avait demandé à venir me trouver dans mon lit, « parce qu’il avait quelque chose à me dire. » J’eus le tort de l’effaroucher, étant moi-même affolé par l’épouvante. C’est le plus grand de mes remords.

Et maintenant, vous pouvez m’en croire, moi qui ai vu l’Ankou comme je vous vois : c’est une chose terrible que de mourir !


(Conté par Pierre Le Run, tailleur. — Penvénan, 1886.)


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XX

Le chemin de la mort


Autrefois, pour se rendre au bourg des fermes situées en pleine campagne, il n’y avait que de mauvais petits chemins qu’on appelait des garennes.

C’est par là que les gens allaient à la messe, le dimanche, par là aussi que les morts allaient au cimetière.

En hiver, quand ces chemins étaient défoncés par les pluies, on prenait par le champ voisin pour franchir le mauvais pas.

De là tant de sentiers longeant les vieilles routes, dans la campagne bretonne, et paraissant faire avec elles double emploi. De là tant d’échaliers aux marches de pierre, encastrés dans les talus, pour en permettre ou pour en faciliter le passage.

Plus tard, on construisit des routes meilleures, et les anciennes furent abandonnées des vivants. Mais les morts, c’est-à-dire les convois funèbres, continuèrent d’y passer. On eût cru commettre un sacrilège, en conduisant un homme à sa dernière demeure par une autre voie que celle où l’avaient précédé ses père, grand-père, vieux-père (bisaïeul), doux-père (trisaïeul) et tous ses aïeux, de temps immémorial.

Ces chemins, désormais fréquentés par les seuls enterrements, reçurent le nom de chemins de la mort (hent ar Maro).

Malheur au propriétaire assez mal avisé pour vouloir interdire, sur ses terres, l’accès d’une de ces voies sacrées[99].

Je venais de prendre à ferme le domaine de Kerlann en Penhars, voici de cela une trentaine d’années. Parmi les prairies dépendant du domaine, il s’en trouvait une qui n’était que marécages et fondrières. Une voie charretière la traversait. Je la fis condamner, pour empêcher mes bêtes d’aller s’embourber dans ce sol mouvant. Aux deux issues, je fis mettre des barrières fixes (march-cleut).

Un matin, comme j’étais aux champs, quelle ne fut pas ma surprise en voyant un enterrement arrêté devant une de ces barrières.

Je courus de ce côté.

— Que voulez-vous ? demandai-je à l’homme qui conduisait la charrette funéraire.

— Passage, parbleu !… De quel droit as-tu bouché le chemin de la mort ?

— Malheureux, si tu engageais ta charrette dans ce pré, je suis certain que tu ne l’en tirerais plus.

— C’est par ici que nos morts sont toujours allés au cimetière ; c’est par ici qu’ils passeront encore, que tu sois content ou non !

Ce n’était pas le moment d’entamer une discussion. Je fis enlever la barrière, bien résolu à la remettre en place aussitôt après et à interdire désormais, au moyen d’un écriteau, le passage par cette dangereuse prairie.

Mais quand, le soir, j’en parlai à ma femme et à nos voisins, tous se récrièrent d’une seule voix :

— Y songes-tu ? Fermer le chemin de la mort ! Mais nous n’aurions plus dans cette maison une seule nuit de repos ! Les morts que tu aurais empêchés de passer par une route qui leur est consacrée, viendraient nous arracher de nos lits, nous rouler à terre et nous faire mille avanies !… Garde-toi de commettre une semblable impiété !

Je dus m’incliner. Les barrières fixes disparurent définitivement. Je les remplaçai par des murets en pierres sèches, faciles à démolir et à reconstruire.


(Conté par René Alain. — Quimper, 1887.)


C’est surtout dans ces mauvais petits chemins, appelés chemins de la mort, qu’on rencontre la charrette de l’Ankou.

Un dimanche soir que je m’étais attardé au bourg, je trouvai, en rentrant au logis, ma femme et ma servante à demi mortes de peur. Elles avaient des figures si bouleversées que je fus effrayé moi-même. Évidemment il avait dû, en mon absence, survenir quelque malheur. J’élevais à cette époque un magnifique poulain. Ma première pensée fut qu’il s’était cassé la jambe.

Voyant que les femmes restaient là, sans mot dire, comme hébétées, je m’écriai :

— Mais enfin, parlez donc ? Qu’est-ce qui est arrivé ? Ma femme finit par ouvrir la bouche :

— N’as-tu rien rencontré sur ta route ? fit-elle d’une voix haletante.

— Non, rien ! pourquoi ?…

— Tu n’as pas vu déboucher une charrette par le chemin de la mort ?

— En vérité, non.

— Nous non plus, nous ne l’avons pas vue, mais, en revanche, je te promets que nous l’avons entendue ! C’était là-bas, dans la montée. Jésus Dieu, quel bruit ! Les chevaux soufflaient avec une telle force, qu’on eût dit le fracas d’un vent d’orage… Le grincement de l’essieu vous déchirait l’oreille… A un moment l’attelage s’est mis à piétiner sur place, comme impuissant à gravir la côte… Ah ! il en donnait des coups de sabots dans le sol ! Cela sonnait comme des marteaux sur l’enclume… Le bruit a duré cinq à six minutes, puis, subitement, tout s’est tu… Marie la servante et moi, nous nous regardions avec stupeur pendant tout ce vacarme. Nous n’osions bouger, ni l’une ni l’autre. Je ne sais pas comment nous ne sommes pas devenues folles…

— Folles assez, vraiment ! Est-ce qu’on se met dans ces états, pour une charrette qui passe ?

— Oh ! ce n’était pas une charrette comme les autres !… D’abord il n’y a que les charrettes d’enterrement qui se risquent dans ce chemin, et il n’y a personne de mort dans le quartier.

— Alors ?…

— Hausse les épaules, tant que tu voudras. Je te dis, moi, que Carr ann Ankou est en tournée dans nos parages. Nous ne tarderons pas à savoir quelle est la personne qu’il vient chercher.

Je laissai dire ma femme, et sortis là-dessus pour aller donner un coup d’œil aux étables.

Comme je revenais, je trouvai dans la cuisine un de nos proches voisins. Il avait la mine affligée ; j’allais lui en demander la raison, quand ma femme me dit :

— J’espère que vous ne vous moquerez plus de moi, René. Voilà Jean-Marie qui vient nous annoncer que sa fille aînée a trépassé subitement, et me prier d’aller faire la veillée auprès du cadavre.

Naturellement, je ne trouvai rien à répondre.


(Conté par René Alain. — Quimper, 1887.)


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XXI

La ballade de l’Ankou


Vieux et jeunes, suivez mon conseil. — Vous mettre sur vos gardes est mon dessein ; — Car le trépas approche, chaque jour, — Aussi bien pour l’un que pour l’autre.

— Qui es-tu ? dit Adam, — À te voir j’ai frayeur. — Terriblement tu es maigre et défait ; — Il n’y a pas une once de viande sur tes os !

— C’est moi l’Ankou, camarade ! — (C’est moi) qui planterai ma lance dans ton cœur ; — Moi, qui te ferai le sang aussi froid — Que le fer ou la pierre !

— Je suis riche en ce monde ; — Des biens, j’en ai à foison ; — Et si tu veux m’épargner, — Je t’en donnerai tant que tu voudras.

— Si je voulais écouter les gens, — Accepter d’eux un tribut, — (Ne fût-ce) qu’un demi-denier par personne, — Je serais opulent en richesses !

Mais je n’accepterai pas une épingle, — Et je ne ferai grâce à nul chrétien, — Car, ni à Jésus, ni à la Vierge, — Je n’ai fait grâce même.

Autrefois, les « pères anciens[100] » — Restaient neuf cents ans sur la brèche. — Et cependant, vois, ils sont morts, — Jusqu’au dernier, voici longtemps !

Monseigneur saint Jean, l’ami de Dieu ; — Son père Jacob, qui le fut aussi ; — Moïse, pur et souverain ; — Tous, je les ai touchés de ma verge.

Pape ni cardinal je n’épargnerai ; — Des rois, (je n’en épargnerai) pas un, — Pas un roi, pas une reine, — Ni leurs princes, ni leurs princesses.

(Je n’épargnerai) archevêque, évêque, ni prêtres, — Nobles gentilshommes ni bourgeois, — Artisans ni marchands, — Ni pareillement, les laboureurs.

Il y a des jeunes gens de par le monde, — Qui se croient nerveux et agiles ; — Si je me rencontrais avec eux, — Ils me proposeraient la lutte.

Mais, ne t’y trompe point, l’ami ! — Je suis ton plus proche compagnon, — Celui qui est à ton côté, nuit et jour, — N’attendant que l’ordre de Dieu.

N’attendant que l’ordre du Père Éternel !… Pauvre pécheur, je te viens appeler. — C’est moi l’Ankou, dont on ne se rachète point. — Qui se promène invisible à travers le monde ! — Du haut du Ménez, d’un seul coup de fusil, — Je tue cinq mille (hommes) en un tas !


(Chanté par Laur ar Junter. — Port-Blanc, août 1891.)


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XXII

Il n’est pas bon de simuler la mort


Autrefois, il y avait au collège de Tréguier de grands élèves dont quelques-uns avaient vingt-deux et même vingt-cinq ans. C’étaient de jeunes paysans auxquels on n’avait fait commencer leurs études que sur le tard. Bien qu’ils se destinassent à la prêtrise, ils se livraient souvent à des plaisanteries qui sentaient le rustre.

Un jour, débarqua au petit séminaire un garçonnet de chétive apparence, et dont l’esprit n’était guère plus robuste que le corps. Il était, comme on dit chez nous, briz-zod, c’est-à-dire un peu bête. Ses parents avaient pensé qu’à cause de sa simplicité même il ferait un bon prêtre, et s’étaient saignés aux quatre veines pour l’entretenir au collège.

Le cher pauvret ne tarda pas à devenir le souffre-douleur de ses camarades. Il n’était pas de méchant tour qu’on ne lui jouât.

Il avait d’ailleurs une âme sans rancune et se prêtait bonassement à tout ce qu’on exigeait de lui.

En ce temps-là, — je ne sais si cela existe encore, — les grands élèves avaient au collège des chambres qu’ils occupaient à deux ou trois. On les appelait pour cette raison des chambristes[101].

Notre « innocent » avait pour compagnons de chambrée Jean Coz, de Pédernek, et Charles Glaouier, de Prat.

Un soir qu’Anton L’Hégaret — ainsi se nommait le briz-zod, — était resté prier à la chapelle, Charles Glaouier dit à Jean Coz :

— Si tu veux, nous allons bien nous amuser, aux dépens de l’idiot.

— Comment cela ?

— Tu vas défaire tes draps. Puis, nous les suspendrons, l’un à la tête, l’autre au pied de mon lit, de manière à former une « chapelle blanche. » Je me coucherai, et, lorsque L’Hégaret entrera, tu lui annonceras, les larmes aux yeux, que je suis mort. Tu seras censé m’avoir veillé jusqu’à ce moment, et tu l’inviteras à te remplacer. Tu sais comme il est docile. Il ne sera pas nécessaire de le supplier. Tu auras soin, en sortant, de laisser la porte entr’ouverte. Tu diras aux camarades des chambres voisines de se tenir avec toi dans le couloir. Je vous promets à tous une scène désopilante. Si jamais, après une pareille nuit, L’Hégaret consent à veiller un mort, je veux que le crique me croque.

— Bravo ! s’écria Jean Coz, il n’y a que toi pour avoir des imaginations aussi extraordinaires !

Les voilà de se mettre à l’œuvre.

En un clin d’œil, les draps sont attachés au plafond. Une serviette est disposée sur la table de nuit L’assiette, où les étudiants ont coutume de déposer leur savon, sert de plat pour l’eau bénite. On alluma à côté quelques bouts de chandelle. Bref, tout l’appareil funèbre est au complet, et, dans le lit, Charles Glaouier, rigide, les mains jointes, les yeux mi-clos, simule à merveille le cadavre.

…Lorsque Anton L’Hégaret entra, il ne fut pas peu surpris de voir Jean Coz à genoux au milieu de la chambre et récitant le De profundis.

— Qu’est-ce qu’il y a donc ? demanda-t-il.

— Il y a que notre pauvre ami Charles a rendu son âme à Dieu, répondit Jean Coz d’un ton bas et lugubre.

— Charles Glaouier ! Il était si bien portant tout à l’heure.

— La mort a de ces coups imprévus. Voici deux heures que je le veille. J’ai dû l’ensevelir, tout seul. Je suis brisé d’émotion et de fatigue. Vous êtes, comme moi, son frère de chambrée. Je vous serai reconnaissant de prendre ma place auprès de sa dépouille mortelle, jusqu’à ce que je vienne vous relever, après avoir goûté quelque repos.

— Allez, allez vous reposer, murmura « l’innocent. » Et il s’agenouilla sur le carrelage de brique, à l’endroit que Jean Coz venait de quitter. Tirant de sa poche son livre d’heures, il se mit à débiter toutes les oraisons d’usage en pareille circonstance. De temps en temps il s’interrompait pour moucher une des chandelles, pour jeter un peu d’eau soi-disant bénite sur le corps, et aussi pour dévisager timidement le camarade que Dieu avait rappelé à lui. Car c’était peut-être la première fois qu’Anton le simple se trouvait face à face avec un trépassé.

Il était si préoccupé de remplir décemment sa fonction de veilleur funèbre, qu’il n’entendait pas les chuchotements qui se faisaient à quelques pas de lui, dans l’entrebâillement de la porte.

Toute la bande des camarades dont les cellules donnaient sur ce couloir était là, les yeux aux aguets ; ils n’attendaient, pour se gaudir, que la burlesque scène promise par Jean Coz au nom de Glaouier.

Ils attendirent longtemps.

Les heures nocturnes sonnèrent, l’une après l’autre. Minuit retentit, quand son tour fut venu. Une impatience mêlée de peur commençait à gagner chacun.

Un des écoliers dit à mi-voix :

— Glaouier ne bouge pas. Si cependant il était mort pour de bon !…

Ce fut le signal d’une débandade. Seuls, les plus résolus demeurèrent.

— Entrons ! Il faut savoir !  !… prononça Jean Coz. Peut-être Glaouier a-t-il imaginé de nous mystifier tous, et non plus seulement Anton L’Hégaret. Il est de force à cela.

Ce fut une irruption dans la chambre.

Mais, dès les premiers pas, les « apprentis-prêtres » restèrent cloués sur place par l’épouvante.

Le visage de Glaouier était jaune comme cire. Ses yeux étaient convulsés et fixes. Le souffle de l’Ankou avait terni son regard. L’âme, pour s’échapper, avait écarté les lèvres. On ne voyait plus entre les dents blanches qu’un trou béant, un creux noir et sinistre.

Le malheureux ! s’écrièrent d’une commune voix les étudiants, il est mort, il est réellement mort !

— Jean Coz ne vous l’avait-il donc pas dit ! interrogea tranquillement l’idiot[102].


(Conté par Catherine Carvennec. — Port-Blanc.)


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XXIII

Qui plaisante avec la mort trouve à qui parler


Liza Roztrenn, du manoir de Kervénou, était la plus jolie fille de paysan qui marchât dans toute la paroisse du Faouet[103], et même dans les paroisses d’alentour.

Elle était fiancée depuis quelques mois à Loll[104] ar Briz, un jeune homme de Plourivo, qui la venait voir une fois par semaine, le dimanche.

Liza Roztrenn avait l’humeur gaie et plaisante. Loll l’aimait d’un amour trop grave, à son gré ; aussi l’entreprenait-elle souvent, et il n’était pas d’espièglerie qu’elle ne s’amusât à lui faire.

Il y avait à Kervénou une petite servante, pour le moins aussi espiègle que Liza. Elle aidait sa maîtresse à lutiner le pauvre Loll. Quand celui-ci arrivait au manoir, le dimanche matin, il était rare que Liza fût là pour le recevoir. La petite servante se chargeait d’expliquer au galant l’absence de sa fiancée, et lui débitait à ce propos les histoires les plus invraisemblables. Or Lizaïk était tout simplement allée se cacher au grenier ou derrière le tas de paille, dans la cour. Elle se montrait tout à coup, au moment où, désappointé, Loll s’apprêtait à reprendre le chemin de Plourivo. C’étaient alors chez les deux écervelées des éclats de rire sans fin. Loll ne tardait pas à se dérider lui-même, tout en reprochant à son amoureuse de gaspiller en enfantillages un temps qu’il eût été si bon de passer à se dire de douces choses. Mais Liza était incorrigible.

Un samedi soir, elle dit à la petite servante, avec qui elle couchait :

— Quelle farce drôle pourrions-nous bien faire demain à Loll ar Briz ?

— Dame ! répondit la petite servante, il faudrait en tout cas inventer quelque chose de nouveau, car nos anciennes ruses sont éventées presque toutes.

— C’est aussi mon avis. Écoute, Annie (c’était le nom de la petite servante), il m’est venu une idée. Je voudrais voir si Loll m’aime vraiment autant qu’il le dit. Quand il arrivera demain et qu’il te demandera où je serai, tu lui répondras, avec un visage tout triste : « Hélas ! elle s’en est allée à Dieu ! Plus jamais vous ne la verrez en ce monde. »

— Vous ferez donc la morte, Liza ?

— Précisément.

— On prétend que cela porte malheur.

— Bah ! Une plaisanterie innocente… Rien que pour juger si Loll aurait peine de cœur en me croyant perdue.

— Soit, repartit Annie.

Elles passèrent une grande moitié de la nuit à organiser le complot.

Le soleil du lendemain se leva. Nos deux folles s’en allèrent à la messe matinale, comme elles en avaient l’habitude, depuis que Loll ar Briz avait été admis à faire sa cour à Liza. Celui-ci pouvait ainsi passer le temps de la grand’messe en tête-à-tête avec sa promise, le reste du personnel de la ferme se rendant au bourg pour assister à l’office. Au deuxième son des cloches[105], vieux parents, domestiques, porcher, tout le monde s’acheminait vers le Faouet. Il ne demeurait au manoir que Liza et la petite servante. C’était le moment que Loll choisissait pour faire son apparition.

Dès que les deux jeunes filles se virent seules, ce dimanche-là, elles s’empressèrent de mettre à exécution le projet médité la veille. Liza Roztrenn s’étendit tout de son long sur la table de la cuisine, la tête appuyée à la miche de pain qui se trouvait, comme c’est l’usage, au haut bout, près de la fenêtre, et qu’enveloppait une nappe fraîche, sortie de l’armoire le matin même.

Sur le corps de Liza, la petite servante jeta un drap de lit.

Puis elle alla s’asseoir sur le banc étroit qui court le long des meubles dans la plupart des fermes bretonnes.

Le troisième coup de la grand’messe venait de sonner. La vibration des cloches s’éteignait à peine, que Loll ar Briz parut dans le cadre de la porte ouverte.

— Bonjour et joie à vous, Annie ; où est Liza, votre maîtresse ?

— C’est mauvais jour et tristesse que vous devriez dire, Loll ar Briz, fit, d’un ton larmoyant, Annie l’espiègle.

— Qu’y-a-t-il donc, que vous parlez de la sorte ?

— Il y a que ma maîtresse ne sera pas votre femme, Loll ar Briz.

— Voulez-vous signifier par là que je ne suis plus de son goût ? ou bien, depuis dimanche dernier, est-il venu quelque nouveau galant qui m’a déplanté ?

— Liza Roztrenn ne sera pas votre femme ni celle d’aucun homme. Liza Roztrenn est maintenant auprès de Dieu !

— Morte ! Liza !… Prenez garde, Annie. Toute plaisanterie n’est pas bonne à faire.

— Mais regardez donc du côté de la table ! Soulevez le drap, et voyez ce qu’il y a dessous !

Le jeune paysan devint tout pâle. De quoi la petite servante s’amusa fort, au dedans d’elle-même. Il alla au drap, le souleva, et recula épouvanté.

— Hélas ! ce n’est que trop vrai ! s’écria-t-il.

— Loll, prononça Annie en s’efforçant de garder son sérieux, n’avez-vous pas entendu dire que des amants avaient ressuscité leurs amoureuses mortes, en les prenant sur leurs genoux, et en leur donnant un baiser ? Si vous essayiez de ce remède !…

— Malheureuse ! vous osez plaisanter encore !  !

— Essayez, vous dis-je, et ne vous fâchez pas. Tenez, je vais vous aider.

Elle se leva du banc où elle était assise. Mais elle ne se fut pas plus tôt approchée de la table, qu’elle faillit tomber à la renverse.

Liza Roztrenn avait réellement au cou la couleur de la mort. Ses yeux agrandis n’avaient plus de regard.

— Ce n’est pas possible ! Ce n’est pas possible ! hurla par trois fois la pauvre Annie… Ça, Loll ar Briz, prêtez-moi donc secours… Mettons-la sur son séant… Je vous jure qu’elle est vivante… Elle ne peut pas être morte !…

Si ! Liza Roztrenn était morte, et bien morte. Les efforts réunis de Loll ar Briz et d’Annie la servante ne servirent qu’à tourmenter un cadavre.

Le lendemain, on enterrait dans le cimetière du Faouet la jolie héritière de Kervénou.

Il est probable que son fiancé s’en consola à la longue. Mais la petite servante en resta folle.


(Conté par Jean-Marie Toulouzan[106], piqueur de pierres. — Port-Blanc.)


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Dieu fait mourir ceux qu’il aime, le samedi soir, parce que c’est aussi le samedi soir qu’après avoir créé le monde, il commença à prendre son repos.


Passion da Vener,
Maro d’ar Zadorn,
Interramant d’ar Zul ;
D’ar Baradoz hec’h ei zur.


Passion (agonie), le vendredi, — Mort, le samedi, — Enterrement, le dimanche ; — Au Paradis on ira sûrement.

(Dicton de Basse-Bretagne.)


La fin du monde


Tant que restera allumée la lampe qui brûle dans le chœur des églises, le monde est assuré de vivre.

Le jour où Dieu permettra que cette veilleuse s’éteigne dans une église, — une seule ! — c’est que pour les hommes et les choses de la terre l’heure fatale sera venue. La mort de cette petite flamme sera l’intersigne de la mort universelle.

Un prêtre, à qui l’on demandait quand viendrait la fin du monde, répondit :

— Si, passant de nuit près d’une église, vous n’en voyez pas les vitres éclairées, annoncez hardiment que la fin du monde est proche.

Quand les hommes oublient d’entretenir la lampe sainte, Dieu lui-même y pourvoit.


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XXIV

L’aventure de Jean Cariou


Ce soir-là, Jean Cariou, sacristain de Penvénan, après avoir sonné l’angélus, avait fait sa ronde habituelle dans l’église. Rentré chez lui, il se rappela qu’il avait oublié de regarder s’il restait assez d’huile, pour la nuit, dans la lampe qui doit brûler éternellement au fond du sanctuaire.

Mais, comme cette idée ne lui vint qu’au moment de se mettre au lit, quand il était déjà à moitié dévêtu, il se coucha tout de même, en se disant que la veilleuse durerait bien jusqu’au lendemain.

Et il s’endormit profondément.

Il devait y avoir pas mal de temps qu’il dormait, lorsqu’à travers son sommeil il s’entendit appeler par une voix douce :

— Cariou ! Cariou !

— Déjà ! murmura-t-il, pensant que c’était Môna, sa femme, qui le réveillait, pour l’angélus de l’aube, et trouvant que le jour se levait de bien bonne heure.

Car la chambre était pleine d’une lumière blanche comme celle des matins d’été.

— Cariou, reprit doucement la voix, hâte-toi : la lampe de l’église va s’éteindre.

Ce n’était pas sa femme qui lui parlait, mais une grande forme lumineuse, drapée dans un manteau couleur de ciel. La figure était nimbée d’or. Cariou la reconnut, pour l’avoir vue dans les images pieuses, dans les tôlennou.

C’était la figure même de Jésus-Christ.

Le sacristain fit un rapide signe de croix, et se retrouva soudain dans une complète obscurité. La grande forme lumineuse s’était évanouie.

Minuit tinta à l’horloge de la tour.

Cariou, tout essoufflé, arriva juste à temps pour ranimer la lampe sainte.


(Conté par Charles Le Braz, mon frère. — Penvénan, 1890.)


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CHAPITRE III

Après la mort


Veillées funèbres. — Le départ de l’âme. — L’ « Agrippa »
et l’ « Ofern drantel »


Il est bon d’ensevelir les morts dans des draps qui aient servi à tapisser les murs, sur le passage de la procession, un dimanche de Fête-Dieu (Zul-ar-zacramant).

Si l’on se pique le doigt en épinglant le linceul d’un mort, c’est signe que, de son vivant, le défunt avait contre vous quelque rancune cachée. Ne pas manquer, en pareil cas, de faire dire une messe pour le repos de son âme.

Tant que le cadavre n’a pas quitté la maison mortuaire, il ne faut ni balayer le parquet, ni épousseter les meubles, ni jeter dehors aucune poussière ou balayure, de crainte d’expulser aussi l’âme du mort et d’attirer sur soi ses vengeances.

En revanche, il faut avoir soin de vider ou tout au moins de couvrir tout vase contenant un liquide (le lait excepté), afin que l’âme ne risque pas de s’y noyer[107].

La mort des usuriers ou des gens riches qui ont été durs envers le pauvre monde, est toujours suivie de tempête, de pluie d’orage ou d’éclairs.

La colère des éléments ne s’apaise que lorsque le cadavre a quitté la maison mortuaire.

Il est rare que les personnes qui le veillent n’aient pas à rallumer à plusieurs reprises les cierges déposés près du lit.

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XXV


La veillée mortuaire s’appelle ann noz-veil.

Certaines personnes privilégiées savent d’avance quand il doit y en avoir une dans la région.

Mon beau-père était de ce nombre. Il avait un bâton d’épine rouge qu’il appelait « son compagnon de nuit ». C’était un solide penn-baz, qui s’assujettissait au poignet, comme tous les penn-baz, à l’aide d’un cordonnet de cuir. Lorsque mon beau-père rentrait de la promenade, il ne manquait jamais d’aller suspendre son bâton à un clou derrière l’armoire. Or, deux ou trois jours avant qu’il dût y avoir une veillée funèbre dans le quartier, le bâton d’épine rouge se mettait à osciller, lentement d’abord, puis de plus en plus vite, entre l’armoire et le mur, les heurtant à tour de rôle.

Quand il heurtait l’armoire, on entendait : doc.

Quand il heurtait le mur, on entendait : dic.

On eût dit le balancier d’une horloge, ou mieux le battant d’une cloche sonnant un glas.

Ce dic-a-doc ! dic-a-doc ! durait quelquefois une demi-heure.

Nous devenions pâles de terreur.

Mais le beau-père prononçait de sa voix tranquille :

— Ne faites pas attention ! c’est tout simplement qu’une noz-veil est proche.


(Conté par René Alain. — Quimper, 1887.)


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XXVI

La veillée du prêtre


Je me souviendrai toujours de cette date : c’était le 20 du mois de février. Je veillais le vicaire, un digne prêtre, mort le matin même. Il y avait encore avec moi, comme veilleurs, Fanch Savéant le menuisier, et une vieille filandière, Marie-Cinthe Corfec.

Le mort était assis dans un fauteuil, revêtu de ses plus beaux ornements. Il avait une figure reposée, presque souriante.

Nous disions les prières à voix basse, chacun à part soi.

Le silence et l’immobilité commençaient à m’assoupir. Craignant de m’endormir tout à fait, je proposai à Fanch et à Marie-Cinthe de réciter les grâces en commun, afin de nous tenir éveillés mutuellement.

Le menuisier ne demandait pas mieux, mais la vieille filandière, qui n’était jamais de l’avis d’autrui préféra aller s’asseoir à l’écart, près du foyer, pour continuer à prier seule.

Savéant et moi demeurâmes près du cadavre.

J’entrepris les grâces. Lui donnait les répons.

Tout à coup, il fit de la main un geste, comme pour me dire de me taire et d’écouter.

Je prêtai l’oreille.

— N’entendez-vous pas ? me demanda-t-il.

J’entendis un petit bruit clair, argentin, mais si léger, léger !… On eût dit le drelin-dindin d’une clochette lointaine, d’une menue clochette, aux sons purs comme du cristal, qui aurait tinté dans la campagne, à des lieues de nous.

Cela dura quelques secondes.

Puis, ce fut une musique suave qui semblait sortir des murs, du plancher, des meubles, de tous les points de la chambre.

Ni Savéant ni moi n’avions jamais entendu musique si douce.

Savéant regarda à droite, à gauche, pour voir d’où cela pouvait venir. Mais il ne découvrit rien.

La musique ayant cessé, j’allais reprendre les grâces interrompues, quand un bruit nouveau se produisit.

C’était, cette fois, un long bourdonnement monotone, On eût juré qu’un essaim d’abeilles venait de faire invasion dans la chambre, et qu’il se balançait d’une cloison à l’autre, cherchant quelque endroit où se suspendre.

— Ce n’est pas possible, me dit Savéant. Il doit y avoir des bourdons par ici.

Il prit un des cierges qui brûlaient devant le mort, l’éleva au-dessus de sa tête, le promena en l’air, mais nous eûmes beau fouiller des yeux les coins et recoins nous n’aperçûmes pas même l’ombre d’une mouche.

Le bourdonnement continuait cependant, tantôt strident, sonore, tantôt léger, confus, à peine perceptible.

Fanch et moi, nous étant rassis, nous restâmes longtemps à nous regarder l’un l’autre, tout pensifs.

Nous n’avions pas peur, mais nous étions troublés, à cause de l’étrangeté de ces choses. Nous étions comme dans un rêve.

Soudain, la grosse voix de Marie-Cinthe nous fit sursauter.

— Si vous voulez, disait-elle, vous viendrez vous chauffer à votre tour. Je prendrai votre garde auprès du mort.

Nous lui demandâmes si elle n’avait rien entendu. Elle répondit que non.

Et nous-mêmes, à partir de ce moment, nous n’entendîmes plus rien.


(Conté par A.-M. L’Horset. — Penvénan, 1889)


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XXVII

La veillée de Lôn


Lorsque mourut Lôn Ann Torfado[108], ainsi appelé parce que sa vie durant, il n’avait fait que mettre en pratique les préceptes d’Ollier Hamon le mauvais clerc[109], sa femme convia en vain le voisinage à venir faire près de son cadavre la veillée mortuaire.

— Je ne tiens cependant pas, se dit-elle, à veiller seule ce mécréant. J’aurais trop peur que, mort, il ne me jouât quelque farce plus vilaine encore que toutes celles qu’il m’a jouées de son vivant.

Ceci se passait un samedi soir.

Quoique l’heure fût quelque peu avancée, la femme de Lôn Ann Torfado se rendit au bourg.

Elle pensait :

— Je trouverai bien à l’auberge trois ou quatre mauvais sujets, de l’espèce de Lôn, qui ne demanderont pas mieux que de l’assister dans sa nuit dernière. Il suffira que je leur promette, pour les allécher, cidre et vin-ardent à discrétion.

Ce qu’elle prévoyait arriva.

Dans l’auberge actuellement tenue par les Lageat, et qui est à l’entrée du bourg, une troupe de buveurs menait grand tapage, en jouant aux cartes.

La femme de Lôn franchit le seuil et dit :

— Y a-t-il parmi les chrétiens qui sont ici quatre hommes charitables capables de me rendre un service ?

— Oui, répondit un des buveurs, pourvu qu’il ne s’agisse pas d’aller coucher avec vous, car vous avez passé l’âge.

— Il s’agit de veiller mon mari qui vient d’expirer. Je promets cidre et vin-ardent à discrétion.

— Aussi bien, garçons, fit en s’adressant à ses camarades, l’homme qui avait déjà parlé, l’aubergiste nous a menacés de nous jeter à la porte, au coup de neuf heures. Suivons cette femme. Nous continuerons notre partie chez elle, et la boisson ne nous coûtera rien.

— Allons ! s’écrièrent les autres.

La femme de Lôn retourna au logis, escortée de quatre gaillards à demi soûls et qui, tout le long du chemin, braillèrent à tue-tête.

— Nous voici arrivés, dit-elle en poussant la porte. Je vous prierai d’être un peu moins bruyants, par respect pour le mort.

Il était là, le mort, allongé sur la table de la cuisine. On avait jeté sur lui la nappe au pain, le seul linge à peu près convenable qu’il y eût dans la maison. Le visage toutefois était à découvert.

— Hé ! mais, s’écria un des veilleurs improvisés, c’est Lôn Ann Torfado !

— Oui, répondit la veuve. Il a trépassé dans l’après-midi.

Elle alla à une armoire, en tira verres et bouteilles, disposa le tout sur le banc-tossel et dit aux hommes :

— Vous boirez à votre soif. Moi, je vais me coucher.

— Oui, oui, vous pouvez laisser Lôn à notre garde. Nous l’empêcherons bien de s’échapper.

La femme partie, les hommes s’installèrent à une petite table placée près du mort, sur laquelle brûlait une chandelle et où un rameau de buis trempait, dans une assiette pleine d’eau bénite.

Je ne vous ai pas encore dit leurs noms. C’étaient Fanch Vraz, de Kerautret, Luch ar Bitouz, du Minn-Camm, et les deux frères Troadek, de Kerelguin. Tous, gens résolus et sans souci, que la présence d’un cadavre n’était pas pour impressionner.

Fanch Vraz sortit de la poche de sa veste un jeu de cartes qui ne le quittait jamais.

— Coupe ! dit-il à Guillaume Troadek. Et voilà le jeu en train.

Une heure durant, on joua, on but, on jura et sacra.

En entrant, les gars n’étaient ivres qu’à demi ; ils l’étaient maintenant tout à fait, sauf le plus jeune des Troadek. Celui-là avait un peu plus de pudeur que les autres.

— Tout de même, garçons, dit-il, ce n’est pas bien ce que nous faisons là. Ne craignez-vous pas que nous ayons à nous repentir de nous comporter ainsi à l’égard d’un mort ? Nous n’avons seulement pas récité un De profundis pour le repos de son âme.

— Ho ! ho ! ho ! ricana Luch ar Bitouz, l’âme de Lôn Ann Torfado ! Si tant est qu’il en ait jamais eu une, elle aimerait mieux jouer et boire avec nous, que d’entendre réciter des De profundis !

— Sacré Dié, oui ! appuya Fanch Vraz. C’était un fier chenapan que ce Lôn. Je suis sûr, tout mort qu’il est, que, si on lui proposait une partie, il l’accepterait encore.

— Ne dis pas de ces choses, Fanch.

— Nous allons bien le voir !

Joignant le geste à la parole, il brassa les cartes, et, comme c’était à lui la donne, au lieu de quatre jeux il en fit cinq.

— Vieux Lôn ! cria-t-il, il y en a un pour toi.

Alors se passa une chose terrible à dire.

Le mort, dont les mains étaient jointes sur la poitrine, laissa glisser peu à peu son bras gauche jusqu’à la table des joueurs, posa la main sur les cartes qui lui étaient destinées, les éleva au-dessus de son visage, comme pour les regarder, puis en fit tomber une, pendant qu’une voix formidable hurlait par trois fois :

— Pique et atout, damné sois-je ! Pique et atout ! Pique et atout !

Nos quatre lurons, d’abord pétrifiés par l’épouvante, eurent vite fait de trouver la porte. Et ce ne fut pas Fanch Vraz, malgré toute sa forfanterie, qui demeura le dernier. Ils se précipitèrent devant eux, dans la nuit, sans se demander quelle route ils faisaient. Jusqu’à l’aube ils vaguèrent ainsi, par les champs, semblables à des taureaux affolés. Lorsqu’avec le jour, ils regagnèrent enfin chacun leur maison, ils avaient tous au cou la couleur de la mort. Fanch Vraz expira dans la semaine. Les autres en réchappèrent, mais après avoir tremblé pendant prête d’une année une fièvre mystérieuse dont ils ne purent guérir qu’à force d’absorber de l’eau de la fontaine de Saint-Gonéry[110].


(Conté par Jeanne-Marie Corre. — Penvénan, 1886.)


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XXVIII

La porte ouverte


Ceci se passait à Lescadou, dans le vieux manoir de ce nom, sur les confins de Penvénan et de Plouguiel.

On y veillait le maître de maison, un certain Le Grand, mort dans la journée. La veillée comprenait d’abord les domestiques, hommes et femmes, puis quelques voisins et voisines qui étaient venus s’offrir, selon l’usage.

L’agonie de Le Grand avait été accompagnée de singulières choses. Pendant qu’il mourait, la chienne s’était mise à se démener dans sa niche, en poussant d’effroyables hurlements. Quand on alla à elle, pour l’apaiser, on la trouva en proie aux flammes, la chair à demi rôtie, et puant une odeur d’enfer.

Elle expira comme son maître rendait le dernier soupir. On vit en cela une étrange coïncidence.

À peine l’homme et l’animal furent-ils trépassés qu’il s’éleva un orage extraordinaire. Un mulon de paille qui était dans la cour fut transporté par la violence de la bourrasque à près de deux cents mètres plus loin, dans une prairie. Un vieil if se fendit de la cime aux racines.

Les gens qui veillaient devisèrent entre eux, longuement, de toutes ces choses.

On savait trop bien que Le Grand n’avait pas vécu exempt de reproche. Il avait toujours eu la réputation d’être dur pour les siens, impitoyable envers le pauvre monde.

Tout à coup, veilleurs et veilleuses se turent.

La porte venait de s’ouvrir, toute grande. On s’attendait à voir paraître quelqu’un… Mais il n’entra que du vent.

— Va vite fermer cette porte ! dit une femme à l’un des domestiques.

L’homme se leva, ferma l’huis, et revint prendre sa place au foyer. Mais il ne s’était pas rassis sur son escabelle, que la porte était de nouveau toute grande ouverte.

— Quel maladroit ! s’écria-t-on. On voit bien qu’il n’a jamais été à Paris[111].

— Je vous jure que je l’avais fermée, dit l’homme. Et il alla la fermer encore, en ayant soin, cette fois, de la pousser avec force, pour la bien assujettir dans son cadre.

— Là ! maintenant, si elle se rouvre, vous ne direz pas que c’est ma faute, grogna-t-il, en regagnant l’âtre.

— Ou tu n’es qu’une ganache, ou cette porte est ensorcelée ! fit un autre domestique ; vois, elle est plus ouverte que jamais.

— Va donc la fermer à ton tour. Pour moi, j’y renonce.

— Oh ! j’en viendrai à bout, quand le diable y serait ! Cet autre domestique était un gars solidement râblé, avec des bras de lutteur. Il empoigna le battant, le fit rouler sur ses gonds, furieusement, et s’y arc-bouta des deux épaules.

— Je parie, dit-il, que tous les vents du monde ne l’entre-bailleront plus !

Il n’avait pas fini de parler, que la porte lui frappait dans le dos et l’envoyait s’aplatir sur le sol, à deux pas. Il se ramassa, tout meurtri, jurant et sacrant :

— Mille malédictions rouges ! Qui est-ce qui se permet d’ouvrir cette porte ?

On entendit un long ricanement, et une voix qui disait :

— Ne te vantais-tu pas de la fermer, quand le diable y serait ?

L’homme fut effrayé, mais il voulut faire le brave :

— Je demande qui est celui qui se permet d’ouvrir cette porte, répéta-t-il.

— Moi ! répondit la voix, d’un ton si sec, si dur, si courroucé, que l’homme n’insista plus, et pour cause. Il lui semblait qu’une haleine de feu lui léchait la figure. Son épouvante était d’autant plus forte qu’il ne voyait personne.

Il vint, tout pâle, se perdre dans le groupe des veilleurs et des veilleuses, qui, eux aussi, tremblaient la fièvre froide, la fièvre de la peur.

L’horloge de la maison tinta lentement l’heure de minuit.

Et, quand le douzième coup eut sonné, les chandelles qui brûlaient auprès du lit du mort s’éteignirent comme d’elles-mêmes.

Il ne se trouva pas un dans l’assistance pour oser les rallumer ; en sorte que le cadavre demeura dans une obscurité profonde. On entendait par instants claquer les draps au vent de la porte ouverte, comme si c’eussent été les toiles d’une lessive étendue en plein air sur l’herbe des prés.

De minuit jusqu’à l’aube, les gens qui veillaient n’échangèrent pas une parole. Et plus une prière ne fut récitée. On se tenait rencognés les uns contre les autres, éclairés seulement par la braise du foyer et par la fumeuse lueur du lutic, de la chandelle de résine. On tâchait, avec les mains, de se boucher les oreilles et les yeux, et l’on attendait le jour avec impatience[112].


(Conté par Jeanne-Marie Corre, couturière. — Penvénan, 1888.)


Dès la mort, l’âme comparaît au tribunal de Dieu, pour y subir le jugement particulier. Mais, sitôt le jugement rendu, elle retourne sur le corps (non dedans), et elle reste là pendant toute la durée de l’enterrement, jusqu’après l’inhumation. En général, il n’est donné de la voir qu’au prêtre qui célèbre les funérailles. M. Dollo, lui, la voyait toujours et savait même en quel lieu d’alentour elle devait se rendre ensuite pour y accomplir sa pénitence[113].

Ce M. Dollo, recteur de Saint-Michel-en-Grève, fut un des prêtres les mieux renseignés sur tout ce qui touche à l’Anaon. Il savait en quelles directions s’étaient dispersées les âmes de tous les morts qu’il avait enterrés, sauf deux.

Outre les prêtres, peuvent encore voir la séparation de l’âme d’avec le corps, les personnes qui en ont reçu le don spécial ou à qui, pour une raison ou pour une autre, le mystère a été révélé.


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XXIX

L’âme vue sous la forme d’une souris blanche


Quoique Ludo Garel ne fût que domestique, ce n’était pas le premier venu. Il avait sans cesse l’esprit occupé d’une foule de choses auxquelles ne pense généralement pas le vulgaire. Ses continuelles méditations l’avaient mené très loin. Il avouait lui-même qu’il possédait à peu près à fond tout ce qu’il est donné à un homme de connaître.

— Toutefois, ajoutait-il, il y a encore un point qui m’embarrasse et sur lequel je n’ai aucune lumière : c’est la séparation de l’âme d’avec le corps. Quand j’aurai éclairci ce point, il ne me restera plus rien à apprendre.

Son maître, un des derniers survivants de la noble maison du Quinquiz, avait en lui grande confiance, le sachant homme d’honneur et de bon conseil.

Un beau jour, il le manda à son cabinet.

— Mon pauvre Ludo, lui dit-il, je ne suis pas du tout à mon aise aujourd’hui. Je couve, je crois, quelque mauvaise maladie, et j’ai le pressentiment que je n’en réchapperai pas. Si encore mes affaires étaient en règle !… Ce maudit procès que j’ai à Rennes me donne bien du tourment. Voici près de deux ans qu’il traîne. Si du moins je voyais le terminer à mon avantage, avant de mourir, je m’en irais le cœur plus léger. Je te tiens pour un garçon avisé, Ludo Garel. D’autre part, — tu me l’as assez prouvé, — il n’est pas de service que tu ne sois prêt à me rendre. Je te demande celui-ci, qui sera probablement le dernier. Demain matin, à la prime aube, tu te mettras en route pour Rennes. Tu feras visite à chacun des juges, et tu leur demanderas de se prononcer au plus vite ou pour ou contre moi. Tu as la langue bien pendue ; je compte que tu trouveras moyen de les disposer en ma faveur. Quant à moi, je vais me mettre au lit. Plaise à Dieu de ne me rappeler de ce monde que lorsque tu seras de retour.

Ludo, avant de prendre congé, s’efforça de relever les esprits abattus de son maître.

— Ne vous occupez que de vous remettre sur pied, monsieur le comte. Vous n’êtes pas encore mûr pour l’Ankou. Tâchez que je vous retrouve bien portant. Je me charge du reste, sur ma foi !

Il passa toute l’après-midi à faire ses préparatifs de voyage et à ruminer dans sa cervelle les discours qu’il tiendrait aux juges.

À la trouble-nuit[114], il se coucha, afin d’être réveillé de meilleure heure. Il dormit mal. Mille idées, mille propos incohérents lui galopaient dans la tête.

Soudain, il lui sembla entendre le chant du coq.

— Ho ! Ho ! se dit-il, voici la prime aube. Il est temps de déguerpir.

Et Ludo Garel en route.

On était au cœur de l’hiver. À peine s’il voyait clair pour marcher. Après une heure, une heure et demie de marche, il se trouva au pied d’un mur qui lui barrait le chemin. Il se mit à le longer, et arriva devant un escalier de pierre dont il gravit les degrés. C’était l’échalier d’un cimetière.

— Hum ! pensa Ludo, en se voyant entouré de tombes et de croix, heureusement que la mauvaise heure doit être passée depuis longtemps.

Il n’avait pas fini de se parler de la sorte qu’il vit une ombre se lever de terre et se diriger sur lui par une des allées latérales. Quand l’ombre fut toute proche, Ludo s’aperçut qu’il avait affaire en elle à un jeune homme de figure distinguée, vêtu d’étoffe noire et fine.

Il bonjoura le jeune homme.

— Bonjour, répondit celui-ci. Vous êtes de bonne heure en voyage.

— Je ne sais pas au juste quelle heure il peut être, mais le coq chantait quand j’ai quitté la maison.

— Oui, le coq blanc[115] ! repartit le jeune homme. Quel chemin faites-vous ?

— Je vais du côté de Rennes.

— Moi aussi. Si vous voulez bien, nous ferons un bout de route ensemble.

— Je ne demande pas mieux.

La mine et le ton du jeune homme inspiraient la confiance. Ludo Garel, un peu inquiet d’abord, fut bientôt enchanté de l’avoir pour compagnon, d’autant plus que le jour tardait terriblement à venir. Chemin faisant, ils causèrent. Peu à peu, Ludo devint expansif. Il mit l’inconnu du cimetière au courant de tout ce qui le concernait, de la maladie mystérieuse de son maître, des sombres pressentiments qu’il lui avait exprimés la veille, et du motif pour lequel il l’avait chargé d’entreprendre ce voyage. L’inconnu écoutait, mais ne disait presque rien.

Sur ces entrefaites, le chant du coq retentit dans une ferme voisine.

— Pour le coup, s’écria Ludo, l’aube va poindre.

— Pas encore, répondit le jeune homme. Le coq qui a chanté, c’est le coq gris.

En effet, le temps s’écoula, la nuit restait toujours aussi noire.

Nos gens continuèrent de marcher. Mais Ludo ayant vidé le sac de ses confidences, et l’inconnu ne paraissant pas disposé à livrer les siennes, la conversation languit, puis finit par s’éteindre.

Quand on ne cause pas, le jour, on s’ennuie ; la nuit, on a peur[116].

Ludo Garel commençait à dévisager son compagnon du coin de l’œil et à trouver son allure singulière. Il appelait la lumière de tous ses vœux. Enfin, un troisième coq chanta.

— Ah ! fit Ludo, avec un soupir de soulagement, cette fois du moins c’est le bon !

— Oui, répondit le jeune homme, cette fois c’est le coq rouge. Maintenant l’aube va blanchir le ciel. Mais vous voyez que vous l’aviez devancée de beaucoup. Il était à peine minuit quand vous êtes entré au cimetière où vous m’avez rencontré.

— C’est possible, fit Ludo à voix basse.

— Une autre fois, tâchez de tenir meilleur compte de l’heure. Si je ne vous avais accompagné jusqu’à ce moment, il vous serait arrivé plus d’une fâcheuse aventure.

— Grand merci, en ce cas ! murmura Ludo Garel humblement.

— Ce n’est pas tout. J’ai à vous dire qu’il est inutile que vous poursuiviez votre route. Le procès de votre maître est jugé depuis hier soir et c’est en faveur de votre maître que se sont prononcés les juges. Retournez donc près de lui, pour lui annoncer cette bonne nouvelle.

Jésus-Maria-Credo ! Tant mieux, en vérité. Monsieur le comte va guérir du coup !

— Non. Il va mourir, au contraire. À ce propos, Ludo Garel, il vous sera permis de voir la séparation de l’âme d’avec le corps. C’est une chose, je le sais, que vous désirez voir depuis longtemps.

— Vous l’ai-je dit ! s’exclama Ludo qui se demanda, un peu tard, s’il n’avait pas trop bavardé au long de la route.

— Vous ne me l’avez pas dit. Mais Celui qui m’a envoyé à votre secours vous connaît mieux que vous ne vous connaissez vous-même.

— Et je pourrai voir la séparation de l’âme d’avec le corps ?

— Vous la verrez. Votre maître trépassera tantôt, sur les dix heures, dix heures et demie. Comme on croira que vous êtes allé jusqu’à Rennes et que vous en êtes revenu (car vous ne soufflerez mot de notre rencontre), on insistera pour que vous preniez du repos. Mais refusez de vous coucher. Restez au chevet du comte, et ne quittez pas des yeux sa figure. Quand il sera mort, vous verrez son âme s’échapper de ses lèvres sous la forme d’une souris blanche. Cette souris disparaîtra aussitôt dans quelque trou. Vous ne vous en soucierez point. Par exemple, vous ne laisserez à personne le soin d’aller quérir la croix funéraire à l’église du bourg. Vous irez vous-même. Arrivé sous le porche, vous attendrez que la souris vous ait rejoint. N’entrez pas à l’église avant elle. Contentez-vous toujours de la suivre. C’est essentiel. Si vous vous conformez strictement à mes recommandations, vous saurez avant ce soir ce que vous aspirez tant à connaître. Et maintenant, Ludo Garel adieu !

Sur ce, l’étrange personnage s’évanouit en une vapeur légère, vite confondue avec celles qui montaient du sol humide, dans le jour naissant.

Ludo Garel s’en revint au Quinquiz.

— Dieu soit loué ! dit le maître en voyant entrer son domestique. Tu as eu raison, brave serviteur, de faire diligence. Je suis au plus bas. Si tu avais tardé d’une demi-heure, tu n’aurais guère trouvé qu’un cadavre. Comment cela a-t-il marché, à Rennes ?

— Vous avez gagné votre procès.

— Je t’en sais bon gré, mon ami. Grâce à toi, je puis mourir tranquille.

Cette fois, Ludo Garel ne tenta point de réconforter son maître par des paroles d’espérance. Il savait que la destinée[117] doit s’accomplir. Il alla tristement se placer à la tête du lit, de façon néanmoins à ne jamais perdre de vue le visage du comte. La salle était pleine de gens en larmes. La comtesse prit Ludo par le bras et lui dit à l’oreille :

— Vous êtes harassé de fatigue. Il ne manque pas ici de monde pour veiller mon pauvre mari. Allez dormir.

— Mon devoir, répondit le domestique, est de rester au chevet de mon maître jusqu’au dernier moment.

Et il resta, malgré toutes les instances.

Dix heures sonnèrent. Ainsi qu’avait prédit l’inconnu, le seigneur du Quinquiz entra en agonie. Une vieille femme entonna les « grâces. » L’assistance murmura les répons. Ludo Garel mêla sa voix à celles des autres, mais sa pensée n’était pas à la prière qu’il marmottait. Elle était toute tendue vers ce qui se passerait tout à l’heure, au moment de la séparation de l’âme d’avec le corps.

Le comte, cependant, commençait à balancer la tête de droite et de gauche, sur le traversin. C’est qu’il entendait venir la mort, sans savoir encore de quelle direction.

Tout à coup il se raidit. La mort l’avait touché.

Il poussa un long soupir, et Ludo vit son âme s’exhaler de ses lèvres sous la forme d’une souris blanche.

L’homme du cimetière avait dit vrai.

La souris ne fit d’ailleurs que paraître et disparaître.

La vieille femme qui avait entonné les « grâces » entreprit le De profundis. Ludo profita, pour s’esquiver, de l’émotion causée par la fin dernière du comte. Et de trotter, par un sentier de traverse, jusqu’au bourg. L’ordre n’était pas encore donné, au Quinquiz, d’aller quérir la croix funéraire, qu’il était déjà sous le porche de l’église. La souris blanche y arrivait presque en même temps que lui. Il la laissa pénétrer la première dans la nef. Elle se mit à trottiner vite et menu. Mais lui, faisait de grandes enjambées, et il put ainsi la suivre, sans trop de peine. Trois fois, il fit derrière elle le tour de l’église. Le troisième tour terminé, elle sortit de nouveau par le porche. Ludo se précipita sur ses traces, tenant embrassée sur sa poitrine la croix funéraire qu’il avait enlevée au passage. Les sonnailles de la croix tintaient, tintaient, et la souris détalait, détalait. La souris, la croix et Ludo qui la portait parcoururent ensemble tous les champs du Quinquiz. La petite bête blanche sautait par-dessus chaque barrière, comme le maître avait coutume de faire, de son vivant, puis longeait les quatre fossés.

Une fois fini le tour des champs, elle reprit la direction du manoir. Arrivée dans l’aire, elle s’achemina vers un bâtiment isolé où l’on enfermait les instruments de labour. Sur tous elle posa les pattes[118]. Charrues, hoyaux, bêches, à tous elle dit adieu.

De là, elle regagna la maison.

Ludo la vit grimper sur le cadavre et se laisser mettre avec lui dans le cercueil.

Le clergé vint chercher le corps. La messe d’enterrement fut chantée ; le cercueil fut descendu dans la fosse. Mais dès que le prêtre célébrant l’eut aspergé d’eau bénite, dès que les proches parents eurent jeté dessus les premières mottes de terre, Ludo en vit sortir derechef la souris blanche.

Le jeune homme inconnu lui avait expressément recommandé de la suivre jusqu’au bout, fut-ce par ronce, épine ou fondrière.

Le voilà donc de planter là l’enterrement et de se remettre à pèleriner derrière la souris.

Ils traversèrent des bois, franchirent des marais, escaladèrent des fossés, passèrent des bourgs, tant et si bien qu’ils aboutirent à une vaste lande au milieu de laquelle se dressait le tronc à demi desséché d’un arbre. Il était si vieux, si pelé, qu’on n’aurait su dire si c’était un tronc de hêtre ou de châtaignier. L’intérieur en était creux. Vraiment, il ne se maintenait debout que par miracle. Encore sa maigre écorce était-elle fendue de haut en bas. La souris se glissa dans une de ces fentes, et Ludo vit aussitôt apparaître le seigneur du Quinquiz dans le creux de l’arbre.

— O mon pauvre maître, s’écria-t-il, les mains jointes, que faites-vous ici ?

— Tout homme, mon cher Ludo, doit faire sa pénitence à l’endroit que Dieu lui assigne.

— Puis-je au moins vous venir en aide de quelque façon ?

— Oui, tu le peux.

— Comment ?

— En jeûnant pour moi, l’espace d’un an et un jour. Si tu le fais, je serai délivré pour jamais, et ta béatitude suivra de près la mienne.

— Je le ferai, répondit Ludo Garel.

Il tint promesse. Son jeûne accompli, il mourut.


(Conté par Marie-Louise Bellec, couturière. — Port-Blanc.)


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XXX

L’âme vue sous la forme d’un moucheron[119]


Yvon Penker était un homme sage, et qui vivait dans la crainte de Dieu. Il avait pour meilleur ami Pezr Nicol. Pezr Nicol tomba gravement malade et fit aussitôt mander Yvon Penker.

— Je sens que je vais mourir, lui dit-il. Tu es l’homme que j’ai le plus aimé et estimé en ce monde. Je voudrais que tu m’assistes jusqu’à mon dernier moment.

Penker répondit :

— Je ne te quitterai pas.

Et il s’installa, en effet, au chevet de son ami. Vers le milieu de la nuit, Nicol lui dit d’une voix oppressée :

— Donne-moi ta main.

Dès que Penker eut mis la main dans la sienne, le moribond trépassa.

Penker qui le regardait mourir, les yeux pleins de larmes, vit alors sortir de sa bouche un moucheron (eur fubuenn), un moucheron grêle, aux ailes ténues, pareil aux éphémères que l’on voit tourbillonner les soirs d’été au bord des ruisseaux.

L’insecte alla tremper ses pattes dans une bassinée de lait qui était là, sur une table. Puis il voleta tout à travers la pièce et, brusquement, disparut.

— Que peut-il être devenu ? se demandait Yvon Penker.

Il ne tarda pas à le voir reparaître.

Cette fois, le moucheron se posa sur le cadavre et y resta. Il se laissa même enfermer dans la bière avec le mort.

Penker ne le revit plus qu’au cimetière. Comme les premières mottes de terre roulaient dans la fosse, le moucheron s’évada du cercueil. Penker comprit alors seulement que ce moucheron devait être l’âme de Pezr Nicol, et il résolut de le suivre en quelque lieu qu’il allât.

Or, le moucheron se rendit dans une lande située non loin de la ferme où Pezr Nicol habitait de son vivant. Là, il se posa sur une épine d’ajonc.

— Pauvre chère petite mouche, que venez-vous faire ici ? demanda Penker, l’homme sage.

— Tu me vois donc !

— Je vous vois, puisque je vous parle. Dites-moi, ne seriez-vous l’âme du défunt Pezr Nicol qui fut mon meilleur ami en ce monde ?

— Si, Yvon, je suis ton ami mort, je suis Pezr Nicol.

— Viens donc avec moi en ma maison. Je t’y mettrai dans un coin où tu seras bien tranquille, et nous converserons ensemble de temps en temps, comme autrefois.

— Je ne peux, mon pauvre Yvon. Ici est la place que Dieu m’a fixée pour y faire ma pénitence, et je dois y demeurer pendant cinq cents ans. Il faut que le bon Dieu t’aime bien pour t’avoir permis de reconnaître mon âme sous cette forme de moucheron.

— Oh ! je ne t’ai pas perdu de vue un seul instant depuis l’heure où tu t’es séparé de ton corps. Si pourtant ! je me trompe ; pendant quelques minutes tu as disparu, sans que j’aie pu me rendre compte en quel lieu tu pouvais être. Mais d’abord dis-moi, je te prie, pourquoi tu as commencé par tremper tes pattes dans la jarre de lait ?

— Ne devais-je pas me blanchir, avant de comparaître devant le grand Juge ?

— Et ensuite, quand tu t’es esquivé, après avoir voleté de ci de là tout au travers de la maison, qu’es-tu devenu ?

— Si tu m’as vu voleter de ci de là tout au travers de la maison, c’est qu’il fallait que je prisse congé de chacun des meubles. Lorsque ensuite je me suis esquivé, c’était encore pour aller, dans la cour et dans les étables, prendre congé des instruments qui m’avaient servi naguère et des bêtes qui m’avaient aidé au labour. Cela fait, je me suis présenté au tribunal de Dieu.

— Tu n’as pas été longtemps à faire tout cela.

— Les âmes ont des ailes qui vont vite.

— Mais pourquoi t’es-tu laissé enfermer dans le cercueil avec ton corps ?

— J’étais tenu d’y rester jusqu’à ce que Dieu eût prononcé ma sentence.

— J’aurais souhaité qu’il te permît d’accomplir une partie de ta pénitence en ma maison, auprès de moi pendant le temps que j’ai encore à vivre. Dieu doit savoir que nous nous aimions d’une amitié rare, Pezr Nicol.

— Il le sait, en effet, Yvon Penker. Sois certain qu’il ne tardera pas à nous réunir. Avant peu, ton âme sera venue me rejoindre dans cette lande.

Trois mois après, jour pour jour, on enterrait Yvon Penker, l’homme sage[120].


(Conté par Catherine Carvenec. — Port-Blanc.)


L’âme apparaît aussi sous la forme d’une fleur, d’une grande fleur blanche ; elle est plus belle à mesure qu’on s’approche d’elle et s’éloigne quand on veut la cueillir.


XXXI

La femme aux deux chiens


Ceci se passait au temps où les toiles de Basse-Bretagne étaient renommées entre toutes. Il n’y avait pas alors, à Penvénan ni aux alentours, de fileuse qui filât aussi fin que Fant Ar Merrer, de Crec’h-Avel. Tous les mercredis, elle allait à Tréguier vendre son fil. Un mardi soir elle se dit :

— Il faudra que demain je sois sur pied de bonne heure.

Elle se coucha avec cette préoccupation.

Au milieu de la nuit, elle se réveilla et fut étonnée de voir qu’il faisait déjà presque clair. Elle se leva en grande hâte, s’habilla, jeta sur ses épaule son paquet d’écheveaux et se mit en route.

Arrivée au pied de la montée qui mène vers Croaz-Ar-Brabant[121], elle fit rencontre d’un jeune homme.

Ils se bonjourèrent mutuellement et cheminèrent côte à côte jusqu’à la croix.

Là, le jeune homme prit Fant Ar Merrer par le bras et lui dit :

— Arrêtons ici.

Il la poussa dans la douve, contre le talus, et se plaça devant elle comme pour la protéger.

À peine se furent-ils ainsi rangés de la route, que Fant entendit venir un bruit épouvantable. Jamais elle n’avait ouï fracas pareil. Il y aurait eu, à la file, cent lourdes charrettes lancées au galop, qu’elles n’auraient pas fait plus de train.

Le bruit approchait, approchait.

Fant tremblait de tous ses membres. Néanmoins elle cherchait à voir ce que ceci pouvait être.

Une femme passa dans la route, courant à perdre haleine, elle allait si vite qu’on entendait palpiter les ailes de sa coiffe, comme si c’eussent été deux ailes d’oiseau. Ses pieds nus touchaient à peine le sol ; il en pleuvait des gouttes de sang. Ses cheveux dénoués flottaient derrière elle. Elle agitait les bras, en des gestes désespérés, et hurlait lugubrement.

C’était une plainte si angoissante, que Fant Ar Merrer en avait froid jusque sous les ongles.

Cette femme était poursuivie par deux chiens qui semblaient se disputer entre eux à qui la dévorerait.

De ces chiens, l’un était noir, l’autre blanc[122].

C’étaient eux qui faisaient tout le vacarme.

À chacun de leurs bonds, les entrailles de la terre résonnaient.

La femme fuyait dans la direction de la croix.

Fant Ar Merrer la vit s’élancer sur les marches du calvaire. À ce moment le chien noir était parvenu à la saisir par le bas de sa jupe. Mais elle, se précipitant, étreignit l’arbre de la croix et s’y tint cramponnée de toutes ses forces.

Le chien noir disparut aussitôt, en lâchant un aboi terrible.

Le chien blanc resta seul auprès de la malheureuse et se mit à lécher ses blessures.

Le jeune homme dit alors à Fant Ar Merrer :

— Vous pouvez maintenant continuer votre route. Il n’est que minuit. Ne vous exposez plus à voir ce que vous avez vu. Je ne serai pas toujours là pour vous protéger. Il y a des heures où il ne faut pas être sur les chemins. Quant vous arriverez à Kervénou, entrez dans la maison qui est là. Vous y trouverez un homme en train de mourir. Passez le reste de la nuit à réciter près de son chevet les prières des agonisants et ne sortez de cette maison qu’à l’aube. Quant à moi, je suis votre bon ange.


(Conté par Marie-Louise Bellec. — Port-Blanc.)


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À Bénodet, et dans la région, au moment où le cercueil sort de l’église, après la messe d’enterrement, les porteurs ont coutume de le heurter à la muraille. Ils agissent ainsi, selon d’aucuns, pour dire adieu à l’église, au nom du mort ; selon d’autres, pour demander à saint Pierre d’ouvrir toutes grandes à l’âme les portes du paradis.

Au moment où le prêtre jette sur le cercueil la première pelletée de terre, il peut voir dans son livre d’heures quel doit être le sort de la personne enterrée. Mais il lui est interdit de divulguer ce secret, sous peine de prendre — fût-ce en enfer — la place du défunt.

Il est un moyen à la portée de tous pour savoir si une âme est damnée ou non.

Il suffit de se rendre, au sortir du cimetière, aussitôt après l’enterrement, dans un lieu élevé et découvert, d’où l’on ait vue sur une certaine étendue de pays. De là-haut, on crie le nom du mort par trois fois, dans trois directions différentes. Si une seule fois l’écho prolonge le son, c’est que l’âme du défunt n’est point damnée.

Si les fleurs qu’on place sur le lit où repose un mort se fanent dès qu’on les y pose, c’est que l’âme est damnée ; si elles ne se fanent qu’au bout de quelques instants, c’est que l’âme est en purgatoire, et plus elles mettent de temps à se faner, moins longue sera la pénitence.

Mais, pour avoir des renseignements sûrs, il n’est que de s’adresser :

1o À l’Agrippa ;

2o À la messe de trentaine ou ofern drantel.

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XXXII

L’Agrippa[123], ou Vif, ou Égremont


L’Agrippa est un livre énorme. Placé debout, il a la hauteur d’un homme.

Les feuilles en sont rouges, les caractères en sont noirs.

Tant qu’on n’a pas à le consulter, on doit le maintenir fermé à l’aide d’un gros cadenas.

C’est un livre dangereux. Aussi ne faut-il pas le laisser à portée de la main. On le suspend, au moyen d’une chaîne, à la plus forte poutre d’une pièce réservée. Il est nécessaire que cette poutre ne soit pas droite, mais tordue.

Le nom de ce livre varie avec les pays.

En Tréguier, il s’appelle l’Agrippa ; dans la région de Châteaulin, l’Egremont ; aux alentours de Quimper, Ar Vif.

Ce livre est vivant[124]. Il répugne à se laisser consulter. Il faut être plus fort que lui pour lui arracher ses secrets.

Tant qu’on ne l’a pas dompté, on n’y voit que du rouge. Les caractères noirs ne se montrent que lorsqu’on les y a contraints, en rossant le livre, comme un cheval rétif. On est obligé de se battre avec lui, et la lutte dure parfois des heures entières. On en sort baigné de sueur.

Primitivement, il n’y avait que les prêtres à posséder des agrippas. Chacun d’eux a le sien. Le lendemain de leur ordination, ils le trouvent à leur réveil sur leur table de nuit, sans qu’ils sachent d’où il leur vient et qui le leur a apporté.

Pendant la grande Révolution, beaucoup d’ecclésiastiques émigrèrent. Quelques-uns de leurs agrippas tombèrent entre les mains de simples clercs qui, durant leur passage aux écoles, avaient appris l’art de s’en servir. Ceux-ci les transmirent à leurs descendants. Ainsi s’explique la présence dans certaines fermes du « livre étrange. »

Le clergé sait combien il a été détourné d’agrippas, et quels sont les profanes qui les détiennent.

Un ancien recteur de Penvénan disait :

— Il y a dans ma paroisse deux agrippas qui ne sont pas où ils devraient être.

Le prêtre ne fait mine de rien, tant que le détenteur est en vie ; mais, lorsque aux approches de la mort il est appelé à son chevet, après avoir entendu la confession du moribond, il lui parle en ces termes :

— Jean, ou Pierre, ou Jacques, vous aurez un poids bien lourd à porter par delà le tombeau, si vous ne vous en êtes débarrassé dans ce monde.

Le moribond demande avec étonnement :

— Quel est ce poids ?

— C’est le poids de l’agrippa qui est en votre maison, répond le prêtre. Livrez-le moi, sinon, ayant un tel fardeau à traîner, vous n’arriverez jamais jusqu’au paradis.

Il est rare que le moribond n’envoie point aussitôt détacher l’agrippa.

L’agrippa, détaché, cherche à faire des siennes. Il mène un sabbat à travers toute la ferme. Mais le prêtre l’exorcise et le fait tenir tranquille. Puis il commande aux personnes qui sont là d’aller quérir un fagot d’ajonc. Il y met le feu lui-même. L’agrippa est bientôt réduit en cendres. Le prêtre recueille alors cette cendre, l’enferme dans un sachet, et passe le sachet au cou du moribond, en disant :

— Que ceci vous soit léger !

Il est difficile à un recteur de dormir à l’aise, tant qu’il reste un seul agrippa dans sa paroisse, entre d’autres mains que les siennes ou celles de ses vicaires.

Il n’est pas nécessaire d’être prêtre pour savoir quand un homme qui n’est pas du métier possède un agrippa.

L’homme qui possède un agrippa sent une odeur particulière. Il sent le soufre et la fumée, parce qu’il a commerce avec les diables. C’est pourquoi l’on s’écarte de lui.

Puis, il ne marche pas comme tout le monde. Il hésite dans chaque pas qu’il fait, de crainte de piétiner une âme.

L’homme qui possède un agrippa ne peut plus s’en défaire sans le secours du prêtre, et seulement à l’article de la mort.

Loizo-goz, de Penvénan, en avait un qui l’embarrassait fort ; il n’eût pas demandé mieux que de le passer à quelque autre. Il le proposa à un cultivateur de Plouguiel qui l’accepta.

Une nuit, on entendit dans tout le pays un vacarme épouvantable. C’était Loizo-goz qui conduisait l’agrippa à Plouguiel, en le tirant par sa chaîne.

Au retour, Loizo-goz chantait gaîment. Il se sentait un poids de moins sur le cœur. Mais, à peine rentré chez lui, toute sa joie tomba. L’agrippa était déjà revenu occuper son ancienne place.

À quelque temps de là, Loizo-goz fit un grand feu d’ajonc sec et y jeta le mauvais livre. Mais les flammes, au lieu de dévorer l’agrippa, s’en écartaient.

— Puisque le feu n’y peut rien, essayons de l’eau ! se dit Loizo-goz.

Il traîna le livre à la grève de Buguélès, monta dans une barque, gagna le large, et lança à la mer l’agrippa auquel il avait eu soin d’attacher plusieurs grosses pierres, afin de le faire descendre jusqu’au fond de l’abîme et de l’y maintenir.

— Là, pensa-t-il, cette fois du moins nous voilà séparés pour jamais.

Il se trompait.

Comme il s’en revenait par la grève, il entendit derrière lui un bruit de chaîne dans les galets. C’était l’agrippa qui achevait de se débarrasser des grosses pierres. Loizo-goz le vit passer à côté de lui, rapide comme une flèche. Au logis, il le retrouva, suspendu à la poutre accoutumée. La couverture, les feuillets étaient secs. Il semblait que l’eau de la mer ne les eût même pas touchés.

Loizo-goz dut se résigner à garder son agrippa.


(Conté par Baptiste Geffroy dit Javré. — Penvénan, 1886.)


L’agrippa contient les noms de tous les diables et enseigne le moyen de les évoquer.

On peut savoir, grâce à lui, si tel défunt est damné.

Le prêtre qui vient de célébrer un enterrement va aussitôt consulter son agrippa. À l’appel de leurs noms, tous les démons accourent. Le prêtre les interroge un à un.

— As-tu pris l’âme d’un tel ?

Si tous répondent : Non, c’est que l’âme est sauvée.

Pour les congédier, le prêtre les appelle de nouveau par leurs noms, mais en commençant par le nom du diable qui est arrivé le dernier, et ainsi de suite.

Les ignorants qui se mêlent de lire dans l’Agrippa, dans l’Egremont, ou dans le Vif, sont durement châtiés de leur imprudence.

Le curé de Pluguffan[125] entra un jour dans la sacristie pensant y trouver le bedeau, dont il avait besoin. La sacristie était vide.

— Il ne doit cependant pas être loin, se dit le curé, car voici ses sabots.

Il appela :

— Jean ! Jean ! Pas de réponse.

Il allait sortir, impatienté, quand il aperçut son « Vif » tout grand ouvert sur la table, à la page où sont inscrits les noms des démons.

— Ah ! je comprends ! s’écria-t-il. Jean aura invoqué les diables et n’aura pas su les congédier. Ils l’ont emporté dans l’enfer. Pourvu que je n’arrive pas trop tard !

Très vite, il se mit à débiter la kyrielle des noms, en commençant par la fin.

Aussitôt, le bedeau reparut. Il était déjà tout noir. Sur son crâne, ses cheveux étaient roussis.

Il fut longtemps sans recouvrer l’usage de la parole, tant sa terreur avait été grande[126]. Quant à ce qu’il avait vu dans son voyage, il ne s’en ouvrit jamais à personne, pas même à sa femme[127].


(Conté par René Alain. — Quimper.)


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XXXIII

L’Ofern drantel
(LA MESSE DE TRENTAINE)


Autrefois, c’était l’habitude de faire célébrer pour chaque défunt une trentaine, c’est-à-dire une série de trente services. Les prêtres disaient les vingt-neuf premières messes à leur église de paroisse. Mais la trentième, il était d’usage de l’aller dire à la chapelle de saint Hervé, sur le sommet du Ménez-Bré[128]. C’est cette messe de trentaine que les Bretons appelle Ann ofern drantel.

Elle se célébrait à minuit. On la disait à rebours, en commençant par la fin.

Sur l’autel on n’allumait qu’un des cierges.

Tous les défunts de l’année se rendaient à cette messe ; tous les diables aussi y comparaissaient.

Le prêtre qui l’allait dire devait être à la fois très savant et très hardi. Dès le bas de la montagne, il se déchaussait, et gravissait la pente pieds nus, car il fallait qu’il fût « prêtre jusqu’à la terre ». Il montait, tenant d’une main un bénitier d’argent, brandissant de l’autre un goupillon et faisant de tous côtés de continuelles aspersions. Souvent il avait peine à avancer, tant se pressaient autour de lui les âmes défuntes, avides de recevoir quelques gouttes d’eau bénite et de se procurer de la sorte un soulagement momentané.

La veille, il avait fait transporter dans la chapelle un fort sac de graines de lin.

La messe dite, il commençait l’appel des diables,

dans le porche. Ils accouraient, en poussant, des hurlements sauvages. C’était le moment terrible. Malheur à l’officiant, s’il perdait la tête ! Il imposait silence aux démons, les faisait défiler devant lui un à un, les obligeait à montrer leurs griffes pour voir si l’âme du défunt, à l’intention de qui il avait célébré l’ofern drantel, n’était pas tombée en leur possession, puis les renvoyait à mesure, en distribuant à chacun une graine de lin, car les diables ne consentent jamais à s’en aller les mains vides. S’il commettait une seule omission, il était contraint en échange de livrer sa propre personne. Il encourait donc sa damnation éternelle.

Un soir, un jeune prêtre, encore novice en ces matières, se chargea imprudemment d’aller dire l’ofern drantel à Ménez-Bré.

Il eut le malheur de se troubler.

Les diables aussitôt se ruèrent sur lui.

Par un hasard providentiel, Tadik-Coz[129] était encore en oraison, dans son presbytère de Bégard, à deux lieues de Bré. Ayant entendu quelque bruit du côté de la montagne, il prêta l’oreille :

— Ho ! Ho ! se dit-il, il y a du grabuge là-haut !

Vite, il sella son bidet de Cornouailles qui allait comme le vent.

Quand il arriva à la chapelle, les diables emportaient déjà le jeune prêtre dans leurs griffes, par une brèche qu’ils avaient ouverte dans le pignon.

Tadik-Coz put cependant saisir par une jambe son pauvre confrère. Les diables n’essayèrent pas de lutter contre lui. Ils avaient trop appris à le craindre. Sa vue seule les mit en fuite. Ils disparurent avec des cris de rage. Le jeune prêtre fut sauvé. Tadik-Coz se contenta de le sermonner de sa bonne voix tranquille.

— Mon enfant, lui dit-il, pour faire ce que nous faisons, nous, les vieux, attendez que vous ayez notre expérience. Que cette leçon vous soit profitable !


(Conté sur le Ménez-Bré, par Rénéan Auffret de Pédernek, 1889.)


Ce Tadik-Coz était un maître pour célébrer l’ofern drantel. On prétend que, depuis qu’il est mort, il n’y a plus de prêtre qui sache la dire.

Il fit une fois un de ces miracles qui ne sont possibles qu’à Dieu.

Il venait de célébrer la messe de trentaine pour un défunt de Tréglamus[130]. Or, en passant la revue des démons, il vit que l’un d’eux tenait entre ses griffes l’âme de ce défunt. Un autre que Tadik-Coz se fût dit :

— Le mort est dûment damné ; il n’y a plus rien à faire.

Mais Tadik-Coz était un gaillard qui ne se décourageait pas aisément. Je crois bien que, pour sauver une âme, il aurait été nu-pieds jusqu’en enfer.

— Hé, l’ami ! dit-il au démon, tu as l’air bien fier de ce que tu tiens là ! Franchement, il n’y a pas de quoi t’enorgueillir à ce point. J’ai connu le défunt, quand il était encore de ce monde. Un pauvre hère, en vérité ! Il a déjà eu tant de misère pendant sa vie, que ton enfer lui apparaîtra presque comme un lieu de délices. Quand on a pâti comme lui sur la terre, on n’a pas grand chose à craindre, même d’une éternité de tourments.

— C’est un peu vrai, répondit le démon. Je n’ai aucun plaisir à le vexer. Et, ma foi, je ne demanderais pas mieux que de faire un échange.

— Je te le propose, cet échange.

— Quel âme me livreras-tu à la place ?

— La mienne…, mais à une condition !

— Parle.

— Voici : vous autres, diables, vous passez pour être très fins. Moi, de mon côté, à tort ou à raison, je ne me considère pas comme un imbécile. Gageons que tu ne me mettras pas à court !

— Soit.

— Entendons-nous bien, n’est-ce pas ? Si je perds, mon âme est à toi ; si je gagne, elle me reste. Dans les deux cas, celle que tu détiens ne t’appartient plus. Commence par la lâcher.

Le diable desserra ses griffes. L’âme du défunt de Tréglamus s’envola, légère, en souhaitant mille bénédictions à Tadik-Coz.

— Allons ! reprit celui-ci, j’attends !

Le diable se grattait l’oreille.

— Eh bien ! dit-il à la fin, fais-moi voir quelque chose que je n’ai pas encore vu.

— Ce n’est que cela ! Au moins, tu n’es pas difficile à contenter.

Tadik-Coz mit la main à la poche de sa soutane et en sortit une pomme et un couteau. Avec le couteau, il coupa en deux la pomme. Puis, montrant au diable interloqué l’intérieur du fruit.

— Regarde ! dit-il.

Et, comme le diable ne paraissait pas comprendre, il ajouta :

— Tu as sans doute vu l’intérieur de bien des pommes, mais l’intérieur de celle-ci, tu ne l’avais certainement pas encore vu !

Le démon demeura penaud ; il dut s’avouer vaincu, et Tadik-Coz rentra dans son presbytère de Bégard en se frottant joyeusement les mains.


(Conté par Naïc Fulup du Hinger-Vihan, en Pédernek, 1889).


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CHAPITRE IV

Cimetières et Charniers


Les pèlerinages pour les défunts


Autrefois, il y avait des charniers dans tous les cimetières bretons. Il en reste encore quelques-uns, mais dont on ne prend plus soin[131]. On y laisse les « reliques » (ar relegou) moisir en tas, pêle-mêle. Il y a seulement une trentaine d’années, les choses n’allaient pas de la sorte. En ce temps-là, quand on exhumait un squelette, on rangeait les os les uns sur les autres, en bon ordre, et l’on plaçait la tête dans une boîte à laquelle on donnait tantôt la forme d’un cercueil, tantôt celle d’une chapelle. Les murs des charniers étaient garnis de ces petites boîtes, peintes de diverses couleurs, en noir, si le défunt était d’âge mûr ; en blanc, si c’était un enfant ; en bleu, si c’était une jeune fille. Sur chacune se lisait l’inscription funéraire : Ci-gît le chef de… suivie du nom du trépassé.

Le soir de la Toussaint, après les « vêpres de l’Anaon », avait lieu la « procession du charnier. » Par les sentiers, entre les tombes, la foule se dirigeait vers l’ossuaire, clergé en tête.[132] Un prêtre entonnait l’hymne lugubre :

Deomp d’ar Garnel, Christenien !…
(Allons au charnier, chrétiens !…)

La lueur vacillante de quelque torche éclairait par intervalles l’intérieur de l’ossuaire. Par les ouvertures en forme de cœur dont étaient percées toutes les boîtes, il semblait que l’on vît grimacer la bouche triste des morts.

« On disait, de mon temps, que, durant cette nuit-là, les bouches sans lèvres des trépassés recouvraient la parole, et qu’on entendait deviser entre elles les têtes de mort des ossuaires.

— Qui es-tu ? demandait une des têtes à sa voisine.

La conversation s’engageait, et, peu à peu, devenait générale.

Un vivant à qui il eût été donné d’y assister aurait été renseigné en une seule nuit sur tout ce qui se passe de l’autre côté de la mort.

En outre, il aurait entendu nommer tous ceux qui devaient mourir dans l’année. »


(Conté par mon père N.-M. Le Braz. — Tréguier.)


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XXXIV

La curiosité de Iouennic Bolloc’h


Iouennic Bolloc’h eut cette curiosité impie.

Iouennic Bolloc’h était un mendiant qui ne manquait ni d’esprit, ni de savoir-faire. Il s’était fait ce raisonnement :

— Si je pouvais prévenir d’avance du jour de leur mort tous ceux qui sont destinés à mourir cette année, j’arriverais à me faire ainsi de jolis profits.

Donc, le soir de la Toussaint, il s’arrangea pour être à Castel-Pôl (Saint-Pol-de-Léon). Il avait entendu dire qu’à Castel-Pôl il y avait, non pas un, mais dix, mais vingt charniers dans le cimetière. Il se dissimula tant bien que mal, en se couchant dans l’herbe à plat ventre. Et il attendit en cette posture le colloque des morts.

Vous n’ignorez pas qu’à Castel-Pôl, les ossuaires sont encastrés dans les murs du cimetière.

Un mort de l’un des charniers interpella un autre mort du charnier d’en face.

— Ami, disait-il, est-ce que tu m’écoutes ? Iouennic Bolloc’h sentit cette parole passer au ras de lui comme le souffle glacial d’une bise.

— Ami, répondit l’autre mort, je t’écoute, mais il y a un vivant entre nous.

— Je le sais. Il est venu pour entendre la liste des morts de la prochaine année.

— Qu’il l’entende donc !

— Qu’il sache que le premier de la liste n’a plus à vivre que deux minutes !

— Qu’il sache que le premier de la liste a nom Iouennic Bolloc’h !

Les deux voix se croisaient à travers la nuit, rapides, sifflantes. Chacun des mots qu’elles proféraient entrait comme un fer froid dans les oreilles du pauvre mendiant. À peine son nom eut-il été prononcé qu’il rendit l’âme[133]. On trouva le lendemain son cadavre raidi. On crut qu’il avait eu le sang gelé par la grande fraîcheur de la nuit et on l’enterra à l’endroit même où il était trépassé[134].


(Conté par Jean Cloarec. — Laz, 1890, Finistère.)


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XXXV

Histoire d’un fossoyeur


Le fossoyeur de Penvénan était en ce temps-là Poëzevara le Vieux. On ne l’appelait guère que Poaz-coz. Si vieux qu’il fût, et, quoiqu’il eût « labouré par six fois toute l’étendue du cimetière », c’est-à-dire quoiqu’il eût couché successivement dans le même trou jusqu’à six morts, c’était un homme qui pouvait vous dire, à un jour près, depuis combien de temps tel ou tel était en terre, et même à quel degré de « cuisson »[135] devait être arrivé son cadavre. Bref, on eût difficilement trouvé un fossoyeur plus entendu. Il continuait de voir clair comme en plein jour dans les fosses qu’il avait comblées. La terre bénite du cimetière était, pour ses yeux, transparente comme de l’eau.

Or, un matin, le recteur le fit appeler :

— Poaz-coz, Mab Ar Guenn vient de trépasser. Je pense que vous pourrez lui creuser son trou là où le grand Roperz fut enfoui, il y a cinq ans. N’est-ce pas votre avis ?

— Non, monsieur le recteur, non !… Dans ce coin là, voyez-vous, les cadavres se conservent longtemps. Je connais mon Roperz. À l’heure qu’il est, c’est à peine si la vermine a commencé à lui travailler les entrailles.

— Tant pis ! arrangez-vous !… La famille de Mab Ar Guenn désire vivement qu’il soit enterré à cette place. Roperz y est depuis cinq ans. Qu’il cède le tour à un autre. Ce n’est que justice.

Poaz-coz s’en alla, hochant la tête. Il n’était pas le maître, il devait obéir, mais il n’était pas content. Le voilà de mettre pioche en terre. La fosse fut bientôt déblayée aux trois quarts.

— Encore un coup de pioche, se dit Poaz, et j’aurai, si je ne me trompe, atteint le cercueil.

Il le donna de si bon cœur, ce coup de pioche, que non seulement il atteignit le cercueil, mais même qu’il l’éventra. Des éclaboussures infectes lui jaillirent au visage. Il se reprocha d’avoir frappé trop fort.

— Dieu m’est témoin pourtant, murmura-t-il, que je n’avais nulle intention de blesser ce pauvre Roperz ! Même, je vais faire en sorte qu’il ne soit pas trop gêné par le voisinage de Mab Ar Guenn.

Le brave fossoyeur passa deux heures à évider de telle façon le fond de la fosse que deux cercueils y pussent tenir à l’aise, celui de Roperz occupant une espèce de retrait.

Cela fait, il se sentit la conscience plus tranquille, quoique, néanmoins, il ne fût pas rassuré tout à fait. L’idée d’avoir « brutalisé un de ses morts » lui causait de l’ennui. Il ne soupa point de bon appétit ce soir-là, et s’alla coucher plus tôt que d’habitude.

Il avait déjà fait un somme, quand le bruit de la porte tournant sur ses gonds le réveilla.

— Qui est là ? demanda-t-il, en se mettant sur son séant.

— Tu ne m’attendais donc pas ? répondit une voix qu’il reconnut aussitôt, malgré son ton caverneux.

— À te dire vrai, François Roperz, je pensais que tu serais venu…

— Oui, je suis venu te montrer en quel état tu m’as mis !

La lune était haute dans le ciel ; sa vive lumière éclairait toutes choses dans la maison du fossoyeur.

— Vois, continua le spectre… On ne traite pas ainsi un vivant, encore moins un mort.

Il avait déboutonné sa veste à longues basques. Poaz-coz ferma les yeux. Il y avait de quoi mourir de dégoût. La poitrine du grand Roperz n’était plus qu’un trou hideux où des fragments de côtes brisées apparaissaient mêlés à une sorte de bouillie verdâtre.

— En vérité, François Roperz, suppliait le malheureux Poaz, en vérité, pardonne-moi !… Je ne suis pas aussi coupable que tu penses. Je ne voulais pas toucher à ta fosse. Je savais bien que ton temps n’était pas fini… Mais je ne suis qu’un domestique. Quand le recteur commande, je ne peux que m’incliner, sous peine de perdre mon unique gagne-pain, car je suis trop vieux pour changer de métier… D’ailleurs, c’est la première fois que pareille chose m’arrive. Jamais défunt n’avait encore eu à se plaindre de moi : tous ceux du cimetière te le diront…

— Aussi, je ne te garde pas rancune, Poaz-coz. D’autant plus que tu as fait ton possible pour réparer le dommage que tu m’as causé involontairement…

Le fossoyeur rouvrit les yeux. Le spectre avait reboutonné sa veste. Poaz-coz l’écouta parler désormais sans épouvante.

— Je vois bien, s’écria-t-il, que, même dans l’autre monde, tu es resté le meilleur des hommes.

— Hélas ! fit Roperz, le meilleur d’ici ne vaut pas grand’chose là-bas.

— Tu n’es donc pas entièrement heureux ?

— Non. Il me manque une messe. J’ai pensé qu’après ce qui vient d’avoir lieu, tu n’hésiterais pas à la faire dire et à la payer de tes deniers.

— Certes non, je n’hésiterai pas. Tu auras la messe qui te manque, François Roperz !

— Tu ne m’as pas laissé finir ; il faut que cette messe soit dite par le recteur de Penvénan, par lui-même, entends-tu ?

— J’entends.

— Merci, Poaz-coz ! prononça le spectre. Ce fut sa dernière parole. Le fossoyeur le vit sortir, traverser la place du bourg, et franchir l’échalier du cimetière.

Le surlendemain, qui était un dimanche, au prône de la grand’messe, le recteur annonça pour le mardi de la semaine à venir un service « recommandé par Poëzevara, le fossoyeur, pour l’âme de François Roperz, de Kerviniou[136]. »

Ce mardi arriva. La messe fut dite. Le recteur officiait en personne, et au premier rang des assistants était agenouillé Poaz-coz. J’y étais aussi, moi qui vous parle. Ma chaise touchait celle du fossoyeur.

Au moment où, l’office terminé, le recteur s’acheminait vers la sacristie, Poaz me poussa le coude.

— Regarde donc ! dit-il, d’une voix qui tremblait.

— Quoi ?

— Ne vois-tu pas quelqu’un qui entre à la sacristie, derrière le recteur ?

— Si fait.

— Tu ne le reconnais pas ?

Et, comme je ne trouvais pas assez vite qui ce pouvait être, Poaz-coz me souffla dans l’oreille :

— Mais, c’est François Roperz, malheureux, c’est François Roperz !

C’était vrai. Je le reconnus tout de suite, quand Poaz me l’eut nommé. Le port, la démarche, le vêtement, c’était de tout point François Roperz. J’en demeurai tout abasourdi.

— Tu verras, me dit Poaz-coz, il y a encore quelque chose là-dessous.

En effet.

Comme le recteur, après avoir dépouillé les ornements sacerdotaux, traversait le cimetière pour gagner son presbytère par le plus court, on le vit soudain s’affaisser sur lui-même et tomber mort, non loin de la fosse fraîchement comblée où, près du cercueil de François Roperz, reposait celui de Mab Ar Guenn.


(Conté par Baptiste Geffroy. — Penvénan, 1886.)


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XXXVI

Celle qui passa la nuit dans un charnier


C’était un soir de grande journée[137] à Guernoter. Il y avait là, réunis, les domestiques principaux de trois ou quatre fermes des environs. Le souper avait été copieux et largement arrosé, comme c’est l’usage en pareille circonstance. Quand tous eurent bu et mangé à leur content, on fit cercle autour du foyer ; les hommes allumèrent leurs pipes, les femmes s’assirent à leurs rouets, et une conversation générale s’engagea.

D’abord, — cela va sans dire, — on devisa des incidents de la journée qui avait été laborieuse.

Les gens de Guernoter et ceux des fermes qui leur avaient prêté bonne aide étaient partis dès trois heures du matin pour Saint-Michel-en-Grève, — un voyage de cinq lieues, un long voyage, lorsqu’il s’agit de le faire au retour avec des tombereaux chargés de sable humide par-dessus bord.

À ce propos, on parla harnais ; on vanta l’étalon gris de Roc’h-Laz, le plus fier limonier qu’il y eût à la ronde ; puis on en vint à dire un mot des bourgs que l’on avait traversés. Chacun fut d’avis que le meilleur cidre d’auberge se buvait chez les Moullek, à Ploumilliau.

— Oui, appuya Maudez Merrien, un des « gars », et si l’on m’en donnait seulement par jour une douzaine de chopines à boire, j’irais volontiers remplacer l’Ankou de Ploumilliau[138] pendant une semaine ou deux.

— Ne plaisantez pas ainsi, Maudez, dit la maîtresse de Guernoter. Vous aurez peut-être affaire à l’Ankou plus tôt que vous ne voudrez.

Cette réflexion de Marie Louarn suffit pour incliner la conversation vers les choses de la mort. Une servante cita l’exemple de quelqu’un qui s’était moqué d’Ervoanic Plouillo et qu’on avait trouvé noyé le soir même.

— Tout ça, c’est des histoires de bonnes femmes, ricana un des assistants.

— Les morts sont morts, ajouta un autre ; un mort ne peut rien contre un vivant.

— N’empêche, reprit la servante, que, si on vous proposait de passer la nuit dans le charnier, vous ne parleriez pas si haut.

Tous les gars de se récrier en chœur.

Quand les hommes ont de la boisson sous le nez, ils sont prêts à manger le diable et ses cornes.

Oui, en paroles ! Car à l’action ils ne sont pas si braves.

C’est ce que l’on vit bien ce soir-là, à Guernoter.

Yvon Louarn, le maître, n’avait bu que modérément, afin de mieux griser son monde. Il s’était fourré dans le coin de l’âtre, et de là il écoutait, plus qu’il ne parlait.

En entendant les gars se récrier de la sorte, au propos tenu par la servante, il intervint.

— Eh bien ! prononça-t-il, feignant un grand sérieux, il ne sera pas dit que j’aurai perdu une si belle occasion de mettre au défi des gaillards de votre valeur. Je donne demain matin un écu de six francs à celui d’entre vous qui aura le courage de passer toute cette nuit dans le charnier.

Les gars s’entre regardèrent, riant d’un rire forcé, faisant mine de tourner la chose en simple jeu. Deux ou trois gagnèrent la porte, comme pour satisfaire un besoin.

— Allons ! insista Yvon Louarn, tâtez-vous ! J’ai dit un écu de six livres. Un écu de six livres à gagner en une seule nuit ! Vous n’aurez pas souvent pareille aubaine. Qui se décide ?

Personne ne se décidait. Tous cherchaient une défaite. Ce fut Maudez Merrien qui la trouva le premier.

— J’accepterais la gageure, dit-il, si la journée n’avait été si rude et si longue. Mais ce soir, Yvon Louarn, je ne donnerais pas pour vingt écus de six livres mon lit de balle d’avoine dans l’écurie du Mezou-Meur.

Et là-dessus, il se leva.

Les autres appuyèrent son dire et se disposèrent à imiter son exemple. Le maître de Guernoter allait sans doute leur décocher quelque trait d’ironie, lorsque, du milieu des femmes, une petite voix claire se fit entendre :

— Maître, disait la petite voix, me donneriez-vous, tout comme à l’un de ceux-ci, me donneriez-vous les six francs, si je faisais ce qu’ils n’osent faire ?

Celle qui hasardait cette question était une fillette de treize ou quatorze ans, mais si chétive, si menue qu’elle n’avait pas l’air d’en avoir dix. On l’appelait Mônik, tout court. Elle n’avait pas de nom de famille, parce qu’elle ne s’était jamais connu de parents. C’était une « enfant de l’aventure. » On l’avait recueillie à la ferme, par pitié ; on l’y employait comme vachère. Elle n’avait pour gages que sa nourriture et son vêtement. D’ordinaire, elle n’élevait jamais la voix à la veillée, où on l’occupait à dévider le fil qu’avaient filé les autres servantes ; elle s’acquittait de sa tâche, à l’écart, silencieusement : tout au plus l’entendait-on chuchoter en travaillant quelque prière, car elle était dévotieuse, l’esprit toujours tendu vers les choses de la religion.

Grande fut la surprise de Marie la fermière quand elle vit la langue de Mônik se délier si hors de propos.

— Écoutez donc cette mijaurée ! s’écria-t-elle. On a bien raison de dire que l’envie d’argent est la perte des âmes. Voici une malheureuse qui, pour six livres, consentirait à se damner si on la laissait faire !… N’avez-vous pas de honte, petite va-nu-pieds que vous êtes ?

— Croyez, maîtresse, que si je gagne cet argent, je n’en ferai pas mauvais usage, répondit humblement la petite gardeuse de vaches.

— Tu en feras l’usage qu’il te plaira, dit le fermier, pourvu que tu le gagnes. Je ne suis pas fâché de voir une femmelette comme toi relever un défi devant lequel ces hommes reculent. Seulement, nous t’accompagnerons jusqu’au charnier, nous fermerons sur toi la porte, et tu n’en sortiras que demain matin, à l’aube, quand nous irons t’ouvrir.

Ainsi fut fait, malgré les protestations indignées de Marie Louarn.

Le charnier était plein d’ossements. Mais dès que Mônik fut entrée, les ossements se rangèrent contre les murs, s’empilant les uns sur les autres, pour lui faire une place où elle pût s’étendre comme dans son lit.

Mônik commença par s’agenouiller, invoqua la protection des âmes défuntes, puis s’allongea sans crainte sur le sol de terre humide qui sentait la mort.

À peine se fut-elle étendue qu’une torpeur délicieuse envahit tous ses membres, et des musiques douces, lointaines, se prirent à murmurer autour d’elle, comme pour la bercer.

Elle ne se souvenait plus d’être dans un ossuaire. Elle était ailleurs, mais elle ne savait pas où, dans un pays tout bleu, tout bleu. Elle ne distinguait rien. Elle essayait d’ouvrir les yeux pour voir, mais ses paupières étaient aussi lourdes que si elles eussent été de plomb.

Elle dormit ainsi sa pleine nuitée, d’un sommeil surnaturel.

À l’aube, elle fut tout étonnée de se retrouver dans le charnier. La porte était déclose, et le maître de Guernoter disait à la fillette :

— Voici l’écu de six livres, Mônik. Il est à vous ; vous l’avez bien gagné.

— Je vous remercie, mon maître, répondit l’enfant. Et elle se rendit à l’église avec la pièce blanche. Le recteur était à son confessionnal : elle l’y alla trouver, lui conta ce qu’elle avait fait, et, lui remettant l’argent, le pria de dire une messe à l’intention de l’âme du purgatoire qui en avait le plus besoin.

— Peut-être est-ce l’un de mes parents inconnus qui en bénéficiera, ajouta-t-elle. C’est pour cela que j’ai toujours rêvé, depuis que je suis en âge de raison, d’avoir à moi quelques sous. Les âmes défuntes le savaient. Aussi m’ont-elles protégée cette nuit.

— Eh bien, dit le recteur, en lui donnant l’absolution, vous allez être tout de suite satisfaite. La messe que je vais dire sera vôtre.

Mônik y assista pieusement et prit part à la communion.

La messe finie, comme elle s’apprêtait à sortir, l’âme légère, pour gagner Guernoter, elle se croisa sous le porche avec un homme à cheveux blancs ; il semblait vieux comme la terre, et cependant il avait le corps droit, la démarche aisée.

Il aborda la fillette, avec une profonde révérence.

— Jeune demoiselle, porteriez-vous ce billet à Kersaliou ?

— Oui bien, homme vénérable, répondit-elle en prenant le billet qu’il lui tendait.

Le vieillard eut un sourire si bon, un remercîment si tendre, que Mônik croyait encore voir le sourire, entendre le remercîment, tandis qu’elle s’acheminait vers Kersaliou, et jamais elle n’avait eu au cœur une joie si douce.

— Quelle belle figure il avait ! pensait-elle. Kersaliou est un manoir noble dont dépendait, avant la Révolution, le domaine de Guernoter. Une avenue de grands hêtres y conduit. Lorsque la petite vachère s’engagea dans l’avenue, les feuilles des hêtres se mirent à bruire, à bruire, et presque à chanter, comme si chacune d’elles avait été un oiseau.

— Je ne sais pas, se disait Mônik, mais il me semble qu’il va m’arriver aujourd’hui quelque chose d’extraordinairement heureux. J’ai comme un pressentiment que la rencontre du vieillard me portera bonheur.

Elle allait entrer dans la cour de Kersaliou, quand elle se trouva face à face avec le propriétaire du manoir.

Elle le bonjoura.

— Où allez-vous ainsi, ma petite ? lui demanda-t-il.

— Chez vous, Monsieur de Kersaliou.

— Et qu’allez-vous faire chez moi ?

— Vous apporter ce billet qui m’a été remis pour vous.

Elle raconta son aventure du porche, et combien le vieillard lui avait paru beau, malgré son grand âge.

— Le reconnaîtriez-vous, si on vous faisait voir son portrait ? interrogea le gentilhomme qui, à la lecture du billet, était subitement devenu tout pâle.

— Certes oui, je le reconnaîtrais.

— Venez donc.

Il l’emmena au manoir et lui en fit parcourir toutes les chambres. Quoique Kersaliou fût bien déchu de son ancienne splendeur, les appartements y avaient gardé fort grand air. Aux murs, dans de vastes cadres enrichis de dorures, étaient suspendus des portraits représentant d’illustres personnages de la maison noble de Kersaliou.

Le seigneur actuel promena Mônik de l’un à l’autre.

Devant chacun, il lui demandait :

— Est-ce celui-ci ?

— Non, répondait-elle, ce n’est pas encore celui-là. Ils défilèrent ainsi devant tous. Mônik avait beau regarder avec attention, dans aucun d’eux elle ne reconnaissait l’imposante et vénérable figure du vieillard rencontré sous le porche.

Le maître de Kersaliou demeura un instant sans mot dire, la mine songeuse et désappointée.

Tout à coup il se frappa le front.

— Suivez-moi au grenier ! ordonna-t-il à la fillette.

Ce grenier était plein d’une foule de choses des temps d’autrefois. Il y avait là de vieilles draperies en loques, de vieilles statues mutilées, de vieux tableaux criblés de trous. Le gentilhomme se mit à fouiller parmi ces tableaux. À mesure qu’il les dégageait de tout ce fatras, il les tendait à Mônik qui les essuyait avec le revers de son tablier.

— Le voilà ! s’écria soudain la petite.

Elle avait reconnu les traits du vieillard, quoique la couleur fût un peu effacée.

— C’est bien, dit le maître de Kersaliou. Descendons maintenant à mon cabinet.

Là, il ouvrit un gros livre dans lequel étaient inscrits tous les noms des membres de sa famille, et, après l’avoir consulté :

— Ma chère Mônik, prononça-t-il, écoutez-moi. Le vieillard que vous avez rencontré sous le porche était le père-doux[139] de mon grand-père. Voici plus de trois cents ans qu’il est mort. Depuis trois cents ans il languissait, faute d’une messe, dans les flammes du purgatoire. Cette messe, il fallait qu’un pauvre la payât spontanément, de ses maigres deniers. C’est ce que vous avez fait, ainsi qu’en témoigne le billet que vous m’avez remis et qui est de l’écriture du défunt. Grâce à vous, mon ancêtre de la sixième génération a été sauvé. Il me charge de vous en récompenser, d’une façon digne de lui et digne de vous. Désormais, vous ne servirez plus ailleurs qu’en ma maison. Je vous promets que vous y serez traitée avec égards. Dites seulement si vous consentez à ce que je vous propose.

La pauvre petite gardeuse de vaches était si loin de s’attendre à une telle bonne fortune, qu’elle resta comme clouée sur place, incapable de proférer une parole.

Mais le maître de Kersaliou devina aisément que c’était le saisissement et la joie qui la rendaient muette.

À partir de ce jour elle vécut au manoir. Elle y trouva le bonheur, mais, comme disait Yvon Louarn, de Guernoter, pour l’écu de six livres, elle l’avait bien gagné[140].


(Conté par Marie-Louise Bellec, couturière. — Port-Blanc).



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XXXVII

La fille au linceul


C’était aux environs de Morlaix, dans un endroit dont je ne sais plus le nom. Il y avait là une auberge tenue par un homme et sa femme. Comme domestique, ils n’avaient qu’une jeune servante, fille de joyeuse humeur, prompte à rire et à se moquer.

Un soir, deux jeunes hommes de la contrée vinrent s’attabler à l’auberge. Ils invitèrent à boire avec eux l’hôtelier, sa femme et la servante.

On causa d’abord, comme entre gens de connaissance, puis quelqu’un proposa une partie de cartes, qui fut acceptée.

Quand on joue, le temps passe vite.

Les deux jeunes gens furent désagréablement surpris d’entendre tout à coup sonner onze heures. Ils avaient bien une lieue de chemin à faire pour rentrer chez eux, et mauvaise route.

— Sapristi ! dit l’un d’eux, nous allons nous trouver dehors à une heure peu chrétienne… Qu’en penses-tu, Jacques ?

— Oui, Fanch, répondit l’autre, il n’est pas bon de battre les sentiers, à pareille heure. Pour ma part, je ne suis pas rassuré du tout.

— Eh bien ! intervint l’aubergiste, pourquoi ne restez-vous pas coucher ?

La servante de se récrier aussitôt. Elle ne se souciait probablement pas d’avoir encore à dresser un lit, avant de gagner le sien.

— Je voudrais bien voir pareille chose ! dit-elle, sur un ton de moquerie acerbe. Comment ! vous êtes à deux, vous êtes l’un et l’autre à la fleur de l’âge, vous avez la mine prospère, le poing robuste, et vous n’osez voyager de nuit !… En vérité, vous avez eu, jusqu’à ce jour, la réputation d’être les plus fiers du pays à la lutte, mais je vois bien maintenant que vous n’en avez que la réputation.

— À la lutte, repartit Jacques, on se mesure avec des vivants. Ceux-là, je ne les crains pas.

— C’est donc des morts que vous avez peur ? Vous nous la baillez belle ! Soyez tranquilles ! Les morts sont bien où ils sont. Ce n’est pas eux qui viendront vous chercher chicane.

— Cela s’est vu plus d’une fois, dit Fanch.

— Oui, dans les histoires de commères !

— Ne parlez pas ainsi, Katic, prononça la cabaretière, que l’incrédulité de sa servante scandalisait. Vous nous porteriez malheur.

— Moi ! reprit la jeune fille, grâce à Dieu, je n’ai pas de ces peurs stupides. Je marcherais dans un cimetière avec autant d’assurance que sur un grand chemin, et à toute heure de nuit aussi bien que de jour.

Les deux jeunes hommes s’exclamèrent d’une commune voix :

— Cela se dit, mais quand il s’agit de le faire !…

— Tout de suite, si vous voulez ! riposta Katic dont l’amour-propre était piqué. Tenez, le cimetière n’est pas loin, puisqu’il n’y a que la route à traverser. Gageons que je fais trois fois le tour de l’église, en chantant et sans presser le pas.

— Malheureuse ! dit la cabaretière, vous voulez donc tenter l’Ankou ?

— Non, je veux simplement montrer à ces deux imbéciles que moi, qui ne suis qu’une femme, j’ai plus de « tempérament » qu’eux.

— Nous tenons le pari, répondirent Jacques et Fanch, peu flattés de se voir traiter ainsi d’imbéciles. Nous tenons le pari, quoi qu’il advienne.

— Suivez-moi donc, tous. Vous resterez sur les marches de l’échalier du cimetière. De là, vous jugerez, et il n’y aura pas de tricherie possible.

— Pour moi, je ne sortirai point, dit la cabaretière. Ce que vous allez faire est contre la loi de Dieu.

Son mari, lui, accompagna les deux jeunes hommes. Tous trois grimpèrent les marches de l’échalier qui menait au cimetière, et ils demeurèrent là, en dehors, tandis que Katic la servante franchissait l’échalier et s’acheminait vers l’église par l’allée de sable, entre les tombes.

Dans la nuit claire, la lune montait.

Arrivée près de l’église, Katic se mit à en faire le tour, en marchant du pas des gens dans une procession. On entendait sa voix, pure et fraîche comme une eau de source, qui chantait le joli cantique :

Ni ho salud, Rouanès ann Ele
(Nous vous saluons, Reine des Anges).

Elle fit ainsi le tour de l’église une première fois, puis une seconde.

L’aubergiste dit aux jeunes hommes :

— Elle a désormais gagné son pari. Allons boire une chopine, en attendant qu’elle revienne.

Ils rentrèrent à l’auberge.

Katic cependant commençait le troisième tour. Comme elle passait devant le porche, elle vit la porte de front[141] large ouverte. Elle glissa un coup d’œil dans l’intérieur de l’église. Le catafalque était au milieu de la nef, ainsi qu’aux jours d’enterrement ou de messe funèbre, et sur le catafalque un linceul était étendu. À l’entour, les cierges brûlaient, dans les grands chandeliers d’argent.

Katic pensa aussitôt :

— Jacques et Fanch, dépités, ont imaginé de me faire peur. Ils ont allumé les cierges et jeté un drap blanc sur le catafalque.

La voilà de prendre le drap, d’achever son tour, et de revenir à l’auberge.

— Tenez, dit-elle, je vous rapporte votre drap. Je ne suis pas aussi facile à épouvanter qu’un moineau.

L’aubergiste et les deux jeunes hommes se regardèrent entre eux, persuadés que Katic avait perdu la tête.

— Oh ! ne faites pas les étonnés, reprit-elle. C’est vous qui avez jeté ce drap sur le catafalque et c’est vous aussi qui avez allumé les cierges. On ne m’attrape pas avec de la glu.

— Katic, dit l’aubergiste, non seulement nous n’avons pas été à l’église, mais nous ne sommes même pas entrés au cimetière.

— Vous verrez que ceci tournera mal ! fit, de son lit, la maîtresse de la maison qui était allée se coucher. Couchez-vous près de moi, Katic, et demain, si vous m’en croyez, vous vous rendrez au confessionnal.

L’aubergiste emmena les deux jeunes hommes dans sa chambre ; Katic partagea le lit de sa maîtresse.

Elles ne dormirent ni l’une, ni l’autre. Chaque fois que Katic essayait de tirer les draps à elle, des mains invisibles la découvraient. Elle commençait à regretter son équipée. Elle attendait le jour avec impatience. Dès qu’il parut, elle se leva et courut à l’église. Le recteur était dans la sacristie, en train de revêtir son aube pour la première messe.

— Monsieur le recteur, supplia-t-elle, veuillez me confesser sur-le-champ.

Le prêtre la fit agenouiller dans la sacristie même. Elle lui confia, sans omettre aucun détail, tous les événements de la nuit.

— À quelle heure, ma fille, demanda-t-il, avez-vous remarqué que le porche était ouvert ?

— Il pouvait être minuit, ou proche.

— Trouvez-vous donc au même lieu, ce soir, à minuit. Vous rapporterez le linceul, et vous aurez soin de vous munir d’une aiguille et d’une pelote de gros fil. Vous étendrez le linceul sur le catafalque…

— Je n’oserai jamais, monsieur le recteur.

— Il le faut, ma fille. Vous verrez un mort s’allonger sur le linceul…

— Oh !

— Vous l’y envelopperez aussitôt et vous l’y coudrez.

— Je n’oserai jamais, Monsieur le recteur. J’aime mieux mourir.

— Ne dites pas cela, Katic. Si vous mouriez maintenant, vous seriez damnée. Il ne fallait pas oser hier, vous n’auriez pas à oser aujourd’hui. D’ailleurs, prenez courage, vous ne serez pas seule, je vous assisterai.

— Merci, monsieur le recteur !

— Vous tâcherez de coudre très vite, très vite. Quand il ne vous restera plus que trois ou quatre coutures à faire, vous direz assez haut pour que je vous entende : « J’ai fini ! » N’oubliez pas cette recommandation, c’est essentiel.

— Je vous obéirai de point en point, Monsieur le recteur.

Un peu avant minuit, Katic était dans l’église. Comme la veille, le catafalque occupait le milieu de la nef, et, dans les grands chandeliers d’argent, les cierges se consumaient.

— Mm Dieu ! mon Dieu ! murmura la pauvre fille, donnez-moi force et courage.

Elle déplia le drap qu’elle rapportait et le disposa proprement sur le catafalque.

Alors seulement elle s’aperçut que ce drap était vieux, qu’il sentait le moisi et que des vers serpentaient en guise de fils dans la trame.

Il ne fut pas plutôt déployé que Katic vit venir un cadavre à demi pourri. Elle le vit se hisser jusqu’à la plate-forme du catafalque et se coucher dans le linceul.

Katic de relever les coins de la toile, et de coudre, de coudre.

Le recteur était là, enfermé dans son confessionnal, qui attendait.

Il demandait de temps en temps :

— Approchez-vous de la fin, Katic ?

— Pas encore, répondait-elle. Tout à coup elle s’écria :

— J’ai fini !

— Dieu vous fasse paix ! prononça le prêtre. Et il s’esquiva de l’église.

Sur le seuil, il se retourna et dit :

— Maintenant c’est à vous et au mort de vous expliquer seule à seul.

Il est dans l’ordre que le jour se lève, même sur les pires choses. Lorsque, le lendemain matin, le bedeau vint sonner l’Angélus, il trouva le catafalque au milieu de la nef, quoiqu’il fût certain de l’avoir rangé la veille, dans un des bas-côtés. À l’entour gisaient épars les membres en lambeaux d’un pauvre jeune corps. Les dalles étaient maculées de sang. Il en avait jailli des éclaboussures jusque sur les chapiteaux des piliers.

Le bedeau courut au presbytère. Il conta au recteur ce qu’il venait de voir.

— Dieu soit loué ! dit le prêtre. Allez annoncer à ses patrons que Katic est morte, mais en même temps affirmez-leur de ma part qu’elle est sauvée[142].


(Conté par Marie-Louise Bellec. — Port-Blanc.)
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XXXVIII

La coiffe de la morte


Je ne saurais vous dire au juste combien il y a de temps de ceci. Toujours est-il que Louis, fils de mon oncle Jean, s’était engagé à fournir quelques mille de paille à un hôtelier de Pontrieux. Cette paille, il l’avait lui-même achetée au manoir du Guern, en Servel. Il s’entendit avec les jeunes gens du manoir pour faire le charroi, qui se composa de quatre charrettes. La route est longue de Servel à Pontrieux. Mais les auberges sont nombreuses ; partant, les étapes sont courtes. Nos convoyeurs de paille ne manquèrent pas de chopiner gaiement. Tous jeunes, ils avaient bonne tête et le gosier large. À Pontrieux, livraison faite, on acheva la noce ; et si, au retour, les charrettes étaient vides, les conducteurs, en revanche, étaient quelque peu pleins

Tant que dura le jour, ils dirent des folies et chantèrent des chansons. La nuit venant, ils se turent, cheminant silencieux à côté de leurs bêtes. Mais vous savez qu’il n’est pire ivresse que celle qui couve en dedans.

Comme nos gens traversaient le bourg de Pommerit, passé la onzième heure, mon cousin Louis s’écria :

— Damné serai-je ! Les filles de Pommerit avaient jadis la réputation d’être de fines danseuses de nuit. Est-ce qu’elles se coucheraient maintenant avec les poules ?

— Gars, tu en as menti, repartit le fils aîné du Guern, car en voici une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, qui dansent, ma foi, fort gentiment au clair de lune !

Il montrait du doigt, dans l’enclos du cimetière qui surplombait la route, des formes noires qui semblaient, en effet, onduler doucement comme des Bretonnes en danse.

— Hé ! lui dit un de ses frères, ce que tu prends pour des danseuses, ce sont les croix des tombes. Tu ne les vois bouger que parce que tu titubes.

— À moins que ce ne soient des touffes de cyprès qui se balancent sur des sépultures de nobles ! dit un autre.

— C’est ce que nous allons savoir ! hurla le fils aîné du Guern, en se précipitant sur les marches de l’échalier qu’il enjamba d’un bond.

Quand il reparut, un instant après, il froissait une coiffe blanche dans sa main.

— Qui est-ce qui avait raison ? clama-t-il… seulement, voilà : l’occasion est perdue ; les jolis oiseaux de nuit se sont envolés.

Ce disant, il fourrait la coiffe dans sa poche.

Tout le long de la route, ensuite, on l’entendit qui se répétait à lui-même :

— Petite coiffe de toile fine, qu’il était donc gracieux, le visage que tu encadrais !… La jolie fille, en vérité !… Je ne souhaite qu’une chose : c’est qu’elle vienne te réclamer au Guern.

Quand les bêtes furent dételées et les charrettes calées dans la cour du manoir, le premier soin de chacun fut de s’aller coucher. On était abruti de boisson et harassé de fatigue. Le fils aîné lui-même dormait debout. Cependant il ne gagna son lit qu’après avoir religieusement plié la coiffe dans un coin de son armoire.

Au réveil, ce fut encore à elle qu’il pensa tout d’abord. En faisant tourner la clef de l’armoire, il disait, reprenant son refrain de la veille :

— Petite coiffe de toile fine, qu’il était donc gracieux, le visage que tu encadrais !…

Mais le battant ne fut pas plus tôt ouvert, qu’il poussa un cri… un cri de stupeur, d’angoisse, d’épouvante, à vous faire dresser les cheveux sur la tête !

Tous ceux qui étaient dans le logis accoururent.

À la place de la blanche coiffe en toile fine, il y avait une tête de mort.

Et sur la tête, il restait des cheveux, de longs et souples cheveux, qui prouvaient que c’était la tête d’une fille.

Le fils aîné était si pâle qu’il en paraissait vert. Tout à coup, il dit avec colère, tout en faisant mine de rire :

— Ça, c’est un vilain tour que quelqu’un a voulu me jouer. Au diable, cette hure !

Déjà il avançait la main pour saisir la tête et la lancer au dehors.

Mais, à ce moment, les mâchoires s’entr’ouvrirent hideusement, et l’on entendit une voix qui ricanait :

— J’ai fait selon ton désir, jeune homme : je suis venue au Guern te réclamer ma coiffe. Ce n’est pas ma faute si tu as changé d’avis, depuis hier.

Je vous promets que le fils aîné du Guern ne riait plus, et que la colère lui avait passé, comme s’abat un coup de vent, quand la pluie crève.

Sa mère, qui se tenait derrière lui, le prit par la manche de sa veste.

— Jozon, murmura-t-elle, tu t’es comporté comme un fripon. Tu vas, s’il te plaît, te rendre de ce pas au presbytère. Il n’y a que le vieux recteur qui puisse arranger tout ceci.

Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois. Il n’était que trop pressé de sortir de ce mauvais cas.

Une demi-heure après, il amenait le recteur. Le digne prêtre esquissa quelques signes de croix, marmonna quelques paroles latines, puis, prenant la tête de mort, il la mit entre les mains du jeune homme.

— Tu vas, commanda-t-il, la rapporter au charnier de Pommerit, d’où elle est venue. Tu l’y déposeras au coup de minuit. Seulement tu auras soin de te faire accompagner d’un enfant non baptisé encore. Gaud Keraudrenn, du hameau voisin, est précisément accouchée la nuit dernière. Rends-toi d’abord chez elle, et prie-la de ma part qu’elle te confie son nouveau-né. Dieu te donne la grâce de réparer ta faute !

Le soir du même jour, Jozon du Guern repartait pour Pommerit, une tête de mort dans une main, un nouveau-né sur l’autre bras.

Par exemple, il ne fredonnait plus :

— Petite coiffe de toile fine…

Comme on dit, il n’en menait pas large. Il marchait vite, néanmoins, et, à minuit sonnant, il réintégrait la tête de mort dans le charnier d’où elle était venue.

Sur son bras, le tout petit enfant gémissait, à cause de la fraîcheur, bien qu’il s’efforçât de le bien abriter avec le pan de sa veste.

— Ah ! crièrent en chœur tous les ossements du charnier, tu as eu une fière idée de te faire accompagner de cet enfant ! sinon que nous n’avons pas le droit de le priver du baptême, tes os et les siens, Jozon du Guern, seraient déjà dispersés parmi les nôtres !

Le lendemain, le jeune homme assista, en qualité de parrain, le nouveau-né de Gaud Keraudrenn sur les fonts baptismaux de Servel. Mais, rentré chez lui, il ne fit que dépérir. La mort l’avait regardé de trop près. Il ne passa pas l’année[143].


(Conté par Pierre Simon. — Penvénan, 1889.)
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XXXIX

Le linceul de Marie-Jeanne


Marie-Jeanne Hélary vivait seule, depuis de longues années, dans une petite maison au bord de la grève. Elle passait le temps à filer sur le pas de sa porte. Elle n’avait pas de plus chère jouissance que de voir de beau linge filé par elle et tissé par le tisserand du bourg s’empiler sur les planches de son armoire.

Un soir, elle tomba malade, se coucha, et ne se releva plus.

Comme voisins, elle n’avait que les Rojou, dont la ferme était située à un quart de lieue de là dans les terres.

La pauvre vieille dut mourir seule, comme elle avait vécu.

Le lendemain, le fermier Gonéri Rojou, étant allé prendre du goémon à la grève, s’étonna de voir fermée la porte de Marie-Jeanne.

— Elle sera peut-être partie en pèlerinage, pensa-t-il. Il dit la chose à sa femme, en rentrant.

Deux jours se passèrent.

Le troisième jour, la femme Rojou dit à son homme :

— Je vais faire un tour du côté de chez Marie-Jeanne, pour voir si elle est revenue.

Quand elle arriva à la maison de la vieille, elle trouva la porte encore fermée. L’idée lui vint de regarder par la fenêtre. Elle vit alors une chose bien triste. La moitié du corps de Marie-Jeanne Hélary pendait hors du lit, et sa tête posait sur le banc-tossel. La femme Rojou courut d’une haleine à la ferme.

— Prends un levier, dit-elle tout essoufflée à son homme, et suis-moi.

Le levier servit à jeter la porte dans la maison. L’odeur de la morte infectait, sa chair tombait déjà en pourriture. Rojou et sa femme la tirèrent cependant du lit et l’étendirent sur la table.

— Nous allons toujours l’ensevelir, dit l’homme. Vois donc si tu ne trouveras pas dans l’armoire quelque pièce de toile propre, car les draps du lit sont sales et presque en lambeaux.

La femme Rojou n’eut pas plus tôt ouvert l’armoire qu’elle demeura émerveillée, comme en extase. L’armoire était comble de linge tout neuf, qui sentait bon la lavande, et qui était blanc comme neige et fin au toucher comme de la soie.

— Oh ! la belle armoirée ! s’écria la femme Rojou. Et le malin esprit lui souffla aussitôt une vilenie dans l’oreille.

Vous n’êtes pas sans savoir combien les ménagères aiment le beau linge et comme elles s’enorgueillissent, à chaque lessive, de l’entendre claquer au vent, sur l’herbe des prés, puis de le voir se disposer en hautes piles sur les étagères, dans les armoires de chêne. Le rêve de la femme Rojou avait toujours été de pouvoir, comme la vieille Marie-Jeanne, passer ses journées à filer de fin lin qu’elle verrait ensuite se transformer en fine toile. Mais la « pauvre » n’avait, hélas ! que trop à faire dans son ménage, autour de son homme, de ses quatre enfants, et des bêtes qu’il faut soigner à l’instar des gens. Depuis douze ans qu’elle était mariée, son rouet chômait dans un coin de la cuisine, et, en fait de toile, il n’y avait guère chez elle que de la toile d’araignée.

Donc le malin esprit lui disait :

— Femme Rojou, tu es seule avec ton mari dans la maison de la défunte. Personne encore, dans la contrée, ne sait que la vieille a trépassé. Personne non plus ne sait au juste ce que renferme son armoire. Nul ne sera surpris qu’on l’ait trouvée vide. Pas un héritier ne réclamera, puisque Marie-Jeanne Hélary vivait solitaire et racontait elle-même qu’elle avait perdu toute sa parenté. Ce qu’elle laisse s’en ira à vau l’eau, deviendra la proie de l’État, du « gouvernement », qui est à lui seul plus riche que tout le monde, et qui n’a jamais fait quoi que ce soit pour Marie-Jeanne Hélary. Toi, au contraire, tu t’es toujours montrée serviable envers elle, tu vas tout à l’heure t’occuper de lui rendre les derniers devoirs. N’est-il pas juste que tu prennes ta part de ce qu’il y a dans sa maison et dont elle n’a désormais que faire ?

Ainsi parla le diable, le tentateur éternel.

Lénan Rojou était une honnête femme, mais elle était la fille de sa mère, et sa mère était la fille d’Ève. Elle écouta les propos du démon.

— Ho ! ho ! Gonéri, dit-elle, ce n’est pas les linceuls qui manquent. Il y a ici de quoi ensevelir cent cadavres. Regarde plutôt !

Comme sa femme, Gonéri Rojou s’extasia.

— Si tu voulais, reprit celle-ci, nous aurions à nous tout ce linge, sauf ce qu’il en est besoin pour faire un « drap de mort » à la vieille Marie-Jeanne.

— Après tout, observa Rojou, pourquoi d’autres, et non pas nous ?

— Il y a là de quoi faire six douzaines de beaux draps de lit, autant de nappes pour envelopper le pain[144], et au moins quatre-vingts chemises d’homme, de femmes et d’enfant. Ne le crois-tu pas, Gonéri ?

— Si, ma foi !… Écoute, tu vas rester ici garder la vieille. Moi, je vais déloger les pièces de toile et les transporter chez nous. Cela ne sera ni vu, ni entendu. Je t’en laisserai seulement une, dans laquelle, pendant que je ferai ma tournée, tu tailleras le linceul.

Et Gonéri Rojou de partir, chargé comme un âne. Encore ne sentait-il pas le poids de son péché qui aurait dû peser à ses épaules plus que tout le reste.

Au bout d’une demi-heure, il était de retour.

Le cadavre de Marie-Jeanne Hélary attendait toujours son linceul. Lénan Rojou, à genoux sur une pièce de toile déployée à terre, tenait une paire de ciseaux dans sa main droite, mais ne se décidait pas à en faire usage.

Damen ! s’écria Gonéri, dès le seuil, il ne semble pas que tu aies beaucoup avancé la besogne.

— Aussi bien, répondit Lénan, ce serait grand dommage d’entamer une toile si blanche pour un pauvre corps qui tombe en pourriture. Ne penses-tu pas que la vieille Marie-Jeanne aimerait autant dormir, une fois morte, dans les draps où elle couchait de son vivant ?

— Tu as peut-être raison, dit Rojou qui, comme beaucoup de maris, occupés aux durs travaux des champs, laissait à sa femme le soin de penser pour elle et pour lui.

Il fut entendu qu’on n’entamerait pas la pièce de toile neuve et qu’on ensevelirait la vieille dans ses vieux draps.

Ce qui fut fait.

Le soir même, le glas tinta pour le décès à l’église du bourg. Un menuisier apporta le cercueil ; Marie-Jeanne Hélary y fut couchée à demi-nue, et en grande hâte, car elle puait à force. Gonéri Rojou s’était chargé de tous les frais d’enterrement et de sépulture. Dans tout le pays, on loua sa générosité. Le dimanche d’après, M. le recteur le prôna en chaire, lui et sa femme, en les recommandant tous deux en exemple à l’assistance, comme de parfaits enfants de Jésus-Christ.

Ils ne se montrèrent nullement vains de ces éloges. De quoi on leur sut encore plus de gré.

Au fond, ils n’avaient pas la conscience tranquille. Lénan, elle, se consolait assez facilement de ses remords. Il lui suffisait de contempler la belle ordonnance que présentait, dans son armoire naguère si vide, le linge de Marie-Jeanne Hélary. Mais, de Gonéri Rojou, il n’en était pas de même. Le pauvre cher homme n’avait plus goût au travail, mangeait du bout des dents et ne pouvait dormir que d’un œil.

Une nuit qu’il somnolait ainsi, il se dressa tout à coup sur son séant. On cognait à la porte.

— Qui est là ? demanda-t-il.

Pas de réponse.

Il pensa que c’était quelque ivrogne attardé, quoiqu’il n’y eût pas grand passage par l’aire de sa métairie.

— Qui est là ? répéta-t-il une seconde fois, puis une troisième.

Toujours pas de réponse.

— Damné sois-je ! s’écria-t-il d’un ton d’autant plus furieux qu’il avait l’esprit plus malade, je m’en vais tout à l’heure vous faire confesser votre nom, que vous veniez de la part de Dieu ou de la part du diable !

Il fit mine de se lever, mais il n’eut pas plus tôt la tête hors du lit qu’il sentit ses cheveux se hérisser d’épouvante. La porte du logis était grande ouverte. Il était cependant bien sûr d’en avoir solidement poussé le verrou, avant de se coucher. Ce n’était rien encore. La nappe qui enveloppait le pain, sur la table de la cuisine, se déployait, se déployait. On eût dit un drap repoussé peu à peu par les pieds d’un dormeur qui a trop chaud. Puis, sur la nappe, se dessina la forme rigide d’un cadavre. La tourte de pain, à peine entamée, servait d’oreiller à la tête. Cette tête, Gonéri Rojou la vit se soulever lentement.

Il referma les yeux, bien décidé à ne rien voir de plus.

Mais il oublia de se boucher les oreilles.

Il ne put s’empêcher d’entendre un petit pas menu de vieille qui trottinait, trottinait à travers la maison.

Puis ce fut le bruit que font en s’écartant les battants mal graissés d’une armoire.

Puis ce fut une voix cassée, chevrotante, qui ricanait, en imitant par moquerie l’exclamation jaillie naguère des lèvres de Lénan devant le linge de Marie-Jeanne Hélary :

— Oh ! la belle armoirée ! la belle armoirée !

Gonéri Rojou entr’ouvrit les paupières. Il éprouvait un besoin de voir, qui était plus fort que sa volonté d’homme.

L’oblique clair de lune, entrant par le cadre de la porte, découpait sur le sol de terre battue un carré de lumière blanche tout pareil à une toile étendue en long et en large. À l’une des extrémités était agenouillée une vieille femme. Elle tenait une paire de ciseaux dans sa main droite. Gonéri la reconnut à son profil. C’était Marie-Jeanne, la morte !

— C’est pourtant dommage, disait-elle, continuant d’imiter le ton de Lénan, c’est pourtant dommage d’entamer une toile si blanche pour un pauvre corps qui tombe en pourriture… La vieille Marie-Jeanne aimerait autant, une fois morte, dormir dans les draps où elle couchait de son vivant…

Gonéri Rojou sentit une sueur froide ruisseler le long de ses membres.

La vieille fit une pause, puis reprit :

— Eh bien ! non ! non ! non ! Je veux être ensevelie dans le lin que j’ai filé !

Par trois fois, elle répéta avec insistance :

— Il me faut mon linceul ! Il me faut mon linceul !! Il me faut mon linceul !!!

Là-dessus, elle disparut.

Par amitié pour sa femme, Gonéri Rojou ne l’avait point réveillée. À l’aube, elle se réveilla d’elle-même. Gonéri lui dit alors :

— Femme, sais-tu quel est le premier travail que tu vas faire à ton lever ?

— Oui, mon homme, je vais piler de l’ajonc vert pour les bêtes, puis je débarbouillerai les enfants.

— Non, dit Gonéri, tu te mettras sur ton « trente-et-un »[145] ; tu tâcheras d’être à l’église au moment où M. le recteur reçoit à confesse, et tu lui avoueras en confession notre faute.

— Y penses-tu, Gonéri ? Et de quoi donc te mêles-tu, s’il te plaît ?

— Ce n’est pas tout, poursuivit l’homme ; je marcherai sur tes pas, emportant sur mes épaules le linge volé qui est là, dans l’armoire. N’oublie pas de demander au recteur quel usage nous en devrons faire.

— Quel usage… quel usage !!… répartit la femme, en colère. Si quelqu’un doit le savoir, c’est moi, et non le recteur ! Ne t’inquiète donc pas de ce linge.

— J’ai mes raisons pour m’en inquiéter, dit Gonéri. Il y va de ta paix et de la mienne, en ce monde et dans l’autre.

Il raconta à sa femme sa vision de la nuit.

Lénan, dès lors, ne fit plus d’objection. Elle disposa elle-même le faix de linge sur les épaules de son mari et le précéda au bourg. Arrivée à l’église, elle se blottit dans le confessionnal du recteur, pendant que Gonéri l’attendait, avec sa charge, près des fonts baptismaux.

Le recteur dit à Lénan, quand elle lui eut tout avoué :

— Revenez cette nuit, ma fille, accompagnée de votre homme. Quant au linge, vous le déposerez à la sacristie, où je l’exorciserai. J’espère en avoir fait sortir avant ce soir l’âme funeste qui est en lui et qui n’est autre que votre péché à tous deux.

Lénan et Gonéri s’en retournèrent à la ferme, mais le soir de ce jour les retrouva en prière, dans l’église, avec le recteur.

Quand sonna l’heure de minuit, celui-ci fit signe à Lénan.

— Voici l’heure, dit-il. Prenez dans la sacristie les pièces de toile ; ne vous étonnez point de les sentir aussi légères que plume, et allez les étendre une à une, sur la tombe encore fraîche de Marie-Jeanne. Ayez surtout bien soin d’attendre qu’une ait disparu avant de déplier l’autre. Nous prierons ici, pendant ce temps, votre mari et moi. Quand tout sera fini, vous viendrez nous rendre compte, et vous nous direz ce que vous aurez vu.

Lénan Rojou n’était pas fière, en s’en allant, à l’heure de minuit, accomplir cette restitution, dans le cimetière de la paroisse.

Gonéri Rojou non plus n’était pas fier, dans le chœur de l’église, où il priait côte à côte avec le recteur pour le retour heureux de sa femme.

Il fut soulagé d’un grand poids en la voyant reparaître par la porte de la sacristie, saine et sauve.

Elle tremblait pourtant de tous ses membres.

— Eh bien ? Lénan, demanda le recteur.

— Oh ! répondit-elle, j’ai vu des choses que nul autre ne verra.

— Expliquez-vous, Lénan !

— D’abord, monsieur le recteur, j’ai déplié une première pièce de toile sur la tombe. Un vent s’est élevé aussitôt, et la pièce de toile s’est envolée en gémissant. J’en ai déplié une seconde. Le même vent s’est élevé de nouveau, et la seconde pièce de toile s’est envolée comme la première, mais sans gémir. J’en ai déplié une troisième. Celle-ci a fait un bruissement léger comme l’haleine du printemps à travers les feuilles nouvelles. Puis elle s’est gonflée comme une voile, et s’en est allée au loin, par le chemin de Saint-Jacques[146] tout au fond du ciel. La terre de la tombe alors s’est crevassée ; j’ai vu Marie-Jeanne Hélary allongée, toute nue, dans le creux noir de la fosse. J’ai déplié la quatrième pièce de toile. Au lieu de s’envoler, celle-ci s’est engouffrée en terre, et la morte s’est roulée dedans, en faisant : brr ! brr ! comme quelqu’un qui a très froid. Restait la cinquième et dernière pièce. J’allais la déplier et l’étendre, lorsque quatre anges descendus du paradis me l’ont arrachée des mains. J’ai entendu une voix mélodieuse qui disait : « Vous êtes pardonnés ! » Et c’est tout.

— C’est assez ! prononça le recteur. Ton mari et toi, Lénan Rojou, vous pouvez aller en paix. Souvenez-vous seulement que s’il est mauvais de voler les vivants, il est odieux de voler les morts ! Quant à Marie-Jeanne Hélary, soyez certains qu’elle ne vous tourmentera plus[147] !


(Conté par Baptiste Geffroy, dit Javré. — Penvénan, 1886.)
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XL

La bague du capitaine


Il y a quelque cinquante ans, un navire étranger fit naufrage sur la côte de Buguélès, en Penvénan. On recueillit une dizaine de cadavres. Comme on ignorait s’ils étaient chrétiens, on les enterra dans le sable, à l’endroit où on les avait trouvés. Parmi eux était le corps d’un grand et beau jeune homme, plus richement vêtu que ses compagnons, et que, pour cette raison, on jugea être le capitaine. À l’annulaire de la main gauche, il portait une grosse bague en or sur laquelle étaient gravées des lettres d’une écriture inconnue.

Buguélès est habité par une population d’honnêtes gens. On enterra, ou plutôt on ensabla le beau jeune homme, sans le dépouiller de sa bague.

Des années se passèrent. Le souvenir du naufrage s’était peu à peu effacé. Cependant, à la veillée, quelquefois, en attendant le retour des hommes partis en mer, les femmes devisaient encore de celui qu’elles appelaient « le capitaine étranger », et de la grosse alliance en or pur qu’il portait au doigt.

La première fois que Môn Paranthoën, une jeune couturière des environs, entendit raconter cette histoire, elle ne fit que rêver toute la nuit de cette alliance qu’on disait si belle. Le lendemain, elle y songea encore, et le surlendemain, et tous les jours suivants. Cela devint chez elle une hantise. Elle était passablement coquette, comme le sont toutes les jeunes couturières, et elle se disait qu’un bijou est fait pour briller à la lumière du soleil béni, non pour s’encrasser dans les ténèbres de la tombe. Longtemps néanmoins, je dois l’avouer, elle repoussa la tentation. Mais son métier même l’y exposait sans cesse. Quand elle causait dans les maisons de Buguélès, ce qui advenait presque journellement, elle était obligée de s’installer sur la table, près de la fenêtre, et toutes les fenêtres de ce pays regardent du côté de la grève.

À la fin, la malheureuse n’y tint plus.

Un soir, sa journée close, elle fit mine de retourner chez elle, puis, quand elle fut bien sûre de n’être pas vue, elle descendit à pas de loup vers la plage.

Le lieu de la sépulture des noyés était marqué par une croix grossière, faite de bois badigeonné de goudron, qu’on avait eu soin de planter juste au-dessus du cadavre du beau capitaine. À tout seigneur, tout honneur.

Nuit pleine, et tous les pêcheurs rentrés, Môn Paranthoën n’avait pas à craindre d’être dérangée. Elle s’agenouilla, se mit à gratter le sable avec ses ongles, furieusement. Bientôt, elle parvint à tirer à elle une des mains du cadavre, la gauche. L’anneau y était toujours. Elle tenta de le faire glisser sur le doigt, mais la peau racornie formait de gros bourrelets. Elle essaya de ses ciseaux. Peine perdue : les ciseaux ne mordaient pas dans ce cuir tanné par l’eau de la mer. Alors, exaspérée, elle saisit le doigt entre ses dents et le trancha d’un coup. Puis, l’avant recraché dans la fosse, elle y fit de même rentrer la main, nivela le sable, épousseta son tablier, en se relevant, et s’enfuit, emportant la bague.

Le lendemain, elle vint à son ouvrage, comme à l’ordinaire. Seulement, elle avait la tête enveloppée d’un fichu de laine, par-dessus sa coiffe, et elle était toute pâle.

— Qu’avez-vous donc, Môna ? lui demanda la ménagère.

— Oh ! rien, fit-elle, un peu mal aux dents. Cela va passer.

Et elle entama sa couture.

Mais, au lieu de passer, le mal ne fit que croître, au point de forcer Môn Paranthoën à quitter son travail. Elle s’en alla, en gémissant.

Elle disparaissait à peine au tournant du sentier, qu’il s’éleva un grand tumulte dans le village. Des gamins qui jouaient dans la grève étaient subitement remontés, criant à tue-tête :

— Venez voir ! venez voir !

— Quoi ?

— Ce qu’il y a « au cimetière des noyés » !

Tout Buguélès, hommes et femmes, descendit derrière eux jusqu’à la mer. Quand on fut arrivé à l’endroit, voici ce qu’on vit. Au pied de la croix goudronnée, une manche de veste sortait du sable, et de la manche sortait une main, et les doigts de cette main étaient affreusement crispés, sauf un, l’annulaire, qui se dressait, rigide et menaçant. On eût dit qu’il désignait avec colère quelqu’un, tout là-haut, dans les landes maigres qui dominent les petites maisons éparses des pêcheurs. À sa base, il portait une entaille profonde.

Une des femmes qui étaient là parla ainsi :

— C’est le doigt de la bague : on la lui a volée, et il la réclame.

— Réenfouissons toujours cette main, répondit un des hommes.

Et il la recouvrit de sable.

L’assistance se dispersa, en échangeant mille commentaires. Quand ceux qui étaient partis en mer rentrèrent, le soir, on leur conta la chose. Ils furent de l’avis commun : cela sentait le sacrilège.

On s’endormit fort tard dans les chaumières, et l’on dormit mal.

Au petit jour, les plus impatients coururent au cimetière des noyés. De nouveau, le doigt fatal se dressait sur le sable lisse.

— Voyons voir jusqu’au bout, dirent-ils.

Et ils réenfouirent le doigt, la main, tout, comme on avait fait la veille. Puis ils allèrent quérir çà et là d’énormes galets et des quartiers de roches qu’ils entassèrent par dessus.

Oui, mais deux heures plus tard le doigt reparaissait ; les pierres semblaient s’être écartées d’elles-mêmes, respectueusement, et formaient cercle à distance.

Alors, on eut recours à d’autres moyens. Le recteur de Penvénan, accompagné d’un chantre et d’un enfant de chœur, vint conjurer le mort, en l’aspergeant d’eau bénite.

Mais le beau capitaine n’était probablement pas chrétien, car il ne se laissa pas conjurer.

— Il redemande son alliance ! répéta la femme qui avait parlé la première fois.

Maintenant, chacun pensait comme elle. Mais où la trouver, cette alliance, où la trouver, pour la rendre ? L’enfant de chœur, agenouillé dans le sable, dit :

— Ce doigt-là a été resoudé par la puissance de Dieu ou du diable, après avoir été coupé avec des dents. Et, certes, ces dents-là étaient aiguisées et fines.

Il n’avait pas achevé, que, par la route goémonneuse qui mène de la mer aux maisons de Buguélès, apparaissait Môna Paranthoën, la couturière. Du moins, les ménagères la reconnurent à sa robe de double-chaîne et à l’élégance fraîche de son tablier. Car de son visage on ne voyait rien, tellement il était entortillé de linges et de châles. Sur son corps si souple, elle avait l’air de porter une tête monstrueuse.

Elle avançait lentement, exhalant une plainte sourde à chaque pas qu’elle faisait.

Lorsqu’elle fut arrivée au groupe, elle pria, du geste, qu’on la laissât passer.

Entre le pouce et l’index, elle tenait une grosse bague d’or… Vous devinez le reste !…

Les hommes voulurent faire un mauvais parti à Môn Paranthoën. Mais elle écarta les linges qui couvraient sa figure et leur montra sa bouche vide de dents, pleine de pus. On se contenta de la fuir, comme une pestiférée.

Je l’ai rencontrée plus d’une fois, vaguant par les chemins, la tête toujours enveloppée de haillons. Elle ne pouvait plus parler, mais elle geignait lugubrement.

Quant au capitaine étranger, depuis lors il repose en paix, sa belle alliance d’or au doigt, et rêvant, j’imagine, de la « douce » qui la lui avait donnée.


(Conté par Françoise Thomas, journalière. — Penvénan, 1881.)
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XLI

La mère dénaturée


Yvona Coskêr était entrée vers l’âge de dix-huit ans au service du seigneur de Kerham. C’était une fille jolie. La beauté, hélas ! est souvent un don funeste. Le seigneur de Kerham, un jour, ayant trouvé Yvona, seule à la cuisine, s’approcha d’elle et lui dit :

— La comtesse, ma femme, est déjà sur le retour. Si tu consens à devenir ma douce maîtresse, Yvonaïk, je te donnerai à ma mort la moitié de mes biens.

La malheureuse se laissa tenter. Elle devint la maîtresse du seigneur de Kerham.

Elle eut de lui cinq enfants bâtards.

Sur l’ordre du seigneur, elle les étouffait à mesure, et lui-même allait les planter[148] dans un petit bois, non loin du manoir.

Elle se trouva enceinte pour la sixième fois. Sa grossesse fut pénible. Une nuit qu’elle était au lit et ne pouvait fermer l’œil, elle se dressa tout à coup sur son séant, épouvantée.

L’enfant qu’elle portait s’était mis à parler dans son sein[149].

Il disait :

— Ma pauvre petite mère, je sais que tu me tueras comme tu as tué mes cinq frères. Du moins, ne me fais pas mourir comme eux sans baptême. Sinon, ma pauvre petite mère, tu seras damnée, damnée pour l’éternité.

Depuis lors jusqu’au moment de sa délivrance, Yvona Coskêr entendit la voix de l’enfant répéter, chaque nuit, le même propos.

Quand elle eut accouché, clandestinement comme toujours, son premier soin fut de baptiser elle-même la chère créature. Puis, au lieu de l’étrangler, comme elle avait fait pour les autres, elle voulut lui donner à téter. Mais l’enfant se refusa à prendre le sein.

— Hélas ! mon lait est maudit, pensa-t-elle.

Et elle se mit à sangloter amèrement.

Le seigneur arriva sur ces entrefaites.

— Comment ! s’écria-t-il, rouge de colère, vous n’avez pas encore étranglé cet avorton !

Il arracha l’enfant des bras de la mère, lui tordit le cou, et l’emporta au petit bois, où il l’enfouit au pied du sixième arbre.

Yvona Coskêr cependant ne faisait plus que gémir. Elle s’était prise en horreur. Elle souhaitait d’être morte.

Dès qu’elle put se lever, elle alla trouver la châtelaine de Kerham et s’agenouilla devant elle pour implorer son pardon. La bonne dame, qui était une sainte, lui dit :

— Ce n’est pas à moi qu’il faut demander pardon, ma pauvre fille, mais bien à Dieu et aux cinq enfants que vous avez privés de baptême. Je vais vous donner un sage conseil. Allez de ce pas trouver le recteur de Tréguier. Confessez-vous à lui. Il vous dira ce que vous aurez à faire.

Yvona se mit en route pour Tréguier.

Le recteur, après l’avoir entendue en confession, secoua tristement la tête et dit :

— Je ne puis vous donner l’absolution, Yvona. Il faudra que vous alliez de paroisse en paroisse et de confessionnal en confessionnal, jusqu’à ce que vous avez passé entre les mains de quatorze prêtres. Le quatorzième seulement aura pouvoir de vous absoudre.

Yvona Coskêr fit ce qui lui était recommandé. Elle marcha tant et tant que ses souliers s’usèrent. Elle tomba, plutôt qu’elle ne s’agenouilla, aux pieds du quatorzième prêtre.

C’était un tout jeune abbé, frais émoulu du séminaire, et qui avait une figure de fille, pleine de douceur.

Quand elle eut fini de se confesser, il la releva et lui dit :

— Allez en paix, pauvre femme, et accomplissez de point en point mes instructions.

Votre pénitence vous coûtera cher, mais vous serez sauvée, si vous avez le courage de la subir jusqu’au bout.

Donc, vous vous rendrez au petit bois où le seigneur de Kerham a planté vos enfants. Vous vous y rendrez avant l’heure de minuit et vous attendrez. Quoi qu’il vous puisse arriver, demeurez confiante en la miséricorde de Dieu. Vous aurez d’ailleurs un auxiliaire puissant qui vous aidera à surmonter cette terrible épreuve.

Quel serait cet auxiliaire, le jeune prêtre ne le dit pas.

En quoi consisterait la terrible épreuve, il ne le dit pas davantage.

Yvona Coskêr se sentit néanmoins le cœur soulagé. Malgré ses jambes enflées, ses pieds meurtris et saignants, elle se remit vaillamment en route, pour gagner Kerham et le petit bois, près du manoir. Elle y parvint, à la tombée de la nuit. Elle se prosterna dans l’herbe humide, sous les grands arbres. Son âme était tout angoissée de songer que les six pauvres créatures étaient enfouies là, et, au souvenir de ses crimes, ses larmes se mirent à couler dru.

Cependant les douze coups de minuit sonnèrent à la chapelle du manoir.

Yvona leva la tête. Au-dessus d’elle, dans les branches, elle venait d’entendre un léger bruit. Comme elle se demandait ce que ce pouvait être, elle vit une bande d’écureuils dégringoler le long des troncs. Et tous fondirent sur elle ; ils la renversèrent sur le sol, et commencèrent à lui labourer le sein avec leurs dents, avec leurs griffes, en criant :

— Ah ! nous la tenons enfin, la mauvaise mère ! la mauvaise mère !

Elle comprit alors que ces écureuils étaient les enfants qu’elle avait fait mourir si cruellement. Elle murmura :

— Que la volonté de Dieu soit faite !

Et elle se laissa déchirer le corps, sans un mouvement, sans une plainte.

Toutefois, ayant remarqué, au bout d’un moment, que les écureuils n’étaient qu’au nombre de cinq, elle demanda :

Vous devriez être six, mes chers enfants. Où donc est resté le sixième ?

Les écureuils ne répondirent pas, mais se mirent à la dévorer plus furieusement. Elle se cramponnait aux herbes et aux touffes de genêts, tant la douleur était atroce. À la fin, les écureuils, à force de fouiller sa chair, arrivèrent jusqu’à son cœur. L’un d’eux y mordit avec une telle rage que le sang jaillit puis retomba comme une pluie rouge. Pour le coup, Yvona Coskêr exhala un long gémissement.

Ma Doué ! ma Doué ! (Mon Dieu ! mon Dieu !), cria-t-elle.

Elle allait s’évanouir.

Mais, soudain, ses yeux, à demi clos déjà, virent s’approcher une grande lumière. Et cette lumière enveloppait un enfant beau comme le jour. Il souriait doucement, d’un sourire céleste.

— Courage ! courage, petite mère chérie ! dit-il. Je suis l’enfant que tu as baptisé de tes propres mains. Grâce au baptême, j’ai pu aller en paradis. J’ai intercédé pour toi auprès de Dieu. Il m’a promis que tu serais sauvée. Mais il est nécessaire auparavant que mes cinq petits frères morts sans baptême aient fait jaillir de ton cœur autant de gouttes de sang qu’il eût fallu de gouttes d’eau pour les baptiser. C’est pourquoi ils t’ont mise en cet état. Ne faiblis point, petite mère chérie ! Ta peine touche à sa fin.

Ces paroles se répandirent comme un baume sur la souffrance aiguë d’Yvona.

Elle garda les yeux fixés sur la consolante apparition jusqu’à ce que son sang eût fini de couler. Bientôt, dans la lumière surnaturelle qui grandissait à mesure, elle vit la forme d’un deuxième enfant, puis celle d’un troisième. Enfin, elle en put compter six, et alors elle mourut.

Le lendemain, des gens du manoir passant dans le petit bois, y trouvèrent le cadavre déchiqueté d’Yvona Coskêr.

La châtelaine ordonna que son ancienne servante fût inhumée en terre bénite. Toutefois, comme elle n’était pas très rassurée sur son sort dans l’autre monde, elle fit célébrer une messe de trentaine pour savoir si Yvona était sauvée.

Ce fut le jeune prêtre qui la célébra.

Il avait prévenu la châtelaine :

— Remarquez bien ce qui se passera au moment de l’offertoire.

Or, voici ce qu’elle vit.

Une colombe blanche, aux ailes tachetées de sang, planait au-dessus de l’officiant.

La dame de Kerham ne douta plus du salut d’Yvona Coskêr[150].


(Conté par Jeanne-Marie Bénard. — Port-Blanc.)


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XLII

Les pèlerinages des âmes


Il y a deux pèlerinages qu’il faut avoir faits au moins une fois, dans sa vie.

Le premier est celui de Loc-Ronan, le jour de la Troménie ; il faut faire trois fois le tour de la montagne sainte.

Le pèlerinage est manqué si l’on tourne la tête, fût-ce une seule fois, durant le parcours.

Il importe aussi de suivre exactement et pas à pas le trajet que faisait saint Ronan, sans omettre un détour, sans se laisser rebuter par fossé, broussaille ou fondrière.

Des gens qui accomplissaient la Troménie, isolément, pour leur compte, ont souvent entendu, sans voir personne, des frôlements dans les haies ou des bruits de pas sur les sentiers. C’étaient des âmes s’acquittant, après la mort, du pèlerinage qu’elles n’avaient pas fait de leur vivant.

Il arrive parfois que le mauvais temps empêche la grande procession de la Troménie de sortir. Mais en ce cas des cloches mystérieuses se mettent à sonner dans le ciel, et l’on voit un long cortège d’ombres se profiler sur les nuages. Ce sont des âmes défuntes qui accomplissent quand même la cérémonie sacrée. Saint Ronan les guide en personne et marche à leur tête, en agitant sa clochette de fer[151].

Le second pèlerinage obligatoire est celui de Saint-Servais (en breton Sant Gelvestr-ar-Pihan).

Si on ne fait pas, de son vivant, ce pèlerinage, on est condamné à l’accomplir après la mort. On emporte en ce cas son cercueil sur les épaules, et on n’avance, chaque jour, que de la longueur de ce cercueil.

Dans le mur de l’église de Saint-Servais s’ouvre une cavité profonde. C’est par là que, leurs dévotions terminées, les défunts rentrent sous terre. Il suffit de passer la tête dans l’orifice du trou pour entendre le frôlement des cercueils le long des parois et le bruit qu’ils font en dégringolant au fond des puits[152].

Quand on a fait vœu, pendant sa vie, de visiter un sanctuaire, on est tenu d’accomplir ce vœu après la mort, si on ne l’a fait de son vivant. Mais un défunt ne peut aller seul en pèlerinage. Il faut qu’il se fasse accompagner d’une personne en vie.

Il commence donc par se rendre, à l’heure des morts, c’est-à-dire vers minuit, chez l’un quelconque de ses proches. Il le réveille ou lui parle « à travers son rêve ».[153]



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XLIII

Le pèlerinage de Marie Sigorel


Un matin, comme je me levais, je vis entrer chez moi Marie Sigorel. C’était une voisine qui vivait des pèlerinages qu’on lui faisait faire.

— Excusez-moi, dit-elle. Est-ce que je ne vous ai pas entendue dire que vous aviez fait vœu d’aller à Saint-Samson[154] ?

— Si bien.

— Voulez-vous que nous y allions aujourd’hui ensemble ? J’ai accepté d’y faire un pèlerinage pour un enfant qu’on avait fait vœu d’y mener et qui est mort avant que le vœu ait été accompli.

— Ma foi, répondis-je, je ne demande pas mieux.

Je terminai quelques préparatifs, et nous partîmes.

Au commencement, tout alla bien. Mais quand nous fûmes sorties du territoire de notre paroisse, je crus m’apercevoir que la femme Sigorel traînait la jambe.

— Qu’est-ce donc ? lui dis-je. Nous avons fait une lieue à peine, et vous paraissez déjà fatiguée.

— Oui, c’est singulier, je ne sais ce que j’ai. C’est comme si j’avais sur les épaules un poids qui devient de plus en plus lourd à mesure que j’avance.

Nous continuâmes tout de même de cheminer. Mais à chaque instant, j’étais obligée d’attendre que Marie m’eût rejointe. Elle détournait la tête sans cesse, d’un air inquiet.

— Que regardez-vous ainsi ? lui demandai-je.

Je n’étais pas très rassurée moi-même. Il me semblait entendre derrière nous un petit pas menu, comme un pas d’enfant. Nous étions cependant toutes seules sur la route.

— Est-ce que vous n’entendez pas ? fit Marie Sigorel, en réponse à ma question.

— Si, dis-je. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ?

— Je ne sais. Nous ferions peut-être mieux de nous arrêter. D’ailleurs, je n’en puis plus. Il faut que je délace mon corsage. Il me semble le sentir aussi lourd que plomb sur mes épaules[155].

Nous nous assîmes sur un tas de pierres. Je méditais tristement. Tout à coup une inspiration me vint :

— Marie Sigorel, avez-vous été prier sur la tombe du mort, avant de vous mettre en route.

— En vérité, non. Je n’en ai pas eu l’idée.

— Oh ! bien, alors tout s’explique. Si vous étiez allée au cimetière inviter l’enfant à marcher devant vous, nous ne l’aurions pas eu sur nos talons, et vous n’auriez pas eu le poids de son vœu sur les épaules.

— J’ai eu grand tort. Mais maintenant, comment faire ?

J’eusse été fort empêchée de tirer d’embarras la femme Sigorel. Par bonheur, nous vîmes à ce moment, sur le chemin, une vieille qui paraissait venir de notre côté. J’allai à elle, et je lui contai le cas de ma compagne.

— Vous êtes une personne d’âge, ajoutai-je ; vous devez avoir l’expérience de toutes choses. Donnez-nous, de grâce, un bon conseil.

La vieille se tourna aussitôt vers Marie Sigorel :

— Avez-vous dans votre poche, lui demanda-t-elle, l’offrande à faire au saint ?

— Oui, répondit Marie, j’ai les cinq sous qu’on m’a chargée de mettre dans le tronc.

— Eh bien ! glissez-les dans vos chaussures, sous la plante de vos pieds, et récitez une prière pour demander à Dieu d’accroître la béatitude du pauvre ange. Vous pourrez alors continuer votre chemin, sans encombre.

Nous souhaitâmes à la vieille mille bénédictions.

À partir de ce moment, Marie Sigorel chemina librement et notre pèlerinage s’accomplit le mieux du monde[156].


(Conté par Lise Bellec, couturière. — Port-Blanc.)


Quand on prie pour un mort dans une chapelle votive ou qu’on assiste à une messe recommandée à son intention, on voit le mort agenouillé dans le chœur. D’abord il est tout noir, puis il devient gris, et à la fin de l’oraison ou de l’office, il apparaît tout blanc, d’une blancheur lumineuse.

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CHAPITRE V


Morts violentes et Morts volontaires
Noyés et pendus. — Les villes englouties
Moyens d’appeler la mort sur quelqu’un


XLIV

Moyens d’appeler la mort sur quelqu’un


Quand on veut appeler la mort sur quelqu’un que l’on hait, il suffit de s’adresser à une personne expérimentée. Il y en a au moins une dans chaque paroisse. Elle vous remet un petit sac contenant une mixture où il entre :

1o Quelques grains de sel ;

2o Un peu de terre prise au cimetière ;

3o De la cire vierge ;

4o Une araignée qu’on a soi-même attrapée en un coin de sa maison ;

5o De la rognure d’ongles, (pour se la procurer, on ronge ses propres ongles avec les dents).

On doit porter ce petit sac, suspendu au cou, pendant neuf jours consécutifs. Ce temps écoulé, on le place dans un endroit où l’on présume que passera l’individu dont on veut la mort. Il importe qu’il soit bien en évidence, qu’il attire l’attention, qu’il tente la curiosité. On le dispose, par exemple, au milieu d’un sentier ou sur l’aire d’une maison. Votre ennemi le ramasse, croyant avoir trouvé une bourse pleine ; il le palpe, l’ouvre. C’est assez. Il mourra dans les douze mois[157].

(Communiqué par François le Roux. — Rosporden.)

Il est un moyen encore plus infaillible. C’est d’aller vouer (gwestla) celui que l’on hait à saint Yves-de-la-Vérité[158].

On fait saint Yves juge de la querelle.

Mais il faut être bien sûr d’avoir de son côté le bon droit.

Si c’est vous qui avez le tort, c’est vous qui serez frappé.

La personne qui a été vouée justement à Saint-Yves-de-la-Vérité sèche sur pied pendant neuf mois.

Elle ne rend toutefois le dernier soupir que le jour où celui qui l’a vouée ou fait vouer franchit le seuil de sa maison.

Lasse d’être si longtemps à mourir, il arrive souvent qu’elle mande chez elle celui qu’elle soupçonne d’être son envoûteur, afin d’être plus tôt délivrée.

Pour vouer quelqu’un à Saint-Yves-de-la-Vérité, il faut :

1o Glisser un liard dans le sabot de la personne dont on souhaite la mort ;

2o Faire à jeun trois pèlerinages consécutifs à la maison du saint ; le lundi est le jour consacré.

3o Empoigner le saint par l’épaule et le secouer rudement en disant : « Tu es le petit saint de la Vérité (Zantik-ar-Wirione). Je te voue un tel. Si le droit est pour lui, condamne-moi. Mais si le droit est pour moi, fais qu’il meure dans le délai rigoureusement prescrit[159] ; »

4o Déposer comme offrande aux pieds du saint une pièce de dix-huit deniers marquée d’une croix ;

5o Réciter les prières habituelles, en commençant par la fin ;

6o Faire trois fois le tour de l’oratoire, sans tourner la tête.


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XLV

L’histoire du maréchal ferrant


Il était une fois un maréchal-ferrant qui s’appelait Fanchi et qui avait sa forge au bourg de Caouennek[160]. Il cultivait de plus quelques arpents de terre, attenant à sa forge, et il trouvait moyen de nourrir deux ou trois vaches. Il aurait dû être à l’aise dans ses affaires, car il travaillait avec courage. Malheureusement sa femme était un puits de dépenses. L’argent que Fanchi lui remettait, il ne le revoyait plus, sans qu’il pût savoir à quoi il avait été employé. Il ne se doutait pas, l’excellent homme, que Marie Bénec’h, sa triste moitié, tandis qu’il peinait à l’enclume, passait son temps à commérer d’auberge en auberge, et à payer du micamo, c’est-à-dire du café « salé avec de l’eau-de-vie », à toutes les Jeannettes du voisinage.

Fanchi avait un apprenti, nommé Louiz, qui était dans sa maison depuis nombre d’années et en qui il avait grande confiance.

Un soir, il dit à l’apprenti :

— Sois de bonne heure sur pied demain matin. Marie Bénec’h prétend que sa bourse est vide. Nous irons à la Roche-Derrien vendre la vache rousse. C’est la « foire du chaume » (foar-ar-zoul), nous en trouverons peut-être un bon prix.

La vache rousse fut, en effet, bien vendue. Trois cents écus sonnants, sans compter les arrhes.

Comme Louiz et Fanchi s’en revenaient vers Caouennek, l’apprenti dit au maître :

— À votre place, je ne donnerais pas cet argent à Marie Bénec’h, en une seule fois. Je le ramasserais dans un tiroir et je ne m’en séparerais qu’au fur et à mesure des besoins du ménage.

— C’est une heureuse idée, répondit Fanchi, qui n’avait jamais pensé à cela.

Rentré chez lui, il mit les trois cents écus, rangés en plusieurs piles, dans une grosse armoire de chêne dont il fourra la clef sous son traversin.

Mais son manège n’avait pas échappé à l’œil de Marie Bénec’h. Dès qu’elle entendit ronfler son mari que cette journée de foire avait harassé, elle se leva discrètement, déroba la clef, courut à l’armoire, et fit râfle de l’argent.

Qui fut bien attrapé le lendemain ? Ce fut Fanchi, le forgeron.

Ses soupçons se portèrent aveuglément sur son apprenti.

— Louiz, s’écria-t-il, pâle de colère, j’ai suivi ton conseil. Voilà ce qui m’en revient. Rends-moi mes trois cents écus.

— Je ne les ai pas pris.

Tu nies ? Soit. Tu vas de ce pas m’accompagner à Saint-Yves-de-la-Vérité !

— Je suis prêt à vous accompagner partout où il vous plaira.

Ils se mirent en route.

Quand ils furent arrivés à la porte de l’oratoire, le maréchal prononça les paroles consacrées. Le saint inclina la tête par trois fois, pour montrer qu’il avait compris et aussi pour déclarer qu’il allait faire justice.

Fanchi regagna Caouennek, soulagé. Quant à Louiz, qui avait été allègre au départ, il ne le fut pas moins au retour.

À l’entrée du bourg, Fanchi lui dit :

— Tu penses bien que d’ici longtemps nous ne travaillerons plus ensemble.

— À votre gré, maître, répondit Louiz. J’estime cependant qu’avant peu vous aurez reconnu que ce n’est pas moi le coupable.

Ils se séparèrent.

Marie Bénec’h guettait son mari du seuil de la forge.

— Où as-tu été ? lui demanda-t-elle.

— À Saint-Yves-de-la-Vérité.

— Quoi faire ?

— Vouer à la mort, dans un délai de douze mois, la personne qui m’a volé mes trois cents écus.

— Ah ! malheureux ! malheureux ! s’écria Marie Bénec’h, qui déjà avait au cou la couleur de la mort, si du moins tu m’avais prévenue ! tes trois cents écus n’ont pas été volés. C’est moi qui les ai pris, cette nuit, pendant que tu dormais. Retournons vite défaire ce que tu as fait.

— Il est trop tard, femme. Par trois fois le saint a incliné la tête.

À partir de ce jour, Marie Bénec’h ne fit en effet que languir, et, les douze mois écoulés, elle mourut.


(Conté par Marie-Hyacinthe Toulouzan. — Port-Blanc.)


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XLVI

Les morts violentes ou volontaires


Lorsqu’un enfant naît de nuit, et qu’il fait claire lune, la plus ancienne des vieilles femmes qui assistent l’accouchée court se poster sur le seuil de la porte pour examiner l’état du ciel, au moment précis où le nouveau-né fait son apparition dans la vie. Si les nuages enserrent à ce moment la lune, comme pour l’étrangler, ou s’ils s’épandent sur sa face, comme pour la submerger, on en conclut que la pauvre chère petite créature finira un jour noyée ou pendue[161].

Sur la route de Quimper à Douarnenez se trouve la tombe d’un nommé Tanguy.

Il périt en cet endroit, assassiné.

On ne passe jamais devant le tertre de terre sous lequel il est enseveli, sans y planter une petite croix qu’on improvise à l’aide de quelque branche coupée aux haies voisines.

Qui manque à cette pratique risque de faire mauvaise rencontre en route et de mourir, comme Tanguy, de male mort.

Pour retrouver le cadavre d’un noyé, on prend une botte de paille ou une planche, on y assujettit une écuelle de bois qu’on emplit de son, et dans le son, on plante une chandelle bénite, allumée. On pose le tout sur l’eau. La chandelle se dirige vers l’endroit où gît le cadavre. Il n’y a qu’à chercher là où elle s’arrête[162].

Quand on retire de l’eau le cadavre d’un noyé, il se met à saigner du nez, si parmi les personnes présentes se trouve quelqu’un de ses proches[163].

Lorsqu’un équipage de barque vient à périr en mer, c’est toujours le corps du patron que l’on retrouve en dernier lieu[164].

Quand il y a des naufrages dans la baie de Douarnenez, la mer transporte les noyés dans la grotte de l’Autel, près de Morgat. Leurs âmes séjournent en ce lieu pendant huit jours, avant de partir définitivement pour l’autre monde. Malheur à qui troublerait leur pénitence, en s’aventurant dans la grotte durant ces huit jours ! il y périrait de male mort[165].

Les nuits de tourmente, on entend tout le long de la côte les noyés qui s’appellent entre eux.

Quand un pêcheur périt en mer, les goélands et les courlis viennent siffler et battre de l’aile aux vitres de sa maison.

À Gueltraz (île Saint-Gildas), près de Port-Blanc, on voit souvent débarquer des noyés qui viennent faire provision d’eau douce. Ils cheminent silencieux, en une longue procession qu’une femme conduit. Quelquefois cependant on les entend chuchoter entre eux à voix basse. Mais de leur conversation on ne distingue jamais qu’un mot : ia !.. ia !… (oui !.. oui !…)

La silhouette de leur navire s’aperçoit au loin, comme perdue dans les nuages.

Quand les pêcheurs de Trévou-Tréguignec s’embarquent la nuit pour la pêche, ils voient souvent des mains de cadavres se cramponner au bordage des bateaux. Les femmes ne s’accrochent pas ainsi avec les mains, mais elles laissent flotter sur les eaux leurs cheveux où les rames s’embarrassent.

« Mon père, Yves Le Flem, avait coutume d’aller la nuit chercher des épaves le long de la grève.

Cette nuit-là, il avait emporté son filet sur ses épaules ; il comptait le poser aux environs de Bruk et il s’acheminait de ce côté, tout en flânant.

Tout à coup son pied heurta quelque chose qui sonna creux et se mit à rouler avec bruit dans les galets.

— Qu’est-ce que cela peut être ? se dit-il.

Il courut après l’objet qui dégringolait toujours, car la pente à cet endroit était rapide.

Jugez de son désappointement, quand, l’ayant saisi, il s’aperçut à la lueur de sa lanterne que c’était une tête de mort.

Il n’eut rien de plus pressé que de lancer au loin cette épave humaine.

Mais aussitôt une grande clameur s’éleva de la mer.

Mon père épouvanté crut voir des milliers de bras qui s’agitaient hors de l’eau.

En même temps des mains invisibles s’efforçaient de lui arracher son filet.

Il comprit qu’il avait mal agi en manquant de respect à la tête de mort. Il savait d’autre part qu’il ne fait pas bon avoir affaire à des noyés. Le voilà de se remettre en quête du crâne ; le retrouver ne fut pas chose facile.

Mon père se disait :

— Si je l’ai rejeté dans la mer, je suis un homme perdu. Tous les bras qui s’agitent là-bas si désespérément vont m’entraîner avec eux dans l’abîme.

Fort heureusement, la tête de mort avait été arrêtée par un rocher.

Mon père la reporta pieusement à l’endroit où elle gisait quand son pied l’avait heurtée tout d’abord.

Grâce à quoi il put rentrer chez lui sain et sauf. »


(Conté par Marie-Yvonne Le Flem. — Port-Blanc.)

Qui se fie à la mer se fie à la mort. Qui meurt en mer, meurt donc toujours par sa faute. C’est pourquoi les noyés, qu’ils aient péri volontairement ou non, restent faire pénitence à l’endroit où ils ont été engloutis, jusqu’à ce que d’autres viennent se noyer à la même place. Alors seulement, ils sont délivrés.

Vers 1856, trente-deux personnes affrétèrent une gabarre pour se rendre par mer au pardon de Benn-Odet, à l’embouchure de la rivière de Quimper. Le temps était beau. La traversée de la baie se fit sans encombre. Mais à l’entrée des Vire-Court[166], en face de Lanroz, la barque chavira, probablement par suite d’une fausse manœuvre.

Ce naufrage fit grand bruit en son temps. Plusieurs années après, le souvenir en était encore présent à toutes les mémoires, et les bateaux qui descendaient la rivière se garaient avec soin des parages où l’accident avait eu lieu. Ils avaient souvent grand peine à s’en écarter. Une sorte de fascination sinistre les y attirait. Plusieurs même y sombrèrent par la suite. À chaque disparition de ce genre, les marins de Quimper se murmuraient entre eux, à voix basse, sur le port :

— Ah ! vous voyez,… vous voyez !… Les anciens se sont fait remplacer… C’est des nouveaux qu’il faut se défier maintenant.


(Conté par René Alain. — Quimper, 1889.)


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XLVII

Iannic-an-ôd


Les noyés, dont le corps n’a pas été retrouvé et enseveli en terre sacrée, errent éternellement le long des côtes.

Il n’est pas rare qu’on les entende crier, dans la nuit, lugubrement :

— Iou ! Iou !

On dit alors, dans le pays de Cornouailles :

E-man-Iannic-ann-ôd o iouall ! (Voilà Iannic ann-ôd, — Petit-Jean de la grève, — qui hurle !)

Tous ces noyés hurleurs sont instinctivement appelés Iannic-ann-ôd.

Iannic-ann-ôd n’est pas méchant, pourvu qu’on ne s’amuse pas à lui renvoyer sa plainte sinistre. Mais, malheur à l’imprudent qui se risque à ce jeu ! si vous répondez une première fois, Iannic-ann-ôd franchit d’un bon la moitié de la distance qui le sépare de vous ; si vous répondez une deuxième fois, il franchit la moitié de cette moitié ; si vous répondez une troisième fois, il vous rompt le cou.

Un domestique de ferme revenait de conduire les bêtes aux champs, un soir d’été, dans le temps où l’on commence à leur faire passer les nuits dehors. Comme il cheminait par un sentier de grève, il entendit sonner sur les galets les sabots de Iannic-ann-ôd. Le domestique était un luron. Il savait toutes les histoires qui se débitent, aux veillées d’hiver, sur le compte de Iannic-ann-ôd, et il s’était promis de les vérifier à la première occasion.

— Ma foi, se dit-il, je vais en avoir le cœur net.

En garçon avisé toutefois, il attendit d’être assez près de la ferme, avant de répondre aux « Iou » stridents, que poussait derrière lui le rôdeur de plages.

Alors seulement, il poussa à son tour un « Iou » sonore.

Iannic-ann-ôd fut sans doute interdit de tant d’audace, car il se tut subitement. Le domestique constata qu’en revanche il s’était fort rapproché. Sa silhouette apparaissait maintenant là-bas, à l’autre bout du sentier, toute noire dans le clair de lune.

Voici les cris de reprendre de plus belle.

Cette fois, le domestique n’y fit écho qu’arrivé au milieu de la cour de la ferme.

Iannic-ann-ôd touchait à ce moment à la barrière.

Il hurlait avec une rage croissante :

Iou ! Iou ! Iou !

Il y avait de la provocation dans sa plainte.

Le domestique s’était mis à courir vite, vite, aussi vite que s’il avait eu des ailes aux talons.

Parvenu au seuil du manoir, il cria le troisième « Iou », en même temps qu’il refermait le lourd battant de chêne.

Un formidable coup s’abattit du dehors sur la porte ; on eût juré qu’elle volait en éclats. Et la voix du hurleur s’éleva menaçante :

— Passe pour une fois : mais si tu y reviens, je ferai de toi un homme !

Le domestique se l’est tenu pour dit.


(Conté par René Alain. — Quimper 1889.)


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XLVIII

Les cinq trépassés de la Baie


C’étaient deux marins de Quimper.

Ils s’étaient chargés de transporter dans leur chaloupe des fûts de cidre à destination de Benn-Odet[167].

Peut-être s’attardèrent-ils chez l’aubergiste à qui ils avaient à livrer la cargaison. Toujours est-il qu’ils laissèrent passer l’heure de la marée. Parvenus à l’endroit qu’on nomme « la Baie, » ils n’eurent plus assez d’eau et durent échouer piteusement dans les vases..... Six heures à attendre avant la prochaine marée, et cela en pleine nuit !.. Ils firent contre mauvaise fortune bon cœur. Tous deux se roulèrent dans les plis de la voile qu’ils avaient amenée. Déjà ils fermaient l’œil, quand une voix très forte les appela l’un et l’autre par leurs prénoms respectifs.

— Ohé ! Yann !… Ohé ! Caourantinn.

— Ohé ! répondirent Caourantinn et Yann.

C’est de la sorte que les marins ont coutume de se héler entre eux.

— Venez nous chercher ! reprit la voix.

La nuit était si noire qu’on n’y voyait plus à deux brasses. La voix, quoique très forte, semblait venir de très loin. Puis, elle avait en vérité quelque chose d’étrange. Yann et Caourantinn se touchèrent du coude.

— Je crois bien, dit Yann, que c’est la voix de mon vilain patron, de Yannic-ann-ôd.

— Je le crois aussi, murmura Caourantinn. Tenons-nous coi. Ce n’est pas le moment de lever le nez.

Et ils s’entortillèrent plus étroitement dans la voile.

Mais ils avaient encore plus de curiosité que de peur. Yann, le premier, se haussa, pour regarder au-dessus du bordage.

— Vois donc ! dit-il à son compagnon.

Le fond de la baie, à leur gauche, venait de s’éclairer subitement d’une lumière qui semblait sortir des eaux. Et dans cette lumière se profilait une barque toute blanche, et dans la barque cinq hommes étaient debout, les bras tendus en avant. Ces cinq hommes étaient vêtus pareillement de cirés blancs parsemés de larmes noires.

— Ce n’est pas Yannic-ann-ôd, dit Yann, ce sont des âmes en détresse. Parle-leur, Caourantinn, toi qui cette année as fait tes Pâques.

Caourantinn se fit un porte-voix de ses mains, et cria :

— Nous ne pouvons aller vous chercher ; nous sommes échoués ici. Venez à nous vous-mêmes ou dites-nous ce qu’il vous faut. Ce que nous pourrons, nous le ferons.

Les deux marins virent alors les cinq fantômes s’asseoir chacun à son banc. L’un prit le gouvernail, les autres se mirent à ramer. Mais, comme ils ramaient tous du même côté, l’embarcation, au lieu d’avancer, virait sur place.

— Sont-ils bêtes ! grogna Yann ; en voilà des matelots d’eau douce !… J’ai bien envie d’aller leur montrer la manœuvre. C’est peut-être ça qu’il leur faut. Qu’en dis-tu, Caourantinn ? si tu restais garder le bateau ?

— Non pas ! si tu y vas, je t’accompagne.

— Après tout, il n’y a pas de risque. Nous pouvons laisser le bateau là où il est. Il y en a encore pour une bonne heure avant le premier flot. Viens ça, camarade, à la grâce de Dieu !

C’est à peine s’ils eurent de l’eau jusqu’à mi-jambes.

Ils s’acheminèrent sur le fond de vase dans la direction de la barque blanche.

Plus ils approchaient, plus les matelots surnaturels faisaient force rames, et plus aussi la barque blanche virait, virait, virait.

Quand les deux compagnons furent tout près d’elle, elle sombra soudain, et avec elle disparut la lumière qui éclairait le coin de la Baie. La nuit et la mer un instant se confondirent. Puis, à la place où étaient les quatre rameurs, s’allumèrent quatre cierges. À leur clarté douteuse, Yann et Caourantinn s’aperçurent que le cinquième fantôme, celui qui tenait tout à l’heure le gouvernail, dressait encore au-dessus de l’eau la tête et les épaules.

Ils s’arrêtèrent, saisis d’épouvante. À vrai dire, ils eussent préféré être ailleurs. Mais comme ils s’étaient tant avancés, ils n’osaient plus rebrousser chemin. L’homme avait, du reste, une figure si triste, si triste, qu’il eût fallu être mauvais chrétien pour n’en avoir point pitié.

— Êtes-vous de la part de Dieu ou de la part du diable ? demanda Yann.

Comme s’il eût deviné leur pensée et les sentiments qui les agitaient, l’homme leur dit :

— N’ayez aucune crainte. Nous sommes ici cinq âmes qui souffrons cruellement, et mes quatre compagnons souffrent encore plus que moi. La tristesse que vous voyez sur mon visage n’est rien auprès de la leur. Voilà plus de cent ans que nous attendons en ce lieu le passage d’un homme de bonne volonté.

— S’il n’est que de bien vouloir, nous sommes à votre disposition, répondirent Yann et Caourantinn.

— Vous irez, s’il vous plaît, trouver le recteur de Plomelin, et vous le prierez de faire dire pour nous, au maître-autel de l’église, cinq messes mortuaires pendant cinq jours de suite. Puis vous aurez soin que, pendant ces cinq jours, à ces cinq messes, assistent régulièrement trente-trois personnes, vieilles ou jeunes, hommes, femmes ou enfants.

Doue da bardono ann Anaon ! (Dieu pardonne aux défunts !) murmurèrent les deux marins, en faisant le signe de la croix. Nous vous satisferons de notre mieux.

— Le lendemain, Yann et Caourantinn allèrent trouver le recteur de Plomelin. Ils lui payèrent d’avance les vingt-cinq messes. Ils assistèrent eux-mêmes à toutes ; pour être sûrs des trente-trois assistants exigés, ils emmenaient chaque jour de Quimper leurs femmes, leurs enfants, leurs proches et leurs amis. Jamais on ne vit tant de monde à la fois aux messes basses de Plomelin.

Le sixième jour, Yann dit à Caourantinn :

— Si tu veux, nous nous rendrons à la Baie, cette nuit, pour savoir si ce que nous avons fait est bien fait ?..

— Soit, répondit Caourantinn à Yann.

Et la nuit venue, ils descendirent la rivière dans leur chaloupe. Ils mouillèrent à l’endroit où ils avaient échoué six jours auparavant. Et ils attendirent. Bientôt la lumière qu’ils avaient déjà vue, commença de monter au-dessus des flots. Puis, la barque blanche se dessina, et dans la barque réapparurent les cinq fantômes. Ils avaient toujours leurs cirés blancs, mais les larmes noires n’y étaient plus. Leurs bras, au lieu d’être tendus en avant, étaient croisés sur leur poitrine. Leur face rayonnait.

Et, tout à coup, sonna une musique délicieuse, si attendrissante que Caourantinn et Yann en eussent volontiers pleuré de bonheur.

Les cinq fantômes s’inclinèrent tous à la fois, et les deux marins les entendirent qui disaient avec une voix douce :

Trugarè ! Trugarè ! Trugarè ! (Merci ! merci ! merci !)


(Conté par Marie Manchec, couturière. — Quimper, 1891.)


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XLIX

Les naufragés de Gueltraz (Ile Saint-Gildas)


En face de Port-Blanc, sur la côte trécorroise, est un îlot fait de quelques masses de rochers et planté d’un bois de pins. On l’appelle Gueltraz. Il est habité par un fermier et sa famille, qui vivent plus encore du goémon qu’ils ramassent que des pommes de terre qu’ils récoltent.

Leur meilleure aubaine, ce sont les épaves que la mer leur jette quelquefois, car ces parages sont hérissés d’écueils.

« Un matin, après une nuit de tempête, ils trouvèrent d’énormes madriers que les vagues avaient roulés sur le galet. Ils les eussent volontiers traînés jusqu’à la ferme, mais leurs forces réunies n’auraient pas suffi à les remuer. Ils durent se contenter de faire bonne garde autour des pièces de bois ; ils avaient à craindre que la marée suivante ne les remportât.

Ils restèrent là toute l’après-midi. La nuit tomba qu’ils y étaient encore. Pour se réchauffer, ils avaient allumé un grand feu sur la plage.

Tout à coup, ils sentirent passer sur eux un souffle glacial, et leur feu s’éteignit brusquement.

En même temps, dans l’ombre, ils virent venir à eux cinq matelots qui semblaient sortir de la mer, car leurs « cirés » étaient ruisselants. Chacun de ces matelots marchait courbé sous un faix de planches, de vieilles planches à demi pourries, qui dégouttaient pareillement, et tous les cinq disaient en cœur d’une voix sépulcrale :

— Il nous en manque !… Il nous en manque !…

Le fermier et ses gens prirent peur. Toutefois, son fils aîné, qui avait navigué à l’État, s’enhardit à demander :

— Qu’est-ce qui vous manque, les garçons ?

Mais il n’eût pas plus tôt parlé, qu’il tomba à la renverse, sans que personne l’eût touché, et des coups invisibles se mirent à pleuvoir dru comme grêle sur lui et sur ses compagnons. Ils se jetèrent tous la face contre terre, en hurlant de douleur et d’épouvante… Ce n’est que longtemps après que les coups eurent cessé, qu’ils se hasardèrent à se relever, pour s’enfuir. Ils virent alors que la mer battait son plein, et que les madriers flottaient déjà à quelque distance du rivage.

Quant aux cinq matelots, ils avaient disparu.

Mais on entendait leurs voix qui chantaient, en s’éloignant. Ce qu’ils chantaient et en quelle langue, on n’aurait su le dire, quoique le fils aîné du fermier prétendit que c’était de l’espagnol. »


(Conté par Françoise Thomas, dite Ann hini Rouz
(la Rousse). — Penvénan.)
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L

À bord de la « Jeune Mathilde »


J’étais en ce temps-là matelot à bord de la Jeune-Mathilde du port de Tréguier. Nous faisions les campagnes d’Islande. Mon frère était aussi de l’équipage.

Une nuit que nous étions de quart tous deux, lui à l’avant, moi à l’arrière du navire, je le vis accourir à moi tout effaré.

— Laur, me dit-il à voix basse, viens vite ! Il y a là-bas quelqu’un qui gémit, accroché à l’étrave, sous le bout-dehors (le beau-pré).

Je me dirigeai vers l’avant, à pas légers, en prêtant l’oreille. J’étais un peu ému, je l’avoue : des frissons désagréables me couraient sous la peau.

J’eus beau écouter, je n’entendis rien.

— Avance encore, me chuchota mon frère. Pousse jusqu’à la cloche et penche-toi sur le bordage.

J’eusse préféré revenir sur mes pas, mais je ne voulais pas être pris pour un lâche. J’allai jusqu’à la cloche, je me penchai au-dessus des flots.

Alors j’entendis…

Voyez-vous, il me semble les avoir encore dans l’oreille, ces cris, ces longs gémissements de détresse.

À moitié fou de terreur, je courus réveiller le capitaine.

Dès les premiers mots il m’imposa silence.

— Ne parlez de ceci à personne de l’équipage. Ce que vous m’annoncez n’est pas nouveau pour moi. C’est probablement l’âme de quelqu’un de nos anciens camarades, péris en mer, qui fait sa pénitence autour de la Jeune-Mathilde. Ne vous occupez pas d’elle ; gardez-vous de la troubler. Surtout ne vous penchez plus au-dessus du bordage. Le mort vous attirerait.

Le capitaine se tut. Je me disposais à remonter sur le pont. Il me rappela.

— Laur, reprit-il, retenez ce conseil pour votre gouverne. Les morts de la mer n’aiment pas qu’on ait l’air de les voir ou de les entendre.

Là-dessus, il me raconta une aventure qui lui était arrivée dans la précédente campagne.

La Jeune-Mathilde était mouillée sur les lieux de pêche. Il faisait grande brume. À deux pas de soi, on ne distinguait rien. La mâture même était devenue invisible, en sorte que le navire semblait rasé comme un ponton. Tout à coup, le capitaine avait vu le pont se couvrir de femmes. Elles étaient vêtues de noir et portaient des manteaux de deuil, le capuchon rabattu sur le visage. Leur nombre était si grand qu’il n’aurait pu les compter. Il y en avait vingt fois plus qu’il n’y en a le dimanche de Pâques à la grand messe. Elles tournaient la tête de côté et d’autre, avaient l’air de chercher quelque chose ou quelqu’un.

Le capitaine me demanda :

— Sais-tu qui étaient ces femmes ?

— Des âmes défuntes, sans doute.

— Oui : des âmes de mères, d’épouses, de fiancées, en quête de leurs proches ou de leurs galants noyés à Islande[168]. Elles cherchaient leurs cadavres pour les pousser au rivage et leur faire donner la sépulture en terre bénite… Je demeurai bien coi. Si j’avais ouvert la bouche ou fait un geste, je ne serais pas ici à l’heure qu’il est. Imite mon exemple, Laur, chaque fois que tu te trouveras en des passes analogues. C’est le plus sûr.

… Le lendemain matin, le capitaine réunit l’équipage et lui défendit de s’approcher à l’avant, sauf le cas de nécessité absolue.

Les hommes parurent surpris de cet ordre. Mon frère et moi nous savions à quoi nous en tenir.


(Conté par Laur Menguy. — Port-Blanc.)
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Qui meurt de mort violente doit rester entre vie et mort, jusqu’à ce que ce soit écoulé le temps qu’il avait naturellement à vivre.


LI

Celle qui s’était noyée


Marie Kerfant, la fille de mon parrain, se noya volontairement à Servel. Quand on retrouva le cadavre, les yeux avaient été mangés par les crabes. Les parents furent fort affligés de cette mort. Ils aimaient beaucoup leur fille et l’avaient mariée avantageusement à un brave homme. Du vivant de Marie, ils n’avaient eu qu’un reproche à lui faire, celui d’être trop ambitieuse. Quelque temps avant de se noyer, elle était venue trouver son père.

— Mon père, lui avait-elle dit, mon mari n’est pas à sa place dans la petite métairie que nous occupons. Il lui faudrait une ferme plus importante. Celle du Bailloré est libre. Prêtez-nous mille écus, et nous la pourrons louer.

— Non, répondit mon parrain, je ne te prêterai pas ces mille écus. Ton mari ne tient nullement à quitter la ferme où vous êtes et où vous vivez très à l’aise. C’est toi qui as toujours dans la tête mille projets ruineux. Je ne veux pas t’encourager dans cette voie qui te mènerait promptement à la mendicité.

Marie Kerfant ne répliqua mot, mais elle s’en alla toute pâle, tant elle était vexée de ce refus et de cette réprimande.

Quinze jours après on apprenait sa mort.

Ses parents n’osèrent même pas recommander des messes pour son âme, craignant qu’elle ne fût damnée.

Or, une nuit que la vieille Mac’harit, la femme de mon parrain, tardait à s’endormir, elle entendit sur le banc-tossel, près du lit, une voix qui demandait :

— Ma mère, dormez-vous ?

— Non, en vérité, répondit Mac’harit. Est-ce bien toi, ma fille, qui me parles ?

— Oui, c’est moi.

— Pourquoi, malheureuse, as-tu fait ce que tu as fait ?

— Parce que le père n’a pas voulu m’aider à m’établir au Bailloré.

— Nous l’avons pensé depuis. Tu avais grand tort aussi d’être si exigeante…

— Ne parlons plus de cela.

— Puisque tu reviens, c’est que tu n’es pas damnée. Dis-moi comme vont tes affaires dans l’autre monde.

— Ma foi, jusqu’à présent je n’ai pas trop à me plaindre, grâce à deux baisers que j’ai reçus de la Vierge, après avoir été noyée. Toutefois la justice de Dieu est encore à venir.

Elle ne dit point ce que signifiaient ces paroles, et sa mère se donna garde de la questionner là-dessus. La morte cependant ajouta :

— Priez mon homme, de ma part, de ne point se remarier avant six ans. D’ici là, il ne sera pas entièrement veuf. S’il n’attend pas que ce délai soit expiré, il fera croître ma pénitence.

— Je le lui dirai, prononça Mac’harit. Et moi, ne puis-je rien pour toi ?

— Si, vous pouvez supplier en mon nom Notre-Dame de Bon-Secours de Guingamp afin qu’elle continue à m’être favorable.

— C’est bien. Mais de ce qui est dans la maison n’y a-t-il rien qui te convienne ?

— Je n’ai besoin de rien.

— Tu vis, cependant. Explique-moi donc comment tu fais pour vivre ?

— Vous voyez, je suis vêtue de haillons. Ce sont les vêtements que vous donnez aux pauvres. Je me nourris de même du pain que vous leur distribuez.

Ce disant, elle disparut. On ne la revit plus. Elle est sans doute sauvée, car sa mère accomplit son vœu à Notre-Dame de Bon-Secours, et son mari attendit sept ans pour reprendre femme.


(Conté par Fantic Omnès. — Bégard, 1887.)
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LII

La ville d’Is


Des marins de Douarnenez pêchaient une nuit dans la baie, au mouillage.

La pêche terminée, ils voulurent lever l’ancre. Mais tous leurs efforts réunis ne purent la ramener. Elle était accrochée quelque part. Pour la dégager, l’un d’eux, hardi plongeur, se laissa couler le long de la chaîne.

Quand il remonta, il dit à ses compagnons :

— Devinez en quoi était engagée notre ancre ?

— Hé ! parbleu ! dans quelque roche.

— Non. Dans les barreaux d’une fenêtre.

Les pêcheurs crurent qu’il était devenu fou.

— Oui, poursuivit-il, et cette fenêtre était une fenêtre d’église. Elle était illuminée. La lumière qui venait d’elle éclairait au loin la mer profonde. J’ai regardé par le vitrail. Il y avait foule dans l’église. Beaucoup d’hommes et de femmes avec de riches costumes. Un prêtre se tenait à l’autel. J’ai entendu qu’il demandait un enfant de chœur pour lui répondre la messe.

— Ce n’est pas possible ! s’écrièrent les pêcheurs.

— Je vous le jure sur mon âme !

Il fut convenu qu’on irait conter la chose au recteur.

Ils y allèrent, en effet.

Le recteur dit au marin qui avait plongé :

— Vous avez vu la cathédrale d’Is. Si vous vous étiez proposé au prêtre pour lui répondre sa messe, la ville d’Is tout entière serait ressuscitée des flots et la France aurait changé de capitale.


(Conté par Prosper Pierre. — Douarnenez, 1887.)


La ville d’Is s’étendait de Douarnenez à Port-Blanc. Les Sept-Îles en sont des ruines. La plus belle église de la ville s’élevait à l’endroit où sont aujourd’hui les récifs des Triagoz. C’est pourquoi on les appelle encore Trew-gêr[169].

Dans les rochers de Saint-Gildas, quand les nuits sont claires et douces, on entend chanter une sirène, et cette sirène, c’est Ahès, la fille du roi Gralon.

Quelquefois aussi des cloches tintent au large. Il est impossible d’ouïr un carillon plus mélodieux. C’est le carillon des cloches d’Is.

Un des quartiers de la ville s’appelait Lexobie. Il y avait dans Is cent cathédrales, et, dans chacune d’elles, c’était un évêque qui officiait.

Quand la ville fut engloutie, chacun garda l’attitude qu’il avait et continua de faire ce qu’il faisait au moment de la catastrophe. Les vieilles qui filaient continuent de filer. Les marchands de drap continuent de vendre la même pièce d’étoffe aux mêmes acheteurs… Et cela durera ainsi jusqu’à ce que la ville ressuscite et que ses habitants soient délivrés.

Un patron de barque et son mousse étaient allés tous deux à la pêche. À mi-chemin de la côte aux Sept-Îles, ils jetèrent l’ancre. Il faisait si chaud qu’au bout d’une heure le patron s’endormit.

C’était le moment du reflux.

La mer baissa tellement que la barque finit par se trouver à sec.

Grande fut la surprise du mousse en voyant tout à l’entour non pas des goémons, mais un champ de petits pois. Il laissa dormir le patron, sauta à terre et se mit à cueillir le plus qu’il put de cosses vertes. Il en emplit la barque.

Quand le patron se réveilla, la mer avait monté. Il fut tout étonné de voir la barque pleine de petits pois et le mousse qui s’en régalait.

— Qu’est-ce que cela signifie ? demanda-t-il en se frottant les yeux, persuadé qu’il avait la berlue.

L’enfant conta la chose.

Le patron comprit alors qu’ils avaient mouillé dans la banlieue de Ker-Is, là où les maraîchers de la grande ville avaient autrefois leurs cultures.


(Conté par Jeanne-Marie Bénard. — Port-Blanc.)
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Ma mère a vu la ville d’Is s’élever au-dessus des eaux. Ce n’étaient que châteaux et tourelles. Dans les façades s’ouvraient des milliers de fenêtres. Les toits étaient luisants et clairs, comme s’ils avaient été de cristal. Elle entendait distinctement les cloches sonner dans les églises et le murmure de la foule dans les rues.

(Conté par Jeanne-Marie Bénard. — Port-Blanc.)


Une femme de Pleumeur-Bodou, étant descendue à la grève puiser de l’eau de mer pour faire cuire son repas, vit tout à coup surgir devant elle un portique immense.

Elle le franchit et se trouva dans une cité splendide. Les rues étaient bordées de magasins illuminés. Aux devantures s’étalaient des étoffes magnifiques. Elle en avait les yeux éblouis et cheminait, la bouche béante d’admiration, au milieu de toutes ces richesses.

Les marchands étaient debout sur le seuil de leur porte.

À mesure qu’elle passait près d’eux, ils lui criaient :

— Achetez-nous quelque chose ! Achetez-nous quelque chose !

Elle en était abasourdie, affolée.

À la fin, elle finit par répondre à l’un d’eux :

— Comment voulez-vous que je vous achète quoi que ce soit ? Je n’ai pas un liard en poche.

— Eh bien ! c’est grand dommage, dit le marchand. En prenant ne fût-ce que pour un sou de marchandise vous nous eussiez délivré tous.

À peine eut-il parlé, la ville disparut.

La femme se retrouva seule sur la grève. Elle fut si fort émue de cette aventure qu’elle s’évanouit. Des douaniers qui faisaient leur ronde la transportèrent chez elle. À quinze jours de là, elle mourut.

(Conté par Lise Bellec. — Port-Blanc.)


Deux jeunes hommes de Buguélès étaient allés nuitamment couper du goémon à Gueltraz, ce qui est sévèrement prohibé, comme chacun sait. Ils étaient tout occupés à leur besogne, quand une vieille, très vieille, vint à eux. Elle pliait sous le faix de bois mort.

— Jeunes gens, dit-elle d’une voix suppliante, vous seriez bien gentils de me porter ce fardeau jusqu’à ma demeure. Ce n’est pas loin, et vous rendriez grand service à une pauvre femme.

— Oh bien ! répondit l’un d’eux, nous avons mieux à faire.

— Sans compter, ajouta l’autre, que tu serais capable de nous dénoncer à la douane.

— Maudits soyez-vous ! s’écria alors la vieille. Si vous m’aviez répondu : oui, vous auriez ressuscité la ville d’Is.

Et, sur ces mots, elle disparut.

(Conté par Françoise Thomas. — Penvénan, 1886.)


La montagne du Roc’h-Karlès, entre Saint-Michel-en-Grève et Saint-Efflam, sert de tombe à une ville magnifique.

Tous les sept ans, pendant la nuit de Noël, la montagne s’entr’ouvre, et par la fente, on entrevoit les rues splendidement illuminées de la ville morte.

La ville ressusciterait, s’il se trouvait quelqu’un d’assez hardi pour s’aventurer dans les profondeurs de la montagne, au premier coup sonnant de minuit, et d’assez agile pour en être sorti, au moment où retentirait le douzième coup[170].


LIII

Le pendu


C’étaient deux jeunes hommes. L’un s’appelait Kadô Vraz, l’autre Fulupik Ann Dû. Tous deux étaient de la même paroisse, s’étaient assis, au catéchisme, sur le même banc, avaient fait ensemble leurs premières Pâques, et depuis lors ils étaient restés les meilleurs amis du monde. Lorsqu’aux pardons, on voyait paraître l’un d’eux, les jeunes filles se poussaient du coude et chuchotaient en riant :

— Parions que l’autre n’est pas loin !

Il eût fallu marcher longtemps avant de trouver une amitié plus parfaite que la leur.

Ils s’étaient juré que le premier d’entre eux qui se marierait prendrait l’autre pour « garçon de noce ».

— Damné sois-je, avait dit chacun d’eux, si je ne suis pas de parole.

Le temps vint qu’ils tombèrent amoureux, et le malheur voulut que ce fût de la même héritière. Leur amitié toutefois n’en souffrit point dans les débuts. Ils firent leur cour loyalement à la belle Marguerite Omnès, ne médisant jamais l’un de l’autre, fréquentant même de compagnie chez Omnès le vieux et se portant des santés réciproques avec les pleines écuellées de cidre que Margaïdik leur versait.

— Choisis de nous celui qui te plaira le plus, disaient-ils à la jeune fille. Tu feras un heureux, sans faire un mauvais jaloux.

Marguerite ne laissait pas que d’être fort embarrassée, en dépit de toutes ces belles assurances.

Elle dut pourtant se décider.

Un jour que Kadô Vraz vint seul, elle le fit asseoir à la table de la cuisine, et, s’installant en face de lui, elle lui dit :

— Kadô, j’ai pour vous une grande estime et une franche amitié. Vous serez toujours le bienvenu dans ma maison ; mais, ne vous en déplaise, nous ne serons jamais mari et femme.

— Ah ! répondit-il un peu interloqué, c’est donc de Fulupik que vous avez fait choix… Je ne vous en veux pas, ni à lui non plus !

Il tâchait de faire bonne contenance, s’efforçait de dissimuler son émotion, mais le coup était inattendu et le frappait en plein cœur.

Après quelques paroles banales, il partit en vacillant comme un homme ivre, bien qu’il eût à peine porté les lèvres au verre que Marguerite lui avait rempli. Quand il fut sorti de la cour des Omnès et qu’il se trouva seul avec son infortune dans le chemin creux qui menait à sa demeure, il se mit à sangloter comme un enfant à qui l’on a fait mal. Il se dit : « À quoi bon vivre, désormais ? » Et il résolut de mourir. Auparavant toutefois, il voulut serrer la main de Fulup Ann Dû et être le premier à lui annoncer son bonheur.

Au lieu de continuer vers Kerberennès, qui était sa maison familiale, il prit donc un sentier à gauche pour aller à Kervaz où habitait Fulupik. La vieille Ann Dû épluchait des pommes de terre pour le repas du soir. Elle fut étonnée de la mine si pâle, si douloureuse de Kado Vraz.

— Qu’as-tu ? lui demanda-t-elle. Tu es blanc comme un linge.

— C’est que vous me voyez à la brume de nuit, gentille marraine. Je suis venu m’informer de ce que Fulup compte faire demain dimanche.

— En vérité, je ne saurais te le dire. Imagine-toi que Fulupik tient à cette heure un nouveau-né sur les fonts baptismaux !

— Bah !

— Oui. C’est encore cette fille Nanès qui est accouchée d’un enfant bâtard. On est allé frapper à trois portes pour trouver un parrain. En désespoir de cause, on s’est adressé à Fulupik, qui a accepté. J’étais d’avis qu’il refusât comme les trois autres, mais c’est un entêté qui ne veut rien entendre. J’ai eu beau lui objecter qu’auprès des mauvaises langues il risquait de passer pour le père de l’enfant, il s’est tout de même habillé et il est parti au bourg. Il jurait même en partant qu’il ferait sonner les cloches[171].

La vieille n’avait pas fini de parler qu’une sonnerie joyeuse retentissait au loin.

— Quand je vous le disais !… s’écria Môn Ann Dù, en prêtant l’oreille.

Elle reprit :

— Mon fils est un écervelé. Tu devrais le morigéner, Kado. Tu es plus sérieux que lui, toi. Je tremble souvent que son étourderie ne lui porte malheur.

— Soyez tranquille, répondit Kadô Vraz ; je vous affirme au contraire qu’il a dû naître sous une bonne étoile.

Et, souhaitant le bonsoir, il tourna les talons. Sur le seuil, il fit halte, un instant.

— Bonne marraine, dit-il, priez donc Fulupik de me venir joindre demain, dès l’aube, au carrefour de la Lande-Haute.

La Lande-Haute est un dos de colline, semé d’herbe maigre et planté de quelques ajoncs, où paissent des vaches de pauvres. Deux chemins, deux sentiers plutôt s’y croisent au pied d’un calvaire. C’est à ce calvaire que se rendit Kadô Vraz. Il avait d’abord été chez lui prendre un licol, sous prétexte de ramener des champs la jument grise. Il attacha ce licol à l’une des branches de la croix et se pendit.

Quand, à l’aube du lendemain, Fulupik se trouva au rendez-vous, ce fut pour voir le corps de son ami se balancer entre terre et ciel.

En ce temps-là, pour rien au monde on ne se fût permis de toucher à un homme qui s’était volontairement donné la mort.

Fulup Ann Dû, fort marri, descendit dans la plaine raconter le malheur qui était arrivé. Lorsqu’il dit la chose chez les Omnès, Marguerite se mit à pleurer abondamment.

— Ah ! s’écria le jeune homme, c’est lui que vous aimiez !

— Tu fais erreur, camarade, répondit Omnès le vieux, qui fumait sa pipe dans l’âtre. Margaïdik, dans l’après-midi d’hier, a annoncé à Kadô Vraz que, quelque amitié qu’elle eût pour lui, c’était toi qu’elle épouserait.

Ce fut un grand baume pour le cœur de Fulup Ann Dû.

Séance tenante, le jour des noces fut fixé. Par exemple, il fut convenu qu’on ne danserait pas, et qu’il y aurait simplement un repas à l’auberge, à cause de la triste mort de Kadô Vraz.

La semaine d’après, le fiancé se mit en route, accompagné d’un autre jeune homme, pour faire la « tournée d’invitations ». Comme ils passaient au pied de la Lande Haute, le soir, Fulup se frappa le front tout à coup.

— J’ai juré à Kadô Vraz que je n’aurais pas à mon mariage d’autre garçon d’honneur que lui. Il faut que je l’invite. C’est une formalité superflue, je le sais. Du moins aurai-je tenu mon serment. Il y va de mon salut dans l’autre monde.

Et il se mit à gravir la pente.

Le cadavre, déjà très endommagé, du pendu oscillait toujours au bout de la corde. À l’approche de Fulupik, des nuées de corbeaux s’envolèrent.

— Kadô, dit-il, je me marie mercredi matin. Je t’avais juré de te prendre pour garçon d’honneur. Je viens t’inviter, afin que tu saches que je suis fidèle à ma parole. Ton couvert sera mis, à l’auberge du Soleil levant.

Cela dit, Fulupik rejoignit son compagnon qui l’attendait à quelque distance, et les corbeaux, un moment effarouchés, achevèrent de dépecer en paix les restes mortels de Kadô Vraz. Fulupik eût encore volontiers invité son filleul, mais le pauvre petit être était mort dans l’intervalle…

Le jour de la noce arriva. Le nouveau marié, tout à son bonheur, n’avait d’yeux que pour sa jeune femme qui, sous sa coiffe de fine dentelle, était, il faut l’avouer, la plus jolie fille qu’on pût voir. Certes, Fulup ne pensait plus à Kadô. Au reste, n’avait-il pas mis sa conscience en règle de ce côté là ?… Donc, la fête allait bon train. Les mets étaient succulents. Le cidre dans les verres avait une belle couleur d’or jaune. Les invités commençaient à bavarder bruyamment. Déjà on portait les santés et Fulupik s’apprêtait à répondre à ses hôtes, quand tout à coup, en face de lui, il vit se lever un bras de squelette, tandis qu’une voix sinistre ricanait :

— À mon meilleur ami !

Horreur ! à la place qui lui avait été réservée, le fantôme de Kadô Vraz était assis.

Le marié devint pâle. Son verre lui tomba des mains et se brisa sur la nappe en mille morceaux.

Margaïdik, la jeune épousée, était, elle aussi, plus blanche que cire.

Un silence pénible se fit dans toute la salle.

L’aubergiste, surpris de voir qu’on ne mangeait ni ne buvait plus, bougonna d’un ton mécontent :

— Libre à vous ! Mais les choses sont préparées. Ce qui n’aura pas été consommé sera payé tout de même.

Personne ne répondit mot.

Seul, Kadô Vraz, s’étant levé, dit en s’adressant à Fulup Ann Dû :

— D’où vient que je parais être de trop ici ? Ne m’as-tu pas invité ? Ne suis-je pas ton garçon d’honneur ?

Et, comme Fulup gardait le silence, le nez dans son assiette :

— Je n’ai rien à faire avec ceux qui sont ici, continua le mort. Je ne veux pas gâter leur plaisir plus longtemps. Je m’en vais. Mais toi, Fulupik, j’ai le droit de te demander raison. Je te donne de nouveau rendez-vous à la Lande-Haute, pour cette nuit, à la douzième heure. Sois exact. Si tu manques, je ne te manquerai pas !

La seconde d’après, le squelette avait disparu.

Son départ soulagea l’assistance, mais la noce finit tout de même tristement. Les invités se retirèrent au plus vite. Fulup resta seul avec sa jeune femme. Il ne s’en réjouit nullement ; comme on dit, il avait des puces dans les bras.

— Gaïdik, prononça-t-il, tu as entendu l’ombre de Kadô Vraz. Que me conseilles-tu de faire ?

Elle pencha la tête et répondit, après réflexion :

— C’est un vilain moment à passer. Mais mieux savoir tout de suite à quoi s’en tenir. Va au rendez-vous, Fulup, et que Dieu te conduise !

Le marié embrassa longuement sa « femme neuve », et, comme l’heure était avancée, s’en alla, dans la claire nuit. Il faisait lune blanche. Fulupik Ann Dû marchait, le cœur navré, l’âme pleine d’un pressentiment sinistre. Il pensait : « C’est pour la dernière fois que je parcours ce chemin. Avant qu’il soit longtemps Marguerite Omnès se remariera, veuve et vierge. » Il s’abandonnait de la sorte à de pénibles songeries, lorsque, arrivé au pied de la Lande-Haute, il se trouva nez à nez avec un cavalier vêtu de blanc.

— Bonsoir, Fulup ! dit le cavalier.

— À vous de même, repartit le jeune homme, quoique je ne vous connaisse pas aussi bien que je suis connu de vous.

— Ne vous étonnez pas si je sais votre nom. Je pourrais vous dire encore où vous allez.

— Décidément, c’est que sur toutes choses vous en savez plus long que moi. Car je vais je ne sais où.

— Vous allez en tout cas au rendez-vous que vous a donné Kadô Vraz. Montez en croupe. Ma bête est solide. Elle portera sans peine double faix. Et au rendez-vous où vous allez, il vaut mieux être à deux que seul.

Tout ceci paraissait bien étrange à Fulupik Ann Dû. Mais il avait la tête si perdue ! Et puis, le cavalier parlait d’une voix si tendre !… Il se laissa persuader, sauta sur le cheval, et, pour s’y maintenir, saisit l’inconnu à bras le corps. En un clin d’œil, ils furent au sommet de la colline. Devant eux la potence se découpait en noir sur le ciel couleur d’argent, et le cadavre du pendu, qui n’était plus qu’un squelette, se balançait au vent léger de la nuit.

— Descends maintenant, dit à Fulup le cavalier, tout de blanc vêtu. Va sans peur au squelette de Kadô Vraz, et touche-lui le pied droit avec la main droite, en lui disant : « Kadô, tu m’as appelé, je suis venu. Parle, s’il te plaît. Que veux-tu de moi ? »

Fulup fit ce qui lui venait d’être commandé, et proféra les paroles sacramentelles.

Le squelette de Kadô Vraz se mit aussitôt à gigoter avec un bruit d’ossements qui s’entre-choquent, et une voix sépulcrale hurla :

— Je donne ma malédiction à celui qui t’a enseigné. Si tu ne l’avais trouvé sur ta route, je serais à cette heure sur le sentier du paradis, et tu aurais pris ma place à ce gibet !

Fulupik s’en retourna sain et sauf vers le cavalier, et lui rapporta l’imprécation de Kadô Vraz.

— C’est bien, répondit l’homme blanc. Remonte à cheval.

Ils dévalèrent la pente au galop.

— C’est ici que je t’ai rencontré, reprit l’inconnu, ici je te laisse. Va rejoindre ton épousée. Vis avec elle en bonne intelligence, et ne refuse jamais ton aide aux pauvres gens qui recourront à toi. Je suis l’enfant que tu as tenu sur les fonts baptismaux. Tu vois qu’avec un bâtard, le bon Dieu peut faire un ange. Tu me rendis un grand service en consentant à être mon parrain, au refus de trois personnes. Je viens de te rendre un service égal. Nous sommes quittes. Au revoir, dans les gloires célestes[172] !


(Conté par Lise Bellec. — Port-Blanc.)
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CHAPITRE VI

L’Anaon


Le peuple immense des âmes en peine s’appelle l’Anaon.

Lorsqu’on n’a plus à se servir du trépied, il est[173] mauvais de l’oublier au feu.

Pa chomm ann trebe war ann tân,
Ann Anaon paour a ve en poan.

Quand reste le trépied sur le feu,
Les pauvres âmes sont en peine.

Si le trépied reste au feu, alors qu’on n’en a plus besoin, il faut avoir soin de placer dessus un tison allumé, afin d’avertir les morts, qui voudraient s’y asseoir, que le trépied est encore brûlant. Les morts ont toujours froid et cherchent constamment à se glisser jusqu’au foyer, où ils s’assoient sur le premier objet venu. Il importe de leur éviter des méprises douloureuses.

Il n’est pas bon de balayer la maison, après le coucher du soleil. On risquerait de balayer, avec la poussière, les âmes des morts qui, à cette heure-là, obtiennent souvent la permission de rentrer dans leur ancien logis.

Surtout, si le vent fait rentrer la poussière, il faut se donner bien garde de la rejeter dehors une seconde fois.

Les gens qui manquent à ces prescriptions ne peuvent dormir, sans être, à tout moment, réveillés en sursaut par les âmes défuntes.

Quand on balaye le soir, on chasse la sainte Vierge qui fait sa tournée pour savoir dans quelles maisons elle peut laisser rentrer ses âmes préférées. (Comte de Villiers de l’Isle-Adam, recteur de Ploumilliau, Côtes-du-Nord.)

Les enfants morts sans baptême errent dans l’air sous la forme d’oiseaux. Ils ont un petit cri plaintif comme un vagissement. On les prend souvent pour des oiseaux véritables ; mais les vieilles gens ne s’y trompent point. Ils attendent ainsi, disséminés dans l’espace, que vienne la fin du monde. Saint Jean le Baptiseur leur administrera alors le sacrement qui leur manque : après quoi, ils voleront tout droit au ciel. Les saintes avant d’entrer au Paradis peuvent passer par les limbes pour voir leurs enfants, morts sans baptême, les saintes surtout qui ont beaucoup prié pour les âmes abandonnées.

Certaines âmes sont condamnées à faire pénitence jusqu’à ce qu’un gland, ramassé le jour de leur mort, soit devenu un plant de chêne propre à quelque usage.

Tel fut le cas de Jouan Caïnec. Mais Jouan Caïnec avait été, de son vivant, un homme avisé, et il lui en était resté quelque chose après sa mort. Le gland, semé le jour de son trépas, ne fut pas plus tôt hors de terre qu’il coupa la jeune pousse et en fabriqua une « cheville de voiture ». Grâce à ce stratagème, il n’eut pas longtemps à rôtir dans les flammes.

D’autres âmes sont condamnées à faire des mottes de tourbe, en quantité suffisante pour chauffer trois ans durant le purgatoire ; d’autres encore à couper de l’ajonc, pendant un nombre fixé d’années, pour chauffer le feu du purgatoire.

Celles qui autrefois écourtaient leurs prières du matin ou du soir et allaient à leur ouvrage ou gagnaient leur lit sans prendre le temps de dire l’Amen final, errent par les chemins abandonnés, en murmurant des patenôtres. Arrivées à la dernière phrase, elles s’interrompent tout à coup et ne parviennent jamais à trouver le mot qui achève la prière.

Par exemple, on les entend qui répètent désespérément :

Sed libera nos a malo !.… sed libera nos a malo !

Elles ne seront délivrées que le jour où quelque vivant aura assez de courage et de présence d’esprit pour leur répondre :

Amen !

Si on dit cependant ses prières par les chemins et que le mot que cherche l’âme en peine, on le dise, l’âme est sauvée.

Il en est d’autres, parmi les âmes, qui accomplissent leur pénitence sous la forme d’une vache ou celle d’un taureau, suivant le sexe qu’elles avaient de leur vivant. Les âmes de riches sont parquées dans des champs stériles où ne poussent que des cailloux et quelques herbes maigres. Les âmes de pauvres trouvent à brouter abondamment dans des pâtures opulentes où il ne manque ni trèfle, ni luzerne. Elles ne sont séparées les unes des autres que par un muret en pierres sèches. La vue des pauvres si libéralement traités, ajoute encore à l’amertume des riches, de même que la misère de ceux-ci rend plus savoureuse la joie de ceux-là. En vérité, à quoi servirait l’autre monde, s’il n’était pas l’opposé du nôtre[174] ?

(Communiqué par Henri Barré. — Pont-l’Abbé, 1887.)


Quand on va pour franchir un talus planté d’ajonc, il faut avoir soin, au préalable, de faire quelque bruit, de tousser par exemple, pour avertir les âmes qui y font peut-être pénitence et leur permettre de s’éloigner. Avant de commencer à couper un champ de blé, on doit dire : Si l’Anaon est là, paix à son âme.

M. Dollo[175] se promenait un jour à la campagne, en compagnie d’un monsieur de la ville. Le chemin qu’ils suivaient était bordé d’une double haie d’ajoncs. Le monsieur, tout en marchant, s’amusait à étêter à coups de canne les pousses qui dépassaient les autres. Le vénérable Dollo lui prit brusquement le bras et lui dit :

— Cessez ce jeu, songez que des milliers d’âmes accomplissent leur purgatoire, parmi les ajoncs et que vous les troublez dans leur pénitence…

Aussi pressées que les brins d’herbe dans les champs ou que les gouttes d’eau dans l’averse sont les âmes qui font sur terre leur purgatoire.

Tant qu’il fait jour, la terre est aux vivants ; le soir venu, elle appartient aux âmes défuntes. Les honnêtes gens font en sorte de dormir, toutes portes closes, à l’heure des revenants.

Il est bon de laisser couver un peu de feu sous la cendre, pour le cas où le mort voudrait revenir se chauffer au foyer de son ancienne demeure.

Il est, dans l’année, trois circonstances, trois fêtes solennelles où tous les morts de chaque région se donnent rendez-vous :

1o La veille de Noël[176] ;

2o La nuit de la Saint-Jean ;

3o Le soir de la Toussaint.

La nuit de Noël, on les voit défiler par les routes en longues processions. Ils chantent avec des voix douces et légères le cantique de la Nativité. On croirait, à les entendre, que ce sont les feuilles des peupliers qui bruissent, si, à cette époque de l’année, les peupliers avaient des feuilles.

À leur tête marche le fantôme d’un vieux prêtre, aux cheveux bouclés, blancs comme neige, au corps un peu voûté. Entre ses mains décharnées, il porte le ciboire.

Derrière le prêtre vient un petit enfant de chœur qui fait tinter une minuscule clochette.

La foule suit, sur deux rangs. Chaque mort tient un cierge allumé dont la flamme ne vacille même pas au vent.

On s’achemine de la sorte vers quelque chapelle abandonnée et en ruines, où ne se célèbrent plus d’autres messes que celles des âmes défuntes.

_______


LIV

La messe des âmes


Mon grand-père, le vieux Chatton, s’en revenait un soir de Paimpol, où il avait été toucher des rentes. C’était la veille de Noël. Tout le jour, il avait neigé, en sorte que la route était toute blanche ; blancs aussi étaient les champs et les talus. Craignant de perdre son chemin dans toute cette neige, mon grand-père faisait marcher son cheval au pas.

Comme il arrivait près de la vieille chapelle en ruines qui est en contre-bas de la route, sur le bord du Trieux, il entendit sonner minuit. Et aussitôt une cloche aux sons grêles se mit à tinter, comme pour la messe.

— Tiens, pensa mon grand-père, on a donc restauré la chapelle de Saint Christophe. Je ne m’en suis pas aperçu ce matin, à mon passage. Il est vrai que je n’ai pas regardé de ce côté.

La cloche tintait toujours.

Il résolut d’aller voir ce que cela signifiait.

La chapelle se dressait, comme toute neuve, sous la lumière de la lune. À l’intérieur étaient allumés des cierges dont les reflets rougeâtres éclairaient les vitraux.

Grand-père Chatton mit pied à terre, attacha son cheval à une barrière qui était là, et pénétra dans la « maison du saint ». Elle était pleine de monde. Et tout ce monde était d’un recueillement !!… Pas même un de ces bruits de toux qui rompent à tout moment le silence dans les églises.

Le vieux s’agenouilla sur les dalles, à l’entrée du porche.

Le prêtre était à l’autel. Son acolyte allait et venait par le chœur.

Grand-père se dit :

— Au moins, je n’aurai pas manqué la messe de minuit.

Et il se mit à prier, selon l’usage, pour ceux de ses parents qu’il avait perdus.

Le prêtre cependant venait de se tourner vers l’assistance, comme pour la bénir. Grand-père remarqua qu’il avait les yeux étrangement brillants. Chose plus étrange, ces yeux semblaient l’avoir distingué, lui, Chatton, dans toute cette foule, et leur regard restait posé sur lui, fixement.

C’était au point que grand-père en éprouva une sorte de gêne.

Le prêtre, ayant pris une hostie dans le ciboire et la tenant entre ses doigts, demanda d’une voix sourde :

— Y a-t-il quelqu’un qui puisse recevoir ?

Personne ne répondit.

Par trois fois, le prêtre répéta sa question. Même silence parmi les fidèles. Alors, grand-père Chatton se leva. Il était indigné de voir tout ce monde demeurer comme indifférent à la parole d’un prêtre.

— Ma foi, Monsieur le recteur, s’écria-t-il, je me suis confessé ce matin avant de me mettre en route, dans l’intention de communier demain, jour de Noël. Mais si cela peut vous faire plaisir, je suis prêt à recevoir, dès maintenant, le corps et le sang de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Le prêtre aussitôt descendit les marches de l’autel, pendant que grand-père traversait la foule pour aller s’agenouiller à la balustrade du chœur.

— Ma bénédiction sur toi, Chatton, dit le prêtre, dès que grand-père eut avalé l’hostie. Une nuit de Noël qu’il neigeait comme ce soir, je refusai d’aller porter le viatique à un moribond. Voilà trois cents ans de cela. Pour que je fusse délivré, il fallait qu’un vivant acceptât à communier de ma main. Merci à toi. Tu me sauves, et tu sauves en même temps toutes les âmes défuntes qui sont ici présentes. Au revoir, Chatton, au revoir, à bientôt, dans le paradis !

À peine achevait-il ces mots, que les cierges s’éteignirent.

Grand-père se retrouva seul dans un édifice en ruines et qui n’avait pour toit que le ciel ; il se retrouva seul, au milieu des grandes ronces et des bouquets d’orties qui avaient envahi toute la nef. Il eut mille peines à s’en dépêtrer. Il remonta à cheval et continua son chemin.

Rentré chez lui, il dit à sa femme :

— Il faudra te résigner à me perdre, avant qu’il soit longtemps. J’ai déjà reçu le viatique. Mais, console-toi. Ce viatique doit me conduire tout droit en paradis.

Quinze jours après, il mourut[177].

(Conté par Charles Corre, dit Charlo Bipi. — Penvénan, 1885.)


La nuit de la Saint-Jean, dans tous les bourgs, dans tous les hameaux de la Basse-Bretagne, s’allument les tantad on bûchers[178]. Quand le feu a fini de flamber, l’assistance s’agenouille en cercle autour du monceau de braise. Et l’on commence à réciter les grâces. C’est toujours un « ancien » qui se charge de ce soin. La prière terminée, l’ancien se lève, chacun en fait autant, et tout le monde, rangé sur une file, se met à marcher en silence autour du tantad. Au troisième tour, on s’arrête. Chacun ramasse à terre un caillou, et le jette dans le feu. Ce caillou s’appelle dès lors : Anaon.

Ce rite accompli, la foule se disperse.

Dès que les vivants ont disparu, les morts accourent, car le feu attire les morts, les morts qui ont toujours froid[179], même dans les belles nuits tièdes du mois de juin. Ils sont heureux de pouvoir se chauffer à ce qui reste du tantad. Ils s’asseyent sur les pierres, sur les anaon qui ont été mis là à leur intention. Et jusqu’au matin ils se chauffent.

Le lendemain, les vivants viennent visiter l’emplacement du feu de la veille.

Celui dont l’anaon a été retourné peut s’attendre à mourir dans l’année.

Le soir de la Toussaint, veille de la fête des Morts (Goël ann Anaon), les défunts viennent tous visiter les vivants.

Les vivants ont fait, après vêpres, « la procession du charnier ». Les prêtres et les chantres ont entonné devant l’ossuaire la complainte qui porte son nom (gwerz ar Garnel).

Voici cette gwerz :

Venons au charnier, chrétiens, voyons les ossements
De nos frères, sœurs, pères et mères,
De nos voisins, de nos amis les plus chers ;
Voyons l’état pitoyable où ils sont réduits.


Vous les voyez cassés, émiettés ;
Même la plupart sont en poussière tombés.
Ici plus de noblesse, plus de fortune, plus de beauté !
La mort et la terre ont tout confondu.

Entre le pauvre et le riche, le maître et le valet,
Plus de différence ; tous sont semblables.
Il ne reste d’eux que des os, de la poussière et de la pourriture.
Ils nous dégoûteraient, si nous n’en avions pitié.

Eh bien ! en ce pitoyable état où ils sont réduits,
Ils parlent, et leur parole muette est d’une singulière éloquence.
Ils nous font la leçon, et c’est à nous d’en profiter,
Tant qu’il plaira à Dieu de nous laisser en ce monde.

Écoutez donc leur enseignement, écoutez-le bien,
Avec un cœur désireux d’en tirer bon profit.
Ils vous disent clairement qu’eux aussi ont été de ce monde,
Et que vous mourrez comme eux, quand vous y penserez le moins.

— Nous avons vécu sur terre, tout comme vous,
Nous avons devisé, marché, bu, mangé,
Et voici maintenant en quel état nous sommes réduits,
Après avoir été en terre servir de pâture aux vers.

— J’étais un homme robuste et galant ! — Moi, un gentilhomme !
— Moi, un homme riche ! — Moi, un habile homme !…
— J’ai perdu ma noblesse ! — J’ai perdu ma fortune !…
— J’ai perdu force et beauté ! — J’ai perdu ma science !…

Nous n’avons eu que nos personnes et nos bonnes œuvres
À présenter à notre Juge, à notre Roi, à notre Père !
Laissez donc les biens de la terre, détestez les vices,
Et habillez vos âmes de toutes sortes de vertus.

Que si vous demandez où s’en sont allées nos âmes,
Au purgatoire elles sont, loin encore des cieux.
Elles sont dans le feu, qui brûlent, pour achever de payer la dette
Qu’elles ont contractée sur terre envers le vrai Dieu.


Terrifiées par les flammes, elles s’époumonent à crier,
À implorer vos prières, pour s’évader au plus vite
Des prisons ténébreuses où elles sont jetées.
Hâtez, hâtez-vous de les secourir, et ne différez point !

À vous nous nous adressons, parents et amis !
Ayez souvenir de nous ! quand vous allez par le cimetière,
Dites, en passant : « Dieu pardonne
À l’Anaon dans le purgatoire ! » (Car c’est là notre pays.)

Une aumône, une prière faite à plein cœur,
Un jeûne, ou une messe, ou une communion
Peuvent beaucoup pour nous soulager, pour abréger nos peines,
Et pour nous arracher d’un coup à l’horreur des flammes.

Prêtres aimants, qui nous avez guidés
Dans le chemin du salut, lorsque nous étions du monde,
Continuez encore quelque peu à avoir pitié de nous
Et à nous donner, par bonté d’âme, toutes sortes de biens.

Quand vous montez à l’autel, pour officier,
Quand Dieu descend vers vous, écoutez alors notre cri :
Du sein des flammes nous vous supplions
De nous aider, par le saint sacrifice, à faire avec Dieu notre paix.

Et quand nous aurons fini d’expier notre péché,
Nous adresserons pour vous à Dieu notre requête.
Priez. Nous le ferons à notre tour. Aidons-nous les uns les autres ;
C’est un bon moyen pour empêcher que personne se perde.

Comme l’eau éteint le pire incendie,
Ainsi, le feu du purgatoire est aussi éteint
Par le saint sacrifice épandu sur l’autel.
Demandez notre délivrance, au nom de Dieu le Sauveur.

Dès que le soleil lumineux s’élance hors des nuages,
Le monde entier, aussitôt, resplendit de clarté.
Nous aussi, nous nous lèverons, clairs, comme les étoiles,
Par la vertu du saint sacrifice, quand seront terminées nos peines.


Adieu, pères et mères, frères et sœurs !
Adieu, parents, amis ! Adieu, vous, les vivants du monde !
Nous vous faisons maintenant nos derniers adieux.
Adieu, tous ! Au revoir dans la vallée de Josaphat

Donnez le durable repos, Jésus, notre Maître,
Au bon Anaon trépassé qui est dans les flammes !
Envoyez-le au paradis pour vous louer à jamais
Avec les saints, avec tous les anges[180] !

La gwerz chantée, chacun rentre chez soi. Puis on s’installe au coin du feu, pour causer de ceux qui sont morts.

La maîtresse de la maison recouvre d’une nappe blanche la table de la cuisine, et, sur cette nappe, dispose du cidre, du lait caillé, des crêpes chaudes[181].

Ces préparatifs terminés, tout le monde se couche.

Le feu est entretenu dans l’âtre par une énorme bûche, la bûche des défunts (kef ann Anaon).

Vers les neuf heures, neuf heures et demie, des voix lamentables s’élèvent dans la nuit. Ce sont les « chanteurs de la mort » qui se promènent par les routes et viennent, au nom des défunts, interpeller sur le seuil des maisons les vivants près de s’endormir.

Ils disent la « complainte des âmes »[182].


I


Mes pauvres gens, ne vous étonnez point,
Si au seuil de votre porte nous survenons ;
C’est Jésus qui nous a envoyés
Vous réveiller, si vous êtes endormis.


II


C’est Jésus qui nous a envoyés
Vous réveiller, si vous êtes endormis,
Vous réveiller de votre premier somme,
Afin que vous priiez Dieu pour les âmes.


III


Vous êtes dans votre lit bien à l’aise,
Les pauvres âmes sont en peine.
Vous êtes dans votre lit doucement étendus,
Les pauvres âmes sont en détresse.


IV


Un drap blanc, cinq planches,
Un bouchon de paille sous notre tête,
Cinq pieds de terre par-dessus,
Voilà tous nos biens en ce monde où nous sommes.


V


Vierge Marie, mère de Jésus,
C’est ici la triste complainte,
C’est ici la triste complainte
Qui vient du ciel, de la part de Jésus !


VI


Peut-être votre père et votre mère
Sont-ils au purgatoire dans le feu flambant !
Peut-être votre frère et votre sœur
Sont-ils dans le feu flambant du purgatoire !


VII


Ils sont là, sur leur bouche,
Feu au-dessus, feu au dessous,

Feu au-dessus, feu au-dessous,
Criant, implorant vos prières.


VIII


Par ceux que nous avons nourris
Voici beau temps que nous sommes délaissés.
Priez, parents et amis,
Car nos enfants ne le font pas !


IX


Priez, parents et amis,
Car nos enfants ne le font pas ;
Priez, parents et amis,
Car les enfants sont des ingrats.


X


Allons ! sautez de votre lit,
Sautez pieds-nus sur la terre,
À moins que vous ne soyez malades
Ou déjà surpris par la mort[183] !…


Les gens qui vont ainsi chanter de porte en porte la « complainte des âmes » durant la nuit de la Toussaint, ont souvent senti passer sur leur cou l’haleine froide de l’Anaon qui se pressait en foule derrière eux.

Souvent aussi on a entendu, cette nuit-là, les feuilles mortes bruire dans les sentiers, comme sous les pas d’êtres invisibles.

Les morts passent toute la nuit qui précède leur fête à se chauffer et à se régaler dans leur ancienne demeure.

Il n’est pas rare que les gens de la maison entendent remuer les escabeaux. Le lendemain, on constate parfois que les visiteurs nocturnes ont changé de place les assiettes dans le vaisselier.

Au point du jour, les morts se rendent en même temps que les vivants à la messe qui se célèbre à leur intention dans l’église de la paroisse.

« Une année que mon père se rendait seul à la messe des morts, il s’entendit héler soudain par quelqu’un qui paraissait vouloir le rejoindre :

« — Hé ! Iouenn, attends-moi !

« Il se retourna et ne vit personne. Mais il avait distinctement reconnu la voix de sa mère, morte l’année d’avant. »

(Conté par Marie Hostiou. — Quimper, 1887.)
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LV

Il ne faut point trop pleurer l’Anaon


… En ce temps-là, il y avait à Coray une jeune fille dont la mère venait de mourir et qui ne pouvait se consoler de cette perte.

Elle ne faisait que pleurer, jour et nuit. Tout ce que les voisines pitoyables lui disaient pour tâcher d’apaiser sa douleur ne contribuait qu’à l’aviver encore.

Souvent elle se démenait comme une folle, en criant :

— Je voudrais revoir ma mère ! Je voudrais revoir ma mère !

En désespoir de cause, les voisines eurent recours au recteur qui était un saint homme. Celui-ci se rendit auprès de la jeune fille, et, au lieu de lui faire reproche de ses lamentations, se mit à la plaindre doucement. Puis, après l’avoir un peu calmée de la sorte, il lui dit :

— Vous seriez bien aise de revoir votre mère, n’est-ce pas, mon enfant ?

— Oh ! Monsieur le recteur, il n’y a pas un instant dans la journée où je ne supplie Dieu de m’accorder cette faveur.

— Eh bien ! mon enfant, il va être fait selon votre désir. Venez me trouver, ce soir, au confessionnal.

Elle fut exacte au rendez-vous. Le recteur la confessa et lui donna l’absolution.

— Maintenant, ajouta-t-il, restez agenouillée ici, en prières, jusqu’à ce que vous entendiez sonner minuit à l’horloge de l’église. Vous n’aurez qu’à écarter légèrement le rideau du confessionnal, et vous verrez passer votre mère.

Cela dit, le recteur s’en alla. La jeune fille demeura en oraison, le temps prescrit. Minuit sonna. Elle écarta le pan du rideau, et voici ce qu’elle vit.

Une procession d’âmes défuntes s’avançait, par le milieu de la nef, vers le chœur. Toutes marchaient d’un pas mystérieux, et ne faisaient pas plus de bruit que ne font les nuages d’été, un jour de calme, en traversant le ciel.

Une d’elles cependant, la dernière, semblait se traîner péniblement, et son corps était déjeté, parce qu’elle portait un seau plein d’une eau noire qui débordait.

La jeune fille reconnut en elle sa mère et fut frappée de l’expression de courroux qui se peignait sur son visage.

Aussi, rentrée au logis, pleura-t-elle plus abondamment encore, persuadée que sa mère n’était pas heureuse dans l’autre monde. Puis, ce seau et cette eau noire l’intriguaient.

Dès l’aube, elle courut s’en ouvrir au vieux recteur.

— Retournez encore ce soir à votre poste, répondit le prêtre. Vous serez peut-être renseignée sur ce que vous désirez savoir.

… À minuit, les âmes défuntes défilèrent silencieusement comme la veille. La jeune fille, par l’entre-bâillement du rideau, regardait. Sa mère ne vint encore que la dernière ; cette fois, elle était toute voûtée, car, au lieu d’un seau, elle avait à en porter deux ; elle pliait sous le faix, et son visage était presque noir de colère.

Pour le coup, la jeune fille ne put se retenir d’interpeller la morte.

Mamm ! Mamm ! qu’avez-vous que vous paraissiez si sombre[184] ?

Elle n’avait pas fini que sa mère se précipitait sur elle furieuse, et lui criait, secouant son tablier jusqu’à l’arracher :

— « Ce que j’ai ? malheureuse !… Cesseras-tu bientôt de me pleurer ? Ne vois-tu pas que tu me forces, à mon âge, à faire le métier d’une porteuse d’eau ? Ces deux seaux sont pleins de tes larmes, et si tu ne te consoles dès à présent, je les devrai traîner jusqu’au jour du jugement. Souviens-toi qu’il ne faut point pleurer l’Anaon. Si les âmes sont heureuses, on trouble leur béatitude ; si elles attendent d’être sauvées, on retarde leur salut ; si elles sont damnées, l’eau des yeux qui les pleurent retombe sur elles en une pluie de feu qui redouble leur torture en renouvelant leurs regrets. »

Ainsi parla la morte.

Quand, le lendemain, la jeune fille rapporta ces paroles au recteur, celui-ci lui demanda :

— Avez-vous pleuré depuis, mon enfant ?

— Certes non, et dorénavant point ne le ferai.

— Retournez donc ce soir encore à l’église. Je pense que vous aurez lieu de vous réjouir…

La jeune fille se réjouit, en effet, car sa mère marchait en tête de la procession des âmes défuntes, la figure toute claire, toute rayonnante d’une félicité céleste[185].


(Conté par Mme  Hostiou. — Quimper, 1889.)


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LVI

La mère qui pleurait trop son fils


Grida Lenn avait un fils unique qu’elle adorait. Son rêve était d’en faire un prêtre. À ce dessein, elle l’avait envoyé étudier au petit séminaire de Pont-Croix. Tous les dimanches, pour l’aller voir, elle faisait le trajet de Dinéault à Pont-Croix, qui est bien d’une dizaine de lieues. Un jour qu’elle débarquait de voiture à la porte du collège, on lui apprit que Noëlik (c’était le nom de ce fils tant aimé) était tombé très malade et que le médecin désespérait de le sauver. Grida devint blanche comme une feuille de papier. Trois jours et trois nuits, elle veilla au chevet de son enfant, sans vouloir prendre aucune nourriture. Il mourut. Grida emmena son cadavre à Dinéault, dans sa propre voiture qu’elle conduisit elle-même. Elle lui fit faire, dans le cimetière, une belle tombe de pierre polie, avec beaucoup d’écriture dessus. Et, à partir de ce moment, elle passa presque tout son temps, agenouillée sur cette tombe, à pleurer, à sangloter, à supplier Dieu de lui rendre son fils, son pauvre cher fils.

Les prêtres de la paroisse essayèrent de calmer sa douleur. Mais leurs efforts réunis demeurèrent impuissants. On avait beau la sermonner, lui remontrer que c’est blasphémer contre les morts que de ne se résigner pas à leur perte, rien n’y faisait.

On crut dans le pays qu’elle en deviendrait innocente.

Parfois, en effet, au milieu de ses sanglots, elle se mettait à chanter, à fredonner les berceuses avec lesquelles elle endormait Noëlik naguère, lorsqu’il était un tout petit enfant.

À la fin le recteur la prit à part et lui dit :

— Écoutez, Grida : cela ne peut pas durer de la sorte. Vous réclamez votre fils à cor et à cris. Eh bien ! répondez-moi : auriez-vous le courage de supporter sa vue, si vous vous retrouviez avec lui face à face ?

— Oh ! monsieur le recteur, s’écria Grida dont les yeux brillèrent, si vous pouviez seulement m’obtenir de le revoir, ne fût-ce qu’un instant !…

— Je vous l’obtiendrai. Mais, à votre tour, promettez-moi que vous vous comporterez ensuite comme une vraie chrétienne, comme une chrétienne résignée à la volonté de Dieu.

— Je promets tout ce que vous voudrez !

Vous pensez bien que le recteur de Dinéault savait ce qu’il faisait.

Il donna rendez-vous à sa paroissienne dans le cimetière, sur la tombe du jeune clerc, au premier coup de minuit.

— Un mot encore, ajouta-t-il. Non seulement vous verrez votre fils, mais vous pourrez même lui parler, et il vous parlera. Jurez-moi dès à présent que, quoi qu’il exige de vous, vous vous y soumettrez de point en point.

— Je le jure par les sept douleurs de la Vierge-Mère !

Avant le premier coup de minuit, Grida était au rendez-vous. Elle y trouva le recteur, qui lisait dans son livre noir, à la clarté de la lune. L’heure sonna. Le prêtre ferma son livre, fit le signe de la croix, et appela par trois fois Noëlik Lenn. Au troisième appel, la tombe s’entr’ouvrit : Noëlik apparut, debout. Il était tel que de son vivant, si ce n’est que sa figure était toute triste et que sa peau était couleur de la terre.

— Voici votre fils, Grida, dit le recteur.

Grida s’était prosternée, pour attendre, derrière un genêt qu’elle avait fait planter au pied de la tombe. À la voix du prêtre, elle se releva et alla vers son fils lui tendant les bras. Mais il l’écarta du geste.

— Ma mère, prononça-t-il, nous ne devons plus nous embrasser, avant le jour du dernier jugement.

Il se pencha pour cueillir une branche à la touffe de genêt.

— Quoi que j’exige de vous, vous avez juré de vous y soumettre.

— C’est vrai, j’ai juré, répondit Grida.

— Prenez donc cette branche de genêt et fouettez-moi de toutes vos forces.

La pauvre femme se recula, suffoquée d’étonnement et aussi d’indignation.

— Te fouetter, moi !… Fouetter mon fils, mon Noëlik tant aimé ! Ah ! non, par exemple, jamais !!!

Le mort reprit :

— C’est parce que vous m’avez trop aimé autrefois, c’est parce que vous ne m’avez jamais fouetté, qu’il faut que vous le fassiez maintenant. Je ne serai sauvé qu’à ce prix.

— S’il le faut pour ton salut, soit ! dit Grida Lenn.

Elle se mit à le fouetter, mais si doucement qu’elle effleurait à peine le cadavre.

— Plus fort ! plus fort ! cria celui-ci.

Elle frappa plus rudement.

— Plus fort ! plus fort encore ! ou je suis perdu, perdu à tout jamais ! criait toujours Noëlik.

Elle frappa avec emportement, avec fureur. Le sang jaillissait du corps de son fils. Mais toujours Noëlik criait :

— Hardi ! ma mère ! Encore donc ! Encore !

Sur ces entrefaites, les douze coups de minuit achevèrent de sonner à l’horloge de la tour.

— C’est fini, pour ce soir, dit le mort à Grida, mais si vous tenez à moi, vous reviendrez demain à la même heure.

Et il disparut dans la tombe qui se referma sur lui.

Grida s’en retourna chez elle, en compagnie du recteur. Pendant le trajet, celui-ci demanda :

— N’avez-vous rien remarqué de particulier ?

— Si, dit-elle. Il m’a semblé que le corps de Noëlik devenait plus blanc, à mesure que je le battais davantage.

— C’est bien cela, dit le recteur.

Il ajouta :

— Maintenant que je vous ai mise en rapport avec votre fils, vous pouvez vous passer de mon ministère. Tâchez seulement d’avoir la force d’aller jusqu’au bout.

Donc, le lendemain, Grida Lenn se rendit seule au tombeau du clerc. Les choses se passèrent exactement comme la veille, sauf que la mère ne se fit plus prier pour fouetter son enfant, et qu’elle fouetta, fouetta, jusqu’à n’en pouvoir plus.

— Ce n’est pas encore assez, lui dit Noëlik, lorsque le douzième coup sonna. Il faudra que vous reveniez une troisième fois.

Elle revint.

— Surtout, ma mère, supplia le jeune homme, allez-y cette fois de tout votre cœur et de toutes vos forces !

Elle se mit à le battre avec tant d’acharnement que la sueur tombait d’elle comme une pluie d’orage et que le sang jaillissait du corps de Noëlik comme l’eau jaillit d’une pomme d’arrosoir.

À la fin, sentant son bras se raidir et l’haleine lui manquer, elle cria :

— Je n’en puis plus, mon pauvre enfant ! Je n’en puis plus !

— Si ! Si ! Encore ! Mère, je vous en conjure ! disait la voix de son enfant, et cela avec un tel accent d’angoisse que Grida retrouva une seconde d’énergie.

Malgré ses tempes qui bourdonnaient, malgré ses jambes qui fléchissaient sous elle, elle fit un effort suprême.

Mais aussitôt elle tomba à la renverse.

Grâce à Dieu, son dernier effort avait suffi.

Couchée sur le dos dans l’herbe du cimetière, elle vit le corps de son fils, devenu blanc comme neige, s’élever doucement dans le ciel, comme une colombe qui prend son vol.

Quand il fut à quelque hauteur au-dessus d’elle, il lui dit :

— Ma mère, en m’aimant trop pendant ma vie, en me pleurant trop après ma mort, vous aviez retardé ma béatitude éternelle. Il fallait, pour que je fusse sauvé, que vous fissiez sortir de moi autant de gouttes de sang que vous aviez versé sur moi de larmes. Désormais, nous sommes quittes. Merci !

Sur ce mot, il s’évanouit dans l’air.

À partir de cette nuit, Grida Lenn ne pleura plus. Elle avait compris que son fils était mieux là où il était qu’il ne l’aurait jamais été sur terre.


(Conté par un vieux sonneur de biniou (Ar zoner coz). —
Dinéault, 1887.)
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LVII

Le laboureur et sa ménagère


Le vieux Fanchi, de Kermaria-Sulard, étant mort sans laisser d’enfants, sa ferme échut à des parents éloignés qui n’eurent rien de plus pressé que de la vendre. Elle fut achetée par la veuve Salliou. Ne pouvant l’exploiter elle-même, celle-ci y plaça deux de ses domestiques, un garçon et une servante.

Le garçon, qui s’appelait Jobic, dit un matin à la servante qui s’appelait Monna :

— Je vais aller faire un tour par les champs, afin de me rendre compte de ce que j’y devrai semer. N’apprête pas mon dîner de trop bonne heure.

— Cela se trouve bien, répondit la servante, j’employerai ce temps à visiter la maison, afin de savoir où se trouve chaque chose.

Jobic se mit en route. Il traversa le courtil, inspecta le verger, puis s’engagea dans les friches.

Il s’était écoulé environ deux mois depuis le décès de Fanchi. Durant ces deux mois les mauvaises herbes avaient poussé dru.

— Tout de même, pensait Jobic, il est aisé de voir que le maître n’est plus là.

Fanchi passait pour le laboureur le plus soigneux de toute la région. De son vivant, ses terres étaient les mieux tenues, de Louannec à Minihy, sur un parcours de quatre lieues.

— Il ne les reconnaîtrait plus à cette heure, continuait Jobic, en se parlant à lui-même. Et je ne puis guère espérer les remettre à moi seul en l’état où elles étaient. C’est grand dommage, vraiment !

Comme il achevait ces mots, il s’arrêta tout surpris.

De l’endroit où il se trouvait, ses yeux embrassaient la partie la plus grasse du domaine. Or, là-bas, dans le terroir en pente douce, un homme, appuyé sur le manche d’une charrue sans attelage, creusait un sillon d’une merveilleuse rectitude. Il avait la figure ombragée par un feutre à larges bords, dont les rubans de velours lui pendaient dans le dos, mêlés à ses longs cheveux gris.

Il labourait silencieusement, et les glèbes se retournaient comme d’elles-mêmes.

Jobic le héla, mais il ne parut point entendre.

Jobic se mit alors à le considérer avec attention. À la taille, à l’allure, aux vêtements qu’il portait, il vit à n’en pas douter que c’était Fanchi.

Cela lui ôta toute envie de poursuivre sa promenade. Il rentra à la ferme. Il paraît que Monna n’avait pas tenu grand compte de la recommandation qu’il lui avait faite au départ, car, bien qu’il fût de retour plus tôt qu’il n’avait dit, le dîner l’attendait. Son écuellée de soupe et celle de Monna fumaient l’une en face de l’autre, de chaque côté de la table.

— Hé ! s’écria-t-il, dès le seuil, tu prévoyais donc que je ne serais pas longtemps dehors ?

— Non, répondit la servante, si tu trouves le dîner prêt, ce n’est pas à moi qu’il faut en savoir gré.

Elle était assise sur le banc du lit, près de l’âtre. En s’approchant d’elle, Jobic s’aperçut qu’elle avait au cou la couleur de la mort.

— Il t’est donc arrivé quelque chose, à toi aussi ? demanda-t-il.

— Pourquoi : à moi aussi ?

— C’est que…, commença le jeune homme, c’est que je viens de rencontrer Fanchi, charruant ses champs.

— À merveille ! Moi, je viens de passer la matinée en compagnie de sa défunte femme. Elle est entrée paisiblement, comme chez elle. J’ai cru d’abord que c’était quelque voisine. Elle tenait une brassée d’ajonc sec qu’elle a jetée sur l’âtre. Elle a monté d’un cran la marmite que j’avais sans doute suspendue trop bas à la crémaillère. Alors, je lui ai parlé. Elle n’a même pas fait mine de m’entendre. J’ai regardé sa figure de plus près, sous sa vieille coiffe jaunie. J’ai reconnu la défunte de Fanchi. Cela m’a glacé les sangs. Je suis tombée sur ce banc et je n’en ai plus bougé. Si tu avais tardé une heure encore, je crois que la peur m’aurait mangée toute.

Jobic et Monna se rendirent, d’un commun accord, au presbytère du bourg et contèrent au curé leur double cas.

— Avez-vous touché aux écuellées de soupe ? demanda celui-ci.

Ils s’en étaient donné garde,

— Vous avez agi sagement, dit le curé. N’y eussiez-vous touché que du bout des lèvres, vous seriez morts à l’heure qu’il est[186]. Continuez d’avoir même prudence. Le manège de Fanchi et de sa femme pourra durer longtemps encore. Ne vous en inquiétez point. N’ayez même pas l’air de vous en apercevoir. Au jour marqué par Dieu, ils seront sauvés et vous laisseront tranquilles. Tant que l’âme n’a pas accompli sa pénitence, elle doit faire après la mort ce qu’elle avait coutume de faire de son vivant. Ne t’étonne donc point, Jobic, si Fanchi laboure avec toi les champs ; ni vous, Monna, si Gritten, sa femme, persiste à s’occuper avec vous des choses du ménage. Chacun a son lot, en ce monde et dans l’autre. Qui veut vivre en paix ne cherche pas à pénétrer le secret de Dieu.

À partir de ce jour, plus ne tremblèrent ni Jobic, ni Monna. La vieille de Fanchi put croire que c’était elle qui menait l’intérieur de la ferme. Et Fanchi put croire que c’était lui qui faisait pousser de beau froment vert dans ses champs d’autrefois. Et cela dura ce que Dieu voulut.


(Conté par Marie-Anne Offret. — Yvias, 1886.)
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LVIII

Le vieux fileur d’étoupes


C’était à Kéribot, en Penvénan, dans une maison composée d’un rez-de-chaussée et d’un étage. J’occupais le rez-de-chaussée, avec ma femme et mes enfants. À l’étage, demeurait un vieux qui était de son métier fileur d’étoupes.

Ce vieux vint à mourir.

J’étais alors ce que je suis aujourd’hui : un pauvre tailleur de campagne, sauf qu’en ce temps-là, j’étais jeune, actif, et que la besogne ne me faisait jamais défaut. J’en avais même, la plupart du temps, à ne savoir par où commencer. J’étais obligé de passer la plus grande partie de mes nuits à coudre. Ma femme, qui était tricoteuse, me tenait compagnie. On couchait les enfants de bonne heure, et nous vaquions à notre ouvrage, chacun de son côté.

Un soir, que nous veillions ainsi, en silence, ma femme Soëz me dit tout à coup :

— N’entends-tu pas ?

Elle me montrait du doigt le plancher, au-dessus de nos têtes.

Je prêtai l’oreille.

C’était à croire que le vieux fileur était ressuscité, et qu’il recommençait à tourner son rouet, là-haut, dans la chambre. De temps en temps le bruit s’arrêtait, comme si, une fuselée étant terminée, le fileur s’interrompait pour en apprêter une autre. Puis, le ron-ron reprenait de plus belle.

— Charlo, supplia ma femme, toute pâle, allons nous coucher. On m’avait bien dit qu’il n’était pas bon de veiller après minuit, le samedi soir.

Nous nous couchâmes, mais nous ne pûmes fermer l’œil ; la peur nous tenait éveillés, et aussi le bruit du rouet qui ne cessa qu’aux approches du matin.

Le lendemain soir, qui était dimanche, il ne pouvait être question de travailler. Nous fûmes au lit presque aussitôt que les enfants, et cette nuit-là, rien ne troubla notre sommeil.

Mais la nuit du lundi, celle du mardi, et toutes les nuits de la semaine, jusques et y compris celle du samedi suivant, nous eûmes dans les oreilles l’éternel ron-ron. Cela devenait intolérable. Le samedi soir, je dis à ma femme, en me couchant :

— Il faut que ça finisse. Demain, je monterai. Je veux en avoir le cœur net.

Je passai mon après-midi du dimanche à chopiner d’auberge en auberge, à seule fin de me donner du cœur, en sorte que je rentrai pour souper, un peu bu.

Ma soupe m’attendait dans l’âtre. Je la mangeai très vite, et je criai :

— Soëz Chatton, allume-moi une chandelle que j’aille voir ce qu’il faut au vieux stoupêr (marchand d’étoupes) !

— Jamais de la vie, Charlo ! Tu ne feras pas cette chose. Il nous arriverait malheur.

Je suis entêté, quand les verres pleins m’ont passé ailleurs que sous le nez.

J’allumai moi-même la chandelle, et me voilà dans l’escalier… Je n’avais pas grimpé six marches que je restai comme cloué sur place. Il venait de là-haut un vent terrible, un vent glacé qui faillit me jeter bas.

Du coup, toute ma boisson s’évapora et, avec elle, mon courage.

Je redescendis.

— Cela te servira de leçon, me dit ma femme.

Vous me croirez, si vous voulez, mais une année durant, nous nous résignâmes à entendre au-dessus de nous le bruit du rouet, et, au bout d’une année, notre patience n’avait pas lassé le mort. Du reste, nous nous étions faits à notre supplice. Le ron-ron ne nous troublait presque plus. Si même il tardait parfois à se faire entendre, nous en étions comme inquiets. Il nous manquait quelque chose.

Je disais souvent à Soëz :

— Pourvu que le vieux stoupêr ne réveille pas les enfants c’est tout ce qu’il faut.

Mais, en une année, les enfants grandissent. Certain soir, un des nôtres se dressa en sursaut dans son lit :

— Mère, qui est-ce donc qui file ?

Ma femme se précipita vers lui, l’obligea à se recoucher :

— Personne ne file. Rendors-toi.

Et moi, je criai de la table où j’avais coutume de travailler :

— Ce sont les moutons qui font ce bruit dans l’étable.

L’enfant finit par se rendormir.

Tout de même, cela ne pouvait plus durer ainsi. J’allai trouver un fils que le vieux fileur d’étoupes avait laissé, et qui était fermier dans la paroisse voisine, à Plouguiel.

— Ça, lui dis-je, il se passe chez nous des choses étranges. Ton père revient. Il file, file, comme de son vivant, dans son ancienne chambre. M’est avis qu’il a besoin d’une messe. Si tu n’en recommandes pas une à son intention, je le ferai moi-même.

— Il faut que je voie ça, me répondit-il.

Il m’accompagna chez nous, entendit ce que nous entendions.

C’était un honnête chrétien. Au point du jour, il se rendit au presbytère de Penvénan, et recommanda pour son père une messe de six francs. À partir de ce moment-là, nous vécûmes tranquilles. Par exemple, il ne m’arriva plus de veiller le samedi soir plus tard que minuit.


(Conté par Charles Corre, dit Charlo Bipi, tailleur à
Penvénan. — 1885.)
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LIX

L’âme dans un tas de pierres


Si vous avez été au Ménez-Hom, vous avez dû remarquer le « tas de pierres[187] » (Ar Bern-Meïn). Mais vous ne savez peut-être pas son histoire. Je m’en vais vous la conter.

Autrefois, il y avait en Bretagne un roi très puissant qu’on appelait le roi Marc’h[188], parce qu’il était fort comme un cheval. Samson lui-même n’aurait pu jouter avec lui. Le roi Marc’h s’enorgueillissait de sa force ; souvent aussi, il en abusait. C’était un terrible batailleur. Malheur à qui faisait mine de lui résister. Quand il avait envie d’une chose, il ne se gênait pas pour la prendre, surtout quand cette chose était une belle fille qui lui plaisait. Il faut tout dire : le roi Marc’h avait aussi ses bons côtés. Par exemple, il distribuait volontiers l’aumône. De plus, quoiqu’il ne fût pas dévot, il avait une vénération particulière pour sainte Marie du Ménez-Hom. On prétend même que c’est lui qui fit construire la jolie chapelle qui est à mi-pente sur le versant de la montagne, et qui, depuis, est restée dédiée à cette sainte.

Quand il mourut (notez que c’est en pleine orgie qu’il trépassa), le bon Dieu parla de le damner. Mais sainte Marie jeta les hauts cris, et plaida si bien la cause de son fidèle serviteur, que le bon Dieu se laissa fléchir.

— Soit, dit-il, ton roi Marc’h ne sera point damné. Mais son âme devra demeurer dans la tombe, jusqu’à ce que cette tombe soit assez haute pour que, de son sommet, le roi Marc’h puisse voir le clocher de ta chapelle.

Le roi Marc’h, pour être plus près de la sainte, son amie, avait ordonné qu’on l’enterrât au Ménez-Hom. On l’y avait enterré, en effet ; seulement, au lieu de creuser sa tombe dans le cimetière de la chapelle, parmi les morts du commun, on avait jugé plus convenable de lui faire une sépulture à part, sur le versant opposé de la montagne, en sorte qu’entre cette sépulture et la chapelle il y avait un grand dos de lande.

Le bon Dieu, en mettant au salut de l’âme du roi Marc’h la condition que j’ai dite, pensait satisfaire à sa justice éternelle tout en condescendant au désir de sainte Marie. Le roi Marc’h ne serait point damné, il ne serait jamais sauvé non plus.

Oui, mais les saintes ont quelquefois plus de finesse que le bon Dieu, tout Dieu qu’il est.

À quelque temps de là, un mendiant, passant près de l’endroit où avait été enterré le roi Marc’h, rencontra une belle dame qui semblait porter un objet fort lourd dans les plis de sa robe.

Il lui demanda l’aumône.

— Volontiers, répondit la belle dame, mais d’abord faites comme moi. Prenez une de ces grosses pierres qui sont là, dans la lande, et venez la déposer sur la tombe où je vais moi-même déposer celle que je porte.

Le mendiant obéit. La belle dame l’en récompensa, en lui glissant dans la main un louis d’or tout neuf.

Vous pensez si le mendiant remercia.

— Promettez-moi, dit la belle dame, qu’à chaque fois que vous passerez en ce lieu, vous ne manquerez jamais de faire ce que vous avez fait aujourd’hui.

— Je vous le promets.

— Je souhaiterais aussi que vous fissiez la même recommandation à toutes les personnes de votre connaissance qui ont coutume de voyager dans la montagne.

— Je le ferai.

— Au surplus, je puis vous le confier : c’est l’âme du roi Marc’h qui est enfermée ici. Elle sera sauvée le jour où, de ce tas de pierres que nous venons de commencer, elle pourra voir le clocher de la chapelle qui est de l’autre côté du mont. Le roi Marc’h a toujours été bon pour les gens de votre sorte. Rendez-lui du moins en cailloux ce que vous avez reçu de lui en pain et en menue monnaie. Soyez assuré d’ailleurs que sainte Marie vous en saura gré.

Vous l’avez deviné déjà : la belle dame n’était autre que sainte Marie elle-même.

Le mendiant s’acquitta en conscience de la commission de la sainte.

Depuis lors, il s’est écoulé plus de cent ans.

D’année en année, le tas de pierres grandit. Chaque passant y apporte sa pierre. Moi, quand je chemine de ce côté, j’ai soin, dès le pied de la montagne, d’emplir de cailloux mon tablier. Beaucoup de femmes font de même, pour être agréables à sainte Marie. Avant que le tas soit assez élevé, il faudra sans doute attendre bien des années et des années encore. Mais aussi le roi Marc’h sera sauvé pour l’éternité, et sainte Marie aura joué au bon Dieu un tour dont certainement il ne se fâchera point.

Voilà l’histoire du Bern-Meïn[189].


(Conté au Port-Launay, par une mendiante connue sous
le nom de Katic-coz.)
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CHAPITRE VII

Les bons revenants


LX

Le « Vieux » de Tourc’h


Ceci se passait au village de Keranniou, en Tourc’h. Le chef de ménage, le penn-ti s’était marié sur le tard, avait épousé une toute jeune femme, en avait eu sept enfants, et, brusquement, était mort.

D’après son inscription tumulaire, il avait alors soixante-dix ans. Aussi, lorsqu’on évoquait parfois son souvenir dans la maison, ne l’appelait-on jamais que le Vieux, ar pôtr coz.

Vivant, il avait l’humeur gaie, comme c’est l’ordinaire en Cornouailles. Et la mort ne semblait pas l’avoir attristé. Il avait dû enjôler le bon Dieu pour obtenir de lui la faveur de faire son purgatoire dans son ancienne demeure, à Keranniou.

On ne l’y voyait pas, mais on l’entendait toujours rire dans quelque coin.

Il n’était pas de malice qu’il ne fît. Malices innocentes, d’ailleurs, et qui ne tiraient pas à conséquence.

Il se plaisait surtout à taquiner Thérèse, une jeune servante, entrée dans la maison depuis sa mort, et pour laquelle il s’était pris d’affection, sans doute parce qu’elle avait un caractère tout pareil au sien et qu’elle riait à gorge déployée du matin au soir ; peut-être aussi parce qu’elle était très bonne, très patiente, avec les enfants, les sept enfants qu’il avait laissés et dont les deux derniers étaient encore en bas âge.

De son vivant, le Vieux aimait beaucoup le cidre. Maintenant il faisait sa pénitence de mort, en montant la garde autour des pommes qu’on entassait à Keranniou, au bas-bout de la maison, derrière des claies de paille tressée.

Vous connaissez le proverbe. Mab e tad eo Cadiô, « Cadiou est fils de son père ». Le Vieux ayant aimé le cidre, ses enfants raffolaient des pommes.

Sans cesse, ils criaient, pendus aux jupons de Thérèse :

— Thérèse, attrape-nous des pommes !

Thérèse faisait semblant de les repousser, mais se dirigeait tout de même du côté des pommes.

— Vieux, disait-elle en riant, laisse m’en prendre une pour chacun des petits.

Le Vieux riait aussi, et la laissait prendre. Par exemple, il avait soin de compter à mesure :

— Une ! Deux ! Trois ! Quatre ! Cinq ! Six ! Sept ! Après la septième, il mettait le holà… Vous pensez bien que les pommes étaient déjà mangées et qu’on en réclamait d’autres.

Thérèse usait alors d’un stratagème. Elle allait quérir une gaule munie à son extrémité d’une épingle sans tête. Et avec la gaule elle fourrageait dans le tas de pommes, et elle en amenait une, puis deux, puis vingt autres ; le Vieux faisait mille parades vaines, et rageait, sans pouvoir s’empêcher de rire.

— Je te revaudrais cela, Thérèse ! criait-il.

Quelquefois il parvenait à s’emparer du bout du bâton.

— Allons ! Vieux, lâche donc, disait Thérèse. C’est pour les petits !

Et elle tirait, elle tirait sur l’autre bout.

— Oui ! Oui ! ricanait le Vieux.

Et il se raidissait si fort que ses vieilles joues flasques et jaunes en devenaient toutes rouges, toutes gonflées.

Puis, brusquement, il lâchait tout. Thérèse qui ne s’y attendait point, tombait à la renverse. Et le Vieux de rire, de sa petite voix flûtée, de sa petite voix grêle :

— Hi ! Hi ! Hi ! Hu ! Hu ! Hu !

C’était un drôle de vieux.

Il arrivait souvent que Thérèse ne retrouvait plus ses vaches dans le champ où elle les avait menées, le matin, ni ses porcs dans les garennes[190] où elle les avait lâchés.

— Allons ! c’est encore un tour du Vieux, pensait la petite servante.

Elle faisait mine de chercher, pendant quelque temps, grimpait sur les talus pour voir plus au loin, puis sautait à bas, dans le champ ou dans le chemin, en criant à haute voix, avec une moue de dépit :

— Que sont encore devenues ces vilaines bêtes ?

Ce manège lui réussissait toujours. Un éclat de rire chevrotant sortait soudain d’une touffe de genêts ou d’un buisson de lande. Et la tête du Vieux apparaissait, épanouie dans une folle grimace.

— Vieux, viens m’aider à chercher les bêtes, disait alors Thérèse.

Le Vieux la plaisantait, la traitait d’écervelée, de petite propre-à-rien, et finalement la conduisait où étaient les vaches ou les porcs. Il n’avait pas de peine à retrouver les animaux perdus, puisque c’était lui-même qui les égarait.

Le jeudi soir, on faisait des crêpes à Keranniou comme dans la plupart des fermes bretonnes, en vue des deux jours maigres, du vendredi et du samedi.

On installait une crépière dans chaque foyer ; l’une, dans la cuisine, était réservée à la servante principale ; Thérèse vaquait à l’autre, dans la pièce qu’on appelle le bas-bout (Ar penn-traon), et qui sert d’ordinaire de lieu de débarras.

La servante principale, plus âgée que Thérèse, était aussi plus experte. Elle avait une dextérité merveilleuse pour étendre la pâte avec la raclette et retourner la crêpe, déjà couleur d’or, avec l’éclisse. On s’étonnait que le Vieux, grand amateur de crêpes au temps où il en pouvait manger, ne vint pas de préférence s’asseoir auprès d’elle. Mais même sur ce chapitre il demeurait obstinément fidèle à Thérèse. Il trouvait, il est vrai, à se régaler à sa façon, en plaisantant la fillette sur sa gaucherie.

— Encore une de manquée, belle fille !… Voyez donc, elle a plus de trous que le fond de culotte d’un mendiant… C’est ça, cousons-y des morceaux… Mais tu ne sais pas plus ravauder, je crois, que tu ne sais faire le neuf… C’est cela : change de méthode… Voici maintenant que la crêpe va être aussi épaisse qu’une vilaine bouse de vache…

Et le Vieux de rire, de rire à se tordre :

— Hu ! Hu ! Hu ! Hi ! Hi ! Hi !

Thérèse aussi riait, avec sa belle humeur inaltérable. On s’en donnait à cœur joie dans le bas-bout, et ce n’était tant pis que pour les crêpes qui, pendant ce temps-là, se faisaient à la grâce de Dieu.

— Ça, disait Thérèse au Vieux, en lui rendant taquinerie pour taquinerie, pour combien de temps vous a-t-on donné congé dans l’autre monde ?

— Tu commences à en avoir assez de moi, peut-être.

— Oh ! assurément. Vous n’êtes pas sérieux, pour un mort. En vérité, pour ce que vous êtes venu faire ici, vous auriez aussi bien pu rester là-bas.

— Tu parles comme une sotte de ce que tu ne sais pas.

— Ou, comme une curieuse, de ce que je voudrais savoir. Si vous étiez bien gentil, Vieux, vous me diriez pourquoi vous êtes revenu de si loin et jusques à quand cela doit durer.

Elle parlait ainsi d’un ton moitié câlin, moitié comique.

Le Vieux répondait alors, sentencieusement :

— Il faut que ce qui doit être soit. Vivant ou mort, on doit remplir sa destinée.

Et, pour changer de conversation, il ajoutait avec sa jovialité ordinaire :

— Puisque c’est ton lot de faire des crêpes, si tu ne les fais pas bien de ton vivant, crois que tu l’en repentiras, après ta mort.

Le Vieux avait d’autres amusements.

Par exemple, il lui arrivait de passer les après-midi à jouer à la boule. Un soir, un pillawer de La Feuillée[191], qui était en tournée dans la région, vint demander à loger à Keranniou.

Ce pillawer avait entendu parler du pôtr coz.

Les pillawers sont gens habiles, mais ils ont tort de se croire plus d’esprit encore qu’ils n’en ont. Celui-ci, après avoir bourré de tabac à chiquer et allumé au foyer sa petite pipe en terre noire, dit à Thérèse qu’il ne serait pas fâché de faire un brin connaissance avec ce Vieux dont on parlait tant.

— Ma foi, il est en train de jouer à la boule, là-haut, dans le grenier. Allez l’y voir. Seulement je vous avertis qu’il n’aime pas beaucoup qu’on le dérange.

— Laissez faire, répartit le pillawer, d’un air d’importance goguenarde ; j’en ai roulé de plus fins que ce bonhomme. Je vais me proposer à lui comme partenaire.

— Prenez garde ! À votre place, je me tiendrais tranquille.

Mais le pillawer était déjà dans l’escalier…

Quand il redescendit, il n’était plus qu’un paquet de chair meurtrie. On le soigna à la ferme. Il fut un mois à guérir.

Dès qu’il fut hors de danger, Thérèse n’eut rien de plus pressé que de se gausser de lui joliment.

— Qu’est-ce que je vous disais, mon pauvre cher homme !… Voilà votre tournée perdue maintenant. Vous rentrerez chez vous, le sac vide et le corps en piteux état. Ne racontez pas votre histoire aux gars de La Feuillée : ils vous trouveraient la mine d’un sot. Mais, dites-moi du moins comment les choses se sont passées.

Le pillawer lui fit ce récit d’un ton geignard. Ah ! il s’en souviendrait, de cette leçon ! Il avait donc proposé au Vieux de jouer à deux. « Fort bien, avait répondu le Vieux, je serai le joueur, toi, la boule. » Et de vous empoigner mon pillawer, et de vous le pétrir, en quelques tours de mains, comme une simple boulette, et de le lancer d’un bout de la pièce à l’autre. « Roule, pillawer ! » Heureusement que la porte du grenier était restée ouverte, et que le pillawer avait eu la chance de l’enfiler. On le ramassa en bas, dans l’état que l’on sait.

L’année suivante, il reparut à Keranniou, qui était une maison hospitalière. Naturellement, il ne souffla mot du pôtr-coz. Il ne demandait pas mieux, cette fois, que de rester bien coi, sur le banc de l’âtre, à fumer sa petite pipe en terre noire. Mais il ne fut pas plus tôt assis qu’il fut bousculé dans le feu. Il s’en fallut de peu qu’il n’y rôtît. Il se releva, alla s’asseoir près de la table. Mais alors des mains invisibles lui pincèrent les cuisses jusqu’au sang et des paires de gifles se mirent à pleuvoir sur ses joues, au point qu’elles en étaient toutes marbrées. Il dut s’enfuir au plus vite. Depuis il n’osa même plus passer sur les terres de la ferme.

Le Vieux fit longtemps des gorges chaudes de cette aventure.

C’était vraiment un farceur que ce Vieux.

La nuit venue et les prières dites en commun, je vous assure que c’était à qui se fourrerait le plus prestement au lit, dans le manoir de Keranniou. Car le dernier couché recevait sur le derrière une si formidable claque qu’il ne pouvait guère ensuite reposer qu’à plat ventre[192]. Ce terrible Vieux vous imprimait sa paume et ses cinq doigts dans la peau. L’endroit, qui était aussi l’envers, en restait endolori pendant toute une semaine.

Sur ces entrefaites, Thérèse, qui était devenue une belle et forte fille, quitta la ferme pour se marier. Les enfants ayant grandi et pouvant désormais se passer de soins, la veuve de Keranniou ne jugea pas à propos de la remplacer. La servante principale, moyennant une faible augmentation de gages, se chargea de toute la besogne. Pôtr-coz ne l’aimait pas. Elle était grignouse, c’est-à-dire revêche. Toujours grognant, geignant, rechignant. Ce fut une tout autre chanson. Ou plutôt, Thérèse partie, il n’y avait plus de chanson du tout. Adieu le bon temps ! Le Vieux en devint fort maussade. On voyait bien qu’il ne cherchait qu’une occasion de jouer un mauvais tour à la servante principale désormais l’unique. Elle la lui fournit elle-même.

Le Vieux, ai-je dit, prenait grand plaisir à regarder faire des crêpes.

Comme on n’en faisait plus que dans l’âtre de la cuisine, c’est là qu’il vint s’installer désormais, près de la servante que nous appellerons, si vous voulez, Môn. Celle-ci, dès la première fois, l’accueillit assez mal. À la seconde, elle lui signifia durement qu’elle ne tolérerait plus sa présence. Le Vieux n’était pas homme à se déconcerter. Le troisième jeudi, il était encore à son poste. Pour le coup, Môn enragea.

Elle grommelait :

— Il m’ennuie, ce Vieux. Il est là qui me regarde tout le temps avec son œil en dessous… Mais je m’en vais lui faire passer le goût des crêpes.

Comme elle en retournait une, sur son éclisse, elle la retira vivement, et l’appliqua toute brûlante sur ta figure du Vieux.

Le pauvre bonhomme hurla de douleur.

Il se mit à sauter et à courir à travers la maison comme un chat qu’on vient d’échauder. Puis il enfila la porte et disparut dans les champs.

La servante se félicitait déjà d’avoir pour jamais débarrassé la ferme de cet hôte inquiétant.

À vrai dire, ce soir-là, on put se coucher en paix. Personne ne reçut de tape sur la fesse. Môn jubilait, en s’étendant entre ses draps. Elle s’endormit toute joyeuse. Tout à coup, il lui sembla, dans son sommeil, que ses draps devenaient durs comme des planches, et qu’entre celui de dessus et celui de dessous elle était pressée comme un grain de froment entre deux meules. Elle ouvrit les yeux. Quelle ne fut pas sa stupéfaction, quand elle se retrouva debout et à demi écrasée entre le pied de son lit et le flanc de l’armoire voisine !

Elle cria au secours.

Les gens de la ferme, réveillés en sursaut, accoururent et la délivrèrent. Elle avait tout le corps meurtri ; sa vie durant, elle clocha des hanches.

La maîtresse de Keranniou, la veuve du Vieux, lui dit, quand son effroi fut un peu passé :

— Souvenez-vous de ceci, Môn. Il ne faut pas manquer aux morts.

Cette veuve, qui se nommait Catherine, était une petite femme très douce, assez timide, et qui était restée faible de santé à cause des nombreux enfants qu’elle avait eu coup sur coup. On s’étonnait dans le pays qu’elle ne se remariât point. Elle n’était pas de taille à mener seule une exploitation aussi importante que celle de Keranniou.

D’aucuns prétendaient que le bon Dieu avait pris pitié d’elle, et expliquait ainsi le retour du Vieux à la ferme, après sa mort.

Il y avait peut-être de cela, mais ce n’était pas la grande raison.

On le sut plus tard.

Un matin, Catherine se rendit au presbytère de Tourc’h. La gouvernante du recteur, la « carabassenn », lui trouva l’air pâle, la mine plus souffreteuse qu’à l’ordinaire.

— Je voudrais parler à M. Dénès, murmura la pauvre femme, en s’affaissant sur une chaise.

M. Dénès, c’était le recteur, un brave homme de prêtre. Il fit entrer la veuve de Keranniou dans la salle à manger et ferma soigneusement la porte. Il pressentait qu’elle avait à lui faire quelque grave confidence.

La veuve ne fut pas plus tôt seule avec lui qu’elle fondit en larmes. Le recteur la laissa pleurer, puis l’encouragea doucement.

— Dites-moi votre peine, Katic ; cela vous soulagera, j’en suis sûr.

— Jamais je n’oserai, monsieur Dénès. C’est si invraisemblable, si surnaturel !

Elle finit par oser. Elle se confessa, non sans rougir de honte. Voilà : elle se sentait enceinte. Elle pouvait jurer ses grands dieux pourtant que pas homme vivant n’était entré dans son lit, depuis la mort du Vieux. Mais, à diverses reprises, elle avait vu le Vieux lui-même s’étendre à côté d’elle. Elle aurait bien voulu se refuser. Elle lui avait obéi par peur. Il disait que Dieu l’ordonnait, qu’il n’était revenu que pour cela, parce qu’il n’avait pas fait son compte d’enfants

— Il faut que ce qui doit être soit, prononça le recteur, quand elle eut tout raconté. Allez en paix, ma fille. Vous n’avez fait que votre devoir.

— Hélas ! monsieur le recteur, comment serais-je en paix ? Les mauvaises langues vont tourner comme des roues de moulin. Je suis une femme perdue. On ne croira pas ce qui est…

En effet, dès que sa grossesse fut visible, tout le monde la hua. On l’accusa de s’être livrée au charretier. On la flétrit, on la vilipenda.

De guerre lasse, elle retourna au presbytère.

— Monsieur le recteur, donnez-moi, je vous prie, l’absolution finale. Je n’en peux plus. Je suis résolue de mourir.

— Attendez jusqu’à dimanche, Katic, et venez à la grand’messe.

Elle eut le courage d’y venir et de gagner son banc, malgré les yeux hostiles qui la dévisageaient, malgré les vilaines choses qui se chuchotaient à mi-voix sur son passage.

Après l’évangile, le recteur monte en chaire, pour le prône.

« — Paroissiens, dit-il, quiconque juge mal en ce monde sera mal jugé dans l’autre. Il y a ici une femme à qui vos calomnies font faire son purgatoire en cette vie. Mais je vous dis, moi, que, si vous n’y prenez garde, vous vous damnerez à cause de ce que vous racontez d’elle. En vérité, vous vous acharnez comme des chiens pleins de rage après la jupe d’une honnête femme… Katic de Keranniou, relevez votre front. C’est à ceux qui médisent de vous de baisser la tête… »

À partir de ce jour, on laissa la veuve tranquille. Elle accoucha d’un enfant chétif, mais qui ressemblait à tous les autres enfants, sauf ce détail qu’il n’avait pas d’yeux dans ses orbites.

Il avait en revanche une intelligence extraordinaire. On le mena baptiser. Quand on le rapporta à la ferme, il se mit à parler comme un homme et dit à sa mère combien de verres et quelles espèces de liqueurs les gens du baptême avaient bus à l’auberge du bourg.

Les personnes présentes en demeurèrent tout ébaubies. Elles comprirent alors que le recteur avait eu ses raisons pour parler comme il l’avait fait. Il ne fut plus bruit dans la contrée que du nouveau-né de Keranniou.

Le soir du jour où il naquit, on vit arriver le Vieux qui n’avait plus reparu à la ferme depuis l’incident de la crêpe. Non qu’il s’en fût éloigné. On l’avait maintes fois aperçu rôdant aux environs, dans les « garennes » abandonnées. Souvent aussi sa tête s’était montrée derrière le vitrage de la fenêtre. Mais il n’avait plus franchi le seuil.

Ce soir-là, il reprit sa place au foyer, du côté où se trouvait le berceau, contre le lit de la mère. Il y passa les journées et les nuits. Dès que l’enfant pleurait, il se précipitait pour le bercer. C’était une chose qu’il n’avait guère faite de son vivant. Aussi avait-il le mouvement un peu brusque. Il appuyait parfois sur le rebord du berceau comme s’il se fût agi de peser sur un mancheron de charrue. L’enfant alors le calmait :

Doustadic, pôtr-coz, doustadic ! (Doucettement, Vieux, doucettement !)

L’enfant vécut sept mois ; il causait à merveille et avait l’air de tout voir, malgré ses orbites creux.

Un matin, on le trouva mort dans sa couchette. Le Vieux l’accompagna jusqu’au cimetière et, à partir de ce moment, ne donna plus de ses nouvelles. Il attendait, dit-on, que l’enfant le conduisît au paradis par la main[193].


(Conté par Marie Hostiou. — Quimper.)
_______


LXI

Jean Carré


Jean Carré était un pauvre orphelin, resté sans père ni mère, à l’âge de trois ou quatre ans. Mais il avait une marraine qui était riche et n’était pas mariée. Elle prit son filleul avec elle, et le fit élever dans sa maison comme s’il eût été son enfant. Quand il fut en âge de faire ses études, elle le mit au collège. Jean Carré aurait pu, tout aussi bien qu’un autre, devenir prêtre ou notaire. Mais il était né aventurier. Vers sa dix-neuvième année, quand il revint en vacances, il dit à sa marraine :

— Si vous m’aimez, vous ne me renverrez plus au collège.

— Tu as donc pris les livres en dégoût ?

— Je n’ai pas pris les livres en dégoût, marraine. Ce qui me déplaît, c’est d’être toujours assis, dans une salle où je m’ennuie.

— Quel état comptes-tu donc prendre, mon enfant ?

— Je voudrais être marin.

— Très bien, Jean Carré, dit la marraine. J’eusse préféré te voir établi près de moi. Mais je me suis promis de ne pas contrarier ta vocation. Tu veux être marin : sois marin. Je vais de ce pas te faire construire un solide bâtiment ; car je n’entends pas que mon filleul s’engage en qualité de simple matelot. Je tiens à ce que tu passes d’emblée capitaine. Tu choisiras toi-même ton équipage.

Quoique Jean Carré n’eût pas beaucoup travaillé au collège, il en savait cependant assez pour être reçu capitaine. Il prit son brevet, en attendant que le navire fût lancé.

Le jour du lançage, Jean Carré dit à celle qui avait toujours été si bonne pour lui :

— Vous êtes ma marraine. Soyez aussi la marraine de mon bateau.

On inscrivit donc sur l’arrière du bâtiment le nom de Barbaïka. Car ainsi s’appelait l’excellente femme.

Je ne vous dirai point si le navire était une goélette ou un trois mâts. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il faisait honneur au chantier d’où il était sorti. De même, il pouvait se vanter d’avoir en Jean Carré un capitaine comme il s’en rencontre peu.

Voilà les voiles au vent et la Barbaïka en pleine mer. Dieu lui donne heureuse traversée !

Jean Carré avait résolu de faire dans la Méditerranée une campagne de deux ans.

Pendant les seize premiers mois, tout se passa à merveille. Beau temps, belle mer, bonne brise.

— Ce n’est pas le tout, dit un jour le jeune capitaine à son équipage. Vous devez avoir hâte de revoir le pays. Nous allons maintenant mettre le cap sur la Basse-Bretagne.

Ainsi fut fait.

Déjà la terre bretonne s’élevait à leurs yeux du fond de l’horizon.

— À genoux ! commanda Jean Carré, et remercions Dieu d’avoir béni notre voyage.

Mais une voix de matelot lui répondit de la vergue du grand mât :

— Le plus dur est encore à passer, capitaine. Je vois venir sur nous un navire qui ne promet rien de bon.

Jean Carré braqua sa longue-vue dans la direction indiquée.

— En effet, dit-il, nous allons avoir affaire à un « pilleur de mer ». Ohé ! les gars, tenons-nous prêts !

La Barbaïka hissa pavillon, mais le pilleur de mer continua de lui courir dessus, sans répondre à sa politesse.

— C’est bon ! gronda Jean Carré. Celui-ci a besoin qu’on lui donne une leçon. Il l’aura, et il la paiera cher.

Il avait à son bord une douzaine de pièces de canon de gros calibre, car la marraine avait bien fait les choses. Les douze pièces partirent à la fois. Le pilleur de mer, qui se croyait en présence d’un simple navire marchand, ne s’attendait pas à être bonjouré de la sorte. Il tourna trois fois sur lui-même, et coula.

Jean Carré n’était pas un mauvais homme. Il ordonna de mettre les chaloupes à l’eau, et sauva tout ce qu’il y avait de vivant sur le navire ennemi.

Or, les pirates avaient avec eux soixante jeunes filles remarquablement belles.

— D’où avez-vous eu ces filles ? demanda Jean Carré au chef des pirates.

— Nous les avons enlevées.

— Et où les emmeniez-vous ?

— J’allais les vendre.

Parmi ces beautés, se trouvait une princesse qui paraissait avoir au plus dix-sept ou dix-huit ans. Elle était fraîche, rosée, blonde, les yeux aussi limpides que le ciel. Elle avait avec elle sa femme de chambre qui ne la quittait jamais.

— Combien me vendriez-vous cette jeune princesse ? demanda Jean Carré.

— Puisque vous nous avez sauvés, je vous la céderai pour mille écus.

— Et la femme de chambre ?

— Je vous la donnerai par-dessus le marché. Seulement vous nous débarquerez sains et saufs au premier port.

— Marché conclu ! dit Jean Carré, et il paya incontinent les mille écus.

Au premier port, il débarqua les pirates sains et saufs.

Puis il fit voile vers le port où il devait désarmer. Là, il logea la princesse et sa femme de chambre dans le meilleur hôtel, les recommandant aux bons soins de l’hôtesse. Quant à lui, il se fit seller un cheval et piqua droit vers le manoir où demeurait sa marraine. Vous pensez si celle-ci le reçut à bras ouverts.

— Eh bien ! quoi de nouveau ? lui demanda-t-elle, après l’avoir étreint sur son cœur.

— Pas grand’chose, si ce n’est que j’ai fait un achat.

— Lequel ?

— J’ai peur qu’il ne soit pas de votre goût.

— Mais encore ?

— Accompagnez-moi, et vous verrez.

La marraine ne se fît pas prier. Arrivée à l’hôtel, elle vit la princesse et se prit pour elle d’une vive amitié.

— À quand la noce ? dit-elle, en se tournant vers Jean Carré.

— Quand il vous plaira, marraine.

— En ce cas, le plus tôt possible.

Quinze jours après, le mariage eut lieu. Croyez que ce fut une belle noce. Au bout de treize mois, la princesse accouchait d’un fils à qui l’on donna les noms de Jean-Barbaïk.

Le père, Jean Carré, vécut deux ans près de sa marraine, de sa femme et de son enfant, uniquement occupé de les aimer tous les trois. Mais, dans le cours de la troisième année, il commença à prendre un air d’ennui.

— Il te manque quelque chose, lui dit un jour sa marraine.

— Oui, il me manque la mer.

— Y songes-tu ? abandonner la femme, ton fils ! Je ne te parle pas de moi qui ne suis que ta marraine.

— Que voulez-vous ? Je ne suis pas fait pour vivre les pieds au feu, comme tant d’autres. Laissez-moi accomplir encore un voyage. Je vous reviendrai ensuite, et je ne vous quitterai plus.

— Tu jures au moins que ce voyage sera le dernier ?

— Je le jure.

— Pars donc.

Le soir même, la marraine annonça à la princesse que Jean Carré, pour la dernière fois, allait reprendre la mer.

— Eh bien ! dit la princesse, puisque cependant vous partez, faites peindre mon portrait, celui de notre enfant et celui de ma femme de chambre sur la poupe de votre navire. Il ne vous sera pas difficile, soit à l’aller, soit au retour, de relâcher dans le port de Londres. Relâchez-y, pour l’amour de moi. Là, vous amarrerez votre bâtiment au quai, non point par le nez, comme c’est l’usage, mais par derrière, de façon que les trois portraits puissent être vus des gens qui seront à terre. C’est tout ce que j’exige de vous. Je pense que vous m’accorderez cette satisfaction en échange du chagrin que vous me causez en partant.

— Je vous l’accorderai, répondit Jean Carré.

Et, à l’aller, il ordonna en effet à ses matelots de relâcher dans le port de Londres. Le navire y fut amarré au quai, comme l’avait souhaité la princesse.

Or, le roi et la reine d’Angleterre avaient un grand jardin dont la terrasse dominait le quai, et d’où ils assistaient à toutes les entrées comme à toutes les sorties de navires.

— Hum ! dit, ce matin-là, le roi à la reine, vois-tu ce bâtiment qui vient d’arriver.

— Oui !… pourquoi ?

— Ne remarques-tu pas qu’il a le derrière là où il devrait avoir le nez ?

— Si bien.

— Il faut que ce soit un fameux imbécile qui le commande. Descendons de la terrasse. Je veux l’aller trouver de ce pas. Il ne sera pas dit qu’un navire aura été impunément amarré d’aussi sotte façon à mon quai de Londres.

Le roi était très en colère.

— Quel est l’idiot de capitaine qui commande ici ? demanda-t-il, quand il fut près de la Barbaïka.

— Il s’appelle Jean Carré, répondit le mousse. Mais si vous avez à lui parler, vous ferez bien de vous montrer plus poli, car il a l’oreille chatouilleuse.

Pendant ce colloque, la reine dévisageait, avec curiosité d’abord, puis avec étonnement, les figures peintes à l’arrière du navire.

— Au lieu de te fâcher, dit-elle à son mari en le tirant par le bras, regarde donc ces trois portraits. Ne jurerait-on pas que celle-ci est notre fille, et celle-là sa femme de chambre ? Par exemple, je ne m’explique pas comment cet enfant se trouve entre elles deux. Tout ceci est bien étrange. Informe-toi poliment auprès du capitaine. Si tu t’emportes, nous n’apprendrons rien. Tu devrais savoir que quand tu es en colère, tu ne fais que des bêtises.

Justement, Jean Carré venait de paraître sur le pont.

— Pardon, monsieur le capitaine, dit le roi, en soulevant son chapeau, seriez-vous assez aimable pour me dire comment ces portraits sont tombés en votre possession ?

— Parbleu ! c’est moi qui les ai fait faire.

— Mais, les originaux, alors ?

— Celle-ci est ma légitime épouse, celle-là sa femme de chambre. Quant à l’enfant, je me vante d’être son père.

— Comment ! celle-ci est votre légitime épouse ! s’écria la reine ; embrassons-nous donc, car vous êtes mon gendre.

— Embrassez-moi aussi ! s’écria le roi.

— Du diable, fit Jean Carré, si je m’attendais à avoir de la famille dans la ville de Londres !

Il n’en embrassa pas moins le roi et la reine.

Puis il leur raconta comment il avait acheté leur fille à un pirate, et comme quoi il en avait fait sa femme.

— Tout est bien, dit le roi, du moment que notre fille est vivante. Voici plus de deux ans que nous la pleurions comme morte. Ça, mon gendre, vous allez passer quelque temps auprès de nous, afin que nous fassions plus ample connaissance. Je veux que vous logiez dans mon palais. Votre second vous remplacera dans le commandement du navire. Je me charge de l’entretien de l’équipage.

— Soit ! répondit Jean Carré. Et il suivit au palais ses beaux-parents. Deux mois durant, il mena large vie. Le roi tint à honneur de lui faire visiter tout le royaume, et pas à pied, je vous le promets.

Un jour qu’ils arrivaient dans une grosse bourgade, ils trouvèrent les rues pleines de monde.

— Que signifie tout ce rassemblement de peuple ? demanda Jean Carré.

Ils s’avancèrent jusqu’au cœur de la foule. Un spectacle horrible s’offrit à eux. Deux robustes gaillards traînaient un cadavre, en le tirant chacun par une jambe. La tête du supplicié sonnait sur le pavé, sourdement. La populace lui jetait de la boue, à poignées.

— En quel pays sommes-nous donc ! s’écria Jean Carré d’une voix de tonnerre. Est-ce là le respect que l’on doit à un mort ?

Un des deux hommes qui traînaient le cadavre répondit :

— Celui que voici n’avait pas payé ses dettes avant de mourir. C’est pourquoi nous le traitons de la sorte. Cela s’est toujours fait, parmi nous, et cela se fera toujours. Les mauvais débiteurs sont comme la mauvaise herbe. Il ne suffit pas qu’ils meurent. Il faut que leur exemple ne puisse pas porter graine. Ce que vous voyez n’est rien encore. Lorsque nous aurons halé cet homme jusqu’à une carrière qui est là-bas, nous le couperons en morceaux aussi menu que chair à pâté, et, ces morceaux, nous les éparpillerons, pour qu’ils deviennent promptement la pâture des animaux sauvages et des oiseaux de proie.

— En Basse-Bretagne, grommela Jean Carré, c’est vous que l’on mettrait en pièces. À combien se montaient donc les dettes que ce malheureux a laissées après lui ?

— À cent francs.

— Eh bien ! les voilà, vos cent francs ! Au moins sa dépouille m’appartient-elle ?

— Oui, et libre à vous d’en faire ce qu’il vous plaira.

— Je la ferai enterrer pompeusement, afin de vous montrer, à vous autres Anglais, comment les Bretons traitent les morts.

Le roi était là qui écoutait, mais qui n’osait rien dire, ne voulant pas être désagréable à ses sujets, encore moins à son gendre.

Jean Carré fit faire l’enterrement, suivant les usages du pays, et en régla tous les frais. Puis il commanda aux tailleurs de pierre les plus renommés une tombe magnifique sur laquelle furent inscrits le nom du mort et le sien.

Le roi, un peu inquiet, lui dit :

— Nous pourrions peut-être nous en retourner maintenant du côté de Londres ?

— Ma foi, oui ! répondit Jean Carré. Ce que nous venons de voir ici ne m’engage nullement à poursuivre.

Ils rebroussèrent chemin.

De retour à Londres, Jean Carré annonça à ses beaux-parents qu’il commençait à trouver le temps long, depuis si longtemps qu’il n’avait vu sa femme. Il avait grande hâte aussi de rentrer à bord de la Barbaïka.

— Vous partirez, lui dit le roi, mais non sur le navire qui vous a amené. Rappelez-vous que vous êtes mon gendre. Le gendre du roi d’Angleterre ne saurait voyager sur un navire de trois cents tonneaux, comme un simple maître au cabotage. Je vais donner l’ordre à mon escadre de se tenir prête. Elle sera toute à votre disposition. L’amiral en chef lui-même ne sera vis-à-vis de vous que comme un matelot par rapport à son capitaine.

Aux yeux de Jean Carré, toute l’escadre du roi d’Angleterre, avec ou sans amiral, ne valait point la Barbaïka. Mais, au moment de quitter beau-père et belle-mère, il ne voulut pas leur causer de chagrin.

Il s’embarqua donc sur le vaisseau-amiral.

De quoi il eut à se repentir amèrement.

À bord de ce vaisseau-amiral, il y avait comme pilote un grand juif, assez bel homme, mais que je n’eusse pas acheté deux liards.

Le soir du premier jour de traversée, Jean Carré ne fut pas peu surpris de voir que les autres bâtiments de l’escadre gagnaient de vitesse celui qu’il montait. C’était cependant un fier navire, merveilleusement gréé.

— Ça, dit-il au juif, d’un ton courroucé, d’où vient que nous marchons à la traîne ? Le bateau a tout ce qu’il faut pour « aller de l’avant ». Vous êtes un mauvais pilote !

— Je ne suis pas un mauvais pilote. Comment gouverner, quand le gouvernail n’est pas à sa place ?

— Vous me ferez quinze jours de fers. Le gouvernail était bien à sa place, quand nous avons appareillé.

— Jugez-en vous même !

— C’est ce que nous allons voir.

Comme Jean Carré se penchait pour voir, le juif le saisit par les pieds et lui fit faire la culbute par-dessus bord.

— Au secours ! Au secours ! cria le pauvre capitaine. Hélas ! il ne lui restait qu’à périr lamentablement. La mer était grosse. Il roulait, à moitié enseveli, dans l’entre-deux des lames. Le juif avait si lestement fait son coup que personne, ne s’était aperçu de la disparition du gendre du roi. D’ailleurs, l’amiral se fût assez peu soucié de le repêcher. Il n’était déjà que trop vexé d’avoir à obéir à un simple capitaine de la marine bretonne.

Le vaisseau continua donc sa route, comme si de rien n’était.

— Il faut mourir ! se dit Jean ; et, en attendant d’être englouti, il se mit à réciter une courte prière.

En ce moment, une haute vague le souleva.

Il jeta autour de lui, sur la grande mer, le regard désolé de ceux qui sombrent.

Et voici qu’il vit venir vers lui, marchant sur les flots, la silhouette d’un homme. Et l’homme lui dit, d’une voix douce :

— Ne sois plus navré, mon pauvre Jean ! S’il y a des gens qui trahissent, il y en d’autres qui se souviennent.

— Comment ne serais-je pas navré ? Je n’embrasserai plus ni ma marraine, ni ma femme, ni mon fils ! Je leur avais promis, en les quittant, que ce voyage serait le dernier. Je ne croyais pas si bien dire !

— Prends courage ! Je viens pour te sauver.

L’homme surnaturel tendit la main à Jean Carré.

— Monte sur mon dos, dit-il.

Jean Carré obéit.

L’homme se mit de nouveau à marcher sur la mer. Il cheminait dans le creux des vagues, comme un laboureur dans un sillon.

Il emporta ainsi Jean Carré jusqu’à une île rocheuse, mais verte, dont nul capitaine n’avait jamais eu connaissance. Il l’y déposa à l’ombre d’un arbre de palmes.

— Là, camarade, lui dit-il. Ce que tu as de mieux à faire pour le moment, c’est de sécher tes habits. Vois, le soleil est chaud. Dans une heure ou deux tu n’auras plus un fil de mouillé, et tu auras pris quelque repos, Nous continuerons alors notre route.

— À votre gré.

Le chemineur-de-mer disparut. Jean Carré, resté seul sous les hautes palmes qu’agitait une brise douce, ne tarda pas à s’endormir.

Ne troublons pas son sommeil !…

Pendant ce temps, l’escadre du roi d’Angleterre voguait à pleines voiles vers les côtes de Basse-Bretagne.

À mesure qu’on en approchait, l’amiral se sentait ennuyé grandement. Que dire à la princesse ? Comment lui révéler la chose fatale ? Il y a, même pour les amiraux, des passes difficiles. Celui-ci n’était pas fâché de la disparition de Jean, mais il déplorait d’avoir à l’annoncer. Quant au juif, il affectait un air navré. Au fond de son cœur, il jubilait.

Lorsqu’on eut abordé, la flotte hissa le drapeau noir. La princesse qui se promenait dans ses domaines, avec son enfant sur les bras, aperçut au loin cette forêt de mâts et de vergues, ainsi que les flammes de deuil qui flottaient à leurs drisses.

Elle tomba à genoux, l’âme frappée d’un pressentiment. À ce moment, l’amiral s’avançait vers elle, chapeau bas.

— Princesse, commença-t-il…

— Inutile de poursuivre, Jean Carré est mort, n’est-ce pas ?

— Comme vous dites, princesse !

— Retournez donc au pays d’où vous venez.

— Sans vous ?

— Devant la grande mer, je fais ce serment. Rapportez-le à mon père. Je jure de ne retourner en Angleterre que lorsque la mort m’aura réunie à Jean Carré !

Ce soir même, l’amiral reprenait le large.

Mais le juif, lui, avait déserté.

À la trouble-nuit, comme les vaisseaux avaient déjà dépassé la ligne bleue de l’horizon, il faisait son entrée au manoir de Kerdéval où demeuraient ensemble la marraine de Jean Carré et sa veuve.

Il les trouva qui pleuraient enlacées.

— Faites excuse, dit-il dès le seuil, moi seul, je sais comment celui que vous pleurez a péri. J’ai vu l’amiral le jeter par-dessus bord.

Et il se prit à larmoyer, avec une désolation en apparence si vraie que sa douleur fit diversion à celle des deux femmes.

— Approchez-vous du feu ! dirent-elles.

Il raconta qu’il avait déserté, pour ne plus vivre sous les ordres d’un homme aussi criminel que l’amiral. Bref, il sut si bien se concilier les bonnes grâces de la marraine et de la veuve, qu’on le pria d’accepter l’hospitalité dans la maison. Croyez qu’il mit à profit son séjour. À force de parler de Jean Carré, sur un ton de douloureuse sympathie, il finit par s’insinuer dans le cœur de la pauvre princesse. Elle toléra la cour qu’il lui faisait, accepta de devenir sa femme. Non qu’elle eût oublie Jean Carré. Bien au contraire, elle pensait être fidèle à sa mémoire en lui donnant pour successeur un homme qui avait sans cesse son éloge à la bouche. La marraine elle-même avait été séduite par ce misérable juif. Elle fut la première à encourager la princesse à l’épouser. Le mariage fut décidé. Il ne restait plus à faire que les derniers préparatifs.

… — Eh bien ! Jean, tes effets sont-il secs ? demandait à Jean Carré, ce matin-là, l’homme surnaturel.

Jean Carré ouvrit péniblement un œil, puis l’autre.

— Sapristi ! s’écria-t-il, je viens de faire un bon somme !

Il essaya de se mettre sur son séant. Il ne le put. Sa tête toujours retombait en arrière.

— Qu’est-ce que j’ai donc ?

— Tu as que tes cheveux et ta barbe ont tellement poussé, depuis que tu es étendu là, qu’ils ont pris racine dans le sol.

— C’est, ma foi, vrai ! Comment cela se fait-il ?

— Parce qu’il y a deux ans que tu dors, répondit tranquillement l’étranger[194].

— Deux ans !

— Pas un jour de plus, pas un jour de moins. J’aime à croire que te voilà suffisamment reposé.

— Je dois l’être.

— Il faut que tu le sois, car tu n’es pas au bout de tes peines. Remonte sur mes épaules, que nous nous mettions de nouveau en chemin.

L’un portant l’autre, ils traversèrent la mer brumeuse. L’homme surnaturel marcha sur les eaux trois jours et trois nuits. Le jour, une colonne d’écume blanche cheminait devant lui, pour lui montrer la route. La nuit, c’était une claire étoile.

La troisième nuit, il dit à Jean Carré :

— Reconnais-tu cette terre ?

— Oui, c’est celle où je suis né.

— Tu n’as plus besoin de moi. La grève commence ici. Ne t’attarde point. Rends-toi directement à Kerdéval. Tu y trouveras ta femme en train de se remarier avec le juif qui te jeta naguère à la mer. Ne coupe ni tes cheveux, ni ta barbe. Fais-toi embaucher parmi les serviteurs de la maison, pour n’importe quelle besogne. Je sais que l’on est en quête d’un fendeur de bois. Tu pourras te proposer comme tel. Et maintenant, avant que je t’abandonne à ton sort, dis-moi, Jean Carré, aurai-je le droit, si on me le demande, d’affirmer que je t’ai rendu service ?

— Tu as le droit de le proclamer en tout lieu. Moi-même je n’y faillirai point.

— Béni sois-tu pour cette parole ! Elle m’ouvre le paradis. Je suis le mort dont tu payas jadis les dettes et à qui tu fis donner la sépulture. À mon tour, j’avais contracté une dette envers toi. Tu m’as délivré quittance. Je suis désormais sauvé. Bon voyage, Jean Carré, et merci !

— C’est à moi de te remercier ! s’écria Jean Carré, mais il n’y avait déjà plus sur la grève que lui et son ombre que la lumière de la lune découpait sur le sable.

Pour arriver plus vite à Kerdéval, il prit un sentier de traverse. La porte du manoir était encore close. Il dut attendre, assis sur les marches du seuil, que l’aube se fût levée, et, avec l’aube, les servantes.

— Excusez-moi, dit-il alors, je suis un homme de bonne volonté. Je suis prêt à accepter beaucoup de travail en échange d’un peu de pain.

Il s’adressait en ces termes à sa marraine. Il la reconnaissait bien, mais elle ne pouvait le reconnaître, à cause de ses cheveux qui lui pendaient dans le dos et de sa barbe qui s’étalait sur sa poitrine. D’ailleurs, la vue de la vieille avait baissé, par l’effet naturel de l’âge et aussi parce qu’elle n’avait cessé depuis la prétendue mort de Jean Carré de verser sur lui d’amères larmes.

— Entrez, brave homme, dit-elle. Savez-vous fendre le bois ?

— Vous en jugerez, si vous m’employez.

— Vous allez d’abord manger une écuellée de soupe, puis vous vous rendrez à la forêt que vous voyez là-haut, sur le penchant de la montagne. Vous y trouverez des troncs abattus. Vous en ferez des bûches. On signe ce soir le contrat de ma filleule. Je voudrais que vous eussiez fendu assez de bois pour le feu de joie qui doit précéder la cérémonie.

— Reposez-vous-en sur votre serviteur. Vous serez satisfaite de lui.

Voilà Jean Carré d’avaler sa soupe et de partir pour la forêt.

Quand il se fut éloigné, la vieille marraine dit :

— À en juger d’après sa longue barbe, ce doit être quelque ermite qui s’est condamné, par esprit de mortification, à aller de porte en porte mendier du travail.

Ce fut l’avis de chacun.

La femme de chambre de la princesse avait charge de promener le petit Iannik, tous les jours, entre midi et quatre heures. Elle le conduisait d’ordinaire aux champs où l’enfant s’amusait fort à regarder travailler les hommes. Ce midi-là, elle lui dit :

Je vais te faire voir un bel ermite qui fend du bois, pour mériter le ciel.

Ils se rendirent donc à la forêt, où Jean ne perdait pas son temps, car on entendait de loin le bruit de sa hache s’enfonçant dans les troncs d’arbres.

Dès qu’il fut en présence du prétendu ermite, l’enfant se mit à le dévisager fixement. Puis, cet examen terminé, il dit d’une voix tranquille, avec un air sérieux :

— C’est vous, mon père, qui peinez dur ! Vous abattez à vous seul autant de besogne que trois journaliers ensemble.

— Que dis-tu là, mon enfant ? Je ne suis pas ton père.

— Ne parlez pas ainsi : les autres ne le savent pas, mais moi je le sais.

Jean Carré se mit à rire.

— Tenez ! reprit l’enfant, vous avez à la joue une fossette toute semblable à la mienne. Je la vois bien, malgré votre barbe.

La femme de chambre n’était pas intervenue dans ce colloque. Mais la dernière remarque de l’enfant l’avait frappée.

— Maman ! s’écria le petit Iannik en rentrant au château, maman ! j’ai vu mon père.

— Hélas ! mon enfant, il y a plus de deux ans que ton père est mort.

— Mon père n’est pas mort. Vous pouvez me croire, quand je vous affirme qu’il est bien vivant.

— Je l’affirmerais volontiers moi-même, prononça la femme de chambre. Elle raconta à sa maîtresse ce qui s’était passé dans la forêt. La princesse en fut toute troublée. Elle n’avait pas cessé d’aimer Jean, mais elle avait une peur mortelle que tout ceci ne fût qu’un leurre. Elle alla trouver la marraine et en causa avec elle.

— Faisons toujours venir l’ermite, dit la marraine.

Jean fut mandé au château. Il y arriva, les yeux baignés de larmes.

— Pourquoi pleurez-vous ? lui demanda-t-on.

— Je pleure de joie. On a bien raison de dire que c’est sur les lèvres des enfants que Dieu a mis la meilleure des sagesses.

Il fit alors le récit de son aventure, sans rien omettre, ni la perfidie du juif, ni l’efficace reconnaissance du mort.

La femme de chambre courut au village voisin et en ramena barbier et perruquier. Jean Carré ne tarda pas à sortir de leurs mains identiquement pareil à ce qu’il était deux années auparavant. On lui fit alors prendre un bain et on le revêtit de son habit de mariage que sa femme avait pieusement conservé dans son armoire en souvenir de lui.

Comme bien vous pensez, le juif n’était au courant de quoi que ce fût. Il surveillait dans la cour les apprêts du feu de joie, donnant des ordres à chacun, du ton insolent d’un parvenu, et se carrant déjà dans son orgueil de futur maître de la maison.

Sans cesse arrivaient des voitures, bondées de parents, éloignés ou proches. Le juif les recevait à mesure, s’empressait, faisait l’aimable. Les gendarmes du chef-lieu de canton étaient là aussi ; on les avait convoqués, un peu pour assurer l’ordre, mais surtout pour rehausser l’éclat de la cérémonie nuptiale qui devait se célébrer le lendemain.

Soudain, on vit descendre la princesse. Elle prit à part le brigadier et lui chuchota quelques mots à l’oreille.

C’est entendu ! répondit le chef des gendarmes.

Et il commanda de mettre le feu au bûcher.

La flamme s’éleva, pétillante et claire. À ce moment, Jean Carré apparut, tenant son fils par la main, et suivi de sa marraine. Ce fut un vrai coup de théâtre. Le juif était devenu couleur vert-chou. Deux gendarmes l’empoignèrent par sa veste et le précipitèrent dans le brasier. Il y flamba comme une simple allumette.

Les invités ne perdirent rien à cela. Au lieu d’une noce, ce fut un retour de noce. Au lieu d’un repas, il y en eut vingt. Huit jours durant, les broches tournèrent, les tonneaux coulèrent, les gens mangèrent, burent, se vidèrent et recommencèrent. Il n’y eut personne de mécontent de voir le vrai maître remis en possession de sa femme et de ses biens, si ce n’est peut-être le juif, mais celui-là n’est jamais venu se plaindre. Du feu de Kerdéval il a dû passer au feu de l’enfer où il continue de cuire, espérons-le, pour l’éternité.

La princesse, on s’en souvient, avait juré de ne retourner en Angleterre que lorsque la mort l’aurait réunie à Jean Carré. Jean Carré pensa que la condition exigée avait peut-être été remplie, puisqu’en somme c’était grâce à un mort qu’il avait pu rejoindre sa femme. La marraine fut de son avis. Ils s’embarquèrent donc tous pour Londres. Mais le roi et la reine de ce pays ayant trépassé peu après, Jean Carré, sa femme et sa marraine, regagnèrent leur château de Basse-Bretagne où désormais ils vécurent heureux. Puissiez-vous avoir bonheur égal, à moins de frais[195].


(Conté par Lise Bellec, couturière. — Port-Blanc.)
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LXII

La pierre de salut


Ce jour-là, il y avait un grand repas à Kerbérennès, maison riche de la paroisse de Langoat. Le plus jeune des enfants étant encore en bas âge, on craignit que, par ses pleurs ou par ses cris, il ne gênât les convives ; on pria donc une des servantes de sortir avec lui et de l’amuser pendant toute la durée du repas. La fille qui fut chargée de ce soin ne trouva rien de mieux, pour distraire le poupon, que de se mettre à lancer des pierres dans une citerne vaste et profonde, située à l’un des angles de la cour.

Les pierres, en tombant, faisaient : plouff ! plouff ! Ce jeu égayait l’enfant ; la servante ne l’interrompit que lorsque les invités de Kerbérennès se furent levés de table.

On l’appela alors pour venir laver la vaisselle.

Elle était occupée à cette nouvelle besogne, quand tout à coup une grêle de cailloux s’abattit sur la façade de la maison. Il en pleuvait jusque dans l’intérieur de la cuisine, par la fenêtre et par l’ouverture de la porte.

La servante sursauta, tout interloquée.

Les cailloux rebondissaient sur les meubles, avec violence. Bon nombre d’assiettes volèrent en éclats autour de la jeune fille. Elle abrita sa figure derrière son bras et tâcha de voir d’où arrivaient toutes ces pierres. Elle constata qu’elles jaillissaient de la citerne, et ne douta point que ce ne fussent celles-là mêmes qu’elle y avait lancées tout à l’heure.

Elle se garda bien d’en rien dire à ses maîtres, se bornant à leur montrer sur le sol les pierres qui avaient occasionné le dégât. Le propriétaire de Kerbérennès crut à la vengeance d’un voisin qu’il n’avait pas jugé à propos d’inviter au repas. Quant à sa femme, vous pouvez penser qu’elle était navrée de voir son mobilier si luisant criblé d’éraflures, et sa meilleure vaisselle en morceaux.

On se coucha de fort mauvais humeur, cette nuit-là, à Kerbérennès.

La jeune servante était restée sur pied la dernière, comme c’était son devoir. Elle finissait de couvrir le feu de l’âtre avec la cendre et s’apprêtait à s’aller coucher à son tour, lorsqu’entra, le corps ployé en deux, une misérable vieille pauvresse dont les haillons dégouttaient d’eau.

Elle grelottait si fort, la pauvre vieille, que la servante en eut grand pitié, quoique ce ne fût pas une heure à se présenter chez des chrétiens.

— Vous avez l’air d’avoir bien froid, ma brave femme ? dit la servante.

— Oui, répondit la « groac’h[196] », bien froid, en effet !

— Il pleut donc à verse que vos hardes sont trempées à ce point ?

Notez qu’il faisait nuit d’étoiles, sans un nuage, mais la jeune fille avait la tête si troublée depuis son aventure du jour qu’elle ne savait même plus la couleur du temps.

— Approchez-vous du foyer, marraine, reprit-elle, je vais rallumer le feu.

La pauvresse s’assit sur un escabeau qui était dans le coin de l’âtre. Mais elle continuait de grelotter, malgré la flambée d’ajonc sec que venait d’allumer la servante. Et, tout en grelottant, elle gémissait, gémissait :

Iaou, ma Doue !.. Iaou… Iaou… ma Doue, couscoude ! (Hélas ! mon Dieu !… Hélas !… Hélas ! Mon Dieu, cependant !)

— Par le Sauveur, supplia la jeune servante, ne vous lamentez pas ainsi ! Le maître couche dans le lit que voilà, et il s’est endormi, ce soir, sur son mécontentement. Si vous le réveillez, il ne fera pas bon ici pour vous.

Elle achevait à peine de parler ainsi, à voix basse, que le maître se réveillait.

— Que signifie ce feu ? cria-t-il.

Il ne pouvait apercevoir la vieille mendiante qui occupait précisément le coin de l’âtre situé à la tête du lit. Il eût fallu, pour qu’il la vît, qu’il se penchât au dehors. De quoi il n’avait nulle envie, attendu qu’il était un peu gourd, ayant festoyé dans la journée.

Il répéta toutefois sa question, mais déjà rendormi à moitié :

— Que signifie ce feu ?

La servante allait répondre, lorsque trois coups violents retentirent sur le « bank tossel ». Le maître ne bougea plus.

Qui avait frappé ces trois coups ? C’est ce que la servante n’aurait su dire. La « groac’h » n’avait pas fait un mouvement ; les mains croisées sur ses genoux, elle aurait eu l’air d’une morte, n’était la plainte ininterrompue qui s’exhalait de ses lèvres et le grelottement qui secouait sa vieille peau.

La servante sentait sa peur de l’après-midi s’accroître d’une épouvante nouvelle.

— Chauffez-vous, marraine, dit-elle. Vous n’avez désormais qu’à entretenir la flamme.

Et, en grande hâte, elle gagna son lit qui était à l’autre bout de la cuisine.

Une fois couchée, elle fit semblant de dormir, mais ne cessa de veiller d’un œil, quoiqu’elle fût bien lasse. Au premier chant du coq, elle vit la pauvresse se lever, et disparaître.

— C’est bien une morte, pensa-t-elle ; elle s’en va, parce que son heure est venue.

Dès que l’aube colora le ciel, la jeune fille se rhabilla, sans avoir pris son repos, et, d’un pas rapide, s’achemina vers le bourg. À l’église, elle trouva le recteur qui revêtait son surplis pour la célébration de la première messe basse.

— Au nom de Dieu, monsieur le recteur, confessez-moi sur-le-champ !

Et elle lui conta tout, l’histoire de la citerne et celle de la mendiante.

Le recteur lui dit :

— Soyez en paix ! Tout ceci s’éclaircira, car tout ceci s’est fait avec le consentement de Dieu. La bonne femme reviendra vous visiter. Attendez-la, et, comme hier, recevez-la du mieux qu’il vous sera possible.

La pauvrette s’en retourna chez elle, réconfortée.

Le soir même, la prédiction du recteur s’accomplit. La « groac’h » reparut. La servante avait eu soin de lui préparer un grand feu dont tout l’âtre rayonnait. Comme la veille, la mendiante, à peine assise, se mit à gémir, seulement elle ne grelottait plus, ses haillons étaient presque secs, et ses gémissements mêmes étaient moins lugubres à entendre.

La jeune fille se sentait avec elle plus à l’aise ; toutefois elle ne dormit pas plus que la nuit précédente, et, à l’aube, elle se rendit de nouveau près du recteur.

— Ce soir, dit celui-ci, vous verrez encore arriver la morte. Ce sera la troisième fois. Vous aurez acquis le droit de l’interroger. Demandez-lui pourquoi ses vêtements étaient si trempés avant-hier. Je suis sûr qu’elle vous donnera l’explication de tout.

C’était un homme de bon conseil que ce recteur, et qui savait, comme pas un, son métier de prêtre.

Cette fois, la servante alluma sur le foyer un vrai feu de Saint-Jean. À l’heure accoutumée, elle vit entrer la vieille, et la vieille prit place sur l’escabeau, à l’angle de la cheminée, non seulement sans grelotter, mais encore sans gémir.

La servante entama la conversation :

— Seigneur Dieu béni ! Vous voilà en meilleur état, marraine. Pourquoi donc vos vêtements étaient-ils trempés à ce point, quand vous êtes venue ici tout d’abord ?

— Je puis te le dire à présent, ma filleule, répondit la pauvresse. Depuis cinquante ans je fais pénitence au fond de la citerne qui est dans la cour.

— En ce cas, je vous ai peut-être blessée avant-hier, quand j’y ai jeté des pierres pour amuser l’enfant ?

— Tu m’as sauvée au contraire. Je ne pouvais sortir de ce trou qu’à la condition d’avoir une pierre dans la main, une pierre de secours jetée par un vivant.

Ce disant, la vieille fouilla dans la poche de sa jupe.

— Cette pierre, la voici, dit-elle. Je te la rends afin qu’elle te porte bonheur.

— Mais alors, reprit la jeune fille, ce n’est donc pas vous qui avez rejeté contre la maison tous les cailloux que j’avais lancés dans la citerne ?

— Certes, non ! Celui qui faisait cela, c’était mon mauvais ange. Heureusement, il n’a pas pu les rejeter tous. Je tenais déjà bien serrée dans ma main la pierre qui devait me sauver. C’est celle que je t’ai remise. Garde-la précieusement. Je ne saurais te faire un meilleur cadeau, en reconnaissance du service que tu m’as rendu. Mais si tu t’en sépares, le bonheur sortira de ta maison avec elle.

— Je vous remercie, dit la jeune servante. Je veillerai sur cette pierre de salut comme sur la prunelle de mes yeux. Si vous allez maintenant en paradis, faites savoir à ma mère que vous m’aurez vue.

— Oui, répondit la pauvresse, mais j’attends encore de toi une dernière bonté.

— Parlez ! je suis à vos ordres.

— Il me faut deux messes que tu feras dire à mon intention, dans la chapelle de Saint-Carré, par le recteur qui t’a si bien disposée à mon égard.

— Soit.

La servante n’eût pas plus tôt prononcé ce mot que la vieille s’évanouit en une petite fumée blanche.

Le recteur de Langoat, le dimanche suivant, partit pour Saint-Carré. Il y célébra les deux messes sollicitées par la mendiante. La jeune servante assista à l’une et à l’autre. Comme elle s’en revenait, nu-pieds, elle vit un léger nuage de poussière s’élever devant elle sur la route ; ce nuage prit peu à peu la forme de la pauvresse. Seulement le visage semblait tout jeune et resplendissait d’une clarté surnaturelle.

Le vœu de la morte était accompli.


(conté par Marie Corre. — Penvénan, 1886.)




CHAPITRE VIII

Les morts malfaisants. — conjurations et conjurés


Le revenant le plus malintentionné ne peut rien contre trois baptêmes réunis, c’est-à-dire contre trois personnes cheminant de compagnie et ayant été toutes les trois baptisées[197].

Pour se garantir des maléfices d’un fantôme, il n’est que de lui crier :

— Si tu viens de la part de Dieu, exprime ton désir. Si tu viens de la part du diable, va-t-en dans ta route, comme moi dans la mienne.

Il importe surtout de le tutoyer. Si on s’oubliait à lui dire « vous », on serait perdu[198].

Si vous voulez que les revenants ne puissent rien contre vous, ne cheminez jamais de nuit sans avoir sur vous l’un quelconque de vos instruments de travail. Les instruments de travail sont sacrés. Aucune espèce de maléfices ne peut prévaloir contre eux.

Un tailleur, voyant un mort s’avancer sur lui, fit le signe de la croix avec son aiguille. Le mort disparut aussitôt, en criant :

— Si tu n’avais eu ton aiguille, j’aurai fait de toi un homme (je t’aurais broyé)[199] !


LXIII

La fiancée du mort


Le plus beau fils de paysan qu’il y eût en Bégard était à coup sûr René Pennek, fils d’Ervoann, et la plus jolie fille qui fût à dix lieues à la ronde, c’était Dunvel Karis, la « douce » de René Pennek. Les deux jeunes gens s’aimaient depuis le temps où ils s’étaient rencontrés sur les bancs du catéchisme. Tous deux étaient de bonne maison. Seulement les Pennek possédaient le double de la fortune des Karis. Pour cette raison, Ervoann Pennek ne voyait pas sans contrariété le penchant de son fils pour Dunvel. De son côté, Juluenn Karis, le père de Dunvel, était fier de tempérament ; pour rien au monde il n’eût consentit à faire les premières démarches auprès d’Ervoann Pennek qu’il traitait d’égal à égal et peut-être même avec quelque hauteur, précisément parce qu’il se savait inférieur à lui sous le rapport de la fortune.

Cela n’empêchait pas les deux jeunes gens de se donner « assignation » dans tous les lieux de rendez-vous, tels que pardons, aires neuves et frikadek bolc’h[200]. On avait plaisir à les voir ensemble, tellement ils paraissaient faits l’un pour l’autre.

Souventes fois, par badinage, on leur demandait :

— À quand la noce ?

Dunvel alors rougissait sous sa coiffe et répondait d’un ton triste :

— Quand il plaira à Mgr  Dieu.

Mais René, lui, se redressait :

— Ce qu’il y a de certain, disait-il, c’est qu’elle aura lieu, en dépit de tout et de tous.

Les choses en étaient là, lorsqu’un matin Ervoann Pennek dit à son fils René :

— J’ai fait venir des ouvriers pour abattre les hêtres qui sont sur nos terres du Mézou-Meur. Je te prie de les aller surveiller, afin qu’ils fassent prompte besogne.

René Pennek obéit incontinent à l’invitation de son père. Il se rendit à l’écurie, sella l’étalon, qui était le meilleur trotteur de la contrée, et se mit en route.

Le Mézou-Meur était un domaine situé en Louargat sur l’autre versant du Ménez-Bré[201]. Il appartenait à Ervoann Pennek, du chef de sa femme qui était de par là. René, pour y arriver, avait à parcourir quatre bonnes lieues. Et, à l’époque dont je vous parle, les routes ne ressemblaient guère à celles d’aujourd’hui. Jusqu’au Menez, le chemin n’était que fondrières. Il fallait compter ensuite l’escalade du Mont par des sentiers ravinés comme des lits de torrents, puis la descente du versant opposé, plus dangereuse encore que l’escalade.

— C’est toute une journée à passer dehors, s’était dit René Pennek en s’asseyant en selle.

Il entendait par là que c’était toute une journée sans voir sa « douce ».

Pour se mettre le cœur en repos, il fit un crochet et traversa la cour des Karis. Dunvel était en train d’étendre la lessive sur l’herbe du clos. René Pennek la serra dans ses bras et reprit sa route, en sifflant une chanson joyeuse. Quant à Dunvel, il paraît qu’elle fut triste tout le restant du jour, sans qu’elle sût elle-même pourquoi.

Le soleil était à son midi, lorsque René Pennek entra sur les terres du Mézou-Meur. Jusque-là son voyage s’était accompli sans encombre. L’étalon, durant tout le trajet, s’était montré d’une docilité parfaite. Il n’en fut pas de même, hélas ! jusqu’au terme du voyage. À mesure qu’il approchait du lieu où se faisait l’abatis d’arbres, le jeune homme dut serrer les flancs de sa monture et lui tenir haute la bride. Le bruit des haches s’enfonçant dans le bois faisait dresser les oreilles du cheval. Tout à coup un hêtre se coucha juste en travers de la route. L’étalon fit un bond d’épouvante. René Pennek tomba…, il tomba si malheureusement qu’il fut tué du coup. Sa tête avait porté contre une roche encastrée dans le talus.

Les ouvriers accoururent. Avec des branchages on improvisa une civière. Le pauvre cher jeune homme fut déposé dans la « loge » des sabotiers, avec qui son père avait fait marché pour les troncs abattus.

On alla quérir une charrette à la ferme la plus proche, puis on tira au sort pour savoir qui ramènerait le cadavre chez les vieux parents, car personne ne se souciait d’être le messager de la sinistre nouvelle.

Ce ne fut qu’à la nuit close que René Pennek rentra dans la demeure des siens, « les pieds en avant ».

Chez les Karis, on se coucha, cette nuit-là, comme à l’ordinaire. On n’y avait pas eu vent du malheur qui était survenu. Seule, Dunvel ne dormait point. Elle ne faisait que tourner et retourner dans son lit, comme si elle avait été dévorée par les puces. Le cœur des amoureuses a de singuliers pressentiments. Elle se demandait surtout pourquoi René n’était pas venu lui apporter le bonsoir, à son retour, ainsi qu’il le lui avait promis le matin. Car, pensait-elle, depuis longtemps déjà il devait être rentré du Mézou-Meur.

Comme elle lui faisait reproche, à part soi, de ce manquement à sa promesse, elle eut une joie vive.

Le pas d’un cheval venait de retentir sur le pavé de la cour ; et, presque aussitôt, trois coups vigoureusement frappés ébranlèrent le bois de la porte.

Nul doute : c’était lui ! c’était René !

L’horloge de la maison, en ce moment même, tinta minuit.

Dunvel attendit que l’heure eût fini de faire son vacarme, avant de répondre à l’appel du voyageur.

— C’est toi, René ? dit-elle.

— Certes, oui, c’est moi !

— Tu as bien fait de venir m’apporter le bonsoir. Je commençais à penser que tu n’étais qu’un trompeur. Cette idée m’aigrissait le sang. Maintenant que j’ai entendu le son de ta voix, je vais pouvoir dormir à l’aise.

— Il s’agit bien de dormir. Je viens te chercher pour te conduire chez moi et faire de toi ma femme.

— Y songes-tu, René ? sais-tu quelle heure il est ?

— Qu’importe l’heure ! Toute heure est mon heure. Lève-toi vite, Dunvel, et viens t’en !

— Tes parents consentent donc ?

— Ils ne peuvent plus refuser, maintenant. Dépêche-toi, si tu ne veux que je me lasse d’attendre.

Dunvel se leva, mais une pareille démarche, à une heure si peu chrétienne, ne laissait pas que de lui sembler étrange. Avant d’ouvrir la porte à René Pennek, elle se rendit pieds-nus auprès du lit de sa mère qu’elle éveilla doucement, afin de lui demander conseil.

Les mères sont toujours trop heureuses de bien caser leurs filles. La mère de Dunvel déplorait la fierté de son mari qui, plus encore que la fortune des Pennek, était le grand obstacle au bonheur de son enfant. Elle dit à sa fille :

— Si René Pennek t’est venu chercher au milieu de nuit, c’est qu’il a fini par arracher leur consentement à ses « vieux » et qu’il tient à battre le fer pendant qu’il est chaud. Suis-le, puisqu’il te fait signe. Il n’est pire sottise que de tourner le dos à son étoile.

— Mais votre présence n’est-elle pas indispensable, ainsi que celle de mon père ?

— Ne te mets en peine de rien. Je vais préparer Juluenn Karis à cet événement qu’il souhaite autant que moi de voir arriver, quoiqu’il s’en taise. Toi, prends les devants, avec ton promis.

Dunvel ne se le fit pas répéter deux fois. Les paroles de sa mère l’avaient rassurée contre ses mauvaises imaginations. Elle passa prestement sa jupe et son corsage, épingla sa coiffe, saisit ses sabots d’une main et tira le verrou de l’autre.

— Enfin ! tu t’es donc décidée ! cria, sur le seuil, la voix de René Pennek.

La mère de Dunvel attendit que le galop du cheval qui emportait sa fille et le fiancé de sa fille se fût perdu dans l’éloignement. Puis elle poussa du coude Juluenn Karis qui dormait à côté d’elle du lourd sommeil de ceux qui, le jour durant, ont durement travaillé aux champs.

Juluenn Karis, ne se fit pas trop prier. Sa femme disait vrai : l’annonce du mariage de sa fille, avec le fils d’Ervoann Pennek, le combla de joie. Il se laissa sans protestation aucune revêtir de ses plus beaux habits et prit, en compagnie de sa « vieille », attifée elle aussi, comme pour un dimanche de Pâques, le chemin du Quinquiz, où demeuraient les Pennek. Le garçon vacher les précédait avec une lanterne, car la nuit était noire comme un péché mortel.

En arrivant dans l’aire du Quinquiz, ils virent tout le rez-de-chaussée éclairé d’une vive lumière. À coup sûr il allait y avoir grand régal. On n’attendait plus qu’eux pour signer le contrat et faire bombance.

Ils furent tout surpris, en franchissant le pas de la porte, d’entendre qu’on récitait les « litanies de la mort »…

Sur la table de la cuisine, garnie d’une nappe blanche qui pendait jusqu’à terre, ils virent étendu le corps de René Pennek. Il avait une fente au milieu du front, et, par cette fente, la cervelle se montrait. Au bas-bout de la table était placée une assiette où trempait un rameau de buis dans l’eau bénite dont on asperge les défunts. De chaque côté de l’âtre, le père et la mère du trépassé pleuraient en silence.

Juluenn Karis et sa femme n’osèrent questionner.

La même pensée leur était venue à tous deux. René Pennek avait dû trouver la mort entre leur manoir et le Quinquiz.

Mais qu’était-il advenu de Dunvel ?

En vain ils la cherchaient des yeux parmi les femmes agenouillées qui récitaient les prières funèbres.

Ce qu’il était advenu d’elle, le voici :

René Pennek, ou, si vous préférez, son fantôme l’avait d’abord assise en croupe derrière lui, puis le cheval était parti ventre à terre. Il avait la crinière si longue, ce cheval, que, dans la vitesse de la course, elle fouettait jusqu’au sang la joue de Dunvel. En sorte qu’à tout moment Dunvel criait :

— René, mon ami ! Ne trouvez-vous pas que nous allons trop vite ?

Mais à la plainte de la jeune fille, René Pennek ne savait que répondre :

— Il faut aller, ma douce ! Il faut aller !

— René, mon ami ! reprenait Dunvel, êtes-vous bien sûr de la route ?

— Tout chemin, ma douce, mène où nous devons aller !

— René, mon ami ! est-ce bien au Quinquiz que vous me conduisez par cette route ?

— Je vous conduis chez moi, ma douce ! N’est-ce pas ce que vous souhaitez comme moi-même ?

Tels étaient les propos qu’ils échangeaient dans la nuit.

Dunvel vit soudain se dresser devant elle, comme une grande chose noire, l’église du bourg. La grille du cimetière était large ouverte. Le cheval enfila l’allée principale, fit un bond par-dessus quatre ou cinq rangées de tombes et s’abattit au bord d’une fosse toute fraîche.

Avant qu’elle eût pu se reconnaître, Dunvel Karis était couchée au fond du trou.

— C’est ici notre lit de noce, dit René Pennek, et il s’allongea sur elle…

Le lendemain, quand les fossoyeurs voulurent mettre en terre l’unique héritier du Quinquiz, ils reculèrent d’épouvante. Le cadavre aplati et défiguré de Dunvel Karis gisait dans la fosse[202].


(Conté par Françoise Omnès. — Bégard, septembre 1890.)
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LXIV

La rancune du premier mari


Mon frère était un piqueur de pierres si renommé que tous les grands chantiers de Bretagne se le disputaient. Aussi était-il souvent absent, et pour de longs mois. Par exemple, il ne laissait jamais passer une année, sans venir voir notre père… Notre père ! Ah ! que ne l’avez-vous connu ! C’est celui-là qui vous en aurait débité, des histoires ! Et des rouges et des noires, et des grises et des bleues !… Tous ses enfants raffolaient de lui. Donc, un beau matin, on entendait cogner à la porte, et c’était mon frère Yvon. De chaque main il tenait une bouteille d’eau-de-vie.

— Allons, mon père, criait-il joyeusement dès le seuil, je sais bien que vous allez me gronder un peu, parce que j’ai été longtemps sans reparaître. Mais, s’il vous plaît, nous commencerons par trinquer. Je vous chanterai ensuite les jolies chansons que j’ai apprises. On attrape toujours quelque chose en battant du pays.

Le père ne se faisait pas prier. Il était l’indulgence même.

Or, un jour, mon frère arriva ainsi, à l’improviste. Il riait très fort et cependant avait l’air très embarrassé.

— Mon père, dit-il, apprêtez-vous à me faire un sermon. J’ai résolu de prendre femme.

— Bah ! s’exclama le vieux, et qui donc épouses-tu ?

— Naïc, d’ici tout près.

— Naïc la veuve, une soularde ! Je ne t’en fais pas mon compliment, mais je te donne ma bénédiction. À chacun son sort.

— À la bonne heure ! Il y a toujours moyen de s’entendre avec vous.

— Il faut bien que le moulin tourne du côté souffle le vent.

— Je sais tout ce qu’on dit contre Naïc. Mais voilà, elle m’a plu, et je le lui ai prouvé. Je lui ai enveloppé son feu. La créature qu’elle porte a près de six mois.

— Ce qui est fait n’est plus à faire. À quand la noce ?

— Lundi en quinze.

Le contrat fut, en effet, signé au jour indiqué, mais le mariage religieux ne put être célébré ce jour-là, je ne me rappelle plus pour quelle cause.

Le repas avait été commandé à l’auberge. On le mangea, quoiqu’il n’eût pas été béni par un prêtre. Pour ma part, je le trouvai excellent. Les autres invité furent de mon avis, et, ma foi ! toutes les têtes étaient un peu échauffées, quand on s’en revint du bourg.

Mon frère n’avait pas d’abord l’intention de passer la nuit avec sa femme. Mais, l’ayant reconduite chez elle, comme c’était son devoir, il resta. Cela, il n’aurait pas dû le faire, jusqu’à ce que son mariage eût été célébré à l’église. Las ! que voulez-vous, les hommes sont les hommes, et cette Naïc était vraiment une enjôleuse.

Il est probable qu’ils trinquèrent à la santé l’un de l’autre. Puis ils s’en furent coucher dans le même lit.

Mon frère ne fut pas plus tôt allongé à côté d’elle, dans les draps, qu’il lui passa dans l’esprit une idée singulière.

— Hein ! dit-il à la nouvelle épousée, si Jean-Marie Corre nous voyait ici comme nous sommes !…

Jean-Marie Corre était le nom du premier mari de la veuve.

À peine eut-il achevé cette phrase, mon frère sursauta.

En face de lui, Jean-Marie Corre était assis à table, devant le verre qu’il venait à l’instant de vider lui-même.

— Naïc, murmura mon frère, regarde donc !

— Quoi ?

— Est-ce que tu ne reconnais pas celui qui est là ?

— De qui parles-tu ? Je ne vois personne.

— Tu ne vois pas Jean-Marie ?

— Eh ! laisse-moi tranquille avec Jean-Marie ! Si tu n’as rien de mieux à me dire, dormons !

Là-dessus, Naïc tourna la tête du côté du mur. Elle avait bu pas mal dans la journée. Au bout d’un moment elle ronflait.

Mon frère n’essaya plus de la réveiller. Mais il demeura, quant à lui, sur son séant, les yeux rivés au spectre de Jean-Marie Corre toujours immobile. Il sentait ses cheveux dressés sur sa tête, aussi raides que les dents d’un peigne à carder l’étoupe.

Le mort ne faisait pas un geste, ne proférait pas une parole.

À la fin, mon frère en eut assez de cette situation.

— Jean-Marie Corre, dit-il, apprends-moi du moins ce qu’il te faut.

Ah ! mes amis, n’interpellez jamais un mort ! Ceci est la franche et pure vérité : ainsi interpellé, le spectre de Jean-Marie Corre ne fit qu’un bond du banc où il était assis jusqu’au lit où se trouvait mon frère.

Le pauvre Yvon se fourra tout entier sous les draps.

De la sorte, il ne voyait plus rien. Mais le mort était à cheval sur sa poitrine ; le mort lui étreignait les flancs entre ses deux genoux pointus. C’était une souffrance atroce. Il aurait voulu crier : il ne le pouvait. Il n’avait plus de respiration. Il entendait son haleine râler dans sa gorge comme le vent dans un soufflet crevé.

Je vous promets que le soleil qui se leva le lendemain de cette nuit-là fut béni par quelqu’un, et ce quelqu’un était mon frère, Yvon Le Flem.

Au point du jour, nous le vîmes entrer chez nous, le visage défait, la couleur de la mort au cou.

Quand il essaya de parler, un hoquet lui étrangla la voix.

Il finit par dire :

— Je ne coucherai plus dans la maison de Naïc.

— Si donc, répondit notre père, sur un ton de plaisanterie. Qui a commencé doit continuer.

Yvon lui raconta alors la chose. Le bonhomme devint sérieux.

— C’est qu’il manque à ton contrat la signature de Dieu, conclut-il.

Mon frère ne retourna coucher avec Naïc chez elle que lorsque tout fut en règle. Il aurait bien mieux fait de n’y mettre jamais les pieds.


(Conté par Marie-Yvonne Le Flem. — Port-Blanc.)
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LXV

Le crieur de nuit


Noël Gariez était un journalier de Bégard. Il demeurait au bourg, mais partait chaque matin pour aller travailler dans des fermes souvent éloignées et ne rentrait presque jamais qu’à des heures tardives.

Il lui était arrivé plus d’une fois d’entendre hopper[203] le « crieur de nuit », mais cela à de grandes distances, en sorte qu’il ne s’était jamais rencontré avec ce personnage. Pourtant, disait-il parfois, quand on en parlait, il n’eût pas été fâché de le voir de près, ne fût-ce que pour se rendre compte comment il était bâti.

Or, une nuit qu’il revenait de son travail, comme il passait sur une espèce de tertre, couvert de broussailles il entendit hurler, presque à son oreille, le « ho ! ho ! » du crieur de nuit.

Noël Gariez promena les yeux tout autour de lui, mais n’aperçut rien ni personne.

Il continua d’avancer à travers la broussaille, sans mot dire. Il savait qu’il n’est pas bon de répondre à l’appel du hopper-noz.

Celui-ci, son appel jeté, s’était tu, sans doute pour attendre la réponse de Noël.

Noël, lui, hâtait le pas. Il allait sortir de la lande, quand derrière lui, sur le tertre, la voix du hopper-noz se mit à crier d’un ton lamentable :

Ma momm ! Ma momm ! (Ma mère ! Ma mère !) On eût dit le cri de détresse d’un enfant abandonné.

Ce cri émut Noël Gariez jusqu’aux entrailles. Il ne put cette fois s’empêcher de répondre.

— Comment ! buguel-noz[204] (enfant de la nuit), tu as donc une mère aussi, toi ?

Noël Garlez dit cette parole, sans penser à mal, et parce qu’il avait pitié du pauvre être qui gémissait ainsi après sa mère.

Mais il ne l’eut pas plus tôt prononcée qu’il vit se dresser près de lui un homme immense, immense, d’une stature si démesurée que sa tête semblait se perdre dans les nuages. Cet homme se penchait vers Noël, et Noël vit que sa bouche était toute grimaçante comme celle d’un poupon qui pleure ; il vit aussi qu’elle était garnie de quenottes menues, menues, et blanches comme neige.

Noël Garlez eut grand peur : à tout hasard, il fit un signe de croix.

La forme gigantesque s’évanouit aussitôt, mais là-bas, dans les broussailles, la voix de tout à l’heure, la voix d’enfant abandonné, bégaya :

— Oui, oui, oui, j’ai une mère aussi[205],
J’ai une mère, tout comme toi !
Ia, ia, ia, ia, me’m euz eur vomm ive,
Me’ m euz eur vomm, coulz ha te !


(Conté par Françoise Omnès, — Bégard, août 1890.)
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LXVI

Celle qui lavait la nuit


Fanta Lezoualc’h, de Saint-Trémeur, pour gagner quelques sous, se louait à la journée dans les fermes des environs. Aussi ne pouvait-elle vaquer à son propre ménage que le soir. Or, un soir, elle se dit en rentrant : « C’est aujourd’hui samedi, demain dimanche. Il faut que j’aille laver la chemise de mon homme et celles de mes deux enfants. Elles auront de temps de sécher, d’ici à l’heure de la grand messe, car la nuit promet d’être belle. »

Il faisait, en effet, un magnifique clair de lune.

Fanta prit donc le paquet de linge et s’en alla laver à la rivière.

Et la voilà de savonner, et de frotter, et de taper, à tour de bras. Le bruit de son battoir retentissait au loin, dans le silence de la nuit, multiplié par tous les échos :

Plie ! Plac ! Ploc !

Elle était toute à sa besogne. Quel que fût l’ouvrage, elle y allait ainsi, hardiment, des deux mains. C’est sans doute pourquoi elle n’entendit pas arriver une autre lavandière.

Celle-ci était une femme mince, svelte comme une biche, et qui portait sur la tête un énorme faix de linge aussi allègrement que si c’eût été un ballot de plume.

— Fanta Lezoualc’h, dit-elle, tu as le jour pour toi ; tu ne devrais pas me prendre ma place, la nuit.

Fanta, qui se croyait seule, sursauta de frayeur, et ne sut d’abord que répondre. Elle finit enfin par balbutier :

— Je ne tiens pas à cette place plus qu’à une autre. Je vais vous la céder, si cela peut vous faire plaisir.

— Non, repartit la nouvelle venue, c’est par badinage que j’ai parlé de la sorte. Je ne te veux aucun mal, bien au contraire. La preuve en est que je suis toute disposée à t’aider si tu y consens.

Fanta Lezoualc’h, que ces paroles avaient rassurée, répondit à la Maouès-noz, à la « femme de nuit » :

— Ma foi, ce n’est pas de refus. Seulement je ne voudrais pas abuser de vous, car votre paquet semble plus gros que le mien.

— Oh ! moi, rien ne me presse.

Et la femme de nuit de jeter là son faix de linge, et toutes deux de frotter, de savonner et de taper avec entrain.

Tout en besognant, elles causèrent.

— Vous avez dure vie, Fanta Lezoualc’h ?

— Vous pouvez le dire. En ce moment, surtout. Depuis l’angélus du matin jusqu’à la nuit close, aux champs. Et cela doit durer ainsi jusqu’à la fin de l’août. Tenez, il n’est pas loin de dix heures, et je n’ai pas encore soupé.

— Oh ! bien, Fanta Lezoualc’h, dit l’étrangère, retournez donc chez vous, et mangez en paix. Vous n’en serez pas à la troisième bouchée que je vous aurai rapporté votre linge, blanchi comme il faut.

— Vous êtes vraiment une bonne âme, répondit Fanta. Et elle courut d’une traite jusqu’à sa maison.

— Déjà ! s’écria son mari, en la voyant entrer, tu vas vite vraiment !

— Oui, grâce à une aimable rencontre que j’ai faite.

Elle se mit à raconter son aventure.

Son homme l’écoutait, allongé dans son lit, où il achevait de fumer sa pipe. Dès les premières paroles de Fanta, son visage devint tout soucieux.

— Ho ! Ho ! dit-il, quand elle eut fini, c’est là ce que tu appelles une aimable rencontre. Dieu te préserve d’en faire souvent de semblables ! Tu n’as donc pas réfléchi qui était cette femme ?

— Tout d’abord, j’ai eu un peu peur, mais je me suis vite rassurée.

— Malheureuse ! tu as accepté l’aide d’une Maouès-noz !

— Jésus, mon Dieu !… J’en avais eu idée… Que faire, maintenant ? Car elle va venir me rapporter le linge.

— Achevez de souper, répondit l’homme, puis rangez soigneusement tous les ustensiles qui sont sur l’âtre. Suspendez surtout le trépied[206] à sa place. Vous balaierez ensuite la maison, de façon à ce que l’aire en soit nette ; vous mettrez le balai dans un coin, la tête en bas. Cela fait, lavez-vous les pieds, jetez l’eau sur les marches du seuil, et couchez-vous. Mais soyez preste.

Fanta Lezoualc’h obéit en hâte. Elle suivit de point en point les recommandations de son mari. Le trépied fut bien assujetti à son clou, le sol de la maison nettoyé jusque sous les meubles, le balai renversé, le manche en l’air, l’eau qui avait servi à laver les pieds de Fanta répandue sur les marches du seuil.

— Voilà ! dit Fanta, en sautant sur le « bank-tossel », et en se fourrant au lit, sans même prendre le temps de se déshabiller tout à fait.

Juste à ce moment, la « femme de nuit » cognait à la porte.

— Fanta Lezoualc’h, ouvrez ! C’est moi qui vous rapporte votre linge.

Fanta et son mari se tinrent bien coi.

Une seconde, une troisième fois, la femme de nuit répéta sa « demande d’ouverture ».

Même silence à l’intérieur du logis.

Alors on entendit au dehors s’élever un grand vent. C’était la colère de la Maouès-noz.

— Puisque chrétien ne m’ouvre, hurla une voix furieuse, trépied, viens m’ouvrir !

— Je ne puis, je suis suspendu à mon clou, répondit le trépied.

— Viens alors, toi, balai !

— Je ne puis, on m’a mis la tête en bas.

— Viens alors, toi, eau des pieds !

— Hélas ! regarde-moi, je ne suis plus que quelques éclaboussures sur les marches du seuil.

Le grand vent tomba aussitôt. Fanta Lezoualc’h entendit la voix furieuse qui s’éloignait en grommelant :

— La « mauvaise pièce » ! Elle peut se féliciter d’avoir trouvé plus savant qu’elle pour lui faire la leçon[207] !


(Conté par Créac’h. — Plougastel-Daoulas, octobre 1890.)


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LXVII

Les trois femmes


J’ai entendu raconter ceci à un charbonnier de l’Argoat. Pendant la belle saison, il allait de bourg en bourg, comme tous ses pareils, vendant son charbon à qui voulait en acheter.

Il s’arrêtait chez nous, régulièrement ; on lui donnait le souper et le gîte. En retour, il nous faisait le récit de ses aventures.

Il lui arrivait souvent d’être surpris par la nuit en pleine campagne, loin de tout village et de toute habitation. Il était rare qu’en pareil cas il ne lui advînt pas quelque chose d’extraordinaire.

La nuit dont je vous parle, il se trouvait dans la grande lande de Pontmelvez. Un vrai désert. Deux lieues de plateau sans un seul arbre. Pas un talus où s’abriter contre le vent. Et justement, cette nuit-là, il soufflait un vent de tous les diables, un vent de montagne, âpre et tenace, qui vous pinçait la peau jusqu’au sang. Le ciel, noir comme un four. Pas une étoile. Pour surcroît de malheur, une rafale avait éteint la lanterne du charbonnier. Il menait son cheval par la bride, à l’aveuglette. Dans un chemin ordinaire, il eût été averti de la route à tenir, par les douves ou par les fossés. Mais là, dans cette lande rase, il avançait, ma foi, à la grâce de Dieu.

Il regrettait bien fort, en ce moment, de s’être attardé au bourg de Pontmelvez, à boire avec des maçons qui travaillaient à l’église neuve. Ajoutez qu’il n’avait pas pris le temps de souper et que son estomac criait famine.

— En vérité, se disait-il, je donnerais volontiers deux ou trois sacs de charbon fin pour une botte de paille sous n’importe quel toit et pour un petit morceau de n’importe quel pain !

Soudain, il sembla que Dieu voulût exaucer son souhait.

À quelque distance il vit scintiller une lumière qui annonçait une maison habitée. Le « marchand de froment noir[208] » marcha droit sur elle. Il se trouva bientôt devant une misérable hutte dont le toit de genêt descendait presque jusqu’à terre.

— Ohé ! cria-t-il, il y a ici un chrétien qui demande ouverture au nom de Jésus-Christ, de Notre-Dame la Vierge et de tous les saints de Bretagne.

Il répéta par trois fois sa supplique. Trois fois elle demeura sans réponse.

— Cependant, pensait le charbonnier, là où il y a une lumière, il y a une âme, morte ou vivante.

Et, laissant là son cheval et sa charrette, il se mit à faire le tour de la hutte pour tâcher de découvrir la porte.

Il finit par la trouver.

C’était une claie rembourrée de paille comme celles qui ferment les « loges » de sabotiers.

Le charbonnier la tira à lui et entra.

À l’intérieur, pas un meuble, pas même une huche, pas même un lit. Il y avait pourtant un âtre, et dans l’âtre brûlait un maigre feu, et au-dessus de la petite flamme pâle qu’il donnait était installée une poêle et avec cette poêle une femme à mine livide faisait des crêpes.

— Votre feu a l’air bien menu, dit le charbonnier en manière de salut. Si vous consentez à m’accepter comme hôte jusqu’à la pointe du jour, je vous ferai cadeau d’un sac de charbon, et je vous parle d’un charbon si léger qu’il flambera comme de l’étoupe.

— Mon feu me suffit, répondit la femme sans se détourner.

— L’accueil n’est pas aimable, se dit le charbonnier, mais du moment qu’on ne me met pas dehors, ma foi, je reste.

Il s’assit par terre, près du foyer.

La femme continuait à faire des crêpes sans avoir l’air de s’apercevoir de sa présence. Quand elle en avait cuit une, elle la disposait, avec l’éclisse, sur un plat, à côté d’elle.

Mais, chose bizarre ! le charbonnier remarqua que le plat demeurait toujours vide, comme si les crêpes se fussent évaporées à mesure.

Ho ! Ho ! se murmura-t-il à lui-même, voilà qui n’est pas naturel. Méfions-nous !

Il avait commencé à bourrer sa pipe, mais il la remit promptement dans la poche de sa veste en peau de chèvre. Et il se mit à regarder autour de lui. Il vit alors qu’il y avait dans la hutte deux autres femmes. L’une d’elles était occupée à avaler un os qui lui sortait aussitôt par la nuque, l’autre comptait de l’argent, se trompait sans cesse dans son compte, et se reprenait à compter de plus belle.

Maintenant le charbonnier aurait autant aimé se retrouver dans la lande, malgré le terrible vent qui soufflait. Mais il n’osait pas faire un mouvement, de crainte qu’il ne lui arrivât malheur. Il se tenait au contraire bien coi, attendant le jour avec impatience et souhaitant que les coqs chantassent de meilleure heure afin d’être plus tôt délivré.

Comme il se reprochait pour la centième fois la mauvaise idée qu’il avait eue de se fourvoyer dans ce taudis de sorcières, la femme qui faisait des crêpes se tourna vers lui et lui dit :

— Si vous en désirez, prenez-en !

— Merci ! répondit-il, je n’ai pas faim.

Alors, celle qui avalait un os s’avança vers lui et lui dit :

— Si vous préférez la viande, prenez-en !

— Merci ! répondit-il encore, je suis repu.

Celle qui comptait de l’argent s’approcha à son tour :

— Acceptez au moins de quoi vous défrayer de vos dépenses à venir.

— Pas davantage, répondit le charbonnier. Mon charbon paie ce que je bois et ce que je mange.

À peine se fut-il exprimé de la sorte que tout s’évanouit, les femmes et la hutte.

Le charbonnier se retrouva seul, dans la lande immense, seul avec son bidet qui paissait de jeunes pousses d’ajonc, à côté de lui. Derrière les montagnes d’Aré, le jour commençait à blanchir. Le charbonnier s’aperçut qu’il avait fait un crochet hors de la grand’route. Il se disposait à la regagner, en obliquant à droite, quand surgit en face de lui un vieillard à longue barbe, à figure engageante et vénérable.

— Charbonnier, dit le vieillard, tu t’es conduit en habile homme.

— Vous savez donc ce qui s’est passé ? demanda le charbonnier.

— Je sais ce qui s’est passé, ce qui se passe et ce qui se passera.

— Puisque vous savez tout, pouvez-vous me dire qui étaient ces trois femmes ?

— Trois femmes perverses de leur vivant.

La première ne faisait jamais de crêpes que le dimanche.

La seconde, en distribuant les parts, dans le repas, gardait pour elle toute la viande et ne servait à ses gens que les os.

La troisième volait chacun afin d’entasser davantage.

Tu viens d’assister à la pénitence qu’elles accomplissent pour l’éternité.

Tu n’as accepté d’elles ni crêpes, ni viande, ni argent. Tu as bien fait. Si tu avais agi autrement, tu ne les aurais pas sauvées, mais tu aurais été condamné toi-même, en revanche, et cela jusqu’à la fin des temps, à manger les crêpes que faisait l’une, à grignoter l’os qu’avalait l’autre, et à aider dans ses calculs la troisième.


(Conté par Françoise Omnès, — Bégard, août 1889.)
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LXVIII

Conjurations et conjurés[209]


Les personnes qu’on est obligé de conjurer sont presque toujours des riches dont les biens ont été mal acquis, des tuteurs qui ont accaparé les deniers de leurs pupilles ; bref des gens qui ont volé et qui ont à restituer.

Leurs âmes sont condamnées à errer, jusqu’à ce que le tort qu’elles ont fait ait été réparé de quelque façon. Elles sont hargneuses et méchantes. Elles rôdent sans cesse autour de leur ancienne demeure, et se vengent de leur détresse en portant le trouble parmi les vivants. On les conjure, pour les réduire à l’immobilité et au silence.

Les prêtres seuls ont le pouvoir de conjurer. Encore tous les prêtres ne le savent-ils pas faire. Il faut un homme habile, déterminé, sûr de sa science. C’est tout au plus s’il s’en trouve un par région. Il ne suffit pas que l’exorciste connaisse à fond son métier, il est indispensable aussi qu’il ait la poigne solide.

Quand le prêtre est appelé pour une conjuration, il revêt son surplis et tient à la main son étole. Arrivé dans la maison hantée, il se déchausse, car il faut « qu’il soit prêtre jusqu’à la terre (bêlek betek ann douar)[210]. »

Pour qu’il puisse reconnaître les traces du mort, les gens de la maison ont eu soin, dès la veille, de répandre sur le sol de terre battue du sable ou de la cendre fine. Ils en ont répandu de même dans l’escalier, sur toutes les marches depuis le rez-de-chaussée jusqu’au grenier. Le prêtre suit à la piste les traces du mort et s’enferme dans la pièce au seuil de laquelle elles paraissent s’arrêter. C’est là qu’est gîté le mauvais revenant. Là aussi, s’engage entre le prêtre et lui un terrible combat. On a vu des prêtres sortir de ces rencontres exténués, pâles, ruisselants de sueur. Tout le temps que dure le sinistre tête-à-tête, les gens de la maison se tiennent tapis au coin du foyer, muets d’épouvante. Ils se bouchent les oreilles pour tâcher de n’entendre point le vacarme effrayant qui se fait là-haut. Chacun se demande avec anxiété qui l’emportera, de l’âme méchante ou de l’homme de Dieu. Le prêtre cependant tantôt multiplie les oraisons spécifiques, tantôt lutte avec le revenant corps à corps ; quelquefois il ruse avec lui, il lui pose des questions embarrassantes et profite du moment où il est occupé à chercher la réponse, pour lui passer l’étole au cou. Dès lors le revenant est vaincu. Il devient d’une docilité rampante. Le prêtre prononce sur lui la formule d’exorcisme et le fait entrer dans le corps d’un animal, le plus souvent d’un chien noir. Il le traîne hors de la maison, puis le remet à un homme de confiance, généralement le bedeau ou le sacristain, dont il se fait toujours accompagner en semblable occurrence. Tous deux se dirigent alors, le prêtre marchant devant, le bedeau suivant avec la bête, vers quelque endroit peu fréquenté, comme une lande stérile, une carrière abandonnée, une fondrière dans une prairie. « C’est ici désormais que tu demeureras » dit le prêtre au mort. Et il lui délimite l’espace dans lequel il se pourra mouvoir. Pour circonscrire cet espace, il se sert habituellement d’un cercle de barrique. On choisit un endroit peu fréquenté, parce que si quelqu’un passait à portée du conjuré, il serait sûr d’être appréhendé par les pieds et entraîné sous terre.

Dans les marais qui avoisinent l’embouchure du Douron, au Moual’chic (lieu du petit merle), en Plestin, il y avait un conjuré qui criait sur un ton lamentable, toutes les nuits :

— Daouzek dezio Pask ha Nedelek,
Re C’hourmikel, ha re ann Drinded,
Biskoaz hini, nhe n’am eus grêt !…

(Les quatre-temps (en breton : les douze jours) de Pâques et de Noël, — ceux de la Saint Michel et de la Trinité, — il n’y en a pas un que j’aie observé !…)

Quelqu’un, passant un jour à proximité, répondit au mauvais hurleur :

— Je les ai observés tous quatre ; je te fais cadeau d’une de mes observances.

— Ma bénédiction sur toi ! dit l’âme, calmée subitement ; désormais, je suis délivrée.


(Communiqué par N.-M. Le Braz.)


Monseigneur Luyer qui mourut évêque de Quimper, vers 1757, avait de son vivant, paraît-il, commis bien des passe-droits. Pendant de longues années, il hanta son château épiscopal de Lanniron. Il se promenait dans son carrosse à travers les allées du parc, l’air absorbé, soucieux.

Un jeune prêtre du diocèse eut le courage de le conjurer.

— Holà, monseigneur ! lui cria-t-il, mettez du moins la tête à la portière, que l’on puisse vous dire un mot.

Le mort, interloqué, se pencha en dehors du carrosse. Le prêtre eut le temps de lui passer au cou son étole.

À partir de ce jour, Mgr  Luyer ne revint plus.


(Communiqué par René Alain. — Quimper).
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LXIX

La conjuration de Trogadek


(GWERZ)


I

Depuis que Trogadek est mort, aux alentours rien ne dure.

Seul un jeune prêtre du Léon a eu la hardiesse de le venir conjurer, en apportant avec lui son étole.

Le jeune prêtre demandait à Trogadek, en le conjurant :

— Dites moi, Trogadek, combien y a t-il de temps que vous êtes décédé ?

— Oh ! il y a sept ans passés, et plus, depuis que je suis en enfer archi-rôti.

— Vous faites mensonge, Trogadek. Car, il n’y a pas sept jours passés que votre veuve est en deuil et, nuit et jour, verse des larmes. Dites-moi, Trogadek, qu’est-ce qui est cause que vous êtes damné ?

— J’ai été marchand-mercier. Je voudrais bien ne l’avoir jamais été. Quand les chalands me demandaient de leur couper trois aunes d’étoffe, je leur en servais une aune et demie, et je touchais le prix de trois.

Allez chez moi, dites à ma femme de distribuer mes biens mal acquis ; dites-lui de donner aux pauvres tous les biens que je possède en sec et en vert. Si elle ne le fait, en enfer sa place est marquée.

II

Le jeune prêtre disait à la baronne[211] en la saluant :

— Par votre mari, il vous est recommandé de distribuer vos biens mal acquis, de les donner aux pauvres en sec et en vert, sinon votre place en enfer est marquée.

— Tout ce qui est entre Brest et Lesneven, je l’ai acheté avec ce que m’a rapporté mon aune. Cela n’est rien, mais j’ai une maison neuve en Bretagne, la plus jolie qui se puisse voir. Pourvu qu’on me laisse ma maison neuve, j’abandonne à Dieu son paradis.

III

Or, peu de temps après cela, la baronne dut s’aliter. Le neuvième jour, elle décéda.

La baronne disait, au moment où elle tombait dans le puits de l’enfer :

— Si j’avais obéi à bon conseil, ce n’est point ici que l’on m’eût trouvée. Je voudrais voir le faîte de ma maison neuve écrasé sur le foyer, et que mon âme fût pardonnée. Je voudrais ma maison neuve rasée et que mon âme fût en bon état. Au moins mon anaon eût été sauvé, tandis que maintenant, mon mari et moi, nous sommes damnés tous deux[212].


(Chanté par Anna Drulot. — Pédernec, 1887.)

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LXX

La princesse rouge[213]


Vous connaissez l’île du Château, à l’entrée de Port-Blanc ? Il y a plus de morts dans cette île qu’il n’y a de galets de Bruk à Buguélès. Ceci est l’histoire d’une morte qui fut conjurée en ce lieu, voici bien longtemps. De son vivant, elle était princesse. Vous trouverez même des gens qui vous diront qu’elle avait nom Ahès et que c’était la propre fille de Gralon, le roi d’Is. Peut-être est-ce vrai ; peut-être est-ce faux.

Toujours est-il que, même conjurée, elle avait pouvoir, tous les sept ans, sur sept lieues de terre ou de mer à la ronde.

Je vais vous conter comment elle fut dépouillée de ce pouvoir.

Mais sachez d’abord que son pouvoir était funeste. Il s’annonçait par une grande brume rouge qui s’élevait de la mer. De là sans doute le nom de « la Dame rouge » que les pêcheurs avaient donné à la princesse. Venait ensuite un vent furieux qui dissipait la grande brume et bouleversait les flots jusque dans leurs profondeurs. Ces jours-là, les barques les plus audacieuses n’osaient se risquer au large. Même calfeutré chez soi, à l’intérieur des maisons, on tremblait la fièvre d’épouvante. Comme des mèches de cheveux arrachés, des touffes de chaume s’envolaient des toits. C’était un terrible vent ! Il s’engouffrait par le tuyau des cheminées, comme une voix de géant en colère. On ne comprenait pas très bien ce qu’il disait, mais il avait certainement des mots rudes, pareils à ceux d’un homme qui gronde. Pour exorciser la princesse, cause de tout ce vacarme, on avait fait célébrer plus d’une messe noire à Notre-Dame de Port-Blanc, par les prêtres réputés les plus habiles. Peine perdue. Tous les sept ans, c’était même bruit sauvage, même fureur déchaînée. On avait fini par en conclure qu’il n’y avait, ni de la part des hommes, ni de la part de Dieu, aucun moyen de tranquilliser la princesse et de la rendre inoffensive.

Sur ces entrefaites, une pauvresse de la côte gagna un soir l’île du Château, à l’intention d’y pêcher des ormeaux (haliotides), à la basse marée de nuit.

Elle dut attendre quelque temps que les roches fussent découvertes.

N’ayant rien de mieux à faire, elle se mit à égrener son chapelet, car c’était une femme dévote et qu’à cause de cela on avait surnommée dans le pays Fantès ar Pedennou (Françoise-les-Prières).

Elle en était au troisième dizain, quand, tout à coup, s’étant retournée par hasard, elle vit, à la place de l’énorme rocher qui domine l’îlot, une chapelle haute et grande comme une église de canton, et dont les vitraux étaient splendidement éclairés.

Elle se leva, laissant là ses engins, et courut à la porte de la miraculeuse chapelle.

Sur les vantaux était tracée en caractères d’or, flamboyante, une inscription bretonne. Or, Fantès savait lire le breton[214].

L’inscription disait :

— Si, par le trou de la serrure, tu peux regarder sans être vue, il te sera donné de faire un grand bien à toi et à tes proches.

La femme hésita d’abord, puis :

— Ma foi ! pensa-t-elle, regardons toujours !

Et elle appliqua un de ses yeux au trou de la serrure.

Elle vit la princesse, qui lui tournait le dos, s’acheminer vers l’autel dressé dans le chœur au milieu d’une gloire d’or.

Elle voulut soulever le loquet de la porte, mais il était rivé. Alors, elle se mit à faire le tour de la chapelle, en dehors. Elle arriva ainsi à une deuxième porte sur laquelle il était écrit :

— Si tu veux entrer, va cueillir à trois pas d’ici, dans le buisson, deux brins d’herbe blanche que tu disposeras en croix dans le creux de ta main droite.

Elle fit ce qui était recommandé, revint à la chapelle et lut sur une troisième porte :

— Entre maintenant. Tous les trésors qui sont ici t’appartiennent. De plus, il ne dépend que de toi de conjurer la princesse et de l’empêcher désormais de nuire.

Fantès entra.

La princesse, debout sur les marches de l’autel, se détourna au bruit que firent en sonnant sur les dalles les sabots de la pauvresse.

— Que me veux-tu ? s’écria-t-elle d’un ton courroucé.

— T’empêcher de nuire, si tel est mon pouvoir, répondit Fantès avec calme.

— Du moment que tu es ici, c’est que ta volonté est plus forte que la mienne. Je suis en ta possession. Relègue-moi aussi loin qu’il te plaira. Où tu me diras d’aller, j’irai. Voici les clefs de l’étang que j’ai fait construire en pierres de taille. Toutes mes victimes sont là. Je te les abandonne. Je t’abandonne aussi mes trésors. Tâche d’en faire bon usage.

Ce disant, elle tendit à Fantès-ar-Pedennou un trousseau de clefs étincelantes.

La pauvresse s’essuya les mains dans son tablier à plusieurs reprises avant d’oser toucher à ces clefs merveilleuses. Elle les prit cependant et fit avec elles le signe de la croix.

— Où m’enjoins-tu de me rendre ? demanda la princesse.

— Plus loin que la terre et plus loin que la mer ! dit Fantès.

La princesse aussitôt s’évanouit ans l’air. Depuis, on n’a jamais entendu parler d’elle. En même temps s’écroulèrent sans bruit et sans laisser de traces les murailles de la chapelle étrange.

Fantès-ar-Pédonnou se trouva devant un étang construit et pavé en pierres de taille. L’eau y était claire, lumineuse. Çà et là des cadavres flottaient, la face tournée vers le ciel. Parmi les plus rapprochés du bord, Fantès reconnut deux hommes du pays qui avaient été noyés, un jour de tempête, l’année d’auparavant, sans qu’on sût au juste dans quels parages.

Une vanne d’acier fermait l’étang. Avec une des clefs, la pauvresse ouvrit cette vanne. L’eau se précipita écumante vers la mer. Les noyés se levèrent comme ressuscités, et Fantès les vit s’éloigner en chantant des cantiques, par le chemin des flots où ils marchaient paisiblement, comme autrefois Jésus.

Quand toute l’eau se fut écoulée, le fond de l’étang apparut à Fantès couvert de pièces d’or. Elle en ramassa autant qu’elle en put porter et revint à sa maison.

Le lendemain, dès la première heure, elle courut à confesse.

— Que ferai-je de tout cet or ? demanda-t-elle au prêtre, après lui avoir conté son aventure.

— Vous ferez dire des messes pour les âmes qui en ont besoin, répondit le confesseur, et vous distribuerez l’aumône aux vivants[215].


(Conté par Marie-Hyacinthe Toulouzan. — Port-Blanc.)


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LXXI

Le conjuré de Tadic-coz


Ceci se passait au temps où Tadic-coz était recteur de Bégard. Tadic-coz s’appelait de son vrai nom « Monsieur Guillermic. » C’était un curé à la mode d’autrefois, un brave vieux bonhomme qu’on rencontrait plus souvent par les chemins et dans les champs qu’au presbytère. Des montagnes d’Arez à la « Mer Grande », il était connu d’un chacun. Il avait une charité d’âme extraordinaire. Et, comme Jésus-Christ, ceux qu’il aimait le plus, c’étaient les petites gens, les pauvres paysans, les journaliers, les pâtres.

Moi qui vous parle, je l’ai connu. Je l’ai connu longtemps, et je ne l’ai connu que vieux. J’ai entendu raconter qu’il était plus vieux que la terre, qu’il était mort dix fois, et que dix fois il était ressuscité.

Je puis vous faire son portrait.

Il avait le dos voûté, les cheveux longs et blancs.

On n’aurait su dire si sa figure était d’un vieillard ou bien d’un enfant. Il riait toujours, et goguenardait volontiers.

Sa soutane était faite de pièces et de morceaux, comme on dit, mais il y avait encore plus de trous que de morceaux.

Dès le matin, sa messe dite, il partait en tournée. On le « bonjourait » au passage. Il s’arrêtait, engageait la conversation par une phrase toujours la même :

Contet d’in ho stad, va bugel. Me eo ho tad, ho tadic-coz ! (Contez-moi votre état, mon enfant. C’est moi qui suis votre père, votre vieux petit père).

C’est pour cela qu’on avait fini par ne l’appeler plus que Tadic-coz (vieux petit père).

On l’aimait et on le vénérait. On le craignait aussi. Car, ce n’était pas seulement un bon prêtre, c’était encore un prêtre savant, à qui Dieu, disait-on, avait donné autant de pouvoir qu’au pape.

Les gens qui connaissent quelque peu les choses de ce monde se croient de grands magiciens.

Tadic-coz, lui, possédait à la fois tous les secrets de la vie et tous les secrets de la mort. On prétend que, de temps en temps, il passait la tête dans le soupirail de l’enfer, demeurait penché sur l’abîme et conversait avec les diables. Toujours est-il que, pour célébrer l’ofern drantel, il n’avait pas son pareil. On le venait consulter de tout le pays breton, et même du pays gallot. Quand il ne pouvait sauver une âme, au moins l’obligeait-il à se tenir en repos. Jamais il n’y a eu de prêtre sachant conjurer, comme Tadic-coz.

Je vais, à ce propos, vous raconter une histoire que je tiens de l’individu même à qui elle arriva.

Il était soldat de Louis-Philippe, en garnison à Lyon-sur-Rhône, bien loin d’ici, comme vous voyez !

Ayant obtenu un congé d’un mois, il voulut se montrer en uniforme aux gens de son pays, et prit la diligence de Bretagne (dans ce temps-là il n’y avait pas encore de chemins de fer). La voiture le déposa à Belle-Isle-en-Terre. De là à Trézélan, son village, il avait à faire encore trois bonnes lieues. Mais qu’est-ce que trois lieues pour un soldat qui rentre au pays ?

Il se mit en route, d’un pied leste.

Comme il passait au Ménez-Bré, il croisa un vieux prêtre qui avançait péniblement, la taille courbée en deux, et menait en laisse un chien noir, un affreux barbet.

— Hé ! mais ! s’écria le soldat du plus loin qu’il le vit venir. C’est Tadic-coz ! c’est ce bon Tadic-coz ! Bonjour, Tadic-coz.

— Bonjour, mon enfant.

— Vous ne me reconnaissez donc pas, Tadic-coz ?

— C’est que ma vue baisse, mon enfant.

— Je suis Jobic, Jobic Ann Dréz, de la ferme de Coatfô en Trézélan. C’est vous qui m’avez baptisé, Tadic-coz, et qui m’avez fait faire ma première communion.

— Oui, oui, ta mère est Gaud Ar Vrân. Elle sera bien contente de te revoir… Et, ajouta le vieux prêtre, après une courte hésitation, tu es sans doute pressé d’arriver à Coatfô ?

— Dame, oui, Tadic-coz. Je ne serais pas fâché d’être rendu. Mais pourquoi me demandez-vous cela ?

— C’est que… Si tu avais eu le temps… Il y a là ce vilain barbet qu’il faut que je conduise au recteur de Louargat… Et mes jambes sont si vieilles qu’elles branlent sous moi… Je ne sais en vérité si j’aurai la force d’aller jusqu’au bout…

Mon ami Jobic sentit son cœur s’attendrir de pitié. C’était pourtant vrai que le pauvre Tadic-coz paraissait exténué de fatigue.

— Sapristi ! il faut que ce soit pour vous, Tadic-coz ! Donnez-moi la laisse de ce chien. Je le conduirai au recteur de Louargat. Je tourne le dos à Trézélan, mais n’importe ! on ne refuse pas un service à Tadic-coz. Retournez en paix à votre presbytère. Peut-être rencontrerez-vous quelqu’un des miens sur la route ; annoncez que je ne rentrerai pas avant la tombée de la nuit.

— Ma bénédiction sur toi, mon enfant !

Et Tadic-coz de remettre à Jobic Ann Dréz la laisse du chien noir.

La hideuse bête voulut grogner d’abord, mais Tadic-coz lui imposa silence, en marmottant quelques paroles latines, et elle ne fit plus difficulté de suivre son nouveau conducteur.

Une demi-heure après, Jobic frappait à la porte du recteur de Louargat.

— Sauf votre respect, Monsieur le recteur, voici un chien que Tadic-coz m’a prié de vous ramener.

Le recteur regarda Jobic Ann Dréz d’un air tout drôle.

— C’est volontairement que tu t’es chargé de cette commission ?

— Sans doute. Histoire de faire plaisir à Tadic-coz.

— Eh bien mon garçon, tu n’es pas au bout de tes peines !…

— Qu’entendez-vous par là ?

— Tu verras ça. En attendant, vide-moi ce verre de vin. Il te faut des jambes pour aller jusqu’à Belle-Isle.

— Comment ! jusqu’à Belle-Isle ? s’écria Jobic Ann Dréz. Vous moquez-vous de moi ? Voilà votre barbet, gardez-le ! Faites-en ce qu’il vous plaira ! Moi, je m’en vais à Trézélan ; sans Tadic-coz, j’y serais déjà. Bonjour et bonsoir, Monsieur le recteur !

— Ta, ta, ta ! mon garçon. Des barbets du genre de celui-ci, quand on en a pris la charge, on ne les plante pas ainsi au premier tournant de route. Si par malheur tu lâchais ce chien, c’en serait fait de toi. Ton âme serait condamnée à prendre la place de l’âme mauvaise qui est en lui. Vois si cela te convient.

— Ce chien n’est donc pas un chien ? murmura Jobic subitement radouci, et même un peu pâle.

— Hé non ! c’est quelque revenant malfaisant que Tadic-coz aura conjuré. Regarde comme ses yeux étincellent.

Pour la première fois, Jobic examina le chien d’un peu près ; il remarqua qu’en effet il avait des yeux extraordinaires, des yeux de diable.

— N’empêche, murmura-t-il, c’est un vilain tour que Tadic-coz m’a joué là !

— Ce que tu as de mieux à faire, désormais, c’est d’en prendre ton parti, dit le recteur de Louargat.

— Ainsi, je dois maintenant me rendre à Belle-Isle ?

— Oui, tu iras trouver mon confrère et tu diras que c’est moi qui t’envoie.

— Allons ! soupira Jobic. Puisqu’il faut, il faut…

Et le voilà en route pour Belle-Isle, faisant à rebours le chemin qu’il avait parcouru quelques heures plus tôt. Il chantait gaiement alors, tandis qu’à présent il se sentait plus triste que le bon Dieu de Pleumeur[216].

Le recteur de Belle-Isle le reçut avec une grande affabilité.

— Mon garçon, lui dit-il, la nuit arrive. Tu vas coucher ici ce soir. Demain matin, tu continueras ton voyage.

— En vérité, s’exclama Jobic-Ann-Dréz, ce n’est donc pas pour vous non plus, le chien ?

— Non, mon ami.

Jobic eut grande envie de se fâcher tout rouge, cette fois, mais son regard ayant rencontré celui de la bête maudite, il se laissa tomber sur une chaise et fondit en larmes.

— Quand on pense, sanglota-t-il, que j’aurais pu être à table maintenant, chez mes « vieux », dans la cuisine de Coatfô.

— Console-toi, lui dit le recteur, je n’ai pas l’intention de te laisser mourir de faim. Donne-moi la corde de l’animal, que j’enferme celui-ci dans la cave. Toi, va souper et tâche de bien dormir.

N’ayant pas mangé de la journée, Jobic fit honneur au repas, malgré son chagrin, et, quand il fut au lit, il dormit d’un sommeil de plomb. Le lendemain matin, ce fut le recteur en personne qui le vint réveiller :

— Debout, camarade ! Le soleil est déjà levé ! Le barbet se démène et hurle ! Allons, en route ! Tâche d’arriver pour déjeuner au presbytère de Gurnhuël. Tu diras au recteur que tu viens de ma part !

Et Jobic Ann Dréz de déguerpir. Que voulez-vous ? Il fallait bien qu’il subît ce qu’il ne pouvait empêcher.

Nous ne le suivrons pas de presbytère en presbytère.

Le recteur de Gurnhuël l’adressa au recteur de Callac.

Le recteur de Callac au recteur de Maël-Carhaix ;

Le recteur de Maël-Carhaix à celui de Trébrivan… etc., etc.

En deux jours, il visita une douzaine de « maisons de curés », bien accueilli d’ailleurs dans chacune ; partout il trouvait bon vin, bon repas et bon gîte.

Cela l’ennuyait tout de même, d’abord parce qu’il se demandait avec terreur s’il y aurait jamais un terme à ce singulier voyage ; ensuite, parce que c’était vexant d’être un objet de curiosité pour les gens, que son passage attirait sur le seuil des portes et qui paraissaient fort intrigués de ce que pouvait bien être ce soldat, traînant ce chien.

Le troisième jour, vers midi, il entrait chez le recteur de Commana, tout là-haut, là-haut, dans les monts d’Arez.

— Sauf votre respect, Monsieur le recteur, voici un chien…

C’était la treizième ou quinzième fois qu’il prononçait cette phrase. Il en était arrivé à la débiter du ton piteux dont un mendiant implore l’aumône.

Le recteur de Commana l’interrompit :

— Je sais, je sais. Fais-toi servir un verre de cidre à la cuisine. Il faudra que tu sois en état, ce tantôt, de me donner un bon coup de main, car la bête n’a pas l’air commode.

— Si c’est pour me débarrasser d’elle, enfin, s’écria Jobic, n’ayez pas peur, je vous vaudrai un homme !

— Tiens-toi prêt dès que je te ferai signe. Mais il faut attendre le coucher du soleil…

— À la bonne heure, pensa Jobic Ann Dréz, voilà un langage que je comprends.

Il n’y comprenait pas grand’chose, à vrai dire, sinon que le plus dur restait à faire, mais aussi que, cela fait, il serait libre.

Au coucher du soleil, il s’entendit héler par le recteur.

Celui-ci avait revêtu son surplis et passé son étole.

— Allons ! dit-il. Surtout, prends garde que l’animal ne t’échappe. Nous serions perdus l’un et l’autre !

— Soyez tranquille ! répondit Jobic Ann Dréz, en assujettissant la corde à son poignet, solidement.

Les voilà partis tous les trois ; le recteur marchait devant, puis venait Jobic, et, derrière lui, le chien.

Ils allaient à une grande montagne sombre[217], bien plus haute et plus sauvage que le Ménez-Bré. Tout à l’entour la terre était noire. Il n’y avait là ni herbe, ni lande, ni bruyère.

Arrivé au pied de la montagne, le recteur s’arrêta un instant :

— Nous entrons dans le Ieun Elez (le marais des roseaux), dit-il à Jobic. Quoi que tu entendes, ne détourne pas la tête. Il y va de ta vie en ce monde et de ton salut dans l’autre. Tu tiens bien l’animal au moins ?

— Oui, oui, Monsieur le recteur.

Le lieu où ils cheminaient maintenant était triste, triste ! C’était la désolation de la désolation. Une bouillie de terre noire détrempée dans de l’eau noire[218].

— Ceci doit être le vestibule de l’enfer, se disait Jobic-Ann-Dréz.

On ne fut pas plus tôt dans ces fondrières que le chien se mit à hurler lamentablement et à se débattre avec frénésie.

Mais Jobic tenait bon.

Plus on avançait, plus la maudite bête faisait de bonds et poussait de iou !… iou !. Elle tirait tellement sur la corde que Jobic en avait les poings tout ensanglantés.

N’importe ! il tenait bon.

Cependant, on avait atteint le milieu du Ieun Elez.

— Attention ! murmura le recteur à l’oreille de Jobic.

Il marcha au chien, et, comme celui-ci se dressait pour le mordre, houp ! avec une dextérité merveilleuse il lui passa son étole au cou.

La bête eut un cri de douleur atroce, épouvantable.

— Vite ! à plat ventre et la face contre terre ! commanda le recteur à Jobic, en prêchant d’exemple.

À peine Jobic Ann Dréz s’était-il prosterné, qu’il entendit le bruit d’un corps qui tombe à l’eau. Et aussitôt ce furent des sifflements, des détonations, tout un vacarme enfin ! On eût juré que le marais était en feu.

Cela dura bien une demi-heure. Puis tout rentra dans le calme.

Le recteur de Commana dit alors à Jobic Ann Dréz :

— Retourne maintenant sur tes pas. Mais ne manque point de t’arrêter dans chacun des presbytères où tu es entré en venant. À chaque recteur tu diras : « Votre commission est faite. »

Cette fois, Jobic ne se fit pas prier pour se remettre en chemin.

Tout le long de la route, il chanta, heureux de n’avoir plus de chien à traîner, heureux aussi d’aller vers Trézélan.

Il chemina de bourgade en bourgade, de presbytère en presbytère, tant et si bien qu’il arriva enfin chez le recteur de Louargat.

— Ah ! te voilà, mon garçon ! dit le recteur. Eh bien ! va trouver Tadic-coz. Il est impatient de te revoir.

Tadic-coz ! À ce nom, Jobic Ann Dréz sentit sa colère lui revenir. Certainement, il irait le trouver, ce Tadic-coz, et, par la même occasion, il lui apprendrait…!!

Ce fut, au contraire, Tadic-coz qui lui apprit une chose qui l’étonna fort.

Ce conjuré que Jobic-Ann-Dréz avait conduit au Ieun Elez, devinez qui c’était.

Son propre grand-père !

Depuis sa mort, arrivée quelques mois auparavant, le vieux ne cessait de faire des siennes, à Coatfô et dans la région.

Pour venir à bout de lui, il avait fallu recourir à la science de Tadic-coz.

En sorte que Jobic Ann Dréz, après avoir été mystifié par le vieux prêtre, se trouvait encore être son obligé.


(Conté par Baptiste Jeffroy. — Penvénan, 1886.)


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CHAPITRE IX

L’Enfer et le Paradis


LXXII

Le Diable et l’Enfer


Il fut un temps où tous ceux qui mouraient à Tréguier, le dimanche, entre messe et vêpres, appartenaient de droit au diable et étaient damnés.

Voici pourquoi.

C’était à l’époque où l’église de Tréguier, encore inachevée d’ailleurs, était en construction. La nef était terminée ; mais il ne restait plus d’argent pour la tour. Le clergé résolut alors d’avoir recours à la bourse du diable. Pôlic[219] promit son aide, mais en y mettant la condition énoncée ci-dessus.

Les prêtres acceptèrent. La tour fut bâtie, et il n’y en a pas dans le pays qui puisse rivaliser avec elle.

Toutefois, on ne tarda pas à trouver qu’on avait fait un marché onéreux en la payant, si élégante fût-elle, du salut de tant d’âmes. On ne pouvait rompre le pacte ; on tâcha du moins de l’éluder. On s’y prit d’une façon bien simple. À peine le prêtre officiant avait-il lancé l’Ite missa est, qu’un des chantres entonnait le premier psaume de vêpres. Le diable, c’est le cas de le dire, n’y vit que du feu[220].


(Communiqué par Jean-Marie Toulouzan. — Port-Blanc).


Les damnés sont à jamais perdus. On n’entend plus parler d’eux.

Les morts ne reviennent jamais de l’enfer. Mais des vivants y sont allés, et en sont revenus.

On ne sait de l’enfer que ce qu’ils nous en ont rapporté.


LXXIII

Glaoud-ar-Skanv


J’ai connu à Duault un franc luron qu’on appelait Glaoud-ar-Skanv (Claude le Léger). Il passait pour être à demi païen, préférait la messe de l’auberge à celle de l’église, et ne disait de prière ni le matin, ni le soir.

On l’en plaisantait, dans le pays :

Pa c’ha da gousked Glaoud-ar-Skanv,
He lemm he dok da diwezan.

« Quand va se coucher Claude le Léger, — c’est son chapeau qu’il ôte le dernier. »

Un soir qu’il était soûl et jurait à faire crouler le ciel, il eut maille à partir avec le diable.

Pôlic vint à lui, l’enleva en croupe et l’emporta en enfer.

La vieille mère de Glaoud fut bien désolée. Elle aimait son fils qui se conduisait honnêtement envers elle et qui était d’ailleurs son unique soutien. Elle se mit à sa recherche par monts et par vaux. Mais elle eut beau frapper à tous les cabarets, à six lieues à la ronde, personne n’avait vu Glaoud-ar-Skanv. La pauvre femme, désespérée, résolut de s’adresser à Notre-Dame de Loquétou, en Locarn, qui est bien la sainte la plus puissante de toute la région. Il n’y a guère que Monsieur saint Servais qui ait autant d’influence auprès de Dieu.

— Voyons, se dit la vieille Maharit, la mère de Glaoud, qu’est-ce que je pourrais offrir à Notre-Dame de Loquétou, pour me la rendre favorable ?

Elle fit le tour de sa maison, cherchant des yeux quelque objet qui eût chance de plaire à la Vierge de Locarn. Hélas ! c’était une maison de pauvre, qui ne contenait qu’un misérable lit, un bahut, deux bancs et une table boiteuse. La Vierge de Locarn avait mieux que tout cela.

Voilà Maharit bien en peine.

— Hé mais ! s’écria-t-elle soudain, en se frappant le front, j’ai encore ma génisse !

Elle courut à la crèche.

La génisse était là, une jolie génisse au poil roux, moucheté de blanc, qu’elle avait achetée à la dernière foire de Bré, du fruit de ses longues économies. Elle la héla doucement :

— Viens, Koantik ! viens, ma chère petite bête !

Et la génisse vint, croyant que c’était pour recevoir sa provende de chaque matin.

Maharit lui passa une longe autour du cou et s’en alla par la grande route, du côté de Locarn. Croyez que ce lui était un dur crève-cœur de se séparer de Koantik. Il fallait qu’elle aimât bien son chenapan de fils et qu’elle séchât d’envie de le revoir !

Elle entra dans la chapelle avec la génisse, et, l’ayant attachée à la balustrade du chœur, elle dit à Notre-Dame :

— Notre-Dame de Loquétou, celle que voici est Koantik, ma génisse. Si Dieu la préserve, ce sera une bonne vache avant peu. Je vous la donne, quoi qu’il m’en coûte, à la condition que, dans huit jours, par votre intercession, mon fils Glaoud soit de retour chez son maître, le fermier de Kerbérennès.

Maharit récita ensuite cinq Pater et cinq Ave, puis s’en retourna vers Duault, laissant Koantik, qui meuglait lamentablement, à la garde de Notre-Dame de Loquétou.

Huit jours après, comme les gens de Kerbérennès étaient en train de manger la bouillie du soir, dans la cour de la ferme, ils virent arriver un homme à la peau brûlée et qui sentait le roussi terriblement.

Tout d’abord, ils ne le reconnurent point.

Mais lui salua le fermier par son nom.

Aussitôt, ce fut un éclat de rire universel.

— C’est Glaoud-ar-Skanv ! C’est Glaoud-ar-Skanv !

Glaoud, seul, ne riait pas.

— Va prendre ta cuillère[221], lui dit le maître de Kerbérennès ; tu arrives à temps pour le souper. Tout en mangeant, tu nous conteras d’où tu viens.

— D’où je viens ? répondit Glaoud-ar-Skanv. D’un lieu où je vous souhaite à tous de ne jamais aller… de l’enfer ! Sans ma brave femme de mère, j’y serais encore.

À partir de ce moment, personne n’eut plus goût à la bouillie. On entoura Glaoud. On toucha ses vêtements, ses mains, son visage. Pensez donc ! Un homme qui revenait vivant de l’enfer !

La vieille Maharit fut avertie en toute hâte. Elle accourut aussi vite que le lui permettaient ses jambes de soixante-dix ans. Glaoud l’embrassa avec effusion, et lui jura que désormais il vivrait en chrétien, dévot à Dieu et à ses saints, mais surtout à la Vierge de Locarn. Ce fut une scène touchante. Tout le monde pleurait.

Cette nuit-là, il y eut grande veillée à Kerbérennès.

Glaoud-ar-Skanv raconta son voyage. Il avait retrouvé dans l’enfer des hommes de la paroisse qui lui avaient fait part de leurs tourments. La chose la plus affreuse qu’il eût vue, c’étaient des gens dont on cardait la chair comme de l’étoupe entre des peignes aux dents aiguës et chauffées au rouge. Son récit dura plusieurs nuits. Un poète local mit l’aventure en complainte. Malgré toutes mes recherches, je n’ai malheureusement jamais pu me la procurer.


(Conté par mon père, N. M. Le Braz. — Tréguier, 1891.)


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LXXIV

Le cheval du diable


Jean-René Cuzon revenait une nuit de la foire de Landerneau. La route est longue, de Landerneau au Faou. Jean-René sifflotait, en marchant, pour se donner des jambes, et aussi pour se tenir compagnie.

— Tu siffles à merveille ! dit tout à coup une voix derrière lui.

Jean-René se détourna et aperçut un homme à cheval qui venait tranquillement, au pas de sa bête,

— Où vas-tu ? demanda l’homme, quand il eut rejoint Jean-René.

— Au Faou.

— Je vais aussi de ce côté. Nous allons faire route ensemble.

Les voilà de cheminer côte à côte.

— Votre cheval ne fait pas grand bruit, observa Jean-René. On dirait qu’il n’est pas ferré.

— C’est qu’il est encore jeune, répondit l’inconnu, et qu’il a le sabot tendre.

La conversation continua, sur un ton amical.

Ils causèrent des gens du Faou. L’homme semblait connaître tout le monde de la ville et des environs, depuis le plus riche jusqu’au plus pauvre. Il racontait sur la vie de chacun des anecdotes fort drôles. « Un tel est un ivrogne… ; un tel, un ladre ;… tel autre bat sa femme… ; celui-ci est cornard… ; celui-là jaloux. » Et à chaque nom qu’il prononçait, il citait une histoire pour prouver son dire. C’était un amusant compagnon. Jean-René était aux anges de l’avoir rencontré.

Tout en jasant, ils arrivèrent à l’entrée d’une avenue, sur la gauche du chemin.

— J’ai besoin de m’arrêter ici, dit le cavalier. J’ai une commission à faire dans le manoir qui est là-bas derrière les arbres. Aurais-tu la complaisance de tenir la bride de mon cheval pendant ce temps-là ? Dans quelques minutes, je serai de retour.

— Volontiers. Mais je crains bien que vous ne fassiez un voyage inutile. À pareille heure, il ne doit y avoir personne sur pied au manoir.

— Oh ! si. On compte sur moi.

— Allez alors.

— Prends garde que la bête ne t’échappe.

— N’ayez pas peur. J’en ai maintenu de plus fringantes.

Le cavalier sauta à terre, prit un sac qui était amarré à la selle, et s’engagea dans l’avenue.

Jean-René, lui, passa la bride à son bras et, pour plus de précaution, empoigna solidement la crinière du cheval.

— Chrétien ! chrétien ! soupira la bête, tu me fais mal. Par pitié, ne tire pas tant sur mes crins !

Jean-René eut un cri de stupeur.

— Comment ! les chevaux se mettent à parler maintenant !

— Je suis cheval aujourd’hui !.. Mais, de mon vivant j’étais une femme. Regarde mes pieds et tu verras.

Jean-René regarda, et vit en effet que la bête avait des pieds humains, de jolis pieds fins et menus comme ceux d’une femme.

— Jésus, mon Dieu ! fit-il, quelle espèce d’homme est-ce donc qui te monte ?

— Ce n’est pas un homme, c’est le diable !

— Oh !

— Il s’est arrêté ici, pour aller quérir au manoir l’âme d’une jeune fille qui vient de trépasser. Il la met, en ce moment, dans le sac que tu l’as vu prendre et tout à l’heure il l’emportera en enfer. Tu peux t’attendre à semblable destin, si tu n’as déguerpi avant qu’il nous rejoigne…

Jean-René n’en entendit pas davantage. Il avait déjà pris sa course vers le Faou où il arriva hors d’haleine. Il fut trois jours sans pouvoir parler. Ce n’est que le quatrième soir qu’il trouva la force de raconter aux siens son aventure[222].


(Conté par Nanna Gostalen. — Le Faou, 1886.)


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LXXV

Le cheval du diable (autre version)


Alain Ar Guillou, d’Elliant, avait été dans sa jeunesse un homme très pieux, dévot à l’église, aimé de son recteur. Il avait fait ériger, de ses deniers, dans un carrefour non loin de sa ferme, un calvaire en granit qui avait bien quinze ou seize pieds de haut et dont le « Seigneur Dieu » avait été sculpté par le plus habile tailleur de pierre de la Cornouaille. Lorsque Alain Ar Guillou s’en revenait le dimanche de la messe, il ne manquait jamais, en ce temps-là, de s’agenouiller pour dire une prière ou deux au pied de « son » calvaire. Il pouvait lire sur le socle ses nom et prénoms, et aussi ceux de sa femme.

On dit quelquefois qu’il n’est que de vieillir pour s’assagir. Ce fut tout le contraire pour Alain Ar Guillou. En vieillissant, il s’encanailla. À mesure que grisonnèrent ses cheveux, son nez se prit à rougeoyer. On ne le vit plus à l’église, mais on le trouvait attablé dans tous les cabarets. Quant au calvaire, il ne s’arrêtait plus devant lui que pour lui crier des insultes. Il devenait fou furieux de songer qu’il avait payé « ce bon Dieu si laid » soixante écus de trois livres. Que de belle eau-de-vie il eût pu boire, avec ses soixante écus !

Tout d’abord, il ne se soûla que le dimanche. Puis ce fut à chaque fois que se levait le soleil béni. Il ne craignait plus ni Dieu ni gendarmes. À minuit passé, il buvait encore dans les auberges de mauvais renom. L’aube le surprenait souvent en quête de sa demeure, zigzaguant d’un talus à l’autre.

Une nuit qu’il rentrait à sa ferme, ivre comme de coutume, il trébucha contre les marches du calvaire qu’il avait fait dresser. Le choc fut si rude qu’il en resta quelque temps étourdi, abattu à plat ventre sur le sol, avec son nez qui saignait.

Il essaya de se relever ; impossible. L’eau-de-vie qu’il avait bue lui était tombée dans les jambes.

Vous pensez s’il jurait et sacrait. Il lançait les imprécations les plus atroces contre la croix, contre le Christ même. Il alla plus tard jusqu’à prétendre que le calvaire avait fait exprès de lui venir barrer le chemin.

Pour le moment il était fort ennuyé d’être couché là malgré lui. Et le lit n’était pas de balle d’avoine, mais bien de terre dure.

Daonet vô… (Damné soit !… Je vous fais grâce du reste), s’écria Alanic, en désespoir de cause, puisque Dieu est contre moi, que le diable me vienne en aide !

À peine eut-il lâché ce mot impie, qu’il entendit sonner derrière lui, sur la route, les quatre fers d’un cheval. Quand la bête fut arrivée à l’endroit où il gisait, elle s’arrêta, le flaira longuement. Il sentit son haleine sur son cou, et cette haleine était terriblement chaude. Alain Ar Guillou s’arc-bouta d’un bras. Il vit que la crinière du cheval, toute rouge, pendait jusqu’à terre. Il l’empoigna de l’autre bras. Or, si ses jambes étaient faibles, en revanche il avait le poing solide. Tant bien que mal, il parvint à se hisser sur le dos de la bête.

— Et hue !!

Feu et tonnerre ! Ce ne sont pas les fines montures qui manquent au pays d’Elliant, mais la pareille de celle-ci, on l’y chercherait en vain jusqu’au jugement dernier.

Des jambes, non. Des ailes !

Le vent de la course avait un peu rafraîchi les idées d’Alanic.

— Quel diable de chemin faisons-nous ? pensa-t-il. Cela descendait, descendait. Il ne reconnaissait pas du tout ni les fossés, ni les arbres.

Dousic ! dousic ! loën brao ! (Doucettement, jolie bête !). Ah bien, oui ! On aurait attaché un fagot d’ajonc sec au derrière de la « jolie bête », qu’elle n’eût pas filé plus vite.

Les étoiles cependant mouraient une à une. La nuit commençait à blanchir. Dans quelque manoir, au loin, un coq chanta. Le cheval aussitôt s’arrêta net. Alanic, qui ne s’y attendait pas, faillit lui passer par-dessus le cou.

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda-t-il.

Vous pensez bien qu’il ne comptait pas que le cheval lui répondît. Cela fut, pourtant. Le cheval dit en propres termes à Alain Ar Guillou :

Cana ’ra mab ar iar (Voici que chante le fils de la poule).

Et en disant cela, il tremblait de tous ses membres.

— Ho ! ho ! pensa Alanic, celui-ci a peur du chant du coq. Je n’ai plus rien à craindre de lui. Et il riposta gaillardement :

— Mab ar iar
A gân pa gar.

(Le fils de la poule, — chante quand bon lui semble).

En même temps, il lui talonnait les flancs avec ses sabots à clous. Le cheval rebroussa chemin. Alain Ar Guillou vit défiler à rebours les talus et les arbres qu’il ne reconnaissait pas. Puis vinrent des arbres et des talus qu’il reconnaissait. Enfin, apparut la silhouette du calvaire.

Arrivé là, l’étrange monture s’enfonça en terre. Alain Ar Guillou se retrouva debout, les jambes écartées, les pieds appuyés au sol. Il rentra chez lui sans encombre.

Cette leçon ne le guérit point.

Au contraire.

Il prit de l’orgueil de cette aventure, et se vanta d’avoir appris au diable ce que c’est qu’un franc gars d’Elliant. Dieu veuille qu’Alanic mort, le diable n’en ait pas tiré vengeance !


(Conté par Marie Hostiou. — Quimper).


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LXXVI

Jean l’Or


Il était une fois un homme qui n’avait au cœur d’autre passion que celle de la richesse. Aussi l’avait-on surnommé Jean l’Or. Il était laboureur de son métier, et travaillait jour et nuit à seule fin d’avoir, dans un temps à venir, son armoire pleine d’écus de six francs. Mais il avait beau peiner et suer, ce temps-là ne venait pas vite. La Basse-Bretagne, comme vous savez, nourrit son monde, mais ne l’enrichit pas. Jean l’Or se résolut à quitter une si pauvre terre. Il avait entendu parler de contrées merveilleuses où il suffisait, disait-on, de gratter le sol avec les ongles pour mettre à nu de véritables rochers d’or. Seulement, ces contrées-là étaient situées de l’autre côté du pays du bon Dieu, dans le domaine du diable. Jean l’Or avait été baptisé, comme vous et moi ; il se souciait assez peu de tomber entre les griffes de Satan. Mais sa passion pour l’argent le tenait si fort, qu’il se mit tout de même en route.

— Aussi bien, se disait-il, il n’est pas prouvé que ces rochers d’or soient la propriété du diable. Les gens qui l’ont prétendu voulaient sans doute décourager les bénets d’y aller voir, afin de garder le magot pour eux seuls. Quand le bon Dieu a partagé le monde entre Satan et lui, il n’a certes pas été assez sot pour faire la part si belle à son mortel ennemi.

Vous voyez que Jean l’Or jugeait Dieu à son aune.

Il concluait :

— Allons en tout cas faire un tour de ce côté. Je verrai du moins de quoi il retourne. S’il y a danger, il sera toujours temps de rebrousser chemin.

Et le voilà de faire lieue sur lieue, tant et si bien qu’il arriva à la ligne qui sépare le domaine de Dieu de celui du diable.

Il s’agenouilla, en deçà de la ligne, et se mit à gratter la terre.

Mais il ne réussit qu’à s’ensanglanter les ongles contre une pierre aussi dure et d’aussi peu de valeur que celle qui faisait le fond de son champ, en Basse-Bretagne.

— Ma foi, maugréa-t-il, il ne sera pas dit que j’aurai tant cheminé pour rien. Il faut que je sache si vraiment le diable est plus riche que le bon Dieu. Je regarderai et je ne toucherai pas.

Il franchit la ligne, s’agenouilla encore, et recommença à gratter. Ici, la terre était molle comme du sable. À peine y eut-il plongé les mains qu’il en retira un caillou de la grosseur d’un œuf, un caillou en or pur, en bel or blond tout flambant neuf.

Puis, ce fut un second caillou, de la grosseur d’un galet de cordonnier[223].

Puis, un troisième, aussi large qu’une meule de moulin.

Celui-ci, Jean l’Or n’essaya même pas de le soulever ; encore moins ceux qu’il mit ensuite à découvert et qui formaient comme un dallage d’or.

— Que c’est donc beau ! s’écriait-il, à mesure qu’il déblayait toutes ces merveilles. Et comme je serais riche, si je pouvais seulement emporter le dixième de ce que je vois !

Il se souvint qu’il s’était juré de ne toucher à rien.

— Bah ! se dit-il, vaincu par la cupidité, je vais mettre celui-ci dans ma poche et cet autre sous mon aisselle. Cela ne tirera pas à conséquence. Le diable ne s’en apercevra point.

Il mit dans sa poche le caillou qui était de la grosseur d’un œuf, et sous son aisselle celui qui était de la grosseur d’un galet de cordonnier.

Déjà il déguerpissait au plus vite, comme bien vous pensez, lorsque Pôlic se dressa devant lui.

Il faut vous dire que Satan faisait justement ce jour-là sa tournée sur ses terres. Il avait vu venir Jean l’Or et avait guetté ses moindres gestes, embusqué derrière un buisson.

— Ho ! ho ! camarade, ricana-t-il, on ne s’en va pas ainsi sans souhaiter le bonsoir aux gens qu’on vient de voler.

Jean l’Or aurait bien voulu être ailleurs. Mais il ne pouvait plus songer à fuir. Satan lui avait appliqué la main sur l’épaule et cette main était terriblement brûlante et lourde, comme si elle eût été de fer rougi. Jean l’Or cria, se débattit, supplia. Mais le diable a la poigne solide et le cœur cuirassé.

— Pas tant de façons ! il faut me suivre.

Satan siffla son cheval qui paissait à quelque distance de là, l’enfourcha, jeta Jean l’Or en travers sur la croupe, comme un simple sac de charbon, et hue dia !!

Jean l’Or demandait d’une voix dolente :

— Qu’allez-vous faire de moi, Monsieur le diable ?

Et le diable répondait :

— Ta chair sera rôtie pour le dîner de mes gens, et tes os calcinés serviront de pâture à mes chevaux.

Le pauvre Jean l’Or n’en menait pas large.

On arriva en enfer.

Dès le seuil, un démon se précipita au devant de Satan et lui dit :

— Maître, le valet d’écurie a été dévoré par les bêtes.

— Malédiction ! s’écria le diable, d’un ton si effrayant que des damnés qui se trouvaient non loin de là, dans une mare de poix bouillante, se mirent à faire des bonds de carpe, en poussant des hurlements de détresse.

Mais la colère du diable tomba brusquement.

Il venait d’apercevoir Jean l’Or qui s’était laissé glisser à terre et qui gémissait, accroupi, la tête dans les mains.

— Lève-toi, grand nigaud, lui dit-il, et approche !

Jean l’Or obéit en rechignant.

— Écoute, continua Satan, les choses tournent bien pour toi. Jusqu’à nouvel ordre, ta chair ne sera pas rôtie, et tes os ne seront pas calcinés. Mais tu penses bien que je ne vais pas te garder ici à rien faire. Voici quelle sera ta besogne. J’ai trois chevaux dans mon écurie, y compris celui que je montais tout à l’heure. Tu en auras le soin. Tous les matins, tu les étrilleras, tu les laveras, tu les brosseras et tu leur donneras des os calcinés en guise de fourrage. Tâche seulement que le travail soit bien fait, sinon tu sais ce qui t’attend.

Jean l’Or n’était pas précisément flatté de devenir le valet d’écurie du diable. Mais il n’avait pas le choix, et mieux valait encore soigner les chevaux que de leur être jeté en pâture.

Tout alla bien pendant une quinzaine de jours. Jean l’Or ne ménageait pas sa peine et s’efforçait de contenter son terrible maître.

Mais, le soir venu, lorsqu’il était étendu dans son lit, à l’un des angles de l’écurie, il restait longtemps, avant de s’endormir, à déplorer son sort et à regretter sa Basse-Bretagne. Comme il se repentait maintenant de sa maudite cupidité !

Une nuit qu’il se tournait et se retournait ainsi sur sa couchette de paille, il sentit une haleine chaude sur sa figure ; c’était un des chevaux qui s’était détaché et qui tendait son mufle vers Jean l’Or.

— Que me veut cette bête de malheur ? pensa-t-il, car c’était justement la monture sur laquelle il avait été transporté en ce lieu de damnation.

Il allait lui donner du fouet, quand la bête lui parla en ces termes :

— Ne fais pas de bruit, afin de ne pas réveiller les autres chevaux. C’est dans ton intérêt que je viens te trouver. Dis-moi, Jean l’Or, est-ce que tu te plais en ce pays ?

— Foi de Dieu, non !

— En ce cas, nous sommes tous deux du même avis. Comme toi, je voudrais retourner en terre bénite, car, comme toi, je suis chrétienne.

— Mais comment nous en aller d’ici ?

— C’est mon affaire. Je te préviendrai, quand le moment sera venu. En attendant, donne-moi chaque jour double ration, non plus d’os calcinés, mais de foin et d’avoine. Il faut que je prenne des forces, car le voyage sera long.

À partir de ce soir-là, Jean l’Or eut pour la bête des attentions particulières.

Plusieurs semaines s’écoulèrent, sans rien amener de nouveau.

Mais un matin la bête dit à Jean l’Or :

— Le moment est venu. J’ai vu tout à l’heure Satan qui allait se promener à pied. Selle-moi donc solidement, enfourche-moi, et partons. Tu emporteras pour tout bagage le baquet dans lequel tu vas nous puiser de l’eau, ainsi que l’étrille et la brosse.

Les voilà en route pour la terre bénite.

Le cheval galopait, galopait. Il galopa tout le jour. Le soir arriva. Le cheval tourna la tête et dit à Jean l’Or :

— C’est l’heure où le diable rentre chez lui. Il sait maintenant notre fuite. Regarde derrière toi. N’aperçois-tu rien ?

— Non, fit Jean l’Or.

Et la bête et l’homme, d’aller toujours.

La nuit se leva, claire. Le cheval dit encore :

— Regarde derrière toi. N’aperçois-tu rien ?

— Si, répondit Jean l’Or, cette fois, je vois venir le diable, et il marche bon train.

— Jette donc le baquet, dit la bête.

À peine le baquet eut-il touché le sol qu’il en jaillit un torrent ; le torrent devint un fleuve, et le fleuve un étang immense.

Le diable a peur de l’eau. Au lieu de traverser l’étang, il se mit à en faire le tour. C’était du temps gagné pour nos fugitifs.

Au bout d’une heure ou deux, le cheval redemanda :

— Jean l’Or, n’aperçois-tu rien ?

— Si, répondit Jean l’Or, le diable a tourné l’étang.

— Jette donc la brosse, dit la bête.

À peine la brosse eut-elle touché terre que chacun des poils devint un arbre gigantesque, en sorte que le diable se trouva pris dans une forêt inextricable. Avant qu’il fût parvenu à s’en dépêtrer, Jean l’Or et sa monture l’avaient distancé de beaucoup.

Au bout d’une heure ou deux, le cheval, pour la troisième fois, interpella son cavalier :

— N’aperçois-tu rien ?

— Si, je vois le diable qui sort du bois. Il se hâte, il se hâte.

— Jette donc l’étrille.

L’étrille était à peine jetée qu’à la place où elle venait de tomber s’élevait une montagne énorme, vingt fois plus haute que le Ménez-Mikêl. Et elle était encore plus large que haute. Le diable préféra la gravir que d’en faire le tour.

Pendant ce temps le cheval volait aussi vite que le vent. Déjà l’on pouvait voir la terre bénite verdoyer au loin, avec ses champs, ses prairies et ses landes.

— Jean l’Or ! Jean l’Or ! interrogea la bête, toute haletante, est-ce que le diable nous suit toujours.

— Il descend la pente de la montagne, répondit Jean l’Or.

— En ce cas, demande à Dieu qu’il nous vienne en aide : il ne nous reste plus d’autre moyen de salut.

Satan était, en effet, à leurs trousses. Il était presque sur eux quand le cheval fit un dernier bond, un bond désespéré. Ses deux pieds de devant retombèrent sur la terre bénite juste au moment où le diable l’empoignait par la queue. Tout ce que celui-ci put remporter chez lui, ce fut une touffe de crins. Le cheval, qui avait repris forme humaine, dit à Jean l’Or :

— Nous allons nous séparer ici. Moi, je vais de ce pas au purgatoire ; toi, retourne en Basse-Bretagne, et ne pèche plus.

Jean l’Or s’en retourna en Basse-Bretagne, content d’avoir ramené une âme de l’enfer, plus content d’en être sorti lui-même, et bien résolu d’ailleurs à faire tout son possible pour n’y plus revenir, ni de son vivant, ni après sa mort[224].


(Conté par Créac’h. — Plougastel-Daoulas.)


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LXXVII

L’Homme à la quittance


Jean Gomper était un fermier de Dinéault[225]. Homme très entendu, il n’avait jamais manqué de payer régulièrement son terme. La dernière fois qu’il alla payer (c’était, je crois, à Châteaulin) il ne trouva pas le propriétaire à la maison. Mais, comme son fils était là, Jean Gomper lui remit tout de même l’argent : « J’aurai occasion de voir votre père à la prochaine foire. Vous lui demanderez de m’apporter alors ma quittance. »

— À votre gré, répondit le fils.

Et Jean Gomper rentra chez lui, l’esprit tranquille. Étant probe lui-même, il ne doutait pas de la probité d’autrui. En quoi il eut tort, cette fois du moins. Car, deux jours plus tard, il apprenait la mort de son propriétaire, et la semaine n’était pas finie qu’un homme se présentait de la part du fils pour réclamer le terme.

— Mais, je l’ai payé, s’écria Jean Gomper. Le fils le sait bien. C’est à lui que j’ai remis l’argent.

— En ce cas, faites voir votre quittance, répondit l’homme. Je suis chargé de liquider la succession. Je dois faire mon métier.

Jean Gomper voulut raconter comme s’étaient passées les choses.

— Ta, ta, ta ! reprit le « sergent »[226], montrez-moi votre papier, si vous en avez un. On ne me paie pas avec des paroles.

Naturellement, Jean Gomper ne put pas montrer de papier.

— Si dans le courant de la semaine qui vient, dit l’homme d’affaires en sortant, vous ne m’avez pas fait tenir, en mon cabinet, la somme de trois cents écus, je mets immédiatement saisie sur vos biens meubles et immeubles.

C’était la ruine, la misère noire pour Jean Gomper et pour les siens.

— Comment écarter ce malheur de notre tête ? hurlait-il.

Et, de désespoir, il arrachait ses cheveux à pleines poignées.

— Dieu n’est pas juste ! Non, Dieu n’est pas juste !

— Commence donc par t’adresser à lui, lui fit observer sa femme. À ta place, j’irais de ce pas trouver le recteur. Je suis sûre qu’il te donnerait un bon conseil.

— Avec un bon conseil on n’a jamais fait trois cents écus, grogna Jean Gomper.

Il n’en suivit pas moins l’avis de sa ménagère.

Le voilà donc de se rendre au presbytère de Dinéault. Le recteur était en train de souper. Mais c’était un brave homme de prêtre qui n’aimait pas à faire attendre les gens. Jean Gomper fut introduit dans la salle à manger. Là, il exposa son cas, du mieux qu’il put, non sans émailler son récit de plusieurs jurons. Mais le recteur ne fit attention qu’au fond de l’affaire, et, lorsque le paysan eut fini de parler :

— Vous ne mentez pas, Jean Gomper ? dit-il. Il est bien vrai que vous avez payé le fermage qu’on vous réclame ?

— Aussi vrai que je suis le mari légitime de Barba Goff et le légitime père de ses quatre enfants !

— Alors il n’y a qu’une chose à faire : c’est d’aller trouver votre propriétaire, là où il est, et de lui demander, après sa mort, la quittance qu’il ne vous a pas remise de son vivant.

— Hem ! fit Jean Gomper, je ne sais seulement pas quel chemin il faudrait prendre.

— Je vous l’enseignerai, moi.

— Je vous entends bien, Monsieur le recteur, repartit le fermier qui croyait à une plaisanterie de la part du prêtre. L’aller n’est pas difficile, mais il n’en est pas de même du retour.

— Je me charge du second comme du premier.

— Parlez-vous sérieusement ?

— Sachez, Jean Gomper, qu’un prêtre ne plaisante jamais sur ces choses-là.

Le curé avait dit cela d’un ton grave. Le paysan se mit à tourner son chapeau entre ses mains, et murmura, tout décontenancé :

— J’irai où il vous plaira de m’envoyer, Monsieur le recteur.

Le recteur ouvrit la porte d’une chambre obscure, en disant :

— Je vais d’abord m’en informer moi-même.

— Pourvu que ce soit en paradis, pensait Jean Gomper, mais cela m’étonnerait fort. Mon gueux de propriétaire ne doit pas être logé à si bonne enseigne.

Le recteur s’était enfermé à double tour. Le fermier l’entendit marmonner à mi-voix, à très vite, très vite.

— Il consulte son Egremont, se dit-il.

L’oraison terminée, le prêtre reparut.

C’est en enfer qu’il faut que vous alliez, dit-il dès le seuil.

Jean Gomper eut un soubresaut d’épouvante.

— Acceptez-vous ? demanda le recteur.

— À Dieu vat ! répondit notre homme, après une courte hésitation.

Le curé lui imposa les mains, lui traça avec le pouce une croix sur la poitrine, et lui souffla sur le front.

Pff !

Jean Gomper était déjà chez le diable. Je vous promets qu’il n’avait pas eu le temps de regarder si c’étaient des landes d’ajoncs ou bien des champs de seigle qui bordaient le chemin.

Avant de l’expédier ainsi, toutefois, le recteur l’avait muni de quelques instructions :

— Vous aurez bien soin, lui avait-il recommandé, de ne prendre ni la première, ni la seconde quittance que vous offrira votre propriétaire. La troisième seulement sera la bonne. Encore ne la prendrez-vous pas de ses mains. Elle vous brûlerait jusqu’aux moelles et vous deviendriez la proie des démons. Vous prierez le damné de la poser à terre, puis vous la ramasserez. Vous serez préservé de la sorte : vous aurez mis la terre entre vous et lui.

Je vous ai dit que Jean Gomper était un homme entendu. Il se donna garde de manquer à quoi que ce fût de ce qu’on lui avait prescrit.

Tout d’abord il se trouva quelque peu dépaysé. Il ne voyait de toutes parts que d’immenses roues de feu qui tournaient, tournaient, tournaient. Cela lui éblouissait les yeux. Puis c’était une insupportable odeur de roussi qui le suffoquait. Il tâcha néanmoins de s’orienter là dedans tant bien que mal. Au bout d’une heure de marche, il arriva dans une allée le long de laquelle était rangés, de côté et d’autre, des fauteuils de fer chauffés au rouge. Dans ces fauteuils étaient assis des damnés. Leur corps demeurait immobile, mais sur leur figure se succédaient sans interruption les grimaces les plus atroces. C’est parmi eux que Jean Gomper rencontra enfin son propriétaire :

— Comment vous portez-vous ? dit le fermier, en soulevant son chapeau avec politesse.

— Ah ! c’est toi ! maudit ! s’écria le damné. C’est à cause de toi que je suis ici. Tu viens me réclamer ta quittance, n’est-ce pas ? Misérable, si tu ne t’étais pas dessaisi de ton argent si sottement, ni moi ni mon fils nous n’aurions été tentés !…

Tout en criant ainsi, il avait tiré un papier de sa poche.

— Tiens ! la voilà, ta quittance !

— Pardonnez-moi, mon maître, ce n’est pas celle-là.

— En ce cas, c’est celle-ci, dit le damné, en exhibant une seconde.

— Pas davantage !

— Ah ! tu m’ennuies, à la fin !

— Essayons de la troisième.

— Prends-la donc, grand nigaud que tu es !

— Avec plaisir. Daignez seulement la poser à terre.

Le damné s’exécuta.

— Merci et bonne chance ! dit Jean Gomper, en ramassant le papier et en le pliant soigneusement.

— Je n’ai que faire de tes remerciements ni de tes souhaits. Veux-tu cependant me rendre un service ?

— Certes oui, à moins qu’il ne s’agisse de me mettre à votre place.

— Tu vois ce fauteuil vide à ma gauche ? Préviens mon fils qu’il lui est réservé, s’il continue à imiter, là-haut, mon exemple.

— Je m’acquitterai de la commission.

Et Jean Gomper de revenir sur ses pas. Une sueur bouillante ruisselait sur ses membres. Tout à coup il sentit un souffle frais lui passer sur la figure, et il se retrouva dans la salle à manger du presbytère de Dinéault.

— Rentrez chez vous, lui dit le recteur. Ne blasphémez plus la justice de Dieu, et vivez toujours en homme de bien.

Le lendemain, Jean Gomper se rendit chez le fils de son propriétaire, à qui il répéta les paroles du damné, puis chez le « sergent » qui ne put que constater que la quittance était valable[227].


(Conté par Hervé Brélivet, de Dinéault. — Quimper, 1888.)


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LXXVIII

L’auberge du Paradis


Il y a quatre-vingt-dix-neuf auberges de la terre au paradis. Il faut faire une station dans chacune. Quand on n’a pas d’argent pour payer, on rebrousse chemin vers l’Enfer.

L’auberge de mi-route[228] s’appelle Bitêklè.

Le bon Dieu y vient faire sa tournée une fois par semaine, le samedi soir.

Il emmène avec lui en paradis les clients qui ne sont pas trop soûls.

Il ne manque pas d’ivrognes incorrigibles qui séjournent à Bitèklê plus que de raison.

De ce nombre sont, dit-on, Laur Kerrichard et Job Ann Toër (Joseph le couvreur), tous deux de Penvénan.

Depuis cinq ans qu’ils sont « partis », ils n’ont pas dépassé Bitêklè. C’étaient de leur vivant deux francs compagnons, les meilleurs enfants du monde, mais qui auraient bu la mer si elle avait été de cidre et non d’eau salée. Le bon Dieu ne demandait pas mieux que de leur entre-bailler la porte de son paradis. Malheureusement, à chaque fois qu’il fait l’appel, à Bitêklê, et qu’il arrive aux noms de Laur Kerrichard et de Job Ann Toër, c’est toujours la même histoire. Les deux lurons ont la langue tellement épaisse qu’ils sont incapables de répondre : Présents !

Le lendemain, ils regrettent l’occasion manquée. Pour se consoler, ils se remettent à boire. Cela dure depuis cinq ans et il n’y a pas de raison pour que cela finisse avant le jugement dernier.


(Conté par Pierre Simon. — Penvénan.)


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LXXIX

Le voyage de Iannik


Vous n’êtes pas sans connaître le manoir de Kerbeulven[229]. C’est une des plus anciennes et aussi une des plus belles demeures de la paroisse de Penvénan. Les évêques de Tréguier en firent jadis leur résidence de campagne, au temps où il y avait encore des évêques à Tréguier. Avant que ce manoir ne devînt propriété épiscopale, il appartenait à un prêtre libre, qui était en grande vénération dans la contrée et qu’on appelait Dom Iann. C’était le dernier descendant d’une vieille famille noble dont le nom devait s’éteindre avec lui. Il vivait là, en gentilhomme campagnard, et en saint. Il faisait cultiver ses terres par de pauvres gens qu’il empêchait ainsi de mourir de faim et à qui il abandonnait presque tous les produits du domaine. Quant à lui, il passait ses journées en oraison dans la chapelle du manoir, qui sert aujourd’hui de lieu de débarras.

Un pauvre homme vint, un jour, l’y trouver, pour lui demander d’être le parrain de son fils.

— Volontiers ! répondit le saint personnage, et il donna à l’enfant, sur les fonts baptismaux, son prénom de Iann ou de Jean. Puis il fit porter chez l’accouchée le meilleur vin de sa cave, auquel, pour son compte, il ne touchait jamais. Au repas de baptême, il récita le bénédicité puis s’en alla, en disant :

— L’enfant dont nous célébrons la venue verra des choses qui n’ont pas encore été découvertes à des yeux de chrétien.

Cet enfant grandit.

Lorsque le moment de sa première communion fut proche, le prêtre le prit avec lui à Kerbeulven, pour l’instruire. Il lui apprit à répondre et à servir la messe, et ne voulut plus d’autre acolyte. Le garçonnet s’attacha à son parrain, de tout cœur. Tous les matins et tous les soirs, il se rendait à Kerbeulven, assistant Dom Iann dans tous ses exercices de dévotion comme dans toutes ses bonnes œuvres.

On prétend que les saints ne vivent jamais vieux. Ils sont pressés de s’en retourner vers le Seigneur, et le Seigneur a hâte de les avoir près de lui. Toujours est-il que dans le cours de sa cinquantième année Dom Iann tomba malade. Il dut s’aliter. Seulement, comme on était dans la belle saison, il continua quelque temps de se lever l’après-midi, pour aller prier à la chapelle. Durant le trajet, il s’appuyait sur l’épaule de son filleul, Iannik. Sa prière dite, il se faisait conduire dans l’avenue. Il y avait là des arbres centenaires, parmi lesquels un châtaignier haut de quatre-vingts pieds. Le prêtre aimait à s’asseoir à son ombre, la figure tournée du côté de la mer qu’on voyait bleuir au loin entre Buguélès et le Port-Blanc. Il y demeurait jusqu’aux premières fraîcheurs du soir, conversant avec Dieu, et feuilletant sa conscience, comme un livre, pour voir si tous les comptes y étaient en ordre.

Son filleul s’accroupissait par terre, à ses pieds, partagé entre deux désirs contraires, celui de conserver son parrain en ce monde et celui de le voir jouir des félicités que promet l’autre à ses élus.

Une après-midi, comme ils étaient ainsi tous deux assis sous le châtaignier, Dom Iann dit à Iannik :

— Que penses-tu de moi, mon enfant ?

— Je pense que vous êtes le plus saint homme qu’il y ait eu dans la chrétienté depuis les apôtres.

— J’ai cependant commis le plus grand péché qu’un homme puisse commettre, mon enfant.

— Ce n’est pas possible, mon parrain.

— Cela est, te dis-je. Le jour où je fus ordonné prêtre, je promis d’aller en pèlerinage à Rome. Or, voici que je touche à ma fin, et je n’aurai pas accompli mon vœu. Ce que je n’ai pas fait de mon vivant, je serai tenu de le faire après ma mort. Mon salut éternel sera retardé d’autant. C’est une chose qui attriste mes derniers jours.

— Ne pourrais-je adoucir votre tristesse, mon parrain ?

— Tu le pourrais, si tu as la foi solide.

— J’ai la foi que vous m’avez donnée. Elle est aussi solide que les calvaires de pierre qui sont à nos carrefours, et ceux-là il n’y a que le tonnerre de Dieu qui les puisse abattre.

— Tu irais donc à Rome, à ma place ?

— J’irai à Rome, j’irai même en enfer sans crainte, pourvu que vous m’indiquiez le chemin.

Dom Iann mit la main sur la tête de son filleul.

— Tu as un vrai cœur de Breton, Iannik. J’aurai recours à ton dévouement. Mais il faudra que j’éprouve au préalable si tu m’aimes aussi sincèrement que tu le dis. Je ne reviendrai plus avec toi sur ce chapitre. Ne parle à personne de notre conversation, mais tâche de ne la point oublier.

À quelque temps de là, le saint prêtre mourut. Je ne vous parlerai pas de tous les signes qui annoncèrent ou qui accompagnèrent sa mort. On l’enterra dans la chapelle où il avait coutume d’officier. On couvrit sa tombe d’une pierre où furent inscrits son nom et ses vertus. Les gens qui le servaient, une gouvernante et un domestique, s’en allèrent vivre ailleurs de la rente qu’il leur avait faite. La maison fut abandonnée, le domaine resta en friche. Quant à Iannik, son parrain semblait avoir fait exprès de l’oublier dans son testament. De quoi les parents du garçonnet eurent grand dépit. Mais quant à lui, son affection et sa reconnaissance pour Dom Iann n’en furent point altérées. Il demeura aussi fidèle au mort qu’il l’avait été au vivant. Tous les jours que Dieu fit, il alla religieusement s’agenouiller sur sa tombe.

Or, à chaque fois qu’il s’y agenouillait, la pierre sépulcrale se fendait par la moitié, ainsi que cela se produisit autrefois pour Lazare, lorsque le Christ lui enjoignit de se lever.

— Peut-être que mon parrain va se lever aussi, pensait l’enfant.

Et il attendait, avec une espérance mêlée d’épouvante.

Un matin, il remarqua que la fente était beaucoup plus large que d’habitude et plus profonde. La terre même de la fosse était crevassée.

Iannik se dit :

— Ce sera pour aujourd’hui.

Et, en effet, comme il gagnait l’avenue pour retourner chez ses parents, il aperçut son parrain assis à sa place de prédilection, à l’ombre du grand châtaignier. Il était revêtu des beaux ornements sacerdotaux dont on l’avait revêtu au moment de sa mort, avant de le mettre au cercueil. Ses mains étaient croisées sur ses genoux ; ses yeux étaient ouverts et pleins de lumière.

Iannik s’approcha, en marchant sur la pointe du pied. Le prêtre le regardait venir, et ses yeux brillaient à mesure d’un plus vif éclat. Quand il fut tout près, il lui dit, avec douceur :

— Iannik, mon filleul, maintenant je ne doute plus de ta fidélité. Tu as vraiment la foi solide. Mais es-tu toujours disposé à faire pour moi le pèlerinage de Rome ?

— Toujours ! mon parrain.

— Eh bien, va ce soir à confesse, car il faut que tu sois en état de grâce, et demain matin tu te mettras en route.

— Mais le chemin, mon parrain ?

— Tu n’auras qu’à suivre la gaule blanche que voici. Elle a été coupée naguère à la croix du Rédempteur, alors que cette croix était encore un arbre qui portait branches, dans la forêt de Jérusalem. Tu la tiendras dans ta main droite. Prends garde de la perdre, tu te perdrais toi-même. Tant que tu l’auras en ta possession, elle te servira de guide et de talisman. Quoi que tu voies, ne t’épouvante de rien. Elle te protégera contre tous les maléfices. Note soigneusement en ton esprit tous les détails de ton voyage, afin que tu puisses, au retour, m’en rendre un compte exact. C’est pour moi que tu fais ce pèlerinage. Il faut que je sois aussi bien renseigné que si je l’avais fait moi-même.

— Je vous comprends, mon parrain, répondit Iannik ; je vous obéirai de point en point scrupuleusement.

Le prêtre prit congé du garçonnet, en lui souhaitant bon voyage.

Le soir, Iannik alla à confesse, et le lendemain matin, sans rien dire à ses parents, il se mit en route, tenant dans sa main droite la gaule blanche. Le soleil commençait à éclairer le ciel, quand il franchit le seuil de sa maison. Mais dès qu’il eut fait dehors les premiers pas, il ne fut pas peu surpris de se retrouver plongé dans la nuit. Cette nuit ne ressemblait pas à celle que nous connaissons. Ce n’était ni une nuit sombre, avec des nuages, ni une nuit claire, avec des étoiles. C’était plutôt une absence de lumière qu’une véritable nuit. On y voyait toutes choses, mais étrangement, comme dans un rêve.

La première chose que vit Iannik fut un ravin encombré de ronces, d’ajoncs et d’arbustes de toute sorte hérissés de piquants. Il y marcha tout droit. Aussitôt, devant lui, ou plutôt devant la baguette, un chemin s’ouvrit dans l’inextricable fourré. Il s’y engagea hardiment. À mesure qu’il s’enfonçait plus avant, le chemin se refermait par derrière, en sorte, que Iannik était comme noyé dans une mer d’épines, d’épines aiguës et tranchantes comme des poignards.

Il en sortit sans une égratignure.

Il arriva sur une espèce de plateau découvert. Et soudain surgirent de ce plateau deux montagnes gigantesques. Elles étaient si hautes, si hautes, que leurs cimes se perdaient dans le ciel. Elles se dressaient chacune à une extrémité de l’horizon. Celle de gauche était noire, celle de droite était blanche. Iannic les vit s’ébranler toutes deux et fondre l’une sur l’autre avec une impétuosité qui donnait le vertige. Elles se heurtèrent si violemment qu’elles volèrent en éclats, avec un fracas immense, et pendant quelques instants, l’air fut obscurci par une grêle de pierres, blanches et noires. On eût dit une nuée de corbeaux aux prises avec une nuée de colombes. C’était un spectacle épouvantable que cette bataille de deux montagnes. Iannik pensait qu’elles s’étaient réduites l’une l’autre en poussière, tant leur choc avait été terrible. Mais il les aperçut, dressées de nouveau à chaque bout de l’horizon, et qui reprenaient leur élan sauvage.

— Hâtons-nous de passer, se dit-il.

Et profitant de l’écart qui séparait encore les deux monstres de pierre, il passa.

Un sentier à pente rapide le conduisit jusqu’à une grève. Du bas de cette grève, comme d’un entonnoir profond, montait une buée rouge, une vapeur ensanglantée.

Iannik regarda, et vit que c’était une mer en fureur qui se dévorait elle-même. Les vagues se soulevaient en énormes paquets d’eau, puis couraient les unes contre les autres, avec des abois désespérés et des bonds effrayants de bêtes.

— Si ma baguette s’achemine par là, se dit Iannic, je suis assuré de n’en pas sortir vivant.

Ce fut pourtant par là que s’achemina la baguette. Mais la brume sanglante se déchira devant elle, et Iannic franchit encore ce mauvais pas, sans autre ennui que d’entendre hurler à son oreille les vagues, semblables à des chiennes enragées.

Sur l’autre bord de cette mer, il se trouva dans un pays maigre, pitoyablement maigre. Ce n’étaient que landes pierreuses, ravinées, plantées seulement de quelques touffes de joncs des marécages. Désolation et abomination. On ne pouvait rien imaginer de plus pauvre, ni de plus triste.

— Pour le coup, pensa Iannik, me voici arrivé de l’autre côté du « pays du pain ». N’importe ! Allons toujours !

Il vit alors une trentaine de vaches qui paissaient au milieu de cette région stérile. Autant l’herbe qu’elles paissaient était rare et menue, autant elles étaient grasses, les flancs rebondis, le poil net et luisant. Leurs pis lourds, gonflés, traînaient presque jusqu’à terre. Elles avaient l’air enchanté de leur sort.

Iannik était résolu à ne s’étonner de rien.

Il enjamba un muret de pierres sèches et se trouva dans une région nouvelle qui était tout le contraire de la précédente. C’était un pré si vaste que l’œil n’en pouvait mesurer l’étendue. Il y poussait une herbe haute, serrée, verdoyante à plaisir. Elle ne tentait cependant pas cinquante vaches qui étaient là et qui semblaient à demi mortes de faim, tant leur peau était flasque et ridée sur leurs os, tant leurs jambes vacillaient sous elles. Au lieu de paître, elles restaient, le mufle tendu par-dessus le muret de pierres sèches, à regarder avec des yeux furibonds, leurs compagnes qui se régalaient dans le pays maigre, tandis qu’elles, dans leur pays d’abondance, meuglaient la famine.

Iannik passa outre.

Il arriva à une grande forêt, où il y avait des arbres de toutes essences, de toute taille et de toute dimension. Autour de chaque arbre voltigeaient des bandes d’oiseaux. Iannik observa qu’ils tournoyaient, tournoyaient sans fin, et jamais ne se perchaient sur aucune branche. Leur vol était silencieux et plein de mystère comme celui des oiseaux de nuit. Leur plumage était tantôt gris, tantôt noir.

Iannik continua d’avancer à travers la forêt.

Bientôt il vit accourir des bandes d’oiseaux blancs. Ceux-ci s’abattirent sur les hautes ramures des arbres et se mirent à chanter d’une voix si mélodieuse que Iannic se crut transporté dans les bois de Kerbeulven, par une jolie matinée de printemps.

— À la bonne heure ! murmura-t-il, voilà qui vous met le cœur en joie !

Et il reprit sa route, avec une vaillance nouvelle. Il fit ainsi des lieues et des lieues.

Soudain se dressa devant lui un Ménez si grand qu’il barrait tout le ciel, comme une immense et sombre muraille. Le pied du mont était tapissé de mousse fine, plus douce que le velours. La brise répandait dans l’air une odeur suave, émanée on ne savait d’où. Iannic eut bien envie de s’allonger là, dans la mousse, pour respirer plus longtemps cette odeur. Comme si ce n’eût pas été assez de ce charme, des voix exquises se mirent à chanter. Il y en avait des cent mille et des cent mille, et elles chantaient bellement, mais sur un ton un peu triste. L’enfant serait volontiers demeuré des années, immobile, à les entendre. Il ne put que s’en délecter au passage. La baguette le tirait par la main. Il dut la suivre.

L’escalade du Ménez fut pénible et longue. Il fallait se raccrocher à des buissons, se cramponner à des roches.

Une fois au sommet, Iannik détourna la tête. Il vit derrière lui, sur la pente, une multitude d’enfants de son âge qui essayaient de grimper, comme il avait fait, en s’aidant des aspérités du sol. Mais ils roulaient en bas à mesure qu’ils s’efforçaient de monter. Les touffes d’herbes ou de genêts auxquelles ils se raccrochaient leur restaient dans les mains ; les pierres où ils se cramponnaient les entraînaient dans leur chute.

— Pauvres chers petits ! pensa Iannik, j’aurais bien voulu leur porter secours, mais ils sont trop nombreux.

D’ailleurs, la baguette ne lui en eût pas laissé le loisir. Elle le menait maintenant à une chapelle située sur la plus haute cime du mont, à peu près comme celle de Saint-Hervé sur la croupe du Ménez-Bré. La porte de la chapelle s’ouvrit. À l’autel, il y avait un prêtre vêtu d’une chasuble noire à grande croix d’argent, comme s’il célébrait l’Office des morts.

Dès que Iannik fut entré, le prêtre se tourna vers lui :

— Me répondrais-tu la messe, mon enfant ? demanda-t-il.

Il sembla à Iannik qu’il avait déjà entendu cette voix.

— Oui certainement, Monsieur !

Iannik n’eut pas plus tôt prononcé ce « oui » que la chapelle s’évanouit et que le prêtre disparut.

La gaule blanche de se remettre en marche, toujours suivie du garçonnet.

On arriva à un carrefour où aboutissaient trois routes. Mais elles étaient si rapprochées les unes des autres qu’elles paraissaient n’en faire qu’une seule. À l’endroit où elles s’amorçaient, deux hommes étaient armés de faux qu’ils tenaient croisées au-dessus du chemin.

— Tout à l’heure, se dit Iannik, je vais être pourfendu.

Pour franchir l’arche terrible formée par les faux, il baissa la tête et prit sa course tout d’une haleine, comme font les enfants au jeu de « Passez, passez, Gwennili[230] ! »

Il avait grand’peur, mais grâce à la vertu de sa baguette, il passa encore sans encombre.

À quelque distance de là, il vit à gauche de la route un château dont la façade était percée de plus de mille ouvertures. Toutes rougeoyaient d’une vive lumière. On eût dit qu’à l’intérieur brûlait un immense feu de forge. Les cheminées crachaient de gros flocons d’une fumée épaisse qui, au lieu de s’élever, retombait aussitôt à terre en une pluie de cendre. Iannik vit d’étranges formes se mouvoir dans la clarté des fenêtres. Il entendit des cris stridents, des cris affreux. Une insupportable odeur de soufre le suffoquait à moitié. Il s’éloigna de ce lieu au plus vite.

Et le voilà de faire encore des lieues, tant et si bien qu’il arriva à un second château. Seulement, celui-ci était bien différent de l’autre. Imaginez une forêt de tourelles, et toutes aussi légères, aussi élancées que la tour de Bulat ou celle du Kreisker. Iannik n’avait jamais rien contemplé d’aussi beau. Des girouettes tournaient au-dessus des tourelles et faisaient entendre, non des grincements, mais une musique délicieuse. Au seuil de ce château, la baguette s’arrêta. Elle frappa trois coups à la porte, et la porte s’ouvrit. Dès l’entrée, Iannik se trouva au pied d’un escalier magnifique. Il le gravit. Au haut de l’escalier, commençait un corridor qui semblait s’élargir à mesure qu’on y avançait, et qui était éclairé par des étoiles suspendues au plafond. Chacune de ces étoiles brillait comme un feu merveilleux. Le corridor se terminait par un vaste portique dans la baie duquel se balançait une lampe aussi éclatante qu’un soleil. Au delà, c’était une enfilade de chambres splendides. Iannik les traversa toutes, les yeux écarquillés au milieu d’une telle profusion de merveilles, mais notant néanmoins dans son esprit, avec un soin minutieux, tout ce qu’il voyait de droite et de gauche.

Dans la première chambre, des oiseaux chantaient.

Dans la deuxième, il y avait quatre fauteuils, et sur les quatre fauteuils étaient posées quatre couronnes et quatre ceintures.

Dans la troisième, deux fauteuils seulement. Sur l’un d’eux, encore une ceinture et une couronne. Dans l’autre, était assis un prêtre dont il ne put distinguer les traits.

Après cette chambre, il y en avait d’autres, puis d’autres, indéfiniment, mais la petite gaule blanche ne mena pas Iannik plus loin. Le pèlerinage était sans doute accompli, et la baguette rebroussa chemin vers Kerbeulven.

Le retour se fit dans une nuit noire. Si Iannik avait lâché sa baguette, à ce moment-là, il n’aurait plus eu qu’à mourir de détresse, comme un aveugle abandonné dans un pays inconnu. Aussi la serrait-il bien fort dans sa main.

Combien de temps marcha-t-il ainsi dans les ténèbres, c’est ce qu’il n’aurait su dire.

Bientôt, il lui sembla que la nuit s’éclaircissait. Ce n’était pas encore le jour, certes, ni même le crépuscule du matin ; c’était toujours un gris trouble, mais où ses yeux s’habituaient peu à peu à se reconnaître. À la forme des fossés, il jugea qu’il était sur la route de Kerbeulven et qu’il n’était plus à grande distance du manoir. Il ne tarda pas à pénétrer, en effet, dans l’avenue. Sous le châtaignier, il vit une lumière blanche, et dans cette lumière, son parrain lui apparut, à la place où il l’avait quitté pour entreprendre ce voyage.

— Eh bien, mon filleul, dit le prêtre, te voilà revenu sain et sauf, à ce qu’il me semble ?

— Oui, ma foi ! mon parrain.

— As-tu au moins retenu ce que tu as vu et peux-tu m’en donner le détail ?

— Point par point, mon parrain.

— Commence donc. Je t’expliquerai chaque chose à mesure.

— D’abord, mon parrain, j’ai dû traverser un ravin qui n’était que ronces et épines.

— C’est le premier chemin du paradis, mon enfant.

— Ensuite, j’ai vu deux montagnes qui se battaient.

— Ce sont les gens mécontents de leur sort et jaloux du sort d’autrui. Ils se brisent en cherchant à briser. Après ?

— Après, je suis arrivé devant une brume rouge qui était comme l’haleine sanglante des vagues d’une mer en courroux.

— Ces vagues, ce sont les gens mal mariés ou qui ont été unis contre leur gré. Ils se mordent sans cesse jusqu’à ce qu’ils se soient entre-tués. Après ?

— Après, j’ai vu des vaches grasses qui trouvaient à festoyer là où il n’y avait rien à paître.

— Ce sont les gens qui prennent le temps comme il vient, mon enfant, et qui, au sein de la pire misère, se résignent, au lieu de se répandre en blasphèmes contre la providence de Dieu[231].

— Je suis alors arrivé dans un pré où des vaches efflanquées se mouraient de faim, ayant de l’herbe jusqu’au ventre.

— Ce sont les avares, mon enfant, qui voudraient amasser le monde dans une coque d’œuf. Ils ne se trouvent pas rassasiés, tant qu’il reste quelque chose qui n’est pas à eux.

— Je suis entré sous le couvert d’une grande forêt. Des oiseaux noirs ou gris tournoyaient au-dessus des arbres sans pouvoir se percher dans leurs branches.

— Ce sont ceux qui assistent à la messe avec leur corps, non avec leur âme. Ils prient des lèvres, mais leur pensée est ailleurs. Tout en marmottant : Hon tad, pehini zo en env[232], ils songent : « S’est-on souvenu de donner à manger au cochon » ? « La servante a-t-elle mis le lard dans la soupe ? » Leur esprit voltige sans cesse, et ne peut s’arrêter à la seule préoccupation qui importe : celle du salut.

— Quand j’ai été plus avant dans la forêt, j’ai rencontré des nuées d’oiseaux blancs. Ils se posaient dans les hautes branches et chantaient à ravir.

— Ce sont ceux qui, sans mériter le paradis, sont trop purs pour le purgatoire. Ils font entre ciel et terre une douce pénitence.

— Je suis parvenu au pied d’une montagne. Il y avait là du gazon plus agréable au toucher que le velours. Une brise a passé, semant une odeur suave. Puis des voix se sont mises à chanter bellement, mais tristement. Je n’ai jamais entendu chant plus frais et plus mélancolique.

— Ce gazon si moelleux, mon filleul, c’est la tendre chair des enfants morts sans baptême. La bonne odeur est celle du baptême qui les attend au jour du jugement. Ils chantent bellement, parce que, de loin, les anges les instruisent à chanter, mais leur voix est triste du regret d’avoir perdu leurs mères sans avoir trouvé Dieu.

— Lorsque je suis parvenu au sommet de la montagne, j’ai vu, en me détournant, une foule de garçonnets de mon âge qui essayaient aussi, mais en vain, de l’escalader. Je vous avoue que cela m’a été un grand crève-cœur, mon parrain.

— Ce sont les petits garçons qui sont morts avant d’avoir fait leur première communion. Ils ne réussiront à gravir la montagne que lorsque Jésus-Christ frappera trois fois dans ses mains pour les appeler à lui.

— Sur le dos du Ménez, mon parrain, il y avait une chapelle. À l’autel se tenait un prêtre. Il m’a demandé de lui répondre sa messe. Mais à peine ai-je eu le temps de dire « oui » qu’il avait disparu.

— Ce prêtre, mon enfant, c’est moi. Tous ceux d’entre nous qui ont quelque faute à expier attendent, debout sur les marches de cet autel, que l’enfant de chœur qui leur répondait la messe de leur vivant consente à la leur répondre, quand ils sont morts.

— Je suis alors arrivé au carrefour de trois chemins qui semblaient tous prendre la même direction. J’ai eu bien peur de deux hommes qui en défendaient l’accès, avec des faux croisées en l’air.

— Ces trois chemins sont ceux du paradis, du purgatoire et de l’enfer. Les deux hommes qui les gardent sont deux diables. Ils essaient d’épouvanter les gens qui passent afin d’en faire leur proie.

— Ensuite, j’ai vu un château qui paraissait être en feu.

— C’est l’enfer, mon filleul.

— Puis, un second château, mais superbe, cette fois. C’était si beau, si beau que j’en ai les yeux encore tout éblouis. Il n’y a pas de mots pour peindre de telles magnificences.

— Je te crois sans peine, mon filleul. Ce château, c’est le paradis. Encore n’en as-tu franchi que le vestibule. Dis-moi cependant ce que tu y as remarqué.

— Je me rappelle une chambre où des oiseaux chantaient.

— Ces oiseaux sont les anges qui sont chargés de souhaiter la bienvenue aux élus. Et puis ?

— Et puis, j’ai vu dans une seconde chambre quatre fauteuils sur lesquels étaient posées quatre ceintures et quatre couronnes.

— Ces fauteuils attendent les quatre premières personnes qui mourront en état de grâce. Et puis ?

— Et puis, dans une troisième chambre, j’ai vu deux autres fauteuils. L’un d’eux était vide ; dans l’autre, un prêtre était assis…

— Oui, mon enfant, et ce prêtre dont la figure restait dans l’ombre, c’est le même que celui de la chapelle, c’est ton parrain, qui te remercie de ce que tu as fait pour lui, et qui, pour te récompenser, t’annonce que, dans six mois, tu prendras place à ses côtés dans le fauteuil vide. Maintenant, rends-moi la baguette, Iannik ; en échange, je te remets ce livre. Toutes les pages en sont blanches. Tu en rempliras chaque jour un feuillet de ton écriture. Lorsque le dernier feuillet sera rempli, ton temps sera venu.

— Et que dirai-je à mes parents, s’il vous plaît quand je vais les revoir ? Ils ont dû être passablement inquiets de mon absence, bien que je ne sache guère combien elle a duré.

— Elle a duré vingt ans, mon filleul. Tu vas trouver tes parents bien vieillis. Mais n’aie souci de rien. Ils ne te poseront aucune question. Le jour même de ton départ, ton ange gardien te remplaçait au logis. Ni ton père, ni la mère ne se doutent de ce qui s’est passé.

Là-dessus, le prêtre et son filleul prirent congé l’un de l’autre, en se donnant rendez-vous au paradis dans six mois.

Alors seulement Iannik, qui était désormais assez âgé pour qu’on l’appelât Iann tout court, s’aperçut que le soleil était haut dans le ciel. Il s’achemina vers sa maison. Et maintenant, si vous le permettez, je vais aussi regagner la mienne[233].


(Conté par Marie-Cinte Toulouzan. — Port-Blanc.)


__________


LXXX

Le boiteux et son beau-frère, l’ange


Il était une fois un homme qui avait deux enfants, un garçon et une fille. Le garçon s’appelait Louizik. Il boitait d’une jambe. En revanche, il avait l’œil fin, et, si son corps était infirme, je vous promets que son esprit ne l’était pas. La fille, qui s’appelait Marie, venait d’entrer dans sa dix-huitième année. Elle était de trois ans plus âgée que son frère. Jolie d’ailleurs, comme une sainte ! Les yeux limpides comme de l’eau de source, les joues roses comme une fleur de pommier, la taille aussi svelte que la tige d’un jeune plant.

Ce n’étaient pas les prétendants qui lui manquaient.

Elle n’avait pas besoin d’aller au devant d’eux, ni de trotter à leur recherche, de pardon en pardon, comme font tant de filles.

Ils se pressaient à sa porte, aussi nombreux que les buveurs au seuil des auberges, le dimanche, à la sortie de la grand’messe.

Son père les accueillait avec déférence, comme c’est l’habitude ; son petit frère, le boiteux, se gaudissait quelque peu à leurs dépens, parce qu’il était d’un naturel moqueur ; elle, gracieusement, leur servait à manger et à boire, de ce qu’il y avait dans la maison, mais repoussait toutes leurs avances.

Le vieil Efflam (c’était le nom du père) faisait parfois des remontrances à la jeune fille.

— Marie, lui disait-il, mon désir serait de te voir convenablement établie, avant de m’en aller rejoindre ta mère dans l’autre monde, où elle m’a précédé. Je crains que tu ne fasses un peu la fière, en ce moment, et que tu n’aies à t’en repentir plus tard. Hier encore, tu as refusé le fils aîné de Camus le riche. Je lui connais cependant près de cinquante journaux de terre, et son bien s’accroîtra d’au moins autant, lorsque trépassera sa tante Jeanne…

— Oui, mais il a le nez de travers ! interrompait le petit boiteux, en éclatant de rire.

Marie, elle, ne riait pas, car elle était aussi grave d’humeur qu’elle était jolie de visage. Elle se contentait de répondre avec douceur :

— Si je n’avais jamais vu les beaux anges qui sont sur les images des livres, j’aurais peut-être épousé le fils de Camus le riche ou quelque autre du quartier ; mais à présent je ne le saurais faire.

Il faut vous dire qu’elle était très dévote. Les rares loisirs que lui laissaient ses occupations de ménagère, elle les consacrait à lire dans un missel enluminé que lui avait prêté le recteur du bourg. Le soir, à son rouet, elle chantait comme font toutes les fileuses, mais, au lieu de complaintes ou de sônes profanes, c’étaient toujours des cantiques spirituels où il n’était question que de la Vierge, des saints et des anges du paradis, qui sont beaux à voir dans les enluminures des vieux livres.

Efflam était un brave homme. Pour rien au monde il n’eût voulu contrarier sa fille dont il reconnaissait d’ailleurs la supériorité en toute chose. Il croyait de son devoir de la morigéner sur ce chapitre du mariage, mais il n’y mettait jamais d’insistance.

Donc, Mario, la fleur des filles, ne se faisait pas faute de refuser les prétendants. Plus elle en évinçait, plus il s’en présentait. De quoi le boiteux s’amusait beaucoup.

En fin de compte, il s’en présenta un qui venait assurément de fort loin, car il portait un costume tel qu’on n’en avait jamais vu dans le pays. Des pieds à la tête, il était entièrement vêtu de blanc. Je vous parle d’un blanc éblouissant dont l’éclat même de la neige n’aurait pu approcher. Il avait en outre des manières accortes, des façons de marcher, de saluer et de se tenir qui décelaient un très grand seigneur.

Dès le seuil, il alla droit à Marie, qui filait sa quenouillée, et lui dit d’une voix qui, à elle seule, aurait suffi à charmer :

— Je suis venu vous demander pour femme. Je reviendrai dans trois jours chercher votre réponse.

Il n’ajouta rien de plus, tourna sur ses talons et reprit la porte.

— À la bonne heure ! s’exclama Louizik. En voilà un qui ne ressemble pas aux autres.

Quant à Marie, elle était demeurée toute songeuse.

Le troisième jour, fidèle à sa promesse, l’étranger reparut.

— Qu’avez-vous décidé ? demanda-t-il en entrant. La jeune fille lui prit la main et le mena jusqu’au vieil Efflam qui fumait paisiblement sa pipe, dans un coin de l’âtre.

— Mon père, dit-elle, j’ai trouvé le mari qu’il me faut. Donnez-nous votre consentement.

La semaine suivante, le mariage fut célébré. Efflam y avait invité ses proches, ses amis, ses voisins. Le nouvel époux, lui, convia tous les pauvres de la paroisse, prétextant que sa vraie parenté demeurait trop loin.

— Ceux-ci, disait-il, m’en tiendront lieu.

Les noces terminées, il s’installa dans la maison de sa jeune femme. Le lendemain de la première nuit, il était levé avec l’aube. Efflam, qui avait bu la veille un peu plus que de raison, dormait profondément dans son lit clos. Mais Louizik avait l’œil entr’ouvert, et vit sortir son beau-frère. La journée se passa. Le nouvel époux ne rentra qu’à la tombée du soir. Les jours d’après, même chose se passa. Le vieil Efflam aurait pu en concevoir quelque inquiétude. Mais il avait remarqué que tout prospérait chez lui, depuis que son gendre était en sa maison, et, d’autre part, les allures peu ordinaires de ce gendre lui imposaient. Enfin, Marie semblait très heureuse de son sort. À quoi bon dès lors se mettre martel en tête ? Louizik, lui non plus, n’était pas inquiet. En revanche, il était fort intrigué.

Une après-midi, il dit à sa sœur :

— Écoute, Marie, je n’ai pas le droit de me mêler de ce qui te regarde. Ton mari est très gentil pour toi, et je crois que tu es bien tombée. Mais ne pourrais-tu satisfaire ma curiosité, en me renseignant sur ce qu’il fait de ses journées ?

— Mon pauvre petit frère, répondit Marie, je ne le sais pas plus que toi.

— Que ne le lui demandes-tu ?

— J’en ai eu envie plus d’une fois, mais je ne l’ose.

— Tu aimerais donc à le savoir ? Oh ! bien ! puisque c’est ainsi, je vais, dès demain, m’attacher aux pas de mon beau-frère, et, avant qu’il soit longtemps, je saurai aussi clairement ce qu’il fait de ses journées que tu dois savoir, toi, ce qu’il fait de ses nuits.

C’était un malin que ce boiteux.

De toute la nuit il ne dormit point, afin d’être plus sûr de son coup. À la première lueur d’aube, il fut aussi vite sur pied que son beau-frère. Quand celui-ci déguerpit, Louizik, quoique boiteux, le suivait de près.

— Tiens, pensa l’enfant, qu’est-ce donc que ce chemin qu’il prend ? Me voici dans une route qui a dû être ouverte depuis hier soir, car je n’en ai jamais connu de semblable aboutissant à notre aire.

Il n’eut pas plus tôt fait cette réflexion que celui qu’il appelait son beau-frère se détourna et lui dit :

— Tu as voulu me suivre, petit ; tu es désormais obligé de me suivre jusqu’au bout. Il ne dépend plus de toi de rebrousser chemin. Fais, si tu le peux, ce que tu me verras faire. Mais il est inutile que tu me parles, je ne saurais te répondre.

— Soit ! répondit Louizik, tout penaud d’avoir été surpris en flagrant délit d’espionnage.

Les voilà de marcher côte à côte, en silence.

Au bout de quelque temps, ils se trouvèrent dans une vaste campagne découverte. Les champs qui étaient à gauche de la route foisonnaient d’herbe, et cependant les vaches qui paissaient cette herbe étaient maigres à faire pitié. Les champs de droite étaient, au contraire, absolument stériles, et cependant ils étaient peuplés de belles vaches grasses et luisantes.

Plus loin, on rencontra des chiens attachés par des chaînes de fer et qui semblaient vouloir se déchirer les uns les autres. En passant auprès d’eux, Louizik eut grand’peur.

On arriva ensuite au bord d’une vaste citerne pleine d’eau. Louizik vit son beau-frère arracher un cheveu de sa tête, le poser sur l’eau, puis s’en servir comme d’un pont pour franchir la citerne. Il fit de même et passa sans encombre.

Survint une mer de feu dont les vagues étaient faites de grandes flammes qui ondulaient au vent. Le beau-frère s’y engagea. Louizik le suivit.

De l’autre côté de cette mer se dressait un château magnifique, le plus merveilleux qu’il fût possible de voir. Le beau-frère gravit le perron qui menait à la porte, et pénétra dans le château en se glissant par le trou de la serrure. Louizik essaya de l’imiter, mais il en fut cette fois pour sa peine. Il dut s’asseoir sur le seuil, et attendre. Il ne trouva du reste pas le temps bien long, tant ses oreilles étaient charmées par une musique délicieuse dont les sons lui arrivaient de l’intérieur, tant sa vue était ravie par les oiseaux au plumage changeant qui voltigeaient à l’entour des tourelles.

— Tu as dû t’ennuyer en m’attendant ? lui dit son beau-frère, quand il revint.

— Non vraiment, répondit le boiteux. Je ne comptais même pas vous revoir si vite.

— Si vite ! Depuis combien de temps crois-tu que tu es là ?

— Depuis peu de temps, à coup sûr.

— En effet, il y a tout juste cent ans.

— Cent ans !

— Oui. Et je pense que tu t’es suffisamment reposé de la route. Je vais maintenant t’expliquer ce que tu as vu dans le cours du voyage.

Les vaches grasses dans les champs sans herbe, ce sont les pauvres qui, sur terre, ont vécu de peu, sans se plaindre. Les vaches maigres dans les champs herbeux, ce sont les riches que leur fortune n’a jamais suffi à satisfaire.

Les chiens attachés par des chaînes, ce sont les méchants qui n’ont jamais fait qu’aboyer après le prochain et le mordre.

La citerne, c’est le puits de l’enfer. La mer de flammes, c’est le purgatoire. Quant à ce château, c’est le paradis, et je suis un de ses anges. Dieu m’avait fiancé à ta sœur, parce qu’elle menait la vie d’une vierge.

L’ange poussa alors la porte qui s’ouvrit toute grande.

— Viens, Louizik, dit-il, tu vas désormais demeurer avec nous.

— Oui, mais !… repartit l’enfant, et mon père ?… et ma sœur ?…

— Entre. Ils t’attendent. Je t’avais laissé sur ce seuil pour y accomplir ta pénitence. Maintenant qu’elle est terminée, il t’est permis de les rejoindre,

Ce disant, l’ange emmena le boiteux en paradis.

Dieu nous donne la grâce d’y aller à notre tour[234].


(Conté par Louise Le Bec. — Scaër.)


Je ne veux point terminer ce volume sans adresser des remerciements pour l’aide précieuse qu’ils m’ont fournie, à quelques uns de mes élèves du lycée de Quimper, tout spécialement à MM. Le Corre, Barré, Créac’h, Guérin, dont je tiens à citer les noms. Je dois également des renseignements qui m’ont été d’une grande utilité à quelques membres de l’enseignement primaire, notamment à MM. Labous, instituteur à Benodet, Joseph Le Braz, instituteur à Châteauneuf, Leroux, professeur à l’école primaire supérieure de Quimperlé. M. le Dr  Colin (de Quimper), m’a lui aussi obligeamment aidé dans ma tâche de collecteur de coutumes et de légendes. Mais j’ai puisé le meilleur peut-être de ce livre dans l’inépuisable trésor de traditions que mon père porte en sa mémoire. Je tiens enfin à remercier du concours qu’il m’a prêté M. L. Marillier, qui a bien voulu se charger de relire le manuscrit et de corriger les épreuves.


A. Le Braz.


FIN

  1. Les récits portent un numéro d’ordre en chiffres romains.
  2. M. Fouquet a publié autrefois un recueil intitulé : Légendes, contes et chansons populaires du Morbihan, Vannes, 1857.
  3. Contes bretons, Quimperlé, 1870, 1 vol. — Veillées bretonnes, Morlaix et Paris, 1879, 1 vol. — Légendes chrétiennes de la Basse-Bretagne, Paris, 1881, 2 vol. — Contes populaires de la Basse-Bretagne, Paris, 1887, 3 volumes.
  4. Soniou Breiz-Izel, Bouillon, 2 vol., 1890.
  5. G. A. Wilken, De Indische gids, juin 1884, p. 944. ; B. F. Matthes, Bijdragen tôt de Ethnologie van zuid Celebes, p. 33.
  6. Indian Antiquary, 1878, t. VII, p. 273.
  7. C. J. S. F. Forbes, British Burma, p. 99. ; Cf. Shvvay Yoe, The Burman, t. II, p. 102.
  8. Journ. of the Anthrop. Inst., t. X, p. 281.
  9. The Golden Bough, t. II, p. 296-326.
  10. Contes populaires de la Basse-Bretagne, t. I, p. 427.
  11. The religions System of Amazulus, p. 11.
  12. Speckmann, Die Hermannburger Mission in Afrika, p. 167.
  13. Ralston, Songs of the Russian people, p. 117 et seq.
  14. Birlinger Volksthumliches aus Schwaben, I, 303.
  15. E. Gérard, The Land beyond the forest, t. I, p. 27 et seq. On trouverait, de tous ces faits, d’autres exemples dans le livre de Bastiun : Die Seele und ihre Erscheinungwesen in der Ethnographie.
  16. W. Powell, Wanderings in a Wild country, p. 165. Cf. de Rochas, La Nouvelle-Calédonie et ses habitants, 1862, p. 278.
  17. Fison et Howitt, Kamilaroi and Kurnai, p. 244.
  18. Codrington, loc. cit., p. 304.
  19. Encyclopædia Britannica, verb. New Guinea
  20. A. W. Murray, Missions in Western Polynésia, p. 37.
  21. Voir, par exemple, pour l’archipel Banks, Codrington, loc. cit. Cf. de Rochas, La Nouvelle-Calédonie et ses habitants, p. 280 ; Vieillard et A. Deplanche, Essai sur la Nouvelle-Calédonie, 1863, p. 24.
  22. G. Turner, Samoa, p. 257.
  23. Codrington, loc. cit., p. 298 seq.
  24. Revue coloniale, 1855, p. 511. Cf. Ellis, Polynesian Researches, I, p.396 ; Radiguet : La « Reine Blanche » dans les îles Marquises, in Revue des Deux-Mondes, oct. 1859, p. 627, F.Leconte ; Notice sur la Nouvelle-Calédonie, in Annales maritimes, 1847, p. 823.
  25. Revue des Traditions populaires, t. V, VI et VII. Voir aussi F. Sauvé, Les villes englouties in Mélusine, t. II, colonne 331.
  26. G. Turner, Samoa, p. 16.
  27. Grey, Polynesian Mythology, p. 61.
  28. Mélusine, t. II, col. 332.
  29. Cf. sur cette question Sidney Hartland,The science of fairy tales, ch. VII-VIII-IX.
  30. Riedel, De sluik-en-kroesharige rassen tusschen Celebes en Papua, p. 440.
  31. Arbousset et Daumas, Voyage d’exploration au nord-est de la colonie du Cap de Bonne-Espérance, p. 12.
  32. J. G. Frazer, Golden Bough, t. I, p. 330.
  33. W. Murray, Missions in Western Polynesia.
  34. Loc. cit., p. 171
  35. Notes by a Naturalist on the « Challenger », p. 475.
  36. The native tribes of South Australia, p. 24, 195, 275. Cf. Dawson, Australian Aborigines, p. 36 ; Polack, Manners and Customs of the New Zealanders, I, p. 282.
  37. Il semble au premier abord que ce soit en raison de cette puissance du fer et de cette aversion qu’il inspire aux esprits, que ses instruments de travail constituent une protection pour le paysan ou le tailleur, attardés la nuit sur les chemins, mais M. Sauvé rapporte qu’il n’est pas, pour les lutins et les nains de plus terrible épouvantail que le carsprenn, la petite fourche dont on se sert pour nettoyer le soc de la charrue, or cette petite fourche est en bois. Mélusine, t. III, 1886-87, c. 358. — Voir à ce sujet les textes réunis par M. J. G. Frazer, Golden Bough, I, p. 172-75, et aussi Hartland, The science of fairy tales, p. 50-57, 126, 164, 306.
  38. V. A. Lang, Myth. ritual and religion, t. I, p. 94 seq.
  39. Voir, sur cette question, S. Hartland, The science of fairy tales, p. 40-48.
  40. Légendes chrétiennes, t. I, p. 311.
  41. Callaway, The religious System of Amazulus.
  42. Codrington, The Melanesians, p. 146 ; P. Mathias Gr.***, Lettres sur les îles Marquises, p. 44. Cf. pour les indigènes de New Nursia (Australie occidentale), Journal of the anthropological Institute (févr. 1878).
  43. Cf. L’homme juste : Luzel, Légendes chrétiennes, t. 1, p. 335.
  44. V. Bonet-Maury, G. A. Burger et les origines anglaises de la ballade littéraire en Allemagne, p. 138-154 et 238-274. L’appendice renferme les divers parallèles de la ballade de Lénore, l’un d’eux, le Frère de lait, est emprunté au Barzaz-Breiz. Voir aussi J. Psichari, La ballade de Lénore en Grèce, in Revue de l’Histoire des Religions (1884).
  45. V. T. Wright, St Patrick’s Purgatory.
  46. Voir Légendes chrétiennes, t. I, le Paradis et l’Enfer, p. 164-311 ; Contes populaires de la Basse-Bretagne, t. I, Voyages au pays du soleil, p. 1-143.
  47. V. E.-B. Tylor, La civilisation primitive, t. II, ch. XIII.
  48. Voir A. Lang, Custom and Myth., p. 87, A far travelled tale.
  49. La poésie des races celtiques in Essais de morale et de critique, p. 375.
  50. J’ai, sur la demande de M. Le Braz, signalé en note quelques rapprochements qui m’ont paru utiles. Ces notes sont suivies des initiales L. M.
  51. Le mot « intersigne » se rend en breton de diverses manières suivant les régions. Les désignations les plus fréquentes sont celles de seblanchou, semblants ; de sinaliou, signes avertisseurs ; de traou spont, choses d’épouvante.
  52. Cf. P. Sébillot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 149 ; voir aussi : P. Sébillot, Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 267-271. — [L. M.]
  53. Cf. Le Carguet, Superstitions et Légendes du cap Sizun, in Revue des Traditions populaires, août 1889, t. IV, p. 465. — [L. M.]
  54. Dicton du cap Sizun. J’en mentionne l’origine, parce que nulle part ailleurs en Basse-Bretagne je n’ai retrouvé semblable croyance.
  55. Cf. P. Sébillot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 150. — [L. M.]
  56. Cf. P. Sébillot in Revue des Traditions populaires, février 1892, t. VII, p. 99 : Superstitions de la Haute-Bretagne, et Traditions et Superstitions du Bas-Languedoc, ibid., t. VI, p. 549, septembre 1891. — [L. M.]
  57. Cf. P. Sébillot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 151. — [L. M.]
  58. Cf. Le Calvez, Médecine superstitieuse in Revue des Traditions populaires, février 1892, t. VII, p. 90. — [L. M.]
  59. C’est en réalité une coutume plus générale ; dans le pays de Goëlo, on fait à Notre-Dame de Bonne-Nouvelle (Paimpol), à la chapelle de Perros en Ploubazlanec, etc., les mêmes pèlerinages qu’à Saint-Loup-le-Petit. — [L. M.]
  60. Cf. P. Sébillot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 150. — [L. M.]
  61. Le Guindy traverse le territoire de Pluzunet. C’est lui qui conflue à Tréguier avec le Jaudy.
  62. Le chasse-gueux (les Bretons prononcent chasse-de-Dieu) n’est autre que le suisse.
  63. Les « âmes du Purgatoire. » V. plus loin.
  64. Manoir situé en Penvénan, à un kilomètre environ du bourg, et dont l’avenue s’amorce au chemin de Port-Blanc. Toute cette route de Penvénan à la mer est jalonnée de maisons à sinistres souvenirs.
  65. Abondance-de-soleil.
  66. Cf. P. Sébillot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 212 et seq. — [L. M.]
  67. Finistère.
  68. La Plaine, « ar Blénenn, » est le nom sous lequel on désigne un vaste plateau marécageux, entre Briec et Pleyben. J’ai traversé cette triste région. Il m’en est resté une impression poignante de mélancolie et de solitude. Cela ressemble à une Camargue sans soleil. Rien que des champs de joncs où dorment, çà et là, des mares lugubres.
  69. Ar sac’h-nouenn appelé aussi ar sac’h-dû. C’est une sorte de sacoche en velours noir dans laquelle le prêtre met un rochet, une étole et les saintes huiles, pour aller extrémiser les moribonds.
  70. Le mot « rêveur » est usité, dans le pays de Quimper, aussi bien en breton qu’en français, pour désigner quelqu’un qui a des idées bizarres, saugrenues.
  71. Le banc adossé au lit.
  72. On appelle ainsi les navires qui, dans le courant de mai, vont chercher en Islande les produits de la première pêche commencée depuis mars. Ils rapportent le poisson aux armateurs et des nouvelles aux parents des pêcheurs.
  73. Cf. V. Sébillot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 268. — [L M]
  74. Kerfeunteun est une commune rurale, presque un faubourg, aux portes de Quimper.
  75. Le Steir conflue avec l’Odet à Quimper même. Kemper signifie « confluent ».
  76. Ar vatès-vraz, la principale domestique.
  77. Le Goëlo ou « pays des larmes » comprend toute la partie bretonne de l’arrondissement de Saint-Brieuc. Le Trieux le sépare du pays de Tréguier.
  78. C’est l’abréviation générale en Basse-Bretagne pour le prénom, très fréquent en pays trécorrois, de Marie-Hyacinthe.
  79. Cf. P. Sébillot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 267. — [L.M.]
  80. Le paysage de mer que l’on embrasse du Port-Blanc, est, le soir, l’un des plus fantastiques que je connaisse. À droite est l’île de Saint-Gildas, avec sa chapelle de pierres brutes, son petit bois de pins, et la grande traînée de ses roches éparses. À gauche, c’est Groagué (l’île aux femmes) et, plus au nord, les masses cyclopéennes du Castel-Nevez et du Castel-Coz (du château neuf et du château vieux). Par derrière, s’aperçoit Tomé, en breton Taféak, longue échine tourmentée où la lumière se joue, suivant le temps et l’heure, en teintes adorables ou sinistres. Enfin, à l’extrême horizon, comme bâties aux confins de la mer visible, apparaissent « Ar Gentilès », les Sept-Iles, Rouzic (La Roussote) en tête. Véritables apparitions, en effet ! Fantômes capricieux, qui, par les jours clairs, semblent s’avancer jusqu’à toucher presque la côte, puis, soudain, s’évanouissent dans la brume, dans la profonde immensité grise, comme ces demeures enchantées que l’imagination bretonne croit voir surgir, à époques fixes, du mouvant infini des eaux.
  81. Cf. P. Sébillot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 270. — [L. M.]
  82. C’est ainsi qu’on appelle, en Basse-Bretagne, le banc adossé au lit.
  83. Cf. M. Blacque, Enterrement vu à l’avance, in Revue des Traditions populaires, t. VI, p. 398, juillet 1891. — [L. M.]
  84. L’Ankou est la mort personnifiée.
  85. On peut voir dans l’église de Ploumilliau une curieuse représentation de ce dernier type. C’est une statuette, en bois jadis peinturluré, mais que le temps a recouvert d’une épaisse couche de poussière. Elle rappelle à certains égards les « écorchés » qui ornent bizarrement la plupart des cabinets d’histoire naturelle, mais le ventre se creuse en un trou béant. Cet « Ankou » a été la terreur de mon enfance. Son voisinage troublait toujours mes jeunes prières. Il me souvient d’avoir vu de vieilles femmes s’agenouiller devant lui. On l’a surnommé dans le pays Ervoanik Plouillo, Yves de Ploumilliau (avec le diminutif ironique). On ne vient jamais à Ploumilliau sans lui faire visite. Il vient de subir à peu près le même traitement que saint Yves de Vérité (v. plus bas). Voici à la suite de quelles circonstances. L’histoire est jolie et mérite d’être contée, ne fût-ce que pour montrer combien sont encore vivantes chez les Bas-Bretons les superstitions relatives à la mort. Il y a à Ploumilliau un fonctionnaire, excellent homme d’ailleurs, mais qui a le tort, aux yeux de beaucoup de personnes de l’endroit, d’afficher un mépris trop bruyant pour des croyances ou, si l’on veut, pour des superstitions qui leur sont chères. Ces personnes lui en savent naturellement mauvais gré. L’une d’elles, en particulier, lui a voué une véritable haine. Appelons-la Janik, et le fonctionnaire M. K. On comprendra sans peine que je m’abstienne de donner les vrais noms. Toujours est-il que, désespérant de voir M. K. se convertir jamais, Janik en est venue à désirer sa mort. Nos paysannes de Basse-Bretagne ne sont pas tendres pour les mécréants. Pour arriver à ses fins, Janik va trouver l’Ankou. Elle lui fait des neuvaines, le supplie, en des oraisons appropriées, de supprimer un homme qui est un scandale pour la paroisse. Puis, elle attend, confiante. Un mois, deux mois, trois mois se passent. M. K. continue à se porter comme un charme. Que fait donc la faux du terrible faucheur ? Serait-elle émoussée ? Aurait-elle perdu toute vigueur ? Janik s’impatiente ; Janik s’inquiète. Il ne se peut pas que l’Ankou n’ait point entendu
  86. Cf. P. Sébillot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 152. — [L. M.]
  87. Dans certaines régions de la Cornouaille on peut voir encore de ces charrettes grossières et toutes primitives.
    « Quand j’étais enfant, me dit mon père, on transportait les morts au cimetière du bourg dans un tombereau au-dessus duquel on avait courbé en forme d’arceaux des branches de saule ou d’osier. Sur ces arceaux on tendait un drap blanc. Des draps de même couleur étaient jetés sur les chevaux de l’attelage, et le drap mortuaire qui enveloppait le cercueil n’était lui-même qu’une pièce de grosse toile.
    « En voyant s’avancer par la campagne cet étrange appareil, on ne pouvait se défendre d’une sorte de terreur superstitieuse. »
  88. Cf. P. Sébillot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I, p. 208 et seq. ; Contes populaires de la Haute-Bretagne 3e série, p. 277 et seq. : La Charrette moulinoire. — [L. M.]
  89. Il n’est pas en Basse-Bretagne d’ancienne demeure seigneuriale qui ne passe pour avoir été le château de la « duchesse Anne. »
  90. Cf. R. F. Le Men, Traditions et Superstitions de la Basse-Bretagne in Revue celtique, I, p. 427 et seq. — [L. M.]
  91. Près Bégard (Côtes-du-Nord).
  92. On dit tantôt kar (charrette), tantôt karic (petite charrette), tantôt enfin karriguel (brouette), pour désigner le char de la Mort.
  93. Espèce de grog au cidre.
  94. Cf. P. Sébillot, Traditions et Superstitions de la Haute-Bretagne, I : Le beau squelette, p. 260-61 ; L’invitation imprudente, p. 262 et seq. — [L. M.]
  95. En Basse-Bretagne, le cimetière entoure généralement l’église, et dans le cimetière se dresse un calvaire de bois ou le plus souvent de granit, orienté vers la place du bourg, Son piédestal, qui en certains endroits, affecte d’ailleurs la forme d’une chaire, sert presque toujours de tribune publique. C’est de là-haut que les orateurs profanes s’adressent au peuple. « Monter sur la croix » est synonyme de haranguer.
  96. C’est le sobriquet du cochon, en Basse-Bretagne.
  97. Au pays de Tréguier, les lits clos ont des rideaux au lieu de volets.
  98. Le breton dit, d’un mot expressif : eun huannadenn. Il faudrait presque traduire : un ahannement.
  99. Il ne manque pas d’endroits en Basse-Bretagne où ce genre de servitudes existe encore.
  100. Les patriarches.
  101. M. Renan, qui fut élève en ce petit séminaire de Tréguier et qui lui a conservé un pieux souvenir, trace le portrait suivant des jeunes gens qui le peuplaient, vers 1830 (Souvenirs d’enfance et de jeunesse, p. 136) :
    « Mes condisciples étaient pour la plupart de jeunes paysans des environs de Tréguier, vigoureux bien portants, braves, et, comme tous les individus placés à un degré de civilisation inférieure, portés à une sorte d’affectation virile, à une estime exagérée de la force corporelle, à un certain mépris des femmes et de ce qui leur paraît féminin. Presque tous travaillaient pour être prêtres… Le latin produisait sur ces natures fortes des effets étranges. C’étaient comme des mastodontes faisant leurs humanités. »
  102. C’est peut-être en traduisant cette légende que j’ai le plus vivement senti l’impossibilité presque absolue de faire passer dans la phrase française quelque chose de l’horreur tragique que distille à chaque mot le récit breton. Catherine Carvennec a la voix mélodieuse et lente. Elle nous racontait ce qui précède avec une aisance tranquille, comme s’il se fût agi d’un événement très ordinaire. Tout en écrivant, au gré de sa parole, j’examinais du coin de l’œil d’autres conteuses qui étaient là et qui attendaient leur tour. Elles étaient pâles, pâles de terreur. J’ai rarement vu sur des figures humaines une telle expression d’angoisse. Eh bien, je n’ai fait que traduire mot à mot le récit de Catherine Carvennec : d’où vient que le meilleur s’en est évaporé ? C’est ma faute, sans doute. Je remplis un acte de conscience en m’en accusant ici, et pour ce récit, et pour tous les autres.
  103. Entre Pontrieux et Châtelaudren, dans les Côtes-du-Nord.
  104. Diminutif d’Ollivier.
  105. Il y a trois sonneries, espacées d’une demi-heure, pour la grand’messe.
  106. « Je travaillais à l’église de Faouet, au moment où le fait se passa, ajoutait Jean-Marie Toulouzan. Je n’ai pas connu les personnages de l’histoire, mais des ouvriers originaires du pays, qui étaient employés au même chantier, avaient souvent occasion de rencontrer la pauvre folle. Elle mendiait son pain de maison en maison. Elle éclatait de rire, brusquement, et, l’instant d’après, elle sanglotait à fendre l’âme. »
  107. Cf. P. Sébillot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 156. — [M. L.]
  108. Torfado, forfaits.
  109. On peut lire dans les Gwerziou Breiz-Izel (tome II, page 293) une version, d’ailleurs très incomplète, de cette ballade du mauvais clerc, qui a joui naguère d’une grande vogue par toute la zone maritime du pays trégorrois. Le nom d’Olivier Hamon y est resté synonyme de « vaurien », de « débauché», ou mieux de fanfaron de vices. Cet Olivier Hamon, « natif du canton » (il a soin de ne pas spécifier), fut destiné par ses parents à la prêtrise, tourna bride dès les premières années d’étude, se fit valet, se maria, mangea la dot de sa femme, battit le pays et « mourut dans la peau d’un chien ».
  110. La fontaine de Saint-Gonéry, en Plougrescant, attire nombre de malades. Le sentier qui y mène est tellement fréquenté que le propriétaire du pré où elle se trouve l’a fait paver. La vieille complainte du saint recommande surtout son eau pour la guérison des « maux de tête ». Mais elle est aussi très efficace pour la fièvre, moins cependant que les pincées de terre prises au tombeau du pieux thaumaturge et qu’on se suspend au cou, dans un petit sachet de toile.
  111. Je ne sais si ce dicton a cours ailleurs qu’en Bretagne. Au dire des Bretons, il faut aller à Paris pour apprendre à fermer les portes derrière soi.
  112. Cf. A. Orain, La veillée du mort, in Mélusine, t. IV, c. 44. [L. M.].
  113. Cf. P. Sébillot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 162. Sur les dangers que court l’âme lorsqu’elle se sépare du corps, v. aussi : H. de Charencey, Traditions populaires du département de l’Orne (Mélusine, I, col. 97) et X. Thiriat, Croyances, superstitions, préjugés, usages et coutumes dans le département des Vosges (Mélusine, F, col. 456). M. Bogros, dans son livre intitulé : À travers le Morvan (Château-Chinon, 1873), rapporte des superstitions analogues. — [L. M.].
  114. Ann troubl-noz, le crépuscule, ou mieux, l’heure d’entre chien et loup, comme disaient nos pères.
  115. Les coqs blancs et les coqs gris, me dit ma conteuse, passent pour des écervelés, des volatiles sans jugeotte. Ils ne savent pas distinguer quand point le vrai jour et chantent hors de propos. Aussi ne doit-on pas se fier à leur chant.
  116. Je ferai remarquer que c’est une femme qui raconte.
  117. Ar blanêdenn (la planète), disait ma conteuse. C’est l’expression consacrée.
  118. Le seigneur du Quinquiz, dont il est question dans cette légende, était apparemment un de ces gentilshommes-paysans, jadis nombreux en Basse-Bretagne, qui se rendaient aux champs, l’épée au côté, et la suspendaient à quelque tronc de chêne, pour prendre en main le manche de la charrue. Il y en avait parmi eux qui ne dédaignaient pas de disputer aux simples laboureurs, dans les marradek, la palme du charruage.
  119. Cf. P. Sébillot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 151 et 157 ; E. Cosquin, Contes populaires de Lorraine, II, p. 175 : Le papillon blanc ; A.-G. Contis, Mœurs et coutumes de l’Épire et particulièrement du bourg de Vissani (Mél., IV, col. 126). [L. M.].
  120. Il me souvient d’avoir entendu, dans mon enfance, raconter cette même légende, mais avec des détails beaucoup plus circonstanciés, à Miliau Arzur, le roi des conteurs du pays de Ploumilliau. J’ai fait bien des recherches pour le retrouver sous cette forme plus complète. Je n’ai pas abouti. Il y avait, en particulier, un dialogue tout à fait saisissant entre l’âme du mort, d’une part, et les instruments de labour, puis les bêtes, d’autre part. À chacune des bêtes et à chacun des instruments, l’âme demandait : Pe drouk, pe fall am eus grêt ganid ? (Est-ce le bien, est-ce le mal que j’ai fait avec toi ?)

    Elle avait l’air de les appeler en témoignage. La phrase que je cite m’est restée dans la mémoire, sans doute à cause de la persistance avec laquelle elle se répétait dans le récit.

  121. La Croix de Brabant (?), au carrefour des routes qui vont de Penvénan à la Roche-Derrien, et de Tréguier au Trévou.
  122. Cf la lutte du corbeau et de la colombe sur le mur du cimetière. Luzel, Lég. chrét., 173. V. aussi Lég. chrét., I, p. 185 et p 202. — [L. M.]
  123. Cf. Luzel, Lég. chrét., t. II. p. 361 et 371, 374. — [L.-M.]
  124. De là peut-être ce nom bizarre de « Ar Vif » (le vif) qu’on lui donne en Basse-Cornouailles.
  125. Finistère
  126. Des histoires semblables se racontent un peu partout dans la Basse-Bretagne. J’en ai recueilli plus de vingt variantes, et dans les endroits les plus divers. La légende est la même : le lieu de la scène change seul, ainsi que les noms des personnages en cause.
  127. Cf. L. Decombe, Le diable et la sorcellerie en Haute-Bretagne, in Mélusine, t. III, col. 61. — Je m’aperçois en relisant les bonnes feuilles de l’introduction que j’ai suivi une autre version légendaire que celle qu’a donnée M. Le Braz dans le texte ; les deux versions existent : tantôt on raconte que l’Agrippa est écrit en lettres rouges sur papier noir, tantôt au contraire qu’il est écrit en lettres noires sur papier rouge. — [L. M.]
  128. Le Ménez-Bré (la montagne des montagnes) est un monticule isolé qui se dresse en avant de la chaîne principale de l’Arez, moitié dans la commune de Pédernek, moitié dans celle de Louargat. Il est pour le pays trégorrois ce que sont le Ménez-Mikel pour la Haute-Cornouaille et le Ménez-Hom pour la côte ouest du Finistère, une sorte de montagne sainte ; on ne saurait voyager dans les arrondissements de Lannion ou de Guingamp, sans voir au loin sa grande croupe bleue, et la petite chapelle qui la surmonte. Cette chapelle est placée sous l’invocation de saint Hervé, patron des poètes populaires et des nomades chanteurs de complaintes. Il vécut aveugle, comme Homère, et dompta les loups. Un escalier de gazon conduit à son sanctuaire que la foudre détruisit partiellement à deux reprises différentes. Le porche ne fut jamais atteint. Il passe pour avoir été bâti par le diable. Est-ce pour ce motif que la tradition a voué tout l’édicule à la célébration de l’ofern drantel, de la messe de trentaine, qu’on appelle encore la messe des damnés ? Ce misérable porche ne sert guère aujourd’hui qu’à abriter du vent d’ouest les quelques moutons que de petits pâtres font paître sur le Ménez. On y sent une vague odeur d’étable, et l’humble chapelle a tout l’air d’une maison de berger, campée dans la sauvage solitude. À l’entour, pousse une herbe fine et drue. On a de ce haut-lieu une admirable vue. On domine les vallées du Léguer, du Jaudy, du Trieux, et les longs dos de pays qui séparent ces rivières, filant, comme elles, vers la Manche. Derrière soi, on a la ligne houleuse de l’Arez, l’échine de la terre bretonne. Qui a contemplé la Bretagne du sommet de Bré, par un jour lumineux, est assuré d’emporter d’elle une merveilleuse image.
  129. V. pour Tadik-coz, chapitre des conjurés.
  130. Petite commune des Côtes-du-Nord, située au pied du Menez-Bré.
  131. Les charniers sont cependant encore très soigneusement entretenus dans le pays de Goëlo. — [L. M.].
  132. Il m’a été donné d’assister encore à une procession de ce genre, dans quelques bourgs de la Cornouailles. V. au chapitre de l’Anaon, ci-après.
  133. Les bêtes aussi conversent entre elles dans le langage des hommes, durant la nuit de Noël. Un fermier voulut entendre ce que pourraient bien se dire ses bœufs et se cacha dans le grenier, au-dessus de l’étable.

    — Que ferons-nous demain ? demanda l’un des bœufs à son compagnon ?

    — Nous porterons notre maître en terre.

    Ce fut en effet le premier travail qu’ils firent. Le fermier épouvanté trépassa dans la nuit.

  134. Cf. G. Fouju, Coutumes, croyances et traditions de Noël, in Revue des traditions populaires, déc, 1891, t. VI, p. 726, — [L. M.].
  135. C’est l’expression consacrée chez les fossoyeurs bretons : Poaz es « Il est cuit », c’est-à-dire pourri.
  136. Le fossoyeur Poëzevara est mort en 1889. La légende est de très récente formation, elle a pour point de départ des faits exacts ; le recteur n’est pas mort le jour où il a dit une messe pour l’âme du mort mutilé, mais il a eu une attaque ce jour-là. — [L. M.].
  137. On appelle « grandes journées » (devez braz) certaines solennités agricoles. Elles ont lieu pour des travaux d’importance auxquels ne suffisent ni le personnel, ni le matériel ordinaires de la ferme. On y convoque le ban et l’arrière-ban des voisins et amis. Tels sont, en particulier les charrois de sable et de varech.
  138. V. plus haut, p. 57-60.
  139. Tad-cun, trisaïeul.
  140. J’ai recueilli plusieurs versions de cette légende, et dans des régions très diverses. Comme elles sont beaucoup moins complètes que celle que j’ai rapportée, comme, d’autre part, elles ne renferment aucun détail nouveau, je n’ai pas cru devoir les transcrire. Il y en a tout un cycle, mais sans différences notables. Je veux cependant en résumer une qui permettra de juger de ce que sont toutes les autres. Elle m’a été contée à Quimper, par une fille Kerhoas.

    Une jeune couturière des environs de Penmarc’h avait une grande dévotion pour l’Anaon. Un soir qu’elle rentrait de son travail à une heure tardive, elle entendit un remuement et comme des plaintes étouffées dans des broussailles qui bordaient le chemin. Elle demanda : « Qui est là ? ». Personne ne lui répondit. Elle en conclut qu’il y avait là une âme en peine qui avait besoin de secours. Le lendemain, elle se rendit de bon matin à l’église et recommanda une messe « à l’intention de celle des âmes du purgatoire à qui il ne manquerait plus qu’une messe pour être sauvée. »

    Il fut fait selon son désir.

    Elle assista elle-même à l’office. Comme elle quittait l’église, elle rencontra dans le cimetière un jeune homme tout de blanc vêtu. Ce jeune homme l’accosta et lui dit :

    — Vous êtes couturière de votre état, n’est-ce pas ?

    — Oui, monsieur.

    — Combien gagnez-vous par jour, dans les maisons que vous fréquentez ?

    — Douze sous.

    — Eh bien ! si vous voulez en gagner trente, allez à Audierne. Vous verrez une maison blanche au coin de la place. Vous frapperez, vous demanderez la dame de la maison et vous lui direz que vous venez de ma part.

    La jeune fille obéit. La dame de la maison la reçut d’abord assez mal.

    — Je ne sais de qui vous voulez me parler. Je n’ai chargé personne de me chercher une couturière.

    La jeune fille cependant tenait les yeux obstinément fixés sur une broche de jais que la dame portait au cou et dans laquelle était encadrée une miniature.

    — Pardon, madame, dit-elle au bout d’un instant, vous avez au cou le portrait de la personne qui m’a envoyée ici.

    — C’est impossible ! Ce portrait est celui de mon fils. Voici dix ans qu’il est mort.

    — C’est donc votre fils que j’ai rencontré. Je le jurerais par Jésus-Christ et par la Vierge !

    La vieille dame se fit alors raconter l’aventure par le menu. La jeune fille ne céla rien, ni le bruit qu’elle avait ouï la veille dans les ajoncs, ni la messe qu’elle avait fait dire le matin même et au sortir de laquelle elle s’était croisée dans le cimetière avec le jeune homme vêtu de blanc.

    La vieille dame comprit qu’elle lui devait la délivrance de son fils. Elle la garda désormais près d’elle et, en mourant, lui laissa tout son bien.

  141. Ann or dâl. Elle s’ouvre d’ordinaire à la base du clocher et fait face au chœur.
  142. Cf. Luzel, Fantic Loho. Lég. chrét., II, p. 125. — P. Sébillot : Le drap mortuaire : Contes populaires de la Haute-Bretagne, 1re série, p. 303 ; Le linceul promis : Littérature orale de la Haute-Bretagne, p. 195. V. aussi, dans Fouquet, Légendes, contes et chansons populaires du Morbihan, le conte intitulé : Alice de Quinipily. E. Souvestre a donné dans sa première édition des Derniers Bretons une légende analogue : Le drap mortuaire, qui a disparu dans les éditions subséquentes. — [L. M.].
  143. Dans ses traits essentiels, l’histoire est vraie ; c’est une histoire d’ivrogne ; un garçon pris de boisson rapporta chez lui une tête de mort qu’il avait enlevée d’un charnier ; dégrisé, il fut saisi de terreur, et demanda conseil au recteur qui lui indiqua pour se tirer d’affaire le moyen que rapporte la légende. La chose s’est passée vers 1860. Mais il convient d’ajouter que c’est là un thème légendaire fort répandu en Bretagne, M. Le Braz a recueilli des récits analogues à Elliant, d’autres à Plougastel. Les événements réels ne servent jamais que d’occasion à l’apparition de légendes déjà toutes prêtes à éclore. Cf. in P. Sébillot, Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, t. I, p. 255 et seq. : La coiffe enlevée. Cf. aussi in Mme  de Cerny, Saint-Suliac et ses traditions (Dinan, 1861) : Les trois mortes ; La jeune fille du cimetière. — [L. M.].
  144. Dans la plupart des fermes bretonnes où se pratiquent encore les anciens usages, le pain demeure constamment sur la table. On l’enveloppe d’une nappe (ann doubier). C’est cette nappe que l’on déploie devant l’hôte, au moment où il prend place à la table commune.
  145. War da bégément, dit l’expression bretonne, c’est-à-dire « sur ton combien ».
  146. La voie lactée.
  147. V. les rapprochements indiqués pour le no XXXVII, et spécialement : Le linceul promis. — [L. M.].
  148. Le mot enterrer (interri) ne s’emploie en breton que s’il s’agit d’un ensevelissement en terre bénite. — [L. M.].
  149. Cf. pour l’épisode de l’enfant qui parle avant d’être né. Mélusine, IV, col. 228, 272, 274, 277, 297, 323, 405, 447 ; V. col. 36, 257 ; VI, col. 92. — [L. M.]
  150. Cf. dans les Gwerziou Breiz-Izel, t. II, p. 533, la Mauvaise servante. (On trouve dans la complainte les principaux épisodes de la légende.)

    Cf. aussi : Luzel, Lég. chrét., II, p. 163 : Quelque compagnie que l’on suive, on en a toujours sa part, p. 207 ; La femme qui ne voulait pas avoir d’enfants ; et Gwerziou Breiz-Izel, t. I, p. 88 : Marie Quelen ; — [L. M.].

  151. Une vision de ce genre a été consignée dans un des registres de la paroisse de Locronan. « … Et ont les dits susnommés unanimement déclarés avoir ouï dire par leurs prédécesseurs (il s’agit sans doute de fabriciens) que l’on avait vu sortir les dictes relicques avec croix et bannières, les cloches sonnantes d’elles-mesmes, et aller faire la dicte procession à pareil jour du dict tour… » J’emprunte cette citation à l’opuscule de M. l’abbé Thomas, qui ne la donne lui-même que sous une forme tronquée. Quant aux dictons que je relate ci-dessus, ils m’ont été fournis principalement par une vieille marchande de fruits, de Quimper, que je n’ai jamais entendu désigner que par son prénom de Naïc. Ils ont du reste cours dans toute la Basse-Cornouaille.
  152. Il y a un troisième pèlerinage obligatoire, celui de Notre-Dame de Bulat, petit bourg de l’arrondissement de Guingamp. — [L. M.].
  153. C’est ce que nous montre en action, avec une poésie pleine d’étrangeté et de mystère, la belle gwerz de Dom Jean Derrien (cf. Gwerziou Breiz-Izel, t. I, p. 120).

    Voici le passage. Dom Jean Derrien est couché. Une voix lui parle, dans la nuit :

    — Dom Jean Derrien, vous dormez sur la plume douce. Moi, je ne dors point.

    — Qui donc, à cette heure de la nuit, vient faire ce train à ma porte ? Voici trois nuits que j’ai reçu la prêtrise ; depuis, je n’ai dormi goutte. Je ne sais si c’est le fait du malin esprit ou des âmes défuntes.

    — Ce n’est pas le malin esprit ! C’est moi,… votre mère,… celle qui vous a enfanté ! C’est moi, votre mère, Dom Jean Derrien, qui suis ici à faire pénitence !… Je suis vouée au feu et à la flamme, si mon fils Jean ne vient à mon aide ! Je suis vouée au feu pour jamais, si ne vient à mon aide Dom Jean Derrien !

    — Ma pauvre petite mère, dites-moi, qu’y a-t-il à faire pour vous ?

    — Autrefois, quand je marchais par le monde, je promis d’aller en Espagne, en Allemagne, d’aller à Saint-Jacques d’Espagne, d’aller à Saint-Jacques de Turquie. Longue est la route, et c’est bien loin d’ici !

    — Ma pauvre petite mère, dites-moi, pourrais-je y aller moi-même efficacement ?

    — Il serait efficace pour moi que vous y alliez, autant que si j’y avais été moi-même.

    — Eh bien ! ma pauvre petite mère, je vous viendrai en aide. Dussé-je en mourir, j’irai !

    Dom Jean Derrien disait à sa sœur, chez elle, quand il arrivait :

    — Préparez-moi une douzaine de chemises, autant de mouchoirs, ainsi que trois ou quatre tricornes, pour qu’on sache que je suis un prêtre.

    Sa sœur Marie répondit à Jean Derrien, quand elle l’entendit :

    — Maintenant que vous nous avez fait dépenser tout notre bien (en frais d’études), vous demandez à quitter le pays ?

    — Taisez-vous, ma sœur, ne vous fâchez pas. C’est pour la mère qui nous a enfantés. Je vais à Saint-Jacques de Turquie, pour ma mère et la vôtre.

    — Taisez-vous, mon frère, restez à la maison. J’enverrai un messager (un pèlerin par procuration) à votre place.

    — Messager à ma place ne partira point. J’ai dit que j’irai, il faut que j’aille !…

  154. La chapelle de Saint-Samson, en Pleumeur-Bodou (Côtes-du-Nord), attire beaucoup de pèlerins.
  155. Cf. Luzel, Contes pop. de la Basse-Bretagne, t. III, p. 203 : La princesse enchantée, et P. Sébillot : Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, I, 231. — [L. M.]
  156. On lit dans la Vie de saint Goulven (Dom Lobineau, Vie des saints de Bretagne) :

    « Un homme, après avoir fait vœu, avec un de ses voisins, d’aller en pèlerinage à Rome, dans un certain délai, avait engagé son voisin à différer, contre son gré ; et pendant ce retard, le voisin était mort. Saint Goulven ordonna au pénitent d’aller à Rome, et d’y porter le corps de son voisin cousu dans un sac de cuir. Ce qu’il exécuta. Mais il fut soulagé par le mérite de son obéissance, ou plutôt par le mérite de celui à qui il la rendait, le poids devint si léger qu’il ne s’aperçut presque pas qu’il portât rien. »

  157. Le jeteur de sorts peut aussi vous donner une pièce de deux liards percée ; il suffit de la glisser, étant à jeun, le dimanche à la messe dans la poche de la personne que l’on veut faire mourir.
  158. La chapelle de Saint-Yves-de-la-Vérité. — En face du quai de Tréguier, de l’autre côté du Jaudy, sur une gracieuse éminence tapissée d’ajonc et de bruyère, s’élevait naguère une petite chapelle sous le vocable de saint Sul. Elle appartenait aux seigneurs du Verger, de la famille de Clisson, qui lui adjoignirent vers le XVIIIe siècle un ossuaire en granit destiné à leur servir de sépulture familiale. La chapelle tomba en ruines, mais l’ossuaire lui survécut. On y entassa les statues de saints demeurées sans abri. Parmi elles se trouvaient deux images de saint Yves, dont l’une, très ancienne, passait aux yeux du peuple pour être plus particulièrement celle de saint Yves-de-la-Vérité. Saint-Yves-de-la-Vérité devint peu à peu, à l’exclusion de tout autre thaumaturge, le patron de cet ossuaire, transformé en oratoire. C’est là qu’on alla désormais invoquer sa justice.

    Aujourd’hui l’ossuaire même a disparu. Il a été rasé ; voici à quelle occasion : un cultivateur, resté célèbre dans la région sous le nom de « crucifié » de Hengoat, fut trouvé assassiné et suspendu en croix aux brancards d’une charrette. Ses assassins, qui étaient, je crois, ses beaux-frères, avaient tenté d’abord de se débarrasser de lui sans effusion de sang, en le faisant vouer à saint Yves par une vieille femme qui, lors de l’instruction de l’affaire, fit des aveux complets. Cela se passait il y a une quinzaine d’années. À la suite de ce scandale, le recteur de Trédarzec dans la paroisse duquel était situé l’oratoire, résolut de le détruire. Il le fit démolir pierre à pierre et relégua la statue du saint dans le grenier de son presbytère. Il espérait par ce moyen radical couper court à la superstition. Il n’en fut rien. On continua d’aller s’agenouiller sur l’emplacement de l’ossuaire. Les plus audacieux ne craignirent pas de frapper à la porte même du recteur, pour lui demander à voir le saint. Le recteur les éconduisit d’abord avec des ménagements ; plus tard, sa patience se lassant, il y mit, dit-on, quelque brutalité. Des pèlerins qu’il avait fait jeter hors de sa maison l’assignèrent au tribunal de saint Yves. Et, s’il faut en croire la légende, ce jour-là même qui était un dimanche, à l’issue de la grand’messe, il mourut.

    Quant à la superstition, elle est aussi vivace que jamais. Au mois d’août dernier on m’a montré du doigt une femme atteinte d’une maladie de langueur, en me disant : « Voyez celle-là ! c’est un tel qui l’a vouée. Elle n’attend plus que son terme. »

    À la moindre contestation qui tourne à l’aigre, on menace encore l’adversaire de l’aller vouer à saint Yves. Et la menace produit toujours son effet.

    Les renseignements que je donne sur ce culte homicide sont de provenances diverses. Mais je les ai plus particulièrement recueillis à Penvénan, de la bouche de Pierre Simon et de celle de Perrine Le Moal.

  159. Voici la formule en breton :

    Te eo Zantik ar Wirione. Me a westl dit heman. Mar man ar gwir a du gant-han, condaon ac’hanon. Mès, mar man ar gwir a du gan-in, gra d’ez-han merwel a-berz ann termenn rik.

  160. Entre Pluzunet et Tonquédec.
  161. V. pour tout ce qui concerne les présages qui entourent la naissance et les premières années de l’enfant : de F. Sauvé, L’enfance et les enfants en Basse-Bretagne in Mélusine, t. III, c. 374. M. Sauvé rapporte la superstition relative à ceux qui ont passé en terre bénite et en sont sortis avant d’avoir été baptisés ; cf. supra, p. 2 et 3. — [L. M.]
  162. Cf. Mélusine, t. II, col 252. — [L. M.].
  163. Cf. Mélusine, t. II, col. 250 et seq. ; III, 72, 141, 215, 333, 453. M. Sauvé a consacré une demi-page (II, col. 254) aux noyés en Basse-Bretagne. — [L. M.] Les pêcheurs de ce hameau marin vous citent mille exemples à l’appui. En voici un tout récent. Dans le courant d’avril dernier un lougre venant de Cherbourg toucha sur l’un des nombreux écueils qui avoisinent les Sept-Iles. Il était monté par deux hommes d’équipage et commandé par le patron Bénard. Il y avait en outre à bord, comme passagers, deux piqueurs de pierres. Le patron et ses deux matelots sautèrent dans le canot, afin d’aller à la côte chercher du secours et sauver ensuite les piqueurs de pierres qui furent laissés sur l’épave. Il se trouva que l’épave fut portée par la marée au Port-Blanc, où les piqueurs de pierres furent recueillis sains et saufs, tandis que le canot sombrait corps et biens dans la dangereuse passe des Sept-Iles. Les cadavres des deux matelots furent retrouvés au bout de quelques jours. Mais c’est seulement cinq mois après le sinistre, en août, qu’on eut des nouvelles du patron Bénard. Des pêcheurs de Port-Blanc, mouillés au large, ont vu le long de leur bord filer son cadavre. Ils l’ont reconnu à ses vêtements demeurés presque intacts. Des goémons avaient déjà pris racine sur les côtes du mort et des patelles s’étaient attachées aux semelles de ses bottes. Quand les pêcheurs ont voulu le saisir, sa chair leur a coulé entre les doigts.
  164. Je ne sais si ce dicton a cours ailleurs qu’au Port-Blanc, sur la côte trécorroise, mais là il passe pour avoir une valeur absolue.
  165. Celui dont je tiens ce renseignement, — Prosper Pierre, de Douarnenez, — le complétait à l’aide de l’histoire que voici (on la raconte encore dans le pays) : Un brick anglais vint faire côte sur les rochers de Beg-ar-Gador (la pointe de la Chaise). Équipage et passagers furent engloutis. Le lendemain du sinistre, des marins, passant devant l’ouverture de la grotte de l’Autel, entendirent des cris de détresse qui venaient de l’intérieur. « Ce sont les noyés, » pensèrent-ils, et ils se signèrent, mais pour s’éloigner au plus vite. À quelque distance, ils rencontrèrent un douanier de service, à qui ils firent part de la chose. Le douanier sauta incontinent dans une barque, et, malgré les protestations indignées des marins, il pénétra dans la grotte. Il y trouva une jeune Anglaise cramponnée au rocher en forme d’autel, d’où la grotte a pris son nom. L’histoire se termine en idylle. La jolie naufragée épousa, dit-on, son sauveur.

    La grotte de l’autel a une profondeur de 40 mètres. C’est une des curiosités célèbres de la baie de Douarnenez. Émile Souvestre en a jadis donné, dans Les Derniers Bretons, une description quelque peu romantique, mais qui n’a cependant pas trop vieilli.

  166. La rivière de Quimper, formée par la réunion de l’Odet et du Steir, s’évase à 2 kilomètres de la ville, en une sorte de lac salé qu’on appelle la Baie. Au sortir de ce lac, elle s’étrangle de nouveau, et coule, rapide, en décrivant des circuits connus sous le nom significatif de « Vire-court ».
  167. Benn-Odet (extrémité de l’Odet) est un hameau marin situé à l’embouchure de l’Odet, rive gauche.
  168. J’ai entendu raconter pareille chose, dit Jeanne Bénard qui assistait à la veillée. Seulement les âmes défuntes étaient celles de femmes légères que les matelots avaient embarquées pour s’amuser d’elles une nuit ou deux, et dont ils s’étaient ensuite débarrassés en les précipitant à la mer.
  169. Les pêcheurs de Port-Blanc sont de hardis étymologistes. Ils décomposent Trewgêr ou Treogêr, nom breton des Triagoz, en Traou-Ker, mot à mot le bas de la ville.
  170. Cf. Melusine, t. I, p. 327 ; II, 331 ; Revue des traditions populaires : René Basset, Les villes englouties, t. V, VI, VII. — [L. M.]
  171. En Bretagne, il n’y a généralement pas de sonnerie de cloches pour les baptêmes d’enfants illégitimes. Ces baptêmes sont dits « silencieux » (ar vadeziant zioul).
  172. Cf. Luzel, Légendes chrétiennes, t. II, p. 126 : Conte de revenant (L’ombre du pendu). Cf. aussi : P. Sébillot, Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, t. I, p. 243, et E. Cosquin, Contes populaires de Lorraine, t. II, p. 175. — [L. M.].
  173. Cf. P. Sébillot, Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 274. — [L. M.]
  174. Cf. Luzel, Contes populaires de la Basse-Bretagne, t.1, p. 11, 38, 60. — [L. M.]
  175. Recteur de Saint-Michel-en-Grève. V. supra, chap. III.
  176. Cf. E Souvestre, Le foyer breton (1845), p. 233. — [L. M.]
  177. Cf. P. Sébillot, Littérature de la Haute-Bretagne, p. 192 : La messe du fantôme ; Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, p. 245 et 216 ; Fr.-M. Luzel, Veillées bretonnes, p. 5 et seq. ; R.-Fr. Le Men, Traditions et superstitions de la Basse-Bretagne (Revue celtique, t. I, p, 426), c’est l’histoire de l’évêque Penarstanc, évêque de Tréguier, qui revenait chaque nuit essayer de dire sa messe à l’église de Plougonven ; L. Decombe, Le Prêtre de la Croix Brisée (Mélusine, t. III, c. 76) — [L. M.]
  178. Sur les feux de la Saint-Jean en Basse-Bretagne, v. N. Quellien, Revue d’Ethnographie, t. IV, p. 89. — [L. M.]
  179. Ar maro ién, disent les Bas-Bretons, « la mort froide ».
  180. J’ai traduit cette complainte du recueil d’hymnes religieuses, intitulé : Kannouennou santel, dilennet ha reizet evit Escopti Kemper. Ce recueil est de l’abbé Henry. L’auteur a quelque peu modifié le texte populaire. Mais ces modifications n’ont porté que sur certaines expressions auxquelles il a tenu à donner une forme plus archaïque, plus scientifiquement bretonne. Encore a-t-il eu la probité de dresser en tête de l’ouvrage une sorte de lexique des mots anciens qu’il a cru devoir substituer aux termes actuellement en usage.

    La gwerz dont je donne ici la traduction est d’un caractère saisissant, mais il la faut entendre chanter en breton par de rudes voix de paysans et dans le cadre funèbre qu’elle comporte. Je n’oublierai jamais l’effet qu’elle produisit sur moi, un soir de Toussaint, dans le pauvre cimetière de Spézet, un bourg perdu de la Montagne-Noire. Toute cette région de la Cornouailles du centre est elle-même une sorte de cimetière préhistorique, hérissé de monticules qui, dans la solitude des landes, semblent un peuple de cairns mystérieux. Dans ce vaste pays mortuaire, cette mélopée puissante, cette lamentation si large, si monotone, avait vraiment une grandeur farouche et vous communiquait un frisson très particulier.

  181. Ces repas des morts deviennent de plus en plus rares. Mais l’usage n’en est pas entièrement aboli. Cf. Fr. Baudry, Traditions populaires de la Neuville Champ d’Oisel, Mélusine, t. I, c. 14. V. aussi pour les cérémonies de la Nuit des Morts, L. Decombe, Mélusine, t. 111, col. 75. — [L. M.]
  182. Cette « complainte des âmes » a déjà été publiée, d’abord par M. Dufilhol, dans Guionvac’h (traduction, p. 205 ; — texte, p. 375), puis par M. de la Villemarqué, dans le Barzaz-Breiz, p. 505, sous le titre de « Chant des Trépassés ». La traduction que nous donnons ici, à notre tour, est absolument littérale. Il faut avoir été réveillé en sursaut, dans le lit clos de quelque ferme isolée, par cette douloureuse complainte, pour savoir jusqu’où peut aller la mélancolie intense, la poignante et sauvage tristesse des hymnes de la mort en Basse-Bretagne.
  183. On trouve une version du chant des âmes dans E. Souvestre, les Derniers Bretons (1843), p. 163. — [L. M.]
  184. Cf. sur cette idée que notre chagrin augmente dans l’autre vie la peine de ceux que nous avons perdus : Ch. Joret, La Rose (1892), p. 354. V. aussi Luzel : Veillées bretonnes, p. 34 et seq. [L. M.].
  185. J’ai retrouvé cette légende dans la plupart des régions bretonnes que j’ai explorées. C’est certainement une des plus répandues. Le fond et les détails en sont presque partout les mêmes. Une variante recueillie à Port-Blanc mérite cependant une mention spéciale. Elle m’a été contée par Jeanne-Marie Bénard.

    « Comme la jeune fille assiste, du fond du confessionnal, au défilé des âmes qui passent silencieusement l’une derrière l’autre, elle entend tout à coup un bruit de clochettes, de clochettes grêles au son triste.

    « Et elle voit venir sa mère. C’est elle, c’est la mère qui fait sonner, en marchant, ce carillon mélancolique. Tout à l’entour de sa jupe sont superposées plusieurs rangées de clochettes. La première nuit, il n’y en a que jusqu’aux genoux ; la troisième nuit, il y en a jusqu’à la ceinture. La jupe entière en est garnie.

    « — Que signifient ces clochettes, ma mère ?

    « — Malheureuse ! Vous l’osez demander. Chaque larme que vous versez sur moi se change en une clochette, aussi lourde que plomb. Sans vous, je serais depuis longtemps en paradis. Mais comment y monterais-je, ayant un tel poids à porter ! Voyez, c’est à peine si je puis mettre un pied devant l’autre. Quand donc cesserez-vous de retarder ma béatitude éternelle ? Ce n’est pas sans raison que ces clochettes sonnent si tristement ma peine ! »

    N’est-ce pas une étrange et poétique imagination que ces larmes transformées en clochettes sonnant un douloureux carillon d’angoisse ?

    J’ai dit que cette légende était fort répandue. Elle a même fourni la matière d’une complainte qu’on peut lire dans les Gwerziou Breiz-Izel, tome I, p. 61.

  186. Sur cette idée qu’il ne faut jamais toucher aux aliments des morts, V. Sidney Hartland, The science of the Fairy tales, p. 41 et seq. — [L. M.]
  187. Ce « tas de pierres » est une espèce de cairn situé entre les deux principaux sommets du Ménez-hom, au pied de la partie de la montagne qui est connue sous le nom de Menez Kelc’k, et non loin d’une ancienne voie romaine qui se dirigeait sans doute sur Crozon.
  188. Marc’h, cheval.
  189. On trouvera un grand nombre d’exemples de ces interventions de la Vierge dans les Anecdotes historiques, légendes et apologues d’Étienne de Bourbon, édit. Lecoy de La Marche (1885) p. 93-120. — [L. M.]
  190. Garennes, chemins ruraux généralement assez mal entretenus et coupés de mares.
  191. Le bourg de La Feuillée est situé dans le Ménez-Aré, sur la route de Carhaix à Landerneau, non loin du Ménez-Mikel et du funèbre marais de Ieun-Elez, véritable Stygia palus de la Basse-Bretagne. La colline qui porte le bourg s’élève à 280 mètres au-dessus du niveau de la mer. C’est un pays triste, d’une nudité maigre et désolée. Quelques moutons y trouvent à paître, mais la terre n’y nourrit point son homme. Aussi le montagnard de cette contrée a-t-il fait de nécessité vertu. Périodiquement, à la belle saison, il se transforme en nomade. Il laisse aux femmes et aux enfants la garde de la maison et celle du troupeau, puis descend, au trot d’un bidet, vers les campagnes plus riches de la Cornouaille méridionale. Il chemine de seuil en seuil, occupé de mille trafics, achetant les vieilles choses sordides, vieilles ferrailles, vieux chiffons. Les sonnailles de son bidet tintent le long des routes, tandis que retentit son cri mélancolique Tamm Pillou ! Tamm ! (morceaux de chiffons ! morceaux !) C’est un type très à part que celui du pillawer, et qui prêterait à une curieuse monographie.
  192. Il est bon de se rappeler la structure des lits bretons, avec leur bank tossel servant de marchepied et leur volet qui glisse dans une rainure. On y entre nécessairement la tête la première.
  193. Cf. Luzel, Veillées bretonnes, p. 79 et R.-Fr. Le Men : Traditions et superstitions de la Basse-Bretagne, in Revue celtique, t. I, p. 423. Le rôle donné ici au Vieux est attribué dans les récits parallèles à un lutin ou un follet. — [L. M.]
  194. V. sur cet écoulement inconscient des heures ; Sidney Hartland : The Science of fairy tales, chap. VII, VIII et IX. — [L. M.]
  195. Quiconque est au courant de la vieille littérature romanesque française aura reconnu dans cette légende, dès les premières pages, une variante bretonne du célèbre « Jean de Calais ». Mais que de différences entre l’original français et l’adaptation bretonne ! Et je ne parle pas des différences de forme ; j’entends celles qui atteignent le fond même du récit. Le peuple armoricain ne s’est pas contenté de transporter dans sa langue, avec la tournure d’esprit qui lui est particulière, le texte qui lui était fourni. Il a remanié ce récit de fond en comble ; à vrai dire, il l’a recréé. On nous saura peut-être gré de donner ici un rapide résumé du roman de France. On pourra ainsi se rendre compte de la façon dont l’imagination bretonne bretonnise, en quelque sorte, les matières où elle s’applique ; on pourra discerner quelles combinaisons nouvelles elle y apporte, et aussi quels éléments nouveaux elle fait entrer dans ces combinaisons. C’est par de semblables rapprochements qu’il sera possible, à la longue, de déterminer ce qui est essentiellement le propre d’une race, d’un milieu, d’un pays.

    Le petit volume que j’ai sous les yeux, en écrivant ce résumé, contient, outre l’Histoire de Jean de Calais, nombre d’autres romans d’amour et d’aventures, tels que l’Histoire de Pierre de Provence et de la Belle Maguelonne, celle de Richard sans Peur fils de Robert le Diable, le roman de Jean de Paris, le Jardin d’Amour, etc.. Il sort de l’imprimerie de J.-M. Corne, à Toulouse, et ne porte pas indication de date.

    Un des principaux négociants de Calais avait un fils unique qu’il fit élever en vue d’en faire un maître dans l’art de naviguer et pour qui il équipa un vaisseau destiné à « nettoyer la côte d’un nombre infini de corsaires ». Jean de Calais battit ces « voleurs de mer » en plusieurs rencontres et se concilia ainsi l’estime et la reconnaissance de tous ses concitoyens. On n’attendait que son retour pour lui décerner les plus grands honneurs, lorsqu’un orage le jeta dans des parages inconnus. Son flair le conduisit à une île qu’il fut surpris de trouver habitée. C’était le pays d’Orimanie, dont la capitale avait nom Palmanie (de là peut-être l’arbre de palmes, eur wéenn balmès, dont parle la légende bretonne). Dans cette île, Jean de Calais voit livrer un mort en pâture à des chiens, pour n’avoir pas de son vivant acquitté ses dettes. Il les paie lui-même et le fait ensevelir. Un soir qu’il se retire à son bord, il aperçoit sur le pont d’un vaisseau mouillé près du sien deux femmes qui fondaient en pleurs. Il apprend que ce sont deux esclaves, appartenant à un capitaine corsaire, et qu’on doit les vendre le lendemain. Il les achète. La beauté de l’une d’elles « frappe Jean de Calais d’un trait qu’il ne peut parer ». Ici, deux pages de sentimentalités, dans le goût des romans de chevalerie. La jeune esclave, qui n’est autre qu’une princesse déguisée, se laisse toucher, et répond à l’amour du galant aventurier, malgré les remontrances de sa suivante, Isabelle. On arrive à Calais où le héros reçoit grand accueil. Jean confesse à son père sa vive affection pour Constance (ainsi se nomme la princesse). Désapprobation du père qui ne veut pas d’une esclave pour bru. Jean de Calais n’en épouse pas moins sa belle, qui, au bout d’une année, accouche d’un fils. Cependant, des amis se sont interposés et ont fléchi la colère paternelle. Jean reçoit le commandement d’un second navire. Le jour du départ venu, Constance se jette aux genoux de son mari, en lui demandant deux faveurs : 1o de la faire peindre sur la poupe du vaisseau, avec son fils et sa chère Isabelle ; 2o de tourner la proue du côté de Lisbonne et de mouiller le plus près possible du château de cette ville. À quoi Jean de Calais défère volontiers. L’élégance du navire attire l’attention des Portugais. Chacun le vient admirer. Le roi de Portugal lui-même se laisse prendre à la curiosité commune. Dès qu’il aperçoit le tableau qui orne la poupe, il est troublé. Dans le portrait de Constance, il a cru reconnaître sa fille. Il mande le jeune capitaine. Tout s’éclaircit. Constance est bien la fille du roi, de même qu’Isabelle est la fille du duc de Cascaës. Toutes deux avaient été enlevées par des pirates. Après en avoir délibéré avec son conseil, le roi fait décréter que Jean de Calais devra désormais être regardé comme son gendre légitime. Une seule voix a protesté : celle de don Juan, premier prince du sang, neveu du roi et amoureux dédaigné de la princesse Constance. Il est entendu qu’on armera une escadre pour aller quérir celle-ci. Le commandement en est confié à don Juan (on remarquera peut-être l’espèce de confusion qui a pu se produire dans l’esprit des conteurs bretons entre Juan et Juif ou Jouiz). L’escadre mouille dans les eaux de Calais. La ville fait à Jean une ovation. Son père même lui marque son repentir. Pendant les fêtes qui se donnent à cette occasion, don Juan demande à la princesse de lui accorder un quart d’heure d’entretien. Constance s’y refuse. Fureur dissimulée de l’amant congédié. On remet à la voile pour Lisbonne. Jean de Calais, sa femme, son fils et la suivante Isabelle sont à bord. Un orage terrible éclate. Jean de Calais se multiplie pour sauver ce qu’il a de plus précieux. Comme il s’est isolé à l’avant du navire, « pour observer le temps », don Juan se glisse derrière lui et le précipite à la mer. Désespoir, cris de Constance, quand on s’aperçoit que son mari a disparu. Don Juan s’efforce de la consoler, mais elle repousse longtemps toute consolation. À Lisbonne même, elle se renferme dans son deuil de veuve. Don Juan, cependant, toujours perfide, pousse secrètement les Algarves à la révolte, afin d’avoir l’occasion de les réduire à l’obéissance et de marquer son zèle pour l’État. Il revient vainqueur, se fait désigner par le conseil des Grands comme le seul digne d’épouser la princesse et finit par obtenir sa main du roi, son père. Constance toutefois résiste. Deux ans se passent. Jean de Calais n’est pas mort. Il s’est cramponné à quelque épave, a été conduit par les flots dans une île déserte où il a trouvé de quoi subsister. Un beau jour, un homme vient à lui. Jean de Calais manifeste sa surprise. « Les chemins que j’ai pris, dit l’étranger, sont inconnus aux hommes ». Il découvre au malheureux les événements qui se sont succédé depuis son naufrage. Tandis qu’ils causent, assis au pied d’un arbre, Jean de Calais se sent envahir par un invincible sommeil. À son réveil, il se retrouve dans une des cours du palais de Lisbonne. Mais son embarras est extrême. Ses habits sont en lambeaux, ses pieds nus, sa barbe d’une longueur excessive. Il se rend aux cuisines. Un « officier », touché de compassion, le charge de porter du bois aux appartements. Par hasard, il rencontre Isabelle. Celle-ci reconnaît le diamant qu’il porte au doigt. Elle communique ses soupçons à la princesse, et, sous un prétexte quelconque, introduit Jean de Calais dans les appartements de celle qui croit être sa veuve. Reconnaissance émue. Puis, châtiment du traître don Juan qui, sur l’ordre du roi, est enfermé et brûlé dans « un édifice de feu, disposé par plusieurs compartiments », lequel avait été préparé en vue de son mariage avec la princesse, « et devait offrir aux yeux un spectacle magnifique et nouveau ».

    Tel est l’abrégé, aussi succinct mais aussi fidèle que possible, du roman de Jean de Calais. Je n’en ferais ressortir qu’un détail, à savoir la part très restreinte qui y est faite au surnaturel. Il semble que l’auteur ait craint d’établir une identification entre le mort dont Jean de Calais paie les dettes et l’homme qui lui vient en aide dans l’île déserte où il risque de mourir abandonné. Dans la variante bretonne, ce mort joue un rôle bien autrement précis. L’épisode où il paraît est, en quelque sorte, le nœud même de l’histoire.

    Reste une autre question : celle d’antériorité. Il est impossible, dans les cas présents, de ne la point trancher en faveur du roman français. Le titre même de la variante bretonne en est une preuve irréfutable. Jean Carré est évidemment une corruption de Jean de Calais. Mais il semble aussi que Mme de Gomez, l’auteur de la leçon française, en ait puisé le sujet dans un fonds plus ancien. Ou trouve dans le premier volume des Contes populaires de Basse-Bretagne, de M. Luzel, à la page 403, une légende intitulée Iouenn Kerménou, dont la trame générale est identique à celle de notre récit, mais qui est cependant empreinte d’un caractère fortement mythologique. Ainsi, la princesse, dont le héros fait la rencontre, doit être donnée en pâture à un serpent et le navire qui la transporte est tendu de noir (légende de Thésée). Iouenn Kerménou, pour obtenir l’assistance du mort, est obligé de lui promettre la moitié de tout ce qui appartiendra en commun à sa femme et à lui. Ce que vient réclamer le mort, c’est la moitié de l’enfant qui leur est né. Qu’on s’en réfère du reste à l’ouvrage ci-dessus, et que l’on compare les trois récits. Il y a là matière à une étude dont nous ne pouvons ici que signaler l’intérêt. (A. le B.)

    Cf. aussi Luzel, Contes populaires de la Basse-Bretagne : t. II, p 176. La princesse Marcassa et l’oiseau Drédaine. Id., ibid., p. 207. La princesse de Hongrie ; Lég. chr. de la Basse-Bretagne, 1, p. 75-77 : Le fils de Saint-Pierre et les références données à la suite du conte, p. 90-91. — [L. M.]

  196. Groac’h est pris tour à tour en bonne ou en mauvaise part. Il signifie vieille sorcière ou simplement vieille femme.
  197. Cf. Sauvé : Voyage et Voyageurs. Melusine, III, c. 358 ; R.-Fr. Le Men : Traditions et superstitions de la Basse-Bretagne, in Rev. Celtique, t. I, p. 419. — [L. M.]
  198. Ce dernier renseignement m’a été communiqué par François Le Roux, de Rosporden. Il m’a du reste été confirmé à diverses reprises. Or, on aura occasion de remarquer presque constamment, au cours de ce volume, que là où l’on fait converser un vivant avec un mort, le vivant dit « vous » au mort, et que c’est le mort qui tutoie le vivant. Cela infirme-t-il le précepte ? Nullement. Toute conteuse obéit, malgré elle, à un vague instinct de littérature. Le mort lui apparaît comme un personnage d’une espèce supérieure, comme un être sacré. Elle ne se résigne pas, dans le récit, à le faire tutoyer par son interlocuteur. Telle est, je crois, la véritable explication.
  199. Cf. L.-Fr. Sauvé : Voyage et Voyageurs, in Mélusine, III, c. 358 ; E. Souvestre : Le foyer breton, p. 182. — [L. M.]
  200. Mot à mot : écrasement des capsules du lin. C’était, il y a peu d’années encore, une des grandes réjouissances agricoles chez les Bas-Bretons. Après avoir égrugé le lin, on faisait sécher les capsules soit sur l’aire de la grange, soit sur le plancher du grenier ou même des chambres. Quand elles étaient bien sèches, on invitait tout le voisinage à les venir écraser. On organisait des danses, et c’est sous le piétinement des danseurs que les graines jaillissaient des capsules. Pour musique, on avait le chant, qu’un des danseurs entonnait et dont la foule reprenait en chœur le refrain. La fête avait lieu le soir, après souper, durant les belles « nuitées » de juillet ; quelquefois aussi le dimanche, après vêpres.

    Quant aux « aires neuves », elles se faisaient d’ordinaire en juin. Il s’agissait de tasser la terre de l’aire et de la bien niveler pour le battage. C’est de quoi s’acquittaient à merveille les pieds des garçons et ceux des filles.

  201. V. dans le chapitre « Après la mort » la note sur le Ménez-Bré, à propos de la « Messe de Trentaine ».

    Pédernec, où ma conteuse plaçait cette légende et Louargat sont deux communes situées de part et d’autre de la montagne, l’une au sud, l’autre au nord. Disons en passant que ce terroir du Ménez-Bré est l’un des plus féconds que je connaisse en légendes et en chansons. M. Luzel et moi nous avons fait dans cette région de très fructueux séjours. C’est là également que M. Bourgault-Ducoudray a noté les airs les plus originaux de ses Mélodies populaires de la Basse-Bretagne.

  202. Cf. E. Souvestre. Le Foyer breton, p. 139 : La Souris de terre et le Corbeau gris. — [L. M.]
  203. Crier : ho !
  204. Il semble que la conteuse mêle ici deux croyances, celle au hopper-noz ou crieur de nuit, et celle au buguel-noz ou enfant de nuit. Primitivement ces deux êtres fantastiques devaient sans doute avoir des natures distinctes.
  205. Cf. R. Fr. Le Men. Traditions et superstitions de la Basse-Bretagne, in Revue celtique, t. I, p. 419-20. Le Men parle du Hopper-noz comme d’un lutin. Très fréquemment, au reste, on raconte d’un lutin dans une partie de la Bretagne ce que l’on raconte d’une âme en une autre. Il n’y a pas de ligne de séparation bien marquée entre ces deux groupes d’êtres surnaturels, d’origine cependant nettement différente. — [L. M.]
  206. Le trépied tient une grande place dans les légendes bretonnes ; c’est un ustensile qui a en quelque sorte une valeur ou une puissance magique ; il faut éviter avec grand soin de le laisser sur l’âtre le soir, une fois que l’on a enlevé la marmite ; un mort pourrait venir s’y asseoir et se cruellement brûler ; en punition, un membre de la famille serait frappé sans doute de quelque malheur. Cf. P. Sébillot : Coutumes populaires de la Haute-Bretagne, p. 274 ; F. Marquer : Traditions et superstitions du Morbihan (Rev. des Trad. pop., t. VII, p. 178). — [L. M.]
  207. Cf. E. Souvestre : Le Foyer Breton (1845), p. 69 ; R. F. Le Men, loc. cit., p. 421 ; P. Sébillot : Littérature orale de la Haute-Bretagne, p. 202 ; Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne. I, p. 229 et 248-52. Le Men raconte que ces femmes de nuit sont « des lavandières, qui pendant leur vie, ont, par négligence ou par avarice, gâté le linge ou les vêtements de pauvres gens, qui avaient à peine de quoi se vêtir, en les frottant avec des pierres, pour économiser leur savon. » E. Souvestre et P. Sébillot, comme Le Men, parlent des lavandières de nuit, comme d’âmes pécheresses qui lavent ainsi la nuit des linges mystérieux en châtiment de leurs fautes. Il semble que dans ce conte au contraire, le caractère humain de la lavandière de nuit tende à s’effacer, et qu’elle devienne comme le Hopper-noz, comme Iannik-an-Nod une sorte d’esprit malfaisant qui n’a jamais été incarné au corps d’un vivant. Ces transformations d’âmes en esprits ne sont point au reste un fait très rare. On retrouve les lavandières de nuit en plusieurs provinces de France. Je me souviens d’avoir, lorsque j’étais enfant, entendu raconter souvent dans l’Autunois, l’histoire des lavandières qui allaient chaque nuit, dans les ruisseaux des prés, laver les linceuls des morts, et qui obligeaient les paysans attardés à les tordre avec elles ; on retrouvait au matin l’imprudent évanoui, sur le pré, les bras tordus ; heureux encore lorsqu’il survivait à l’aventure. Cf. pour le Berry : Rev. des trad. populaires. Nov. 1887. — [L. M.]
  208. Ar marc’hadour gwiniz dû. On appelle ainsi, par plaisanterie, les charbonniers.
  209. Cf. R.-F. Le Men, loc. cit., p. 424. — [L. M.]
  210. Cf. R.-F. Le Men, loc. cit., p. 425. — [L. M.]
  211. Une baronne veuve d’un mercier, cela peut sembler étrange. La chanson populaire a de ces caprices. Je donne la gwerz telle qu’elle est.
  212. Cf. la gwerz donnée par M. Luzel dans le premier volume des Chants populaires de la Basse-Bretagne (Gwerziou Breiz-lzel), p. 68, et intitulée Trogadec tout court. Dans cette version, c’est Trogadec qui tient le discours prêté, dans la nôtre, à la baronne. Ce qui paraît d’ailleurs plus naturel. La fin est particulièrement intéressante comme trait de mœurs : « Allez chez moi, dit Trogadec au prêtre, et priez ma femme de me venir voir dans l’enfer. Quand elle y sera, elle ne s’en ira plus. Si elle avait voulu, à mon insu, donner l’aumône en ma maison, un de nous deux aurait été sauvé… — Et comment donner à votre insu ? répond la femme. Le pain était toujours sous clef, et vous faisiez une marque pour savoir combien il y avait de farine dans le pétrin. — Certes, mais je ne visitais pas le blé dans l’arche !… » Avare pendant sa vie, Trogadec reproche à sa femme, après sa mort, de n’avoir pas su être charitable à sa place. Cela est d’une psychologie paysanne très fine. Nos poètes populaires ont quelquefois de ces trouvailles. C’est peut-être ici le lieu de faire remarquer quelle importance morale revêt l’aumône aux yeux des Bretons. « Il faut donner aux pauvres ». C’est là un axiome en quelque sorte fondamental. Beaucoup de nos légendes n’en sont qu’une démonstration, une paraphrase. Témoin la merveilleuse aventure de la Pénitente de Lochrist en Izelvet, dont nous croyons utile de donner ici une version. On peut dire que les pauvres sont les rois fainéants de la Basse-Bretagne. Le mot « rois » n’est pas aussi métaphorique qu’on pourrait le croire. Certaines familles forment de véritables dynasties de mendiants. L’état de « chercheur de pain » (klasker bara) est chez nous comme empreint d’un caractère de majesté. À nos pardons, les pauvres jouent un rôle plus essentiel que les prêtres. Leur royauté est de droit divin. On les vénère comme les proches parents de Dieu. On se considère comme tenu de les héberger, de les nourrir. Ils vous disent : « Je dînerai chez vous, tel jour. » On se donne bien garde de les mal accueillir. Ils distribuent ainsi leurs journées entre leurs bienfaiteurs, j’allais dire entre leurs sujets. Ils vous abordent avec une patenôtre, vous quittent, en vous laissant une bénédiction, et c’est vous qui êtes leur obligé. Partout on fait d’eux grand état. Ceux d’entre eux qui ne sont pas des idiots, des « innocents » ont souvent une sorte de supériorité intellectuelle sur les gens du peuple qui vivent de leur travail. N’ayant pas à se préoccuper de la vie matérielle, ils ont le loisir de cultiver leur esprit, d’orner leur mémoire. J’en connais qui sont de magnifique discoureurs, d’autres qui philosophent. Tous sont des gazettes vivantes, des journaux ambulants. Il en est qu’on peut feuilleter comme un livre, comme une « somme de traditions populaires ». Ceux-là font parfois école : ils lèguent à des disciples un enseignement oral ; ce sera vraiment grand dommage le jour où aura disparu le dernier d’entre eux.


    LA PÉNITENTE DE LOCHRIST-EN-IZELVET


    I

    Par la grâce du Seigneur Dieu le Père, — avec l’inspiration du bon Ange, — et le secours de la Vierge, — je voudrais composer une gwerz nouvelle.

    Sur le sujet d’un lieu saint, — qui est en Basse-Bretagne. — S’il vous plaît de le venir visiter, — vous n’y perdrez pas votre temps.

    Dans l’ancien évêché de Léon, — il y a un lieu de dévotion, — en Guinevez, entendez-le, — à Lochrist-ann-Izelvet.


    Autrefois, dans le vieux temps, — à Lochrist, il y avait une fontaine, — qui était fréquentée — par des pèlerins de tous pays.

    Or, entendez-le, Bretons, — il y avait lieu de l’aller visiter, — car un miracle par jour était accompli — par l’eau de cette fontaine.

    Dans une auge de pierre qui est là, — sous les yeux du Seigneur Christ, toujours, — on plaçait les gens affligés (d’infirmités), — pour les y laver avec l’eau de la fontaine.

    De cette fontaine partait, — un joli canal qui déversait — l’eau dans un seau, qu’on allait quérir — en grande pompe et assistance.

    Un prêtre vêtu de blanc, — accompagné du sacristain, et l’étole au cou, — allait chaque jour aider — à laver dans l’auge les malades.

    Oui, chaque jour, à tour de rôle, — on couchait des malades dans cette auge ; — et par la grâce du Christ béni, — tous y recouvraient la santé.

    Ce ne sont pas des fables que ces choses. — C’est la vérité que je dis. — Quiconque était affligé (d’une infirmité) — à Lochrist recouvrait la santé.

    À la fin, le village se trouva comble. — Aux alentours on ménagea — des logements pour les infirmes. — De tous pays abondaient les pèlerins.

    Ce que voyant, des gens de la contrée — s’empressèrent de couvrir cette fontaine, — de peur que ne survînt la peste — dans le pays et aussi dans la banlieue.

    Le Seigneur Christ, permit, — par faveur, que la fontaine fût mise à l’abri, — sous terre, dans l’église, — là où on le prie chaque jour.

    (Mais), depuis qu’elle a été (ainsi) séquestrée, — par force gens elle a été délaissée. — C’est cependant un lieu sacré, — s’il en est en Basse-Bretagne.

    Dans une auge de pierre qui est là, — beaucoup de malades ont puisé du réconfort. — À prier le Christ béni, — on trouve soulagement toujours.

    Quand vous serez en affliction, (malade d’esprit ou de corps), — venez à Lochrist, d’un cœur droit ; — là il y a des remèdes excellents — pour les maladies de langueur et pour les infirmités.

    Pour avoir été délaissé — de beaucoup de ses pèlerins, — ce n’en est pas moins le plus antique — parmi les lieux saints de ce pays.

    Afin de vous faire entendre quelle profusion de miracles — s’y sont accomplis ou continuent de s’y accomplir, — (sachez que) pour les conter et les écrire — un mois entier ne serait rien.

    Ô vous, Seigneur Christ béni, — versez la lumière à mon esprit, — que je puisse divulguer aux Bretons — quelques-uns des prodiges que vous y avez faits.

    Je vais devant tous les proclamer, — avec la grâce de la Vierge Marie ; — Mon bon ange m’inspirera. — Qu’il vous plaise de les venir écouter !


    II

    À Lochrist, un temps fut, — un maître de maison faisait demeurance. — Sa femme, l’élue de son cœur, — se montrait au pauvre charitable.

    Pourtant, il advint qu’un jour, — (prêtez votre attention à ceci, — car c’est une chose horrible à ouïr), — il advint qu’un pauvre chercheur d’aumône

    Se présenta dans leur ménage, — en quête de quelque subsistance. — Au nom de Dieu, il demandait — de quoi prolonger sa vie.

    Si charitables que fussent les deux époux, — la femme, en cette occasion, se montra dure — envers ce pauvre cher qui demandait au nom de Dieu l’aumône.

    « Je suis fort pressée, dit-elle ; — J’ai à préparer le repas de mes gens. — Une autre fois, je vous viendrai en aide… — Pour l’instant, décampez ! »

    Le pauvre cher, malgré cet accueil, — toujours et toujours insistait : « Donnez-moi de quoi manger, disait-il, — car j’ai bien faim en ce moment.

    « Il y a si longtemps que je n’ai mangé morceau ! — Mon cœur de détresse se serre. — Au nom de Dieu, soulagez-moi, — ou je mourrai sur place, à coup sûr ! »

    La femme lui répliqua, — avec une colère des plus terribles : — « Hors de céans, ou je vous chasserai, en lâchant sur vous le grand chien ! »

    Elle se laisse entraîner par sa colère, — elle lâche le chien, aussitôt dit. — Mais la bête ne fait aucun mal au pauvre ; — elle ne fait que le flairer.

    Et le pauvre de soupirer ; — et le cœur de lui manquer, — en se voyant ainsi abandonné, — sans personne qui lui vienne en aide.

    Du seuil de la maison il partit, — devant la porte de la cour il mourut. — Deux chiens étaient à ses côtés, — chose mystérieuse à comprendre !

    Avec le chien qui avait été lâché, — un autre était survenu, — et il se tenait près du pauvre, lui faisant mille joies, — sans toucher à lui, en aucune sorte.

    Quand rentrèrent les gens de la maison, pour le repas, — vieux et jeunes, tous furent étonnés — de trouver là cet homme, mort, — sans un seul chrétien pour le garder.

    Devant la porte de la cour était resté — le corps du pauvre homme décédé ; — seuls les deux chiens veillaient à ses côtés. — C’était là une grande leçon !

    Lorsque la femme eut connaissance de la chose, — elle se prit à pleurer, à se lamenter. — « Hélas ! c’est moi qui suis cause, dit-elle, — de ce malheur, de cet ennui !

    « Le grand chien, c’est moi qui l’ai lâché !… — Et c’est lui qui l’aura étranglé !… — Et cela, parce qu’il demandait — un morceau de pain, au nom de Dieu ! »…

    Il vint du monde voir le mort, — s’informer de ce qui lui était arrivé. — Il ne portait pas trace de blessure. — Peu après, il fut enseveli.

    La femme, dans l’espoir d’expier — sa faute, sans regret, ni tristesse — donna pour l’enlinceuler — chemise, drap, à mettre avec lui dans la tombe.

    À la nouvelle d’un malheur si grand, — il se fit nombreux concours de gens — pour le voir déposer en terre ; — et tous avaient navrement et ennui.

    À Guinevez il fut envoyé — enterrer, avec tous les honneurs possibles. — Ce fut la femme qui paya les prêtres — pour célébrer le service et dire les prières d’usage.

    Quand elle fut de retour chez elle, — elle trouva sur la table — et son argent et son linge. — À confesse elle se rendit aussitôt.

    Mais elle ne trouva aucun prêtre pour l’absoudre. — Il fallait qu’elle partît pour Rome, — qu’elle s’adressât au pape et lui confessât — ses péchés, sans en rien taire.

    Cette pénitence, elle l’accepta. — Aux siens elle demanda, — le soir même, la permission de se mettre en route : — « Mon mari, je ne puis différer !… »

    Son mari lui parla de la sorte : — « Où vous allez, je vous suivrai. — Si l’un de nous part, nous partirons tous deux. — Je n’ai cure des biens (que je laisserai derrière moi) ! »

    Elle avait un fils encore à la mamelle ; — c’est lui qu’elle embrassa le premier, — puis vint le tour de sa fille aînée. — « Adieu ! dit-elle, mes enfants ! »

    Les voilà tous deux de partir, — emportant avec eux un double pain. — Ils étaient déjà loin de chez eux, — quand ils se croisèrent en route avec des passants.

    La femme, alors, de dire — devant ces gens-là à son mari : — « L’argent que vous m’aviez donné — sur la table, à la maison, est resté.

    « Mon pauvre époux, allez le prendre ; — en cet endroit, je vous attendrai. » — L’homme obéit sur l’heure ; — il retourna chez lui chercher l’argent.

    Dès qu’ils se furent séparés, — la femme se remit en marche. — Et, lorsque le mari revint à l’endroit convenu, — son épouse n’y était plus.

    Le voilà de gémir, — de pleurer et de se lamenter, — tant son angoisse était grande… — À la maison, alors, il retourna.

    À partir de ce jour, ils furent vingt-cinq ans — sans se rencontrer en nul chemin, — et sans jamais entendre prononcer le nom — l’un de l’autre.

    Le mari, n’entendant plus parler — de sa femme, et n’ayant d’elle aucune nouvelle, — avec le temps, se fiança de nouveau — et prit une seconde épouse.

    Hélas ! s’il avait pu savoir — que sa première femme vivait, — il n’aurait pas fait cette chose. — Il n’en fut plus tard que trop navré.

    III

    La femme, à Rome quand elle arriva, — aux pieds du pape se prosterna, — pour implorer de lui une pénitence — et l’absolution de son péché.

    Le pape enjoignit de la conduire — en grande hâte, pour expier sa faute, — dans la chambre de pénitence, — où l’on enferme les pires pécheurs,

    Et de lui donner, quand elle y serait, — du pain et de l’eau pour trois jours, — ainsi que du lin qu’elle aurait à filer, — pendant ces trois jours, sans démordre.

    Grande est la miséricorde d’un Dieu ! — Tout le temps qu’elle resta dans cette chambre, — on fit comme si elle n’existait plus — Quand on se souvint d’elle, on ne douta point qu’elle ne fût morte.

    Or, lorsqu’on alla ouvrir sur elle la porte, — on la trouva qui filait, le corps sain et l’âme sereine. — On la tira donc de ce lieu, — et le pape, alors, lui donna l’absolution.

    Au sortir de Rome, elle rencontra un vieillard — qui, humblement, lui demanda : — « D’où venez-vous ? Où comptez-vous aller ? — Mon amie, dites-le moi.

    « Jamais je ne vous vis en ces parages ; — vous n’êtes pas de ce pays. » — « Je ne vous le cacherai point, brave homme : — Je suis de Basse-Bretagne, tenez-le pour certain, — et de Lochrist-ann-Izevelt. — Là est mon mari.

    (Là est) mon mari, (là sont) mes enfants, — pour qui j’ai été une cause de peine, — parce que je les ai abandonnés. — Je crois pourtant qu’ils auraient désir de me revoir. »

    — « Si vous avez désir, dit cet homme, — de les aller revoir, vous aussi, — avant qu’il soit longtemps, grâce à Dieu, — vous parviendrez en leur contrée.

    « Votre mari et vos enfants, — bientôt vous les reverrez, — et vous les pourrez consoler — en leur navrement et ennui.

    « Quand vous arriverez en Izelvet, — chez le Seigneur Christ béni, — faites-lui tous mes compliments, — et dites à Christ que je l’aime.

    « Je suis le charpentier qui a sculpté — le premier ses calvaires. — Vous voyez cette baguette blanche que je tiens : — Je vais vous la donner maintenant. — Votre mari et vos enfants, — avant peu vous les reverrez. »


    VI

    Dès lors, elle marcha d’une telle allure — qu’elle arriva dans son pays promptement. — À la maison des siens elle se rendit ; — la baguette blanche la conduisit.

    Chez son mari quand elle fut, — à être logée elle demanda — avec déférence et humilité. — Nul chrétien ne la reconnaissait.

    La maîtresse de maison était altière — et lui répondit sèchement : — « Ici, vous ne serez pas logée ; — allez où bon vous semblera ! »

    Son mari n’était pas à la maison. — Ses enfants, entendant — leur pauvre mère demander logement — à leur marâtre, si humblement, eurent pitié d’elle, et elle fut logée, — grâce à ses enfants, croyez-le bien ; — oui, en dépit de la marâtre, — elle fut dignement hébergée par eux.

    La pauvre femme, parvenue au seuil — de sa maison (de la maison) où demeurait son mari, — s’assit sur le rebord d’une auge de pierre, — et demanda la permission d’y coucher.

    Sa fille, qui allait et venait, — à son frère prêtre disait : — « Cette femme a quelque chose d’étrange ; — à la voir, j’ai le cœur serré.

    « La mère qui nous a enfantés, — vous et moi, mon frère prêtre, — lui ressemblait fort, je trouve. — Je me sens une tendresse chaude pour elle. »

    La femme était là, sur le pas de la porte. — Son fils l’aborda, plein de déférence. — Avec respect et humilité, — il la prit par la main.

    Au foyer elle fut amenée — par sa fille et par son fils prêtre. — Là, son fils la fit asseoir — à la place qui lui était réservée, à lui-même.

    Sa fille alors lui lava — les pieds, avec une humilité grande. — Et, ayant vu qu’elle avait à la jambe une marque, — elle dit à son frère prêtre :

    — « Plus que jamais mon cœur m’affirme — que c’est ici la femme qui nous a enfantés. — Elle porte à la jambe la même cicatrice — qu’avait notre véritable mère. »

    Le prêtre ne fit mine de rien — jusqu’à ce que le souper eût été servi. — Mais alors il donna sa part — à la femme qui l’avait mis au monde.

    La marâtre de se fâcher — et de prendre à partie le prêtre : — « Ce n’est pas envers moi que vous auriez tant de prévenance, — ni non plus envers votre père ! »

    Sans se fâcher, le prêtre — continua de faire ce qu’il jugeait de son devoir. — Il recommanda à sa sœur — d’avoir bien soin de l’étrangère.

    — « Apportez des vêtements, dit-il, — ma sœur, et donnez-les à cette femme — afin qu’elle se change et qu’elle aille se coucher ; — c’est dans mon lit qu’on la mettra.

    « Car, cette nuit, point ne me coucherai ; — Je la veux passer en oraison, — pour demander à Dieu la faveur — de bien conduire ma vie. »

    La sœur eut grande joie (de ses paroles) ; — à son armoire aussitôt elle alla : — elle en tira pour sa mère un vêtement — et une chemise tout flambant neuve.

    Quand la femme fut habillée — et de bardes propres revêtue, — la sœur dit à son frère : — « Celle-ci est notre mère, j’en suis sûre. »

    Le prêtre à sa sœur répondit : — « J’en suis convaincu, comme vous, — mais ne précipitons rien ; — avec le temps, tout s’éclaircira. »

    Dans le lit de son fils, la femme reposa. — Ceci est un grand exemple de tendresse — entre une mère et ses enfants, — au cours de la vie.

    Cependant, le mari rentra. — Sa seconde femme lui dit : — « Vous avez, de par le monde, un fils prêtre — qui fera belle fin, j’imagine !

    « Une femme a été ici logée — par votre fille et votre fils prêtre, — et c’est dans son lit qu’il l’a mise !… — Si vous ne m’en croyez, allez-y voir. »

    Le pauvre mari, à cette nouvelle, — furieux, à la chambre monta. Quand il eut constaté que la chose était vraie, — lui d’interpeller son fils prêtre, alors :

    — « Dites-moi, mon fils prêtre, — à quoi donc pensez-vous ? — Il ne me semble pas que vous ayez agi — d’une façon convenable, pour un homme de votre sorte ! »

    Par la vertu de son oraison, — le fils amollit le cœur de son père. — « Taisez-vous, mon père, dit-il, — c’est pour Dieu que je l’ai fait.

    « Laissez dire à ma marâtre — ce qui lui fera plaisir. — Celui qui loge sera logé. — Il n’est qu’un devoir, c’est de faire le bien. »

    Voilà notre homme radouci — par les paroles de son fils prêtre. — Il redescendit au plus vite — sans ajouter un seul mot qui fût déplacé.

    V

    Quand fut venue la prime aube, — la pauvre femme se leva en hâte, — et se dévêtit de ses hardes — pour les rendre à sa fille, avec gratitude.

    Le prêtre à sa sœur dit : — « Ce ne sont pas les hardes qui vous manquent, je le sais ; — vous pouvez abandonner celles que voici — à cette pauvre femme, pour l’amour de Dieu. »

    La fille qui avait bon cœur, — tout autant que le fils prêtre, — dit à sa mère, alors : — « Vous pouvez garder les hardes que voilà. »

    Elle, donc, de les remercier — et de demander à son fils — s’il aurait la bonté — de faire en sorte qu’elle pût ce jour-là se confesser.

    — « Oui, dit-il, je ferai cela pour vous. — Si j’en avais eu le droit, je vous eusse confessée moi-même. — Quand viendront les prêtres à l’église, — je vous ferai certainement confesser par l’un d’eux.

    « Vous pourrez vous confesser et communier. — Vous déjeûnerez ici ensuite, — et, en attendant la grand’messe, — à ma première messe vous assisterez. »

    — « Oui, dit-elle, j’y assisterai : — votre première messe, je l’entendrai. — Et je ne communierai pas avant — que vous ayez célébré votre messe. »

    — « Vous auriez trop longtemps à rester à jeun, dit-il ; — peut-être, après, seriez-vous malade. — Communiez et déjeunez, — car mon office, croyez-moi, sera long. »

    — « Je ne ferai ni l’un ni l’autre. — C’est de votre main que je veux recevoir la communion, — s’il vous plaît, après que vous aurez — célébré votre première grand’messe. »

    Là-dessus, nos gens se rendent à l’église. — Le prêtre fit confesser sa mère — qui dit alors qui elle était — au prêtre qui la confessait.

    Le confesseur qui était discret — garda à la femme le secret, — jusqu’à ce que son fils eût dit la messe — et qu’elle eût communié de sa main.

    Quand elle se fut confessée, — qu’elle eut communié de la main de son fils, — elle se mit en prière — et dit au Seigneur Christ :

    — « J’ai des compliments à vous faire, dit-elle, — de la part d’un homme qui n’est pas le premier venu. — Vous, Seigneur Christ béni, — s’il vous plaît, daignez m’écouter.

    « C’est de la part d’un vieillard de lointain pays. — Il m’a recommandé, Seigneur, — de vous dire en propres termes — que c’est lui, le charpentier qui fit votre croix. »

    Par trois fois, elle répéta sa phrase ; — à la troisième fois, le Christ inclina — sa tête sur sa poitrine. C’est chose avérée. — Et depuis il est resté dans cette posture.

    C’est pour remercier cette femme — que le Seigneur Christ fit ce geste, — et pour montrer à tous, par un effet de sa grâce, — que cette femme était grandement sainte.

    Son fils, après être descendu — de l’autel béni, — entra dans la sacristie, pour ôter ses ornements.

    Pendant qu’il les dépouillait, — le confesseur lui dit : — « La femme à qui vous avez donné la communion — est la mère qui vous a mis au monde.

    « À moi, elle me l’a déclaré, — mais à vous elle ne le voulait dire,

    — de crainte que vous n’en fussiez chagrinés, — vous et celle qui est votre propre sœur. »

    Avec une grande angoisse de joie, — il courut à sa mère — qui faisait sa prière — au Seigneur Christ de tout cœur.

    Comme signe de reconnaissance, du double pain — qu’elle avait emporté cette femme — avait gardé un morceau, — sans la moindre moisissure, aussi frais qu’au départ.

    Dans sa main, elle tenait un billet ; personne ne le lui pouvait arracher. — Mais, quand vint son fils prêtre, — il le lui prit sans difficulté.

    Sur ce billet était écrite — sa vie entière, tout au long. — Son fils se mit à le lire, — et chacun de s’extasier.

    — « Hélas ! ma pauvre mère, dit-il, — je ne savais rien de tout cela. — Je ne pouvais me douter — que vous fussiez la mère dont je suis né.

    D’amour grande et de navrement — ils moururent tous deux sur place. — Leurs proches n’assistaient pas à l’événement ; — on leur fit porter la nouvelle.

    Ils étaient en train d’apprêter le repas — et de disposer tout ce qui est nécessaire — pour donner aux gens à dîner, — lorsque leur parvint cette nouvelle.

    La fille, dès les premiers mots, — et aussi le mari laissèrent là — toutes choses, à l’abandon, tant ils avaient de navrement au cœur.

    Ils se mirent en route pour l’église, — mais ils moururent tous deux, ensemble, — au milieu du chemin, — et ce fut pour tout le monde une stupeur.

    De les voir le même jour. — mourir tous quatre, — le père, la mère, les enfants. — Voilà une aventure bien triste, en vérité !

    Peu après on les ensevelit — pour les mettre en terre ; à Guinevez ils furent transportés, — avec grand honneur et grand respect.

    Trois d’entre eux demeurèrent là — pour y être enterrés avec grand respect ; — le mari et son fils prêtre — et la fille y furent enterrés.

    Mais la charrette où se trouvait la mère aimée — ne fut pas plutôt arrivée au cimetière — que les bœufs firent un brusque détour, — Personne ne les put arrêter.

    En sorte que les gens d’église recommandèrent — de les laisser aller à leur guise, — là où il plairait à Dieu — que fût enterrée cette femme.

    Quand ils furent près du porche du cimetière — de Lochrist-ann-Izelvet, — les bêtes s’arrêtèrent net ; le chariot resta sur place.

    On descendit alors le cercueil — du chariot, sans difficulté, — et les gens qui étaient présents — à l’église le portèrent.

    Dans l’église quand il entra, — le Seigneur Christ désigna lui-même — le lieu où il fallait l’enterrer, — en le montrant du doigt à l’assistance.

    Là fut enseveli le corps de la femme — avec grand honneur et grand respect, — dans la maison du Seigneur Christ béni. — Au pied de sa croix on l’enterra.

    Bien des années plus tard, — on ouvrit cette tombe. On y trouva le cercueil — aussi intact qu’au premier jour.

    Le cercueil alors fut tiré — de la tombe, sans dommage aucun, — et, depuis, il est resté — dans la maison du Seigneur Christ béni.

    On ne saurait écouter l’histoire — que vous venez d’entendre psalmodier, — à moins d’avoir l’insensibilité du tigre, — sans en être ému jusqu’aux entrailles.

    Quand viendront les pauvres gens à votre porte, — répondez-leur avec déférence, — pour l’amour de Dieu ! — Ils sont les membres de Jésus !

    Donnez de bon cœur l’aumône ; — soyez assidus à la messe, — aux bonnes œuvres, aux prières, — et Jésus vous récompensera.

    Pour conclure et terminer, — du fond du cœur je vous prie — de venir tous, avec dévotion, — à la maison du Seigneur Christ, au pardon.

    Là, tenez-le pour certain, il y a des reliques, — qui sont entre les plus belles du pays, — et qui ont une efficacité toute spéciale. — Deux fois par an on les porte (en procession).

    À Pont-Christ on les porte d’abord, — dans la maison de Madame Marie. — À la fête de mai, entendez-le bien, — puis à la fête du Christ, on les sort.

    Ainsi donc, ne manquez pas — de venir à Lochrist-ann-Izelvet — gagner des indulgences, — le quatorze du mois de la paille blanche (septembre).

    Ce jour-là se célèbre la solennité — du grand pardon, en ce lieu. — C’est pour nous une occasion de prier Jésus — qu’il soit à notre égard miséricordieux.


    C’est là la traduction, aussi littérale que possible, d’une vieille gwerz bretonne, jadis très répandue dans le pays de Morlaix. Au pardon de Lochrist-ann-Izelvet, il s’en débitait des milliers d’exemplaires imprimés en feuilles volantes. Au temps où fut composée notre gwerz, ce pardon ne jouissait déjà plus de son antique faveur dans la dévotion populaire, si l’on en juge par la mélancolie du début, et surtout par la naïve réclame de la fin. Toutefois il a conservé quelques fidèles ; aussi la complainte trouve-t-elle encore à se vendre. La preuve en est qu’elle se réimprime. L’exemplaire que j’ai entre les mains a eu pour éditeur Lanoë, le successeur actuel de Lédan, à Morlaix. Il est donc tout récent, malgré l’air ancien que prennent si vite toutes choses en Bretagne, et en particulier les publications sur papier d’étoupe à l’usage du peuple. Il a pour titre exact : Autrou Lochrist-ann-Izelvet (Seigneur de Lochrist-ann-Izelvet) ; au-dessus de cet intitulé, une gravure grossière représentant un Christ en croix, dans un paysage de roches, sur un fond de ciel sombre, avec cette légende au bas : Bezit sonch eus ar Vetronet (Ayez souvenir des Bretons).

    Suivant la croyance populaire, bien que la gwerz ne le dise pas explicitement, le mendiant que la femme négligea de secourir et le charpentier qu’elle rencontra sur le chemin, à son départ de Rome, n’étaient qu’un seul et même personnage. La moralité de l’histoire, c’est qu’il faut être charitable envers les pauvres. Aussi est-ce sous ce titre que M. Luzel en a donné une variante contée, dans ses Légendes chrétiennes (t. II, p. 201). Il est possible que la conteuse, Marguerite Philippe, ait entendu chanter la gwerz, en ait oublié la forme rimée, et ne se soit plus souvenue que du fond du récit. Toujours est-il que beaucoup de faits légendaires survivent ainsi dans la mémoire du peuple sous une double forme : ici, récit en prose ; plus loin, ballade, selon les localités. Tel est le cas, entre autres, pour la légende de « La fille qui pleurait trop sa mère » (cf. plus haut Il ne faut pas trop pleurer l’Anaon). Elle se retrouve, presque identique, dans les Gwerziou Breiz-Izel, tome I, p. 60. On peut se demander laquelle des deux formes est la plus ancienne, du récit en prose ou de la complainte. Est-ce la complainte dont le rythme a disparu ? Est-ce le récit en prose que les poètes populaires ont exploité comme une matière à versification ? Il serait bien difficile de se prononcer. L’une et l’autre thèses se peuvent soutenir avec une égale vraisemblance. Pour ce qui est de la gwerz qui nous occupe, il est certain que l’épisode de la pénitente, qui la remplit presque toute, n’a qu’un rapport très indirect avec le sanctuaire de Lochrist et les miracles dont on le glorifie. Il s’adapte tant bien que mal au cadre où on l’a fait entrer.

    La chapelle de Lochrist (commune de Plounévez, arrondissement de Morlaix) est un ancien prieuré de l’abbaye de Saint-Mathieu. Les vieux titres la désignent sous le nom de priatorus de loco Christi, ou encore humilioris arboris, ce qui traduit exactement an izelvet, corruption de an izel-guez (les bas arbres). Le site est gracieux et vert ; la mer, toute proche, s’étale en une grande nappe miroitante dans l’anse de Goulven, à l’ouest, et borde, à l’est, l’étrange et pittoresque rivage du pays de Plouescat. Le sanctuaire actuel est un édifice sans caractère, reconstruit vers la fin du XVIIIe siècle. Quelques parties plus anciennes ont cependant été conservées, en particulier une tour et un porche qui doivent remonter à une date lointaine. Si l’on en croit la tradition, la chapelle primitive aurait été élevée sur le lieu où Fragan, père de Guénolé, défit les barbares qui ravageaient à cette époque le littoral du Léon. Elle est placée en tout cas, au point où finissait l’archidiaconé de Léon et où commençait celui de Kéménet-Illy. Le ruisseau qui leur servait de ligne de démarcation coule au pied de Lochrist. La chapelle est entourée d’un cimetière où l’on n’enterre plus. On en a extrait naguère des sarcophages en pierre, datant des premiers siècles de l’Église. Quant à la tombe de la pénitente dont il est question dans notre gwerz, j’ignore si elle existe réellement ; les gens du pays le tiennent pour certain, et vous montrent une dalle funéraire, encastrée dans le pavé de la chapelle aux pieds du crucifix.

    Non loin du Lochrist, se trouve le sanctuaire en ruines de Pont-Christ dont il est également fait mention dans la complainte ci-dessus. On y voit encore un beau calvaire en granit qui porte la date de 1676. — [A. le B.]

  213. Cf. Souvestre : Le Foyer breton, p. 77 : La Groa’ch de l’île du Lok. — [L. M.]
  214. Il n’est pas rare, aujourd’hui encore, de trouver en Basse-Bretagne des paysannes qui lisent couramment la Vie des Saints, en breton, et qui, mises en présence d’un livre écrit en français, ne savent plus assembler leurs lettres.
  215. L’île du Château commande à l’ouest l’entrée du Port-Blanc. On y voit encore les ruines d’anciennes fortifications. Elle est dominée par des masses de rochers qui peuvent compter parmi les plus imposantes de la côte trégorroise. La partie basse forme une sorte de pré marin qui, en plus d’une circonstance, a servi de cimetière à des cadavres, à des épaves humaines jetées là par les flots. Les sépultures y sont marquées à l’aide de quelques pierres grossièrement plantées dans le sol de manière à figurer une croix. On comprend sans peine que ce soit un séjour de revenants. C’est de plus une île à trésors. Les habitants de la région sont convaincus que des barriques d’or y sont enfouies. De là tout un cycle de légendes.
  216. Dicton bas-breton. Il y a dans l’église de Pleumeur-Gautier un Christ en croix qui a, en effet, la plus piteuse expression qui se puisse voir.
  217. Cette montagne, c’est le mont Saint-Michel, en Braspartz (Finistère).
  218. Les gens du pays l’appellent Ioudic (la petite bouillie).
  219. Nom fréquemment donné au diable. (Il ne figure pas dans la liste dressée par M. Ernault. Mélusine, t. VI, col. 64, mai-juin 1892, mais on y rencontre les formes voisines Pol, Pol-goz, Paolgornek.) — [L. M.]
  220. Cf. R. F. Le Men, loc. cit., p. 433-34. — [L. M.]
  221. Dans nos fermes, chacun a sa cuillère sur laquelle il fait graver son nom.
  222. Cf. A. Orain : Le marquis de Coetenfao, (in Le Monde surnaturel en Haute-Bretagne, Mélusine, III, c. 472-3). — [L. M.]
  223. Nos cordonniers se servent d’un galet aplati, qu’ils disposent sur leurs genoux, pour battre leur cuir et le rendre plus souple.
  224. Cf. Luzel : Contes populaires de la Basse-Bretagne, t. II ; Le sabre rouillé ; Le magicien Marcou-Braz ; Les deux grenouilles d’or ; Peronec, p. 3-79. — Cf. aussi Luzel : Le Prince Blanc, in Revue des Trad. populaires, 1886, no 9-10 ; La Princesse enchantée, in Annuaire des Trad. populaires, 1887, p. 53. Marc-Monnier : Histoire de Persillette, in Contes populaires de l’Italie, p 122. Voir les versions parallèles dans A. Lang : Custom and myth, p. 87 : A far travelled tale. — [L. M.]
  225. Au pied du Ménez-Hom, sur la rivière d’Aulne.
  226. L’huissier, l’homme d’affaires.
  227. Cf. Luzel : Le brigand et son frère l’ermite, in Légendes chrétiennes, t. I, p. 187. Les deux légendes ont un grand nombre de traits communs ; il semble que la version recueillie dans le Finistère soit une version abrégée et simplifiée, mais il se peut faire aussi qu’elle soit la version originelle et que la légende publiée par M. Luzel se soit enrichie d’épisodes empruntés à d’autres voyages en enfer : cf. Luzel : loc. cit., p. 162 et sq., 175 et sqq. — [L. M.]
  228. Sur presque tous les trajets d’un bourg breton à l’autre, il y a une auberge dite « de mi-route » (ann anter-hent). Les chevaux des voituriers indigènes s’y arrêtent d’eux-mêmes.
  229. Le lieu du peul-ven, du pieu de pierre.
  230. Deux des joueurs se tiennent debout en face l’un de l’autre et joignent leurs mains en l’air, de façon à former une sorte d’arche sous laquelle les autres joueurs passent en courant, tête baissée, à la queue leu-leu. Les deux joueurs qui sont debout abaissent les bras au moment où passe le dernier de la file, et s’efforcent de le maintenir captif, jusqu’à ce qu’il ait opté « pour le soleil ou pour la lune ». Pendant le défilé, on chante : « Passez, passez, Gwennili ! — Mab ar roue zo arri… etc. » (Passez, passez, hirondelles !.. Le fils du roi est arrivé…, etc…)
  231. J’ai dû alléger ce récit de toutes les digressions personnelles qu’y introduisait à plaisir ma conteuse. Marie-Cinthe Toulouzan aime à conter. Elle n’est jamais pressée d’arriver à la fin de son discours. Elle s’attarde volontiers à philosopher en route. « En ma qualité de vieille fille, dit-elle, je suis bavarde. » Mais au rebours de la vieille fille, telle du moins qu’on se l’imagine d’ordinaire, elle est gaie, d’humeur joyeuse, d’âme sereine. À cet endroit de son récit, elle s’interrompit pour me dire avec un accent de bonhomie exquise : « Parmi ces vaches grasses, Monsieur, soyez sûr qu’il y avait au moins une demi-douzaine de Toulouzan. Dans ma famille, nous avons toujours été des mangeurs de patelles, autrement dit des meurt-de-faim, mais c’est la lèvre qui rit, et non le ventre. Qui a cœur content se moque du reste. Les Bretons de Basse-Bretagne sont ainsi : ils paissent en joie une terre qui ne les nourrit point. »
  232. C’est le Pater en langue bretonne.
  233. Voir la note à la fin de la légende qui suit.
  234. J’ai recueilli plusieurs variantes, de cette légende et de celle qui précède. Primitivement ce devaient être des contes mythologiques à qui l’on a donné plus tard une signification chrétienne.

    Dans une de ces variantes, au lieu du puits et du cheveu dont il est question plus haut, c’est une mare (eur poull) qu’il fallait traverser sur un fil de laine.

    Quant au Voyage de Iannik, il le faut comparer aux deux récits analogues que M. Luzel a publiés dans ses Légendes chrétiennes (tome I, p. 216 et 225 : Le petit pâtre qui alla porter une lettre en paradis). Dans une variante que j’ai recueillie à Bégard, le mort, un ancien capucin, remet à Iannik une lettre à porter en paradis et une baguette blanche aussi pour l’y conduire. L’enfant voit en chemin les mêmes choses extraordinaires ou terribles que dans la version précédente. Seulement, au lieu de deux montagnes, ce sont deux arbres qui se battent ; ils s’entre-choquent avec une telle fureur qu’ils lancent au loin fragments d’écorce et copeaux de bois. Vient ensuite une grande roue de feu, un treuil enflammé (eun trawill-tan) qui barre la route. Puis, ce sont deux énormes faulx disposées en croix, et qui fauchent tout ce qui est à leur portée. Plus loin, Iannik voit, dans de beaux carrosses dorés, des hommes et des femmes magnifiquement vêtus. Ils s’arrêtent pour boire et manger, avec des chants et des rires, à des tables surchargées de mets exquis, garnies de toute espèce de vins. Quand ils sont rassasiés, ils dansent, au son de mille instruments, sur de vastes pelouses de gazon fleuri. Mais, à l’extrémité du chemin qu’ils parcourent si gaîment, ils tombent tous dans un gouffre noir d’où jaillissent des flammes et d’où montent sans cesse des cris d’épouvante ou de malédiction. La baguette blanche conduit alors Iannik dans un chemin tapissé d’herbe aussi douce que le velours, où de grands vieillards, à barbe blanche et en longues robes grises, se promènent avec lenteur, tristes et dolents, en baisant et en arrosant de larmes des crucifix d’ivoire qu’ils tiennent à la main. Iannik continue sa route. Il arrive dans un champ de terre labourable. Des hommes, en grand nombre, y travaillent. Les uns hersent, les autres bêchent, d’autres charruent. Ceux qui sont au bas du champ se donnent beaucoup de mal, ne prennent aucun repos et cependant n’avancent guère leur besogne. Aussi sont-ils soucieux et tristes. Ceux qui sont au haut du champ vaquent aussi à leurs diverses occupations, mais sans se presser ; ils chantent en travaillant, s’interrompent parfois pour deviser entre eux, et cependant leur besogne se fait comme d’elle-même, vite et bien. Iannik passe son chemin. Voici maintenant un colombier au milieu d’une plaine. Tout à l’entour voltigent des colombes. Les unes, blanches, s’élèvent d’un faible essor au sommet du colombier. D’autres, grises, volètent jusqu’à mi-hauteur, mais pour retomber aussitôt. D’autres enfin, qui sont toutes noires, essaient en vain de prendre leur vol et demeurent les ailes clouées à terre.

    Lorsque Iannik parvient au Paradis, il demande l’explication de ces choses au capucin qu’il y rencontre. Et le capucin lui dit :

    « Les arbres qui se battent, ce sont deux époux qui, de leur vivant, ne pouvaient s’accorder.

    « Les deux faulx, ce sont de mauvais riches qui, de leur vivant, voulaient tout faucher, tout moissonner, tout engranger.

    « Les gens que des carrosses dorés emportent, n’ont eu souci que de mener large vie et vont droit en enfer, sans même s’en douter.

    « Les vieillards tristes, vêtus de robes grises, sont des gens qui ont fait leur devoir sur la terre, mais qui ont pourtant failli en quelque point. Ils se rendent en purgatoire pour expier leurs fautes.

    « Les laboureurs qui sont au bas du champ ont manqué à la loi du dimanche et ont été tourmentés toute leur vie de la passion de s’enrichir. Ceux qui sont au haut du champ ont observé toutes les fêtes ; c’est pourquoi ils sont aujourd’hui si joyeux : ils savent que le paradis les attend.

    « Les colombes blanches sont les âmes qui, ayant entendu prêcher la parole de Dieu, lui sont toujours demeurées fidèles.

    « Les colombes grises, ce sont les âmes qui n’ont pas persisté dans la bonne voie.

    « Les colombes noires, ce sont les âmes qui ont préféré les plaisirs pervers à l’austérité chrétienne. »

    Je ne donne de cette variante que les parties qui m’ont paru présenter quelque intérêt. On voit, du reste, que d’une légende à l’autre les épisodes varient assez peu. (A. le B.)

    Cf. Luzel : Contes pop. de Basse-Bretagne, t. I, Les Voyages vers le Soleil, p. 3-140 et spécialement : La fille qui se maria à un mort, p. 3 ; La femme du Trépas, p. 14 ; Le prince turc Frimelgus, p. 25 et Le Château de cristal, p. 40. Le rapprochement de ces versions diverses met nettement en lumière le caractère mythologique de tout ce cycle légendaire où les éléments chrétiens semblent bien n’avoir été introduits que postérieurement. — V. aussi les notes que M. Luzel a mises à la seconde version de « Celui qui alla porter une lettre au Paradis », Lég. chrét., p. 247 et seq. Les récits parallèles publiés dans les Contes populaires de Basse-Bretagne sont plus voisins du « Boiteux et son beau-frère l’ange » que du « Voyage de Iannik » ; cette dernière légende est, du reste, bien plus profondément pénétrée de conceptions et de sentiments chrétiens et semble avoir subi des remaniements beaucoup plus importants. — [L. M.]