La Légende d’Ulenspiegel/Livre 5


LIVRE CINQUIÈME


I


Le moine pris par Lamme, s’apercevant que les Gueux ne le voulaient point mort, mais payant rançon, commença de lever le nez sur le navire :

— Voyez, diſait-il, marchant & branlant la tête avec fureur, voyez en quel gouffre de sales, noires & vilaines abominations je suis tombé en mettant le pied dans cette cuvelle de bois. Si je n’étais céans, moi que le seigneur oignit…

— Avec de la graiſſe de chien ? demandaient les Gueux

— Chiens vous-mêmes, répondait le moine pourſuivant son propos, oui chiens galeux, errants, breneux, à la maigre échine, qui avez fui le gras sentier de notre mère sainte Égliſe romaine pour entrer dans les chemins secs de votre loqueteuſe égliſe réformée. Oui ! si je n’étais ici dans votre sabot, dans votre cuvelle, il y a longtemps que le Seigneur l’aurait engloutie dans les plus profonds abîmes de la mer, avec vous, vos armes maudites, vos canons du diable, votre capitaine chanteur, vos croiſſants blaſphématoires, oui ! juſques au fond de l’inſondable parfond du royaume de Satan, où vous ne brûlerez point, non ! mais où vous gèlerez, tremblerez, mourrez de froid pendant la toute longue éternité. Oui ! le Dieu du ciel éteindra ainſi le feu de votre haine impie contre notre douce mère sainte Égliſe romaine, contre meſſieurs les Saints, meſſeigneurs les évêques & les benoîts placards qui furent si doucement & mûrement penſés. Oui ! & je vous verrais du haut du paradis, violets comme des betteraves ou blancs comme des navets tant vous auriez froid. T sy ! ’t sy ! ’t sy ! Ainſi soit, soit, soit, soit-il.

Les matelots, soudards & mouſſes se gauſſaient de lui, & lui lançaient des pois secs, au moyen de sarbacanes. Et il se couvrait des mains le viſage contre cette artillerie.


II


Le duc de sang ayant quitté les pays, meſſires de Medina-Cœli & de Requeſons les gouvernèrent avec une moindre cruauté. Puis les États Généraux les régirent au nom du roi.

Dans l’entre-temps, ceux de Zélande & Hollande, bien heureux à cauſe de la mer & des digues, qui leur sont remparts & fortereſſes de nature, ouvrirent au Dieu des libres de libres temples ; & les papiſtes bourreaux purent à côté d’eux chanter leurs hymnes ; & monſeigneur d’Orange le Taiſeux s’empêcha à fonder une stadhoudérale & royale dynaſtie.

Le pays Belgique fut ravagé par les Wallons malcontents de la pacification de Gand, devant, diſait-on, éteindre toutes les haines. Et ces Wallons Pater-noſter knechten, portant au cou de gros chapelets noirs, dont deux mille furent trouvés à Spienne en Hainaut, volant les bœufs & les chevaux par douze cents, par deux mille, choiſiſſant les meilleurs, par champs & par marais emmenant femmes & filles, mangeant & ne payant point, brûlaient dans les granges les payſans armés prétendant ne point se laiſſer enlever le fruit de leurs durs labeurs.

Et ceux du populaire s’entrediſaient : « Don Juan va venir avec ses Eſpagnols, & Monſieur sa Grande Alteſſe viendra avec ses Français non huguenots, mais papiſtes ; & le Taiſeux, voulant régir paiſiblement Hollande, Zélande, Gueldre, Utrecht, Overyſſel, cède par un traité secret les pays belgiques, afin que Monſieur d’Anjou s’y faſſe roi. »

D’aucuns du populaire avaient toutefois confiance. « Meſſeigneurs des États, diſaient-ils, ont vingt mille hommes bien armés, avec force canons & bonne cavalerie. Ils réſisteront à tous les soudards étrangers. »

Mais les bien aviſés diſaient : « Meſſeigneurs des États ont vingt mille hommes sur le papier, mais non en campagne ; ils manquent de cavalerie & laiſſent à une lieue de leur camp voler les chevaux par les Pater-noſter knechten. Ils n’ont point d’artillerie, car en ayant beſoin chez nous, ils ont décidé d’envoyer cent canons avec de la poudre & des boulets à don Sébaſtien de Portugal ; & l’on ne sait où vont les deux millions d’écus que nous avons payés en quatre fois par impôts & contributions ; les bourgeois de Gand & Bruxelles s’arment, Gand pour la réforme, & Bruxelles comme Gand ; à Bruxelles, les femmes jouent du tambourin tandis que leurs hommes travaillent aux remparts. Et Gand la Hardie envoie à Bruxelles la Joyeuſe de la poudre & des canons, qui lui manquent pour se défendre contre les Malcontents & les Eſpagnols. »

Et un chacun, dans les villes & le plat pays, in ’t plat landt, voit que l’on ne doit point avoir confiance ni en Meſſeigneurs ni en tant d’autres. Et nous bourgeois & ceux du commun peuple sommes marris en notre cœur de ce que donnant notre argent & prêts à donner notre sang, nous voyons que rien n’avance pour le bien de la terre des pères. Et le pays Belgique eſt craintif & fâché, n’ayant point de chefs fidèles pour lui donner occaſion de bataille & lui bailler victoire, à grands efforts d’armes toutes prêtes contre les ennemis de la liberté. »

Et les bien aviſés s’entrediſaient :

« Dans la pacification de Gand, les seigneurs de Hollande & Belgique jurèrent l’extinction des haines ; la réciprocité d’aſſiſtance entre les États belgiques & les États néerlandais ; déclarèrent les placards non avenus ; les confiſcations levées ; la paix entre les deux religions ; promirent d’abattre tous & toutes colonnes, trophées, inſcriptions & effigies dreſſées par le duc d’Albe à notre déſhonneur : mais dans le cœur des chefs les haines sont debout : les nobles & le clergé fomentent la diviſion entre les États de l’Union ; ils reçoivent de l’argent pour payer des soldats, ils le gardent pour leur empiffrement ; quinze mille procès sont en surſéance pour réclamation sur les biens confiſqués ; les luthériens & romains s’uniſſent contre les calviniſtes ; les héritiers légitimes ne peuvent parvenir à chaſſer de leurs biens les spoliateurs ; la statue du duc eſt par terre, mais l’image de l’inquiſition eſt dans leur cœur. »

Et le pauvre populaire & les dolents bourgeois attendaient toujours le chef vaillant & fidèle qui les voulût mener à la bataille pour liberté.

Et ils s’entrediſaient : « Où sont les illuſtres signataires du compromis, tous unis, diſaient-ils, pour le bien de la patrie ? Pourquoi ces hommes doubles firent-ils une si « sainte alliance, » s’ils devaient tout auſſitôt la rompre ? Pourquoi s’aſſembler avec tant de fracas, exciter la colère du roi, pour après, couards & traîtres, se diſſoudre ? À cinq cents comme ils étaient, hauts & bas seigneurs réunis en frères, ils nous sauvaient de la fureur eſpagnole ; mais ils sacrifièrent le bien de la terre de Belgique à leur bien particulier, ainſi que firent d’Egmont & de Hornes.

« Las ! diſaient-ils, voyez maintenant venir Don Juan, le bel ambitieux, ennemi de Philippe, mais plus ennemi de nos pays. Il vient pour le pape & pour lui-même. Nobles & clergé trahiſſent. »

Et ils entament un semblant de guerre. Sur les murs des grandes & petites rues de Gand & de Bruxelles, voire même aux mâts des vaiſſeaux des Gueux, furent vus alors affichés les noms des traîtres, chefs d’armée & commandants de fortereſſes ; ceux du comte de Liedekerke, qui ne défendit point son château contre Don Juan ; du prévôt de Liège, qui voulut vendre la ville à Don Juan ; de meſſieurs d’Aerſchot, de Manſfeldt, de Berlaymont, de Raſſenghien ; ceux du Conſeil d’État, de Georges de Lalaing, gouverneur de Friſe, celui du chef d’armée le seigneur de Roſſignol, émiſſaire de Don Juan, entrepreneur de meurtre entre Philippe & Jaureguy, aſſaſsin maladroit du prince d’Orange ; le nom de l’archevêque de Cambrai, qui voulut faire entrer les Eſpagnols dans la ville ; les noms des jéſuites d’Anvers, offrant trois tonneaux d’or aux États — c’eſt deux millions de florins — pour ne point démolir le château & le tenir pour Don Juan ; de l’évêque de Liége ; des prédicaſtres romains diffamant les patriotes ; de l’évêque d’Utrecht, que les bourgeois envoyèrent paître ailleurs l’herbe de trahiſon ; des ordres mendiants, qui intriguaient à Gand en faveur de Don Juan. Ceux de Bois-le-Duc clouaient au pilori le nom du carme Pierre, qui, aidé de leur évêque & du clergé de celui-ci, se faiſait fort de livrer la ville à Don Juan.

À Douai, ils ne pendirent point toutefois en effigie le recteur de l’Univerſité, eſpagnoliſé pareillement ; mais sur les navires des Gueux on voyait sur la poitrine des mannequins pendus par le cou, des noms de moines, d’abbés & de prélats, ceux des dix-huit cents riches femmes & filles du béguinage de Malines qui, de leurs deniers suſtentaient, doraient & empanachaient les bourreaux de la patrie.

Et sur ces mannequins, piloris de traîtres, se liſaient les noms du marquis d’Harrault, commandant la place forte de Philippeville, gaſpillant les munitions de guerre & de bouche inutilement pour livrer, sous prétexte de manque de vivres, la place à l’ennemi, celui de Belver, qui rendit Lembourg, quand la ville pouvait tenir encore huit mois ; celui du préſident du conſeil des Flandres ; du magiſtrat de Bruges, du magiſtrat de Malines, gardant leurs villes pour Don Juan ; de Meſſieurs de la Chambre des comptes de Gueldre, fermée pour cauſe de trahiſon ; de ceux du conſeil de Brabant, de la chancellerie du duché ; du conſeil privé & des finances ; des grand bailli & bourgmeſtre de Menin ; & des méchants voiſins de l’Artois, qui laiſſèrent paſſer sans encombre deux mille Français en marche pour le pillage.

— Las ! s’entrediſaient les bourgeois, voici que le duc d’Anjou a le pied en nos pays : il veut être roi chez nous ; le vîtes-vous entrer à Mons, petit, ayant de groſſes hanches, le nez gros, la trogne jaune, la bouche gouailleuſe ? C’eſt un grand prince, aimant les amours extraordinaires ; on l’appelle, pour qu’il y ait en son nom grâce féminine & force virile, Monſeigneur Monſieur Sa Grande Alteſſe d’Anjou.

Ulenſpiegel était songeur. Et il chanta :

Le ciel eſt bleu, le soleil clair ;
Couvrez de crêpe les bannières,
De crêpe les poignées des épées ;
Cachez les bijoux ;
Retournez les miroirs ;
Je chante la chanſon de Mort,
La chanſon des traîtres.

Ils ont mis le pied sur le ventre
Et sur la gorge des fiers pays
De Brabant, Flandre, Hainaut,
Anvers, Artois, Luxembourg.
Nobleſſe & clergé sont traîtres ;
L’appât des récompenſes les mène.
Je chante la chanſon des traîtres.

Quand partout l’ennemi pille,
Que l’Eſpagnol entre en Anvers,
Abbés, prélats & chefs d’armée
S’en vont par les rues de la ville,
Vêtus de soie, chamarrés d’or,
La trogne luiſante de bon vin,
Montrant ainſi leur infamie.

Et par eux, l’Inquiſition
Se réveillera en grand triomphe,

Et de nouveaux ritelmans
Arrêteront des sourds-muets
Pour héréſie.
Je chante la chanſon des traîtres.

Signataires du compromis,
Couards signataires,
Que vos noms soient maudits.
Où êtes-vous à l’heure de guerre ?
Vous marchez comme corbeaux
À la suite des Eſpagnols.
Battez le tambour de deuil.

Pays de Belgique, l’avenir
Te condamnera pour t’être,
Tout en armes, laiſſé piller.
Avenir, ne te hâte point ;
Vois les traîtres beſogner :
Ils sont vingt, ils sont mille,
Occupant tous les emplois,
Les grands en donnent aux petits.

Ils se sont entendus
Pour entraver la réſistance,
Par diviſion & pareſſe,
Leurs deviſes de trahiſon.
Couvrez de crêpe les miroirs
Et les poignées des épées.
C’eſt la chanſon des traîtres.

Ils déclarent rebelles
Eſpagnols & malcontents ;
Défendent de les aider
Et de pain & d’abri,
Et de plomb ou de poudre.
Si l’on en prend pour les pendre,
Pour les pendre,
Ils les relâchent auſſitôt.

Debout ! diſent ceux de Bruxelles ;
Debout ! diſent ceux de Gand
Et le populaire belgique ;
On vous veut, pauvres hommes,
Écraſer entre le roi
Et le pape qui lance
La croiſade contre Flandre.




LES REÎTRES PILLARDS



Ils viennent, les mercenaires,
À l’odeur du sang ;
Bandes de chiens,
De serpents & d’hyènes.
Ils ont faim, ils ont soif.
Pauvre terre des pères,
Mûre pour ruine & mort.

Ce n’eſt point don Juan
Qui lui mâche la beſogne
À Farnèſe, mignon du pape,
Mais ceux que tu comblas
D’or & de diſtinctions,
Qui confeſſaient tes femmes,
Tes filles & tes enfants !

Ils t’ont jetée par terre
Et l’Eſpagnol te met
Le couteau sur la gorge,
Ils se gauſſaient de toi,
En fêtant à Bruxelles
La venue du prince d’Orange,

Quand on vit sur le canal
Tant de boîtes d’artifice
Pétaradant leur joie,
Tant de bateaux triomphants,
De peintures, de tapiſſeries.
On y jouait, pays belgique,
L’hiſtoire de Joſeph
Vendu par ses frères.


III


Voyant qu’on le laiſſait dire, le moine levait le nez sur le vaiſſeau ; & les matelots & soudards, pour le faire plus volontiers prêcher, parlaient mal de madame la Vierge, de meſſieurs les saints & des pieuſes pratiques de la Sainte Égliſe romaine.

Alors, entrant en rage, il vomiſſait contre eux mille injures :

— Oui ! s’écriait-il, oui, me voilà en la caverne des Gueux ! Oui, ce sont bien là ces maudits rongeurs de pays ! Oui. Et on dit que l’inquiſiteur, le saint homme, en a brûlé trop ! Non : il en reſte encore de cette sale vermine. Oui, sur ces bons & braves vaiſſeaux de Notre Seigneur Roi, si propres auparavant & si bien lavés, on voit maintenant la vermine des Gueux, oui, la puante vermine. Oui, c’eſt de la vermine, de la sale, puante, infâme vermine que le capitaine chanteur, le cuiſinier à la bedaine pleine d’impiété, & eux tous avec leurs croiſſants blaſphématoires. Quand le roi fera nettoyer ses navires avec le lavage d’artillerie, il faudra de la poudre & des boulets pour plus de cent mille florins afin de diſſiper cette sale vilaine puante infection. Oui, vous êtes tous nés en l’alcôve de madame Lucifer, condamnée à habiter avec Satanas entre des murs de vermine, sous des rideaux de vermine, sur des matelas de vermine. Oui & c’eſt là qu’en leurs infâmes amours ils mirent au monde les Gueux. Oui, & je crache sur vous.

À ces propos, les Gueux lui dirent :

— Que gardons ici ce fainéant, qui ne sait que vomir des injures ? pendons-le plutôt.

Et ils se mirent en devoir de le faire.

Le moine, voyant la corde prête, l’échelle contre le mât, & qu’on allait lui lier les mains, dit lamentablement :

— Ayez pitié de moi, meſſieurs les Gueux, c’eſt le démon de colère qui parle en mon cœur & non votre humble captif, pauvre moine qui n’a qu’un cou en ce monde : gracieux seigneurs, faites miſéricorde : fermez-moi la bouche, si vous le voulez, avec une poire d’angoiſſe, c’eſt un mauvais fruit, mais ne me pendez point.

Eux, sans l’écouter, & malgré sa furieuſe réſistance, le traînaient vers l’échelle. Il cria alors si aigrement, que Lamme dit à Ulenſpiegel, qui était près de lui le soignant dans la cuiſine :

— Mon fils ! mon fils ! ils ont volé un cochon dans l’étable, & ils l’égorgent. Oh ! les larrons, si je savais me lever !

Ulenſpiegel monta & ne vit que le moine. Celui-ci, en l’apercevant, tomba à genoux, les mains vers lui tendues :

— Meſſire capitaine, diſait-il, capitaine des Gueux vaillants, redoutable sur terre & sur mer, vos soudards me veulent pendre parce que j’ai péché par la langue ; c’eſt une punition injuſte, meſſire capitaine, car il faudrait alors colleter de chanvre tous les avocats, procureurs, prédicateurs, & les femmes, & le monde serait dépeuplé ; meſſire, sauvez-moi de la corde : je prierai pour vous, vous ne serez point damné : baillez-moi mon pardon. Le démon parolier m’emporta & me fit parler sans ceſſe : c’eſt un bien grand malheur. Ma pauvre bile s’aigrit alors & me fait dire mille choſes que je ne penſe point. Grâce, meſſire capitaine, & vous tous, meſſieurs, priez pour moi.

Soudain Lamme parut sur le pont en son linge & dit :

— Capitaine & amis, ce n’était point le porc, mais le moine qui criait, j’en suis aiſe. Ulenſpiegel, mon fils, j’ai conçu un grand deſſein à l’endroit de Sa Paternité ; donne-lui la vie, mais ne le laiſſe point libre, sinon il fera quelque mauvais coup sur le navire : fais-lui bâtir plutôt sur le pont une cage étroite bien aérée, où il ne puiſſe que s’aſſeoir & dormir, ainſi qu’on fait pour les chapons : laiſſe-moi le nourrir, & qu’il soit pendu s’il ne mange pas autant que je le veux.

— Qu’il soit pendu s’il ne mange point, dirent Ulenſpiegel & les Gueux.

— Que comptes-tu faire de moi, gros homme ? dit le moine.

— Tu le verras, répondit Lamme.

Et Ulenſpiegel fit ce que Lamme voulait, & le moine fut mis en cage, & chacun put à l’aiſe l’y conſidérer.

Lamme étant deſcendu dans la cuiſine, Ulenſpiegel l’y suivit & l’entendit se diſputer avec Nele :

— Je ne me coucherai point, diſait-il, non, je ne me coucherai point pour que d’autres viennent fouailler dans mes sauces ; non, je ne reſterai point dans mon lit, comme un veau !

— Ne te fâche point, Lamme, diſait Nele, sinon ta bleſſure va se rouvrir, & tu mourras.

— Eh bien, dit-il, je mourrai : je suis las de vivre sans ma femme. eſt-ce pas aſſez pour moi de l’avoir perdue, sans que tu veuilles encore m’empêcher, moi, le Maître-Queux de céans, de veiller moi-même au potage ? ne sais-tu pas qu’il y a une santé infuſe dans le fumet des sauces & des fricaſſées ? Elles nourriſſent même mon eſprit & me cuiraſſent contre l’infortune.

— Lamme, dit Nele, il faut écouter nos conſeils & te laiſſer guérir par nous.

— Je veux me laiſſer guérir, dit Lamme ; mais qu’un autre entre ici, quelque vaurien ignorant, punais, sanieux, chaſſieux, morveux, qu’il vienne trôner comme Maître-Queux à ma place, & patrouiller de ses sales doigts dans mes sauces, j’aimerais mieux le tuer de ma louche de bois, qui serait de fer alors.

— Toutefois, dit Ulenſpiegel, il te faut un aide, tu es malade…

— Un aide à moi ! dit Lamme ; à moi un aide ! N’es-tu donc bourré que d’ingratitude, comme une sauciſſe de viande hachée ? Un aide, mon fils, & c’eſt toi qui le dis, à moi ton ami, qui t’ai nourri si longtemps & si graſſement ! Maintenant ma bleſſure va se rouvrir. Mauvais ami, qui donc ici te préparerait la nourriture comme moi ? Que feriez-vous, tous deux, si je n’étais là pour te donner à toi, chef-capitaine, & à toi, Nele, quelque friand ragoût ?

— Nous beſognerions nous-mêmes en cuiſine, dit Ulenſpiegel.

— La cuiſine, dit Lamme : tu es bon pour en manger, pour la flairer, pour la humer ; mais pour en faire, non : pauvre ami & chef-capitaine, sauf reſpect, je te ferais manger des gibecières découpées en rubans, tu les prendrais pour des tripes dures : laiſſe-moi, laiſſe-moi, mon fils, être Maître-Queux de céans, sinon, je sécherai comme un échalas.

— Demeure donc Maître-Queux, dit Ulenſpiegel ; si tu ne guéris point, je fermerai la cuiſine & nous ne mangerons que biſcuit.

— Ah ! mon fils, dit Lamme pleurant d’aiſe, tu es bon comme Notre-Dame.


IV


Toutefois il parut se guérir.

Tous les samedis les Gueux le voyaient meſurant la taille du moine avec une longue lanière de cuir.

Le premier samedi, il dit :

— Quatre pieds.

Et se meſurant, il dit :

— Quatre pieds & demi.

Et il parut mélancolique.

Mais, parlant du moine, le huitième samedi, il fut joyeux & dit :

— Quatre pieds trois quarts.

Et le moine fâché, quand il prenait sa meſure, lui diſait :

— Que me veux-tu, gros homme ?

Mais Lamme, lui tirant la langue, ne sonnait mot.

Et sept fois par jour, les matelots & soudards le voyaient venir avec quelque nouveau plat, diſant au moine :

— Voici des fèves graſſes au beurre de Flandre : en mangeas-tu de pareilles en ton couvent ? Tu as bonne trogne, on ne maigrit pas sur ce navire. Ne te sens-tu point pouſſer des couſſins de graiſſe dans le dos ? bientôt, pour te coucher, tu n’auras plus beſoin de matelas.

Au second repas du moine :

— Tiens, diſait-il, voilà des koeke-backen à la façon de Bruxelles, ceux de France diſent crêpe, car ils les portent au couvre-chef en signe de deuil : celles-ci ne sont point noires, mais blondes & dorées au four : vois-tu le beurre en ruiſſeler ? il sera ainſi de ta bedaine.

— Je n’ai pas faim, diſait le moine.

— Il faut que tu manges, diſait Lamme : penſes-tu que ce soient des crêpes de sarraſin ? c’eſt de pur froment, mon père, père en graiſſe, de la fleur de froment, mon père aux quatre mentons : je vois déjà pouſſer le cinquième, & mon cœur eſt joyeux. Mange.

— Laiſſe-moi en repos, gros homme, diſait le moine.

Lamme, devenant colère, répondait :

— Je suis le maître de ta vie : préfères-tu la corde à une bonne écuelle de purée de pois aux croûtons, comme je t’en vais apporter une tantôt ?

Et venant avec l’écuelle :

— La purée de pois, diſait Lamme, aime à être mangée en compagnie : auſſi viens-je de lui adjoindre des knoedels du pays d’Allemagne, belles boulettes de farine de Corinthe, jetées toutes vives dans l’eau bouillante : elles sont peſantes, mais font du lard. Mange tant que tu veux ; plus tu mangeras, plus ma joie sera grande : ne fais point le dégoûté, ne souffle point si fort comme si tu en avais trop : mange. Ne vaut-il pas mieux manger que d’être pendu ? Voyons ta cuiſſe ! elle engraiſſe pareillement : deux pieds sept pouces de rondeur. Quel eſt le jambon qui en meſure autant ?

Une heure après il revenait près du moine :

— Tiens, diſait-il, voici neuf pigeons : on les a abattus pour toi, ces bêtes innocentes qui, sans crainte, volaient au-deſſus des navires ; ne les dédaigne point, je leur ai mis dans le ventre une boulette de beurre ; de la mie de pain ; de la muſcade râpée, des clous de girofle pilés en un mortier de cuivre reluiſant comme ta peau : monſieur du soleil eſt tout joyeux de se pouvoir mirer en une face auſſi claire que la tienne, à cauſe de la graiſſe, de la bonne graiſſe que je te fis.

Au cinquième repas il venait lui porter un waterzooy.

— Que penſes-tu, lui diſait-il, de ce hochepot de poiſſon ? La mer te porte & te nourrit ; elle n’en ferait pas plus pour sa royale Majeſté. Oui, oui, je vois pouſſer le cinquième menton viſiblement, un peu plus du côté gauche que du côté droit : il faudra engraiſſer ce côté diſgracié, car Dieu nous dit : « Soyez juſtes à un chacun. » Où serait la juſtice, si ce n’eſt dans une équitable diſtribution de graiſſe ? Je t’apporterai à ton sixième repas des moules, ces huîtres du pauvre monde, comme on n’en servit jamais en ton couvent : les ignorants les font bouillir & les mangent ainſi ; mais ce n’eſt que le prologue de fricaſſées : il les faut enſuite ôter des coquilles, mettre leurs corps délicats dans un poêlon, de là les étuver doucement avec du céleri, de la muſcade & de la girofle, & lier la sauce avec de la bière & de la farine, & les servir avec des rôties au beurre. Je les fis ainſi pour toi. Pourquoi les enfants doivent-ils à leurs pères & mères une si grande reconnaiſſance ? Parce qu’ils leur ont donné l’abri, l’amour, mais surtout la nourriture : tu dois donc m’aimer comme ton père & ta mère, & comme à eux tu me dois reconnaiſſance de gueule : ne roule donc point contre moi des yeux si farouches.

Je t’apporterai tantôt une soupe à la bière & à la farine, bien sucrée, avec force cannelle. Sais-tu pourquoi ? Pour que ta graiſſe devienne tranſparente & tremble sur ta peau : on la voit telle quand tu t’agites. Maintenant voici que sonne le couvre-feu : dors en paix, sans souci du lendemain, certain de retrouver tes repas onctueux & ton ami Lamme pour te les bailler sans faute.

— Va-t’en & laiſſe-moi prier Dieu, diſait le moine.

— Prie, diſait Lamme, prie en joyeuſe muſique de ronflements : la bière & le sommeil te feront de la graiſſe, de la bonne graiſſe. Moi je suis aiſe.

Et Lamme s’allait mettre au lit.

Et les matelots & soudards lui diſaient :

— Qu’as-tu donc à nourrir si graſſement ce moine qui ne te veut aucun bien ?

— Laiſſez-moi faire, diſait Lamme, j’accomplis un grand œuvre.


V


Décembre étant venu, le mois des longues ténèbres, Ulenſpiegel chanta :

Monſeigneur Sa Grande Alteſſe
MonseignLève le maſque,
Voulant régner sur le pays belgique.
VouLes États eſpagnoliſés
VouMais non Angevinés
VouDiſpoſent des impôts ;
VouBattez le tambour
VouD’Angevine déconfiture.

Ils ont à leur diſcrétion
Domaines, acciſes & rentes,
Création des magiſtrats,
Et les emplois auſſi.


Il en veut aux réformés,
Monſieur Sa Grande Alteſſe,
Qui paſſe en France pour Athée.
Qui Oh ! l’Angevine déconfiture !

C’eſt qu’il veut être roi
Par le glaive & par la force,
Roi abſolu pour tout de bon,
Ce Monſeigneur & Grande Alteſſe ;
C’eſt qu’il veut prendre en trahiſon
Pluſieurs belles villes & même Anvers ;
Signores & pagaders levés matin.
Qui Oh ! l’Angevine déconfiture !

Ce n’eſt pas sur toi, France,
Que se rue ce peuple, de rage affolé ;
Ces coups d’armes meurtrières
Ne frappent point ton noble corps ;
Et ce ne sont point tes enfants
Dont les cadavres entaſſés
Rempliſſent la porte Kip-Dorp.
Qui Oh ! l’Angevine déconfiture !

Non, ce ne sont pas tes enfants
Que le peuple jette à bas des remparts.
C’eſt d’Anjou la Grande Alteſſe,
D’Anjou le débauché paſſif,
France, vivant de ton sang,
Et voulant boire le nôtre ;
Mais entre la coupe & les lèvres…
Qui Oh ! l’Angevine déconfiture !

Monſieur Sa Grande Alteſſe,
Dans une ville sans défenſe
Cria : « Tue ! tue ! Vive la meſſe !
Avec ses beaux mignons,
Ayant des yeux où brille
Le feu honteux, impudent & inquiet,
De la luxure sans amour.
Qui Oh ! l’Angevine déconfiture !

C’eſt eux qu’on frappe & non toi, pauvre peuple,
Sur qui ils pèſent par impôts,xxxxxxxxxx
Gabelles, tailles, déflorements,xxxxxxxx
Te dédaignant & te faiſant donnerxxxxxxx

Ton blé, tes chevaux, tes chariots,-----
Toi qui es pour eux un père.----------
Oh ! l’Angevine déconfiture !-----

Toi qui es pour eux une mère,---------
Allaitant les déportements------------
De ces parricides qui souillent--------
Ton nom à l’étranger, France qui te repais
Des fumées de leur gloire,-----------
Quand ils ajoutent,------------------
Par de sauvages exploits…-----------
Oh ! l’Angevine déconfiture !-----

Un fleuron à ta couronne militaire,------
Une province à ton territoire.-----------
Laiſſe au coq stupide « Luxure & bataille ; »
Le pied sur la gorge,-----------------
Peuple français, peuple de mâles,------
Le pied qui les écraſe !---------------
Et tous les peuples t’aimeront---------
Pour Angevine déconfiture.-------


VI


En mai, quand les payſannes de Flandre jettent la nuit lentement au-deſſus & en arrière de leurs têtes trois fèves noires pour se préſerver de maladie & de mort, la bleſſure de Lamme se rouvrit ; il eut une grande fièvre & demanda à être couché sur le pont du navire, vis-à-vis la cage du moine.

Ulenſpiegel le voulut bien ; mais de crainte que son ami ne tombât à la mer en un accès, il le fit bien solidement attacher à son lit.

En ses lueurs de raiſon il recommanda sans ceſſe qu’on n’oubliât pas le moine ; & il lui tirait la langue.

Et le moine diſait :

— Tu m’inſultes, gros homme.

— Non, répondait Lamme, je t’engraiſſe.

Le vent soufflait doux, le soleil brillait tiède : Lamme en fièvre était bien attaché sur son lit, afin qu’en ses soubreſauts d’affolement, il ne sautât point par-deſſus le pont du navire, &, se croyant encore en cuiſine, il diſait :

« Ce fourneau eſt clair aujourd’hui. Tantôt il pleuvra des ortolans. Femme, tends des lacets en notre verger. Tu es belle ainſi, les manches retrouſſées juſques au coude. Ton bras eſt blanc, j’y veux mordre, mordre avec les lèvres qui sont des dents de velours. À qui eſt cette belle chair, à qui ces beaux seins tranſparents sous ta blanche caſaque de toile fine ? À moi, mon doux tréſor. Qui fera la fricaſſée de crêtes de coq & de croupions de poulet ? Pas trop de muſcade, elle donne la fièvre. Sauce blanche, thym & laurier. Où sont les jaunes d’œuf ? »

Puis faiſant signe à Ulenſpiegel d’approcher l’oreille de sa bouche, il lui diſait tout bas :

« Tantôt il va pleuvoir de la venaiſon, je te garderai quatre ortolans de plus qu’aux autres. Tu es capitaine, ne me trahis point. »

Puis entendant le flot battre doucement le mur du navire :

« Le potage bouillonne, mon fils, le potage bouillonne, mais que ce fourneau eſt lent à chauffer ! »

Sitôt qu’il reprenait ses eſprits, il diſait parlant du moine :

« Où eſt-il ? croît-il en graiſſe ? »

Le voyant alors, il lui tirait la langue & diſait :

« Le grand œuvre s’accomplit, je suis aiſe. »

Un jour il demanda qu’on dreſſât sur le pont la grande balance, qu’on le plaçât, lui, sur un plateau, & qu’on mît le moine sur l’autre : à peine le moine y fut-il, que Lamme monta comme une flèche en l’air, & tout joyeux, dit, le regardant :

« Il pèſe ! il pèſe ! Je suis un eſprit léger à côté de lui : je vais voler en l’air comme un oiſeau ; j’ai mon idée : ôtez-le que je puiſſe deſcendre ; mettez les poids maintenant : replacez-le. Combien pèſe-t-il ? Trois cent quatorze livres. Et moi ? Deux cent vingt. »


VII


Dans la nuit du lendemain, à l’aube griſe, Ulenſpiegel fut éveillé par Lamme, criant :

— Ulenſpiegel ! Ulenſpiegel ! à la reſcouſſe, empêche-la de partir. Coupez les cordes ! coupez les cordes !

Ulenſpiegel monta sur le pont & dit :

— Pourquoi cries-tu ? je ne vois rien.

— C’eſt elle, répondit Lamme, elle, ma femme, là, dans cette chaloupe qui tourne autour de ce flibot ; oui, de ce flibot d’où sortaient des chants & accords de viole.

Nele était montée sur le pont :

— Coupe les cordes, m’amie, dit Lamme. Ne vois-tu pas que ma bleſſure eſt guérie, sa douce main l’a panſée ; elle, oui, elle. La vois-tu debout dans la chaloupe ? Entends-tu ? elle chante encore. Viens, mon aimée, viens, ne fuis point ton pauvre Lamme, qui fut si seul au monde sans toi.

Nele lui prit la main, toucha son viſage :

— Il a encore la fièvre, dit-elle.

— Coupez les cordes, diſait Lamme ; donnez-moi une chaloupe ! Je suis vivant, je suis heureux, je suis guéri.

Ulenſpiegel coupa les cordes : Lamme, sautant de son lit en haut-de-chauſſes de toile blanche, sans pourpoint, se mit en devoir lui-même de deſcendre la chaloupe.

— Vois-le, dit Nele à Ulenſpiegel : ses mains en beſognant tremblent d’impatience.

La chaloupe étant prête, Ulenſpiegel, Nele & Lamme y deſcendirent avec un rameur & se dirigèrent vers le flibot mouillé au loin dans le hâvre.

— Vois le beau flibot, diſait Lamme aidant le rameur.

Sur le ciel frais du matin, coloré comme du criſtal doré par les rayons du nouveau soleil, le flibot délâchait sa carène & ses mâts élégants.

Pendant que Lamme ramait :

— Dis-moi maintenant comment tu l’as retrouvée, demanda Ulenſpiegel.

Lamme répondit parlant par saccades :

— Je dormais, déjà mieux portant. Tout à coup bruit sourd. Morceau de bois frappe le navire. Chaloupe. Matelot court au bruit : Qui eſt là ? Une voix douce, la sienne, mon fils, la sienne, sa voix suave : Amis. Puis plus groſſe voix : Vive le Gueux : commandant du flibot Johannah parler à Lamme Goedzak. Matelot jette l’échelle. La lune brillait. Je vois forme d’homme montant sur le pont : hanches fortes, genoux ronds, baſſin large ; je me dis : faux homme ; je sens comme roſe s’ouvrant & me touchant la joue : sa bouche, mon fils, & je l’entends qui me dit, elle, comprends-tu ? elle-même en me couvrant de baiſers & de pleurs : c’était feu liquide embaumé tombant sur mon corps : « Je sais que je fais mal ; mais je t’aime, mon homme ! j’ai juré à Dieu : je manque à mon serment, mon homme, mon pauvre homme ! je suis venue souvent sans oſer t’approcher ; le matelot me l’a permis enfin : je panſais ta bleſſure, tu ne me reconnaiſſais pas ; mais je t’ai guéri ; ne te fâche pas, mon homme ! je t’ai suivi, mais j’ai peur, il eſt sur ce navire : laiſſe-moi partir ; s’il me voyait il me maudirait, & je brûlerais dans le feu éternel ! » Elle me baiſa encore, pleurant & heureuſe, & partit malgré moi, malgré mes pleurs : tu m’avais lié bras & jambes, mon fils, mais maintenant…

Et ce diſant, il donnait de vigoureux coups de rame : c’était comme la corde tendue d’un arc qui lance sa flèche en avant.

À meſure qu’ils approchaient du flibot, Lamme dit :

— La voilà se tenant sur le pont, jouant de la viole, ma mignonne femme aux cheveux d’un brun doré, aux yeux bruns, aux joues fraîches encore, aux bras nus & ronds, aux mains blanches. Bondis, chaloupe, sur le flot !

Le capitaine du flibot, en voyant venir la chaloupe & Lamme ramant comme un diable, fit jeter du pont une échelle. Quand Lamme en fut proche, il sauta de la chaloupe sur l’échelle au riſque de choir dans la mer, lança derrière lui la chaloupe à plus de trois braſſes ; & grimpant comme un chat sur le pont, courut à sa femme qui, d’aiſe pâmée, le baiſa & embraſſa, diſant :

— Lamme ! ne me viens point prendre ; j’ai juré à Dieu, mais je t’aime. Ah ! cher homme !

Nele s’écria :

— C’eſt Calleken Huybrechts, la belle Calleken.

— C’eſt moi, dit-elle, mais las ! l’heure de midi eſt paſſée pour ma beauté.

Et elle parut dolente.

— Qu’as-tu fait ? diſait Lamme : qu’es-tu devenue ? pourquoi m’as-tu quittée ? pourquoi veux-tu me laiſſer maintenant ?

— Écoute, dit-elle, ne te fâche point ; je te veux tout dire : sachant tous les moines hommes de Dieu, je me confiai à l’un d’eux : il avait nom Broer Cornelis Adriaenſen.

Ce qu’entendant Lamme :

— Quoi ! dit-il, ce méchant cafard qui avait une bouche d’égout, pleine de saletés & d’ordures, & ne parlait que de verſer le sang des réformés, quoi ! ce louangeur de l’inquiſition & des placards ! Ah ! ce fut ce bougreſque vaurien !

Calleken dit :

— N’inſulte point l’homme de Dieu.

— L’homme de Dieu ! dit Lamme, je le connais : ce fut l’homme d’ordures & de vilenies. Sort malheureux ! ma belle Calleken tombée entre les mains de ce moine paillard ! N’approche pas, je te tue : & moi qui l’aimais tant ! mon pauvre cœur trompé qui était tout à elle ! Que viens-tu faire ici ? pourquoi m’as-tu soigné ? il fallait me laiſſer mourir. Va-t’en ; je ne te veux plus voir, va-t’en, ou je te jette à la mer. Mon couteau !…

Elle l’embraſſant :

— Lamme, dit-elle, mon homme, ne pleure point : je ne suis point ce que tu penſes : je n’ai point été à ce moine.

— Tu mens, dit Lamme pleurant & grinçant les dents à la fois. Ah ! je ne fus jamais jaloux & le suis maintenant. Triſte paſſion, colère & amour, beſoin de tuer & d’étreindre. Va-t’en ! non, reſte ! J’étais si bon pour elle ! Le meurtre eſt maître en moi. Mon couteau ! Oh ! cela brûle, dévore, ronge, tu ris de moi…

Elle l’embraſſait, pleurant, douce & soumiſe.

— Oui, diſait-il, je suis niais en ma colère : oui, tu gardais mon honneur, cet honneur qu’on accroche follement aux cottes d’une femme. Donc c’était pour cela que tu choiſiſſais tes plus doux sourires pour me demander d’aller au sermon avec tes amies…

— Laiſſe-moi parler, diſait la femme en l’embraſſant : que je meure à l’inſtant si je te trompe.

— Meurs donc, dit Lamme, car tu vas mentir.

— Écoute-moi, dit-elle.

— Parle ou ne parle point, ce m’eſt tout un.

— Broer Adriaenſen, dit-elle, paſſait pour un bon prédicateur ; je l’allai entendre : il mettait l’état eccléſiaſtique & le célibat bien au-deſſus de tous les autres, comme étant le plus propre à faire gagner aux fidèles le paradis ; son éloquence était grande & fougueuſe : pluſieurs honnêtes femmes, dont j’étais, & notamment bon nombre de veuves & fillettes, en eurent l’eſprit troublé. L’état de célibat étant si parfait, il nous recommanda d’y demeurer : nous jurâmes de ne nous laiſſer plus épouſer derechef…

— Sinon par lui sans doute, dit Lamme pleurant.

— Tais-toi, dit-elle fâchée.

— Va, dit-il, achève : tu m’as porté un rude coup, je ne guérirai point.

— Si, dit-elle, mon homme, quand je serai près de toi toujours.

Elle le voulut embraſſer & baiſer, mais il la repouſſa.

— Les veuves, dit-elle, jurèrent entre ses mains de ne se remarier jamais.

Et Lamme l’écoutait, perdu en sa jalouſe rêverie.

Calleken, honteuſe, pourſuivit son propos :

— Il ne voulait, dit-elle, avoir pour pénitentes que des femmes ou des filles jeunes & belles : les autres, il les renvoyait à leurs curés. Il établit un ordre de dévotaires, nous faiſant jurer à toutes de ne pas prendre d’autres confeſſeurs que lui : je le jurai : mes compagnes, plus inſtruites que moi, me demandaient si je voulais me faire inſtruire dans la Sainte Diſcipline & la Sainte Pénitence : je le voulus. Il était à Bruges, au quai des Tailleurs de Pierre, près du couvent des Frères Mineurs, une maiſon habitée par une femme nommée Calle de Najage, laquelle donnait aux fillettes l’inſtruction & la nourriture, moyennant un carolus d’or par mois : Broer Cornelis pouvait entrer chez Calle de Najage sans paraître sortir de son cloître : ce fut en cette maiſon que j’allai, en une petite chambre où il se tenait seul : là il m’ordonna de lui dire toutes mes inclinations naturelles & charnelles : je ne l’oſai premièrement ; mais je cédai enfin, pleurai & lui dis tout.

— Las ! pleura Lamme, & ce moine pourceau reçut ainſi ta douce confeſſion.

— Il me diſait toujours, & cela eſt vrai, mon homme, qu’au-deſſus de la pudeur terreſtre eſt une pudeur céleſte, par laquelle nous faiſons à Dieu le sacrifice de nos hontes mondaines, & qu’ainſi nous avouons à notre confeſſeur tous nos secrets déſirs & sommes dignes alors de recevoir la Sainte Diſcipline & la Sainte Pénitence.

« Enfin il m’obligea à me mettre nue devant lui, afin de recevoir sur mon corps, qui avait péché, le trop léger châtiment de mes fautes. Un jour il me força de me dévêtir, je m’évanouis quand je dus laiſſer tomber mon linge : il me ranima au moyen de sels & de flacons. — « C’eſt bien pour cette fois, ma fille, dit-il, reviens dans deux jours & apporte une verge. » Cela dura longtemps sans que jamais… je le jure devant Dieu & tous ses saints… mon homme… comprends-moi… regarde-moi… vois si je mens : je reſtai pure & fidèle… je t’aimais.

— Pauvre doux corps, dit Lamme. Ô tache de honte sur ta robe de mariage !

— Lamme, dit-elle, il parlait au nom de Dieu & de notre sainte mère Égliſe ; ne le devais-je point écouter ? Je t’aimais toujours, mais j’avais juré à la Vierge, par d’horribles serments, de me refuſer à toi : je fus faible pourtant, faible pour toi. Te souviens-tu de l’hôtellerie de Bruges ? J’étais chez Calle de Najage, tu paſſais par là sur ton âne avec Ulenſpiegel. Je te suivis ; j’avais une bonne somme d’argent, je ne dépenſais rien pour moi, je te vis avoir faim : mon cœur tira vers toi, j’eus pitié & amour.

— Où eſt-il maintenant ? demanda Ulenſpiegel.

Calleken répondit :

— Après une enquête ordonnée par le magiſtrat & une inveſtigation des méchants, Broer Adriaenſen dut quitter Bruges, & se réfugia à Anvers. On m’a dit sur le flibot que mon homme le fit priſonnier.

— Quoi ! dit Lamme, ce moine que j’engraiſſe, c’eſt…

— Lui, répondit Calleken se cachant le viſage.

— Une hache ! une hache ! dit Lamme, que je le tue, que je vende aux enchères sa graiſſe de bouc laſcif ! Vite, retournons au navire. La chaloupe. Où eſt la chaloupe ?

Nele lui dit :

— C’eſt une vilaine cruauté de tuer ou de bleſſer un priſonnier.

— Tu me regardes d’un œil cruel ; m’en empêcherais-tu ? dit-il.

— Oui, dit-elle.

— Eh bien ! dit Lamme, je ne lui ferai nul mal : laiſſe-moi seulement le faire sortir de sa cage. La chaloupe ! Où eſt la chaloupe ?

Ils y deſcendirent bientôt, Lamme s’empreſſait à ramer & pleurait tout enſemble.

— Tu es triſte, mon homme ? lui dit Calleken.

— Non ! dit-il, je suis aiſe : tu ne me quitteras plus sans doute ?

— Jamais ! dit-elle.

— Tu es pure & fidèle, dis-tu ; mais, douce mignonne, aimée Calleken, je ne vivais que pour te retrouver, & voici que maintenant, grâce à ce moine, il y aura du poiſon dans tous nos bonheurs, poiſon de jalouſie… dès que je serai triſte ou las seulement, je te verrai nue, soumettant ton beau corps à ce flagellement infâme. Le printemps de nos amours fut à moi, mais l’été fut à lui ; l’automne sera gris, bientôt viendra l’hiver pour enterrer mon amour fidèle.

— Tu pleures ? dit-elle.

— Oui, dit-il, ce qui eſt paſſé ne reviendra plus.

Nele dit alors :

— Si Calleken fut fidèle, elle devrait te laiſſer seul pour tes méchantes paroles.

— Il ne sait pas comme je l’aimais, dit Calleken.

— Dis-tu vrai ? s’écria Lamme ; viens, mignonne ; viens, ma femme ; il n’y a plus d’automne gris ni d’hiver foſſoyeur.

Et il parut joyeux, & ils vinrent au navire.

Ulenſpiegel donna les clefs de la cage à Lamme, qui l’ouvrit ; il voulut en tirer par une oreille le moine sur le pont, mais il ne le put ; il voulut l’en faire sortir de profil, il ne le put davantage.

— Il faudra caſſer tout ; le chapon eſt gras, dit-il.

Le moine en sortit alors, roulant de gros yeux hébétés, tenant des deux mains sa bedaine, & tomba sur son séant, à cauſe d’une groſſe vague qui paſſa sous le navire.

Et Lamme parlant au moine :

— Diras-tu encore gros homme ? Tu es plus gros que moi. Qui te fit faire sept repas par jour ? Moi. D’où vient-il, braillard, que tu es maintenant plus calme, plus doux aux pauvres Gueux ?

Et pourſuivant son propos :

— Si tu reſtes encore un an en cage, tu n’en sauras plus sortir : tes joues tremblent comme de la gelée de cochon quand tu te remues : tu ne cries déjà plus ; bientôt tu ne sauras plus souffler.

— Tais-toi, gros homme, diſait le moine.

— Gros homme, diſait Lamme, entrant en rage, je suis Lamme Goedzak, tu es Broer Dikzak, Vetzak, Leugenzak, Slokkenzak, Wulpſzak, le frère groſſac, sac à graiſſe, sac à menſonge, sac à empiffrement, sac à luxure ; tu as quatre doigts de lard sous la peau, on ne voit plus tes yeux ; Ulenſpiegel & moi logerions à l’aiſe dans la cathédrale de ta bedaine ! Tu m’appelas gros


LE PAPE ET L’EMPEREUR



homme, veux-tu un miroir pour contempler ta ventralité ? C’eſt moi qui te nourris, monument de chair & d’os. J’ai juré que tu cracherais de la graiſſe, que tu suerais de la graiſſe & laiſſerais derrière toi des traces de graiſſe comme une chandelle fondant au soleil. On dit que l’apoplexie vient au septième menton ; tu en as cinq & demi maintenant.

Puis, parlant aux Gueux :

— Voyez ce paillard ! c’eſt Broer Cornelis Adriaenſen Vauriaenſen, de Bruges : là, il prêcha une nouvelle pudeur. Sa graiſſe eſt sa punition ; sa graiſſe eſt mon ouvrage. Or oyez, vous tous matelots & soudards : je vais vous quitter, te quitter, toi, Ulenſpiegel, te quitter auſſi toi, petite Nele, pour aller à Fleſſingue où j’ai du bien, vivre avec ma pauvre femme retrouvée. Vous me fîtes jadis serment de m’accorder tout ce que je vous demanderais…

— C’eſt parole de Gueux, dirent-ils.

— Donc, dit Lamme, regardez ce paillard, ce broer Adriaenſen Vauriaenſen, de Bruges ; je jurai de le faire mourir de graiſſe comme un pourceau ; conſtruiſez une cage plus large, faites-lui faire de force douze repas en un jour au lieu de sept ; baillez-lui une nourriture graſſe & sucrée : il eſt déjà comme un bœuf, faites qu’il soit comme un éléphant, & vous le verrez remplir bientôt la cage.

— Nous l’engraiſſerons, dirent-ils.

— Et maintenant, pourſuivit Lamme parlant au moine, je te dis adieu auſſi à toi, vaurien, que je fais nourrir monacalement au lieu de te faire pendre : crois en graiſſe & en apoplexie.

Puis, prenant sa femme Calleken dans ses bras :

— Regarde, grogne ou meugle, je te l’enlève, tu ne la fouetteras point davantage.

Mais le moine, entrant en fureur & parlant à Calleken :

— Tu t’en vas donc, femme charnelle, dans le lit de Luxure ! Oui, tu t’en vas sans pitié pour le pauvre martyr de la parole de Dieu, qui t’enſeigna la sainte, suave & céleſte diſcipline. Sois maudite ! Que nul prêtre ne te pardonne ; que la terre soit brûlante à tes pieds ; que le sucre te paraiſſe du sel ; que le bœuf te soit comme du chien mort ; que le pain te soit de la cendre ; que le soleil te soit de glace & la neige un feu d’enfer ; que ta fécondité soit maudite ; que tes enfants soient déteſtables ; qu’ils aient un corps de singe, une tête de pourceau plus groſſe que leur ventre ; que tu souffres, pleures, geignes en ce monde & en l’autre, dans l’enfer qui t’attend, l’enfer de soufre & de bitume allumé pour les femelles de ton eſpèce : tu refuſas mon paternel amour : sois maudite trois fois par la sainte Trinité ; maudite sept fois par les chandeliers de l’Arche ; que la confeſſion te soit damnation ; que l’hoſtie te soit un venin mortel, & qu’à l’Égliſe chaque dalle se lève pour t’écraſer & te dire : « Celle-ci eſt la fornicatrice, celle-ci eſt maudite, celle-ci eſt damnée ! »

Et Lamme joyeux, sautant d’aiſe, diſait :

— Elle fut fidèle, il l’a dit, le moine ; vive Calleken !

Mais elle, pleurant & tremblant :

— Ôte, dit-elle, mon homme, ôte cette malédiction de deſſus moi. Je vois l’enfer ! Ôtez la malédiction !

— Ôte la malédiction, dit Lamme.

— Je ne l’ôterai point, gros homme, repartit le moine.

Et la femme demeurait toute blême & pâmée, & à genoux, les mains jointes, suppliait Broer Adriaenſen.

Et Lamme dit au moine :

— Ôte ta malédiction, sinon tu seras pendu, & si la corde caſſe à cauſe du poids, tu seras rependu juſqu’à ce que mort s’enſuive.

— Pendu & rependu ! dirent les Gueux.

— Donc, dit le moine parlant à Calleken, va paillarde, va avec ce gros homme ; va, je lève ma malédiction, mais Dieu & tous les saints auront l’œil sur toi : va avec ce gros homme, va.

Et il se tut, suant & soufflant.

Soudain Lamme s’écria :

— Il gonfle, il gonfle ! Je vois le sixième menton ; au septième, c’eſt l’apoplexie ! Et maintenant, dit-il, s’adreſſant aux Gueux :

— Je vous recommande à Dieu, toi Ulenſpiegel, à Dieu, vous tous mes bons amis, à Dieu, toi Nele, à Dieu la sainte cauſe de la liberté : je ne puis plus rien pour elle.

Puis ayant donné à tous & reçu l’accolade, il dit à sa femme Calleken :

— Viens, c’eſt l’heure des légitimes amours.

Tandis que le batelet gliſſait sur l’eau, emportant Lamme & son aimée, lui le dernier, matelots, soudards & mouſſes criaient tous, agitant leurs couvre-chefs : Adieu, frère ; adieu, Lamme ; adieu, frère, frère & ami.

Et Nele dit à Ulenſpiegel en lui prenant du bout du doigt mignon une larme dans le coin de l’œil :

— Tu es triſte, mon aimé ?

— Il était bon, dit-il.

— Ah ! dit-elle, cette guerre ne finira point, force nous sera donc toujours de vivre dans le sang & les larmes ?

— Cherchons les sept, dit Ulenſpiegel : elle approche l’heure de la délivrance.

Suivant le vœu de Lamme, les Gueux engraiſſèrent le moine en sa cage. Quand il fut mis en liberté, moyennant rançon, il peſait trois cent dix-sept livres & cinq onces, poids de Flandre.

Et il mourut prieur de son couvent.


VIII


En ce temps-là, Meſſeigneurs des États généraux s’aſſemblèrent à La Haye pour juger Philippe, roi d’Eſpagne, comte de Flandre, de Hollande, etc., suivant les chartes & privilèges par lui conſentis.

Et le greffier parla ainſi :

— Il eſt notoire à un chacun qu’un prince de pays eſt établi par Dieu, souverain & chef de ses sujets pour les défendre & préſerver de toutes injures, oppreſſions & violences, ainſi qu’un berger eſt ordonné pour la défenſe & la garde de ses brebis. Il eſt notoire auſſi que les sujets ne sont pas créés par Dieu pour l’uſage du prince, pour lui être obéiſſants en tout ce qu’il commande, que ce soit choſe pie ou impie, juſte ou injuſte, ni pour le servir comme des eſclaves. Mais le prince eſt prince pour ses sujets, sans leſquels il ne peut être, afin de gouverner selon le droit & la raiſon ; pour les maintenir & les aimer comme un père ses enfants, comme un paſteur ses brebis, riſquant sa vie pour les défendre ; s’il ne le fait, il doit être tenu non pour un prince, mais pour un tyran. Philippe roi lança sur nous, par appels de soldats, bulles de croiſade & d’excommunication, quatre armées étrangères. Quelle sera sa punition, en vertu des lois & coutumes du pays ?

— Qu’il soit déchu, répondirent Meſſeigneurs des États.

— Philippe a forfait à ses serments : il a oublié les services que nous lui rendîmes, les victoires que nous l’aidâmes à remporter. Voyant que nous étions riches, il nous laiſſa rançonner & piller par ceux du conſeil d’Eſpagne.

— Qu’il soit déchu comme ingrat & larron, répondirent Meſſeigneurs des États.

— Philippe, continua le greffier, mit dans les plus puiſſantes villes des pays de nouveaux évêques, les dotant & bénéficiant avec les biens des plus groſſes abbayes ; il introduiſit, par l’aide de ceux-ci, I’lnquiſition d’Eſpagne.

— Qu’il soit déchu comme bourreau, diſſipateur du bien d’autrui, répondirent Meſſeigneurs des États.

— Les nobles des pays, voyant cette tyrannie, exhibèrent, l’an 1566, une requête par laquelle ils suppliaient le souverain de modérer ses rigoureux placards & notamment ceux qui concernaient l’lnquiſition : il s’y refuſa toujours.

— Qu’il soit déchu comme un tigre entêté dans sa cruauté, répondirent Meſſeigneurs des États.

Le greffier pourſuivit :

— Philippe eſt fortement soupçonné d’avoir, par ceux de son conſeil d’Eſpagne, secrètement excité les briſements d’images & le sac des égliſes, afin de pouvoir, sous prétexte de crime & de déſordre, faire marcher sur nous des armées étrangères.

— Qu’il soit déchu comme inſtrument de mort, répondirent Meſſeigneurs des États.

— À Anvers, Philippe fit maſſacrer les habitants, ruina les marchands flamands, & les marchands étrangers. Lui & son conſeil d’Eſpagne donnèrent à un certain Rhoda, vaurien renommé, par de secrètes inſtructions, le droit de se déclarer le chef des pillards, de récolter du butin, de se servir de son nom, à lui, Philippe roi, de contrefaire ses sceaux, contre-sceaux, & de se comporter comme son gouverneur & lieutenant. Les lettres royales interceptées & qui sont entre nos mains prouvent le fait. Tout eſt arrivé de son conſentement & après délibération du conſeil d’Eſpagne. Liſez ses lettres, il y loue le fait d’Anvers, reconnaît avoir reçu un signalé service, promet de le récompenſer, engage Rhoda & les autres Eſpagnols à marcher dans cette voie glorieuſe.

— Qu’il soit déchu comme larron, pillard & meurtrier, répondirent Meſſeigneurs des États.

— Nous ne voulons que le maintien de nos privilèges, une paix loyale & aſſurée, une liberté modérée, notamment touchant la religion qui concerne principalement Dieu & conſcience : nous n’eûmes rien de Philippe, sinon des traités menteurs servant à semer la diſcorde entre les provinces, pour les subjuguer l’une après l’autre & les traiter comme les Indes, par le pillage, la confiſcation, les exécutions & l’Inquiſition.

— Qu’il soit déchu comme aſſaſſin préméditant meurtre de pays, répondirent Meſſeigneurs des États.

— Il a fait saigner les pays par le duc d’Albe & ses happe-chair, par Medina-Cœli, Requeſcus, les traîtres des conſeils d’État & des provinces ; il recommanda une rigoureuſe & sanglante sévérité à Don Juan & à Alexandre Farnèſe, prince de Parme (ainſi qu’on le voit par ses lettres interceptées) ; il mit au ban de l’empire Monſeigneur d’Orange, paya trois aſſaſſins en attendant qu’il paye le quatrième ; fit dreſſer chez nous des châteaux & fortereſſes ; fit brûler vifs les hommes, enterrer vives les femmes & filles, hérita de leurs biens ; étrangla Montigny, de Berghes & d’autres seigneurs, nonobſtant sa parole royale ; tua son fils Carlos ; empoiſonna le prince d’Aſcoly, à qui il fit épouſer dona Eufraſia, groſſe de son fait, afin d’enrichir de ses biens le bâtard à venir ; lança contre nous un édit qui nous déclarait tous traîtres, ayant perdu corps & biens, & commit ce crime, inouï dans un pays chrétien, de confondre les innocents & les coupables.

— De par toutes lois, droits & privilèges, qu’il soit déchu, répondirent Meſſeigneurs des États.

Et les sceaux furent briſés.

Et le soleil luiſait sur terre & sur mer, dorant les épis mûrs, mûriſſant le raiſin, jetant sur chaque vague des perles, parure de la fiancée de Neerlande liberté.

Puis, le prince d’Orange étant à Delft, fut frappé par un quatrième aſſaſſin de trois balles dans la poitrine. Et il mourut, suivant sa deviſe : « Tranquille parmi les cruelles ondes. »

Ses ennemis dirent de lui que pour faire pièce à Philippe roi, & n’eſpérant pas régner sur les Pays-Bas méridionaux & catholiques, il les avait offerts par un traité secret à Monſeigneur Monſieur Sa Grande Alteſſe d’Anjou. Mais celui-ci n’était point né pour procréer l’enfant Belgique avec Liberté, qui n’aime point les amours extraordinaires.

Et Ulenſpiegel avec Nele quitta la flotte.

Et la patrie Belgique gémiſſait sous le joug, garrottée par les traîtres.


IX


On était pour lors au mois des blés mûrs, l’air était peſant, le vent tiède : faucheurs & faucheuſes pouvaient à l’aiſe dans les champs récolter sous le ciel libre, sur un sol libre, le blé semé par eux.

Friſe, Drenthe, Overyſſel, Gueldre, Utrecht, Noord-Brabant, Noord & Zuid-Holland ; Walcheren, Noord & Zuid-Beveland ; Duiveland & Schouwen qui forment la Zélande ; toutes les côtes de la mer du Nord depuis Knokke juſqu’au Helder ; les îles Texel, Vieland, Ameland, Schiermonik-Oog, allaient, depuis l’Eſcaut occidental juſqu’à l’Ooſt-Ems, être délivrés du joug eſpagnol ; Maurice, fils du Taiſeux, continuait la guerre.

Ulenſpiegel & Nele, ayant leur jeuneſſe, leur force & leur beauté, car l’amour & l’eſprit de Flandre ne vieilliſſent point, vivaient coîment dans la tour de Necre, en attendant qu’ils puſſent venir souffler, après maintes cruelles épreuves, le vent de liberté sur la patrie Belgique

Ulenſpiegel avait demandé d’être nommé commandant & gardien de tour, diſant qu’ayant des yeux d’aigle & des oreilles de lièvre, il pourrait voir si l’Eſpagnol ne tenterait pas de se repréſenter dans les pays délivrés, & qu’alors il sonnerait wacharm, ce qui eſt alarme en langage flamand.

Le magiſtrat fit ce qu’il voulut : à cauſe de ses bons services, on lui donna un florin par jour, deux pintes de bière, des fèves, fromage, biſcuit, & trois livres de bœuf par semaine.

Ulenſpiegel & Nele vivaient ainſi à deux très-bien ; voyant de loin avec joie les îles libres de Zélande : prés, bois, châteaux & fortereſſes, & les navires armés des Gueux gardant les côtes.

La nuit, ils montaient à la tour bien souvent, & là, s’aſſeyant sur la plate-forme, ils deviſaient des dures batailles, des belles amours paſſées & à venir. De là, ils voyaient la mer, qui par ce temps chaud, ferlait & déferlait sur le rivage des vagues lumineuſes, les jetant sur les îles comme des fantômes de feu. Et Nele s’effrayait de voir dans les polders les feux follets, qui sont, diſait-elle, les âmes des pauvres morts. Et tous ces lieux avaient été des champs de bataille.

Les feux follets s’élançaient des polders, couraient le long des digues, puis revenaient dans les polders comme s’ils n’euſſent point voulu abandonner les corps dont ils étaient sortis.

Une nuit, Nele dit à Ulenſpiegel :

— Vois comme ils sont nombreux en Dreiveland & volent haut : c’eſt du côté des îles des Oiſeaux que j’en vois le plus grand nombre. Y veux-tu venir, Thyl ? nous prendrons le baume qui montre choſes inviſibles aux yeux mortels.

Ulenſpiegel répondit :

— Si c’eſt de ce baume qui me fit aller à ce grand sabbat, je n’y ai pas plus de confiance qu’en un songe creux.

— Il ne faut pas, dit Nele, nier la puiſſance des charmes. Viens, Ulenſpiegel.

— J’irai.

Le lendemain, il demanda au magiſtrat qu’un soudard clairvoyant & fidèle le remplaçât, afin de garder la tour & de veiller sur le pays.

Et il s’en fut avec Nele vers les îles des oiſeaux.

Cheminant par champs & par digues, ils virent des petites îlettes verdoyantes, entre leſquelles courait l’eau de la mer ; & sur des collines de gazon allant juſqu’aux dunes, une grande foule de vanneaux, de mouettes & d’hirondelles de mer, qui se tenant immobiles faiſaient de leurs corps les îlettes toutes blanches, au-deſſus volaient des milliers de ces oiſeaux. Le sol était plein de nids : Ulenſpiegel, se baiſſant pour ramaſſer un œuf sur le chemin, vit venir à lui, volant, une mouette qui jeta un cri. Il en vint à cet appel plus de cent, criant d’angoiſſe, planant sur la tête d’Ulenſpiegel & au-deſſus des nids voiſins, mais elles n’oſaient s’approcher de lui.

— Ulenſpiegel, dit Nele, ces oiſeaux demandent grâce pour leurs œufs.

Puis devenant tremblante, elle dit :

— J’ai peur, voici le soleil qui se couche, le ciel eſt blanc, les étoiles s’éveillent, c’eſt l’heure des eſprits. Vois, raſant la terre, ces rouges exhalaiſons ; Thyl, mon aimé, quel eſt le monſtre d’enfer ouvrant ainſi dans le nuage sa gueule de feu ? Vois, du côté de Philips-land, où le roi bourreau fit deux fois, pour sa cruelle ambition, tuer tant de pauvres hommes, vois les feux follets qui danſent : c’eſt la nuit où les âmes des pauvres hommes tués dans les batailles quittent les limbes froids du purgatoire pour se venir réchauffer à l’air tiède de la terre : c’eſt l’heure où tu peux demander tout à Chriſt, qui eſt le Dieu des bons sorciers.

— Les cendres battent sur mon cœur, dit Ulenſpiegel. Si Chriſt pouvait montrer ces sept dont les cendres jetées au vent feraient heureux la Flandre & l’entier monde.

— Homme sans foi, dit Nele, tu les verras par le baume.

— Peut-être, dit Ulenſpiegel montrant du doigt Sirius, si quelque eſprit deſcend de la froide étoile.

À ce geſte, un feu follet voltigeant autour de lui s’attacha à son doigt, & plus il s’en voulait défaire, plus le follet tenait ferme.

Nele, tachant de délivrer Ulenſpiegel, eut auſſi son follet au bout de la main.

Ulenſpiegel, frappant sur le sien, diſait :

— Réponds ! es-tu l’âme d’un Gueux ou d’un Eſpagnol ? Si tu es l’âme d’un Gueux, va en paradis ; si tu es celle d’un Eſpagnol, retourne en l’enfer d’où tu viens.

Nele lui dit :

— N’injurie point les âmes, fuſſent-elles des âmes de bourreaux.

Et, faiſant danſer son feu follet au bout de son doigt :

— Follet, diſait-elle, gentil follet, quelles nouvelles apportes-tu du pays des âmes ? À quoi sont-elles empêchées là-bas ? Mangent-elles & boivent-elles, n’ayant pas de bouche ? car tu n’en as point, follet mignon ! ou bien ne prennent-elles la forme humaine que dans le benoît paradis ?

— Peux-tu, dit Ulenſpiegel, perdre ainſi le temps à parler à cette flamme chagrine qui n’a point d’oreilles pour t’entendre, ni de bouche pour te répondre ?

Mais sans l’écouter :

— Follet, diſait Nele, réponds en danſant, car je vais interroger trois fois : une fois au nom de Dieu, une fois au nom de madame la Vierge, & une fois au nom des eſprits élémentaires qui sont les meſſagers entre Dieu & les hommes.

Ce qu’elle fit, & le follet danſa trois fois.

Alors Nele dit à Ulenſpiegel :

— Ôte tes habits, je ferai de même : voici la boîte d’argent où eſt le baume de viſion.

— Ce m’eſt tout un, répondit Ulenſpiegel.

Puis s’étant dévêtus & oints de baume de viſion, ils se couchèrent nus l’un près de l’autre sur l’herbe.

Les mouches se plaignaient ; la foudre grondait sourde dans les nuages où brillait l’éclair : la lune montrait à peine entre deux nuées les cornes d’or de son croiſſant ; les feux follets d’Ulenſpiegel & de Nele s’en furent danſer avec les autres dans la prairie.

Soudain Nele & son ami furent pris par la grande main d’un géant qui les jetait en l’air comme des ballons d’enfants, les reprenait, les roulait l’un sur l’autre & les pétriſſait entre ses mains, les jetait dans les flaques d’eau entre les collines & les en retirait pleins d’herbes marines. Puis les promenant dans l’eſpace, il chanta d’une voix éveillant de peur toutes les mouettes des îles :

Ils veulent d’un œil bigle,
Ces pucerons chétifs,
Lire les divins sigles
Que nous tenons captifs.
Lis, puce, le myſtère ;
Lis, pou, le mot sacré
Qui dans l’air, ciel & terre
Par sept clous eſt ancré.

Et de fait, Ulenſpiegel & Nele virent sur le gazon, dans l’air & dans le ciel, sept tables d’airain lumineux qui y étaient attachées par sept clous flamboyants. Sur les tables il était écrit :

Dans les fumiers germent les sèves ;
Sept eſt mauvais, mais sept eſt bon ;
Diamants sortent du charbon ;
De sots docteurs, sages élèves :
Sept eſt mauvais, mais sept eſt bon.

Et le géant marchait suivi de tous les feux follets, qui suſurrant comme des cigales diſaient :

Regardez bien, c’eſt leur grand maître,
Pape des papes, roi des rois,
C’eſt lui qui mène Céſar paître :
Regardez bien, il eſt de bois.

Soudain ses traits s’altérèrent, il parut plus maigre, triſte & grand. Il tenait d’une main un sceptre & de l’autre une épée. Il avait nom Orgueil.

Et jetant Nele & Ulenſpiegel sur le sol, il dit :

— Je suis Dieu.

Puis à côté de lui, montée sur une chèvre, parut une fille rougeaude, les seins nus, la robe ouverte, & l’œil émerillonné ; elle avait nom Luxure ; vint alors une vieille juive ramaſſant des coquilles d’œufs de mouettes : elle avait nom Avarice ; & un moine gloutu goulu, mangeant des andouilles, s’empiffrant de sauciſſes & mâchonnant sans ceſſe comme la truie sur laquelle il était monté : c’était la Gourmandiſe ; vint enſuite la Pareſſe, traînant la jambe, blême & bouffie, l’œil éteint, que la Colère chaſſait devant elle à coups d’aiguillon. La Pareſſe, dolente, se lamentait & toute en larmes, tombait de fatigue sur les genoux ; puis vint la maigre Envie, à la tête de vipère, aux dents de brochet, mordant la Pareſſe parce qu’elle avait trop d’aiſe ; la colère parce qu’elle était trop vive ; la Gourmandiſe parce qu’elle était trop repue ; la Luxure parce qu’elle était trop rouge ; l’Avarice pour les coquilles ; l’Orgueil parce qu’il avait une robe de pourpre & une couronne. Et les follets danſaient tout autour.

Et parlant avec des voix d’hommes, de femmes, de filles & d’enfants plaintifs, ils dirent, gémiſſant :

— Orgueil, père d’ambition, Colère, source de cruauté, vous nous tuâtes sur les champs de bataille, dans les priſons & les supplices, pour garder vos sceptres & vos couronnes ! Envie, tu détruiſis en leur germe bien de nobles & d’utiles penſées, nous sommes les âmes des inventeurs perſécutés ; Avarice, tu changeas en or le sang du pauvre populaire, nous sommes les eſprits de tes victimes ; Luxure, compagne & sœur de meurtre, qui enfantas Néron, Meſſaline & Philippe, roi d’Eſpagne, tu achètes la vertu & payes la corruption ; nous sommes les âmes des morts ; Pareſſe & Gourmandiſe, vous saliſſez le monde, il faut vous en balayer ; nous sommes les âmes des morts.

Et une voix fut entendue diſant :

Dans les fumiers germent les sèves ;
Sept eſt mauvais, mais sept eſt bon
À sots docteurs, sages élèves.
Pour avoir cendres & charbon,
Que fera le pou vagabond ?

Et les follets dirent :

Le feu c’eſt nous, la revanche des vieilles larmes, des douleurs du populaire ; la revanche des seigneurs chaſſant au gibier humain sur leurs terres ; revanche des batailles inutiles, du sang verſé dans les priſons, des


LE MOINE MIS À LA GRAISSE



hommes brûlés ; des femmes, des filles enterrées vives ; la revanche du paſſé enchaîné & saignant. Le feu c’eſt nous ; nous sommes les âmes des morts.

À ces mots les sept furent changés en statues de bois sans rien perdre de leur forme première.

Et une voix dit :

— Ulenſpiegel, brûle le bois.

Et Ulenſpiegel se tournant vers les follets :

— Vous qui êtes de feu, dit-il, faites votre office.

Et les follets en foule entourèrent les sept, qui brûlèrent & furent réduits en cendres.

Et un fleuve de sang coula.

De ces cendres sortirent sept autres figures ; la première dit :

— Je me nommais Orgueil, je m’appelle Fierté noble. Les autres parlèrent auſſi, & Ulenſpiegel & Nele virent d’Avarice sortir Économie ; de Colère, Vivacité ; de Gourmandiſe, Appétit ; d’Envie, Émulation, & de Pareſſe, Rêverie des poètes & des sages. Et la Luxure, sur sa chèvre, fut changée en une belle femme qui avait nom Amour.

Et les follets danſèrent autour d’eux une ronde joyeuſe.

Ulenſpiegel & Nele entendirent alors mille voix d’hommes & de femmes cachés, sonores, ricaſſantes, qui, donnant un son pareil à celui de cliquettes, chantaient :

Quand sur la terre & quand sur l’onde
Ces sept tranſformés règneront,
Hommes, alors levez le front :
Ce sera le bonheur du monde.

Et Ulenſpiegel dit : « Les eſprits se gauſſent de nous. »

Et une puiſſante main saiſit Nele par le bras & la jeta dans l’eſpace.

Et les eſprits chantèrent :

Quand le septentrion
Baiſera le couchant,
Ce sera fin de ruines :
Cherche la ceinture.

— Las ! dit Ulenſpiegel : septentrion, couchant & ceinture. Vous parlez obſcurément, meſſieurs les Eſprits.

Et ils chantèrent ricaſſant :

Septentrion, c’eſt Neerlande ;
Belgique, c’eſt le couchant ;
Ceinture, c’eſt alliance ;
Ceinture, c’eſt amitié.

— Vous n’êtes point fous, meſſieurs les Eſprits, dit Ulenſpiegel.

Et ils chantèrent ricaſſant derechef :

La ceinture, pauvret,
Entre Neerlande & Belgique,
Ce sera bonne amitié,
Belle alliance.

Met raedt
En daedt ;
Met doodt
En bloodt.

Alliance de conſeil
Et d’action,
De mort
Et de sang

S’il le fallait,
N’était l’Eſcaut,
Pauvret, n’était l’Eſcaut.

— Las ! dit Ulenſpiegel, tel eſt donc notre vie tourmentée : larmes d’hommes & rire du deſtin.

Alliance de sang
Et de mort,
N’était l’Eſcaut.


repartirent ricaſſant les eſprits.

Et une puiſſante main saiſit Ulenſpiegel & le jeta dans l’eſpace.


X


Nele, tombant, se frotta les yeux & ne vit rien que le soleil levant dans des vapeurs dorées, les pointes des herbes toutes d’or auſſi & le rayon jauniſſant le plumage des mouettes endormies, mais elles s’éveillèrent bientôt.

Puis Nele se regarda, se vit nue & se vêtit à la hâte ; puis elle vit Ulenſpiegel nu pareillement & le couvrit ; croyant qu’il dormait, elle le secoua, mais il ne bougeait pas plus qu’un mort ; elle fut de peur saiſie. « Ai-je, dit-elle, tué mon ami avec ce baume de viſion ? Je veux mourir auſſi ! Ah ! Thyl, réveille-toi ! Il eſt froid comme marbre ! »

Ulenſpiegel ne se réveillait point. Deux nuits & un jour se paſſèrent, & Nele, de douleur enfiévrée, veilla son ami Ulenſpiegel.

On était au commencement du second jour, Nele entendit un bruit de clochette, & vit venir un payſan portant une pelle ; derrière lui marchaient, un cierge à la main, un bourgmeſtre & deux échevins, le curé de Staveniſſe & un bedeau lui tenant le paraſol.

Ils allaient, diſaient-ils, adminiſtrer le saint sacrement de l’onction au vaillant Jacobſen, qui fut Gueux par peur, mais qui, le danger paſſé, rentra pour mourir dans le giron de la Sainte Égliſe Romaine.

Bientôt ils se trouvèrent face à face avec Nele pleurant & virent le corps d’Ulenſpiegel étendu sur le gazon, couvert de ses vêtements. Nele se mit à genoux.

— Fillette, dit le bourgmeſtre, que fais-tu près de ce mort ?

N’oſant lever les yeux, elle répondit :

— Je prie pour mon ami tombé ici comme frappé par la foudre ; je suis seule maintenant & veux mourir auſſi.

Le curé alors soufflant d’aiſe :

— Ulenſpiegel le Gueux eſt mort, dit-il, loué soit Dieu ! Payſan, hâte-toi de creuſer une foſſe ; ôte-lui ses habits avant qu’on ne l’enterre.

— Non, dit Nele se dreſſant debout, on ne les lui ôtera point, il aurait froid dans la terre.

— Creuſe la foſſe, dit le curé au payſan qui portait la pelle.

— Je le veux, dit Nele tout en larmes ; il n’y a point de vers dans le sable plein de chaux, & il reſtera entier & beau, mon aimé.

Et tout affolée, elle se pencha sur le corps d’Ulenſpiegel, & le baiſa avec des larmes & des sanglots.

Les bourgmeſtre, échevins & payſan eurent pitié, mais le curé ne ceſſait de dire joyeuſement : « Le grand Gueux eſt mort, Dieu soit loué ! »

Puis le payſan creuſa la foſſe, y mit Ulenſpiegel & le couvrit de sable.

Et le curé dit sur la foſſe les prières des morts : tous s’agenouillèrent autour ; soudain il se fit sous le sable un grand mouvement, & Ulenſpiegel, éternuant & secouant le sable de ses cheveux, prit alors le curé à la gorge :

— Inquiſiteur ! dit-il, tu me mets en terre tout vif pendant mon sommeil. Où eſt Nele ? l’as-tu auſſi enterrée ? Qui es-tu ?

Le curé cria :

— Le grand Gueux revient en ce monde. Seigneur Dieu ! prenez mon âme.

Et il s’enfuit comme un cerf devant les chiens.

Nele vint à Ulenſpiegel :

— Baiſe-moi, mignonne, dit-il.

Puis il regarda de nouveau autour de lui ; les deux payſans s’étaient enfuis comme le curé, avaient jeté par terre, pour mieux courir, pelle, chaiſe & paraſol ; les bourgmeſtre & échevins, se tenant les oreilles de peur, geignaient sur le gazon.

Ulenſpiegel alla vers eux, & les secouant :

— Eſt-ce qu’on enterre, dit-il, Ulenſpiegel, l’eſprit, Nele, le cœur de la mère Flandre ? Elle auſſi peut dormir, mais mourir, non ! Viens, Nele.

Et il partit avec elle en chantant sa sixième chanſon, mais nul ne sait où il chanta la dernière.


FIN


Paris. — Imprimerie L. Poupart-Davyl, rue du Bar, 30.