La Légende de Metz/Préface

Paul Ollendorf, éditeur (p. V-VIII).

PRÉFACE

Dans une réunion d’officiers prussiens, le maréchal de Moltke, ce fils parricide du Danemark, disait dernièrement, avec ce qui lui reste de voix :

« La prochaine guerre sera une guerre dans laquelle la stratégie et la science du commandement joueront le premier rôle. Nos campagnes et nos victoires ont instruit nos ennemis. Comme nous, ils ont le nombre, l’armement et le courage ; mais notre supériorité sera dans la direction de cet état-major auquel je consacre ce qui me reste de vie.

« Cette force, nos ennemis peuvent nous l’envier, car ils ne l’ont pas. »

Quelques jours plus tard, l’implacable octogénaire ajoutait :

« J’ai le pressentiment que ma vie ne s’achèvera pas dans la paix, contrairement à mon désir le plus sincère. Dans ma jeunesse, on m’a prédit que je prendrais part à trois grandes guerres. « Quoi qu’il advienne, soyons prêts à mourir pour la patrie allemande. »


Donc, si la France ne danse pas sur un volcan, c’est uniquement parce que, depuis bien des années, la France a désappris de danser. Mais qu’elle danse ou non ; le volcan n’en existe pas moins, et M. de Moltke s’attend à un bouleversement, à une explosion d’un moment à l’autre.

A-t-il fait un pacte avec la fortune ? Rien ne le prouve, heureusement ; car, malgré l’ardeur avec laquelle la Prusse a toujours cultivé la science militaire, elle n’a évité ni Kunersdorf 1 ni Iéna, deux désastres aussi complets, à coup sûr, que Waterloo et Sedan !

Quel que soit le sort que nous réserve l’avenir, je viens de trouver partout, en parcourant toute la partie de l’Allemagne qui touche à notre frontière, la même confiance dans l’état-major allemand, jointe à la haine de la France, et au désir de la voir à jamais réduite à l’impuissance.

J’ai visité, l’un après l’autre, ces funestes champs de bataille, qui nous rappellent de si cruels et de si humiliants souvenirs. J’ai revu cette forteresse de Metz, dont la chute a été suivie d’une lutte, qui ne pouvait avoir d’autre résultat que de rendre la paix plus désastreuse. Qui donc aujourd’hui oserait le nier et affirmer, comme alors, qu’un seul, Bazaine, ait été coupable ? J’ai voulu en avoir le cœur net. En quittant l’Allemagne, je suis allé jusqu’en Espagne recueillir le dernier témoignage du condamné de Trianon, avant qu’il soit allé rejoindre les autres acteurs de ce drame lamentable.

Je me suis trouvé en présence d’un vieillard de près de quatre-vingts ans, cassé, affaibli, impotent, au point de ne pouvoir plus jouer aucun rôle dans les affaires de ce monde, vivant dans une pauvreté voisine de la misère, dépouillé du prix de quarante années de services et de campagnes, qui toutes furent glorieuses, sauf la dernière, où l’Empereur lui imposa l’héritage d’une situation absolument désespérée.

J’ai pensé que c’était un devoir patriotique de ne pas laisser peser sur une seule tête le poids de toutes les fautes qui ont pu être commises et d’établir le bilan exact des responsabilités, quels que puissent être ceux qui se trouveront atteints. Je laisse le lecteur apprécier les documents que j’ai réunis et que je mets sous ses yeux.

Quant à ma sincérité, si elle avait besoin d’être établie autrement que par mon profond souci du bien de la Patrie, elle le serait amplement, dans la circonstance, par ce fait qu’il n’y a qu’une chose dont on ne puisse accuser le maréchal Bazaine, — le pauvre homme ! — c’est de m’avoir acheté.



NOTES DE LA PRÉFACE modifier

1. Les Allemands passent volontiers sous silence dans leurs ouvrages la bataille de Kunersdorf, trop peu connue aussi chez nous. C’est le 13 aoùt 1759 que le roi de Prusse attaqua à Kunersdorf le général russe Soltikof qui avait opéré sa jonction avec le général autrichien Laudon. La journée se termina par la déroute complète de l’armée du grand Frédéric. Elle eut plus de 20 000 tués ou blessés, le nombre des prisonniers fut innombrable. Soltikof envoya à Saint-Pétersbourg 26 drapeaux et étendards. Ce désastre fut si grave qu’il aurait eu pour conséquence l’annexion de la Prusse orientale à la Pologne, et l’abaissement définitif du grand Frédéric, si l’impératrice Élisabeth n’était morte à temps pour permettre à Catherine II de le sauver.