La Légende de la mort en Basse-Bretagne/Cimetières et charniers

Éditions Honoré Champion Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 155-219).


CHAPITRE IV

Cimetières et Charniers


Les pèlerinages pour les défunts


Autrefois, il y avait des charniers dans tous les cimetières bretons. Il en reste encore quelques-uns, mais dont on ne prend plus soin[1]. On y laisse les « reliques » (ar relegou) moisir en tas, pêle-mêle. Il y a seulement une trentaine d’années, les choses n’allaient pas de la sorte. En ce temps-là, quand on exhumait un squelette, on rangeait les os les uns sur les autres, en bon ordre, et l’on plaçait la tête dans une boîte à laquelle on donnait tantôt la forme d’un cercueil, tantôt celle d’une chapelle. Les murs des charniers étaient garnis de ces petites boîtes, peintes de diverses couleurs, en noir, si le défunt était d’âge mûr ; en blanc, si c’était un enfant ; en bleu, si c’était une jeune fille. Sur chacune se lisait l’inscription funéraire : Ci-gît le chef de… suivie du nom du trépassé.

Le soir de la Toussaint, après les « vêpres de l’Anaon », avait lieu la « procession du charnier. » Par les sentiers, entre les tombes, la foule se dirigeait vers l’ossuaire, clergé en tête.[2] Un prêtre entonnait l’hymne lugubre :

Deomp d’ar Garnel, Christenien !…
(Allons au charnier, chrétiens !…)

La lueur vacillante de quelque torche éclairait par intervalles l’intérieur de l’ossuaire. Par les ouvertures en forme de cœur dont étaient percées toutes les boîtes, il semblait que l’on vît grimacer la bouche triste des morts.

« On disait, de mon temps, que, durant cette nuit-là, les bouches sans lèvres des trépassés recouvraient la parole, et qu’on entendait deviser entre elles les têtes de mort des ossuaires.

— Qui es-tu ? demandait une des têtes à sa voisine.

La conversation s’engageait, et, peu à peu, devenait générale.

Un vivant à qui il eût été donné d’y assister aurait été renseigné en une seule nuit sur tout ce qui se passe de l’autre côté de la mort.

En outre, il aurait entendu nommer tous ceux qui devaient mourir dans l’année. »


(Conté par mon père N.-M. Le Braz. — Tréguier.)


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XXXIV

La curiosité de Iouennic Bolloc’h


Iouennic Bolloc’h eut cette curiosité impie.

Iouennic Bolloc’h était un mendiant qui ne manquait ni d’esprit, ni de savoir-faire. Il s’était fait ce raisonnement :

— Si je pouvais prévenir d’avance du jour de leur mort tous ceux qui sont destinés à mourir cette année, j’arriverais à me faire ainsi de jolis profits.

Donc, le soir de la Toussaint, il s’arrangea pour être à Castel-Pôl (Saint-Pol-de-Léon). Il avait entendu dire qu’à Castel-Pôl il y avait, non pas un, mais dix, mais vingt charniers dans le cimetière. Il se dissimula tant bien que mal, en se couchant dans l’herbe à plat ventre. Et il attendit en cette posture le colloque des morts.

Vous n’ignorez pas qu’à Castel-Pôl, les ossuaires sont encastrés dans les murs du cimetière.

Un mort de l’un des charniers interpella un autre mort du charnier d’en face.

— Ami, disait-il, est-ce que tu m’écoutes ? Iouennic Bolloc’h sentit cette parole passer au ras de lui comme le souffle glacial d’une bise.

— Ami, répondit l’autre mort, je t’écoute, mais il y a un vivant entre nous.

— Je le sais. Il est venu pour entendre la liste des morts de la prochaine année.

— Qu’il l’entende donc !

— Qu’il sache que le premier de la liste n’a plus à vivre que deux minutes !

— Qu’il sache que le premier de la liste a nom Iouennic Bolloc’h !

Les deux voix se croisaient à travers la nuit, rapides, sifflantes. Chacun des mots qu’elles proféraient entrait comme un fer froid dans les oreilles du pauvre mendiant. À peine son nom eut-il été prononcé qu’il rendit l’âme[3]. On trouva le lendemain son cadavre raidi. On crut qu’il avait eu le sang gelé par la grande fraîcheur de la nuit et on l’enterra à l’endroit même où il était trépassé[4].


(Conté par Jean Cloarec. — Laz, 1890, Finistère.)


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XXXV

Histoire d’un fossoyeur


Le fossoyeur de Penvénan était en ce temps-là Poëzevara le Vieux. On ne l’appelait guère que Poaz-coz. Si vieux qu’il fût, et, quoiqu’il eût « labouré par six fois toute l’étendue du cimetière », c’est-à-dire quoiqu’il eût couché successivement dans le même trou jusqu’à six morts, c’était un homme qui pouvait vous dire, à un jour près, depuis combien de temps tel ou tel était en terre, et même à quel degré de « cuisson »[5] devait être arrivé son cadavre. Bref, on eût difficilement trouvé un fossoyeur plus entendu. Il continuait de voir clair comme en plein jour dans les fosses qu’il avait comblées. La terre bénite du cimetière était, pour ses yeux, transparente comme de l’eau.

Or, un matin, le recteur le fit appeler :

— Poaz-coz, Mab Ar Guenn vient de trépasser. Je pense que vous pourrez lui creuser son trou là où le grand Roperz fut enfoui, il y a cinq ans. N’est-ce pas votre avis ?

— Non, monsieur le recteur, non !… Dans ce coin là, voyez-vous, les cadavres se conservent longtemps. Je connais mon Roperz. À l’heure qu’il est, c’est à peine si la vermine a commencé à lui travailler les entrailles.

— Tant pis ! arrangez-vous !… La famille de Mab Ar Guenn désire vivement qu’il soit enterré à cette place. Roperz y est depuis cinq ans. Qu’il cède le tour à un autre. Ce n’est que justice.

Poaz-coz s’en alla, hochant la tête. Il n’était pas le maître, il devait obéir, mais il n’était pas content. Le voilà de mettre pioche en terre. La fosse fut bientôt déblayée aux trois quarts.

— Encore un coup de pioche, se dit Poaz, et j’aurai, si je ne me trompe, atteint le cercueil.

Il le donna de si bon cœur, ce coup de pioche, que non seulement il atteignit le cercueil, mais même qu’il l’éventra. Des éclaboussures infectes lui jaillirent au visage. Il se reprocha d’avoir frappé trop fort.

— Dieu m’est témoin pourtant, murmura-t-il, que je n’avais nulle intention de blesser ce pauvre Roperz ! Même, je vais faire en sorte qu’il ne soit pas trop gêné par le voisinage de Mab Ar Guenn.

Le brave fossoyeur passa deux heures à évider de telle façon le fond de la fosse que deux cercueils y pussent tenir à l’aise, celui de Roperz occupant une espèce de retrait.

Cela fait, il se sentit la conscience plus tranquille, quoique, néanmoins, il ne fût pas rassuré tout à fait. L’idée d’avoir « brutalisé un de ses morts » lui causait de l’ennui. Il ne soupa point de bon appétit ce soir-là, et s’alla coucher plus tôt que d’habitude.

Il avait déjà fait un somme, quand le bruit de la porte tournant sur ses gonds le réveilla.

— Qui est là ? demanda-t-il, en se mettant sur son séant.

— Tu ne m’attendais donc pas ? répondit une voix qu’il reconnut aussitôt, malgré son ton caverneux.

— À te dire vrai, François Roperz, je pensais que tu serais venu…

— Oui, je suis venu te montrer en quel état tu m’as mis !

La lune était haute dans le ciel ; sa vive lumière éclairait toutes choses dans la maison du fossoyeur.

— Vois, continua le spectre… On ne traite pas ainsi un vivant, encore moins un mort.

Il avait déboutonné sa veste à longues basques. Poaz-coz ferma les yeux. Il y avait de quoi mourir de dégoût. La poitrine du grand Roperz n’était plus qu’un trou hideux où des fragments de côtes brisées apparaissaient mêlés à une sorte de bouillie verdâtre.

— En vérité, François Roperz, suppliait le malheureux Poaz, en vérité, pardonne-moi !… Je ne suis pas aussi coupable que tu penses. Je ne voulais pas toucher à ta fosse. Je savais bien que ton temps n’était pas fini… Mais je ne suis qu’un domestique. Quand le recteur commande, je ne peux que m’incliner, sous peine de perdre mon unique gagne-pain, car je suis trop vieux pour changer de métier… D’ailleurs, c’est la première fois que pareille chose m’arrive. Jamais défunt n’avait encore eu à se plaindre de moi : tous ceux du cimetière te le diront…

— Aussi, je ne te garde pas rancune, Poaz-coz. D’autant plus que tu as fait ton possible pour réparer le dommage que tu m’as causé involontairement…

Le fossoyeur rouvrit les yeux. Le spectre avait reboutonné sa veste. Poaz-coz l’écouta parler désormais sans épouvante.

— Je vois bien, s’écria-t-il, que, même dans l’autre monde, tu es resté le meilleur des hommes.

— Hélas ! fit Roperz, le meilleur d’ici ne vaut pas grand’chose là-bas.

— Tu n’es donc pas entièrement heureux ?

— Non. Il me manque une messe. J’ai pensé qu’après ce qui vient d’avoir lieu, tu n’hésiterais pas à la faire dire et à la payer de tes deniers.

— Certes non, je n’hésiterai pas. Tu auras la messe qui te manque, François Roperz !

— Tu ne m’as pas laissé finir ; il faut que cette messe soit dite par le recteur de Penvénan, par lui-même, entends-tu ?

— J’entends.

— Merci, Poaz-coz ! prononça le spectre. Ce fut sa dernière parole. Le fossoyeur le vit sortir, traverser la place du bourg, et franchir l’échalier du cimetière.

Le surlendemain, qui était un dimanche, au prône de la grand’messe, le recteur annonça pour le mardi de la semaine à venir un service « recommandé par Poëzevara, le fossoyeur, pour l’âme de François Roperz, de Kerviniou[6]. »

Ce mardi arriva. La messe fut dite. Le recteur officiait en personne, et au premier rang des assistants était agenouillé Poaz-coz. J’y étais aussi, moi qui vous parle. Ma chaise touchait celle du fossoyeur.

Au moment où, l’office terminé, le recteur s’acheminait vers la sacristie, Poaz me poussa le coude.

— Regarde donc ! dit-il, d’une voix qui tremblait.

— Quoi ?

— Ne vois-tu pas quelqu’un qui entre à la sacristie, derrière le recteur ?

— Si fait.

— Tu ne le reconnais pas ?

Et, comme je ne trouvais pas assez vite qui ce pouvait être, Poaz-coz me souffla dans l’oreille :

— Mais, c’est François Roperz, malheureux, c’est François Roperz !

C’était vrai. Je le reconnus tout de suite, quand Poaz me l’eut nommé. Le port, la démarche, le vêtement, c’était de tout point François Roperz. J’en demeurai tout abasourdi.

— Tu verras, me dit Poaz-coz, il y a encore quelque chose là-dessous.

En effet.

Comme le recteur, après avoir dépouillé les ornements sacerdotaux, traversait le cimetière pour gagner son presbytère par le plus court, on le vit soudain s’affaisser sur lui-même et tomber mort, non loin de la fosse fraîchement comblée où, près du cercueil de François Roperz, reposait celui de Mab Ar Guenn.


(Conté par Baptiste Geffroy. — Penvénan, 1886.)


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XXXVI

Celle qui passa la nuit dans un charnier


C’était un soir de grande journée[7] à Guernoter. Il y avait là, réunis, les domestiques principaux de trois ou quatre fermes des environs. Le souper avait été copieux et largement arrosé, comme c’est l’usage en pareille circonstance. Quand tous eurent bu et mangé à leur content, on fit cercle autour du foyer ; les hommes allumèrent leurs pipes, les femmes s’assirent à leurs rouets, et une conversation générale s’engagea.

D’abord, — cela va sans dire, — on devisa des incidents de la journée qui avait été laborieuse.

Les gens de Guernoter et ceux des fermes qui leur avaient prêté bonne aide étaient partis dès trois heures du matin pour Saint-Michel-en-Grève, — un voyage de cinq lieues, un long voyage, lorsqu’il s’agit de le faire au retour avec des tombereaux chargés de sable humide par-dessus bord.

À ce propos, on parla harnais ; on vanta l’étalon gris de Roc’h-Laz, le plus fier limonier qu’il y eût à la ronde ; puis on en vint à dire un mot des bourgs que l’on avait traversés. Chacun fut d’avis que le meilleur cidre d’auberge se buvait chez les Moullek, à Ploumilliau.

— Oui, appuya Maudez Merrien, un des « gars », et si l’on m’en donnait seulement par jour une douzaine de chopines à boire, j’irais volontiers remplacer l’Ankou de Ploumilliau[8] pendant une semaine ou deux.

— Ne plaisantez pas ainsi, Maudez, dit la maîtresse de Guernoter. Vous aurez peut-être affaire à l’Ankou plus tôt que vous ne voudrez.

Cette réflexion de Marie Louarn suffit pour incliner la conversation vers les choses de la mort. Une servante cita l’exemple de quelqu’un qui s’était moqué d’Ervoanic Plouillo et qu’on avait trouvé noyé le soir même.

— Tout ça, c’est des histoires de bonnes femmes, ricana un des assistants.

— Les morts sont morts, ajouta un autre ; un mort ne peut rien contre un vivant.

— N’empêche, reprit la servante, que, si on vous proposait de passer la nuit dans le charnier, vous ne parleriez pas si haut.

Tous les gars de se récrier en chœur.

Quand les hommes ont de la boisson sous le nez, ils sont prêts à manger le diable et ses cornes.

Oui, en paroles ! Car à l’action ils ne sont pas si braves.

C’est ce que l’on vit bien ce soir-là, à Guernoter.

Yvon Louarn, le maître, n’avait bu que modérément, afin de mieux griser son monde. Il s’était fourré dans le coin de l’âtre, et de là il écoutait, plus qu’il ne parlait.

En entendant les gars se récrier de la sorte, au propos tenu par la servante, il intervint.

— Eh bien ! prononça-t-il, feignant un grand sérieux, il ne sera pas dit que j’aurai perdu une si belle occasion de mettre au défi des gaillards de votre valeur. Je donne demain matin un écu de six francs à celui d’entre vous qui aura le courage de passer toute cette nuit dans le charnier.

Les gars s’entre regardèrent, riant d’un rire forcé, faisant mine de tourner la chose en simple jeu. Deux ou trois gagnèrent la porte, comme pour satisfaire un besoin.

— Allons ! insista Yvon Louarn, tâtez-vous ! J’ai dit un écu de six livres. Un écu de six livres à gagner en une seule nuit ! Vous n’aurez pas souvent pareille aubaine. Qui se décide ?

Personne ne se décidait. Tous cherchaient une défaite. Ce fut Maudez Merrien qui la trouva le premier.

— J’accepterais la gageure, dit-il, si la journée n’avait été si rude et si longue. Mais ce soir, Yvon Louarn, je ne donnerais pas pour vingt écus de six livres mon lit de balle d’avoine dans l’écurie du Mezou-Meur.

Et là-dessus, il se leva.

Les autres appuyèrent son dire et se disposèrent à imiter son exemple. Le maître de Guernoter allait sans doute leur décocher quelque trait d’ironie, lorsque, du milieu des femmes, une petite voix claire se fit entendre :

— Maître, disait la petite voix, me donneriez-vous, tout comme à l’un de ceux-ci, me donneriez-vous les six francs, si je faisais ce qu’ils n’osent faire ?

Celle qui hasardait cette question était une fillette de treize ou quatorze ans, mais si chétive, si menue qu’elle n’avait pas l’air d’en avoir dix. On l’appelait Mônik, tout court. Elle n’avait pas de nom de famille, parce qu’elle ne s’était jamais connu de parents. C’était une « enfant de l’aventure. » On l’avait recueillie à la ferme, par pitié ; on l’y employait comme vachère. Elle n’avait pour gages que sa nourriture et son vêtement. D’ordinaire, elle n’élevait jamais la voix à la veillée, où on l’occupait à dévider le fil qu’avaient filé les autres servantes ; elle s’acquittait de sa tâche, à l’écart, silencieusement : tout au plus l’entendait-on chuchoter en travaillant quelque prière, car elle était dévotieuse, l’esprit toujours tendu vers les choses de la religion.

Grande fut la surprise de Marie la fermière quand elle vit la langue de Mônik se délier si hors de propos.

— Écoutez donc cette mijaurée ! s’écria-t-elle. On a bien raison de dire que l’envie d’argent est la perte des âmes. Voici une malheureuse qui, pour six livres, consentirait à se damner si on la laissait faire !… N’avez-vous pas de honte, petite va-nu-pieds que vous êtes ?

— Croyez, maîtresse, que si je gagne cet argent, je n’en ferai pas mauvais usage, répondit humblement la petite gardeuse de vaches.

— Tu en feras l’usage qu’il te plaira, dit le fermier, pourvu que tu le gagnes. Je ne suis pas fâché de voir une femmelette comme toi relever un défi devant lequel ces hommes reculent. Seulement, nous t’accompagnerons jusqu’au charnier, nous fermerons sur toi la porte, et tu n’en sortiras que demain matin, à l’aube, quand nous irons t’ouvrir.

Ainsi fut fait, malgré les protestations indignées de Marie Louarn.

Le charnier était plein d’ossements. Mais dès que Mônik fut entrée, les ossements se rangèrent contre les murs, s’empilant les uns sur les autres, pour lui faire une place où elle pût s’étendre comme dans son lit.

Mônik commença par s’agenouiller, invoqua la protection des âmes défuntes, puis s’allongea sans crainte sur le sol de terre humide qui sentait la mort.

À peine se fut-elle étendue qu’une torpeur délicieuse envahit tous ses membres, et des musiques douces, lointaines, se prirent à murmurer autour d’elle, comme pour la bercer.

Elle ne se souvenait plus d’être dans un ossuaire. Elle était ailleurs, mais elle ne savait pas où, dans un pays tout bleu, tout bleu. Elle ne distinguait rien. Elle essayait d’ouvrir les yeux pour voir, mais ses paupières étaient aussi lourdes que si elles eussent été de plomb.

Elle dormit ainsi sa pleine nuitée, d’un sommeil surnaturel.

À l’aube, elle fut tout étonnée de se retrouver dans le charnier. La porte était déclose, et le maître de Guernoter disait à la fillette :

— Voici l’écu de six livres, Mônik. Il est à vous ; vous l’avez bien gagné.

— Je vous remercie, mon maître, répondit l’enfant. Et elle se rendit à l’église avec la pièce blanche. Le recteur était à son confessionnal : elle l’y alla trouver, lui conta ce qu’elle avait fait, et, lui remettant l’argent, le pria de dire une messe à l’intention de l’âme du purgatoire qui en avait le plus besoin.

— Peut-être est-ce l’un de mes parents inconnus qui en bénéficiera, ajouta-t-elle. C’est pour cela que j’ai toujours rêvé, depuis que je suis en âge de raison, d’avoir à moi quelques sous. Les âmes défuntes le savaient. Aussi m’ont-elles protégée cette nuit.

— Eh bien, dit le recteur, en lui donnant l’absolution, vous allez être tout de suite satisfaite. La messe que je vais dire sera vôtre.

Mônik y assista pieusement et prit part à la communion.

La messe finie, comme elle s’apprêtait à sortir, l’âme légère, pour gagner Guernoter, elle se croisa sous le porche avec un homme à cheveux blancs ; il semblait vieux comme la terre, et cependant il avait le corps droit, la démarche aisée.

Il aborda la fillette, avec une profonde révérence.

— Jeune demoiselle, porteriez-vous ce billet à Kersaliou ?

— Oui bien, homme vénérable, répondit-elle en prenant le billet qu’il lui tendait.

Le vieillard eut un sourire si bon, un remercîment si tendre, que Mônik croyait encore voir le sourire, entendre le remercîment, tandis qu’elle s’acheminait vers Kersaliou, et jamais elle n’avait eu au cœur une joie si douce.

— Quelle belle figure il avait ! pensait-elle. Kersaliou est un manoir noble dont dépendait, avant la Révolution, le domaine de Guernoter. Une avenue de grands hêtres y conduit. Lorsque la petite vachère s’engagea dans l’avenue, les feuilles des hêtres se mirent à bruire, à bruire, et presque à chanter, comme si chacune d’elles avait été un oiseau.

— Je ne sais pas, se disait Mônik, mais il me semble qu’il va m’arriver aujourd’hui quelque chose d’extraordinairement heureux. J’ai comme un pressentiment que la rencontre du vieillard me portera bonheur.

Elle allait entrer dans la cour de Kersaliou, quand elle se trouva face à face avec le propriétaire du manoir.

Elle le bonjoura.

— Où allez-vous ainsi, ma petite ? lui demanda-t-il.

— Chez vous, Monsieur de Kersaliou.

— Et qu’allez-vous faire chez moi ?

— Vous apporter ce billet qui m’a été remis pour vous.

Elle raconta son aventure du porche, et combien le vieillard lui avait paru beau, malgré son grand âge.

— Le reconnaîtriez-vous, si on vous faisait voir son portrait ? interrogea le gentilhomme qui, à la lecture du billet, était subitement devenu tout pâle.

— Certes oui, je le reconnaîtrais.

— Venez donc.

Il l’emmena au manoir et lui en fit parcourir toutes les chambres. Quoique Kersaliou fût bien déchu de son ancienne splendeur, les appartements y avaient gardé fort grand air. Aux murs, dans de vastes cadres enrichis de dorures, étaient suspendus des portraits représentant d’illustres personnages de la maison noble de Kersaliou.

Le seigneur actuel promena Mônik de l’un à l’autre.

Devant chacun, il lui demandait :

— Est-ce celui-ci ?

— Non, répondait-elle, ce n’est pas encore celui-là. Ils défilèrent ainsi devant tous. Mônik avait beau regarder avec attention, dans aucun d’eux elle ne reconnaissait l’imposante et vénérable figure du vieillard rencontré sous le porche.

Le maître de Kersaliou demeura un instant sans mot dire, la mine songeuse et désappointée.

Tout à coup il se frappa le front.

— Suivez-moi au grenier ! ordonna-t-il à la fillette.

Ce grenier était plein d’une foule de choses des temps d’autrefois. Il y avait là de vieilles draperies en loques, de vieilles statues mutilées, de vieux tableaux criblés de trous. Le gentilhomme se mit à fouiller parmi ces tableaux. À mesure qu’il les dégageait de tout ce fatras, il les tendait à Mônik qui les essuyait avec le revers de son tablier.

— Le voilà ! s’écria soudain la petite.

Elle avait reconnu les traits du vieillard, quoique la couleur fût un peu effacée.

— C’est bien, dit le maître de Kersaliou. Descendons maintenant à mon cabinet.

Là, il ouvrit un gros livre dans lequel étaient inscrits tous les noms des membres de sa famille, et, après l’avoir consulté :

— Ma chère Mônik, prononça-t-il, écoutez-moi. Le vieillard que vous avez rencontré sous le porche était le père-doux[9] de mon grand-père. Voici plus de trois cents ans qu’il est mort. Depuis trois cents ans il languissait, faute d’une messe, dans les flammes du purgatoire. Cette messe, il fallait qu’un pauvre la payât spontanément, de ses maigres deniers. C’est ce que vous avez fait, ainsi qu’en témoigne le billet que vous m’avez remis et qui est de l’écriture du défunt. Grâce à vous, mon ancêtre de la sixième génération a été sauvé. Il me charge de vous en récompenser, d’une façon digne de lui et digne de vous. Désormais, vous ne servirez plus ailleurs qu’en ma maison. Je vous promets que vous y serez traitée avec égards. Dites seulement si vous consentez à ce que je vous propose.

La pauvre petite gardeuse de vaches était si loin de s’attendre à une telle bonne fortune, qu’elle resta comme clouée sur place, incapable de proférer une parole.

Mais le maître de Kersaliou devina aisément que c’était le saisissement et la joie qui la rendaient muette.

À partir de ce jour elle vécut au manoir. Elle y trouva le bonheur, mais, comme disait Yvon Louarn, de Guernoter, pour l’écu de six livres, elle l’avait bien gagné[10].


(Conté par Marie-Louise Bellec, couturière. — Port-Blanc).



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XXXVII

La fille au linceul


C’était aux environs de Morlaix, dans un endroit dont je ne sais plus le nom. Il y avait là une auberge tenue par un homme et sa femme. Comme domestique, ils n’avaient qu’une jeune servante, fille de joyeuse humeur, prompte à rire et à se moquer.

Un soir, deux jeunes hommes de la contrée vinrent s’attabler à l’auberge. Ils invitèrent à boire avec eux l’hôtelier, sa femme et la servante.

On causa d’abord, comme entre gens de connaissance, puis quelqu’un proposa une partie de cartes, qui fut acceptée.

Quand on joue, le temps passe vite.

Les deux jeunes gens furent désagréablement surpris d’entendre tout à coup sonner onze heures. Ils avaient bien une lieue de chemin à faire pour rentrer chez eux, et mauvaise route.

— Sapristi ! dit l’un d’eux, nous allons nous trouver dehors à une heure peu chrétienne… Qu’en penses-tu, Jacques ?

— Oui, Fanch, répondit l’autre, il n’est pas bon de battre les sentiers, à pareille heure. Pour ma part, je ne suis pas rassuré du tout.

— Eh bien ! intervint l’aubergiste, pourquoi ne restez-vous pas coucher ?

La servante de se récrier aussitôt. Elle ne se souciait probablement pas d’avoir encore à dresser un lit, avant de gagner le sien.

— Je voudrais bien voir pareille chose ! dit-elle, sur un ton de moquerie acerbe. Comment ! vous êtes à deux, vous êtes l’un et l’autre à la fleur de l’âge, vous avez la mine prospère, le poing robuste, et vous n’osez voyager de nuit !… En vérité, vous avez eu, jusqu’à ce jour, la réputation d’être les plus fiers du pays à la lutte, mais je vois bien maintenant que vous n’en avez que la réputation.

— À la lutte, repartit Jacques, on se mesure avec des vivants. Ceux-là, je ne les crains pas.

— C’est donc des morts que vous avez peur ? Vous nous la baillez belle ! Soyez tranquilles ! Les morts sont bien où ils sont. Ce n’est pas eux qui viendront vous chercher chicane.

— Cela s’est vu plus d’une fois, dit Fanch.

— Oui, dans les histoires de commères !

— Ne parlez pas ainsi, Katic, prononça la cabaretière, que l’incrédulité de sa servante scandalisait. Vous nous porteriez malheur.

— Moi ! reprit la jeune fille, grâce à Dieu, je n’ai pas de ces peurs stupides. Je marcherais dans un cimetière avec autant d’assurance que sur un grand chemin, et à toute heure de nuit aussi bien que de jour.

Les deux jeunes hommes s’exclamèrent d’une commune voix :

— Cela se dit, mais quand il s’agit de le faire !…

— Tout de suite, si vous voulez ! riposta Katic dont l’amour-propre était piqué. Tenez, le cimetière n’est pas loin, puisqu’il n’y a que la route à traverser. Gageons que je fais trois fois le tour de l’église, en chantant et sans presser le pas.

— Malheureuse ! dit la cabaretière, vous voulez donc tenter l’Ankou ?

— Non, je veux simplement montrer à ces deux imbéciles que moi, qui ne suis qu’une femme, j’ai plus de « tempérament » qu’eux.

— Nous tenons le pari, répondirent Jacques et Fanch, peu flattés de se voir traiter ainsi d’imbéciles. Nous tenons le pari, quoi qu’il advienne.

— Suivez-moi donc, tous. Vous resterez sur les marches de l’échalier du cimetière. De là, vous jugerez, et il n’y aura pas de tricherie possible.

— Pour moi, je ne sortirai point, dit la cabaretière. Ce que vous allez faire est contre la loi de Dieu.

Son mari, lui, accompagna les deux jeunes hommes. Tous trois grimpèrent les marches de l’échalier qui menait au cimetière, et ils demeurèrent là, en dehors, tandis que Katic la servante franchissait l’échalier et s’acheminait vers l’église par l’allée de sable, entre les tombes.

Dans la nuit claire, la lune montait.

Arrivée près de l’église, Katic se mit à en faire le tour, en marchant du pas des gens dans une procession. On entendait sa voix, pure et fraîche comme une eau de source, qui chantait le joli cantique :

Ni ho salud, Rouanès ann Ele
(Nous vous saluons, Reine des Anges).

Elle fit ainsi le tour de l’église une première fois, puis une seconde.

L’aubergiste dit aux jeunes hommes :

— Elle a désormais gagné son pari. Allons boire une chopine, en attendant qu’elle revienne.

Ils rentrèrent à l’auberge.

Katic cependant commençait le troisième tour. Comme elle passait devant le porche, elle vit la porte de front[11] large ouverte. Elle glissa un coup d’œil dans l’intérieur de l’église. Le catafalque était au milieu de la nef, ainsi qu’aux jours d’enterrement ou de messe funèbre, et sur le catafalque un linceul était étendu. À l’entour, les cierges brûlaient, dans les grands chandeliers d’argent.

Katic pensa aussitôt :

— Jacques et Fanch, dépités, ont imaginé de me faire peur. Ils ont allumé les cierges et jeté un drap blanc sur le catafalque.

La voilà de prendre le drap, d’achever son tour, et de revenir à l’auberge.

— Tenez, dit-elle, je vous rapporte votre drap. Je ne suis pas aussi facile à épouvanter qu’un moineau.

L’aubergiste et les deux jeunes hommes se regardèrent entre eux, persuadés que Katic avait perdu la tête.

— Oh ! ne faites pas les étonnés, reprit-elle. C’est vous qui avez jeté ce drap sur le catafalque et c’est vous aussi qui avez allumé les cierges. On ne m’attrape pas avec de la glu.

— Katic, dit l’aubergiste, non seulement nous n’avons pas été à l’église, mais nous ne sommes même pas entrés au cimetière.

— Vous verrez que ceci tournera mal ! fit, de son lit, la maîtresse de la maison qui était allée se coucher. Couchez-vous près de moi, Katic, et demain, si vous m’en croyez, vous vous rendrez au confessionnal.

L’aubergiste emmena les deux jeunes hommes dans sa chambre ; Katic partagea le lit de sa maîtresse.

Elles ne dormirent ni l’une, ni l’autre. Chaque fois que Katic essayait de tirer les draps à elle, des mains invisibles la découvraient. Elle commençait à regretter son équipée. Elle attendait le jour avec impatience. Dès qu’il parut, elle se leva et courut à l’église. Le recteur était dans la sacristie, en train de revêtir son aube pour la première messe.

— Monsieur le recteur, supplia-t-elle, veuillez me confesser sur-le-champ.

Le prêtre la fit agenouiller dans la sacristie même. Elle lui confia, sans omettre aucun détail, tous les événements de la nuit.

— À quelle heure, ma fille, demanda-t-il, avez-vous remarqué que le porche était ouvert ?

— Il pouvait être minuit, ou proche.

— Trouvez-vous donc au même lieu, ce soir, à minuit. Vous rapporterez le linceul, et vous aurez soin de vous munir d’une aiguille et d’une pelote de gros fil. Vous étendrez le linceul sur le catafalque…

— Je n’oserai jamais, monsieur le recteur.

— Il le faut, ma fille. Vous verrez un mort s’allonger sur le linceul…

— Oh !

— Vous l’y envelopperez aussitôt et vous l’y coudrez.

— Je n’oserai jamais, Monsieur le recteur. J’aime mieux mourir.

— Ne dites pas cela, Katic. Si vous mouriez maintenant, vous seriez damnée. Il ne fallait pas oser hier, vous n’auriez pas à oser aujourd’hui. D’ailleurs, prenez courage, vous ne serez pas seule, je vous assisterai.

— Merci, monsieur le recteur !

— Vous tâcherez de coudre très vite, très vite. Quand il ne vous restera plus que trois ou quatre coutures à faire, vous direz assez haut pour que je vous entende : « J’ai fini ! » N’oubliez pas cette recommandation, c’est essentiel.

— Je vous obéirai de point en point, Monsieur le recteur.

Un peu avant minuit, Katic était dans l’église. Comme la veille, le catafalque occupait le milieu de la nef, et, dans les grands chandeliers d’argent, les cierges se consumaient.

— Mm Dieu ! mon Dieu ! murmura la pauvre fille, donnez-moi force et courage.

Elle déplia le drap qu’elle rapportait et le disposa proprement sur le catafalque.

Alors seulement elle s’aperçut que ce drap était vieux, qu’il sentait le moisi et que des vers serpentaient en guise de fils dans la trame.

Il ne fut pas plutôt déployé que Katic vit venir un cadavre à demi pourri. Elle le vit se hisser jusqu’à la plate-forme du catafalque et se coucher dans le linceul.

Katic de relever les coins de la toile, et de coudre, de coudre.

Le recteur était là, enfermé dans son confessionnal, qui attendait.

Il demandait de temps en temps :

— Approchez-vous de la fin, Katic ?

— Pas encore, répondait-elle. Tout à coup elle s’écria :

— J’ai fini !

— Dieu vous fasse paix ! prononça le prêtre. Et il s’esquiva de l’église.

Sur le seuil, il se retourna et dit :

— Maintenant c’est à vous et au mort de vous expliquer seule à seul.

Il est dans l’ordre que le jour se lève, même sur les pires choses. Lorsque, le lendemain matin, le bedeau vint sonner l’Angélus, il trouva le catafalque au milieu de la nef, quoiqu’il fût certain de l’avoir rangé la veille, dans un des bas-côtés. À l’entour gisaient épars les membres en lambeaux d’un pauvre jeune corps. Les dalles étaient maculées de sang. Il en avait jailli des éclaboussures jusque sur les chapiteaux des piliers.

Le bedeau courut au presbytère. Il conta au recteur ce qu’il venait de voir.

— Dieu soit loué ! dit le prêtre. Allez annoncer à ses patrons que Katic est morte, mais en même temps affirmez-leur de ma part qu’elle est sauvée[12].


(Conté par Marie-Louise Bellec. — Port-Blanc.)
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XXXVIII

La coiffe de la morte


Je ne saurais vous dire au juste combien il y a de temps de ceci. Toujours est-il que Louis, fils de mon oncle Jean, s’était engagé à fournir quelques mille de paille à un hôtelier de Pontrieux. Cette paille, il l’avait lui-même achetée au manoir du Guern, en Servel. Il s’entendit avec les jeunes gens du manoir pour faire le charroi, qui se composa de quatre charrettes. La route est longue de Servel à Pontrieux. Mais les auberges sont nombreuses ; partant, les étapes sont courtes. Nos convoyeurs de paille ne manquèrent pas de chopiner gaiement. Tous jeunes, ils avaient bonne tête et le gosier large. À Pontrieux, livraison faite, on acheva la noce ; et si, au retour, les charrettes étaient vides, les conducteurs, en revanche, étaient quelque peu pleins

Tant que dura le jour, ils dirent des folies et chantèrent des chansons. La nuit venant, ils se turent, cheminant silencieux à côté de leurs bêtes. Mais vous savez qu’il n’est pire ivresse que celle qui couve en dedans.

Comme nos gens traversaient le bourg de Pommerit, passé la onzième heure, mon cousin Louis s’écria :

— Damné serai-je ! Les filles de Pommerit avaient jadis la réputation d’être de fines danseuses de nuit. Est-ce qu’elles se coucheraient maintenant avec les poules ?

— Gars, tu en as menti, repartit le fils aîné du Guern, car en voici une, deux, trois, quatre, cinq, six, sept, huit, qui dansent, ma foi, fort gentiment au clair de lune !

Il montrait du doigt, dans l’enclos du cimetière qui surplombait la route, des formes noires qui semblaient, en effet, onduler doucement comme des Bretonnes en danse.

— Hé ! lui dit un de ses frères, ce que tu prends pour des danseuses, ce sont les croix des tombes. Tu ne les vois bouger que parce que tu titubes.

— À moins que ce ne soient des touffes de cyprès qui se balancent sur des sépultures de nobles ! dit un autre.

— C’est ce que nous allons savoir ! hurla le fils aîné du Guern, en se précipitant sur les marches de l’échalier qu’il enjamba d’un bond.

Quand il reparut, un instant après, il froissait une coiffe blanche dans sa main.

— Qui est-ce qui avait raison ? clama-t-il… seulement, voilà : l’occasion est perdue ; les jolis oiseaux de nuit se sont envolés.

Ce disant, il fourrait la coiffe dans sa poche.

Tout le long de la route, ensuite, on l’entendit qui se répétait à lui-même :

— Petite coiffe de toile fine, qu’il était donc gracieux, le visage que tu encadrais !… La jolie fille, en vérité !… Je ne souhaite qu’une chose : c’est qu’elle vienne te réclamer au Guern.

Quand les bêtes furent dételées et les charrettes calées dans la cour du manoir, le premier soin de chacun fut de s’aller coucher. On était abruti de boisson et harassé de fatigue. Le fils aîné lui-même dormait debout. Cependant il ne gagna son lit qu’après avoir religieusement plié la coiffe dans un coin de son armoire.

Au réveil, ce fut encore à elle qu’il pensa tout d’abord. En faisant tourner la clef de l’armoire, il disait, reprenant son refrain de la veille :

— Petite coiffe de toile fine, qu’il était donc gracieux, le visage que tu encadrais !…

Mais le battant ne fut pas plus tôt ouvert, qu’il poussa un cri… un cri de stupeur, d’angoisse, d’épouvante, à vous faire dresser les cheveux sur la tête !

Tous ceux qui étaient dans le logis accoururent.

À la place de la blanche coiffe en toile fine, il y avait une tête de mort.

Et sur la tête, il restait des cheveux, de longs et souples cheveux, qui prouvaient que c’était la tête d’une fille.

Le fils aîné était si pâle qu’il en paraissait vert. Tout à coup, il dit avec colère, tout en faisant mine de rire :

— Ça, c’est un vilain tour que quelqu’un a voulu me jouer. Au diable, cette hure !

Déjà il avançait la main pour saisir la tête et la lancer au dehors.

Mais, à ce moment, les mâchoires s’entr’ouvrirent hideusement, et l’on entendit une voix qui ricanait :

— J’ai fait selon ton désir, jeune homme : je suis venue au Guern te réclamer ma coiffe. Ce n’est pas ma faute si tu as changé d’avis, depuis hier.

Je vous promets que le fils aîné du Guern ne riait plus, et que la colère lui avait passé, comme s’abat un coup de vent, quand la pluie crève.

Sa mère, qui se tenait derrière lui, le prit par la manche de sa veste.

— Jozon, murmura-t-elle, tu t’es comporté comme un fripon. Tu vas, s’il te plaît, te rendre de ce pas au presbytère. Il n’y a que le vieux recteur qui puisse arranger tout ceci.

Le jeune homme ne se le fit pas dire deux fois. Il n’était que trop pressé de sortir de ce mauvais cas.

Une demi-heure après, il amenait le recteur. Le digne prêtre esquissa quelques signes de croix, marmonna quelques paroles latines, puis, prenant la tête de mort, il la mit entre les mains du jeune homme.

— Tu vas, commanda-t-il, la rapporter au charnier de Pommerit, d’où elle est venue. Tu l’y déposeras au coup de minuit. Seulement tu auras soin de te faire accompagner d’un enfant non baptisé encore. Gaud Keraudrenn, du hameau voisin, est précisément accouchée la nuit dernière. Rends-toi d’abord chez elle, et prie-la de ma part qu’elle te confie son nouveau-né. Dieu te donne la grâce de réparer ta faute !

Le soir du même jour, Jozon du Guern repartait pour Pommerit, une tête de mort dans une main, un nouveau-né sur l’autre bras.

Par exemple, il ne fredonnait plus :

— Petite coiffe de toile fine…

Comme on dit, il n’en menait pas large. Il marchait vite, néanmoins, et, à minuit sonnant, il réintégrait la tête de mort dans le charnier d’où elle était venue.

Sur son bras, le tout petit enfant gémissait, à cause de la fraîcheur, bien qu’il s’efforçât de le bien abriter avec le pan de sa veste.

— Ah ! crièrent en chœur tous les ossements du charnier, tu as eu une fière idée de te faire accompagner de cet enfant ! sinon que nous n’avons pas le droit de le priver du baptême, tes os et les siens, Jozon du Guern, seraient déjà dispersés parmi les nôtres !

Le lendemain, le jeune homme assista, en qualité de parrain, le nouveau-né de Gaud Keraudrenn sur les fonts baptismaux de Servel. Mais, rentré chez lui, il ne fit que dépérir. La mort l’avait regardé de trop près. Il ne passa pas l’année[13].


(Conté par Pierre Simon. — Penvénan, 1889.)
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XXXIX

Le linceul de Marie-Jeanne


Marie-Jeanne Hélary vivait seule, depuis de longues années, dans une petite maison au bord de la grève. Elle passait le temps à filer sur le pas de sa porte. Elle n’avait pas de plus chère jouissance que de voir de beau linge filé par elle et tissé par le tisserand du bourg s’empiler sur les planches de son armoire.

Un soir, elle tomba malade, se coucha, et ne se releva plus.

Comme voisins, elle n’avait que les Rojou, dont la ferme était située à un quart de lieue de là dans les terres.

La pauvre vieille dut mourir seule, comme elle avait vécu.

Le lendemain, le fermier Gonéri Rojou, étant allé prendre du goémon à la grève, s’étonna de voir fermée la porte de Marie-Jeanne.

— Elle sera peut-être partie en pèlerinage, pensa-t-il. Il dit la chose à sa femme, en rentrant.

Deux jours se passèrent.

Le troisième jour, la femme Rojou dit à son homme :

— Je vais faire un tour du côté de chez Marie-Jeanne, pour voir si elle est revenue.

Quand elle arriva à la maison de la vieille, elle trouva la porte encore fermée. L’idée lui vint de regarder par la fenêtre. Elle vit alors une chose bien triste. La moitié du corps de Marie-Jeanne Hélary pendait hors du lit, et sa tête posait sur le banc-tossel. La femme Rojou courut d’une haleine à la ferme.

— Prends un levier, dit-elle tout essoufflée à son homme, et suis-moi.

Le levier servit à jeter la porte dans la maison. L’odeur de la morte infectait, sa chair tombait déjà en pourriture. Rojou et sa femme la tirèrent cependant du lit et l’étendirent sur la table.

— Nous allons toujours l’ensevelir, dit l’homme. Vois donc si tu ne trouveras pas dans l’armoire quelque pièce de toile propre, car les draps du lit sont sales et presque en lambeaux.

La femme Rojou n’eut pas plus tôt ouvert l’armoire qu’elle demeura émerveillée, comme en extase. L’armoire était comble de linge tout neuf, qui sentait bon la lavande, et qui était blanc comme neige et fin au toucher comme de la soie.

— Oh ! la belle armoirée ! s’écria la femme Rojou. Et le malin esprit lui souffla aussitôt une vilenie dans l’oreille.

Vous n’êtes pas sans savoir combien les ménagères aiment le beau linge et comme elles s’enorgueillissent, à chaque lessive, de l’entendre claquer au vent, sur l’herbe des prés, puis de le voir se disposer en hautes piles sur les étagères, dans les armoires de chêne. Le rêve de la femme Rojou avait toujours été de pouvoir, comme la vieille Marie-Jeanne, passer ses journées à filer de fin lin qu’elle verrait ensuite se transformer en fine toile. Mais la « pauvre » n’avait, hélas ! que trop à faire dans son ménage, autour de son homme, de ses quatre enfants, et des bêtes qu’il faut soigner à l’instar des gens. Depuis douze ans qu’elle était mariée, son rouet chômait dans un coin de la cuisine, et, en fait de toile, il n’y avait guère chez elle que de la toile d’araignée.

Donc le malin esprit lui disait :

— Femme Rojou, tu es seule avec ton mari dans la maison de la défunte. Personne encore, dans la contrée, ne sait que la vieille a trépassé. Personne non plus ne sait au juste ce que renferme son armoire. Nul ne sera surpris qu’on l’ait trouvée vide. Pas un héritier ne réclamera, puisque Marie-Jeanne Hélary vivait solitaire et racontait elle-même qu’elle avait perdu toute sa parenté. Ce qu’elle laisse s’en ira à vau l’eau, deviendra la proie de l’État, du « gouvernement », qui est à lui seul plus riche que tout le monde, et qui n’a jamais fait quoi que ce soit pour Marie-Jeanne Hélary. Toi, au contraire, tu t’es toujours montrée serviable envers elle, tu vas tout à l’heure t’occuper de lui rendre les derniers devoirs. N’est-il pas juste que tu prennes ta part de ce qu’il y a dans sa maison et dont elle n’a désormais que faire ?

Ainsi parla le diable, le tentateur éternel.

Lénan Rojou était une honnête femme, mais elle était la fille de sa mère, et sa mère était la fille d’Ève. Elle écouta les propos du démon.

— Ho ! ho ! Gonéri, dit-elle, ce n’est pas les linceuls qui manquent. Il y a ici de quoi ensevelir cent cadavres. Regarde plutôt !

Comme sa femme, Gonéri Rojou s’extasia.

— Si tu voulais, reprit celle-ci, nous aurions à nous tout ce linge, sauf ce qu’il en est besoin pour faire un « drap de mort » à la vieille Marie-Jeanne.

— Après tout, observa Rojou, pourquoi d’autres, et non pas nous ?

— Il y a là de quoi faire six douzaines de beaux draps de lit, autant de nappes pour envelopper le pain[14], et au moins quatre-vingts chemises d’homme, de femmes et d’enfant. Ne le crois-tu pas, Gonéri ?

— Si, ma foi !… Écoute, tu vas rester ici garder la vieille. Moi, je vais déloger les pièces de toile et les transporter chez nous. Cela ne sera ni vu, ni entendu. Je t’en laisserai seulement une, dans laquelle, pendant que je ferai ma tournée, tu tailleras le linceul.

Et Gonéri Rojou de partir, chargé comme un âne. Encore ne sentait-il pas le poids de son péché qui aurait dû peser à ses épaules plus que tout le reste.

Au bout d’une demi-heure, il était de retour.

Le cadavre de Marie-Jeanne Hélary attendait toujours son linceul. Lénan Rojou, à genoux sur une pièce de toile déployée à terre, tenait une paire de ciseaux dans sa main droite, mais ne se décidait pas à en faire usage.

Damen ! s’écria Gonéri, dès le seuil, il ne semble pas que tu aies beaucoup avancé la besogne.

— Aussi bien, répondit Lénan, ce serait grand dommage d’entamer une toile si blanche pour un pauvre corps qui tombe en pourriture. Ne penses-tu pas que la vieille Marie-Jeanne aimerait autant dormir, une fois morte, dans les draps où elle couchait de son vivant ?

— Tu as peut-être raison, dit Rojou qui, comme beaucoup de maris, occupés aux durs travaux des champs, laissait à sa femme le soin de penser pour elle et pour lui.

Il fut entendu qu’on n’entamerait pas la pièce de toile neuve et qu’on ensevelirait la vieille dans ses vieux draps.

Ce qui fut fait.

Le soir même, le glas tinta pour le décès à l’église du bourg. Un menuisier apporta le cercueil ; Marie-Jeanne Hélary y fut couchée à demi-nue, et en grande hâte, car elle puait à force. Gonéri Rojou s’était chargé de tous les frais d’enterrement et de sépulture. Dans tout le pays, on loua sa générosité. Le dimanche d’après, M. le recteur le prôna en chaire, lui et sa femme, en les recommandant tous deux en exemple à l’assistance, comme de parfaits enfants de Jésus-Christ.

Ils ne se montrèrent nullement vains de ces éloges. De quoi on leur sut encore plus de gré.

Au fond, ils n’avaient pas la conscience tranquille. Lénan, elle, se consolait assez facilement de ses remords. Il lui suffisait de contempler la belle ordonnance que présentait, dans son armoire naguère si vide, le linge de Marie-Jeanne Hélary. Mais, de Gonéri Rojou, il n’en était pas de même. Le pauvre cher homme n’avait plus goût au travail, mangeait du bout des dents et ne pouvait dormir que d’un œil.

Une nuit qu’il somnolait ainsi, il se dressa tout à coup sur son séant. On cognait à la porte.

— Qui est là ? demanda-t-il.

Pas de réponse.

Il pensa que c’était quelque ivrogne attardé, quoiqu’il n’y eût pas grand passage par l’aire de sa métairie.

— Qui est là ? répéta-t-il une seconde fois, puis une troisième.

Toujours pas de réponse.

— Damné sois-je ! s’écria-t-il d’un ton d’autant plus furieux qu’il avait l’esprit plus malade, je m’en vais tout à l’heure vous faire confesser votre nom, que vous veniez de la part de Dieu ou de la part du diable !

Il fit mine de se lever, mais il n’eut pas plus tôt la tête hors du lit qu’il sentit ses cheveux se hérisser d’épouvante. La porte du logis était grande ouverte. Il était cependant bien sûr d’en avoir solidement poussé le verrou, avant de se coucher. Ce n’était rien encore. La nappe qui enveloppait le pain, sur la table de la cuisine, se déployait, se déployait. On eût dit un drap repoussé peu à peu par les pieds d’un dormeur qui a trop chaud. Puis, sur la nappe, se dessina la forme rigide d’un cadavre. La tourte de pain, à peine entamée, servait d’oreiller à la tête. Cette tête, Gonéri Rojou la vit se soulever lentement.

Il referma les yeux, bien décidé à ne rien voir de plus.

Mais il oublia de se boucher les oreilles.

Il ne put s’empêcher d’entendre un petit pas menu de vieille qui trottinait, trottinait à travers la maison.

Puis ce fut le bruit que font en s’écartant les battants mal graissés d’une armoire.

Puis ce fut une voix cassée, chevrotante, qui ricanait, en imitant par moquerie l’exclamation jaillie naguère des lèvres de Lénan devant le linge de Marie-Jeanne Hélary :

— Oh ! la belle armoirée ! la belle armoirée !

Gonéri Rojou entr’ouvrit les paupières. Il éprouvait un besoin de voir, qui était plus fort que sa volonté d’homme.

L’oblique clair de lune, entrant par le cadre de la porte, découpait sur le sol de terre battue un carré de lumière blanche tout pareil à une toile étendue en long et en large. À l’une des extrémités était agenouillée une vieille femme. Elle tenait une paire de ciseaux dans sa main droite. Gonéri la reconnut à son profil. C’était Marie-Jeanne, la morte !

— C’est pourtant dommage, disait-elle, continuant d’imiter le ton de Lénan, c’est pourtant dommage d’entamer une toile si blanche pour un pauvre corps qui tombe en pourriture… La vieille Marie-Jeanne aimerait autant, une fois morte, dormir dans les draps où elle couchait de son vivant…

Gonéri Rojou sentit une sueur froide ruisseler le long de ses membres.

La vieille fit une pause, puis reprit :

— Eh bien ! non ! non ! non ! Je veux être ensevelie dans le lin que j’ai filé !

Par trois fois, elle répéta avec insistance :

— Il me faut mon linceul ! Il me faut mon linceul !! Il me faut mon linceul !!!

Là-dessus, elle disparut.

Par amitié pour sa femme, Gonéri Rojou ne l’avait point réveillée. À l’aube, elle se réveilla d’elle-même. Gonéri lui dit alors :

— Femme, sais-tu quel est le premier travail que tu vas faire à ton lever ?

— Oui, mon homme, je vais piler de l’ajonc vert pour les bêtes, puis je débarbouillerai les enfants.

— Non, dit Gonéri, tu te mettras sur ton « trente-et-un »[15] ; tu tâcheras d’être à l’église au moment où M. le recteur reçoit à confesse, et tu lui avoueras en confession notre faute.

— Y penses-tu, Gonéri ? Et de quoi donc te mêles-tu, s’il te plaît ?

— Ce n’est pas tout, poursuivit l’homme ; je marcherai sur tes pas, emportant sur mes épaules le linge volé qui est là, dans l’armoire. N’oublie pas de demander au recteur quel usage nous en devrons faire.

— Quel usage… quel usage !!… répartit la femme, en colère. Si quelqu’un doit le savoir, c’est moi, et non le recteur ! Ne t’inquiète donc pas de ce linge.

— J’ai mes raisons pour m’en inquiéter, dit Gonéri. Il y va de ta paix et de la mienne, en ce monde et dans l’autre.

Il raconta à sa femme sa vision de la nuit.

Lénan, dès lors, ne fit plus d’objection. Elle disposa elle-même le faix de linge sur les épaules de son mari et le précéda au bourg. Arrivée à l’église, elle se blottit dans le confessionnal du recteur, pendant que Gonéri l’attendait, avec sa charge, près des fonts baptismaux.

Le recteur dit à Lénan, quand elle lui eut tout avoué :

— Revenez cette nuit, ma fille, accompagnée de votre homme. Quant au linge, vous le déposerez à la sacristie, où je l’exorciserai. J’espère en avoir fait sortir avant ce soir l’âme funeste qui est en lui et qui n’est autre que votre péché à tous deux.

Lénan et Gonéri s’en retournèrent à la ferme, mais le soir de ce jour les retrouva en prière, dans l’église, avec le recteur.

Quand sonna l’heure de minuit, celui-ci fit signe à Lénan.

— Voici l’heure, dit-il. Prenez dans la sacristie les pièces de toile ; ne vous étonnez point de les sentir aussi légères que plume, et allez les étendre une à une, sur la tombe encore fraîche de Marie-Jeanne. Ayez surtout bien soin d’attendre qu’une ait disparu avant de déplier l’autre. Nous prierons ici, pendant ce temps, votre mari et moi. Quand tout sera fini, vous viendrez nous rendre compte, et vous nous direz ce que vous aurez vu.

Lénan Rojou n’était pas fière, en s’en allant, à l’heure de minuit, accomplir cette restitution, dans le cimetière de la paroisse.

Gonéri Rojou non plus n’était pas fier, dans le chœur de l’église, où il priait côte à côte avec le recteur pour le retour heureux de sa femme.

Il fut soulagé d’un grand poids en la voyant reparaître par la porte de la sacristie, saine et sauve.

Elle tremblait pourtant de tous ses membres.

— Eh bien ? Lénan, demanda le recteur.

— Oh ! répondit-elle, j’ai vu des choses que nul autre ne verra.

— Expliquez-vous, Lénan !

— D’abord, monsieur le recteur, j’ai déplié une première pièce de toile sur la tombe. Un vent s’est élevé aussitôt, et la pièce de toile s’est envolée en gémissant. J’en ai déplié une seconde. Le même vent s’est élevé de nouveau, et la seconde pièce de toile s’est envolée comme la première, mais sans gémir. J’en ai déplié une troisième. Celle-ci a fait un bruissement léger comme l’haleine du printemps à travers les feuilles nouvelles. Puis elle s’est gonflée comme une voile, et s’en est allée au loin, par le chemin de Saint-Jacques[16] tout au fond du ciel. La terre de la tombe alors s’est crevassée ; j’ai vu Marie-Jeanne Hélary allongée, toute nue, dans le creux noir de la fosse. J’ai déplié la quatrième pièce de toile. Au lieu de s’envoler, celle-ci s’est engouffrée en terre, et la morte s’est roulée dedans, en faisant : brr ! brr ! comme quelqu’un qui a très froid. Restait la cinquième et dernière pièce. J’allais la déplier et l’étendre, lorsque quatre anges descendus du paradis me l’ont arrachée des mains. J’ai entendu une voix mélodieuse qui disait : « Vous êtes pardonnés ! » Et c’est tout.

— C’est assez ! prononça le recteur. Ton mari et toi, Lénan Rojou, vous pouvez aller en paix. Souvenez-vous seulement que s’il est mauvais de voler les vivants, il est odieux de voler les morts ! Quant à Marie-Jeanne Hélary, soyez certains qu’elle ne vous tourmentera plus[17] !


(Conté par Baptiste Geffroy, dit Javré. — Penvénan, 1886.)
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XL

La bague du capitaine


Il y a quelque cinquante ans, un navire étranger fit naufrage sur la côte de Buguélès, en Penvénan. On recueillit une dizaine de cadavres. Comme on ignorait s’ils étaient chrétiens, on les enterra dans le sable, à l’endroit où on les avait trouvés. Parmi eux était le corps d’un grand et beau jeune homme, plus richement vêtu que ses compagnons, et que, pour cette raison, on jugea être le capitaine. À l’annulaire de la main gauche, il portait une grosse bague en or sur laquelle étaient gravées des lettres d’une écriture inconnue.

Buguélès est habité par une population d’honnêtes gens. On enterra, ou plutôt on ensabla le beau jeune homme, sans le dépouiller de sa bague.

Des années se passèrent. Le souvenir du naufrage s’était peu à peu effacé. Cependant, à la veillée, quelquefois, en attendant le retour des hommes partis en mer, les femmes devisaient encore de celui qu’elles appelaient « le capitaine étranger », et de la grosse alliance en or pur qu’il portait au doigt.

La première fois que Môn Paranthoën, une jeune couturière des environs, entendit raconter cette histoire, elle ne fit que rêver toute la nuit de cette alliance qu’on disait si belle. Le lendemain, elle y songea encore, et le surlendemain, et tous les jours suivants. Cela devint chez elle une hantise. Elle était passablement coquette, comme le sont toutes les jeunes couturières, et elle se disait qu’un bijou est fait pour briller à la lumière du soleil béni, non pour s’encrasser dans les ténèbres de la tombe. Longtemps néanmoins, je dois l’avouer, elle repoussa la tentation. Mais son métier même l’y exposait sans cesse. Quand elle causait dans les maisons de Buguélès, ce qui advenait presque journellement, elle était obligée de s’installer sur la table, près de la fenêtre, et toutes les fenêtres de ce pays regardent du côté de la grève.

À la fin, la malheureuse n’y tint plus.

Un soir, sa journée close, elle fit mine de retourner chez elle, puis, quand elle fut bien sûre de n’être pas vue, elle descendit à pas de loup vers la plage.

Le lieu de la sépulture des noyés était marqué par une croix grossière, faite de bois badigeonné de goudron, qu’on avait eu soin de planter juste au-dessus du cadavre du beau capitaine. À tout seigneur, tout honneur.

Nuit pleine, et tous les pêcheurs rentrés, Môn Paranthoën n’avait pas à craindre d’être dérangée. Elle s’agenouilla, se mit à gratter le sable avec ses ongles, furieusement. Bientôt, elle parvint à tirer à elle une des mains du cadavre, la gauche. L’anneau y était toujours. Elle tenta de le faire glisser sur le doigt, mais la peau racornie formait de gros bourrelets. Elle essaya de ses ciseaux. Peine perdue : les ciseaux ne mordaient pas dans ce cuir tanné par l’eau de la mer. Alors, exaspérée, elle saisit le doigt entre ses dents et le trancha d’un coup. Puis, l’avant recraché dans la fosse, elle y fit de même rentrer la main, nivela le sable, épousseta son tablier, en se relevant, et s’enfuit, emportant la bague.

Le lendemain, elle vint à son ouvrage, comme à l’ordinaire. Seulement, elle avait la tête enveloppée d’un fichu de laine, par-dessus sa coiffe, et elle était toute pâle.

— Qu’avez-vous donc, Môna ? lui demanda la ménagère.

— Oh ! rien, fit-elle, un peu mal aux dents. Cela va passer.

Et elle entama sa couture.

Mais, au lieu de passer, le mal ne fit que croître, au point de forcer Môn Paranthoën à quitter son travail. Elle s’en alla, en gémissant.

Elle disparaissait à peine au tournant du sentier, qu’il s’éleva un grand tumulte dans le village. Des gamins qui jouaient dans la grève étaient subitement remontés, criant à tue-tête :

— Venez voir ! venez voir !

— Quoi ?

— Ce qu’il y a « au cimetière des noyés » !

Tout Buguélès, hommes et femmes, descendit derrière eux jusqu’à la mer. Quand on fut arrivé à l’endroit, voici ce qu’on vit. Au pied de la croix goudronnée, une manche de veste sortait du sable, et de la manche sortait une main, et les doigts de cette main étaient affreusement crispés, sauf un, l’annulaire, qui se dressait, rigide et menaçant. On eût dit qu’il désignait avec colère quelqu’un, tout là-haut, dans les landes maigres qui dominent les petites maisons éparses des pêcheurs. À sa base, il portait une entaille profonde.

Une des femmes qui étaient là parla ainsi :

— C’est le doigt de la bague : on la lui a volée, et il la réclame.

— Réenfouissons toujours cette main, répondit un des hommes.

Et il la recouvrit de sable.

L’assistance se dispersa, en échangeant mille commentaires. Quand ceux qui étaient partis en mer rentrèrent, le soir, on leur conta la chose. Ils furent de l’avis commun : cela sentait le sacrilège.

On s’endormit fort tard dans les chaumières, et l’on dormit mal.

Au petit jour, les plus impatients coururent au cimetière des noyés. De nouveau, le doigt fatal se dressait sur le sable lisse.

— Voyons voir jusqu’au bout, dirent-ils.

Et ils réenfouirent le doigt, la main, tout, comme on avait fait la veille. Puis ils allèrent quérir çà et là d’énormes galets et des quartiers de roches qu’ils entassèrent par dessus.

Oui, mais deux heures plus tard le doigt reparaissait ; les pierres semblaient s’être écartées d’elles-mêmes, respectueusement, et formaient cercle à distance.

Alors, on eut recours à d’autres moyens. Le recteur de Penvénan, accompagné d’un chantre et d’un enfant de chœur, vint conjurer le mort, en l’aspergeant d’eau bénite.

Mais le beau capitaine n’était probablement pas chrétien, car il ne se laissa pas conjurer.

— Il redemande son alliance ! répéta la femme qui avait parlé la première fois.

Maintenant, chacun pensait comme elle. Mais où la trouver, cette alliance, où la trouver, pour la rendre ? L’enfant de chœur, agenouillé dans le sable, dit :

— Ce doigt-là a été resoudé par la puissance de Dieu ou du diable, après avoir été coupé avec des dents. Et, certes, ces dents-là étaient aiguisées et fines.

Il n’avait pas achevé, que, par la route goémonneuse qui mène de la mer aux maisons de Buguélès, apparaissait Môna Paranthoën, la couturière. Du moins, les ménagères la reconnurent à sa robe de double-chaîne et à l’élégance fraîche de son tablier. Car de son visage on ne voyait rien, tellement il était entortillé de linges et de châles. Sur son corps si souple, elle avait l’air de porter une tête monstrueuse.

Elle avançait lentement, exhalant une plainte sourde à chaque pas qu’elle faisait.

Lorsqu’elle fut arrivée au groupe, elle pria, du geste, qu’on la laissât passer.

Entre le pouce et l’index, elle tenait une grosse bague d’or… Vous devinez le reste !…

Les hommes voulurent faire un mauvais parti à Môn Paranthoën. Mais elle écarta les linges qui couvraient sa figure et leur montra sa bouche vide de dents, pleine de pus. On se contenta de la fuir, comme une pestiférée.

Je l’ai rencontrée plus d’une fois, vaguant par les chemins, la tête toujours enveloppée de haillons. Elle ne pouvait plus parler, mais elle geignait lugubrement.

Quant au capitaine étranger, depuis lors il repose en paix, sa belle alliance d’or au doigt, et rêvant, j’imagine, de la « douce » qui la lui avait donnée.


(Conté par Françoise Thomas, journalière. — Penvénan, 1881.)
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XLI

La mère dénaturée


Yvona Coskêr était entrée vers l’âge de dix-huit ans au service du seigneur de Kerham. C’était une fille jolie. La beauté, hélas ! est souvent un don funeste. Le seigneur de Kerham, un jour, ayant trouvé Yvona, seule à la cuisine, s’approcha d’elle et lui dit :

— La comtesse, ma femme, est déjà sur le retour. Si tu consens à devenir ma douce maîtresse, Yvonaïk, je te donnerai à ma mort la moitié de mes biens.

La malheureuse se laissa tenter. Elle devint la maîtresse du seigneur de Kerham.

Elle eut de lui cinq enfants bâtards.

Sur l’ordre du seigneur, elle les étouffait à mesure, et lui-même allait les planter[18] dans un petit bois, non loin du manoir.

Elle se trouva enceinte pour la sixième fois. Sa grossesse fut pénible. Une nuit qu’elle était au lit et ne pouvait fermer l’œil, elle se dressa tout à coup sur son séant, épouvantée.

L’enfant qu’elle portait s’était mis à parler dans son sein[19].

Il disait :

— Ma pauvre petite mère, je sais que tu me tueras comme tu as tué mes cinq frères. Du moins, ne me fais pas mourir comme eux sans baptême. Sinon, ma pauvre petite mère, tu seras damnée, damnée pour l’éternité.

Depuis lors jusqu’au moment de sa délivrance, Yvona Coskêr entendit la voix de l’enfant répéter, chaque nuit, le même propos.

Quand elle eut accouché, clandestinement comme toujours, son premier soin fut de baptiser elle-même la chère créature. Puis, au lieu de l’étrangler, comme elle avait fait pour les autres, elle voulut lui donner à téter. Mais l’enfant se refusa à prendre le sein.

— Hélas ! mon lait est maudit, pensa-t-elle.

Et elle se mit à sangloter amèrement.

Le seigneur arriva sur ces entrefaites.

— Comment ! s’écria-t-il, rouge de colère, vous n’avez pas encore étranglé cet avorton !

Il arracha l’enfant des bras de la mère, lui tordit le cou, et l’emporta au petit bois, où il l’enfouit au pied du sixième arbre.

Yvona Coskêr cependant ne faisait plus que gémir. Elle s’était prise en horreur. Elle souhaitait d’être morte.

Dès qu’elle put se lever, elle alla trouver la châtelaine de Kerham et s’agenouilla devant elle pour implorer son pardon. La bonne dame, qui était une sainte, lui dit :

— Ce n’est pas à moi qu’il faut demander pardon, ma pauvre fille, mais bien à Dieu et aux cinq enfants que vous avez privés de baptême. Je vais vous donner un sage conseil. Allez de ce pas trouver le recteur de Tréguier. Confessez-vous à lui. Il vous dira ce que vous aurez à faire.

Yvona se mit en route pour Tréguier.

Le recteur, après l’avoir entendue en confession, secoua tristement la tête et dit :

— Je ne puis vous donner l’absolution, Yvona. Il faudra que vous alliez de paroisse en paroisse et de confessionnal en confessionnal, jusqu’à ce que vous avez passé entre les mains de quatorze prêtres. Le quatorzième seulement aura pouvoir de vous absoudre.

Yvona Coskêr fit ce qui lui était recommandé. Elle marcha tant et tant que ses souliers s’usèrent. Elle tomba, plutôt qu’elle ne s’agenouilla, aux pieds du quatorzième prêtre.

C’était un tout jeune abbé, frais émoulu du séminaire, et qui avait une figure de fille, pleine de douceur.

Quand elle eut fini de se confesser, il la releva et lui dit :

— Allez en paix, pauvre femme, et accomplissez de point en point mes instructions.

Votre pénitence vous coûtera cher, mais vous serez sauvée, si vous avez le courage de la subir jusqu’au bout.

Donc, vous vous rendrez au petit bois où le seigneur de Kerham a planté vos enfants. Vous vous y rendrez avant l’heure de minuit et vous attendrez. Quoi qu’il vous puisse arriver, demeurez confiante en la miséricorde de Dieu. Vous aurez d’ailleurs un auxiliaire puissant qui vous aidera à surmonter cette terrible épreuve.

Quel serait cet auxiliaire, le jeune prêtre ne le dit pas.

En quoi consisterait la terrible épreuve, il ne le dit pas davantage.

Yvona Coskêr se sentit néanmoins le cœur soulagé. Malgré ses jambes enflées, ses pieds meurtris et saignants, elle se remit vaillamment en route, pour gagner Kerham et le petit bois, près du manoir. Elle y parvint, à la tombée de la nuit. Elle se prosterna dans l’herbe humide, sous les grands arbres. Son âme était tout angoissée de songer que les six pauvres créatures étaient enfouies là, et, au souvenir de ses crimes, ses larmes se mirent à couler dru.

Cependant les douze coups de minuit sonnèrent à la chapelle du manoir.

Yvona leva la tête. Au-dessus d’elle, dans les branches, elle venait d’entendre un léger bruit. Comme elle se demandait ce que ce pouvait être, elle vit une bande d’écureuils dégringoler le long des troncs. Et tous fondirent sur elle ; ils la renversèrent sur le sol, et commencèrent à lui labourer le sein avec leurs dents, avec leurs griffes, en criant :

— Ah ! nous la tenons enfin, la mauvaise mère ! la mauvaise mère !

Elle comprit alors que ces écureuils étaient les enfants qu’elle avait fait mourir si cruellement. Elle murmura :

— Que la volonté de Dieu soit faite !

Et elle se laissa déchirer le corps, sans un mouvement, sans une plainte.

Toutefois, ayant remarqué, au bout d’un moment, que les écureuils n’étaient qu’au nombre de cinq, elle demanda :

Vous devriez être six, mes chers enfants. Où donc est resté le sixième ?

Les écureuils ne répondirent pas, mais se mirent à la dévorer plus furieusement. Elle se cramponnait aux herbes et aux touffes de genêts, tant la douleur était atroce. À la fin, les écureuils, à force de fouiller sa chair, arrivèrent jusqu’à son cœur. L’un d’eux y mordit avec une telle rage que le sang jaillit puis retomba comme une pluie rouge. Pour le coup, Yvona Coskêr exhala un long gémissement.

Ma Doué ! ma Doué ! (Mon Dieu ! mon Dieu !), cria-t-elle.

Elle allait s’évanouir.

Mais, soudain, ses yeux, à demi clos déjà, virent s’approcher une grande lumière. Et cette lumière enveloppait un enfant beau comme le jour. Il souriait doucement, d’un sourire céleste.

— Courage ! courage, petite mère chérie ! dit-il. Je suis l’enfant que tu as baptisé de tes propres mains. Grâce au baptême, j’ai pu aller en paradis. J’ai intercédé pour toi auprès de Dieu. Il m’a promis que tu serais sauvée. Mais il est nécessaire auparavant que mes cinq petits frères morts sans baptême aient fait jaillir de ton cœur autant de gouttes de sang qu’il eût fallu de gouttes d’eau pour les baptiser. C’est pourquoi ils t’ont mise en cet état. Ne faiblis point, petite mère chérie ! Ta peine touche à sa fin.

Ces paroles se répandirent comme un baume sur la souffrance aiguë d’Yvona.

Elle garda les yeux fixés sur la consolante apparition jusqu’à ce que son sang eût fini de couler. Bientôt, dans la lumière surnaturelle qui grandissait à mesure, elle vit la forme d’un deuxième enfant, puis celle d’un troisième. Enfin, elle en put compter six, et alors elle mourut.

Le lendemain, des gens du manoir passant dans le petit bois, y trouvèrent le cadavre déchiqueté d’Yvona Coskêr.

La châtelaine ordonna que son ancienne servante fût inhumée en terre bénite. Toutefois, comme elle n’était pas très rassurée sur son sort dans l’autre monde, elle fit célébrer une messe de trentaine pour savoir si Yvona était sauvée.

Ce fut le jeune prêtre qui la célébra.

Il avait prévenu la châtelaine :

— Remarquez bien ce qui se passera au moment de l’offertoire.

Or, voici ce qu’elle vit.

Une colombe blanche, aux ailes tachetées de sang, planait au-dessus de l’officiant.

La dame de Kerham ne douta plus du salut d’Yvona Coskêr[20].


(Conté par Jeanne-Marie Bénard. — Port-Blanc.)


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XLII

Les pèlerinages des âmes


Il y a deux pèlerinages qu’il faut avoir faits au moins une fois, dans sa vie.

Le premier est celui de Loc-Ronan, le jour de la Troménie ; il faut faire trois fois le tour de la montagne sainte.

Le pèlerinage est manqué si l’on tourne la tête, fût-ce une seule fois, durant le parcours.

Il importe aussi de suivre exactement et pas à pas le trajet que faisait saint Ronan, sans omettre un détour, sans se laisser rebuter par fossé, broussaille ou fondrière.

Des gens qui accomplissaient la Troménie, isolément, pour leur compte, ont souvent entendu, sans voir personne, des frôlements dans les haies ou des bruits de pas sur les sentiers. C’étaient des âmes s’acquittant, après la mort, du pèlerinage qu’elles n’avaient pas fait de leur vivant.

Il arrive parfois que le mauvais temps empêche la grande procession de la Troménie de sortir. Mais en ce cas des cloches mystérieuses se mettent à sonner dans le ciel, et l’on voit un long cortège d’ombres se profiler sur les nuages. Ce sont des âmes défuntes qui accomplissent quand même la cérémonie sacrée. Saint Ronan les guide en personne et marche à leur tête, en agitant sa clochette de fer[21].

Le second pèlerinage obligatoire est celui de Saint-Servais (en breton Sant Gelvestr-ar-Pihan).

Si on ne fait pas, de son vivant, ce pèlerinage, on est condamné à l’accomplir après la mort. On emporte en ce cas son cercueil sur les épaules, et on n’avance, chaque jour, que de la longueur de ce cercueil.

Dans le mur de l’église de Saint-Servais s’ouvre une cavité profonde. C’est par là que, leurs dévotions terminées, les défunts rentrent sous terre. Il suffit de passer la tête dans l’orifice du trou pour entendre le frôlement des cercueils le long des parois et le bruit qu’ils font en dégringolant au fond des puits[22].

Quand on a fait vœu, pendant sa vie, de visiter un sanctuaire, on est tenu d’accomplir ce vœu après la mort, si on ne l’a fait de son vivant. Mais un défunt ne peut aller seul en pèlerinage. Il faut qu’il se fasse accompagner d’une personne en vie.

Il commence donc par se rendre, à l’heure des morts, c’est-à-dire vers minuit, chez l’un quelconque de ses proches. Il le réveille ou lui parle « à travers son rêve ».[23]



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XLIII

Le pèlerinage de Marie Sigorel


Un matin, comme je me levais, je vis entrer chez moi Marie Sigorel. C’était une voisine qui vivait des pèlerinages qu’on lui faisait faire.

— Excusez-moi, dit-elle. Est-ce que je ne vous ai pas entendue dire que vous aviez fait vœu d’aller à Saint-Samson[24] ?

— Si bien.

— Voulez-vous que nous y allions aujourd’hui ensemble ? J’ai accepté d’y faire un pèlerinage pour un enfant qu’on avait fait vœu d’y mener et qui est mort avant que le vœu ait été accompli.

— Ma foi, répondis-je, je ne demande pas mieux.

Je terminai quelques préparatifs, et nous partîmes.

Au commencement, tout alla bien. Mais quand nous fûmes sorties du territoire de notre paroisse, je crus m’apercevoir que la femme Sigorel traînait la jambe.

— Qu’est-ce donc ? lui dis-je. Nous avons fait une lieue à peine, et vous paraissez déjà fatiguée.

— Oui, c’est singulier, je ne sais ce que j’ai. C’est comme si j’avais sur les épaules un poids qui devient de plus en plus lourd à mesure que j’avance.

Nous continuâmes tout de même de cheminer. Mais à chaque instant, j’étais obligée d’attendre que Marie m’eût rejointe. Elle détournait la tête sans cesse, d’un air inquiet.

— Que regardez-vous ainsi ? lui demandai-je.

Je n’étais pas très rassurée moi-même. Il me semblait entendre derrière nous un petit pas menu, comme un pas d’enfant. Nous étions cependant toutes seules sur la route.

— Est-ce que vous n’entendez pas ? fit Marie Sigorel, en réponse à ma question.

— Si, dis-je. Qu’est-ce que cela peut bien signifier ?

— Je ne sais. Nous ferions peut-être mieux de nous arrêter. D’ailleurs, je n’en puis plus. Il faut que je délace mon corsage. Il me semble le sentir aussi lourd que plomb sur mes épaules[25].

Nous nous assîmes sur un tas de pierres. Je méditais tristement. Tout à coup une inspiration me vint :

— Marie Sigorel, avez-vous été prier sur la tombe du mort, avant de vous mettre en route.

— En vérité, non. Je n’en ai pas eu l’idée.

— Oh ! bien, alors tout s’explique. Si vous étiez allée au cimetière inviter l’enfant à marcher devant vous, nous ne l’aurions pas eu sur nos talons, et vous n’auriez pas eu le poids de son vœu sur les épaules.

— J’ai eu grand tort. Mais maintenant, comment faire ?

J’eusse été fort empêchée de tirer d’embarras la femme Sigorel. Par bonheur, nous vîmes à ce moment, sur le chemin, une vieille qui paraissait venir de notre côté. J’allai à elle, et je lui contai le cas de ma compagne.

— Vous êtes une personne d’âge, ajoutai-je ; vous devez avoir l’expérience de toutes choses. Donnez-nous, de grâce, un bon conseil.

La vieille se tourna aussitôt vers Marie Sigorel :

— Avez-vous dans votre poche, lui demanda-t-elle, l’offrande à faire au saint ?

— Oui, répondit Marie, j’ai les cinq sous qu’on m’a chargée de mettre dans le tronc.

— Eh bien ! glissez-les dans vos chaussures, sous la plante de vos pieds, et récitez une prière pour demander à Dieu d’accroître la béatitude du pauvre ange. Vous pourrez alors continuer votre chemin, sans encombre.

Nous souhaitâmes à la vieille mille bénédictions.

À partir de ce moment, Marie Sigorel chemina librement et notre pèlerinage s’accomplit le mieux du monde[26].


(Conté par Lise Bellec, couturière. — Port-Blanc.)


Quand on prie pour un mort dans une chapelle votive ou qu’on assiste à une messe recommandée à son intention, on voit le mort agenouillé dans le chœur. D’abord il est tout noir, puis il devient gris, et à la fin de l’oraison ou de l’office, il apparaît tout blanc, d’une blancheur lumineuse.

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  1. Les charniers sont cependant encore très soigneusement entretenus dans le pays de Goëlo. — [L. M.].
  2. Il m’a été donné d’assister encore à une procession de ce genre, dans quelques bourgs de la Cornouailles. V. au chapitre de l’Anaon, ci-après.
  3. Les bêtes aussi conversent entre elles dans le langage des hommes, durant la nuit de Noël. Un fermier voulut entendre ce que pourraient bien se dire ses bœufs et se cacha dans le grenier, au-dessus de l’étable.

    — Que ferons-nous demain ? demanda l’un des bœufs à son compagnon ?

    — Nous porterons notre maître en terre.

    Ce fut en effet le premier travail qu’ils firent. Le fermier épouvanté trépassa dans la nuit.

  4. Cf. G. Fouju, Coutumes, croyances et traditions de Noël, in Revue des traditions populaires, déc, 1891, t. VI, p. 726, — [L. M.].
  5. C’est l’expression consacrée chez les fossoyeurs bretons : Poaz es « Il est cuit », c’est-à-dire pourri.
  6. Le fossoyeur Poëzevara est mort en 1889. La légende est de très récente formation, elle a pour point de départ des faits exacts ; le recteur n’est pas mort le jour où il a dit une messe pour l’âme du mort mutilé, mais il a eu une attaque ce jour-là. — [L. M.].
  7. On appelle « grandes journées » (devez braz) certaines solennités agricoles. Elles ont lieu pour des travaux d’importance auxquels ne suffisent ni le personnel, ni le matériel ordinaires de la ferme. On y convoque le ban et l’arrière-ban des voisins et amis. Tels sont, en particulier les charrois de sable et de varech.
  8. V. plus haut, p. 57-60.
  9. Tad-cun, trisaïeul.
  10. J’ai recueilli plusieurs versions de cette légende, et dans des régions très diverses. Comme elles sont beaucoup moins complètes que celle que j’ai rapportée, comme, d’autre part, elles ne renferment aucun détail nouveau, je n’ai pas cru devoir les transcrire. Il y en a tout un cycle, mais sans différences notables. Je veux cependant en résumer une qui permettra de juger de ce que sont toutes les autres. Elle m’a été contée à Quimper, par une fille Kerhoas.

    Une jeune couturière des environs de Penmarc’h avait une grande dévotion pour l’Anaon. Un soir qu’elle rentrait de son travail à une heure tardive, elle entendit un remuement et comme des plaintes étouffées dans des broussailles qui bordaient le chemin. Elle demanda : « Qui est là ? ». Personne ne lui répondit. Elle en conclut qu’il y avait là une âme en peine qui avait besoin de secours. Le lendemain, elle se rendit de bon matin à l’église et recommanda une messe « à l’intention de celle des âmes du purgatoire à qui il ne manquerait plus qu’une messe pour être sauvée. »

    Il fut fait selon son désir.

    Elle assista elle-même à l’office. Comme elle quittait l’église, elle rencontra dans le cimetière un jeune homme tout de blanc vêtu. Ce jeune homme l’accosta et lui dit :

    — Vous êtes couturière de votre état, n’est-ce pas ?

    — Oui, monsieur.

    — Combien gagnez-vous par jour, dans les maisons que vous fréquentez ?

    — Douze sous.

    — Eh bien ! si vous voulez en gagner trente, allez à Audierne. Vous verrez une maison blanche au coin de la place. Vous frapperez, vous demanderez la dame de la maison et vous lui direz que vous venez de ma part.

    La jeune fille obéit. La dame de la maison la reçut d’abord assez mal.

    — Je ne sais de qui vous voulez me parler. Je n’ai chargé personne de me chercher une couturière.

    La jeune fille cependant tenait les yeux obstinément fixés sur une broche de jais que la dame portait au cou et dans laquelle était encadrée une miniature.

    — Pardon, madame, dit-elle au bout d’un instant, vous avez au cou le portrait de la personne qui m’a envoyée ici.

    — C’est impossible ! Ce portrait est celui de mon fils. Voici dix ans qu’il est mort.

    — C’est donc votre fils que j’ai rencontré. Je le jurerais par Jésus-Christ et par la Vierge !

    La vieille dame se fit alors raconter l’aventure par le menu. La jeune fille ne céla rien, ni le bruit qu’elle avait ouï la veille dans les ajoncs, ni la messe qu’elle avait fait dire le matin même et au sortir de laquelle elle s’était croisée dans le cimetière avec le jeune homme vêtu de blanc.

    La vieille dame comprit qu’elle lui devait la délivrance de son fils. Elle la garda désormais près d’elle et, en mourant, lui laissa tout son bien.

  11. Ann or dâl. Elle s’ouvre d’ordinaire à la base du clocher et fait face au chœur.
  12. Cf. Luzel, Fantic Loho. Lég. chrét., II, p. 125. — P. Sébillot : Le drap mortuaire : Contes populaires de la Haute-Bretagne, 1re série, p. 303 ; Le linceul promis : Littérature orale de la Haute-Bretagne, p. 195. V. aussi, dans Fouquet, Légendes, contes et chansons populaires du Morbihan, le conte intitulé : Alice de Quinipily. E. Souvestre a donné dans sa première édition des Derniers Bretons une légende analogue : Le drap mortuaire, qui a disparu dans les éditions subséquentes. — [L. M.].
  13. Dans ses traits essentiels, l’histoire est vraie ; c’est une histoire d’ivrogne ; un garçon pris de boisson rapporta chez lui une tête de mort qu’il avait enlevée d’un charnier ; dégrisé, il fut saisi de terreur, et demanda conseil au recteur qui lui indiqua pour se tirer d’affaire le moyen que rapporte la légende. La chose s’est passée vers 1860. Mais il convient d’ajouter que c’est là un thème légendaire fort répandu en Bretagne, M. Le Braz a recueilli des récits analogues à Elliant, d’autres à Plougastel. Les événements réels ne servent jamais que d’occasion à l’apparition de légendes déjà toutes prêtes à éclore. Cf. in P. Sébillot, Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, t. I, p. 255 et seq. : La coiffe enlevée. Cf. aussi in Mme  de Cerny, Saint-Suliac et ses traditions (Dinan, 1861) : Les trois mortes ; La jeune fille du cimetière. — [L. M.].
  14. Dans la plupart des fermes bretonnes où se pratiquent encore les anciens usages, le pain demeure constamment sur la table. On l’enveloppe d’une nappe (ann doubier). C’est cette nappe que l’on déploie devant l’hôte, au moment où il prend place à la table commune.
  15. War da bégément, dit l’expression bretonne, c’est-à-dire « sur ton combien ».
  16. La voie lactée.
  17. V. les rapprochements indiqués pour le no XXXVII, et spécialement : Le linceul promis. — [L. M.].
  18. Le mot enterrer (interri) ne s’emploie en breton que s’il s’agit d’un ensevelissement en terre bénite. — [L. M.].
  19. Cf. pour l’épisode de l’enfant qui parle avant d’être né. Mélusine, IV, col. 228, 272, 274, 277, 297, 323, 405, 447 ; V. col. 36, 257 ; VI, col. 92. — [L. M.]
  20. Cf. dans les Gwerziou Breiz-Izel, t. II, p. 533, la Mauvaise servante. (On trouve dans la complainte les principaux épisodes de la légende.)

    Cf. aussi : Luzel, Lég. chrét., II, p. 163 : Quelque compagnie que l’on suive, on en a toujours sa part, p. 207 ; La femme qui ne voulait pas avoir d’enfants ; et Gwerziou Breiz-Izel, t. I, p. 88 : Marie Quelen ; — [L. M.].

  21. Une vision de ce genre a été consignée dans un des registres de la paroisse de Locronan. « … Et ont les dits susnommés unanimement déclarés avoir ouï dire par leurs prédécesseurs (il s’agit sans doute de fabriciens) que l’on avait vu sortir les dictes relicques avec croix et bannières, les cloches sonnantes d’elles-mesmes, et aller faire la dicte procession à pareil jour du dict tour… » J’emprunte cette citation à l’opuscule de M. l’abbé Thomas, qui ne la donne lui-même que sous une forme tronquée. Quant aux dictons que je relate ci-dessus, ils m’ont été fournis principalement par une vieille marchande de fruits, de Quimper, que je n’ai jamais entendu désigner que par son prénom de Naïc. Ils ont du reste cours dans toute la Basse-Cornouaille.
  22. Il y a un troisième pèlerinage obligatoire, celui de Notre-Dame de Bulat, petit bourg de l’arrondissement de Guingamp. — [L. M.].
  23. C’est ce que nous montre en action, avec une poésie pleine d’étrangeté et de mystère, la belle gwerz de Dom Jean Derrien (cf. Gwerziou Breiz-Izel, t. I, p. 120).

    Voici le passage. Dom Jean Derrien est couché. Une voix lui parle, dans la nuit :

    — Dom Jean Derrien, vous dormez sur la plume douce. Moi, je ne dors point.

    — Qui donc, à cette heure de la nuit, vient faire ce train à ma porte ? Voici trois nuits que j’ai reçu la prêtrise ; depuis, je n’ai dormi goutte. Je ne sais si c’est le fait du malin esprit ou des âmes défuntes.

    — Ce n’est pas le malin esprit ! C’est moi,… votre mère,… celle qui vous a enfanté ! C’est moi, votre mère, Dom Jean Derrien, qui suis ici à faire pénitence !… Je suis vouée au feu et à la flamme, si mon fils Jean ne vient à mon aide ! Je suis vouée au feu pour jamais, si ne vient à mon aide Dom Jean Derrien !

    — Ma pauvre petite mère, dites-moi, qu’y a-t-il à faire pour vous ?

    — Autrefois, quand je marchais par le monde, je promis d’aller en Espagne, en Allemagne, d’aller à Saint-Jacques d’Espagne, d’aller à Saint-Jacques de Turquie. Longue est la route, et c’est bien loin d’ici !

    — Ma pauvre petite mère, dites-moi, pourrais-je y aller moi-même efficacement ?

    — Il serait efficace pour moi que vous y alliez, autant que si j’y avais été moi-même.

    — Eh bien ! ma pauvre petite mère, je vous viendrai en aide. Dussé-je en mourir, j’irai !

    Dom Jean Derrien disait à sa sœur, chez elle, quand il arrivait :

    — Préparez-moi une douzaine de chemises, autant de mouchoirs, ainsi que trois ou quatre tricornes, pour qu’on sache que je suis un prêtre.

    Sa sœur Marie répondit à Jean Derrien, quand elle l’entendit :

    — Maintenant que vous nous avez fait dépenser tout notre bien (en frais d’études), vous demandez à quitter le pays ?

    — Taisez-vous, ma sœur, ne vous fâchez pas. C’est pour la mère qui nous a enfantés. Je vais à Saint-Jacques de Turquie, pour ma mère et la vôtre.

    — Taisez-vous, mon frère, restez à la maison. J’enverrai un messager (un pèlerin par procuration) à votre place.

    — Messager à ma place ne partira point. J’ai dit que j’irai, il faut que j’aille !…

  24. La chapelle de Saint-Samson, en Pleumeur-Bodou (Côtes-du-Nord), attire beaucoup de pèlerins.
  25. Cf. Luzel, Contes pop. de la Basse-Bretagne, t. III, p. 203 : La princesse enchantée, et P. Sébillot : Traditions et superstitions de la Haute-Bretagne, I, 231. — [L. M.]
  26. On lit dans la Vie de saint Goulven (Dom Lobineau, Vie des saints de Bretagne) :

    « Un homme, après avoir fait vœu, avec un de ses voisins, d’aller en pèlerinage à Rome, dans un certain délai, avait engagé son voisin à différer, contre son gré ; et pendant ce retard, le voisin était mort. Saint Goulven ordonna au pénitent d’aller à Rome, et d’y porter le corps de son voisin cousu dans un sac de cuir. Ce qu’il exécuta. Mais il fut soulagé par le mérite de son obéissance, ou plutôt par le mérite de celui à qui il la rendait, le poids devint si léger qu’il ne s’aperçut presque pas qu’il portât rien. »