La Légende de Gayant/Texte entier

Lucien Crépin (p. T-35).

LA LÉGENDE
DE GAYANT

POÈME
DÉDIÉ À Mme Mine DESBORDES-VALMORE

par
Henri SUREAU.



DOUAI.
Lucien CREPIN, libraire-éditeur,
rue Saint-Pierre, 4
— 1856 –

PRÉFACE.




Ce petit poème, que nous livrons au public, n’aurait sans doute pas vu le jour, si une main bienveillante et d’une vigueur toute charmante, n’avait poussé l’auteur hors de sa réserve ordinaire.

Il est, au milieu de Paris, où tant de nouveautés piquantes, tant de choses sublimes naissent, se succèdent et tombent ; au milieu de ces bruits attrayants, de ces préoccupations incessantes qui peuvent causer l’oubli d’un pays plus calme et plus paisible ; il est un cœur tendre qui n’aspire qu’à son pays natal, un esprit rare d’élévation et de grâce, qui, plein du souvenir des joies de l’enfance, n’éprouve de bonheur qu’à s’entretenir de sa Flandre bien-aimée. L’auteur, témoin de ces élans vers la patrie, plein d’admiration pour les œuvres de cet esprit à la poésie si pure et si harmonieuse, chanta le héros douaisien et dédia son essai à Mme Desbordes-Valmore… Ne l’avions-nous pas nommée ? Ce poète éminent daigna répondre à cette dédicace des lignes si encourageantes et si flatteuses, que nous ne pouvons résister au plaisir de les reproduire en tête du poème qui les suggéra :

« Monsieur,

« […]

« Si j’avais pu vous écrire sous la première émotion que m’a causée votre lettre, je n’aurais pas en ce moment la crainte de n’avoir pas assez mérité ce touchant souvenir. Cependant, je ne crains pas de vous en louer froidement pour vous en louer trop tard ; mais ce seul mot : trop tard, me fait de la peine, parce que j’ai peur qu’il ne vous en ait fait à vous-même, et je ne le voudrais pas pour tout au monde.

Le cadre charmant et ingénieux dans lequel vous avez enfermé le géant amour et gloire de notre ville, est une nouveauté très-originale. Elle fourmille de traits naïfs, et […]

« Votre compatriote qui s’honore de l’être,
« Mine Desbordes-Valmore. »


Quelle bonté touchante et quel style pour juger un essai que l’on trouvera sans doute bien faible auprès de l’éloge ! Cette petite œuvre est écrite par amour des légendes qui poétisent la vie des peuples, sans leur inculquer d’erreurs dangereuses pour leur raison, ou nuisibles à leur progrès. C’est l’amour de la patrie, c’est l’exemple du dévoûment que nous voulons préconiser dans cette légende de Gayant qu’aucun document historique ne vient malheureusement prouver.

Plusieurs versions sont accréditées sur ce géant, objet de la joie annuelle des Douaisiens ; nous avons adopté celle qui présente le plus noble enseignement.

Les enfants aiment les contes ; on pourra leur apprendre celui-ci où ils puiseront en même temps des leçons d’histoire que le sujet a amenées. L’auteur l’a écrit particulièrement pour les mères de famille ; mais ne voulant pas descendre aux descriptions des jeux, qui sont de toutes les fêtes et souvent fort insignifiants, il dut animer le sujet et l’encadrer d’une manière quelque peu attrayante. C’est ce qu’il essaya en faisant raconter cette histoire à un jeune enfant par son aïeule. L’auteur a fait un Essai ; la critique, qu’il désire parce qu’elle éclaire et rend prudent, lui apprendra s’il a réussi.


Douai, 15 avril 1856.

DÉDICACE
à madame
Marceline Desbordes-Valmore




En recevant des fleurs de la terre bénie
Où Paul ne cessait de gémir ;
Au milieu des grandeurs, la tendre Virginie
Pleura, mais frémit de plaisir !

La nature et les arts, de leurs mille merveilles
Charment les yeux du voyageur ;
Qu’un chant de son pays résonne à ses oreilles,
Son cœur bondira de bonheur.

Ah ! si de simples fleurs, d’une main amicale
Envoi délicat et charmant,

Loin, bien loin de Douai, votre terre natale,
Vous ont émue également[1],

Comme ce voyageur, quand vous pouvez entendre,
Voir mille chefs-d’œuvre divers :
Sous l’attrait d’un récit du beau pays de Flandre,
Peut-être aimerez-vous mes vers ?

Daignez donc l’écouter. Pourtant je crains encore
À la tâche d’avoir faibli.
Et je vous le dédie, ô Desbordes-Valmore !
Afin qu’il échappe à l’oubli.


Henri SUREAU.

LA LÉGENDE DE GAYANT.


Séparateur



Le pourquoi des enfants bien souvent embarrasse.
C’est un petit serpent qui vingt fois nous enlace
Et nous tient en émoi : nous croyons le saisir ;
Il s’échappe et revient toujours nous assaillir.
Ce serpent, d’un enfant prend la petite langue
Et d’un père savant arrête la harangue.
Le père, alors surpris, mais impatienté,
Dont l’esprit au contact des affaires butté
N’est plus flexible assez pour raisonner science,
Le plus souvent, hélas ! impose le silence.
Alors, l’enfant déçu s’en va bien tristement,
L’esprit bouleversé. — Je vais dire comment
D’un embarras semblable est sortie une mère.

Maman, disait un jour un ange de la terre
Aux cheveux blonds bouclés comme des anneaux d’or,
Où des doigts délicats se jouaient sans effort,
Maman, bonne maman, toi qui sais tant de choses :
Comment se fait le miel, comment viennent les roses,
Comment se forme au ciel un nuage argenté
Et mille autres secrets, que m’apprend ta bonté ;
Répète-moi le nom, raconte-moi l’histoire
De ce géant fameux dont Douai se fait gloire.
— Je te l’ai dit cent fois ! il se nomme Gayant,
Il revient chaque année, il emporte l’enfant
Que de toute la ville il juge le moins sage ;
Qu’en fait-il ? Je ne sais ! — Dans une grande cage,
Dit le malin enfant, il l’enferme soudain
Jusqu’à ce qu’il soit grand comme son fils Binbin,
Puis ensuite, il le mange. — Oh ! je sais cette fable !
Mais je n’en crois plus rien. Petit, tout aussi diable,
J’avais peur, je courais pour embrasser Binbin,
Afin d’avoir l’air sage. Oh ! ce temps est bien loin !
Je suis grand, et la peur aujourd’hui me fait honte ;
Je demande une histoire et ne veux plus un conte.

La grand’mère surprise et fière, tour-à-tour,
Jette sur son enfant un regard tout d’amour.

Ce qui l’étonne ainsi, c’est ce ton plein d’empire ;
Ce qui la réjouit, c’est l’ardeur à s’instruire.
Et des flots d’espérance ont enivré son cœur.
Alors, prenant un livre où quelque vieux conteur :
Extolla les haults faicts d’iceux que la victoire
Conduisit ès combats, pour quérir grande gloire ;
Qui tant d’audace au cœur et de sagesse avoient,
Que des méfaicts du fort, le foible ils desfendoient.
Changeant en sons plus doux le vieil et dur langage,
Elle en traduit ainsi la plus brillante page :


I.


« En ce temps-là, la France était bien jeune encor,
Et cet aigle naissant calculait son essor.
Près de prendre son vol, son œil perce l’espace :
Il y voit le soleil, il le regarde en face,
De sa lumière ardente allume son regard,
Jette un long cri de joie, ouvre son aile et part.
Poussé vers l’orient par le feu qui l’embrase,
Déjà son vol atteint les sommets du Caucase,
Les franchit et s’abat sur les palais des rois.

Te souvient-il encor de ces guerriers gaulois
Qui foulèrent ton sol, luxuriante Asie ?
Mais qui sans s’enivrer de tes flots d’ambroisie,
Dans leur ardeur sauvage écrasant tes soldats,
Déposaient à leur gré tes lâches potentats1 ?
Cependant, ressemblant à la mer furieuse
Qui déchire, engloutit, puis se retire houleuse,
Et qui même revient caresser mollement
Les bords que sa fureur frappa si rudement ;
On vit tous ces guerriers couverts d’or et de gloire,
Les uns, exempts d’orgueil, au champ de leur victoire
Rester obscurs gardiens des rois qu’ils avaient faits ;
Les autres, désireux de dire leurs hauts faits
À leurs amis restés dans la Gaule adorée,
Abandonner en foule une riche contrée
Où l’or, les diamants, et les fruits, et les fleurs,
Pullulaient sous les pas des dédaigneux vainqueurs.
Ah ! c’est qu’en ce temps-là, la Gaule était si belle
Que son souvenir seul les ramenait vers elle !
Fleuves sans pont ni digue, où roulent des débris
Que l’eau du ciel poussa, des plaines dans leurs lits ;
Forêts vierges encor, qui bruissent sans cesse ;
Côteaux, prés verdoyants où le bétail s’engraisse,
Jonchés d’arbres brisés par la foudre ou les vents ;

Des marais poissonneux et des terrains mouvants ;
Une montagne immense, aride, crevassée,
Où la plante, grimpante en longs roseaux tressée,
Qu’en vingt endroits divers l’ouragan déchira,
Pend et cache un abîme, où toujours gémira
Le flot qu’a suinté le flanc de chaque roche,
Pour annoncer le gouffre au chasseur qui s’approche ;
Des bois retentissant de hurlements affreux
Où des loups dévorants se disputent entre eux
La chair d’une victime aux Dieux sacrifiée,
Que les oiseaux de proie ont parfois oubliée ;
La victime elle-même où git l’ordre des Dieux,
Livre vivant qu’ouvrait le Druide odieux ;
Le dol-men où coulait le sang du sacrifice ;
Les chênes de cent ans, porteurs du gui propice :
Voilà ce qui parlait au cœur de ces héros,
Et tous y revenaient comme au champ du repos.
Mais tout avait changé ; tout, hormis la nature
Qui se flétrit, qui meurt, mais renaît toujours pure.
Rome était encor là, mais Rome sans César.
Rome frappant toujours, mais sans glaive, avec art,
Dans l’ombre. Au moins César, poétisant son crime,
Savait en l’étouffant embellir sa victime.
Si Vercingétorix tombait agonisant

Sous ses coups surhumains, vainqueur compâtissant,
De routes, de palais, de cités florissantes,
Il couvrait du pays les blessures saignantes.

— Tu dors, mon cher enfant, ce récit est bien long ;
Mais tu vas voir bientôt surgir Jehan Gelon
Ou Gayant, puisque c’est le nom que tu préfères
Et que dans leurs récits ont employé nos pères.


II.


La Gaule avait perdu son nom et sa croyance.
La doctrine du Christ et le doux nom de France
Promettaient d’adoucir le langage et les mœurs ;
Mais l’Espérance à peine, a de faibles lueurs
Vaguement éclairé le triste Moyen-âge,
Que le droit féodal établit le servage.
Et le moine égoïste, au fond de son couvent,
Séquestre la science en un vide enervant.
Vainement Charlemagne encourage l’étude
Et couvre les savants de sa sollicitude ;
En vain il veut créer un langage normal ;
C’est en vain qu’affectant un esprit libéral,
Aux pauvres studieux il promet des églises,
Des riches orgueilleux il flétrit les sottises
Et lui-même s’astreint à donner des leçons ;
Car, épuisant les Francs à vaincre les Saxons
Il étend son empire au-delà de ses forces.
Alors il le partage en fiefs : fatals divorces !

Car lorsque s’éteignit l’astre pondérateur,
Tout petit satellite, à sa propre lourdeur
Abandonné, roula dans l’espace, à sa guise,
Et tous s’entrechoquant, malheur à qui se brise !
Ainsi finit l’Empire ! Ainsi fut enfanté
Cette hydre aux mille corps : la Féodalité2 !
Enfin, des rois nouveaux la faiblesse coupable
Rendit aux chefs normands leur audace indomptable.
Ces barbares repus de butin et de sang,
Leur soif de cruauté sans cesse renaissant,
D’un œil brillant d’espoir cherchaient la capitale
Qu’ils nommaient dans un chant d’harmonie infernale.


Chant de guerre de Rollon3.


Paris ! Paris ! cœur de la France,
Si ma flêche peut te percer,
De les prêtres pleins d’arrogance,
De ton roi lâche et sans défense,
Je veux voir le front s’abaisser,


Je baignerai mon corps dans les eaux de ton fleuve
Dont l’onde charîra tes fils morts ou mourants,
Et dans ses flots sanglants si mon cheval s’abreuve,
Il hennira de joie et gonflera ses flancs.

Paris ! Paris ! cœur de la France,
Si ma flêche peut te percer,
De tes prêtres pleins d’arrogance,
De ton roi lâche et sans défense,
Je veux voir le front s’abaisser.

Je chercherai ton or dans tes maisons fumantes,
La mort verra pâlir tes orgueilleux prélats,
Et repu de plaisir, de tes filles tremblantes
Je veux encor flétrir les pudiques appas.

Paris ! Paris ! cœur de la France,
Si ma flêche peut le percer,
De tes prêtres pleins d’arrogance,
De ton roi lâche et sans défense,
Je veux voir le front s’abaisser.

Aux livides clartés des flammes dévorantes
Je veux voir tes soldats fuir pâles et tremblants ;

Et les donnant pour but à mes flêches trop lentes,
Les poursuivre au travers de tes débris brûlants.

Paris ! Paris ! cœur de la France,
Si ma flêche peut te percer,
De les prêtres pleins d’arrogance,
De ton roi lâche et sans défense,
Je veux voir le front s’abaisser.

Héla[2], voyant venir des âmes si timides,
Du Niflheim[3] ouvrira les cercles infernaux.
Moi, pour me préserver des nuits froides, humides,
Je me reposerai sur des morts encor chauds.

Paris ! Paris ! cœur de la France,
Si ma flêche peut le percer,
De tes prêtres pleins d’arrogance,
De ton roi faible et sans défense,
Je veux voir le front s’abaisser.




Tel leur chant respirait la mort et le carnage,

Ainsi chaque cité tombait à leur passage.
Les empereurs français, lâches, non sans remord,
Au lieu d’un fer vengeur, leur présentaient de l’or.
Mais Dieu puissant et bon pour ces pusillanimes,
Voulut que les seigneurs qu’effrayaient tant de crimes,
Fermassent leurs châteaux, relevassent leurs murs,
Retranchés à l’abri de remparts hauts et sûrs,
Raffermissent l’esprit des villes consternées
Pour chasser des Normands les hordes forcenées.
C’est ainsi que soudain, sous les murs de Douai,
Les assauts des Normands trois fois ont échoué.
Cependant, frémissant de honte et de colère,
Comme un lion blessé retourne à sa tanière
En lançant au chasseur de foudroyants regards,
Les Normands, de leur camp menaçaient nos remparts.
Néanmoins, effrayés de leurs pertes sans nombre,
Fatigués de combattre, ils travaillent dans l’ombre.
Lorsque la nuit leur prête un voile protecteur,
Cernant leur camp d’un mur d’imposante hauteur,
Ils semblent, ces brigands que la fureur domine,
Vouloir nous menacer d’une longue famine.
Chose étrange à l’esprit que tout vient signaler !
Car leur camp (de ce nom si l’on peut appeler
Un immense terrain où tout gît pêle-mêle,

Hommes, femmes, chevaux, enfants à la mamelle,
Chars, taureaux sous le joug, guerriers blessés, soldats
Mourant ou se livrant à d’amoureux ébats),
Ce camp, dis-je, prenant un aspect plus sévère,
Semble connaître un ordre étranger à la guerre,
Semble adopter les lois de la stabilité,
Pour voir en paix mourir notre pauvre cité.
Les Douaisiens, frappés d’une terreur soudaine,
Frissonnent en songeant à leur perte prochaine ;
Aux horreurs d’un combat acharné, monstrueux,
De frères affamés se dévorant entre eux ;
De mères qui, le sein séché, les yeux arides,
Arracheraient des mains de leurs époux avides
L’enfant blanc et rosé, qui rit et tend les bras
À ses parents jaloux d’un si cruel repas.
Cependant, rassurés pour la nuit qui s’avance,
Ils cherchent un repos où dort la défiance.

Mais bientôt mille cris s’élèvent dans les airs :
L’aurore rayonnante éclairait l’univers,
Quand d’un calme trompeur sortant comme la foudre
Dont le bruit suit l’éclair qui réduit tout en poudre,
Les Normands, s’élançant à pas précipités,
Assiègent en hurlant nos murs épouvantés.

On s’éveille, on s’élance et l’on se heurte en foule :
L’un prend un roc tranchant qu’avec effort il roule,
Le soulève, le lance, et le roc un instant
Plane comme un nuage ; interdit, haletant,
L’homme d’armes pressé, contenu par son frère,
Voit la mort sans pouvoir faire un pas en arrière.
(Que le récit est lent ! que le trépas est prompt !)
Plus les rangs sont serrés, mieux le rocher les rompt.
Sa chute au milieu d’eux ouvre un cercle effroyable.
Sur tous les points la mort se montre impitoyable.
Ici, le froid acier ; plus loin, d’ardents brandons ;
Là, fort comme Samson, bravant flêches, angons,
L’un saisit une échelle et la pousse : l’échelle
Reste un moment debout, perd son aplomb, chancelle
Et tombe, en entraînant ces avides soldats
Dont le choc et les cris font un affreux fracas ;
L’autre perce le cœur ou fait voler la tête
De quiconque des murs ose atteindre le faîte.
Mais, hélas ! tant d’efforts ne les font pas ployer.
Les Normands, recouverts d’impénétrable acier,
Font de leurs boucliers un long dos de tortue,
Rempart que n’ouvrent pas le fer ni la massue.
Ils se poussent ainsi, se soutenant entre eux,
Se hissant sur un mur où le bélier affreux

Lancé par mille bras fit de profondes brêches ;
Sur leur dos, on entend sonner les fers des flêches
Qui retombent brisés. Ils avancent : leurs dards,
De Douaisiens mourants ont jonché les remparts ;
Ils avancent encor… Douai touche à sa chute !

Combien ont succombé dans cette horrible lutte ?
Nul ne le sait, hélas !… Intrépides soldats,
Vos noms sont oubliés, et votre beau trépas
Inconnu de vos fils manquerait à l’histoire,
Sans un héros de qui jaillit toute la gloire.

D’un lieu que les Normands, avides de butin,
Délaissaient, lieu bien pauvre alors, nommé Cantin,
Le seigneur, grand de taille et de cœur, âme ardente,
Appelle, entraîne, solde, en un instant enfante
Une armée, un troupeau de lions furieux
Qui, le courage au cœur et le feu dans les yeux,
Au seul mot de Normand ont tous bondi de rage.
Gayant seul les commande. Il part ; sur son passage
Entraîne des Flamands les bandes aux abois
Qui pour fuir l’ennemi se cachent dans les bois.
Son courage est si prompt, sa marche si rapide,
Qu’il a vu des Normands la colonne intrépide

Envelopper Douai de ses anneaux de fer,
Mettre un pied insolent dans son flanc entr’ouvert
Et… Mais Gayant paraît, la colonne est brisée
Et la horde normande au loin est dispersée !!
Tout Douai le contemple : à ses cheveux épars,
À la mâle fierté dont brillent ses regards,
À sa haute stature, à sa voix formidable,
À voir le lourd angon que sa main redoutable
Brandit et lance au loin avec dextérité,
Chacun dit : « Dieu ! j’ai vu l’ange de la cité
« Apportant l’épouvante et la mort sous ses ailes !… »

Cy s’arrêtent les dicts et cronicques fidèles4.

Tel est, ô mon enfant, le terrible récit
Que cet historien à nos aïeux apprit.
Il aimait son héros. Sainte était sa croyance !
En faut-il plus à qui chérissant la vaillance,
Le noble dévoûment pour la patrie en deuil,
D’un modeste laurier veut orner un cercueil,
Ou fêter, sous l’aspect d’un beau géant postiche,
Le sauveur d’une ville industrieuse et riche ?

Alors d’un air surpris, le curieux enfant

Hoche sa tête blonde et répond tristement :
— Non ! ce n’est point assez pour qui chérit la gloire
De savoir qu’un guerrier remporte une victoire.
Eh quoi ! bonne grand’mère, un héros valeureux,
Ange exterminateur envoyé par les cieux,
Qui semble avoir ravi, pour frapper ces phalanges,
La flamboyante épée au plus saint des archanges ;
Ce héros invincible a-t-il, pour tous les yeux,
Disparu tout-à-coup, éclair victorieux,
Sans que de son passage il reste d’autre trace ?
— Ah ! si de mon récit la longueur ne te lasse,
Enfant, tu vas entendre un exemple cruel
De la sublimité des volontés du Ciel.
Pour varier les jeux, ta mémoire incertaine
Apprend, parfois oublie ou retient avec peine
L’histoire de ces temps, où seigneurs et barons,
Comtes, ducs suzerains, ainsi que des larrons
Pillaient les voyageurs et dévastaient la terre ;
Puis à leur bon plaisir levant un ban de guerre,
Menaient vilains, varlets, écuyers et vassaux
Assiéger leurs voisins et brûler leurs châteaux,
Ces seigneurs si puissants, qui morcelaient la France,
Guerroyaient par plaisir, bataillaient par jactance,
Et quoiqu’ardents chrétiens, s’éloignaient de ce point

Où Dieu le Créateur dit : « Tu ne tûras point. »
Hélas ! ton beau Gayant, ce guerrier intrépide,
De combats insensés ne fut pas moins aride.
Un voisin de Gayant, un noble châtelain
Habitait un manoir près des murs de Cantin.
Entre ces deux seigneurs un différend s’élève :
Désormais plus de paix. Sans repos et sans trève,
Jour et nuit, les rivaux ne rêvent que cartels,
Surprises, incendie, assauts ; les deux castels
Sont vingt fois menacés de tomber en ruines.
Raconter en détail ces guerres intestines,
C’est le but que l’histoire, enfant, n’atteindra pas.
Le passé nous échappe, et nous portons nos pas
Vers l’avenir que cache une ombre vaporeuse.
En vain dans ses efforts, l’éternelle glaneuse
Soulève des débris pour recueillir un fait :
L’ignorance du mal est souvent un bienfait !
Ce qu’on sait, c’est qu’alors Gayant perdit la vie
Sans grandeur, car ce fut sans fruit pour la patrie.
Mais tous les Douaisiens, admirant leur sauveur,
S’efforcent d’oublier cette fin sans grandeur.
Ils vantent le haut fait, sans chercher dans l’histoire
Si quelqu’ombre légère obscurcit tant de gloire ;
Trop heureux de grandir sous cet ardent soleil,

Pour chercher une tache en son disque vermeil.
Que dis-je ? À leur amour, pour donner un symbole,
Imitant avec art la coutume espagnole,
Ils firent un héros-géant, grand mannequin,
Sorte de trait plaisant lancé sur Charles-Quint
Qui, petit et rusé, très-dévot, mais peu brave,
Par droit d’hérédité tenait la Flandre esclave.
Dès-lors, en souvenir de ce jour glorieux
Ou Gayant triomphant entra victorieux
Dans la riche cité qu’il sauvait des barbares,
Tous les ans, au milieu des cris et des fanfares,
Gayant et Cagenon, femme du chatelain,
Et Jacquot et Fillon, et le petit Binbin,
Sortent pompeusement de leur retraite obscure
Où s’accrut lentement cette progéniture,
Dont Binbin (par le peuple appelé Tiot-Tourni[4]),
Aimé par les enfants, tout comme pain béni,
Binbin, le dernier né, le bourrelet en tête,
Donne un attrait de plus à la joyeuse fête.
Mais au beffroi coquet aux légers clochetons,
La Joyeuse[5] a sonné ; l’on a crié : Partons !

Et le cortége alors s’ébranlant en cadence,
Le tambour en avant, se déploie et s’avance.
Ô la noble famille ! et qu’elle est belle à voir,
Parcourant la cité du matin jusqu’au soir !
Elle passe. À sa suite est la roue-de-Fortune,
Image en action de cette loi commune
Qui veut que, tour-à-tour, paysan, avocat,
Bourgeois et grand seigneur, financier et soldat,
Même la vierge folle, ô Fortune inconstante !
Chacun de tes faveurs ait une part brillante.
Puis, auprès du héros fort de corps et d’esprit,
Par contraste, on a mis un fou qui toujours rit ;
Faible esprit, petit corps sur plus faible monture
Qui va caracolant, sans règle en son allure.
Spectacle saisissant et plein de vérité
De l’homme en sa grandeur et sa fragilité !
Cette marche grotesque et sa gaîté bruyante,
Ont trouvé des censeurs qui d’une main puissante,
Osèrent renverser l’image du géant
Qui, vivant, les aurait plongés dans le néant.
Mais, toujours relevé par l’amour populaire,
Il reparut plus grand et de mine plus fière ;
Car sa fête, si chère à tous les Douaisiens,
De l’amitié souvent raffermit les liens.

C’est pourquoi, pour fixer les mémoires fragiles,
Ils trouvèrent un chant aux allures viriles
Où le bonheur parfait, la franche urbanité
Engagent leurs voisins, en ce jour si vanté,
À s’asseoir au festin qui célèbre leur père.
Heureux fils de Gayant ! Que de fois la misère
À ce chant d’allégresse oublia ses douleurs !
Et combien d’entre vous, proscrits ou voyageurs,
Errants, tristes et las, loin d’un monde habitable,
Trouvèrent une main amie et secourable,
Grâce à l’air de Gayant, qu’en sons brillants et purs
Le joyeux carillon fait entendre en nos murs ;
Grâce à l’air de Gayant, qu’on apprend à l’enfance,
Afin d’ouvrir son cœur à la reconnaissance !…
Ce chant aimé de tous, la joie au cœur, au front
De tous les Douaisiens, mon enfant, t’en diront
Beaucoup plus que ma voix de conteuse vulgaire
Qui n’a qu’un mot d’amour pour qui défend sa mère.


Henri SUREAU.
Mars 1856.


Séparateur


NOTES.




(1) Les Gaulois furent un peuple courageux jusqu’à l’imprudence. L’histoire affirme qu’après avoir répandu la terreur sur leur passage, en descendant le Danube, ils osèrent tenter en Grèce de s’emparer du temple de Delphes ; mais, repoussés, moins par leurs ennemis que par un orage épouvantable, ils eurent aussi leurs Thermopyles. Alors, ils entrèrent en Asie, où Nicomède acheta leurs secours. Mais de tels hôtes étaient dangereux. C’est ainsi qu’on voit nos Gaulois puissants dans l’Asie-Mineure, établis sur les ruines de Troie, se mêler aux querelles des successeurs d’Alexandre, et leur imposer ou les soutenir de leurs armes.


(2) Presque toutes les histoires de France témoignent de ces compositions, entre les élèves des écoles, auxquelles Charlemagne présidait, dispensant ensuite le blâme ou l’éloge, les récompenses ou les admonestations. Puis, pour l’intelligence de tout le passage, nous citerons textuellement quelques lignes de M. J. Michelet : « Pendant que Charlemagne disserte sur la théologie, rêve l’empire romain et étudie la grammaire, la domination des Francs croule tout doucement. Le jeune fils de Charlemagne, dans son royaume d’Aquitaine, ayant, par faiblesse ou justice, restitué toutes les spoliations de Pépin, son père lui en fit un reproche ; mais il ne fit qu’accomplir ce qui avait déjà lieu de soi-même. L’ouvrage de la conquête se défaisait naturellement ; les hommes et les terres échappaient peu à peu au pouvoir royal, pour se donner aux grands, aux évêques surtout, c’est-à-dire aux pouvoirs locaux qui allaient constituer la république féodale. »

(Michelet, Hist. de France au moyen-âge, t. I.)


(3) Ce chant est tout d’invention. Dans ce morceau, où nous faisons pressentir le siège de Paris que les Normands firent peu de temps après, nous avons tâché d’imiter le chant de mort du Roi de la mer :

« Nous avons frappé de nos épées dans le temps où, jeune encore, j’allais vers l’orient apprêter aux loups un repas sanglant, et dans ce grand combat où j’envoyai au palais d’Odin tout le peuple d’Helsinghie.

« Nous avons frappé de nos épées dans cinquante et un combats. […]

« Les heures de ma vie s’écoulent : c’est en riant que je mourrai. »

(Traduction de M. Augustin Thierry.)


(4) « Cy s’arrêtent les dicts et cronicques fidèles, » c’est-à-dire : ici finit la légende que nous avons adoptée ; ici finit le récit du vieux conteur, que nous avons imaginé être traduit par l’aïeule. Lui faire raconter toute l’histoire de mémoire, c’eut été admettre une impossibilité. Simuler un vieux manuscrit est de notre droit ; car qui peut prouver qu’avant la magnifique invention de l’imprimerie il ne s’est pas égaré mille écrits divers, et que ce manuscrit, relatant un haut fait si commun lors de l’invasion des Normands, n’exista pas ?

À ce propos, nous pensons qu’il est temps de dire que les documents soi-disant historiques qui nous sont parvenus sur le géant douaisien, ne sont nullement fondés. À peine affirme-t-on la date où sa fête commença. Nous avons consulté les recherches de M. le conseiller Quenson qui a peu ajouté aux travaux antérieurs de M. Duthilloeul ; et rien n’est venu éclairer l’obscurité où se perd la naissance de Gayant. Ce que nous avons remarqué, c’est que l’Église, en accaparant toutes les fêtes, a englouti toutes les légendes dans la mer des miracles et des panégyriques de ses saints, lesquels ont pendant longtemps fait ombre sur les héros.

Gayant est-il simplement l’ostensoir ou joyau de la corporation des mandeliers, comme le pense M. Quenson ? ou bien, est-il un héros antique que quelque loi ancienne et perdue aurait déjà proscrit des fêtes, comme le firent des mandements qui, grâce à leur date peu éloignée, ou grâce à l’imprimerie, nous ont été conservés ? Là est la question insoluble. On dit aussi que S. Maurand sauva la ville de Douai d’une surprise, tentée par l’amiral Coligny, et que, par l’effet d’un miracle du saint, le sonneur, qui se refusait presque à sonner matines pour éveiller les fidèles, sonna sans le vouloir l’alarme et le tocsin.

À travers cette fable, ne devine-t-on pas les efforts des Espagnols catholiques pour faire tourner à leur profit quelque dévoûment inconnu, attendu que l’amiral étant protestant, on ne devait le vaincre qu’à l’aide d’un miracle ? Voilà qui rend presque probable l’hypothèse d’un héros populaire et ancien que les Espagnols ont voulu éclipser par l’image de S. Maurand. Au reste, la date de 1494, assignée à la première apparition du géant dans les fêtes, prouve qu’il est antérieur au miracle.

Il est vrai qu’on a dit longtemps que Charles-Quint, « pour amener tous ses sujets à fraterniser entre eux, et neutraliser l’humeur inquiète des Flamands, institua comme en Espagne des fêtes publiques, dans lesquelles il introduisit de hautes poupées, semblables à notre géant. » M. Quenson doute de cette assertion, d’après le grand nombre d’édits de Charles-Quint contre « le nombre, le luxe et la débauche de ces fêtes. » Le savant conseiller dit que la tolérance est le seul fait que l’on puisse accepter.

D’après ces assertions, nous oserons dire plus : nous dirons que, remarquant l’esprit d’opposition que tous les peuples subjugués font à leurs dominateurs, nous croyons que ce fut un trait lancé sur Charles-Quint, ou du moins sur les Espagnols, de représenter dans leurs fêtes quelque Douaisien plus grand, plus fort, et peut-être plus brave qu’eux.

C’est donc notre opinion tout entière que nous avons exprimée dans ces vers :

Que dis-je ? À leur amour, pour donner un symbole,
Imitant avec art la coutume espagnole,
Ils firent un héros-géant, grand mannequin,
Sorte de trait plaisant lancé sur Charles-Quint
Qui, petit et rusé, très-dévot, mais peu brave,
Par droit d’hérédité tenait la Flandre esclave.

Ceci posé, que le héros qu’ils ont représenté soit historique ou non, que nous importe, quand personne ne peut nier ni affirmer ! Une croyance populaire semble probable, nous la jugeons plus propre à la poésie que tout autre sujet : avons-nous tort de l’accueillir ?

À propos de la Henriade, le poète a dit : « Au reste, ce poème n’est pas plus historique qu’aucun autre. »

Un poème n’exige donc que de la vraisemblance. C’est pourquoi nous terminerons en disant que quand nous ferons de l’histoire, nous écrirons en prose et nous nous engagerons à être vrais. Jusque-là… !

Henri Sureau.


N. B. Pour les autres détails de la fête, costumes, etc., nous renvoyons à l’Hermite en province et à l’ouvrage de recherches de M. le conseiller Quenson ; ces descriptions ont été faites trop souvent pour que nous en grossissions inutilement notre ouvrage.




IMPR. ADAM D’AUBERS, À DOUAI.
  1. M. Duthillœul envoya à Madame Desbordes, alors résidant à Bordeaux,
    un panier de fleurs de Douai. Ce poète charmant répondit par une pièce de
    vers intitulée : « La fleur du sol natal. »
  2. Héla, déesse de la mort chez les Scandinaves.
  3. Niflheim, neuvième et dernier cercle de l’enfer des Scandinaves.
  4. Par une circonstance bizarre, le peintre a fait à cet enfant les yeux louches ; et on le connaît si bien ainsi, que l’on ne le repeindrait pas autrement : de là le nom de Tourni.
  5. Joyeuse, la cloche de fête un beffroi.