La Légende d’Ulenspiegel/Livre 3

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LIVRE TROISIÈME


I


Il s’en va, le Taiſeux, Dieu le mène.

Les deux comtes sont déjà pris, d’Albe promet au Taiſeux douceur & pardon s’il comparaît devant lui.

À cette nouvelle, Ulenſpiegel dit à Lamme : — Heuque de m’amie, le duc fait ajourner à comparaître devant lui, à l’inſtance de Dubois, procureur général, en trois fois quatorze jours, le prince d’Orange, Ludwig son frère, d’Hoogſtraeten, Van den Bergh, Culembourg, de Brederode & autres amis du prince, leur promettant bonne juſtice & miſéricorde. Écoute Lamme : Un jour, un juif d’Amſterdam ajourna un de ses ennemis à deſcendre dans la rue ; l’ajourneur était sur le pavé & l’ajourné à une fenêtre.

— Deſcends donc, diſait l’ajourneur à l’ajourné, & je te donnerai un tel coup de poing sur la tête qu’elle entrera dans ta poitrine, & que tu regarderas à travers tes côtes comme un voleur à travers les grilles de sa priſon.

L’ajourné répondit : « Quand tu me promettrais cent fois davantage, je ne deſcendrais pas encore. Ainſi puiſſent répondre d’Orange & les autres. Et ils le firent, refuſant de comparaître. D’Egmont & de Hoorn ne les imitèrent point. Et la faibleſſe dans le devoir appelle l’heure de Dieu.



II


En ce temps-là furent décapités sur le Marché aux Chevaux, à Bruxelles, les sires d’Andelot, les enfants de Battembourg & autres illuſtres & vaillants seigneurs, leſquels avaient voulu s’emparer par surpriſe d’Amſterdam.

Et tandis qu’ils allaient au supplice, étant dix-huit, & chantant des hymnes, les tambourins battaient devant & derrière, tout le long du chemin.

Et les soudards eſpagnols les eſcortant & portant torches flambantes, leur en brûlaient le corps en tous endroits. Et quand ils se mouvaient à cauſe de la douleur, les soudards diſaient : — Comment, luthériens, cela vous fait-il donc mal d’être brûlés sitôt ? »

Et celui qui les avait trahis avait nom Dierick Sloſſe, lequel les mena à Enckhuyſe, encore catholique, pour les livrer aux happe-chair du duc.

Et ils moururent vaillamment.

Et le roi hérita.


III


— L’as-tu vu paſſer ? dit Ulenſpiegel vêtu en bûcheron à Lamme pareillement accoutré. As-tu vu le vilain duc avec son front plat au-deſſus comme celui de l’aigle, & sa longue barbe qui eſt comme bout de corde pendant à une potence ? Que Dieu l’en étrangle ! Tu l’as vue cette araignée avec ses longues pattes velues que Satan, en son vomiſſement, cracha sur nos pays ? Viens, Lamme, viens ; nous allons jeter des pierres dans la toile…

— Las ! dit Lamme, nous serons brûlés tout vifs.

— Viens à Groenendael, mon ami cher ; viens à Groenendael, là eſt un beau cloître où Sa Ducalité Arachnéenne va prier le Dieu de paix de lui laiſſer parfaire son œuvre qui eſt d’ébattre ses noirs eſprits dans les charognes. Nous sommes en carême & ce n’eſt que de sang que ne veut point jeûner Sa Ducalité. Viens, Lamme, il y a cinq cents cavaliers armés autour de la maiſon d’Ohain ; trois cents piétons sont partis par petites troupes & entrent dans la forêt de Soignes.

Tantôt, quand d’Albe fera ses dévotions, nous lui courrons sus, & l’ayant pris, le mettrons dans une belle cage de fer & l’enverrons au prince.

Mais Lamme, friſſant d’angoiſſe : — Grand danger, mon fils, dit-il à Ulenſpiegel. Grand danger ! Je te suivrais en cette entrepriſe si mes jambes n’étaient si faibles, si ma bedaine n’était si gonflée à cauſe de l’aigre bière qu’ils boivent en cette ville de Bruxelles.

Ces propos se tenaient en un trou du bois creuſé dans la terre, au milieu du fourré. Soudain, regardant à travers les feuilles comme l’œil d’un terrier, ils virent les habits jaunes & rouges, des soudards du duc, dont les armes brillaient au soleil, & qui allaient à pied dans le bois.

— Nous sommes trahis, dit Ulenſpiegel.

Quand il ne vit plus les soudards, il courut le grand trotton juſques à Ohain. Les soudards le laiſſèrent paſſer sans être remarqué, à cauſe de son coſtume de bûcheron & de la charge de bois qu’il portait sur le dos. Là, il trouva les cavaliers attendant ; il sema la nouvelle, tous se diſperſèrent & s’échappèrent sauf le sire de Beauſart d’Armentières qui fut pris. Quant aux piétons qui venaient de Bruxelles, on n’en put trouver un seul.

Le sire de Beauſart paya cruellement pour les autres.

Et ce fut un lâche traître du régiment du sieur de Likes qui les trahit tous.

Ulenſpiegel alla, le cœur battant d’angoiſſe, voir au Marché aux Bêtes, à Bruxelles, son cruel supplice.

Et le pauvre d’Armentières, mis sur la roue, reçut trente-sept coups de barre de fer sur les jambes, sur les bras, les pieds & les mains, qui furent mis en pièces tour à tour, car les bourreaux le voulaient voir souffrir cruellement.

Et il reçut sur la poitrine le trente-septième, dont il mourut.


IV


Par un jour de juin, clair & doux, fut dreſſé à Bruxelles, sur le marché devant la Maiſon de Ville, un échafaud couvert de drap noir & y attenant deux poteaux élevés, garnis de pointes de fer. Sur l’échafaud, étaient deux couſſins noirs & une petite table sur laquelle il y avait une croix d’argent.

Et sur cet échafaud furent mis à mort par le glaive, les nobles comtes d’Egmont & de Hornes. Et le roi hérita.

Et l’ambaſſadeur de François, premier du nom, dit parlant d’Egmont :

— Je viens de voir trancher la tête à celui qui deux fois fit trembler la France.

Et les têtes des comtes furent poſées sur les pointes de fer.

Et Ulenſpiegel dit à Lamme :

— Les corps & le sang sont couverts de drap noir. Bénis soient ceux qui tiendront haut le cœur, droite l’épée dans les jours qui vont venir !


V


En ce temps-là le Taiſeux réunit une armée & fit envahir de trois côtés les Pays-Bas.

Et Ulenſpiegel dit en une aſſemblée de gueux sauvages de Marenhout :

— Sur l’avis de ceux de l’Inquiſition, Philippe, roi, a déclaré tout & un chacun habitant des Pays-Bas coupable de lèſe-majeſté, du fait des héréſies tant pour y avoir adhéré que pour n’y avoir pas mis obſtacle, & vu cet exécrable crime, les condamne tous, sans avoir égard au sexe ou à l’âge, excepté ceux qui sont déſignés nominalement, aux peines réſervées à de telles forfaitures ; & ce, sans nulle eſpérance de grâce. Le roi hérite. La mort fauche dans le riche & vaſte pays que bornent la Mer Septentrionale, le comté d’Emden, la rivière d’Amiſe, les pays de Weſtphalie, de Clèves, de Juliers & de Liége, l’évêché de Cologne & celui de Trèves, le pays de Lorraine & de France. La mort fauche sur un sol de trois cent quarante lieues, dans deux cents villes murées, dans cent cinquante villages ayant droit de villes, dans les campagnes, les bourgs & les plaines. Le roi hérite.

— Ce n’eſt pas, pourſuivit-il, trop de onze mille bourreaux pour faire la beſogne. D’Albe les nomme des soldats. Et la terre des pères eſt devenue un charnier, d’où les arts fuient, que les métiers quittent, que les induſtries abandonnent pour aller enrichir l’étranger, qui leur permet chez lui d’adorer le Dieu de la libre conſcience. La Mort & la Ruine fauchent. Le roi hérite.

« Les pays avaient conquis leurs privilèges à force d’argent donné à des princes beſogneux ; ces privilèges sont confiſqués. Ils avaient eſpéré, d’après les contrats paſſés entre eux & les souverains, jouir de la richeſſe fruit de leurs travaux. Ils se trompent : le maçon bâtit pour l’incendie, le manouvrier travaille pour le voleur. Le roi hérite.

« Sang & larmes ! la mort fauche sur les bûchers ; sur les arbres servant de potences le long des grand’routes, dans les foſſes ouvertes où sont jetées vivantes de pauvres fillettes ; dans les noyades des priſons, dans les cercles de fagots enflammés au milieu deſquels brûlent à petit feu les patients ; dans les huttes de paille en feu où les victimes meurent dans la flamme & la fumée. Le roi hérite.

« Ainſi l’a voulu le pape de Rome.

« Les villes regorgent d’eſpions attendant leur part du bien des victimes. Plus on eſt riche, plus on eſt coupable. Le roi hérite.

« Mais les vaillants hommes du pays ne se laiſſeront point égorger comme des agneaux. Parmi ceux qui fuient, il en eſt d’armés qui se réfugient dans les bois. Les moines les avaient dénoncés afin qu’on les tuât & que l’on prît leurs biens. Auſſi la nuit, le jour, par bandes, comme des fauves, ils se ruent sur les cloîtres, y reprennent l’argent volé au pauvre peuple sous forme de chandeliers, de châſſes d’or & d’argent, de ciboires, de patènes, de vaſes précieux. N’eſt-ce pas, bonſhommes ? Ils y boivent le vin que les moines gardaient pour eux seuls. Les vaſes fondus ou engagés serviront pour la guerre sainte. Vive le Gueux !

« Ils harcèlent les soldats du roi, les tuent, les dépouillent, puis s’enfuient dans leurs tanières. On voit, jour & nuit, dans les bois s’allumer & s’éteindre des feux nocturnes changeant sans ceſſe de place. C’eſt le feu de nos feſtins. À nous le gibier de poil & de plume. Nous sommes seigneurs. Les payſans nous donnent du pain & du lard quand nous voulons. Lamme, regarde-les. Loqueteux, farouches, réſolus & l’œil fier, ils errent dans les bois avec leurs haches, hallebardes, longues épées, bragmarts, piques, lances, arbalètes, arquebuſes, car toutes armes leur sont bonnes & ils ne veulent point marcher sous des enſeignes. Vive le Gueux ! »

Et Ulenſpiegel chanta :

xxxxxxxxxSlaet op den trommele van dirre dom deyne,
xxxxxxxxxSlaet op den trommele van dirre doum, doum.
xxxxxxxxxxxxBattez le tambour ! van dirre dom deyne,
xxxxxxxxxxxxxxxxBattez le tambour de guerre.


xxxxxxxxxxxxQu’on arrache au duc ses entrailles !
xxxxxxxxxxxxQu’on lui en fouette le viſage !
xxxxxxxxxSlaet op den trommele, battez le tambour.
xxxxxxxxxQue le duc soit maudit ! À mort le meurtrier !


Qu’il soit livré aux chiens ! À mort le bourreau ! Vive le Gueux !
xxxxxxxxxxxxxxQu’il soit pendu par la langue
xxxxxxxxxEt par le bras, par la langue qui commande
xxxxxxxxxEt par le bras qui signe l’arrêt de mort.
xxxxxxxxxxxxxxxSlaet op den trommele.
xxxxxxxxxBattez le tambour de guerre. Vive le Gueux !


Que le duc soit enfermé vivant avec les cadavres des victimes !
xxxxxxxxxxxxxxxxxQue dans la puanteur,
xxxxxxxxxxxxxIl meure de la peſte des morts !
xxxxxxxxxBattez le tambour de guerre. Vive le Gueux !


xxxxxxxxxxxChriſt regarde d’en haut tes soldats,
xxxxxxxxxxxxxxxRiſquant le feu, la corde,
xxxxxxxxxxxxxxxLe glaive pour ta parole.
xxxxxxxxxIls veulent la délivrance de la terre des pères.
xxxxxxxxxSlaet om den trommele van dire dom deyre.
xxxxxxxxxBattez le tambour de guerre. Vive le Gueux !

Et tous de boire & de crier :

— Vive le Gueux !

Et Ulenſpiegel, buvant dans le hanap dore d’un moine, regardait avec fierté les faces vaillantes des gueux sauvages.

— Hommes fauves, dit-il, vous êtes loups, lions & tigres. Mangez les chiens du roi de sang.

— Vive le Gueux ! dirent-ils chantant :

Slaet op den trommele van dirre dom deyre ;
Slaet op den trommele van dirre dom dom ;
Battez le tambour de guerre. Vive le Gueux !


VI


Ulenſpiegel, étant à Ypres, recrutait des soldats pour le prince : pourſuivi par les happe-chair du duc, il se préſenta comme bedeau chez le prévôt de Saint-Martin. Il y eut pour compagnon un sonneur nommé Pompilius Numan, couard de haute futaie qui, la nuit, prenait son ombre pour le diable & sa chemiſe pour un fantôme.

Le prévôt était gras & dodu comme une poularde engraiſſée à point pour la broche. Ulenſpiegel vit bientôt quelle herbe il paiſſait pour se faire ainſi tant de lard. Selon qu’il l’apprit du sonneur & le vit de ses yeux, le prévôt dînait à neuf heures & soupait à quatre. Il reſtait au lit juſqu’à huit heures & demie ; puis, avant le dîner, s’allait promener dans son égliſe, voir si les troncs des pauvres étaient bien remplis. Et il en mettait la moitié dans son eſcarcelle. À neuf heures, il dînait d’une jatte de lait, d’un demi-gigot, d’un petit pâté de héron & vidait cinq hanaps de vin de Bruxelles. À dix heures, suçant quelques pruneaux & les arroſant de vin d’Orléans, il priait Dieu de ne l’induire jamais en gloutonnerie. À midi, il croquait, pour paſſer le temps, une aile & un croupion de volaille. À une heure, songeant à son souper, il vidait un grand coup de vin d’Eſpagne ; puis, s’étendant sur son lit, s’y rafraîchiſſait d’un petit somme.

Se réveillant, il mangeait un peu de saumon salé pour s’aiguiſer l’appétit & vidait un grand hanap de dobbel-knol d’Anvers. Puis il deſcendait dans la cuiſine, s’aſſeyait devant la cheminée & le beau feu de bois qui y flambait. Il y regardait rôtir & brunir pour les moines de l’abbaye une groſſe pièce de veau ou un petit cochon bien échaudé, qu’il eût mangé plus volontiers qu’une miche de pain. Mais l’appétit lui manquait un peu. Et il contemplait la broche qui tournait toute seule comme par merveille. C’était l’œuvre de Pieter van Steenkiſte, forgeron, demeurant en la châtellenie de Courtrai. Le prévôt lui paya une de ces broches quinze livres pariſis.

Puis il remontait dans son lit & s’y aſſoupiſſant à cauſe de la fatigue, il se réveillait vers deux heures pour gober un peu de gelée de cochon arroſée de vin de Romagne à deux cent quarante florins la pièce. À trois heures, il mangeait un oiſillon au sucre de Madère & vidait deux verres de malvoiſie à dix-sept florins le barillet. À trois heures & demie, il prenait la moitié d’un pot de confiture & l’arroſait d’hydromel. Bien éveillé alors, il prenait l’un de ses pieds dans ses mains & se repoſait penſif.

Le moment de souper étant venu, le curé de Saint-Jean venait souvent lui faire viſite à cette heure succulente. Ils se diſputaient parfois à qui mangerait le plus de poiſſon, de volaille, de gibier & de viande. Le plus vite rempli devait payer à l’autre un plat de carbonnades aux trois vins chauds, aux quatre épices & aux sept légumes.

Ainſi buvant & mangeant, ils cauſaient enſemble des hérétiques, étant d’avis au demeurant qu’on n’en pouvait aſſez détruire. Auſſi ne se prenaient-ils jamais de querelle, le cas excepté où ils diſcutaient des trente-neuf façons de faire de bonnes soupes à la bière.

Puis, penchant leurs têtes vénérables sur leurs bedaines sacerdotales, ils ronflaient. Parfois, se réveillant à demi, l’un d’eux diſait que la vie eſt choſe bien douce en ce monde & que les pauvres gens ont tort de se plaindre.

Ce fut de ce saint homme qu’Ulenſpiegel devint le bedeau. Il le servait très-bien à la meſſe, non sans emplir trois fois les burettes, deux fois pour lui & une fois pour le prévôt. Le sonneur Pompilius Numan l’y aidait à l’occaſion.

Ulenſpiegel, qui voyait Pompilius si fleuri panſard & joufflu, lui demanda si c’était au service du prévôt qu’il avait théſauriſé cette santé enviable.

— Oui, mon fils, répondit Pompilius ; mais ferme bien la porte de peur que nul ne nous écoute.

Puis parlant tout bas :

— Tu sais, dit-il, que notre maître prévôt aime tous les vins & bières, toutes les viandes & volailles d’amour tendre. Auſſi serre-t-il ses viandes en une huche & ses vins en un cellier dont il a sans ceſſe les clefs dans son eſcarcelle. Et il s’endort les mains deſſus… La nuit quand il dort, je vais lui prendre ses clefs sur la panſe & les y remets non sans trembler, mon fils ; car, s’il savait mon crime, il me ferait bouillir tout vif.

— Pompilius, dit Ulenſpiegel, il ne faut point prendre tant de peine, mais seulement une fois les clefs ; j’en ferai sur ce modèle & nous laiſſerons les autres sur la bedaine du bon prévôt.

— Fais-les, mon fils, dit Pompilius.

Ulenſpiegel fit les clefs ; sitôt que lui & Pompilius jugeant, vers les huit heures de nuit, que le bon prévôt était endormi, ils deſcendaient prendre à leur choix, viandes & bouteilles. Ulenſpiegel portait les bouteilles & Pompilius les viandes, parce que Pompilius tremblait toujours comme une feuille, & que les jambons ni les gigots ne se caſſent point en tombant. Ils s’emparèrent pluſieurs fois de volailles avant leur cuiſſon, ce dont furent accuſés pluſieurs chats du voiſinage, mis à mort de ce fait.

Ils allaient enſuite dans la Ketel-Straat, qui eſt la rue des folles-filles. Là ils n’épargnaient rien, donnant libéralement à leurs mignonnes bœuf fumé & jambon, cervelas & volailles, & leur donnaient à boire du vin d’Orléans & de Romagne, & de l’Ingelſche bier, qu’ils nomment ale de l’autre côté de la mer, & qu’ils verſaient à flots dans le frais goſier des belles. Et ils étaient payés en careſſes.

Toutefois, un matin après le dîner, le prévôt les fit mander tous deux. Il avait l’air redoutable, suçant, non sans colère, un os à moelle en soupe.

Pompilius tremblait dans ses chauſſes, & sa bedaine était secouée par la peur. Ulenſpiegel, se tenant coi, tâtait agréablement dans ses poches, les clefs du cellier.

Le prévôt, lui parlant, dit :

— On boit mon vin & mange mes volailles, eſt-ce toi mon fils ?

— Non, répondit Ulenſpiegel.

— Et ce sonneur, dit le prévôt en montrant Pompilius, n’a-t-il point trempé les mains dans ce crime, car il eſt blême comme un agoniſant, à cauſe aſſurément que le vin volé lui sert de poiſon.

— Las ! Meſſire, répondit Ulenſpiegel, vous accuſez à tort votre sonneur, car s’il eſt blême, ce n’eſt point d’avoir bu du vin, mais faute d’en humer aſſez, de quoi il eſt si relâché, que si on ne l’arrête, son âme s’en ira par ruiſſeaux dans ses chauſſes.

— Il eſt de pauvres gens en ce monde, dit le prévôt buvant en son hanap un grand coup de vin. Mais, dis-moi, mon fils, si toi, qui as des yeux de lynx, tu n’as point vu les larrons ?

— J’y ferai bonne garde, Meſſire prévôt, répondit Ulenſpiegel.

— Que Dieu vous tienne en joie tous deux, mes enfants, dit le prévôt, & vivez sobrement. Car c’eſt de l’intempérance que nous viennent bien des maux en cette vallée de larmes. Allez en paix. Et il les bénit.

Et il suça encore un os à moelle en soupe, & il but encore un grand coup de vin.

Ulenſpiegel & Pompilius sortirent.

— Ce vilain ladre, dit Ulenſpiegel, ne t’aurait pas seulement donné à boire une goutte de son vin. Ce sera pain bénit de lui en voler encore. Mais, qu’as-tu donc que tu trembles ?

— J’ai mes chauſſes toutes mouillées, dit Pompilius.

— L’eau sèche vite, mon fils, dit Ulenſpiegel. Mais, sois joyeux, il y aura ce soir muſique de flacons dans la Ketel-Straet. Et nous soûlerons les trois gardes de nuit, qui, en ronflant, garderont la ville.

Ce qui fut fait.

Cependant, l’on était près de la Saint-Martin : l’égliſe était parée pour la fête. Ulenſpiegel & Pompilius y entrèrent la nuit, en fermèrent bien les portes, allumèrent tous les cierges, prirent une viole & une cornemuſe, & se mirent à jouer de leur mieux de ces inſtruments. Et les cierges flambaient comme des soleils. Mais ce ne fut point tout. Leur beſogne étant faite, ils allèrent près du prévôt, qu’ils trouvèrent debout, nonobſtant l’heure avancée, grignotant une grive, buvant du vin du Rhin & écarquillant les yeux, en voyant les vitraux de l’égliſe éclairés.

— Meſſire prévôt, lui dit Ulenſpiegel, voulez-vous savoir qui mange vos viandes & boit vos vins ?

— Et cette illumination, dit le prévôt en montrant les vitraux de l’égliſe : Ah ! Seigneur Dieu, permettez-vous à Monſieur saint Martin de brûler ainſi, nuitamment, sans payer, les cierges des pauvres moines ?

— Il fait bien autre choſe, Meſſire prévôt, dit Ulenſpiegel, mais venez.

Le prévôt prit sa croſſe & les suivit ; ils entrèrent dans l’égliſe.

Là, il vit au milieu de la grande nef, tous les saints deſcendus de leurs niches, rangés en rond & commandés, semblait-il, par saint Martin, qui les dépaſſait tous de la tête & à l’index de sa main, étendue pour bénir, tenait une dinde rôtie. Les autres avaient dans la main ou portaient à la bouche, des morceaux de poulet ou d’oie, des sauciſſons, des jambons, du poiſſon cru & du poiſſon cuit, &, entre autres, un brochet qui peſait bien quatorze livres. Et chacun, à ses pieds, avait un flacon de vin.

À ce spectacle, le prévôt, ne se sentant point de colère, devint si rouge & sa face fut si gonflée, que Pompilius & Ulenſpiegel crurent qu’elle allait éclater, mais le prévôt, sans faire attention à eux, marcha droit sur saint Martin en le menaçant, comme s’il eût voulu lui imputer le crime des autres, lui arracha la dinde du doigt & le frappa de si grands coups, qu’il lui caſſa le bras, le nez, la croſſe & la mitre.

Quant aux autres, il ne leur épargna point les horions, & plus d’un laiſſa sous ses coups : bras, mains, mitre, croſſe, faux, hache, gril, scie & autres emblèmes de dignité & de martyre. Puis le prévôt, secouant sa bedaine, alla lui-même éteindre tous les cierges avec fureur & célérité.

Il emporta tout ce qu’il put de jambons, de volailles & de sauciſſons, &, pliant sous le faix, il rentra dans sa chambre à coucher, si marri & fâché qu’il but, coup sur coup, trois grands flacons de vin.

Ulenſpiegel, étant aſſuré qu’il dormait, emporta dans la Ketel-straet tout ce que le prévôt croyait avoir sauvé, & auſſi tout ce qui reſtait dans l’égliſe, non sans y avoir soupé préalablement des meilleurs morceaux. Et ils en mirent les débris aux pieds des saints.

Le lendemain, Pompilius sonnait la cloche de matines, Ulenſpiegel monta au dortoir du prévôt & lui demanda de redeſcendre dans l’égliſe.

Là, lui montrant les débris des saints & des volailles, il lui dit :

— Meſſire prévôt, vous avez eu beau faire, ils ont mangé tout de même.

— Oui, répondit le prévôt, ils sont venus juſqu’au dortoir, comme des larrons, prendre ce que j’avais sauvé. Ah ! Meſſieurs les saints, je m’en plaindrai au pape.

— Oui, répondit Ulenſpiegel, mais c’eſt après-demain la proceſſion, les ouvriers vont venir tantôt dans l’égliſe, s’ils y voient tous ces pauvres saints mutilés, ne craignez-vous point d’être accuſé d’iconoclaſtie ?

— Ah ! Monſieur saint Martin, dit le prévôt, épargnez-moi le feu, je ne savais ce que je faiſais.

Puis, se tournant vers Ulenſpiegel, tandis que le peureux sonneur se balançait aux cloches :

— On ne pourra jamais, dit-il, d’ici à dimanche, raccommoder saint Martin. Que vais-je faire & que dira le peuple ?

— Meſſire, répondit Ulenſpiegel, il faut uſer d’un innocent subterfuge. Nous collerons une barbe sur le viſage de Pompilius, qui eſt bien reſpectable, étant toujours mélancolique ; nous l’affublerons de la mitre, de l’aube, de l’aumuſſe & du grand manteau de drap d’or du saint ; nous lui recommanderons de se bien se tenir sur son socle, & le peuple le prendra pour le saint Martin de bois.

Le prévôt alla vers Pompilius, qui se balançait aux cordes :

— Ceſſe de sonner, dit-il, & m’écoute : Veux-tu gagner quinze ducats ? Dimanche, jour de la proceſſion, tu seras saint Martin, Ulenſpiegel t’affublera comme il faut, & si, porté par tes quatre hommes, tu fais un geſte ou dis une parole, je te fais bouillir tout vif dans l’huile du grand chaudron que le bourreau vient de maçonner sur la place des Halles.

— Monſeigneur, je vous rends grâces, dit Pompilius ; mais vous savez que je retiens mes eaux difficilement.

— Il faut obéir, repartit le prévôt.

— J’obéirai, monſeigneur, dit Pompilius bien piteuſement.


VII


Le lendemain, par un clair soleil, la proceſſion sortit de l’égliſe. Ulenſpiegel avait raccommodé de son mieux les douze saints qui se balançaient sur leurs socles entre les bannières des corporations, puis venait la statue de Notre-Dame ; puis les filles de la Vierge tout de blanc vêtues & chantant des cantiques, puis les archers & arbalétriers,; puis le plus proche du dais & se balançant plus que les autres, Pompilius pliant sous les lourds accoutrements de Monſieur saint Martin.

Ulenſpiegel, s’étant muni de poudre à gratter, avait vêtu lui-même Pompilius de son coſtume épiſcopal, lui avait mis les gants & la croſſe & enſeigné la manière latine de bénir le peuple. Il avait auſſi aidé les prêtres à se vêtir. Aux uns il mettait l’étole, aux autres l’aumuſſe, aux diacres l’aube. Il courait de ci, de là dans l’égliſe, rétabliſſant en ses plis un pourpoint ou un haut-de-chauſſe. Il admirait & louait les armes bien fourbies des arbalétriers & les arcs redoutables de la confrérie des archers. Et à chacun il verſait sur la fraiſe, le dos ou le poignet, une pincée de poudre à gratter. Mais le doyen & les quatre porteurs de saint Martin furent ceux qui en eurent le plus. Quant aux filles de la Vierge, il les épargna en conſidération de leur grâce mignonne.

La proceſſion sortit bannières au vent, enſeignes déployées, dans un bel ordre. Hommes & femmes se signaient en la voyant paſſer. Et le soleil luiſait chaud.

Le doyen fut le premier qui sentit l’effet de la poudre & se gratta un peu derrière l’oreille. Tous, prêtres, archers, arbalétriers se grattaient le cou, les jambes, les poignets, sans oſer encore le faire ouvertement. Les quatre porteurs se grattaient auſſi, mais le sonneur, plus démangé que les autres, car il était plus expoſé à l’ardent soleil, n’oſait pas seulement remuer de peur d’être bouilli vif. Pinçant le nez, il faiſait une laide grimace & il


LA PROCESSION QUI SE GRATTE



tremblait sur ses jambes flageolantes, car il manquait de tomber chaque fois que les porteurs se grattaient.

Mais il n’oſait bouger, & de peur, laiſſait aller ses eaux, & les porteurs diſaient :

— Grand saint Martin, va-t-il pleuvoir maintenant ?

Les prêtres chantaient un hymne à Notre-Dame.

Si de cœ… cœ… cœ… lo deſcenderes
O sanc… ta… ta… ta… Ma… ma… ria.

Car leurs voix tremblaient à cauſe de la démangeaiſon, qui devenait exceſſive ; mais ils se grattaient modeſtement. Le doyen & les quatre porteurs de saint Martin avaient toutefois le cou & les poignets en pièces. Pompilius se tenait coi, flageolant sur ses pauvres jambes, qui étaient le plus démangées.

Mais voilà soudain tous les arbalétriers, archers, diacres, prêtres, doyen & les porteurs de saint Martin de s’arrêter pour se gratter. La poudre démangeait aux plantes des pieds de Pompilius, mais il n’oſait bouger de peur de tomber.

Et les curieux diſaient que saint Martin roulait des yeux bien farouches & faiſait une mine bien menaçante au pauvre populaire.

Puis le doyen fit de nouveau marcher la proceſſion.

Bientôt le chaud soleil qui tombait d’aplomb sur tous ces dos & ces bedaines proceſſionnels rendit intolérable l’effet de la poudre.

Et alors, prêtres, archers, arbalétriers, diacres & doyen furent vus comme une troupe de singes s’arrêtant & se gratter sans pudeur partout où il leur démangeait.

Les filles de la Vierge chantaient leur hymne & c’étaient comme des chants d’ange, toutes ces fraîches voix montant vers le ciel.

Tous, au demeurant, s’en furent où ils pouvaient : le doyen, tout en se grattant, sauva le Saint-Sacrement ; le peuple pieux tranſporta les reliques dans l’égliſe ; les quatre porteurs de saint Martin jetèrent rudement Pompilius par terre. La, n’oſant se gratter, remuer ni parler, le pauvre sonneur fermait les yeux dévotement.

Deux jeunes garçonnets le voulurent emporter, mais le trouvant trop lourd, ils le mirent tout droit contre un mur, & là, Pompilius pleura de groſſes larmes.

Le populaire s’aſſemblait autour de lui ; les femmes étaient allées chercher des mouchoirs de toile fine & blanche & lui eſſuyaient le viſage pour conſerver ses larmes comme des reliques & lui diſaient : « Monſeigneur, comme vous avez chaud ! »

Le sonneur les regardait lamentablement & faiſait du nez, malgré lui, des grimaces.

Mais comme les larmes coulaient à flots de ses yeux, les femmes diſaient :

— Grand saint Martin, pleurez-vous sur les péchés de la ville d’Ypres. N’eſt-ce pas votre noble nez qui bouge ? Nous avons cependant suivi les conſeils de Louis Vivès & les pauvres d’Ypres auront de quoi travailler & de quoi manger. Oh ! les groſſes larmes ! Ce sont des perles. Notre salut eſt ici.

Les hommes diſaient :

« Faut-il, grand saint Martin, démolir chez vous la Ketel-straat ? Mais enſeignez-nous surtout les moyens d’empêcher les fillettes pauvres de sortir le soir & de courir ainſi mille aventures.

Soudain le peuple cria : « Voici le bedeau ! »

Ulenſpiegel vint alors &, prenant Pompilius à bras-le-corps, l’emporta sur ses épaules, suivi de la foule des dévots & dévotes.

— Las ! lui diſait tout bas à l’oreille le pauvre sonneur, je vais mourir démangé, mon fils.

— Tiens-toi raide, répondait Ulenſpiegel, oublies-tu que tu es un saint de bois ?

Il courut le grand pas & dépoſa Pompilius devant le prévôt qui s’étrillait de ses ongles juſqu’au sang.

— Sonneur, dit le prévôt, t’es-tu gratté comme nous ?

Non, meſſire, répondit Pompilius.

— As-tu parlé ou fait un geſte ?

— Non, meſſire, répondit Pompilius.

— Alors, dit le prévôt, tu auras tes quinze ducats. Va te gratter maintenant.


VIII


Le lendemain, le peuple ayant appris le fait par Ulenſpiegel, dit que c’était méchante raillerie de leur faire adorer comme saint un pleurard qui laiſſait aller ses eaux sous lui.

Et beaucoup devinrent hérétiques. Et partant avec leurs biens, ils couraient groſſir l’armée du prince.

Ulenſpiegel s’en retourna vers Liége.

Étant seul dans le bois, il s’aſſit & rêvaſſa. Regardant le ciel clair, il dit :

« La guerre, toujours la guerre, pour que l’ennemi eſpagnol tue le pauvre peuple, pille nos biens, viole nos femmes & filles. Cependant notre bel argent s’en va, & notre sang coule par ruiſſeaux sans profit pour perſonne, sinon pour ce royal maroufle qui veut mettre un fleuron d’autorité de plus à sa couronne. Fleuron qu’il croit glorieux, fleuron de sang, fleuron de fumée. Ah ! si je te pouvais fleuronner comme je le déſire, il n’y aurait que les mouches qui te voudraient tenir compagnie. »

Comme il penſait à ces choſes, il vit paſſer devant lui toute une bande de cerfs. Il y en avait de vieux & grands ayant encore leurs daimtiers & portant fièrement leurs bois à neuf cors. De mignons broquarts, qui sont leurs écuyers, trottinaient à côté d’eux semblant tout prêts à leur donner aide de leurs bois pointus. Ulenſpiegel ne savait ou ils allaient, mais il jugea que c’était à leur repoſée.

— Ah ! dit-il, vieux cerfs & broquarts mignons, vous allez, gais & fiers, dans le parfond du bois à votre repoſée, mangeant les jeunes pouſſes, flairant les senteurs embaumées, heureux juſqu’à ce que vienne le chaſſeur-bourreau. Ainſi de nous, vieux cerfs & broquarts !

Et les cendres de Claes battirent sur la poitrine d’Ulenſpiegel.


IX


En septembre, quand les couſins ceſſent de piquer, le Taiſeux, avec six pièces de campagne & quatre gros canons parlant pour lui, & quatorze mille Flamands, Wallons & Allemands, paſſa le Rhin à Saint-Vyt.

Sous les enſeignes jaunes & rouges du bâton noueux de Bourgogne, bâton qui longtemps meurtrit nos pays, bâton de commencement de servitude que tenait d’Albe, le duc de sang, marchaient vingt-six mille cinq cents hommes ; roulaient dix-sept pièces de campagne & neuf gros canons.

Mais le Taiſeux ne devait avoir nul bon succès en cette guerre, car d’Albe refuſait sans ceſſe la bataille.

Et son frère Ludwig, le Bayard de Flandre, après maintes villes gagnées & maints bateaux rançonnés sur le Rhin, perdit à Jemmingen, au pays de Friſe, contre le fils du duc, seize canons, quinze cents chevaux & vingt enſeignes, à cauſe des lâches soudards mercenaires, qui demandaient argent quand il fallait bataille.

Et par ruines, sang, & larmes, vainement Ulenſpiegel cherchait le salut de la terre des pères.

Et les bourreaux, par les pays, pendaient, détranchaient, brûlaient les pauvres victimes innocentes.

Et le roi héritait.


X


Cheminant par le wallon pays, Ulenſpiegel vit que le prince n’y avait nul secours à eſpérer, & il vint ainſi près la ville de Bouillon.

Il vit peu à peu se montrer sur le chemin boſſus de tous âge, sexe & condition. Tous, pourvus de grands roſaires, les égrenaient dévotement.

Et leurs prières étaient comme des coaſſements de grenouilles dans un étang, le soir, quand il fait chaud.

Il y avait des mères boſſues portant des enfants boſſus, tandis que d’autres petits de même couvée s’attachaient à leurs jupes. Et il y avait des boſſus sur les collines & des boſſus dans les plaines. Et partout sur le ciel clair Ulenſpiegel voyait se deſſiner leurs maigres silhouettes.

Il alla à l’un d’eux & lui dit :

— Où vont tous ces pauvres hommes, femmes & enfants ?

L’homme répondit :

— Nous allons au tombeau de Monſieur saint Remacle, le prier de nous donner ce que notre cœur déſire, en ôtant de notre dos son paquet d’humiliation.

Ulenſpiegel repartit :

— Monſieur saint Remacle pourrait-il me donner auſſi ce que mon cœur déſire, en ôtant du dos des pauvres communes le duc de sang, qui y pèſe comme une boſſe de plomb ?

— Il n’a point charge d’enlever les boſſes de pénitence, répondit le pèlerin.

— En enleva-t-il quelques autres ? demanda Ulenſpiegel.

— Oui, quand les boſſes sont jeunes. Si alors se fait le miracle de guériſon, nous menons noces & feſtins par toute la ville. Et chaque pèlerin donne une pièce d’argent, & souventes fois un florin d’or au bienheureux guéri, devenu saint de ce fait & pouvant efficacement prier pour les autres.

Ulenſpiegel dit :

— Pourquoi le riche Monſieur saint Remacle fait-il comme traître apothicaire payer les guériſons ?

— Piéton impie, il punit les blaſphémateurs ! répondit le pèlerin secouant sa boſſe furieuſement.

— Las ! geignit Ulenſpiegel.

Et il tomba courbé au pied d’un arbre.

Le pèlerin, le conſidérant, diſait :

— Monſieur saint Remacle frappe bien ceux qu’il frappe.

Ulenſpiegel courbait le dos, &, s’y grattant geignait :

— Glorieux saint, ayez pitié. C’eſt le châtiment. Je sens entre les épaules douleur cuiſante. Las ! aïe ! Pardon, monſieur saint Remacle. Va, pèlerin, va, laiſſe-moi seul ici, comme parricide, pleurer & me repentir.

Mais le pèlerin s’était enfui juſques à la grand’place de Bouillon, ou tous les boſſus se trouvaient raſſemblés.

Là, friſſant de peur, il leur dit, parlant par saccades :

— Rencontré pèlerin droit comme peuplier… pèlerin blaſphémateur… boſſe dans le dos… boſſe enflammée !

Ce qu’entendant les pèlerins, ils pouſſèrent mille clameurs joyeuſes diſant :

— Monſieur saint Remacle, si vous donnez des boſſes, vous en pouvez ôter. Ôtez nos boſſes, Monſieur saint Remacle !

Dans l’entre-temps, Ulenſpiegel quitta son arbre. En paſſant par le faubourg déſert, il vit, à la porte baſſe d’une taverne, deux veſſies se balançant à un bâton, veſſies de cochon, ainſi accrochées en signe de kermeſſe à boudins, Panch kermis, comme l’on dit au pays de Brabant.

Ulenſpiegel prit une des deux veſſies, ramaſſa par terre l’épine dorſale d’une schol, les Français diſent plie sèche, se saigna, fit couler de son sang dans la veſſie, la gonfla, la ferma, la mit sur le dos & par-deſſus, plaça l’épine dorſale de la schol. Ainſi accoutré, le dos voûté, le chef branlant & les jambes flageolantes comme un vieux boſſu, il vint sur la place.

Le pèlerin témoin de sa chute l’aperçut & cria :

— Voici le blaſphémateur.

Et il le montra du doigt. Et tous de courir pour voir l’affligé.

Ulenſpiegel hochait la tête piteuſement :

— Ah ! diſait-il, je ne mérite grâce ni pitié ; tuez-moi comme un chien enragé.

Et les boſſus, se frottant les mains, diſaient :

— Un de plus en notre confrérie.

Ulenſpiegel, marmonnant entre ses dents : « Je vous le ferai payer, méchants », paraiſſait tout supporter patiemment, & diſait :

— Je ne mangerai ni ne boirai, même pour raffermir ma boſſe, juſqu’à ce que Monſieur saint Remacle m’ait voulu guérir comme il m’a frappé.

Au bruit du miracle, le doyen sortit de l’égliſe. C’était un homme grand, panſard & majeſtueux. Le nez au vent, il fendit comme un navire le flot des boſſus.

On lui montra Ulenſpiegel ; il lui dit :

— Eſt-ce toi, bonhommet, qu’a frappé le fléau de saint Remacle ?

— Oui, meſſire doyen, répondit Ulenſpiegel, c’eſt moi en effet son humble adorateur qui veut se faire guérir de sa boſſe neuve, s’il lui plaît.

Le doyen, flairant sous ce propos quelque malice :

— Laiſſe-moi, dit-il, tâter cette boſſe.

— Tâtez, meſſire, répondit Ulenſpiegel.

Ce qu’ayant fait, le doyen :

— Elle eſt, dit-il, de date fraîche & mouillée. J’eſpère cependant que Monſieur saint Remacle voudra bien agir miſéricordieuſement. Suis-moi.

Ulenſpiegel suivit le doyen & entra dans l’égliſe. Les boſſus, marchant derrière lui, criaient : « Voici le maudit ! Voici le blaſphémateur ! Combien pèſe-t-elle, ta boſſe fraîche ? En feras-tu un sac pour y mettre tes patacons ? Tu t’es moqué de nous toute ta vie, parce que tu étais droit ; c’eſt notre tour maintenant. Gloire à Monſieur saint Remacle !

Ulenſpiegel, ne sonnant mot, courbant la tête, suivant toujours le doyen, entra dans une petite chapelle où se trouvait un tombeau tout en marbre, couvert d’une grande table qui était de marbre pareillement. Il n’y avait pas entre le tombeau & le mur de la chapelle la longueur d’une grande main étendue. Une foule de pèlerins boſſus, se suivant à la file, paſſaient entre le mur & la table du tombeau, à laquelle ils se frottaient leurs boſſes silencieuſement. Et ils eſpéraient ainſi en être délivrés. Et ceux qui frottaient leurs boſſes ne voulaient point faire place à ceux qui ne l’avaient pas encore frottée, & ils s’entre-battaient, mais sans bruit, n’oſant frapper que des coups sournois, coups de boſſus, à cauſe de la sainteté du lieu.

Le doyen dit à Ulenſpiegel de monter sur la table du tombeau afin que tous les pèlerins le puſſent bien voir. Ulenſpiegel répondit : Je ne le puis tout seul.

Le doyen l’y aida & se plaça près de lui en lui commandant de s’agenouiller. Ulenſpiegel le fit & demeura en cette poſture, la tête baſſe.

Le doyen alors, s’étant recueilli, prêcha & dit d’une voix sonore :

— Fils & frères en Jéſus-Chriſt, vous voyez à mes pieds le plus grand impie, vaurien & blaſphémateur que Monſieur saint Remacle ait jamais frappé de sa colère.

Et Ulenſpiegel se frappant la poitrine, diſait : Confiteor.

— Jadis, pourſuivit le doyen, il était droit comme une hampe de hallebarde, & s’en glorifiait. Voyez-le maintenant, boſſu & courbé sous le coup de la malédiction céleſte.

Confiteor, ôtez ma boſſe, diſait Ulenſpiegel

— Oui, pourſuivit le doyen, oui grand saint, Monſieur saint Remacle, qui, depuis votre mort glorieuſe, fîtes trente-neuf miracles, ôtez de ses épaules le poids qui y pèſe. Et puiſſions-nous, pour ce, chanter vos louanges dans les siècles des siècles, in sæcula sæculorum. Et paix sur la terre aux boſſus de bonne volonté.

Et les boſſus de dire en chœur :

— Oui, oui, paix sur la terre aux boſſus de bonne volonté : paix de boſſes, trêve de contrefaits, amniſtie d’humiliations. Ôtez nos boſſes, Monſieur saint Remacle !

Le doyen commanda à Ulenſpiegel de deſcendre du tombeau & de se frotter la boſſe contre le bord de la table. Ulenſpiegel le fit, diſant toujours « meâ culpa, confiteor, ôtez ma boſſe ». Et il la frottait très-bien au vu & su des aſſiſtants.

Et ceux-ci de crier :

— Voyez-vous la boſſe, elle plie ! voyez-vous, elle cède ! elle va fondre à droite. — Non, elle rentrera dans la poitrine ; les boſſes ne se fondent pas, elles deſcendent dans les inteſtins d’où elles sortent. — Non, elles rentrent dans l’eſtomac où elles servent de nourriture pour quatre-vingts jours. — C’eſt le cadeau du saint aux boſſus débarraſſés. — Où vont les vieilles boſſes ?

Soudain tous les boſſus jetèrent un grand cri, car Ulenſpiegel venait de crever sa boſſe en s’appuyant lourdement sur le bord de la table du tombeau. Tout le sang qui était dedans tomba, coulant de son pourpoint, à groſſes gouttes, sur les dalles. Et il s’écria, se redreſſant en étendant les bras :

— Je suis débarraſſé !

Et tous les boſſus de s’écrier enſemble :

— Monſieur saint Remacle le bénit, c’eſt doux à lui, dur à nous. — Monſieur, ôtez nos boſſes ! — Moi, je vous offrirai un veau. — Moi, sept moutons. — Moi, la chaſſe de l’année. — Moi, six jambons. — Moi, je donne ma chaumine à l’égliſe. — Ôtez nos boſſes, Monſieur saint Remacle !

— Et ils regardaient Ulenſpiegel avec envie & reſpect. Il y en eut un qui voulut tâter sous son pourpoint, mais le doyen lui dit :

— Là eſt une plaie qui ne peut voir la lumière.

— Je prierai pour vous, dit Ulenſpiegel.

— Oui, pèlerin, diſaient les boſſus parlant tous enſemble, oui, monſieur le redreſſé, nous nous sommes gauſſés de vous, pardonnez-le-nous, nous ne savions ce que nous faiſions. Monſeigneur Chriſt a pardonné sur la croix, baillez-nous auſſi pardon.

— Je pardonnerai, diſait bénévolement Ulenſpiegel.

— Donc, diſaient-ils, prenez ce patard, acceptez ce florin, laiſſez-nous bailler ce réal à Votre Droiture, lui offrir ce cruſat, mettre en ses mains ces carolus…

— Cachez bien vos carolus, leur diſait tout bas Ulenſpiegel, que votre main gauche ignore ce que votre droite donne.

Et il parlait ainſi à cauſe du doyen qui mangeait des yeux la monnaie des boſſus, sans voir si elle était d’or ou d’argent.

— Grâces vous soient rendues, Meſſire sanctifié, diſaient les boſſus à Ulenſpiegel.

Et il acceptait fièrement leurs dons comme un homme miraculeux.

Mais les avares frottaient leurs boſſes au tombeau sans rien dire.

Ulenſpiegel alla le soir en une taverne où il mena noces & feſtins.

Avant de s’aller mettre au lit, songeant que le doyen voudrait bien avoir sa part du butin sinon tout, il compta son gain, y trouva plus d’or que d’argent, car il y avait bien là trois cents carolus. Il aviſa un laurier deſſéché dans un pot, prit le laurier par la perruque, tira à lui la plante & la terre & mit l’or deſſous. Tous les demi-florins, patards & patacons furent par lui étalés sur la table.

Le doyen entra dans la taverne & monta près d’Ulenſpiegel.

Celui-ci le voyant :

— Meſſire doyen, dit-il, que voulez-vous à ma chétive perſonne ?

— Je ne veux que ton bien, mon fils, répondit celui-ci.

— Las ! gémit Ulenſpiegel, eſt-ce celui que vous voyez sur la table ?

— Celui-là, repartit le doyen.

Puis, allongeant la main, il nettoya la table de tout l’argent qui y était & le fit tomber dans un sac à ce deſtiné.

Et il donna un florin à Ulenſpiegel, feignant de geindre.

Et il lui demanda les inſtruments du miracle.

Ulenſpiegel lui montra l’os de schol & la veſſie.

Le doyen les prit tandis qu’Ulenſpiegel se lamentait, le suppliant de lui vouloir donner davantage, diſant que le chemin était long de Bouillon à Damme, pour lui pauvre piéton, & qu’il mourrait de faim sans doute.

Le doyen s’en fut sans sonner mot.

Étant seul, Ulenſpiegel s’endormit l’œil sur le laurier. Le lendemain, à l’aube, ayant ramaſſé son butin, il sortit de Bouillon, s’en fut au camp du Taiſeux, lui remit l’argent & narra le fait, diſant que c’était là la vraie façon de lever sur l’ennemi des contributions de guerre.

Et le prince lui donna dix florins.

Quant à l’os de schol, il fut enchâssé en une boite de criſtal & placé entre les bras de la croix du maître-autel, à Bouillon.

Et chacun dans la ville sait que ce que la croix enclôt, eſt la boſſe du blaſphémateur redreſſé.


XI


Le Taiſeux, étant aux environs de Liége, faiſait, avant de paſſer la Meuſe, des marches & des contre-marches, déroutant ainſi le duc en sa vigilance.

Ulenſpiegel, vaquant à ses devoirs de soudard, maniait dextrement l’arquebuſe à rouet & tenait bien ouverts les yeux & les oreilles.

En ce temps-là vinrent au camp des gentilſhommes flamands & brabançons, leſquels vivaient bien avec les seigneurs, colonels & capitaines de la suite du Taiſeux.

Bientôt se formèrent dans le camp deux partis s’entre-querellant sans ceſſe, les uns diſant : « Le prince eſt traître », les autres répondant que les accuſateurs avaient menti par la gorge & qu’ils leur feraient avaler leur menſonge. La méfiance grandiſſait comme une tache d’huile. Ils en vinrent aux mains par troupes de six, de huit & de douze hommes, s’entre-battant à toutes armes de combat singulier, voire même d’arquebuſes.

Un jour, le prince vint au bruit, marchant entre les deux partis. Une balle emporta son épée de son côté. Il fit ceſſer le combat & viſita tout le camp pour se montrer, afin que l’on ne dit point : Mort le Taiſeux, morte la guerre.

Le lendemain, vers la mi-nuit, par un temps de brouillard, Ulenſpiegel étant prêt à sortir d’une maiſon ou il avait été chanter chanſon d’amour flamand à une fillette wallonne, entendit à la porte de la chaumine proche de la maiſon le croaſſement d’un corbeau trois fois répété. D’autres croaſſements y répondirent de loin, trois fois par trois fois. Un manant vint sur le seuil de la chaumine. Ulenſpiegel entendit des pas sur le chemin.

Deux hommes, parlant eſpagnol, vinrent au manant, qui leur dit en la même langue :

— Qu’avez-vous fait ?

— Bonne beſogne, dirent-ils, en mentant pour le roi. Grâce à nous, capitaines & soudards méfiants s’entre-diſent :

« C’eſt par vile ambition que le prince réſiste au roi ; il s’attend ainſi à en être craint & à recevoir en gage de paix des villes & seigneuries ; pour cinq cent mille florins, il abandonnera les vaillants seigneurs combattant pour les pays. Le duc lui a fait offrir une amniſtie complète avec promeſſe & serment de faire rentrer dans leurs biens, lui & tous les hauts chefs d’armée, s’ils se remettaient sous l’obéiſſance du roi. D’Orange va traiter seul avec lui. »

Les fidèles du Taiſeux nous répondaient :

« Offres du duc, traître piège, il n’y cherra point, se souvenant de Meſſieurs d’Egmont & de Hoorn. Ils le savent bien, le cardinal de Granvelle étant à Rome a dit, lors de la capture des comtes : On prend les deux goujons, mais on laiſſe le brochet ; on n’a rien pris, puiſque le Taiſeux reſte à prendre. »

— La diviſion eſt-elle grande dans le camp ? dit le manant.

— Grande eſt la diviſion, dirent-ils ; plus grande chaque jour. — Où sont les lettres ?

Ils entrèrent dans la chaumine, où une lanterne fut allumée. Là, regardant par une petite lucarne, Ulenſpiegel les vit décacheter deux miſſives, se réjouir à leur lecture, boire de l’hydromel & sortir enfin, diſant au manant, en langue eſpagnole :

« Camp diviſé, Orange priſe. Ce sera bonne limonade.

— Ceux-là, se dit Ulenſpiegel, ne peuvent vivre.

Ils sortirent par le brouillard épais. Ulenſpiegel vit le manant leur apporter une lanterne qu’ils prirent.

La lumière de la lanterne étant souvent interceptée par une forme noire, il suppoſa qu’ils marchaient l’un derrière l’autre. Il arma son arquebuſe & tira sur la forme noire. Il vit alors la lanterne abaiſſée & relevée pluſieurs fois, & jugea que, l’un des deux étant tombé, l’autre cherchait à voir de quelle sorte était la bleſſure. Il arma derechef son arquebuſe. Puis la lanterne allant seule, vite & se balançant dans la direction du camp, il tira de nouveau. La lanterne vacilla, puis tomba s’éteignant, & l’ombre se fit.

Courant alors vers le camp, il vit le prévôt en sortant avec une foule de soudards éveillés par les coups d’arquebuſe. Ulenſpiegel, les accoſtant, leur dit :

— Je suis le chaſſeur, allez relever le gibier.

— Joyeux Flamand, dit le prévôt, tu parles autrement que de la langue.

— Paroles de langue, c’eſt vent, répondit Ulenſpiegel ; paroles de plomb demeurent dans le corps des traîtres. Mais suivez-moi.

Il les mena, munis de leur lanterne, juſqu’à l’endroit ou les deux étaient tombés. De fait ils les virent étendus par terre, l’un mort, l’autre râlant & tenant la main sur sa poitrine, où se trouvait une lettre froiſſée en un dernier effort de vie.

Ils emportèrent les corps, qu’ils reconnurent aux vêtements pour corps de gentilſhommes, & vinrent ainſi avec leurs lanternes près du prince, empêché à tenir conſeil avec Frédéric de Hollenhauſen, le Marckrave de Heſſe, & d’autres seigneurs.

Suivis de landſknechts, de reiters, de verts & de jaunes caſaquins, ils vinrent devant la tente du Taiſeux, demandant avec cris qu’il les voulût recevoir.

Il en sortit. Alors, coupant le verbe au prévôt, touſſant & se préparant à l’accuſer, Ulenſpiegel dit :

— Monſeigneur, j’ai tué, au lieu de corbeaux, deux traîtres nobles de votre suite.

Puis il narra ce qu’il avait vu, ouï & fait.

Le Taiſeux ne sonna mot. Ces deux corps furent fouillés, étant préſents, lui, Guillaume d’Orange le Taiſeux, Friedrich de Hollenhauſen, le marckrave de Heſſe, Dieterich de Schoonenbergh, le comte Albert de Naſſau, le comte de Hoogſtraeten, Antoine de Lalaing, gouverneur de Malines ; les soudards & Lamme Goedzak tremblant en sa bedaine. Des lettres scellées de Granvelle & de Noircarmes furent trouvées sur les gentilſhommes, les engageant à semer la diviſion dans la suite du prince, pour diminuer d’autant ses forces, le forcer a céder & le livrer au duc pour être décapité selon ses mérites. « Il fallait, diſaient les lettres, procéder subtilement & par mots couverts, pour que ceux de l’armée cruſſent que le Taiſeux avait déjà fait, à son seul profit, accord particulier avec le duc. Ses capitaines & soudards, fâchés, le feraient priſonnier. Il leur était pour récompenſe envoyé à chacun un bon de cinq cents ducats sur les Függer d’Anvers ; ils en auraient mille auſſitôt que seraient arrivés d’Eſpagne en Zélande les quatre cent mille qu’on attendait. »

Ce complot étant découvert, le prince sans parler se tourna vers les gentilſhommes, seigneurs & soudards, parmi leſquels il en était un grand nombre qui le soupçonnaient ; il montra les deux corps sans parler, voulant par ce geſte leur reprocher leur défiance. Tous s’exclamèrent en grand tumulte :

— Longue vie à d’Orange ! D’Orange eſt fidèle aux pays !

Ils voulurent par mépris jeter les cadavres aux chiens ; mais le Taiſeux :

— Ce ne sont point les corps qu’il faut jeter aux chiens, mais la faibleſſe d’eſprit, qui fait douter des pures intentions.

Et les seigneurs & soudards crièrent :

— Vive le prince ! Vive d’Orange, l’ami des pays !

Et leurs voix furent comme un tonnerre menaçant l’injuſtice.

Et le prince montrant les corps :

— Enterrez-les chrétiennement, dit-il.

— Et moi, demanda Ulenſpiegel, que va-t-on faire de ma carcaſſe fidèle ? Si j’ai mal fait, que l’on me baille des coups ; si j’ai bien fait, que l’on m’octroie récompenſe.

Le Taiſeux alors parla & dit :

— Cet arquebuſier recevra cinquante coups de bois vert en ma préſence pour avoir sans mandement tué deux gentilſhommes, au grand mépris de toute diſcipline. Il recevra auſſi trente florins pour avoir bien vu & entendu.

— Monſeigneur, répondit Ulenſpiegel, si l’on me donnait premièrement les trente florins, je supporterais les coups de bois vert avec patience.

— Oui, oui, gémiſſait Lamme Goedzak, donnez-lui d’abord les trente florins, il supportera le reſte avec patience.

— Et puis, diſait Ulenſpiegel, ayant l’âme nette, je n’ai nul beſoin d’être lavé de chêne ni rincé de cornouiller.

— Oui, gémiſſait derechef Lamme Goedzak, Ulenſpiegel n’a point beſoin d’être lavé ni rincé. Il a l’âme nette. Ne le lavez point, meſſeigneurs, ne le lavez point.

Ulenſpiegel ayant reçu les trente florins, il fut par le prévôt ordonné au stockmeeſter, aide-maître de bâton, de se saiſir de lui.

— Voyez, meſſeigneurs, diſait Lamme, comme sa mine eſt piteuſe. Il n’aime du tout le bois, mon ami Ulenſpiegel.

— J’aime, repartit Ulenſpiegel, à voir un beau frêne bien feuillu, croiſſant au soleil en sa native verdeur ; mais je hais à la mort ces laids bâtons de bois saignant encore leur sève, débranchés, sans feuilles ni ramilles, d’aſpect farouche & de dure accointance.

— Es-tu prêt ? demanda le prévôt.

— Prêt, répéta Ulenſpiegel, prêt à quoi ? À être battu ? Non, je ne le suis point & ne le veux être, monſieur du stockmeeſter. Votre barbe eſt rouſſe & votre air redoutable ; mais, j’en suis aſſuré, vous avez le cœur doux & n’aimez point d’éreinter un pauvre homme tel que moi. Je dois vous le dire, je n’aime à le faire ni à le voir ; car le dos d’un chrétien eſt un temple sacré qui, pareillement à la poitrine, renferme les poumons par leſquels nous reſpirons l’air du bon Dieu. De quels cuiſants remords ne seriez-vous point rongé si un brutal coup de bâton allait me les mettre en pièces.

— Hâte-toi, dit le stockmeeſter.

— Monſeigneur, dit Ulenſpiegel, parlant au prince, rien ne preſſe, croyez-moi ; il faudrait d’abord faire sécher ce bâton, car on dit que le bois vert entrant dans la chair vive lui communique un venin mortel. Votre Alteſſe voudrait-elle me voir mourir de cette laide mort ? Monſeigneur, je tiens mon dos fidèle au service de Votre Alteſſe ; faites-le frapper de verges, cingler du fouet ; mais, si vous ne voulez me voir mort, épargnez-moi, s’il vous plaît, le bois vert.

— Prince, faites-lui grâce, dirent enſemble, meſſire de Hoogſtraeten & Diederich de Schoonenbergh. Les autres souriaient miſéricordieuſement.

Lamme auſſi diſait :

— Monſeigneur, monſeigneur, faites grâce ; le bois vert, c’eſt pur poiſon.

Le prince alors dit : — Je fais grâce.

Ulenſpiegel, sautant en l’air pluſieurs fois, frappa sur la bedaine de Lamme & le forçant à danſer, dit :

— Loue avec moi monſeigneur, qui m’a sauvé du bois vert.

Et Lamme eſſayait de danſer, mais ne le pouvait à cauſe de sa bedaine.

Et Ulenſpiegel lui paya à manger & à boire.


XII


Ne voulant point livrer bataille, le duc sans trêve harcelait le Taiſeux vaguant par le plat pays entre Juliers & la Meuſe, faiſant sonder partout le fleuve à Hondt, Mechelen, Elſen, Meerſen, & partout le trouvant rempli de chauſſe-trapes, pour bleſſer hommes & chevaux voulant paſſer à gué.

À Stockem, les sondeurs n’en trouvèrent point. Le prince ordonna le paſſage. Des reiters traverſèrent la Meuſe & se tinrent en ordre de bataille sur l’autre bord, afin de protéger le paſſage du côté de l’évêché de Liége ; puis s’alignèrent d’un bord à l’autre, rompant ainſi le cours du fleuve, dix rangs d’archers & d’arquebuſiers, emmi leſquels se trouvait Ulenſpiegel.

Il y eut de l’eau juſqu’aux cuiſſes, souventes fois quelque vague traîtreſſe le soulevait, lui & son cheval.

Il vit paſſer les soudards piétons portant un sachet de poudre sur leur couvre-chef & en l’air leurs arquebuſes ; puis venaient les chariots, hacquebutes à croc, soudards de manœuvre, boute-feux, couleuvrines, doubles-couleuvrines, faucons, fauconneaux, serpentins, demi-serpentins, doubles-serpentines, courtauds, doubles-courtauds, canons, demi-canons, doubles-canons ; sacres, petites pièces de campagne montées sur avant-trains, conduites par deux chevaux, pouvant manœuvrer au galop & en tout point semblables à celles qui furent nommées les Piſtolets de l’empereur ; derrière eux, protégeant la queue, des landſknechts & des reiters de Flandre.

Ulenſpiegel chercha quelque boiſſon réchauffante. L’archer Rieſencraft, haut Allemand, homme maigre, cruel & gigantal, ronflait à côté de lui sur son deſtrier, &, soufflant, embaumait le brandevin. Ulenſpiegel, cherchant un flacon sur la croupe de son cheval, le trouva paſſé en baudrier au moyen d’une cordelette qu’il coupa ; & il prit le flacon, le huma joyeuſement. Les archers compagnons lui dirent :

— Baille-nous-en.

Ce qu’il fit. Le brandevin étant bu, il noua la cordelette du flacon & le voulut remettre sur la poitrine du soudard. Comme il levait le bras pour le paſſer, Rieſencraft se réveilla. Prenant le flacon, il voulut traire sa vache accoutumée. Trouvant qu’elle ne donnait plus de lait, il entra dans une grande colère :

— Larron, dit-il, qu’as-tu fait de mon brandevin ?

Ulenſpiegel répondit :

— Je l’ai bu. Entre cavaliers trempés, le brandevin d’un seul eſt le brandevin de tous. Méchant eſt le ladre.

— Demain je taillerai ta viande en champ clos, reprit Rieſencraft.

— Nous nous taillerons, répondit Ulenſpiegel, têtes, bras, jambes & tout. Mais n’es-tu conſtipé, que tu as la trogne si aigre ?

— Je le suis, répondit Rieſencraft.

— Il faut donc, repartit Ulenſpiegel, te purger & non te battre.

Il fut convenu entre eux qu’ils se rencontreraient le lendemain, montés & accoutrés chacun à sa fantaiſie & s’entre-tailleraient leur lard avec un court & raide eſtoc.

Ulenſpiegel demanda de remplacer pour lui l’eſtoc par un bâton, ce qui lui fut permis.

Dans l’entre-temps, tous les soudards ayant paſſé le fleuve & se mettant en bon ordre à la voix des colonels & capitaines, les dix rangs d’archers paſſèrent également.

Et le Taiſeux dit :

— Marchons sur Liége !

Ulenſpiegel en fut joyeux, & avec tous les Flamands s’exclama :

— Longue vie à d’Orange, marchons sur Liége !

Mais les étrangers, & notamment les Hauts-Allemands, dirent qu’ils étaient trop lavés & rincés pour marcher. Vainement le prince les aſſura qu’ils allaient à une sûre victoire, en une ville amie, ils ne voulurent rien entendre, allumèrent de grands feux & se chauffèrent devant, avec leurs chevaux déharnachés.

L’attaque de la ville fut remiſe au lendemain où d’Albe, grandement ébahi du hardi paſſage, apprit, par ses eſpions, que les soudards du Taiſeux n’étaient point encore prêts à l’attaque.

Sur ce, il fit menacer Liége & tout le pays d’alentour de les mettre à feu & à sang, si les amis du prince y faiſaient quelque mouvement. Gérard de Groeſbeke, le happe-chair épiſcopal, fit armer ses soudards contre le prince qui arriva trop tard, par la faute des Hauts-Allemands, qui avaient eu peur d’un peu d’eau dans leurs chauſſes.


XIII


Ulenſpiegel & Rieſencraft ayant pris des seconds, ceux-ci dirent que les deux soudards se battraient à pied juſqu’à ce que mort s’enſuivît, s’il plaiſait au vainqueur, car telles étaient les conditions de Rieſencraft.

Le lieu du combat était une petite bruyère.

Dès le matin, Rieſencraft se vêtit de son coſtume d’archer. Il mit la salade à gorgerin, sans viſière, & une chemiſe de mailles sans manches. L’autre chemiſe s’en allant par morceaux, il la plaça dans sa salade pour en faire au beſoin de la charpie. Il se munit de l’arbalète de bon bois des Ardennes, d’une trouſſe de trente flèches, d’une dague longue, mais non d’une épée a deux mains, qui eſt épée d’archer. Et il vint au champ de combat monté


RIESENCRAFT LE GAUCHER



sur son deſtrier, portant sa selle de guerre & le chanfrein de plumes, & tout bardé de fer.

Ulenſpiegel se fit un armement de gentilhomme d’armes : son deſtrier fut un âne ; sa selle furent les jupes d’une fille-folle ; le chanfrein orné de plumes fut en oſier, garni au-deſſus de beaux copeaux bien voltigeants. Sa barbe fut de lard, car, diſait-il, le fer coûte trop, l’acier eſt hors de prix, & quant au cuivre, on en a fait tant de canons, ces jours derniers, qu’il n’en reſte plus de quoi armer un lapin en bataille. Il mit en guiſe de couvre-chef une belle salade que les limaçons n’avaient point encore mangée ; la salade était surmontée d’une plume de cygne, pour le faire chanter s’il trépaſſait.

Son eſtoc, raide & léger, fut un bon, long, gros bâton de sapin, au bout duquel il y avait un balai de branches du même bois. Au côté gauche de sa selle pendait son couteau, qui était de bois pareillement ; au côté droit se balançait sa bonne maſſe d’armes, qui était de sureau, surmontée d’un navet. Sa cuiraſſe était toute de défauts.

Quand il vint ainſi accoutré au champ de combat, les seconds de Rieſencraft éclatèrent de rire, mais celui-ci demeura confit en son aigre trogne.

Il fut alors demandé par les seconds d’Ulenſpiegel, à ceux de Rieſencraft, que l’Allemand ôtât tout son armement de mailles & de fer, vu qu’Ulenſpiegel n’était armé que de loques. Ce à quoi Rieſencraft conſentit. Les seconds de Rieſencraft demandèrent alors a ceux d’Ulenſpiegel, d’où il venait qu’Ulenſpiegel fut armé d’un balai.

— Vous m’octroyâtes le bâton, mais vous ne me défendîtes point de l’égayer de feuillage.

— Fais comme tu l’entends, dirent les quatre seconds.

Rieſencraft ne sonnait mot & tailladait à petits coups de son eſtoc les plantes maigres de la bruyère.

Les seconds l’engagèrent à remplacer son eſtoc par un balai pareillement à Ulenſpiegel.

Il répondit :

— Si ce bélître a choiſi de son plein gré une arme auſſi inaccoutumée, c’eſt qu’il croit pouvoir défendre sa vie avec elle.

Ulenſpiegel diſant derechef qu’il voulait se servir de son balai, les quatre seconds convinrent que tout était bien.

Ils étaient tous deux en préſence, Rieſencraft sur son cheval bardé de fer, Ulenſpiegel sur son baudet bardé de lard.

Ulenſpiegel s’avança au milieu du champ. Là, tenant son balai comme une lance :

— Je trouve, dit-il, plus puants que peſte, lèpre & mort, cette vermine de méchants, leſquels en un camp de soudards bons compagnons, n’ont d’autres soucis que de promener partout leur aigre trogne & leur bouche baveuſe de colère. Où ils se tiennent, le rire n’oſe se montrer & les chanſons se taiſent. Il leur faut toujours grommeler ou se battre, introduiſant ainſi, à côté du combat légitime pour la patrie, le combat singulier, qui eſt ruine d’armée & joie de l’ennemi. Rieſencraft, ci-préſent, occit pour d’innocentes paroles vingt & un hommes, sans qu’il ait jamais fait dans la bataille ou l’eſcarmouche un acte de bravoure éclatant, ni mérité par son courage la moindre récompenſe. Or, il me plaît de broſſer aujourd’hui à contre-poil le cuir pelé de ce chien hargneux.

Rieſencraft répondit :

— Cet ivrogne a rêvé de belles choſes sur l’abus des combats singuliers ; il me plaira aujourd’hui de lui fendre la tête, pour montrer à un chacun qu’il n’a que du foin dans la cervelle.

Les seconds les forcèrent à deſcendre de leurs montures. Ce que faiſant, Ulenſpiegel laiſſa tomber de sa tête la salade que l’âne mangea coîment ; mais le baudet fut interrompu en cette beſogne par un coup de pied que lui bailla un second pour le faire sortir de l’enceinte du champ de combat. Il en fut fait de même au cheval. Et ils s’en allèrent ailleurs, paître de compagnie.

Alors, les seconds, portant balai, — c’étaient ceux d’Ulenſpiegel, — & les autres, portant eſtoc, — c’étaient ceux de Rieſencraft, — donnèrent, en sifflant, le signal du combat.

Et Rieſencraft & Ulenſpiegel s’entre-battirent furieuſement, Rieſencraft frappant de son eſtoc, Ulenſpiegel parant de son balai ; Rieſencraft jurant par tous les diables, Ulenſpiegel s’enfuyant devant lui, vaguant par la bruyère obliquement & circulairement, zigzaguant, tirant la langue, faiſant mille autres grimaces à Rieſencraft, qui perdait le souffle & frappait l’air de son eſtoc comme un soudard affolé. Ulenſpiegel le sentit près de lui, se retourna soudain, & lui bailla de son balai sous le nez un grand coup. Rieſencraft tomba bras & jambes étendus comme une grenouille en son trépaſſement.

Ulenſpiegel se jeta sur lui, lui balaya la face à poil & à contre-poil, sans pitié, diſant :

— Crie grâce, ou je te fais manger mon balai !

Et il le frottait & refrottait sans ceſſe, au grand plaiſir de, aſſiſtants, & diſait toujours :

— Crie grâce, ou je te le fais manger !

Mais Rieſencraft ne pouvait crier, car il était mort de rage noire.

— Dieu ait ton âme, pauvre furieux ! dit Ulenſpiegel.

Et il s’en fut braſſant mélancolie.


XIV


On était pour lors à la fin d’octobre. L’argent manquait au prince, son armée eut faim. Les soudards murmuraient, il marcha vers la France & préſenta la bataille au duc, qui ne l’accepta point.

Partant de Queſnoy-le-Comte pour aller vers le Cambréſis, il rencontra dix compagnies d’Allemands, huit enſeignes d’Eſpagnols & trois cornettes de chevau-légers, commandés par don Ruffele Henricis fils du duc, qui était au milieu de la bataille, & criait en eſpagnol :

— Tue ! tue ! Pas de quartier ! Vive le pape !

Don Henricis était alors vis-a-vis la compagnie d’arquebuſiers où Ulenſpiegel était dizenier, & se lançait sur eux avec ses hommes. Ulenſpiegel dit au sergent de bande :

— Je vais couper la langue a ce bourreau.

— Coupe, dit le sergent.

Et Ulenſpiegel, d’une balle bien tirée, mit en morceaux la langue & la mâchoire de don Ruffele Henricis, fils du duc.

Ulenſpiegel abattit auſſi de son cheval le fils du marquis Delmarès.

Les huit enſeignes, les trois cornettes furent battues.

Après cette victoire, Ulenſpiegel chercha Lamme dans le camp, mais ne le trouva point.

— Las ! dit-il, voici qu’il eſt parti, mon ami Lamme, mon ami gros. En son ardeur guerrière, oubliant le poids de sa bedaine, il aura voulu pourſuivre les fuyards eſpagnols. Hors de souffle, il sera tombé comme sac sur le chemin. Et ils l’auront ramaſſé pour en avoir rançon, rançon de lard chrétien. Mon ami Lamme, où donc es-tu, où es-tu, mon ami gras ?

Ulenſpiegel le chercha partout, &, ne le trouvant point, braſſa mélancolie.


XV


En novembre, le mois des neigeuſes tempêtes, le Taiſeux manda par devers lui Ulenſpiegel. Le prince mordillait le cordon de sa chemiſe de mailles.

— Écoute & comprends, dit-il.

Ulenſpiegel répondit :

— Mes oreilles sont des portes de priſon ; on y entre facilement, mais en sortir eſt affaire malaiſée.

Le Taiſeux dit :

— Va par Namur, Flandre, Hainaut, Sud-Brabant, Anvers, Nord-Brabant, Gueldre, Overyſſel, Nord-Holland, annonçant partout que si la fortune trahit sur terre notre cauſe sainte & chrétienne, la lutte se continuera sur mer contre toutes iniques violences. Dieu dirige en toute grâce cette affaire, soit en heur ou malheur. Arrivé à Amſterdam, tu rendras compte à Paul Buys, mon féal, de tes faits & geſtes. Voici trois paſſes signées par d’Albe lui-même, & trouvées sur les cadavres à Queſnoy-le-Comte. Mon secrétaire les a remplies. Peut-être trouveras-tu en route quelque bon compagnon en qui tu te pourras fier. Ceux-là sont bons qui au chant de l’alouette répondent par le clairon guerrier du coq. Voici cinquante florins. Tu seras vaillant & fidèle.

— Les cendres battent sur mon cœur, répondit Ulenſpiegel.

Et il s’en fut.


XVI


Il avait, de par le roi & le duc, pouvoir de porter toutes armes, à sa convenance. Il prit sa bonne arquebuſe à rouet, cartouches & poudre sèche. Puis, vêtu d’un mantelet loqueteux, d’un pourpoint en guenilles & d’un haut-de-chauſſes troué à la mode d’Eſpagne, portant la toque, la plume au vent & l’épée, il quitta l’armée vers les frontières de France & marcha sur Maeſtricht.

Les roitelets, meſſagers du froid, volaient autour des maiſons, demandant aſile. Il neigea le troiſième jour.

Maintes fois, en route, Ulenſpiegel dut montrer son sauf-conduit. On le laiſſa paſſer. Il marcha sur Liége.

Il venait d’entrer dans une plaine ; un grand vent chaſſait par tourbillons les flocons sur son viſage. Il voyait devant lui s’étendre la plaine toute blanche & les neigeux tourbillons chaſſés par les rafales. Trois loups le suivirent, mais en ayant abattu un de son arquebuſe, les autres se jetèrent sur le bleſſé & s’en furent dans le bois, emportant chacun un morceau de cadavre.

Ulenſpiegel ainſi délivré & regardant s’il n’y avait point d’autre bande dans la campagne, vit au bout de la plaine des points comme de griſes statues se mouvant parmi les tourbillons, & derrière des formes noires de soudards cavaliers. Il monta sur un arbre. Le vent lui apporta un bruit lointain de plaintes. « Ce sont peut-être, se dit-il, des pèlerins vêtus d’habits blancs ; je vois à peine leurs corps sur la neige. » Puis il diſtingua des hommes courant nus & vit deux reiters, noirs harnas, qui, montés sur leurs grands deſtriers, pouſſaient devant eux, à grands coups de fouet, ce pauvre troupeau. Il arma son arquebuſe. Il vit parmi ces affligés des jeunes gens, des vieillards nus, grelottants, tranſis, recroquevillés, & courant pour fuir le fouet des deux soudards, qui prenaient plaiſir, étant bien vêtus, rouges de brandevin & de bonne nourriture, à cingler le corps des hommes nus pour les faire courir plus vite.

Ulenſpiegel dit : « Vous aurez vengeance, cendres de Claes. » Et il tua d’une balle au viſage l’un des reiters, qui tomba de son cheval. L’autre ne sachant d’où venait cette balle imprévue, prit peur. Croyant qu’il y avait dans le bois des ennemis cachés, il voulut s’enfuir avec le cheval de son compagnon. Tandis que, s’étant emparé de la bride, il deſcendait pour dépouiller le mort, il fut frappé d’une autre balle dans le cou & tomba pareillement.

Les hommes nus, croyant qu’un ange du ciel, bon arquebuſier venait à leur défenſe, churent à genoux. Ulenſpiegel alors deſcendit de son arbre & fut reconnu par ceux de la troupe qui avaient, comme lui, servi dans les armées du prince. Ils lui dirent :

— Ulenſpiegel, nous sommes du pays de France, envoyés en ce piteux état à Maeſtricht, où eſt le duc, pour y être traités comme priſonniers rebelles, ne pouvant payer rançon & d’avance condamnés à être torturés, détranchés, ou à ramer comme bélîtres & larrons sur les galères du roi.

Ulenſpiegel, donnant son opperſt-kleed au plus vieux de la troupe, répondit :

— Venez, je vous mènerai juſqu’à Mézières, mais il faut premièrement dépouiller ces deux soudards & emmener leurs chevaux.

Les pourpoints, hauts-de-chauſſes, bottes & couvre-chefs & cuiraſſes des soudards furent partagés entre les plus faibles & malades, & Ulenſpiegel dit :

— Nous allons entrer dans le bois, où l’air eſt plus épais & plus doux. Courons, frères.

Soudain un homme tomba & dit :

— J’ai faim & froid, & vais aller devant Dieu témoigner que le pape eſt l’antéchriſt sur la terre.

Et il mourut. Et les autres voulurent l’emporter, afin de l’enterrer chrétiennement.

Tandis qu’ils cheminaient sur une grand’route, ils aperçurent un payſan conduiſant un chariot couvert de sa toile. Voyant les hommes nus, il eut pitié & les fit entrer dans le chariot. Ils y trouvèrent du foin pour s’y coucher & des sacs vides pour se couvrir. Ayant chaud, ils remercièrent Dieu. Ulenſpiegel, chevauchant à côté du chariot sur l’un des chevaux des reiters, tenait l’autre en bride.

À Mézières, ils deſcendirent ; on leur y bailla donc de bonne soupe, de la bière, du pain, du fromage, & de la viande aux vieillards & aux femmes. Ils furent hébergés, vêtus & armés derechef aux frais de la commune. Et tous ils donnèrent l’accolade de bénédiction à Ulenſpiegel, qui se laiſſa faire joyeuſement.

Celui-ci vendit les chevaux des deux reiters quarante-huit florins, dont il en donna trente aux Français.

Cheminant solitaire, il se diſait : « Je vais par ruines, sang & larmes, sans rien trouver. Les diables m’ont menti sans doute. Où eſt Lamme ? où eſt Nele ? où sont les sept ? »

Et les cendres de Claes battirent derechef sur sa poitrine. Et il entendit une voix comme un souffle, diſant :

« En mort, ruines & larmes, cherche. »

Et il s’en fut.


XVII


Ulenſpiegel arriva à Namur en mars. Il y vit Lamme, qui, s’étant épris d’un grand amour pour le poiſſon de Meuſe, & notamment pour les truites, avait loué un bateau & pêchait dans le fleuve par permiſſion de la commune. Mais il avait payé cinquante florins à la corporation des poiſſonniers.

Il vendit & mangea son poiſſon, & gagna à ce métier meilleure bedaine & un petit sac de carolus.

Voyant son ami & compagnon cheminant sur les bords de la Meuſe pour entrer en la ville, il fut joyeux, pouſſa son batelet contre la rive, & graviſſant la berge, non sans souffle, il vint à Ulenſpiegel. Bégayant d’aiſe :

— Te voilà donc, dit-il, mon fils, fils en Dieu, car mon arche panſale pourrait en porter deux comme toi. Où vas-tu ? Que veux-tu ? Tu n’es pas mort sans doute ? As-tu vu ma femme ? Tu mangeras du poiſſon de Meuſe, le meilleur qui soit en ce bas monde ; ils font en ce pays des sauces à se manger les doigts juſques à l’épaule. Tu es fier & superbe, ayant sur les joues le hâle des batailles. Le voilà donc mon fils, mon ami Ulenſpiegel, le gai vagabond.

Puis parlant bas :

— Combien as-tu tué d’Eſpagnols ? Tu n’as pas vu ma femme dans leurs chariots pleins de bagaſſes ? Et le vin de Meuſe si délicieux aux gens conſtipés, tu en boiras. Es-tu bleſſé, mon fils ? Tu reſtes donc ici, frais, diſpos, alerte comme jeune aigle. Et les anguilles, tu en goûteras. Nul goût de marécage. Baiſe-moi, mon bedon. Noël à Dieu, que je suis aiſe !

Et Lamme danſait, sautait, soufflait & forçait à la danſe Ulenſpiegel.

Puis ils cheminèrent vers Namur. À la porte de la ville Ulenſpiegel montra sa paſſe signée du duc. Et Lamme le conduiſit dans sa maiſon.

Tandis qu’il préparait le repas, il lui fit raconter ses aventures & lui narra les siennes, ayant, diſait-il, quitté l’armée pour suivre une fille qu’il penſait être sa femme. Dans cette pourſuite il était venu juſqu’à Namur. Et sans ceſſe il diſait :

— Ne l’as-tu point vue ?

— J’en vis d’autres très-belles, répondit Ulenſpiegel, & notamment en cette ville, où toutes sont amoureuſes.

— De fait, dit Lamme, l’on me voulut avoir cent fois, mais je reſtai fidèle, car mon cœur dolent eſt gros d’un seul souvenir.

— Comme ta bedaine de nombreuſes platelées, répondit Ulenſpiegel.

Lamme répondit :

— Quand je suis affligé, il faut que je mange.

— Ton chagrin eſt sans trêve ? demanda Ulenſpiegel.

— Las oui ! dit Lamme.

Et, tirant une truite d’une cuvelle :

— Vois, dit-il, comme elle eſt belle & ferme. Cette chair eſt roſe comme celle de ma femme. Demain nous quitterons Namur, j’ai un plein sachet de florins, nous achèterons chacun un âne & nous nous en irons ainſi chevauchant vers le pays de Flandre.

— Tu y perdras gros, dit Ulenſpiegel.

— Mon cœur tire à Damme, qui fut le lieu où elle m’aima bien ; peut-être y eſt-elle retournée.

— Nous partirons demain, dit Ulenſpiegel, puiſqu’ainſi tu le veux.

Et de fait ils partirent montés chacun sur un âne & califourchonnant côte à côte.


XVIII


Un aigre vent soufflait. Le soleil, clair comme jeuneſſe le matin, griſonna comme homme vieux. Une pluie grêleuſe tomba.

La pluie ayant ceſſé, Ulenſpiegel se secoua, diſant :

— Le ciel qui boit tant de vapeurs doit se soulager quelquefois.

Une autre pluie, plus grêleuſe que la première, s’abattit sur les deux compagnons. Lamme geignait :

— Nous étions bien lavés, faut-il qu’on nous rince maintenant !

Le soleil reparut, & ils califourchonnèrent allègres.

Une pluie tomba, si grêleuſe & meurtrière qu’elle hachait menu, comme d’un tas de couteaux, les branches sèches des arbres.

Lamme diſait :

— Ho ! un toit ! Ma pauvre femme ! Où êtes-vous, bon feu, doux baiſers & soupes graſſes ?

Et il pleurait, le gros homme.

Mais Ulenſpiegel :

— Nous nous lamentons, dit-il, n’eſt-ce pas de nous-même, toutefois, que nous viennent nos maux ? Il pleut sur nos épaules, mais cette pluie de décembre fera trèfles de mai. Et les vaches meugleront d’aiſe. Nous sommes sans abri, mais que ne nous mariions-nous ? Je veux dire, moi, avec la petite Nele, si belle & si bonne, qui me ferait maintenant une bonne étuvée de bœuf aux fèves. Nous avons soif malgré l’eau qui tombe, que ne nous fîmes-nous ouvriers conſtants en un seul état ? Ceux qui sont reçus maîtres ont dans leurs caves de pleins tonneaux de bruinbier.

Les cendres de Claes battirent sur son cœur, le ciel se fit clair, le soleil y brilla, & Ulenſpiegel dit :

— Monſieur du soleil, grâces vous soient rendues, vous nous réchauffez les reins ; cendres de Claes, vous nous réchauffez le cœur, & nous dites que ceux-là sont bénis qui vaguent pour la délivrance de la terre des pères.

— J’ai faim, dit Lamme.


XIX


Ils entrèrent dans une auberge, on leur y donna à souper dans une salle haute. Ulenſpiegel, ouvrant les fenêtres, vit de là un jardin où se promenait une fillette avenante, bien en chair, les seins ronds, la chevelure dorée, & vêtue seulement d’une cotte, d’une jacque de toile blanche & d’un tablier troué de toile noire.

Des chemiſes & autres linges de femme blanchiſſaient sur des cordes ; la fillette, se tournant toujours vers Ulenſpiegel, ôtait des chemiſes des cordes, les y remettait, & souriant, & le regardant toujours, s’aſſeyait sur des bandes de linge, se balançant sur les deux bouts noués.

Dans le voiſinage Ulenſpiegel entendait chanter un coq & voyait une nourrice jouant avec un enfant dont elle tournait la face vers un homme debout, diſant :

— Boelkin, faites des petits yeux à papa.

L’enfant pleurait.

Et la fillette mignonne continuait à se promener dans le clos, déplaçant & replaçant le linge.

— C’eſt une eſpionne, dit Lamme.

La fillette mettait les mains sur ses yeux &, souriant entre ses doigts, regardait Ulenſpiegel.

Puis, à pleines mains, relevant ses deux seins, elle les laiſſait retomber, & se balançait de nouveau sans que ses pieds touchaſſent le sol. Et les linges en se détreſſant la faiſaient tourner comme une toupie, tandis qu’Ulenſpiegel voyait ses bras nus juſqu’aux épaules, blancs & ronds au soleil pâle. Tournant & souriant, elle le regardait toujours. Il sortit pour l’aller trouver. Lamme le suivit. À la haie du clos, il chercha une ouverture pour y paſſer, mais il n’en trouva point.

La fillette, voyant le manège, regarda de nouveau souriant entre ses doigts.

Ulenſpiegel tâchait de paſſer à travers la haie, tandis que Lamme, le retenant, lui diſait :

— N’y va point, c’eſt une eſpionne, nous serons brûlés.

Puis la fillette se promena dans le clos, se couvrant la face de son tablier, & regardant à travers les trous pour voir si son ami de haſard ne viendrait pas bientôt.

Ulenſpiegel allait d’un élan sauter par-deſſus la haie, mais il en fut empêché par Lamme, qui, lui prenant la jambe, le fit choir, diſant :

— Corde, glaive & potence, c’eſt une eſpionne, n’y va point.

Aſſis par terre, Ulenſpiegel se débattait contre lui. La fillette cria, pouſſant sa tête au-deſſus de la haie :

— Adieu, meſſire, qu’Amour tienne pendante Votre Longanimité.

Et il entendit un éclat de rire moqueur.

— Ah ! dit-il, c’eſt à mon oreille comme un faiſceau d’épingles !

Puis une porte se ferma bruyamment.

Et il fut mélancolique.

Lamme lui dit, le tenant toujours :

— Tu énumères les doux tréſors de beauté perdus ainſi à ta honte. C’eſt une eſpionne. Tu tombes bien quand tu tombes. Je vais faire ma crevaille à force de rire.

Ulenſpiegel ne sonna mot, & tous deux remontèrent sur leurs ânes.


XX


Ils cheminaient ayant chacun jambe de ci jambe de là sur leur baudet.

Lamme mâchait son dernier repas, humait l’air frais joyeuſement. Soudain Ulenſpiegel lui cingla d’un grand coup de fouet son séant, formant bourrelet sur la selle.

— Que fais-tu là ? s’écria Lamme piteuſement.

— Quoi ? répondit Ulenſpiegel.

— Ce coup de fouet ? dit Lamme.

— Quel coup de fouet ?

— Celui que je reçus de toi, repartit Lamme.

— Du côté gauche, demanda Ulenſpiegel.

— Oui, du côte gauche & sur mon séant. Pourquoi fis-tu cela, vaurien scandaleux ?

— Par ignorance, répondit Ulenſpiegel. Je sais très-bien ce que c’eſt qu’un fouet, très-bien auſſi ce que c’eſt qu’un séant à l’étroit sur une selle. Or, en voyant celui-ci large, gonflé, tendu & dépaſſant la selle, je me dis : Puiſqu’on n’y peut pincer avec le doigt, un coup de fouet n’y saurait non plus pincer avec la mèche. Je fis erreur.

Lamme souriant à ce propos, Ulenſpiegel pourſuivit en ces termes :

— Mais je ne suis pas seul en ce monde à pécher par ignorance, & il eſt plus d’un maître sot étalant sa graiſſe sur la selle d’un âne qui me pourrait rendre des points. Si mon fouet pécha à l’endroit de ton séant, tu péchas bien plus lourdement à l’endroit de mes jambes en les empêchant de courir derrière la fille qui coquetait dans son jardin.

— Viande à corbeaux ! dit Lamme, c’était donc une vengeance ?

— Toute petite, répondit Ulenſpiegel.


XXI


À Damme, Nele l’affligée, vivait solitaire près de Katheline, appelant d’amour le diable froid qui ne venait point.

— Ah ! diſait-elle, tu es riche, Hanſke, mon mignon, & me pourrais rapporter les sept cents carolus. Alors Soetkin vivante reviendrait des limbes sur la terre, & Claes rirait dans le ciel ; bien tu le peux faire. Ôtez le feu, l’âme veut sortir, faites un trou l’âme veut sortir.

Et elle montrait sans ceſſe du doigt la place où avaient été les étoupes.

Katheline était bien pauvre, mais les voiſins l’aidaient de fèves, de pain & de viande selon leurs moyens. La commune lui donnait quelque argent. Et Nele couſait des robes pour les riches bourgeoiſes, allait chez elles repaſſer le linge, & gagnait ainſi un florin par semaine.

Et Katheline diſait toujours :

— Faites un trou, ôtez mon âme. Elle frappe pour sortir. Il rendra les sept cents carolus.

Et Nele pleurait l’écoutant.


XXII


Cependant Ulenſpiegel & Lamme, munis de leurs paſſes, entrèrent dans une petite auberge adoſſée aux rochers de la Sambre, leſquels sont couverts d’arbres en certains endroits. Et sur l’enſeigne il était écrit : Chez Marlaire.

Ayant bu maint flacon de vin de Meuſe à la façon de Bourgogne & mangé force poiſſons à l’eſcavêche, ils deviſaient avec l’hôte papiſte de haute futaie, mais bavard comme pie, à cauſe du vin qu’il avait bu, & sans ceſſe clignant de l’œil malicieuſement : Ulenſpiegel, devinant sous ce clignement quelque myſtère, le fit boire davantage, si bien que l’hôte commença à danſer & à s’éclater de rire, puis, se remettant à table :

— Bons catholiques, diſait-il, je bois à vous.


HA ! SI LES MARONNIERS ÉTAIENT DES FLORINIERS !



— À toi nous buvons, répondirent Lamme & Ulenſpiegel. À l’extinction de toute peſte de rébellion & d’héréſie. Nous buvons, répondirent Lamme & Ulenſpiegel, qui sans ceſſe rempliſſaient le gobelet que l’hôte ne savait jamais voir plein.

— Vous êtes bonſhommes, diſait-il, je bois à Vos Généroſités, je gagne sur le vin bu. Où sont vos paſſes ?

— Les voici, répondit Ulenſpiegel.

— Signées du duc, dit l’hôte. Je bois au duc.

— Au duc nous buvons, répondirent Lamme & Ulenſpiegel.

L’hôte pourſuivant ses propos :

— En quoi prend-on les rats, souris & mulots ? En ratières, mulottières, souricières. Qui eſt le mulot ? C’eſt le grand hérétique orange comme le feu de l’enfer. Dieu eſt avec nous. Ils vont venir. Hé ! hé ! À boire ! Verſe ; je cuis, je brûle. À boire ! Très-beaux petits prédicants réformés… Je dis petits… beaux petits vaillants, forts soudards, des chênes… À boire ! N’irez-vous pas avec eux au camp du grand hérétique ? j’ai des paſſes signées de lui… Vous verrez leur beſogne.

— Nous irons au camp, répondit Ulenſpiegel.

— Ils s’y feront bien, & la nuit, si l’occaſion se préſente (& l’hôte fit en sifflant le geſte d’un homme en égorgeant un autre), Vent-d’Acier empêchera le merle Naſſau de siffler davantage. Or çà, à boire, çà !

— Tu es gai, nonobſtant que tu sois marié, répondit Ulenſpiegel.

L’hôte dit :

— Je ne le suis ni le fus. Je tiens les secrets des princes. À boire. — Ma femme me les volerait sur l’oreiller, pour me faire pendre & être veuve plutôt que Nature ne le veut. Vive Dieu ! ils vont venir… Où sont les paſſes nouvelles ? Sur mon cœur chrétien. Buvons ! Ils sont là, là, a trois cents pas sur le chemin, près de Marche-les-Dames. Les voyez-vous ? Buvons !

— Bois, lui dit Ulenſpiegel, bois ; je bois au roi, au duc, aux prédicants, à Vent-d’Acier ; je bois à toi, à moi ; je bois au vin & à la bouteille. Tu ne bois point. Et à chaque santé, Ulenſpiegel lui rempliſſait son verre & l’hôte le vidait.

Ulenſpiegel le conſidéra quelque temps ; puis se levant :

— Il dort, dit-il ; venons-nous-en, Lamme.

Quand ils furent dehors :

— Il n’a point de femme pour nous trahir… La nuit va tomber… Tu as bien entendu ce que diſait ce vaurien, & tu sais ce que sont les trois prédicants ?

— Oui, dit Lamme.

— Tu sais qu’ils viennent de Marche-les-Dames en longeant la Meuſe, & qu’il fera bon de les attendre sur le chemin avant que ne souffle le Vent-d’Acier.

— Oui, dit Lamme.

— Il faut sauver la vie au prince, dit Ulenſpiegel.

— Oui, dit Lamme.

— Tiens, dit Ulenſpiegel, prends mon arquebuſe, va-t’en dans le taillis, entre les rochers ; charge-la de deux balles & tire quand je croaſſerai comme le corbeau.

— Je le veux, dit Lamme.

Et il diſparut dans le taillis. Et Ulenſpiegel entendit bientôt le craquement du rouet de l’arquebuſe.

— Les vois-tu venir ? dit-il.

— Je les vois répondit Lamme. Ils sont trois, marchant comme soudards, & l’un d’eux dépaſſe les autres de la tête.

Ulenſpiegel s’aſſit sur le chemin les jambes en avant, marmonnant des prières sur un chapelet, comme font les mendiants. Et il avait son couvre-chef entre les genoux.

Quand les trois prédicants paſſèrent, il leur tendit son couvre-chef ; mais ils n’y mirent rien.

Ulenſpiegel, alors se levant, dit piteuſement :

— Mes bons sires, ne refuſez point un patard à un pauvre ouvrier carrier qui s’eſt caſſé les reins tout dernièrement en tombant dans une mine. Ils sont durs dans ce pays & ne m’ont rien voulu donner pour soulager ma triſte miſère. Las ! donnez-moi un patard, & je prierai pour vous. Et Dieu tiendra en joie, pendant toute leur vie, Vos Magnanimités.

— Mon fils, dit l’un des prédicants, homme robuſte, il n’y aura plus de joie pour nous en ce monde tant qu’y règneront le pape & l’Inquiſition.

Ulenſpiegel soupira pareillement, diſant :

— Las ! que dites-vous, meſſeigneurs ? Parlez bas, s’il plaît à Vos Grâces. Mais donnez-moi un patard.

— Mon fils, répondit un petit prédicant de trogne guerrière, nous autres, pauvres martyrs, n’avons de patards que ce qu’il nous faut pour nous suſtenter en route.

Ulenſpiegel se jeta à genoux.

— Béniſſez-moi, dit-il.

Les trois prédicants étendirent la main sur la tête d’Ulenſpiegel sans dévotion.

Remarquant qu’ils étaient maigres & avaient toutefois de puiſſantes bedaines, il se releva, fit mine de choir, & cognant du front la bedaine du prédicant de haute taille, il y entendit un joyeux tintinabulement de monnaie.

Alors, se redreſſant & tirant son bragmart :

— Mes beaux pères, dit-il, il fait frais, je suis peu vêtu, vous l’êtes trop. Donnez-moi de votre laine, afin que je m’y puiſſe tailler un manteau. Je suis Gueux. Vive le Gueux !

Le grand prédicant répondit :

— Gueux accrêté, tu portes haut la crête ; nous te l’allons couper.

— Couper ! dit Ulenſpiegel en se reculant ; mais Vent-d’Acier soufflera pour vous avant de souffler pour le prince. Gueux je suis, vive le Gueux !

Les trois prédicants ahuris s’entre-dirent :

— D’où sait-il la nouvelle ? Nous sommes trahis. Tue ! Vive la Meſſe !

Et ils tirèrent de deſſous leurs chauſſes de beaux bragmarts bien affilés.

Mais Ulenſpiegel, sans les attendre, recula du côté des brouſſailles où Lamme se trouvait caché. Jugeant que les prédicants étaient à portée d’arquebuſe, il dit :

— Corbeaux, noirs corbeaux, Vent-de-Plomb va souffler. Je chante votre crevaille.

Et il croaſſa.

Un coup d’arquebuſe, parti des brouſſailles, renverſa la face contre terre le plus grand des prédicants, & fut suivi d’un second coup qui jeta sur le chemin le deuxième.

Et Ulenſpiegel vit entre les brouſſailles la bonne trogne de Lamme, & son bras levé rechargeant en hâte son arquebuſe.

Et une fumée bleue montait au-deſſus des noires brouſſailles.

Le troiſième prédicant, furieux de male rage, voulait à toute force détrancher Ulenſpiegel, lequel diſait :

— Vent-d’Acier ou Vent-de-Plomb, tu vas trépaſſer de ce monde en l’autre, infâme artiſan de meurtres !

Et il l’attaqua, & il se défendit bravement.

Et ils se tenaient tous deux face à face raidement sur le chemin, portant & parant les coups. Ulenſpiegel était tout saignant, car son adverſaire, habile soudard, l’avait bleſſé à la tête & à la jambe. Mais il attaquait & se défendait comme un lion. Le sang qui coulait de sa tête l’aveuglant ; il rompit toutefois à grandes enjambées, s’eſſuya de la main gauche & se sentit faiblir. Il allait être tué si Lamme n’eût tiré sur le prédicant & ne l’eût fait tomber.

Et Ulenſpiegel le vit & ouït vomir blaſphèmes, sang & écume de mort.

Et la fumée bleue s’éleva au-deſſus des noires brouſſailles, emmi leſquelles Lamme montra derechef sa bonne trogne.

— Eſt-ce fini ? dit-il.

— Oui, mon fils, répondit Ulenſpiegel. Mais viens…

Lamme, sortant de sa niche, vit Ulenſpiegel tout couvert de sang. Courant alors comme un cerf, nonobſtant sa bedaine, il vint à Ulenſpiegel, aſſis par terre, près des hommes tués :

— Il eſt bleſſé, dit-il, mon ami doux, bleſſé par ce vaurien meurtrier. Et d’un coup de talon, caſſant les dents au prédicant le plus proche : Tu ne réponds pas, Ulenſpiegel ! Vas-tu mourir mon fils ? Où eſt ce baume ? Ha ! dans le fond de sa gibecière, sous les sauciſſons. Ulenſpiegel, ne m’entends-tu point ? Las ! je n’ai point d’eau tiède pour laver ta bleſſure, ni nul moyen d’en avoir. Mais l’eau de Sambre suffira. Parle-moi, mon ami. Tu n’es point si rudement bleſſé, toutefois. Un peu d’eau, là, bien froide, n’eſt-ce pas ? Il se réveille. C’eſt moi, mon fils, ton ami, ils sont tous morts ! Du linge ! du linge pour bander ses bleſſures. Il n’y en a point. Ma chemiſe donc. — Il se dévêtit. — Et Lamme, pourſuivant son propos : En morceaux, la chemiſe ! Le sang s’arrête. Mon ami ne mourra point.

— Ha ! diſait-il, qu’il fait froid le dos nu à cet air vif. Rhabillons-nous. Il ne mourra point. C’eſt moi, Ulenſpiegel, moi, ton ami Lamme. Il sourit. Je vais dépouiller les meurtriers. Ils ont des bedaines de florins. Tripes dorées, carolus, florins, daelders, patards & des lettres ! Nous sommes riches. Plus de trois cents carolus à partager. Prenons les armes & l’argent. Vent-d’Acier ne soufflera pas encore pour Monſeigneur.

Ulenſpiegel, claquant des dents à cauſe du froid, se leva.

— Te voilà debout, dit Lamme.

— C’eſt la force du baume, répondit Ulenſpiegel.

— Baume de vaillance, répondit Lamme.

Puis, prenant un à un les corps des trois prédicants, il les jeta dans un trou, entre les rochers, leur laiſſant leurs armes & leurs habits, sauf le manteau.

Et tout autour d’eux, dans le ciel, croaſſaient les corbeaux attendant leur pâture.

Et la Sambre coulait comme fleuve d’acier sous le ciel gris.

Et la neige tomba, lavant le sang.

Et ils étaient soucieux toutefois. Et Lamme dit :

— J’aime mieux tuer un poulet qu’un homme.

Et ils remontèrent sur leurs ânes.

Aux portes de Huy, le sang coulait toujours ; ils feignirent de se prendre de querelle, deſcendirent de leurs ânes & s’eſcrimèrent de leurs bragmarts, bien cruellement en apparence ; puis ayant ceſſé le combat, ils remontèrent & entrèrent dans Huy après avoir montré leurs paſſes aux portes de la ville.

Les femmes voyant Ulenſpiegel bleſſé & saignant, & Lamme jouant le vainqueur sur son âne, regardaient avec tendre pitié Ulenſpiegel & montraient le poing à Lamme, diſant : « Celui-ci eſt le vaurien qui bleſſa son ami. »

Lamme, inquiet, cherchait seulement parmi elles s’il ne voyait point sa femme.

Ce fut en vain, & il braſſa mélancolie.


XXIII


— Où allons-nous ? dit Lamme.

— A Maeſtricht, répondit Ulenſpiegel.

— Mais, mon fils, on dit que l’armée du duc eſt là tout autour, & que lui-même se trouve dans la ville. Nos paſſes ne nous suffiront point. Si les soudards eſpagnols les trouvent bonnes, nous n’en serons pas moins retenus en ville & interrogés. Dans l’entre-temps ils apprendront la mort des prédicants & nous aurons fini de vivre.

Ulenſpiegel répondit :

— Les corbeaux, les hiboux & les vautours auront bientôt fini de leur viande ; déjà, sans doute, ils ont le viſage méconnaiſſable. Quant à nos paſſes, elles peuvent être bonnes ; mais si l’on apprenait le meurtre, nous serions, comme tu le dis, appréhendés au corps. Il faut, toutefois, que nous allions à Maeſtricht en paſſant par Landen.

— Ils nous pendront, dit Lamme.

— Nous paſſerons, répondit Ulenſpiegel.

Ainſi deviſant, ils arrivèrent à l’auberge de la Pie, où ils trouvèrent bon repas, bon gîte & du foin pour leurs ânes.

Le lendemain, ils se mirent en route pour Landen.

Étant arrivés à une grande ferme auprès de la ville, Ulenſpiegel siffla comme l’alouette, & tout auſſitôt de l’intérieur lui répondit le clairon guerrier du coq. Un cenſier de bonne trogne parut sur le seuil de la ferme. Il leur dit :

— Amis, comme libres, vive le Gueux ! entrez céans.

— Quel eſt celui-ci ? demanda Lamme.

Ulenſpiegel répondit :

— Thomas Utenhove, le vaillant réformé ; ses servants & servantes de ferme travaillent comme lui pour la libre conſcience.

Utenhove dit alors :

— Vous êtes les envoyés du prince. Mangez & buvez.

Et le jambon de crépiter dans la poêle & les boudins pareillement, & le vin de trotter & les verres de s’emplir. Et Lamme de boire comme le sable sec & de manger bien.

Garçons & filles de ferme venaient tour à tour pouſſer le nez à la porte entrebâillée pour le contempler beſognant des mâchoires. Et les hommes, jaloux de lui, diſaient qu’ils sauraient faire comme lui.

À la fin du repas, Thomas Utenhove dit :

— Cent payſans partiront d’ici cette semaine sous prétexte d’aller travailler aux digues à Bruges & aux environs. Ils voyageront par troupes de cinq à six & par différents chemins. Il y aura des barques à Bruges pour les tranſporter à Emden par la mer.

— Seront-ils pourvus d’armes & d’argent ? demanda Ulenſpiegel.

— Ils auront chacun dix florins & de grands coutelas.

— Dieu & le prince te récompenſeront, dit Ulenſpiegel.

— Je ne beſogne point pour la récompenſe, répondit Thomas Utenhove.

— Comment faites-vous, dit Lamme en croquant de gros boudins noirs, comment faites-vous, monſieur l’hôte, pour obtenir un mets si parfumé, si succulent & de si fine graiſſe ?

— C’eſt, dit l’hôte, que nous y mettons de la cannelle & de l’herbe aux chats.

Puis parlant à Ulenſpiegel :

— Edzard, comte de Friſe, eſt-il toujours l’ami du prince ?

Ulenſpiegel répondit :

— Il s’en cache, tout en donnant à Emden aſile à ses navires.

Et il ajouta :

— Nous devons aller à Maeſtricht.

— Tu ne le pourras point, dit l’hôte ; l’armée du duc eſt devant la ville & aux alentours.

Puis, le conduiſant au grenier, il lui montra au loin les enſeignes & guidons des cavaliers & piétons, chevauchant & marchant dans la campagne.

Ulenſpiegel dit :

— Je paſſerai au travers si vous, qui êtes puiſſant en ce lieu, me baillez permiſſion de me marier. Quant à la femme, il me la faut mignonne, douce & belle, & voulant m’épouſer, sinon pour toujours, au moins pour une semaine.

Lamme soupirait & diſait :

— Ne le fais point, mon fils, elle te laiſſerait seul, brûlant au feu d’amour. Ton lit, où tu dors si coiment, te sera comme matelas de houx, t’enlevant le doux sommeil.

— Je prendrai femme, répondit Ulenſpiegel.

Et Lamme, ne trouvant plus rien sur la table, fut bien marri. Toutefois ayant découvert des caſtrelins dans une écuelle, il les croqua mélancoliquement.

Ulenſpiegel diſait à Thomas Utenhove :

— Or çà, à boire çà, baillez-moi une femme riche ou pauvre. Je vais avec elle à l’égliſe & fais bénir le mariage par le curé. Celui-ci nous donne le certificat d’épouſaille, non valable puiſqu’il eſt d’un papiſte inquiſiteur ; nous y faiſons stipuler que nous sommes tous bons chrétiens, ayant confeſſé & communié, vivant apoſtoliquement suivant les préceptes de notre sainte mère Égliſe romaine, qui brûle ses enfants, & appelant ainſi sur nous les bénédictions de notre saint-père le Pape, des armées céleſte & terreſtre, des saints, des saintes, des doyens, curés, moines, soudards, happe-chair & autres bélitres. Munis dudit certificat, nous faiſons les préparatifs du voyage accoutumé du feſtoiement de noces.

— Mais la femme ? dit Thomas Utenhove.

— Tu me la trouveras, répondit Ulenſpiegel. Je prends donc deux chariots, je les fleuris de cercles garnis de branches de sapin, de houx & de fleurs de papier, je les remplis de quelques bonſhommes que tu veux envoyer au prince.

— Mais la femme ? dit Thomas Utenhove.

— Elle eſt ici sans doute, répondit Ulenſpiegel.

Et pourſuivant son propos :

— J’attelle deux de tes chevaux à l’un des chariots, nos deux ânes à l’autre. Je mets dans le premier chariot ma femme & moi, mon ami Lamme, les témoins de mariage ; dans le second des joueurs de tambourin, de fifre & de scalmeye. Puis portant les joyeuſes bannières d’épouſailles, tambourinant, chantant, buvant, nous paſſons au grand trot de nos chevaux par le grand chemin qui nous conduit au Galgen-Veld, Champ de potences, ou à la liberté.

— Je te veux aider, dit Thomas Utenhove. Mais les femmes & filles voudront suivre leurs hommes.

— Nous irons à la grâce de Dieu, dit une mignonne fillette pouſſant la tête à la porte entrebâillée.

— Il y aura, si beſoin eſt, quatre chariots, dit Thomas Utenhove ; ainſi nous ferons paſſer plus de vingt-cinq hommes.

— Le duc sera fait quinaud, dit Ulenſpiegel.

— Et la flotte du prince servie par quelques bons soudards de plus, répondit Thomas Utenhove.

Faiſant alors mander à son de cloche ses valets & servantes il leur dit :

— Vous tous qui êtes de Zélande, hommes & femmes, oyez : Ulenſpiegel le Flamand, ci préſent, veut que vous paſſiez par l’armée du duc nuptialement accoutrés.

Hommes & femmes de Zélande crièrent enſemble :

— Danger de mort ! nous le voulons !

Et les hommes s’entrediſaient :

— Ce nous eſt joie de quitter la terre de servitude pour aller vers la mer libre. Si Dieu eſt pour, qui sera contre ?

Des femmes & des filles diſaient :

— Suivons nos maris & amis. Nous sommes de Zélande & y trouverons aſile.

Ulenſpiegel aviſa une jeune & mignonne fillette, & lui dit se gauſſant :

— Je te veux épouſer.

Mais elle, rougiſſante, répondit :

— Je veux de toi, mais à l’égliſe seulement.

Les femmes riant s’entredirent :

— Son cœur tire à Hans Utenhove, fils du baes. Il part avec elle sans doute.

— Oui, répondit Hans.

Et le père lui diſait :

— Tu le peux.

Les hommes se mirent en habit de fête, pourpoint & haut-de-chauſſes de velours, & le grand opperſt-kleed par-deſſus, & coiffés de larges couvre-chefs, garants de soleil & de pluie, les femmes en bas-de-chauſſes noirs & souliers déchiquetés ; portant au front le grand bijou doré, à gauche pour les fillettes, à droite pour les femmes mariées ; la fraiſe blanche au cou, le plaſtron de broderie or, écarlate & azur, le jupon de laine noire à larges raies de velours de même couleur, les bas de laine noire & les souliers de velours à boucles d’argent.

Puis Thomas Utenhove s’en fut à l’égliſe prier le prêtre de marier incontinent, pour deux ryckſdaelders qu’il lui mit dans la main, Thylbert fils de Claes, c’était Ulenſpiegel, & Tannekin Pieters, ce à quoi le curé conſentit.

Ulenſpiegel alla donc à l’égliſe suivi de toute la noce, & là il épouſa devant le prêtre Tannekin si belle & mignonne, si accorte & bien en chair, qu’il eût volontiers mordu dans ses joues comme en une pomme d’amour. Et il le lui dit n’oſant le faire par reſpect qu’il avait de sa douce beauté. Mais elle, boudeuſe, lui dit :

— Laiſſez-moi ; voici Hans qui vous regarde pour vous tuer.

Et une fillette, jalouſe, lui dit :

— Cherche ailleurs ; ne vois-tu point qu’elle a peur de son homme ?

Lamme, se frottant les mains, s’écriait :

— Tu ne les auras point toutes, vaurien.

Et il était tout aiſe.

Ulenſpiegel, prenant son mal en patience, retourna à la ferme avec la noce. Et là, il but, chanta & fut joyeux, trinquant avec la fillette jalouſe. Ce dont Hans fut joyeux, mais non Tannekin, ni non plus le fiancé de la fillette.

À midi, par un clair soleil & un vent frais, les chariots s’en furent verdoyants & fleuris, toutes enſeignes déployées, au son joyeux des tambourins, des scalmeyes, des fifres & des cornemuſes.

Au camp d’Albe était une autre fête. Les vedettes & sentinelles avancées, ayant sonné l’alarme, revinrent les unes après les autres, diſant :

« L’ennemi eſt proche ; nous avons entendu le bruit des tambourins & fifres, & aperçu les enſeignes. C’eſt un fort parti de cavalerie venu là pour vous attirer en quelque embuſcade. Le corps d’armée eſt plus loin sans doute. »

Le duc fit auſſitôt avertir les meſtres de camp, colonels & capitaines, ordonna de mettre l’armée en bataille & envoya reconnaître l’ennemi.

Soudain apparurent quatre chariots allant vers les arquebuſiers. Dans les chariots, les hommes & les femmes danſaient, les bouteilles trottaient & joyeuſement glapiſſaient les fifres, geignaient les scalmeyes, battaient les tambours & ronflaient les cornemuſes.

La noce ayant fait halte, d’Albe vint lui-même au bruit & vit la nouvelle épouſée sur l’un des quatre chariots ; Ulenſpiegel, son époux, tout fleuri, à côté d’elle, & tous les payſans & payſannes, deſcendus à terre, danſant tous autour & offrant à boire aux soudards.

D’Albe & les siens s’étonnaient grandement de la simplicité de ces payſans qui chantaient & feſtoyaient quand tout était en armes autour d’eux.

Et ceux qui étaient dans les chariots donnèrent tout leur vin aux soudards.

Et ils furent par eux bien applaudis & fêtés.

Le vin manquant dans les chariots, les payſans & payſannes se remirent en route au son des tambourins, fifres & cornemuſes, sans être inquiétés.

Et les soudards, joyeux, tirèrent en leur honneur une salve d’arquebuſades.

Et ils entrèrent ainſi à Maeſtricht, où Ulenſpiegel s’entendit avec les agents réformés pour envoyer, par bateaux, des armes & des munitions à la flotte du Taiſeux.

Et ils firent de même à Landen.

Et ils s’en allaient ainſi partout, vêtus en manouvriers.

Le duc apprit le stratagème ; & il en fut fait une chanſon, laquelle lui fut envoyée, & dont le refrain était :

Duc de sang, duc niais,
As-tu vu l’épouſée ?

Et chaque fois qu’il avait fait une fauſſe manœuvre les soudards chantaient :

Le duc a la berlue :xxx
Il a vu l’épouſée.


XXIV


Dans l’entre-temps, le roi Philippe braſſait farouche mélancolie. En son orgueil dolent, il priait Dieu de lui donner pouvoir de vaincre l’Angleterre, de conquérir la France, de prendre Milan, Gênes, Veniſe, &, grand dominateur des mers, de régner ainſi sur l’entière Europe.

Songeant à ce triomphe, il ne riait point.

Il avait froid sans ceſſe ; le vin ne le réchauffait point, ni non plus le feu de bois odorant brûlant toujours en la salle où il se tenait. Là, sans ceſſe écrivant, aſſis au milieu de tant de lettres qu’on en eût rempli cent tonnes, il songeait à l’univerſelle domination du monde, telle que l’exerçaient les empereurs de Rome ; à sa haine jalouſe pour son fils don Carlos, depuis que celui-ci avait voulu aller aux Pays-Bas, à la place du duc d’Albe, pour tâcher d’y régner sans doute, penſait-il. Et le voyant laid, contrefait fou, féroce & méchant, il le prenait en haine davantage. Mais il n’en parlait point.

Ceux qui servaient le roi Philippe & son fils don Carlos, ne savaient lequel des deux il leur fallait craindre le plus ou du fils agile, meurtrier, déchirant à coups d’ongle ses serviteurs, ou du père couard & sournois, se servant des autres pour frapper, & comme une hyène, vivant de cadavres.

Les serviteurs s’effrayaient de les voir rôdant l’un autour de l’autre. Et ils diſaient que bientôt il y aurait quelque mort à l’Eſcurial

Or, ils apprirent bientôt que don Carlos avait été empriſonné pour crime de haute trahiſon. Et ils surent que de noir chagrin il se rongeait l’âme, qu’il s’était bleſſé au viſage en voulant paſſer à travers les barreaux de sa priſon pour s’échapper, & que madame Iſabelle de France, sa mère, pleurait sans ceſſe.

Mais le roi Philippe ne pleurait point.

Le bruit leur vint que l’on avait donné à don Carlos des figues vertes & qu’il était mort le lendemain, comme s’il fût endormi. Les médecins dirent : Sitôt qu’il eut mangé les figues le sang ceſſa de battre, les fonctions de la vie, telles que les veut Nature, furent interrompues, il ne sut plus ni cracher, ni vomir, ni n’en faire sortir de son corps. Son ventre gonfla au trépaſſement.

Le roi Philippe entendit la meſſe des morts pour don Carlos, le fit enterrer dans la chapelle de sa royale réſidence & mettre la pierre sur son corps, mais il ne pleura point.

Et les serviteurs s’entrediſaient, narguant la princière épitaphe qui se trouvait sur la pierre du tombeau :

ci git celui qui, mangeant des figues vertes,
mourut sans avoir été malade.
A qui jaze qui en para desit verdad,
Morio s’in infirmidad.

Et le roi Philippe regarda d’un œil de luxure la princeſſe d’Eboli, laquelle était mariée. Il la pria d’amour & elle céda.

Madame Iſabelle de France, dont on diſait qu’elle avait favoriſé les deſſeins de don Carlos sur les Pays-Bas, devint maigre & dolente. Et ses cheveux tombèrent par groſſes mèches à la fois. Elle vomit souvent, & les ongles de ses pieds & de ses mains tombèrent. Et elle mourut.

Et Philippe ne pleura point.

Les cheveux du prince d’Eboli tombèrent pareillement. Il devint triſte & se plaignit toujours. Puis les ongles de ses pieds & de ses mains tombèrent auſſi.

Et le roi Philippe le fit enterrer.

Et il paya le deuil de la veuve & ne pleura point.


XXV


En ce temps-là, quelques femmes & filles de Damme vinrent demander à Nele si elle voulait être la fiancée de mai & se cacher dans les brouſſailles avec le fiancé qu’on lui trouverait ; car, diſaient les femmes, non sans jalouſie, il n’eſt pas un seul homme jeune en tout Damme & aux environs, qui ne voudrait se fiancer à toi, qui reſtes si belle, sage & fraîche : don de sorcière, sans doute.

— Commères, répondait Nele, dites aux jeunes hommes qui me recherchent : Le cœur de Nele n’eſt point ici, mais à celui qui vague pour délivrer la terre des pères. Et si je suis fraîche, ainſi que vous le dites, ce n’eſt pas don de sorcière, mais de santé.

Les commères répondaient :

— Katheline eſt soupçonnée, toutefois.

— Ne croyez point aux paroles des méchants, répondait Nele ; Katheline n’eſt point sorcière. Meſſieurs de la juſtice lui brûlèrent des étoupes sur la tête & Dieu la frappa de folie.

Et Katheline hochant la tête dans un coin où elle était accroupie, diſait :

— Ôtez le feu, il reviendra Hanſke, mon mignon

Les commères demandant quel était ce Hanſke, Nele répondait :

— C’eſt le fils de Claes, mon frère de lait, qu’elle croit avoir perdu depuis que Dieu l’a frappée.

Et les bonnes commères donnaient des patards d’argent à Katheline. Et quand ils étaient neufs, elle les montrait à quelqu’un que nul ne voyait, diſant :

— Je suis riche, riche d’argent reluiſant. Viens, Hanſke, mon mignon ; je payerai mes amours.

Et les commères s’en étant allées, Nele pleurait en la chaumine solitaire. Et elle songeait à Ulenſpiegel vaguant dans les lointains pays sans qu’elle le pût suivre, & à Katheline qui gémiſſant : Ôtez le feu ! tenait souvent à deux mains sa poitrine, montrant par là que le feu de folie brûlait la tête & le corps fiévreuſement.

Et dans l’entre-temps, le fiancé & la fiancée de mai se cachèrent dans les herbes.

Celui ou celle qui trouvait l’un d’eux, était, selon le sexe de sa trouvaille & le sien, roi ou reine de la fête.

Nele entendit les cris de joie des garçons & des filles lorſque la fiancée de mai fut trouvée au bord d’un foſſé, cachée dans les hautes herbes.

Et elle pleurait songeant au doux temps où on la cherchait, elle & son ami Ulenſpiegel.


XXVI


Cependant Lamme & lui califourchonnaient jambe de ci, jambe de là, sur leurs ânes :

— Or çà, écoute, Lamme, dit Ulenſpiegel, les nobles des Pays-Bas, par jalouſie contre d’Orange, ont trahi la cauſe des confédérés, la sainte alliance, vaillant compromis signé pour le bien de la terre des pères. D’Egmont & de Hornes furent traîtres pareillement & sans profit pour eux ; Brederode eſt mort, il ne nous reſte plus en cette guerre que le pauvre populaire de Brabant & de Flandres attendant des chefs loyaux pour aller en avant ; & puis mon fils, les îles, les îles de Zélande, la Noord Hollande auſſi, dont le prince eſt gouverneur ; & plus loin encore, sur la mer Edzard, comte d’Emden & de l’Ooſt Friſe.

— Las ! dit Lamme, je le vois clairement, nous pérégrinons entre la corde, la roue & le bûcher, mourant de faim, baillant de soif, sans nul eſpoir de repos.

— Nous ne sommes qu’au début, répondit Ulenſpiegel. Daigne conſidérer que tout y eſt plaiſir pour nous, tuant nos ennemis, nous gauſſant d’eux, ayant des florins pleins nos gibecières ; bien leſtés de viande, de bière, de vin & de brandevin. Que te faut-il de plus, sac de plumes ? Veux-tu que nous vendions nos ânes & achetions des chevaux ?

— Mon fils, dit Lamme, le trot d’un cheval eſt bien dur pour un homme de ma corpulence.

— Tu t’aſſeiras sur ta monture ainſi que font les payſans, répondit Ulenſpiegel, & nul ne se gauſſeras de toi, puiſque tu es vêtu en payſan & ne portes point l’épée comme moi, mais seulement l’épieu.

— Mon fils, dit Lamme, es-tu sûr que nos deux paſſes pourront servir dans les petites villes ?

— N’ai-je point le certificat du curé, dit Ulenſpiegel, avec le grand cachet de cire rouge de l’égliſe y pendant à deux queues de parchemin, & nos billets de confeſſion ? Les soudards & happe-chair du duc ne peuvent rien contre deux hommes si bien munis. Et les patenôtres noires que nous avons à vendre ? Nous sommes reiters tous deux, toi Flamand & moi Allemand, voyageant par ordre exprès du duc, pour gagner à la sainte foi catholique, par vente de choſes bénies, les hérétiques de ce pays. Nous entrerons ainſi partout, chez les nobles seigneurs & dans les graſſes abbayes. Et ils nous donneront une onctueuſe hoſpitalité. Et nous surprendrons leurs secrets. Lèche-toi les babouines, mon ami doux.

— Mon fils, dit Lamme, nous faiſons-là le métier d’eſpions.

— Par droit & loi de guerre, répondit Ulenſpiegel.

— S’ils apprennent le fait des trois prédicants, nous mourrons sans doute, dit Lamme.

Ulenſpiegel chanta :

J’ai mis vivre sur mon drapeau,
Vivre toujours à la lumière.
De cuir eſt ma peau première,
D’acier ma seconde peau.

Mais Lamme soupirant :

— Je n’ai qu’une peau bien molle, le moindre coup de dague la trouerait incontinent. Nous ferions mieux de nous adonner à quelque utile métier que de courir ainſi la pretantaine par monts & par vaux, pour servir tous ces grands princes qui, les pieds dans des houſeaulx de velours, mangent des ortolans sur des tables dorées. À nous les coups, dangers, bataille, pluie, grêle, neige, soupes maigres des vagabonds. À eux, les fines andouilles, gras chapons, grives parfumées, poulardes succulentes.

— L’eau t’en vient à la bouche, mon ami doux, dit Ulenſpiegel.

— Où êtes-vous, pain frais, koekebacken dorées, crèmes délicieuſes ? Mais où es-tu, ma femme ?

Ulenſpiegel répondit :

— Les cendres battent sur mon cœur & me pouſſent à la bataille. Mais toi, doux agneau qui n’as à venger ni la mort de ton père ni de ta mère, ni le chagrin de ceux que tu aimes, ni ta préſente pauvreté, laiſſe-moi seul marcher où je dois si les fatigues de guerre t’effraient.

— Seul ? dit Lamme

Et il arrêta tout net son âne, qui se mit à ronger un bouquet de chardons, dont il y avait sur ce chemin grand planté. L’âne d’Ulenſpiegel s’arrêta & mangea pareillement.

— Seul ? dit Lamme. Tu ne me laiſſeras point seul, mon fils, ce serait une inſigne cruauté. Avoir perdu ma femme & perdre encore un ami, cela ne se peut. Je ne geindrai plus, je te le promets. Et, puiſqu’il le faut, — & il leva la tête fièrement, — j’irai sous la pluie des balles, oui ! Et au milieu des épées, oui ! en face de ces vilains soudards qui boivent le sang comme des loups. Et si un jour je tombe à tes pieds saignant & frappé à mort, enterre-moi, &, si tu vois ma femme, dis-lui que je mourus pour n’avoir pas su vivre sans être aimé de quelqu’un en ce monde. Non, je ne le pourrais point, mon fils Ulenſpiegel

Et Lamme pleura. Et Ulenſpiegel fut attendri voyant ce doux courage.


XXVII


En ce temps-là, le duc, diviſant son armée en deux corps, fit marcher l’un vers le duché de Luxembourg, & l’autre vers le marquiſat de Namur.

— C’eſt, dit Ulenſpiegel, quelque militaire réſolution à moi inconnue ; ce m’eſt tout un, allons vers Maeſtricht avec confiance.

Comme ils longeaient la Meuſe près de la ville, Lamme vit Ulenſpiegel regarder attentivement tous les bateaux qui voguaient sur le fleuve & s’arrêter devant l’un d’eux portant une sirène à la proue. Et cette sirène tenait un écuſſon où était marqué en lettres d’or sur fond de sable le signe J-H-S, qui eſt celui de Notre-Seigneur Jéſus-Chriſt.

Ulenſpiegel fit signe à Lamme de s’arrêter & se mit à chanter comme alouette joyeuſement.

Un homme vint sur le bateau, chanta comme le coq, puis, sur un signe d’Ulenſpiegel, qui brayait comme un âne & lui montrait le populaire aſſemblé sur le quai, se mit à braire comme un âne terriblement. Les deux baudets d’Ulenſpiegel & de Lamme couchèrent les oreilles & chantèrent leur chanſon de nature.

Des femmes paſſaient, des hommes auſſi montant des chevaux de halage, & Ulenſpiegel dit à Lamme :

— Ce batelier se gauſſe de nous & de nos montures. Si nous l’allions attaquer sur son bateau ?

— Qu’il vienne ici plutôt, répondit Lamme.

Une femme alors parla & dit :

— Si vous ne voulez revenir les bras coupés, les reins caſſés, le muffle en pièces, laiſſez braire à l’aiſe ce Stercke Pier.

— Hi han ! hi han ! hi han ! faiſait le batelier.

— Laiſſez-le chanter, dit la commère, nous l’avons vu l’autre jour lever sur les épaules une charrette chargée de lourds tonneaux de bière, & arrêter une autre charrette traînée par un vigoureux cheval. Là, dit-elle en montrant l’auberge de la Blauwe Torren, la Tour Bleue, il a percé de son couteau, lancé à vingt pas, une planche de chêne de douze pouces d’épaiſſeur.

— Hi han ! hi han ! hi han ! faiſait le batelier, tandis qu’un garçonnet de douze ans montait sur le pont du bateau & se mettait à braire pareillement.

Ulenſpiegel répondit :

— Il ne nous chault de ton Pierre le Fort ! Si Stercke Pier qu’il soit, nous le sommes plus que lui, & voilà mon ami Lamme qui en mangerait deux de sa taille sans hoqueter.

— Que dis-tu, mon fils ? demanda Lamme.

— Ce qui eſt, répondit Ulenſpiegel ; ne me contredis point par modeſtie. Oui, bonnes gens, commères & manouvriers, tantôt vous le verrez beſogner des bras & réduire à néant ce fameux Stercke Pier.

— Tais-toi, dit Lamme.

— Ta force eſt connue, répondit Ulenſpiegel, tu ne la pourrais cacher.

— Hi han ! faiſait le batelier, hi han ! faiſait le garçonnet.

Soudain Ulenſpiegel chanta de nouveau comme une alouette bien mélodieuſement. Et les hommes, les femmes & manouvriers, ravis d’aiſe, lui demandaient où il avait appris ce divin sifflement.

— En paradis, d’où je viens tout droit, répondit Ulenſpiegel.

Puis, parlant à l’homme qui ne ceſſait de braire & de le montrer du doigt par moquerie :

— Pourquoi reſtes-tu là, vaurien, sur ton bateau ? N’oſes-tu point venir à terre te gauſſer de nous & de nos montures ?

— Ne l’oſes-tu point ? diſait Lamme.

— Hi han ! hi han ! faiſait le batelier. Meſſires baudets baudoyant, montez sur mon bateau.

— Fais comme moi, dit tout bas Ulenſpiegel à Lamme.

Et parlant au batelier :

— Si tu es le Stercke Pier, moi je suis Thyl Ulenſpiegel. Et ces deux-ci sont nos ânes Jef & Jan, qui savent mieux braire que toi, car c’eſt leur parler naturel. Quant à monter sur tes planches mal jointes, nous ne le voudrions point. Ton bateau eſt comme une cuvelle, chaque fois qu’une vague le pouſſe il recule, & il ne saurait marcher que comme les crabes, de côté.

— Oui, comme les crabes ! diſait Lamme.

Le batelier alors parlant à Lamme :

— Que marmonnes-tu là entre les dents, bloc de lard ?

Lamme, entrant en rage, dit :

— Mauvais chrétien, qui me reproches mon infirmité, sache que mon lard eſt à moi & provient de ma bonne nourriture, tandis que toi, vieux clou rouillé, tu ne vécus que de vieux harengs saurs, de mèches de chandelles, de peaux de stockfiſch, à en juger par ta viande maigre, que l’on voit paſſer à travers les trous de ton haut-de-chauſſes.

— Ils vont s’entrecogner raidement, diſaient les hommes, femmes & manouvriers, réjouis & curieux.

— Hi han ! hi han ! faiſait le batelier.

Lamme voulut deſcendre de son baudet pour ramaſſer des pierres & les jeter au batelier.

— Ne jette pas de pierres, dit Ulenſpiegel.

Le batelier parla à l’oreille du garçonnet hihannant à côté de lui sur le bateau. Celui-ci détacha un batelet des flancs du bateau &, à l’aide d’une gaffe qu’il maniait habilement, s’approcha de la rive. Quand il fut tout près, il dit, se tenant debout fièrement

— Mon baes vous demande si vous oſez venir sur le bateau & engager la bataille avec lui par le poing & par le pied. Ces bonſhommes & commères seront témoins.

— Nous le voulons, dit Ulenſpiegel bien dignement.

— Nous acceptons le combat, dit Lamme avec grande fierté.

Il était midi, les manouvriers diguiers, paveurs, conſtructeurs de navires, leurs femmes munies de la pitance de leurs hommes, les enfants qui venaient voir leurs pères se reſtaurer de fèves ou de viande bouillie, tous riaient, battaient des mains à l’idée d’une bataille prochaine, eſpérant avec gaieté que l’un ou l’autre des combattants aurait la tête caſſée, ou tomberait en pièces dans la rivière pour leur réjouiſſement.

— Mon fils, diſait Lamme tout bas, il va nous jeter à l’eau.

— Laiſſe-toi jeter, diſait Ulenſpiegel.

— Le gros homme a peur, diſait la foule des manouvriers.

Lamme, toujours aſſis sur son âne, se retourna sur eux & les regarda avec colère, mais ils le huèrent.

— Allons sur le bateau, dit Lamme, ils verront si j’ai peur.

À ces mots il fut hué de nouveau, & Ulenſpiegel dit :

— Allons sur le bateau.

Étant deſcendus de leurs ânes, ils jetèrent les brides au garçonnet, lequel careſſait les baudets amicalement & les menait où il voyait des chardons.

Puis Ulenſpiegel prit la gaffe, fit entrer Lamme dans le batelet, cingla vers le bateau, où, à l’aide d’une corde, il monta précédé de Lamme, suant & soufflant.

Quand il fut sur le pont de la barque, Ulenſpiegel se baiſſa comme s’il voulait lacer ses bottines, & dit quelques mots au batelier, lequel sourit & regarda Lamme. Puis il vociféra contre lui mille injures, l’appelant vaurien, bouffi de graiſſe criminelle, graine de priſon, pap-eter, mangeur de bouillie, & lui diſant : « Groſſe baleine, combien de tonnes d’huile donnes-tu quand on te saigne ? »

Tout soudain, sans répondre, Lamme se lança sur lui comme un bœuf furieux, le terraſſa, le frappa de toute sa force, mais ne lui faiſait pas grand mal à cauſe de la graſſe faibleſſe de ses bras. Le batelier, tout en faiſant semblant de réſister, se laiſſait faire, & Ulenſpiegel diſait : « Ce vaurien payera à boire. »

Les hommes, femmes & manouvriers, qui de la rive regardaient la bataille, diſaient : « Qui eût cru que ce gros homme fût si impétueux ? »

Et ils battaient des mains tandis que Lamme frappait comme un sourd. Mais le batelier ne prenait d’autres soins que de préſerver son viſage. Soudain, Lamme fut vu, le genou sur la poitrine du Stercke Pier, le tenant d’une main à la gorge & levant l’autre pour frapper.

— Crie grâce, diſait-il furieux, ou je te fais paſſer à travers les planches de ta cuvelle !

Le batelier, touſſant pour montrer qu’il ne savait crier, demanda grâce de la main.

Alors Lamme fut vu relever généreuſement son ennemi, qui bientôt se trouva debout, &, tournant le dos aux spectateurs, tira la langue à Ulenſpiegel, lequel éclatait de rire de voir Lamme, secouant fièrement la plume de son béret, marcher en grand triomphe sur le bateau.

Et les hommes, femmes, garçonnets & fillettes, qui étaient sur la rive, applaudiſſaient de leur mieux, diſant : « Vive le vainqueur du Stercke Pier ! C’eſt un homme de fer. Vîtes-vous comme il le dauba du poing & comme d’un coup de tête, il le renverſa sur le dos ? Voici qu’ils vont boire maintenant pour faire la paix. Le Stercke Pier monte de la cale avec du vin & des sauciſſons. »

De fait, le Stercke Pier était monté avec deux hanaps & une grande pinte de vin blanc de Meuſe. Et Lamme & lui avaient fait la paix. Et Lamme, tout joyeux à cauſe de son triomphe, à cauſe du vin & des sauciſſons, lui demandait, en lui montrant une cheminée de fer qui dégageait une fumée noire & épaiſſe, quelles étaient les fricaſſées qu’il faiſait dans la cale.

— Cuiſine de guerre, répondit le Stercke Pier en souriant.

La foule des manouvriers, des femmes & des enfants s’étant diſperſée pour retourner au travail ou au logis, le bruit courut bientôt de bouche en bouche qu’un gros homme, monté sur un âne & accompagné d’un petit pèlerin, monté également sur un âne, était plus fort que Samſon & qu’il fallait se garder de l’offenſer.

Lamme buvait & regardait le batelier victorieuſement.

Celui-ci dit soudain :

— Vos baudets s’ennuient là-bas.

Puis, amenant le bateau contre le quai, il deſcendit à terre, prit un des ânes par les pieds de devant & les pieds de derrière, &, le portant comme Jéſus portait l’agneau, le dépoſa sur le pont du bateau. Puis, en ayant fait de même de l’autre sans souffler, il dit :

— Buvons.

Le garçonnet sauta sur le pont.

Et ils burent. Lamme ébahi ne savait plus si c’était lui-même, natif de Damme, qui avait battu cet homme robuſte, & il n’oſait plus le regarder qu’à la dérobée, sans aucun triomphe, craignant qu’il ne lui prît envie de le prendre comme il avait fait des baudets & de le jeter tout vif dans la Meuſe, par rancune de sa défaite

Mais le batelier, souriant, l’invita gaiement à boire encore, & Lamme se remit de sa frayeur & le regarda derechef avec une aſſurance victorieuſe.

Et le batelier & Ulenſpiegel riaient.

Dans l’entre-temps, les baudets, ébahis de se trouver sur un plancher qui n’était point celui des vaches, avaient baiſſé la tête, couché les oreilles, & de peur n’oſaient boire. Le batelier leur alla quérir un des picotins d’avoine qu’il donnait aux chevaux qui halaient sa barque, après l’avoir acheté lui-même, afin de n’être point volé par les conducteurs sur le prix du fourrage.

Quand les baudets virent le picotin, ils marmonnèrent les patenôtres de gueule en regardant le pont du bateau mélancoliquement & n’y oſant, de peur de gliſſer, bouger du sabot.

Sur ce, le batelier dit à Lamme & à Ulenſpiegel :

— Allons à la cuiſine.

— Cuiſine de guerre, dit Lamme inquiet.

— Cuiſine de guerre, mais tu peux y deſcendre sans crainte mon vainqueur.

— Je n’ai point de crainte & je te suis, dit Lamme.

Le garçonnet se mit au gouvernail.

En deſcendant, ils virent partout des sacs de grains, de fèves, de pois, de carottes & autres légumes.

Le batelier leur dit alors en ouvrant la porte d’une petite forge :

— Puiſque vous êtes des hommes au cœur vaillant qui connaiſſez le cri de l’alouette, l’oiſeau des libres, & le clairon guerrier du coq, & le braire de l’âne, le doux travailleur, je veux vous montrer ma cuiſine de guerre. Cette petite forge, vous la trouverez dans la plupart des bateaux de Meuſe. Nul ne la peut suſpecter, car elle sert à remettre en état les ferrures des navires ; mais ce que tous ne poſſèdent point, ce sont les beaux légumes contenus en ces placards.

Alors, écartant quelques pierres qui couvraient le fond de la cale, il leva quelques planches, en tira un beau faiſceau de canons d’arquebuſes, & le levant, comme il l’eût fait d’une plume, il le remit à sa place, puis il leur montra des fers de lances, des hallebardes, des lames d’épées, des sachets de balles & de poudre.

— Vive le Gueux ! dit-il ; ici sont les fèves & la sauce, les croſſes sont les gigots, les salades ce sont les fers de hallebardes, & ces canons d’arquebuſe sont des jarrets de bœuf pour la soupe de liberté. Vive le Gueux ! Où me faut-il porter cette nourriture ? demanda-t-il à Ulenſpiegel.

Ulenſpiegel répondit :

— À Nimègu, où tu entreras avec ton bateau plus chargé encore de vrais légumes, à toi apportés par des payſans, que tu prendras à Etſen, à Stephanſweert & à Ruvenarde. Et ceux-là auſſi chanteront comme l’alouette, oiſeau des libres, tu répondras par le clairon guerrier du coq. Tu iras chez le docteur Pontus, demeurant près du Nieuwe-Waal ; tu lui diras que tu viens en ville avec des légumes, mais que tu crains la séchereſſe. Pendant que les payſans iront au marché vendre les légumes trop cher pour qu’on les achète, il te dira ce qu’il faut faire de tes armes. Je penſe toutefois qu’il t’ordonnera de paſſer, non sans péril, par le Wahal, la Meuſe ou le Rhin, échangeant les légumes contre des filets à vendre, pour vaguer avec les bateaux de pêche d’Harlingen, où sont beaucoup de matelots connaiſſant le chant de l’alouette ; longer la côte par les Waden, gagner le Lauwer-Zee, échanger les filets contre du fer & du plomb, donner des coſtumes de Marken, de Vlieland ou d’Ameland à tes payſans, te tenir un peu sur les côtes, pêchant & salant ton poiſſon pour le garder & non pour le vendre, car boire frais & guerroyer salé eſt choſe légitime.

— Adoncques, buvons, dit le batelier.

Et ils montèrent sur le pont.

Mais Lamme, braſſant mélancolie :

— Monſieur le batelier, dit-il soudainement, vous avez ici, en votre forge un petit feu si brillant, que pour sûr on y ferait cuire le plus suave des hochepots. Mon goſier eſt altéré de soupe.

— Je te vais rafraîchir, dit l’homme.

Et bientôt il lui servit une soupe graſſe, où il avait fait bouillir une groſſe tranche de jambon salé.

Quand Lamme en eut avalé quelques cuillerées, il dit au batelier :

— La gorge me pèle, la langue me brûle ; ce n’eſt point là du hochepot.

— Boire frais & guerroyer salé, c’était écrit, repartit Ulenſpiegel.

Le batelier remplit donc les hanaps, & dit :

— Je bois à l’alouette, oiſeau de liberté.

Ulenſpiegel dit :

— Je bois au coq, claironnant la guerre.

Lamme dit :

— Je bois à ma femme ; qu’elle n’ait jamais soif, la bonne aimée.

— Tu iras juſqu’à Emden, par la mer du Nord, dit Ulenſpiegel au batelier. Emden nous eſt un refuge.

— La mer eſt grande, dit le batelier.

— Grande pour la bataille, dit Ulenſpiegel

— Dieu eſt avec nous, dit le batelier.

— Qui donc eſt contre nous ? repartit Ulenſpiegel.

— Quand partez-vous ? dit-il.

— Tout de suite, répondit Ulenſpiegel.

— Bon voyage & vent arrière. Voici de la poudre & des balles.

Et, les baiſant, il les conduiſit, après avoir porté comme des agnelets sur son cou & ses épaules les deux baudets.

Ulenſpiegel & Lamme les ayant montés, ils partirent pour Liége.

— Mon fils, dit Lamme, tandis qu’ils cheminaient, comment cet homme si fort s’eſt-il laiſſé dauber par moi si cruellement ?

— Afin, dit Ulenſpiegel, que partout où nous irons la terreur te précède. Ce nous sera une meilleure eſcorte que vingt landſknechts. Qui oſera déſormais attaquer Lamme, le puiſſant, le victorieux ; Lamme, le taureau sans pareil, qui terraſſa d’un coup de tête, au vu & au sçu d’un chacun, le Stercke Pier, Pierre le Fort, qui porte les baudets comme des agneaux & lève d’une épaule toute une charrette de tonneaux de bière ? Chacun te connaît ici déjà, tu es Lamme le redoutable, Lamme l’invincible, & je marche à l’ombre de ta protection. Chacun te connaîtra sur la route que nous allons parcourir, nul ne t’oſera regarder de mauvais œil, & vu le grand courage des hommes, tu ne trouveras partout sur ton chemin que bonnetades, salutations, hommages & vénérations adreſſées à la force de ton poing redoutable.

— Tu parles bien, mon fils, dit Lamme, se redreſſant sur sa selle.

— Et je dis vrai, repartit Ulenſpiegel. Vois-tu ces faces curieuſes aux premières maiſons de ce village ? On se montre du doigt Lamme, l’horrifique vainqueur. Vois-tu ces hommes qui te regardent avec envie & ces couards chétifs qui ôtent leurs couvre-chefs ? Réponds à leur salut, Lamme, mon mignon ; ne dédaigne point le faible populaire. Vois, les enfants savent ton nom & le répètent avec crainte.

Et Lamme paſſait fièrement, saluant à droite & à gauche comme un roi. Et la nouvelle de sa vaillance le suivit de bourg en bourg, de ville en ville, juſques à Liége, Chocquien, la Neuville, Veſin & Namur, qu’ils évitèrent, à cauſe des trois prédicants.

Ils marchèrent ainſi longtemps, suivant les rivières, fleuves & canaux. Et partout au chant de l’alouette répondait le chant du coq. Et partout pour l’œuvre de liberté l’on fondait, battait & fourbiſſait les armes qui partaient sur des navires longeant les côtes.

Et elles paſſaient aux péages dans des tonneaux, dans des caiſſes, dans des paniers.

Et il se trouvait toujours de bonnes gens pour les recevoir & les cacher en lieu sûr, avec la poudre & les balles, juſques à l’heure de Dieu.

Et Lamme cheminant avec Ulenſpiegel, toujours précédé de sa réputation victorieuſe, commença de croire lui-même à sa grande force, &, devenant fier & belliqueux, il se laiſſa croître le poil. Et Ulenſpiegel le nomma Lamme le Lion.

Mais Lamme ne demeura point conſtant en ce deſſein à cauſe des chatouillements de la pouſſe, le quatrième jour. Et il fit paſſer le raſoir sur sa face victorieuſe, laquelle apparut de nouveau à Ulenſpiegel ronde & pleine comme un soleil, allumé au feu des bonnes nourritures.

Ce fut ainſi qu’ils vinrent à Stockem.


XXVIII


Vers la tombée de la nuit, ayant laiſſé leurs ânes à Stockem, ils entrèrent dans la ville à Anvers.

Et Ulenſpiegel dit à Lamme :

— Voici la grande cité, l’entier monde entaſſe ici ses richeſſes : or, argent, épices, cuir doré, tapis de Gobelin, draps, étoffes de velours, de laine & de soie ; fèves, pois, grains, viande & farine, cuirs salés, vins de Louvain, de Namur, de Luxembourg, de Liége, Landtwyn de Bruxelles & d’Aerſchot, vins de Buley dont le vignoble eſt près de la porte de la Plante à Namur, vins du Rhin, d’Eſpagne & de Portugal ; huile de raiſin d’Aerſchot qu’ils appellent Landolium ; les vins de Bourgogne, de Malvoiſie & tant d’autres. Et les quais sont encombrés de marchandiſes.

Ces richeſſes de la terre & de l’humaine beſogne attirent en ce lieu les plus belles filles folles qui soient.

— Tu deviens songeur, dit Lamme.

Ulenſpiegel répondit :

— Je trouverai parmi elles les sept. Il m’a été dit :

En ruines, sang & larmes, cherche.

Qu’eſt-ce donc qui plus que filles folles eſt cauſe de ruine ? N’eſt-ce pas auprès d’elles que les pauvres hommes affolés perdent leurs beaux carolus, brillants & clinquants, leurs bijoux, chaînes, bagues, & s’en revont sans


LAMME GOEDZAK



pourpoint, loqueteux & dépenaillés, voire sans linge ; tandis qu’elles engraiſſent de leurs dépouilles ? Où eſt le sang rouge & limpide qui courait dans leurs veines ? C’eſt jus de poireau maintenant. Ou bien, pour jouir de leurs doux & mignons corps, ne se battent-ils point au couteau, à la dague, à l’épée sans miſéricorde ? Les cadavres emportés, blêmes & saignants, sont des cadavres de pauvres affolés d’amour. Quand le père gronde & demeure siniſtre sur son siège, que ses cheveux blancs semblent plus blancs & plus raides, que de ses yeux secs, où brûle le chagrin de la perte de l’enfant, les larmes ne veulent point sortir ; que la mère, silencieuſe & blême comme une morte, pleure comme si elle ne voyait plus devant elle que ce qu’il y a de douleurs en ce monde, qui fait couler ses larmes ? Les filles-folles qui n’aiment qu’elles & l’argent, & tiennent le monde penſant, travaillant, philoſophant, attaché au bout de leur ceinture dorée. Oui, c’eſt là que sont les sept & nous irons, Lamme, chez les filles. Ta femme y eſt peut-être ; ce sera double coup de filet.

— Je le veux, dit Lamme.

On était pour lors en juin, vers la fin de l’été, quand le soleil déjà rouſſit les feuilles des marronniers, que les oiſelets chantent dans les arbres & qu’il n’eſt ciron si petit qui ne suſurre d’aiſe d’avoir si chaud dans l’herbe.

Lamme errait à côté d’Ulenſpiegel par les rues d’Anvers, baiſſant la tête & traînant son corps comme une maiſon.

— Lamme, dit Ulenſpiegel, tu braſſes mélancolie ; ne sais-tu donc point que rien ne fait plus mal à la peau ; si tu perſistes en ton chagrin, tu la perdras par bandes. Et ce sera une belle parole à entendre quand on dira de toi : Lamme le pelé.

— J’ai faim, dit Lamme.

— Viens manger, dit Ulenſpiegel.

Et ils allèrent enſemble aux Vieux-Degrés, où ils mangèrent des choeſels & burent de la dobbel-kuit tant qu’ils en purent porter.

Et Lamme ne pleurait plus.

Et Ulenſpiegel diſait :

— Bénie soit la bonne bière qui te fait l’âme tout enſoleillée ! Tu ris & secoues ta bedaine. Que j’aime à te voir, danſe de tripes joyeuſes !

— Mon fils, dit Lamme, elles danſeraient bien davantage si j’avais le bonheur de retrouver ma femme.

— Allons la chercher, dit Ulenſpiegel.

Ils vinrent ainſi dans le quartier du Bas-Eſcaut.

— Regarde, dit Ulenſpiegel à Lamme, cette maiſonnette tout en bois, avec de belles croiſées bien ouvrées & feneſtrées de petits carreaux ; conſidère ces rideaux jaunes & cette lanterne rouge. Là, mon fils, derrière quatre tonneaux de bruinbier, d’uitzet de dobbel-kuit & de vin d’Amboiſe, siège une belle baeſine de cinquante ans ou davantage. Chaque année qu’elle vécut lui fit une nouvelle couche de lard. Sur l’un des tonneaux brille une chandelle, & il y a une lanterne accrochée aux solives du plafond. Il fait là clair & noir, noir pour l’amour, clair pour le payement.

— Mais, dit Lamme, c’eſt un couvent de nonnains du diable, & cette baeſine en eſt l’abbeſſe.

— Oui, dit Ulenſpiegel, c’eſt elle qui mène, au nom du seigneur Belzebuth, dans la voie du péché, quinze belles filles d’amoureuſe vie, leſquelles trouvent chez elle refuge & nourriture, mais il leur eſt défendu d’y dormir.

— Tu connais ce couvent ? dit Lamme.

— J’y vais chercher ta femme. Viens.

— Non, dit Lamme, j’ai réfléchi & n’y entre point.

— Laiſſeras-tu ton ami s’expoſer tout seul au milieu de ces Aſtartés ?

— Qu’il aille point, dit Lamme.

— Mais s’il y doit aller pour trouver les sept & ta femme, repartit Ulenſpiegel.

— J’aimerais mieux dormir, dit Lamme.

— Viens donc alors, dit Ulenſpiegel ouvrant la porte & pouſſant Lamme devant lui. Vois, la baeſine se tient derrière ses tonneaux entre deux chandelles : la salle eſt grande, à plafond de chêne noirci, aux solives enfumées. Tout autour règnent des bancs, des tables aux pieds boiteux, couverts de verres, de pintes, de gobelets, de hanaps, de cruches, de flacons, de bouteilles & d’autres engins de buverie. Au milieu sont encore des tables & des chaiſes, sur leſquelles trônent des heuques, qui sont capes de commères, des ceintures dorées, des patins de velours, des cornemuſes, des fifres, des scalmeyes. Dans un coin eſt une échelle qui mène à l’étage. Un petit boſſu pelé joue sur un clavecin monté sur des pieds de verre qui faiſaient grincer le son de l’inſtrument. Danſe, mon bedon. Quinze belles filles folles sont aſſiſes, qui sur les tables, qui sur les chaiſes, jambe de ci, jambe de là, penchées, redreſſées, accoudées, renverſées, couchées sur le dos ou le côté, à leur fantaiſie, vêtues de blanc, de rouge, les bras nus ainſi que les épaules & la poitrine juſqu’au milieu du corps. Il y en a de toutes sortes ; choiſis ! aux unes la lumière des chandelles, careſſant leurs cheveux blonds, laiſſe dans l’ombre leurs yeux bleus dont on ne voit que l’humide feu briller. D’autres, regardant le plafond, soupirent sur la viole quelque ballade d’Allemagne. D’aucunes, rondes, brunes, graſſes, éhontées, boivent à plein hanap le vin d’Amboiſe, montrent leurs bras ronds, nus juſqu’à l’épaule, leur robe entrebâillée, d’où sortent les pommes de leurs seins, &, sans vergogne, parlent à pleine bouche, l’une après l’autre ou toutes enſemble. Écoute-les :

« Foin de monnaie aujourd’hui ! c’eſt amour qu’il nous faut, amour à notre choix, diſaient les belles filles, amour d’enfant, de jouvenceau & de quiconque nous plaira, sans payer. — Que ceux en qui la Nature mit la force virile qui fait les mâles viennent à nous en ce lieu, pour l’amour de Dieu & de nous. — Hier était le jour où l’on payait, aujourd’hui eſt le jour où l’on aime ! — Qui veut boire à nos lèvres, elles sont humides encore de la bouteille. Vins & baiſers, c’eſt feſtin complet ! — Foin des veuves qui couchent toutes seules ! — Nous sommes des filles ! C’eſt jour de charité aujourd’hui. Aux jeunes, aux forts & aux beaux, nous ouvrons nos bras. À boire ! — Mignonne, eſt-ce pour la bataille d’amour que ton cœur bat le tambourin dans ta poitrine ? Quel balancier ! c’eſt l’horloge des baiſers. Quand viendront-ils cœurs pleins & eſcarcelles vides ? Ne flairent-ils point les friandes aventures ? Quelle différence y a-t-il entre un jeune Gueux & M. le markgrave ? C’eſt que monſieur paye en florins & le jeune Gueux en careſſes. Vive le Gueux ! Qui veut aller éveiller les cimetières ?

Ainſi parlaient les bonnes, ardentes & joyeuſes d’entre les filles d’amoureuſe vie.

Mais il en était d’autres au viſage étroit, aux épaules décharnées, qui faiſaient de leurs corps boutique pour l’économie, & liard à liard graphinaient le prix de leur viande maigre. Celles-là maugréaient entre elles : « Il eſt bien sot, à nous, de nous paſſer de salaire en ce métier fatigant, pour ces lubies saugrenues paſſant par la cervelle de filles folles d’hommes. Si elles ont quelque quartier de lune en la tête, nous n’en avons point, & préférons en nos vieux jours ne point traîner, comme elles, nos guenilles dans le ruiſſeau & nous faire payer, puiſque nous sommes à vendre. — Foin du gratis ! Les hommes sont laids, puants, grognons, gourmands, ivrognes. Eux seuls font tourner à mal les pauvres femmes !

Mais les jeunes & belles n’entendaient point ces propos, & toutes à leur plaiſir & buveries, diſaient : Entendez-vous les cloches des morts sonnant à Notre-Dame ? Nous sommes de feu ! Qui veut aller réveiller les cimetières ?

Lamme voyant tant de femmes à la fois, brunes & blondes, fraîches & fanées, fut honteux ; baiſſant les yeux, il s’écria : Ulenſpiegel, où es-tu ?

Il eſt très-paſſé, mon ami, dit une groſſe fille en le prenant par le bras.

— Très-paſſé ? dit Lamme.

— Oui, dit-elle, il y a trois cents ans en la compagnie de Jacobus de Coſter van Maerlandt.

— Laiſſez-moi, dit Lamme, & ne me pincez point. Ulenſpiegel, où es-tu ? Viens sauver ton ami ! Je m’en vais incontinent, si vous ne me laiſſez.

— Tu ne partiras point, dirent-elles.

— Ulenſpiegel, dit encore Lamme piteuſement, où es-tu, mon fils ? Madame, ne me tirez point ainſi par mes cheveux ; ce n’eſt point une perruque, je vous l’aſſure. À l’aide ! Ne trouvez-vous pas mes oreilles aſſez rouges, sans que vous y faſſiez encore monter le sang ? Voilà que cette autre me chiquenaude sans ceſſe. Vous me faites mal ! Las ! de quoi me frotte-t-on la figure à préſent ? Le miroir ? Je suis noir comme la gueule d’un four. Je me fâcherai tantôt si vous ne finiſſez ; c’eſt mal à vous de maltraiter ainſi un pauvre homme. Laiſſez-moi ! Quand vous m’aurez tiré par mon haut-de-chauſſes à droite, à gauche, de partout & m’aurez fait aller comme une navette, en serez-vous plus graſſes ? Oui, je me fâcherai sans doute.

— Il se fâchera, diſaient-elles en se gauſſant ; il se fâchera, le bonhomme. Ris plutôt, & chante-nous un lied d’amour.

— J’en chanterai un de coups, si vous le voulez ; mais laiſſez-moi.

— Qui aimes-tu ici ?

— Perſonne, ni toi, ni les autres. Je me plaindrai au magiſtrat, & il vous fera fouetter.

— Oui-da ! dirent-elles, fouetter ? Si nous te baiſions de force avant ce fouettement ?

— Moi ? dit Lamme.

— Toi ! dirent-elles toutes.

Et voilà les belles & les laides, les fraîches & les fanées, les brunes & les blondes de se précipiter sur Lamme, de jeter sa toque en l’air, en l’air son manteau, & de le careſſer, baiſer sur la joue, le nez, l’eſtomac, le dos, de toute leur force.

La baeſine riait entre ses chandelles.

— À l’aide ! criait Lamme ; à l’aide ! Ulenſpiegel ; balaie-moi toute cette guenaille. Laiſſez-moi ! je ne veux pas de vos baiſers ; je suis marié, sang de Dieu ! & garde tout pour ma femme.

— Marié, dirent-elles ; mais ta femme en a de trop : un homme de ta corpulence. Donne-nous-en un peu. Femme fidèle, c’eſt bien fait ; homme fidèle, c’eſt chapon. Dieu te garde ! il faut faire un choix, ou nous te fouettons à notre tour.

— Je n’en ferai pas, dit Lamme.

— Choiſis, dirent-elles.

— Non, dit-il.

— Veux-tu de moi ? dit une belle fille blonde ; vois, je suis douce, & j’aime qui m’aime.

— Laiſſe-moi, dit Lamme.

— Veux-tu de moi ? dit une mignonne fille, qui avait des cheveux noirs, des yeux & un teint tout bruns, au demeurant faite au tour par les anges.

— Je n’aime point le pain d’épices, dit Lamme.

— Et moi, ne me prendrais-tu point ? dit une grande fille, qui avait le front preſque tout couvert par les cheveux, de gros sourcils se joignant, de grands yeux noyés, des lèvres groſſes comme des anguilles & toutes rouges, & rouge auſſi de la face, du cou & des épaules.

— Je n’aime point, dit Lamme, les briques enflammées.

— Prends-moi, dit une fillette de seize ans au muſeau d’écureuil.

— Je n’aime point les croque-noiſettes, dit Lamme.

— Il faudra le fouetter, dirent-elles. De quoi ? De beaux fouets à mèche de cuir séché. Fier cinglement. La peau la plus dure n’y réſiste point. Prenez-en dix. Fouets de charretiers & d’âniers.

— À l’aide ! Ulenſpiegel, criait Lamme.

Mais Ulenſpiegel ne répondait point.

— Tu as mauvais cœur, diſait Lamme, cherchant de tous côtés son ami.

Les fouets furent apportés ; deux d’entre les filles se mirent en devoir d’ôter à Lamme son pourpoint.

— Hélas ! diſait-il ; ma pauvre graiſſe, que j’eus tant de peine à former, elles l’enlèveront sans doute avec leurs cinglants fouets. Mais, femelles sans pitié, ma graiſſe ne vous servira de rien, pas même à mettre dans les sauces.

Elles répondirent :

— Nous en ferons des chandelles. N’eſt-ce rien d’y voir clair sans payer ! Celle qui dorénavant dira que de fouet sort chandelle paraîtra folle à un chacun. Nous le soutiendrons juſqu’à la mort, & gagnerons plus d’une gageure. Trempez les verges dans le vinaigre. Voici que ton pourpoint eſt enlevé. L’heure sonne à Saint-Jacques. Neuf heures. Au dernier coup, si tu n’as pas fait ton choix, nous frapperons.

Lamme tranſi diſait :

— Ayez de moi pitié & miſéricorde, j’ai juré fidélité à ma pauvre femme & la garderai, quoiqu’elle m’ait laiſſé bien vilainement. Ulenſpiegel, à l’aide, mon mignon !

Mais Ulenſpiegel ne se montrait point.

— Voyez-moi, diſait Lamme aux filles folles, voyez-moi à vos genoux. Y a-t-il poſe plus humble ? N’eſt-ce aſſez dire que j’honore, comme des saints, vos beautés grandes ? Bienheureux qui, n’étant point marié, peut jouir de vos charmes ! C’eſt le paradis sans doute ; mais ne me battez point, s’il vous plaît.

Soudain la baeſine, qui se tenait entre ses deux chandelles, parla d’une voix forte & menaçante : — Commères & fillettes, dit-elle, je vous jure mon grand diable que si, dans un moment, vous n’avez point, par rire & douceur, mené cet homme à bien, c’eſt-a-dire dans votre lit, j’irai quérir les gardes de nuit & vous ferai toutes ici fouetter à sa place. Vous ne méritez point le nom de filles d’amoureuſe vie, si vous avez en vain la bouche leſte, la main libertine & les yeux flambants pour agacer les mâles, ainſi que font les femelles des vers luiſants qui n’ont de lanterne qu’à cet uſage. Et vous serez fouettées sans merci pour votre niaiſerie.

À ce propos, les filles tremblèrent & Lamme devint joyeux.

— Or ça, dit-il commères, quelles nouvelles apportez du pays des cinglantes lanières ? Je vais moi-même quérir la garde. Elle fera son devoir, & je l’y aiderai. Ce me sera plaiſir grand.

Mais voici qu’une mignonne fillette de quinze ans se jeta aux genoux de Lamme :

— Meſſire, dit-elle, vous me voyez ici devant vous humblement réſignée ; si vous ne daignez choiſir perſonne d’entre nous, devrai-je être battue pour vous, monſieur. Et la baeſine qui eſt là me mettra dans une vilaine cave, sous l’Eſcaut, où l’eau suinte du mur, & où je n’aurai que du pain noir à manger.

— Sera-t-elle vraiment battue pour moi, madame la baeſine ? demanda Lamme.

— Juſqu’au sang, répondit celle-ci.

Lamme alors conſidérant la fillette, dit : — Je te vois fraîche, embaumée, ton épaule sortant de ta robe comme une grande feuille de roſe blanche. Je ne veux point que cette belle peau, sous laquelle le sang coule si jeune, souffre sous le fouet, ni que ces yeux clairs du feu de jeuneſſe pleurent à cauſe de la douleur des coups, ni que le froid de la priſon faſſe friſſonner ton corps de fée d’amour. Doncques, j’aime mieux te choiſir que de te savoir battue.

La fillette l’amena. Ainſi pécha-t-il, comme il fit toute sa vie, par bonté d’âme.

Cependant Ulenſpiegel & une grande belle fille brune aux cheveux crespelés se tenaient debout l’un devant l’autre. La fille, sans mot dire, regardait, coquetant, Ulenſpiegel & semblait ne vouloir point de lui.

— Aime-moi, diſait-il.

— T’aimer, dit-elle, fol ami qui n’en veut qu’à tes heures ?

Ulenſpiegel répondit : — L’oiſeau qui paſſe au-deſſus de ta tête chante sa chanſon & s’envole. Ainſi de moi, doux cœur : veux-tu que nous chantions enſemble ?

— Oui, dit-elle, chanſon de rire & de larmes.

Et la fille se jeta au cou d’Ulenſpiegel.

Soudain, comme tous deux se pâmaient d’aiſe au bras de leurs mignonnes, voilà que pénètrent en la maiſon, au son d’un fifre & d’un tambour, & s’entre-bouſculant, preſſant, chantant, sifflant, criant, hurlant, vociférant, une joyeuſe compagnie de meeſevangers, qui sont à Anvers les preneurs de méſanges. Ils portaient des sacs & des cages tout pleins de ces petits oiſeaux, & les hiboux qui les y avaient aidés écarquillaient leurs yeux dorés à la lumière.

Les meeſevangers étaient bien dix, tous rouges, enflés de vin & de cervoiſe, portant le chef branlant, traînant leurs jambes flageolantes & criant d’une voix si rauque & si caſſée, qu’il semblait aux filles peureuſes entendre plutôt des fauves en bois que des hommes en un logis.

Cependant, comme elles ne ceſſaient de dire, parlant seules toutes enſemble : « Je veux qui j’aime. — À qui nous plaît nous sommes. Demain aux riches de florins ! Aujourd’hui aux riches d’amour ! » les meeſevangers répondirent : « Florins nous avons, amour pareillement ; à nous donc les folles filles. Qui recule eſt chapon. Celles-ci sont méſanges, nous sommes chaſſeurs. À la reſcouſſe ! Brabant au bon duc ! »

Mais les femmes diſaient, ricaſſant : « Fi ! les laids muſeaux qui nous penſent manger ! Ce n’eſt point aux pourceaux que l’on donne les sorbets. Nous prenons qui nous plaît & ne voulons point de vous. Tonnes d’huile, sacs de lard, maigres clou, lames rouillées, vous puez la sueur & la boue. Videz de céans, vous serez bien damnés sans notre aide. »

Mais eux : « Les Galloiſes sont friandes aujourd’hui. Meſdames les dégoûtées, vous pouvez bien nous donner ce que vous vendez à tout le monde. »

Mais elles : « Demain, dirent-elles, nous serons chiennes eſclaves & vous prendrons ; aujourd’hui nous sommes femmes libres & vous rejetons. »

Eux : « Aſſez de paroles, crièrent-ils. Qui a soif ? Cueillons les pommes ! »

Et ce diſant, ils se jetèrent sur elles, sans diſtinction d’âge ni de beauté. Les belles filles, réſolues en leur deſſein, leur jetèrent à la tête chaiſes, pintes, cruches, gobelets, hanaps, flacons, bouteilles, pleuvant dru comme grêle, les bleſſant, meurtriſſant, éborgnant.

Ulenſpiegel & Lamme vinrent au bruit, laiſſant au haut de l’échelle leurs tremblantes amoureuſes. Quand Ulenſpiegel vit ces hommes frappant sur ces femmes, il prit en la cour un balai dont il fit sauter le fagotage, en donna un autre à Lamme, & ils en frappèrent les meeſevangers sans pitié.

Le jeu paraiſſant dur aux ivrognes ainſi daubés, ils s’arrêtèrent un inſtant, ce dont profitèrent incontinent les filles maigres qui se voulaient vendre & non donner, voire même en ce grand jour d’amour volontaire, ainſi que le veut Nature. Elles : se gliſſèrent comme des couleuvres entre les bleſſés, les careſſèrent ; panſèrent leurs plaies, burent pour eux le vin d’Amboiſe & vidèrent si bien leurs eſcarcelles de florins & autres monnaies, qu’il ne leur reſta pas un traître liard. Puis, comme le couvre-feu sonnait, elles les mirent à la porte, dont Ulenſpiegel & Lamme avaient déjà pris le chemin.


XXIX


Ulenſpiegel & Lamme marchaient sur Gand, & vinrent à l’aube à Lokeren. La terre au loin suait de roſée ; des vapeurs blanches & fraîches gliſſaient sur les prairies. Ulenſpiegel, en paſſant devant une forge, siffla comme l’alouette, l’oiſeau de liberté. Et auſſitôt une tête parut, déchevelée & blanche, à la porte de la forge, & d’une voix faible imita le clairon guerrier du coq.

Ulenſpiegel dit à Lamme :

— Celui-ci eſt le smitte Waſteele, forgeant le jour des bêches, des pioches, des socs de charrue, battant le fer quand il eſt chaud pour en façonner de belles grilles pour les chœurs d’égliſe, & souventes fois, la nuit, faiſant & fourbiſſant des armes pour les soudards de la libre conſcience. Il n’a point gagné bonne mine à ce jeu, car il eſt pâle comme un fantôme, triſte comme un damné, & si maigre que les os lui trouent la peau. Il ne s’eſt point encore couché, sans doute ayant beſogné toute la nuit.

— Entrez tous deux, dit le smitte Waſteele, & menez vos ânes dans le pré, derrière la maiſon.

Cela étant fait, Lamme & Ulenſpiegel se trouvant dans la forge, le smitte Waſteele deſcendit dans la cave de sa maiſon tout ce qu’il avait, pendant la nuit, fourbi d’épées & fondu de fers de lance, & prépara la beſogne journalière pour ses manouvriers.

Regardant Ulenſpiegel d’un œil sans lumière, il lui dit :

— Quelles nouvelles m’apportes-tu du Taiſeux ?

Ulenſpiegel répondit :

— Le prince eſt chaſſé du Pays-Bas avec son armée à cauſe de la lâcheté de ses mercenaires, qui crient : Geld, geld ! argent ! argent ! quand il faut se battre. Il s’en eſt allé vers France avec les soudards fidèles, son frère le comte Ludovic & le duc des Deux-Ponts, au secours du roi de Navarre & des Huguenots ; de là il paſſa en Allemagne, à Dillenbourg, ou maints réfugiés des Pays-Bas sont près de lui. Il te faut lui envoyer des armes & l’argent par toi recueilli, tandis que nous, nous ferons sur la mer œuvre d’hommes libres.

— Je ferai ce qu’il faut, dit le smitte Waſteele ; j’ai des armes & neuf mille florins. Mais n’êtes-vous point venus sur des ânes ?

— Oui, dirent-ils.

— Et n’avez-vous pas eu, chemin faiſant, de nouvelles de trois prédicants, tués, dépouillés, & jetés en un trou sur les rochers de Meuſe ?

— Oui, dit Ulenſpiegel avec grande aſſurance, ces trois prédicants étaient des eſpions du duc, des meurtriers payés pour tuer le Prince de liberté. À deux, Lamme & moi, nous les fîmes paſſer de vie à trépas. Leur argent eſt à nous & leurs papiers semblablement. Nous en prendrons ce qu’il nous faut pour notre voyage, le reſte nous le donnerons au prince.

Et Ulenſpiegel, ouvrant son pourpoint & celui de Lamme, en tira les papiers & parchemins. Le smitte Waſteele les ayant lus :

— Ils renferment, dit-il, des plans de bataille & de conſpiration. Je les ferai remettre au prince, & il lui sera dit qu’Ulenſpiegel & Lamme Goedzak, ses vagabonds fidèles, sauvèrent sa noble vie. Je vais faire vendre vos ânes pour qu’on ne vous reconnaiſſe point à vos montures.

Ulenſpiegel demanda au smitte Waſteele si le tribunal des échevins à Namur avait déjà lancé les happe-chair à leurs chauſſes.

— Je vais vous dire ce que je sais, répondit Waſteele. Un forgeron de Namur, vaillant réformé, paſſa l’autre jour par ici, sous le prétexte de me demander mon aide pour les grilles, girouettes & autres ferrures d’un caſtel que l’on va bâtir près de la Plante. L’huiſſier du tribunal des échevins lui a dit que ses maîtres s’étaient déjà réunis, & qu’un cabaretier avait été appelé, parce qu’il demeurait à quelques cents toiſes de l’endroit du meurtre. Interrogé s’il avait ou non vu les meurtriers ou ceux qu’il pourrait soupçonner comme tels, il avait répondu : « J’ai vu des manants & des manantes cheminant sur des ânes, me demandant à boire & reſtant sur leurs montures, ou en deſcendant pour boire chez moi de la bière pour les hommes, de l’hydromel pour les femmes & fillettes. Je vis deux vaillants manants parlant de raccourcir d’un pied meſſire d’Orange. » Et ce diſant, l’hôte, sifflant, imita le paſſage d’un couteau dans les chairs du cou. « Par le Vent d’Acier, dit-il, je vous entretiendrai secrètement, ayant pouvoir de le faire. » Il parla & fut relâché. Depuis ce temps, les conſeils de juſtice ont sans doute adreſſé des miſſives à leurs conſeils subalternes. L’hôte dit n’avoir vu que des manants & manantes montés sur des ânes, il s’enſuivra que l’on donnera la chaſſe à tous ceux que l’on trouvera califourchonnant un baudet. Et le prince a beſoin de vous, mes enfants.

— Vends les ânes, dit Ulenſpiegel, & gardes-en le prix pour le tréſor du prince.

Les ânes furent vendus.

— Il vous faut maintenant, dit Waſteele, que vous ayez chacun un métier libre & indépendant des corporations ; sais-tu faire des cages d’oiſeaux & des souricières ?

— J’en fis jadis, dit Ulenſpiegel.

— Et toi ? demanda Waſteele à Lamme.

— Je vendrai des eete-koecke & des olie-koecken ; ce sont des crêpes & des boulettes de farine à l’huile.

— Suivez-moi ; voici des cages & des souricières toutes prêtes ; les outils & le filigrane de cuivre qu’il faut pour les réparer & en faire d’autres. Elles me furent rapportées par un de mes eſpions. Ceci eſt pour toi, Ulenſpiegel. Quant à toi, Lamme, voici un petit fourneau & un soufflet ; je te donnerai de la farine, du beurre & de l’huile pour faire les eete-koecken & les olie-koecken.

— Il les mangera, dit Ulenſpiegel.

— Quand ferons-nous les premières ? demanda Lamme.

Waſteele répondit :

— Vous m’aiderez d’abord pendant une nuit ou deux ; je ne puis seul achever ma grande beſogne.

— J’ai faim, dit Lamme, mange-t-on ici ?

— Il y a du pain & du fromage, dit Waſteele.

— Sans beurre, demanda Lamme.

— Sans beurre, dit Waſteele.

— As-tu de la bière ou du vin ? demanda Ulenſpiegel.

— Je n’en bois jamais, répondit-il, mais j’irai in het Pelicaen, ici près, vous en chercher si vous le voulez.

— Oui, dit Lamme, & apporte-nous du jambon.

— Je ferai ce que vous voulez, dit Waſteele, regardant Lamme avec grand dédain.

Toutefois il apporta de la dobbel-clauwaert & un jambon. Et Lamme joyeux mangea pour cinq.

Et il dit :

— Quand nous mettons-nous à l’ouvrage ?

— Cette nuit, dit Waſteele ; mais reſte dans la forge & n’aie point de peur de mes manouvriers. Ils sont réformés comme moi.

— Ceci eſt bien, dit Lamme.

À la nuit, le couvre-feu ayant sonné & les portes étant cloſes, Waſteele s’étant fait aider par Ulenſpiegel & Lamme deſcendant & remontant de sa cave dans la forge de lourds paquets d’armes :

— Voici, dit-il, vingt arquebuſes qu’il faut réparer, trente fers de lance à fourbir, & du plomb pour quinze cents balles à fondre ; vous allez m’y aider.

— De toutes mains, dit Ulenſpiegel, que n’en ai-je quatre pour te servir.

— Lamme nous viendra en aide, dit Waſteele.

— Oui, répondit Lamme piteuſement & tombant de sommeil à cauſe de l’excès de boiſſon & de nourriture.

— Tu fondras le plomb, dit Ulenſpiegel.

— Je fondrai le plomb, dit Lamme.

Lamme fondant son plomb & coulant ses balles, regardait d’un œil farouche le smitte Waſteele qui le forçait de veiller quand il tombait de sommeil. Il coulait les balles avec une colère silencieuſe, ayant grande envie de verſer le plomb fondu sur la tête du forgeron Waſteele. Mais il se retint. Vers la minuit, la rage le gagnant en même temps que l’excès de fatigue, il lui tint ce diſcours d’une voix sifflante, tandis que le smitte Waſteele avec Ulenſpiegel fourbiſſait patiemment des canons, arquebuſes & fers de lance :

— Te voilà, dit Lamme, maigre, pâle & chétif, croyant à la bonne foi des princes & des grands de la terre, & dédaignant, par un zèle exceſſif, ton corps, ton noble corps que tu laiſſes périr dans la miſère & l’abjection. Ce n’eſt pas pour cela que Dieu le fit avec dame Nature. Sais-tu que notre âme, qui eſt le souffle de vie, a beſoin, pour souffler, de fèves, de bœuf, de bière, de vin, de jambon, de sauciſſons, d’andouilles & de repos ; toi, tu vis de pain, d’eau & de veilles.

— D’où te vient cette abondance parlière ? demanda Ulenſpiegel.

— Il ne sait ce qu’il dit, répondit triſtement Waſteele.

Mais Lamme se fâchant :

— Je le sais mieux que toi. Je dis que nous sommes fous, moi, toi & Ulenſpiegel pareillement, de nous crever les yeux pour tous ces princes & grands de la terre, qui riraient fort de nous s’ils nous voyaient crevant de fatigue, ne point dormir pour fourbir des armes & fondre des balles à leur service. Tandis qu’ils boivent le vin de France & mangent les chapons d’Allemagne dans des hanaps d’or & des écuelles d’étain d’Angleterre, ils ne s’enquerront point si, pendant que nous cherchons en l’air Dieu, par la grâce duquel ils sont puiſſants ; leurs ennemis nous coupent les jambes de leur faux & nous jettent dans le puits de la mort. Eux, dans l’entre-temps, qui ne sont ni réformés, ni calviniſtes, ni luthériens, ni catholiques, mais sceptiques & doubteurs entièrement, achèteront, conquerront des principautés, mangeront le bien des moines, des abbés & des couvents, auront tout : vierges, femmes & filles-folles, & boiront dans leurs hanaps d’or à leur perpétuelle gaudiſſerie, à nos sempiternelles niaiſeries, folies, âneries, & aux sept péchés capitaux qu’ils commettent, ô smitte Waſteele, sous le nez maigre


LE BUVEUR



de ton enthouſiaſme. Regarde les champs, les prés, regarde les moiſſons, les vergers, les bœufs, l’or sortant de la terre ; regarde les fauves des forêts, les oiſeaux du ciel, les délicieux ortolans, les grives fines, la hure de sanglier, la cuiſſe du chevreuil : tout eſt à eux, chaſſe, pêche, terre, mer, tout. Et toi tu vis de pain & d’eau, & nous nous exterminons ici pour eux, sans dormir, sans manger & sans boire. Et quand nous serons morts, ils bailleront un coup de pied à nos charognes & diront à nos mères : « Faites-en d’autres, ceux-ci ne peuvent plus servir. »

Ulenſpiegel riait sans mot dire. Lamme soufflait d’indignation, mais Waſteele, parlant d’une voix douce :

— Tu parles légèrement, dit-il. Je ne vis point pour le jambon, la bière ni les ortolans, mais pour la victoire de la libre conſcience. Le prince de liberté fait comme moi. Il sacrifie ses biens, son repos & son bonheur pour chaſſer des Pays-Bas les bourreaux & la tyrannie. Fais comme lui & tâche de maigrir. Ce n’eſt point par le ventre que l’on sauve les peuples, mais par les fiers courages & les fatigues supportées juſqu’à la mort sans murmure. Et maintenant va te coucher, si tu as sommeil.

Mais Lamme ne le voulut point, étant honteux.

Et ils fourbirent des armes & fondirent des balles juſqu’au matin. Et ainſi pendant trois jours.

Puis ils partirent pour Gand, la nuit ; vendant des cages, des souricières & des olie-koekjes.

Et ils s’arrêtèrent à Meuleſtee, la villette des moulins, dont on voit partout les toits rouges, y convinrent de faire séparément leur métier & de se retrouver le soir avant le couvre-feu in de Zwaen, à l’auberge du Cygne.

Lamme vaguait par les rues de Gand vendant des olie-koekjes, prenant goût à ce métier, cherchant sa femme, vidant force pintes & mangeant sans ceſſe. Ulenſpiegel avait remis des lettres du prince à Jacob Scoelap, licencié en médecine, à Lieven Smet, tailleur de drap, à Jan de Wulfſchaeger, à Gillis Coorne, teinturier en incarnat, & à Jan de Rooſe, tuilier, qui lui donnèrent l’argent récolté par eux pour le prince, & lui dirent d’attendre encore quelques jours à Gand & aux environs, & qu’on lui en donnerait davantage.

Ceux-là ayant été pendus plus tard au Gibet-Neuf, pour héréſie, leurs corps furent enterrés au Champ de Potences, près la porte de Bruges.


XXX


Cependant le prévôt Spelle le Roux, armé de sa baguette rouge, courait de ville en ville, sur son cheval maigre, dreſſant partout des échafauds, allumant des bûchers, creuſant des foſſes pour y enterrer vives les pauvres femmes & filles. Et le roi héritait.

Ulenſpiegel étant à Meuleſtee avec Lamme, sous un arbre, se sentit plein d’ennui. Il faiſait froid nonobſtant qu’on fût en juin. Du ciel, chargé de griſes nuées, tombait une grêle fine.

— Mon fils, lui dit Lamme, tu cours sans vergogne depuis quatre nuits la pretantaine & les filles folles, tu vas coucher in den Zoeten Inval, à la Douce Chute, tu feras comme l’homme de l’enſeigne, tombant la tête la première dans une ruche d’abeilles. Vainement je t’attends In de Zwaen, & j’augure mal de cette paillarde exiſtence. Que ne prends-tu femme vertueuſement ?

— Lamme, dit Ulenſpiegel, celui à qui une eſt toutes, & à qui toutes sont une en ce gentil combat que l’on nomme amour, ne doit point légèrement précipiter son choix.

— Et Nele, n’y penſes-tu point ?

— Nele eſt à Damme, bien loin, dit Ulenſpiegel.

Tandis qu’il était en cette attitude & que la grêle tombait dru, une jeune & mignonne femme paſſa courant & se couvrant la tête de sa cotte.

— Hé, dit-elle, songe-creux, que fais-tu sous cet arbre ?

— Je songe, dit Ulenſpiegel, à une femme qui me ferait de sa cotte un toit contre la grêle.

— Tu l’as trouvée, dit la femme, lève-toi.

Ulenſpiegel se levant & allant vers elle :

— Vas-tu encore me laiſſer seul ? dit Lamme.

— Oui, dit Ulenſpiegel ; mais vas In de Zwaen, manger un gigot ou deux, bois douze hanaps de bière, tu dormiras & ne t’ennuieras point.

— Je le ferai, dit Lamme.

Ulenſpiegel s’approcha de la femme.

— Lève, dit-elle, ma jupe d’un côté, je la lèverai de l’autre, & courons maintenant.

— Pourquoi courir ? demanda Ulenſpiegel.

— Parce que, dit-elle, je veux fuir Meuleſtee ; le prévôt Spelle y eſt avec deux happe-chair, & il a juré de faire fouetter toutes les filles-folles qui ne voudront lui payer cinq florins. Voilà pourquoi je cours ; cours auſſi & reſte avec moi pour me défendre.

— Lamme, cria Ulenſpiegel, Spelle eſt à Meuleſtee. Va-t’en à Deſtelbergh, à l’Étoile des Mages.

Et Lamme, se levant effaré, prit à deux mains sa bedaine & commença de courir.

— Où s’en va ce gros lièvre ? dit la fille.

— En un terrier où je le retrouverai, répondit Ulenſpiegel.

— Courons, dit-elle, frappant du pied la terre comme cavale impatiente.

— Je voudrais être vertueux sans courir, dit Ulenſpiegel.

— Que signifie ceci ? demanda-t-elle.

Ulenſpiegel répondit :

— Le gros lièvre veut que je renonce au bon vin, à la cervoiſe & à la peau fraîche des femmes.

La fille le regarda d’un mauvais œil :

— Tu as l’haleine courte, il faut te repoſer, dit-elle.

— Me repoſer, je ne vois aucun abri, répondit Ulenſpiegel.

— Ta vertu, dit la fille, te servira de couverture.

— J’aime mieux ta cotte, dit-il

— Ma cotte, dit la fille, serait indigne de couvrir un saint comme tu le veux être. Ôte-toi que je coure seule.

— Ne sais-tu pas, répondit Ulenſpiegel, qu’un chien va plus vite avec quatre pattes qu’un homme avec deux ? Voilà pourquoi, ayant quatre pattes, nous courrons mieux.

— Tu as le parler vif pour un homme vertueux.

— Oui, dit-il.

— Mais, dit-elle, j’ai toujours vu que la vertu eſt une qualité coîte, endormie, épaiſſe & frileuſe. C’eſt un maſque à cacher les viſages grognons, un manteau de velours sur un homme de pierre. J’aime ceux qui ont dans la poitrine un réchaud bien allumé au feu de virilité, qui excite aux vaillantes & aux gaies entrepriſes.

— C’était ainſi, répondit Ulenſpiegel, que la belle diableſſe parlait au glorieux saint Antoine.

Une auberge était à vingt pas sur la route.

— Tu as bien parlé, dit Ulenſpiegel, maintenant il faut bien boire.

— J’ai encore la langue fraîche, dit la fille.

Ils entrèrent. Sur un bahut sommeillait une groſſe cruche nommée bedaine, à cauſe de sa large panſe.

Ulenſpiegel dit au baes :

— Vois-tu ce florin ?

— Je le vois, dit le baes.

— Combien en extrairais-tu de patards pour remplir de dobbel-clauwaert la bedaine que voilà ?

Le baes lui dit :

— Avec negen mannekens (neuf hommelets), tu en seras quitte.

— C’eſt, dit Ulenſpiegel, six mites de Flandre, & trop de deux mites. Mais remplis-la cependant.

Ulenſpiegel en verſa un gobelet à la femme, puis, se levant fièrement & appliquant à sa bouche le bec de la bedaine, il se la vida tout entière dans le goſier. Et ce fut un bruit de cataracte.

La fille, ébahie, lui dit :

— Comment fis-tu pour mettre en ton ventre maigre une si groſſe bedaine ?

Ulenſpiegel, sans répondre, dit au baes :

— Apporte un jambonneau & du pain, & encore une pleine bedaine, que nous mangions & buvions.

Ce qu’ils firent.

Tandis que la fille grignotait un morceau de couenne, il la prit si subtilement, qu’elle en fut tout à la fois saiſie, charmée & soumiſe.

Puis, l’interrogeant :

— D’où sont donc venues, dit-elle, à votre vertu, cette soif d’éponge, cette faim de loup & ces audaces amoureuſes ?

Ulenſpiegel répondit :

— Ayant péché de cent manières, je jurai, comme tu le sais, de faire pénitence. Cela dura bien une grande heure. Songeant pendant cette heure à ma vie à venir, je me suis vu nourri de pain maigrement ; rafraîchi d’eau fadement ; fuyant amour triſtement ; n’oſant bouger ni éternuer, de peur de faire méchamment ; eſtimé de tous, redouté d’un chacun ; seul comme lépreux ; triſte comme chien orphelin de son maître, &, après cinquante ans de martyre, finiſſant par faire sur un grabat ma crevaille mélancoliquement. La pénitence fut longue aſſez, donc baiſe-moi, mignonne, & sortons à deux du purgatoire.

— Ah ! dit-elle obéiſſant volontiers, que la vertu eſt une belle enſeigne à mettre au bout d’une perche !

Le temps paſſa en ces amoureux ébattements ; toutefois, ils se durent lever pour partir, car la fille craignait de voir au milieu de leur plaiſir surgir tout soudain le prévôt Spelle & ses happe-chair :

— Trouſſe donc ta cotte, dit Ulenſpiegel.

Et ils coururent comme des cerfs vers Deſtelbergh, où ils trouvèrent Lamme mangeant à l’Étoile des Trois Mages.


XXXI


Ulenſpiegel voyait souvent à Gand Jacob Scoelap, Lieven Smet & Jan de Wulfſchaeger, qui lui donnaient des nouvelles de la bonne & de la mauvaiſe fortune du Taiſeux.

Et chaque fois qu’Ulenſpiegel revenait à Deſtelbergh, Lamme lui diſait :

— Qu’apportes-tu ? Bonheur ou malheur ?

— Las ! diſait Ulenſpiegel, le Taiſeux, son frère Ludwig, les autres chefs & les Français étaient réſolus d’aller plus avant en France & de se joindre au prince de Condé. Ils sauveraient ainſi la pauvre patrie Belgique & la libre conſcience. Dieu ne le voulut point, les reiters & landſknechts allemands refuſèrent de paſſer outre, & dirent que leur serment était d’aller contre le duc d’Albe & non contre la France. Les ayant vainement suppliés de faire leur devoir, le Taiſeux fut forcé de les mener par la Champagne & la Lorraine juſques Straſbourg, d’où ils rentrèrent en Allemagne. Tout manque par ce subit & obſtiné partement : le roi de France, nonobſtant son contrat avec le prince, refuſe de livrer l’argent qu’il a promis ; la reine d’Angleterre eût voulu lui en envoyer pour recouvrer la ville & le pays de Calais ; ses lettres furent interceptées & remiſes au cardinal de Lorraine, qui y forgea une réponſe contraire.

Ainſi nous voyons se fondre comme des fantômes au chant du coq cette belle armée, notre eſpoir ; mais Dieu eſt avec nous, & si la terre manque, l’eau fera son œuvre. Vive le Gueux !


XXXII


La fille vint un jour, toute pleurante, dire à Lamme & à Ulenſpiegel :

— Spelle laiſſe, à Meuleſtee, échapper pour de l’argent des meurtriers & des larrons. Il met à mort les innocents. Mon frère Michielkin se trouve parmi eux ! Las ! laiſſez-moi vous le dire : Vous le vengerez, étant hommes. Un sale & infâme débauché Pieter de Rooſe, séducteur coutumier d’enfants & de fillettes, fit tout le mal. Las ! mon pauvre frère Michielkin & Pieter de Rooſe se trouvèrent un soir, mais non à la même table, à la taverne du Valck, où Pieter de Rooſe était fui d’un chacun comme la peſte.

Mon frère, ne le voulant point voir en la même salle que lui, l’appela bougre paillard, & lui ordonna de purger la salle.

Pieter de Rooſe répondit :

— Le frère d’une bagaſſe publique ne devrait point montrer si haute trogne.

Il mentait, je ne suis point publique, & ne me donne qu’à celui qui me plaît.

Michielkin, alors, lui jetant au nez sa pinte de cervoiſe, lui déclara qu’il en avait menti comme un sale débauché qu’il était, le menaçant, s’il ne déguerpiſſait, de lui faire manger son poing juſqu’au coude.

L’autre voulut encore parler, mais Michielkin fit ce qu’il avait dit : il lui donna deux grands coups sur la mâchoire & le traîna par les dents dont il mordait, juſque sur la chauſſée, où il le laiſſa meurtri, sans pitié.

Pieter de Rooſe, guéri & ne sachant vivre solitaire, alla In ’t Vagevuur, vrai purgatoire & triſte taverne, où il n’y avait que de pauvres gens. Là auſſi il fut laiſſé seul, même par tous ces loqueteux. Et nul ne lui parla, sauf quelques manants auxquels il était inconnu & quelques bélîtres vagabonds, ou déſerteurs de bande. Il y fut même pluſieurs fois battu, car il était querelleur.

Le prévôt Spelle étant venu à Meuleſtee avec deux happe-chair, Pieter de Rooſe les suivit partout comme chien, les saoûlant à ses dépens, de vin, de viande, & de maints autres plaiſirs qui se payent par argent. Ainſi devint-il leur compagnon & camarade, & il commença à agir de son méchant mieux pour tourmenter ce qu’il déteſtait : c’étaient tous les habitants de Meuleſtee, mais notamment mon pauvre frère.

Il s’en prit d’abord à Michielkin. De faux témoins, pendards avides de florins, déclarèrent que Michielkin était hérétique, avait tenu de sales propos sur la Notre-Dame, & maintes fois blaſphémé le nom de Dieu & des saints à la taverne du Valck, & qu’en outre il avait bien trois cents florins en un coffre.

Nonobſtant que les témoins ne fuſſent point de bonne vie & mœurs, Michielkin fut appréhendé & les preuves étant déclarées par Spelle & ses happe-chair suffiſantes pour mettre l’accuſé à torture, Michielkin fut pendu par les bras à une poulie tenant au plafond & on lui mit à chaque pied un poids de cinquante livres.

Il nia le fait, diſant que, s’il y avait à Meuleſtee un bélître, bougre, blaſphémateur & paillard, c’était bien Pieter de Rooſe, & non lui.

Mais Spelle ne voulut rien entendre, & dit à ses happe-chair de hiſſer Michielkin juſqu’au plafond & de le laiſſer retomber avec force avec ses poids aux pieds. Ce qu’ils firent, & si cruellement, que la peau & les muſcles des chevilles du patient étaient déchirés, & qu’à peine le pied tenait-il à la jambe.

Michielkin perſistant à dire qu’il était innocent, Spelle le fit torturer de nouveau, en lui faiſant entendre que, s’il voulait lui bailler cent florins, il le laiſſerait libre & quitte.

Michielkin dit qu’il mourrait plutôt.

Ceux de Meuleſtee, ayant appris le fait de l’appréhenſion & de la torture, voulurent être témoins par turbes, ce qui eſt le témoignage de tous les bons habitants d’une commune. Michielkin, dirent-ils unanimement, n’eſt en aucune façon hérétique, allait chaque dimanche à la meſſe, & à la sainte table ; qu’il n’avait jamais d’autre propos sur Notre-Dame que de l’appeler à son aide dans les circonſtances difficiles ; que n’ayant jamais mal parlé même d’une femme terreſtre, il ne l’eût, à plus forte raiſon, oſé le faire de la céleſte Mère de Dieu. Quant aux blaſphèmes que les faux témoins déclaraient l’avoir entendu proférer en la taverne du Valck, cela était de tout point faux & menſonger.

Michielkin ayant été relâché, les faux témoins furent punis, & Spelle traduiſit devant son tribunal Pieter de Rooſe, mais le relâcha sans information ni torture, moyennant cent florins une fois payés.

Pieter de Rooſe, craignant que l’argent qui lui reſtait n’appelât de nouveau sur lui l’attention de Spelle, s’enfuit de Meuleſtee, tandis que Michielkin, mon pauvre frère, se mourait de la gangrène qui s’était miſe à ses pieds.

Lui qui ne voulait plus me voir, me fit appeler toutefois pour me dire de bien prendre garde au feu de mon corps qui me mènerait en celui de l’enfer. Et je ne pus que pleurer, car le feu eſt en moi. Et il rendit son âme entre mes mains.

Ha ! dit-elle, celui qui vengerait sur Spelle la mort de mon aimé & doux Michielkin serait mon maître à toujours, & je lui obéirais comme une chienne.

Tandis qu’elle parlait, les cendres de Claes battirent sur la poitrine d’Ulenſpiegel. Et il réſolut de faire pendre Spelle le meurtrier.

Boelkin, c’était le nom de la fille, retourna à Meuleſtee, bien aſſurée en son logis contre la vengeance de Pieter de Rooſe, car un bouvier, de paſſage à Deſtelbergh, l’avertit que le curé & les bourgeois avaient déclaré que, si Spelle touchait à la sœur de Michielkin, ils le traduiraient devant le duc.

Ulenſpiegel l’ayant suivie à Meuleſtee entra en une salle baſſe dans la maiſon de Michielkin & y vit une pourtraiture de maître-pâtiſſier qu’il suppoſa être celle du pauvre mort.

Et Boelkin lui dit :

— C’eſt celle de mon frère.

Ulenſpiegel prit la pourtraiture &, s’en allant, dit :

— Spelle sera pendu !

— Comment feras-tu ? dit-elle.

— Si tu le savais, dit-il, tu n’aurais nul plaiſir à le voir faire.

Boelkin hocha la tête & dit d’une voix dolente :

— Tu n’as en moi aucune confiance.

— N’eſt-ce point, dit-il, te montrer une confiance extrême que de te dire « Spelle sera pendu ! » car avec ce seul mot, tu peux me faire pendre moi avant lui.

— De fait, dit-elle.

— Donc, repartit Ulenſpiegel, va me chercher de bonne argile, une bonne double pinte de bruinbier, de l’eau claire & quelques tranches de bœuf. Le tout à part.

Le bœuf sera pour moi, le bruinbier pour le bœuf, l’eau pour l’argile & l’argile pour la pourtraiture.

Ulenſpiegel mangeant & buvant pétriſſait l’argile, & en avalait parfois un morceau, mais s’en souciait peu, & regardait bien attentivement la pourtraiture de Michielkin. Quand l’argile fut pétrie, il en fit un maſque avec un nez, une bouche, des yeux, des oreilles si reſſemblants au portrait du mort, que Boelkin en fut ébahie.

Ce après quoi il mit le maſque au four, & lorſqu’il fut sec, il le peignit de la couleur des cadavres, indiquant les yeux hagards, la face grave & les diverſes contractions d’un agoniſant. La fille alors ceſſant de s’ébahir, regarda le maſque, sans pouvoir en ôter ses yeux, pâlit, blêmit, se couvrit la face, & friſſante dit :

— C’eſt lui, mon pauvre Michielkin !

Il fit auſſi deux pieds saignants.

Puis ayant vaincu sa première frayeur :

— Celui-là sera béni, dit-elle, qui meurtrira le meurtrier.

Ulenſpiegel, prenant le maſque & les pieds, dit :

— Il me faut un aide.

Boelkin répondit :

— Vas In den Blauwe Gans, à l’Oie Bleue, près de Joos Lanſaem d’Ypres, qui tient cette taverne. Ce fut le meilleur camarade & ami de mon frère. Dis-lui que c’eſt Boelkin qui t’envoie.

Ulenſpiegel fit ce qu’elle lui recommandait.

Après avoir beſogné pour la mort, le prévôt Spelle allait boire à In ’t Valck, Au Faucon, une chaude mixture de dobbele clauwaert, à la cannelle & au sucre de Madère. On n’oſait en cette auberge, rien lui refuſer, de peur de la corde.

Pieter de Rooſe, ayant repris courage, était rentré à Meuleſtee. Il suivait partout Spelle & ses happe-chair pour se faire protéger par eux. Spelle payait quelquefois à boire. Et ils humaient enſemble joyeuſement l’argent des victimes.

L’auberge du Faucon n’était plus remplie comme aux beaux jours où le village vivait en joie, servant Dieu catholiquement, & n’étant point tourmenté par le fait de la religion. Maintenant il était comme en deuil, ainſi qu’on le voyait à ses nombreuſes maiſons vides ou fermées, à ses rues déſertes où erraient quelques maigres chiens cherchant sur les monceaux leur pourrie nourriture.

Il n’y avait plus de place à Meuleſtee que pour les deux méchants. Les craintifs habitants du village les voyaient, le jour, inſolents & marquant les maiſons des futures victimes, dreſſant les liſtes de mort, &, le soir, s’en revenant du Faucon en chantant de sales refrains, tandis que deux happe-chair, ivres comme eux, les suivaient armés juſqu’aux dents pour leur faire eſcorte.

Ulenſpiegel alla In den Blauwe Gans, à l’Oie Bleue, auprès de Joos Lanſaem, qui était à son comptoir.

Ulenſpiegel tira de sa poche un petit flacon de brandevin, & lui dit :

— Boelkin en a deux tonnes à vendre.

— Viens dans ma cuiſine, dit le baes.

Là, fermant la porte & le regardant fixement.

— Tu n’es point marchand de brandevin ; que signifient tes clignements d’yeux ? Qui es-tu ?

Ulenſpiegel répondit :

— Je suis le fils de Claes brûlé à Damme ; les cendres du mort battent sur ma poitrine : je veux tuer Spelle, le meurtrier.

— C’eſt Boelkin qui t’envoie ? demanda l’hôte.

— Boelkin m’envoie, répondit Ulenſpiegel. Je tuerai Spelle ; tu m’y aideras.

— Je le veux, dit le baes. Que faut-il faire ?

Ulenſpiegel répondit :

— Va chez le curé, bon paſteur, ennemi de Spelle. Réunis tes amis & trouve-toi avec eux demain, après le couvre-feu, sur la route d’Everghem, au-delà de la maiſon de Spelle, entre le Faucon & ladite maiſon. Mettez-vous tous dans l’ombre & n’ayez point d’habits blancs. Au coup de dix heures, tu verras Spelle sortant du cabaret & un chariot venant de l’autre côté. N’avertis point tes amis ce soir ; ils dorment trop près de l’oreille de leurs femmes. Va les trouver demain. Venez, écoutez bien tout & souvenez-vous bien.

— Nous nous souviendrons, dit Joos. Et, levant son gobelet : Je bois à la corde de Spelle.

— À la corde, dit Ulenſpiegel. Puis il rentra avec le baes dans la salle de la taverne où buvaient quelques gantois qui revenaient du marché du samedi, à Bruges, où ils avaient vendu cher des pourpoints, des mantelets de toile d’or & d’argent, achetés pour quelques sous à des nobles ruinés qui voulaient par leur luxe imiter les Eſpagnols.

Et ils menaient noces & feſtins à cauſe du grand bénéfice.

Ulenſpiegel & Joos Lanſaem, aſſis en un coin, convinrent en buvant & sans être entendus, que Joos irait chez le curé de l’égliſe, bon paſteur, fâché contre Spelle, le meurtrier d’innocents. Après cela il irait chez ses amis.

Le lendemain Joos Lanſaem & les amis de Michielkin étant avertis, quittèrent la Blauwe Gans, où ils chopinaient comme de coutume & afin de cacher leurs deſſeins, sortirent au couvre-feu par différents chemins, vinrent à la chauſſée d’Everghem. Ils étaient dix-sept.

À dix heures, Spelle sortit du Faucon, suivi de ses deux happe-chair & de Pieter de Rooſe. Lanſaem & les siens s’étaient cachés dans la grange de Samſon Boene, ami de Michielkin. La porte de la grange était ouverte. Spelle ne les vit point.

Ils l’entendirent paſſer, brimballant de boiſſon ainſi que Pieter de Rooſe & ses deux happe-chair, & diſant, d’une voix pâteuſe avec force hoquets :

— Prévôts ! prévôts ! la vie leur eſt bonne en ce monde ; soutenez-moi, pendards qui vivez de mes reſtes.

Soudain furent ouïs, sur la chauſſée, du côté de la campagne, le braire d’un âne & le claquement du fouet.

— Voilà, dit Spelle, un baudet bien rétif, qui ne veut pas avancer malgré ce bel avertiſſement.

Soudain on entendit un grand bruit de roues & un chariot bondiſſant qui venait du haut bout de la chauſſée.

— Arrêtez-le, s’écria Spelle.

Comme le chariot paſſait vis-à-vis d’eux, Spelle & ses deux happe-chair se jetèrent à la tête de l’âne.

— Ce chariot eſt vide, dit l’un des happe-chair.

— Lourdaud, dit Spelle, les chariots vides courent-ils la nuit, tout seuls ? Il y a dans ce chariot quelqu’un qui se cache ; allumez les lanternes, élevez-les, j’y vais voir.

Les lanternes furent allumées & Spelle monta sur le chariot, tenant la sienne ; mais à peine eut-il regardé qu’il pouſſa un grand cri, &, tombant en arrière, dit :

— Michielkin ! Michielkin ! Jéſus, ayez pitié de moi !

Alors se leva, du fond du chariot, un homme vêtu de blanc comme les pâtiſſiers & tenant dans ses deux mains des pieds sanglants.

Pieter de Rooſe, en voyant l’homme se lever, éclairé par les lanternes, cria avec les deux happe-chair :

— Michielkin ! Michielkin, le trépaſſé ! Seigneur, ayez pitié de nous !

Les dix-sept vinrent au bruit pour conſidérer le spectacle & furent effrayes de voir, à la lueur de la lune claire, combien était reſſemblante l’image de Michielkin, le pauvre défunt.

Et le fantôme agitait ses pieds sanglants.

C’était son même plein & rond viſage, mais pâli par la mort, menaçant, livide & rongé de vers sous le menton.

Le fantôme, agitant toujours ses pieds sanglants, dit à Spelle qui gémiſſait, couché sur le dos :

— Spelle, prévôt Spelle, éveille-toi !

Mais Spelle ne bougeait point.

— Spelle, dit derechef le fantôme, prévôt Spelle, éveille-toi ou je te fais deſcendre avec moi dans la gueule du béant enfer.

Spelle se leva &, les cheveux tout droits de peur, cria douloureuſement :

— Michielkin ! Michielkin, aie pitié !

Cependant les bourgeois s’étaient approchés, mais Spelle ne voyait rien que les lanternes qu’il prenait pour des yeux de diables. Il l’avoua ainſi plus tard.

— Spelle, dit le fantôme de Michielkin, es-tu prêt à mourir ?

— Non, répondit le prévôt, non, meſſire Michielkin, je n’y suis point préparé, & ne veux paraître devant Dieu l’âme toute noire de péchés.

— Tu me reconnais ? dit le fantôme.

— Que Dieu me soit en aide, dit Spelle ; oui, je vous reconnais ; vous êtes le fantôme de Michielkin, le pâtiſſier qui mourut, innocent, en son lit, des suites de torture, & les deux pieds saignants sont ceux à chacun deſquels je fis pendre un poids de cinquante livres. Ha ! Michielkin, pardonnez-moi, ce Pieter de Rooſe était si tentant ; il m’offrait cinquante florins, que je reçus, pour mettre votre nom sur le regiſtre.

— Tu veux te confeſſer ? dit le fantôme.

— Oui, meſſire, je veux me confeſſer, tout dire & faire pénitence. Mais daignez écarter ces démons qui sont là, prêts à me dévorer. Je dirai tout. Ôtez ces yeux de feu ! J’ai fait de même à Tournay, à l’égard de cinq bourgeois ; de même à Bruges, à quatre. Je ne sais plus leurs noms, mais je vous les dirai si vous l’exigez ; ailleurs auſſi j’ai péché, seigneur, &, de mon fait, soixante-neuf innocents sont dans la foſſe. Michielkin, il fallait de l’argent au roi. On me l’avait fait savoir, mais il m’en fallait pareillement ; il eſt à Gand, dans la cave, sous le pavement, chez la vieille Grovels, ma vraie ère. J’ai tout dit, tout, grâce & merci ! Ôtez les diables. Dieu Seigneur, vierge Marie, Jéſus, intercédez pour moi ; éloignez les feux de l’enfer ; je vendrai tout, je donnerai tout aux pauvres & je ferai pénitence.

Ulenſpiegel, voyant que la foule des bourgeois était prête à le soutenir, sauta du chariot à la gorge de Spelle & le voulut étrangler.

Mais le curé vint.

— Laiſſez-le vivre, dit-il ; mieux vaut qu’il meure de la corde du bourreau que des doigts d’un fantôme.

— Qu’allez-vous en faire ? demanda Ulenſpiegel.

— L’accuſer devant le duc & le faire pendre, répondit le curé. Mais qui es-tu ? demanda-t-il.

— Je suis, répondit Ulenſpiegel, le maſque de Michielkin & le perſonnage d’un pauvre renard flamand qui va rentrer au terroir de peur des chaſſeurs eſpagnols.

Dans l’entre-temps, Pieter de Rooſe s’enfuyait à toutes jambes.

Et Spelle ayant été pendu, ses biens furent confiſqués.

Et le roi hérita.


XXXIII


Le lendemain, Ulenſpiegel marcha sur Courtray en longeant la Lys, la claire rivière.

Lamme cheminait piteuſement.

Ulenſpiegel lui dit :

— Tu geins, lâche cœur regrettant la femme qui te fit porter la couronne cornue du cocuage.

— Mon fils, dit Lamme, elle me fut toujours fidèle, m’aimant aſſez comme je l’aimais trop, moi, mon doux Jéſus. Un jour, étant allée à Bruges, elle en revint changée. Dès lors, quand je la priais d’amour, elle me diſait :

— Il me faut vivre avec toi comme amie, non autrement.

Alors, triſte en mon cœur :

— Mignonne aimée, diſais-je, nous fûmes mariés devant Dieu. Ne fis-je point pour toi tout ce que tu voulais ? Ne m’accoutrai-je point maintes fois d’un pourpoint de toile noire & d’un manteau de futaine afin de te voir, malgré les royales ordonnances, vêtue de soie & de brocart ? Mignonne, ne m’aimerais-tu plus ?

— Je t’aime, diſait-elle, selon Dieu & ses lois, selon les saintes diſcipline & pénitence. Toutefois, je te serai vertueuſe compagne.

— Il ne me chault de ta vertu, répondais-je ; c’eſt toi que je veux, toi, ma femme.

Hochant la tête :

— Je te sais bon, diſait-elle ; tu fus juſqu’aujourd’hui cuiſinier au logis pour m’épargner les labeurs de fricaſſées ; tu repaſſas nos draps, fraiſes & chemiſes, les fers étant trop lourds pour moi ; tu lavas notre linge, balayas la maiſon & la rue devant la porte, afin de m’épargner toute fatigue. Je veux maintenant beſogner à ta place, mais rien de plus, mon homme.

— Ce m’eſt tout un, répondais-je ; je serai, comme par le paſſé, ta dame d’atours, ta repaſſeuſe, ta cuiſinière, ta lavandière, ton eſclave à toi, soumis ; mais, femme, ne sépare point ces deux cœurs & corps qui ne firent qu’un ; ne romps point ce doux lien d’amour qui nous serrait si tendrement.

— Il le faut, répondit-elle.

— Las ! diſais-je, eſt-ce à Bruges que tu pris cette dure réſolution ?

Elle répondait :

— J’ai juré devant Dieu & ses saints.

— Qui donc, m’écriais-je, te força de faire serment de ne remplir point tes devoirs de femme ?

— Celui qui a l’eſprit de Dieu & me range au nombre de ses pénitentes, diſait-elle.

Dès ce moment, elle ceſſa autant d’être mienne que si eût été la femme fidèle d’un autre. Je la suppliai, tourmentai, menaçai, pleurai, priai. Mais vainement. Un soir, revenant de Blanckenberghe, où j’avais été recevoir la rente d’une de mes fermes, je trouvai la maiſon vide. Fatiguée sans doute de mes prières, fâchée & triſte de mon chagrin, ma femme s’était enfuie. Où eſt-elle maintenant ?

Et Lamme s’aſſit sur le bord de la Lys, baiſſant la tête & regardant l’eau.

— Ah ! diſait-il, m’amie, que vous étiez graſſe, tendre & mignonne ! Trouverai-je jamais poulette comme vous ? Pot-au-feu d’amour, ne mangerai-je plus de toi ? Où sont tes baiſers embaumant comme le thym ; ta bouche mignonne où je cueillais le plaiſir comme l’abeille le miel à la roſe ; tes bras blancs qui m’enlaçaient careſſants ? Où eſt ton cœur battant, ton sein rond & le gentil friſſon de ton corps de fée tout haletant d’amour ? Mais où sont tes vieux flots, rivière fraîche qui roules si gaiement tes nouveaux au soleil ?


XXXIV


Paſſant devant le bois de Peteghem, Lamme dit à Ulenſpiegel :

— Je cuis ; cherchons l’ombre.

— Cherchons, répondit Ulenſpiegel.

Ils s’aſſirent dans le bois, sur l’herbe, & virent paſſer devant eux une troupe de cerfs.

— Regarde bien, Lamme, dit Ulenſpiegel en armant son arquebuſe allemande. Voici les grands vieux cerfs qui ont encore leurs daimtiers & portent fièrement leurs bois à neuf cors ; de mignons broquarts, qui sont leurs écuyers, trottinent à côté d’eux, prêts à leur rendre service de leurs bois pointus. Ils vont à leur repoſée. Tourne le rouet de l’arquebuſe, comme je le fais moi. Tire. Le vieux cerf eſt bleſſé. Un broquart eſt atteint à la cuiſſe ; il fuit. Suivons-le juſqu’à ce qu’il tombe. Fais comme moi, cours, saute & vole.

— Voilà de mon fol ami, diſait Lamme, suivre des cerfs à la courſe. Ne vole point sans ailes, c’eſt peine perdue. Tu ne les atteindras point. Ah ! le cruel compagnon ! Crois-tu que je sois auſſi agile que toi ? Je sue, mon fils ; je sue & vais tomber. Si le foreſtier te prend, tu seras pendu. Cerf eſt gibier de roi ; laiſſe-les courir, mon fils, tu ne les prendras point.

— Viens, dit Ulenſpiegel ! Entends-tu le bruit de son bois dans le feuillage ? C’eſt une trombe qui paſſe. Vois-tu les jeunes branches briſées, les feuilles jonchant le sol ? Il a une nouvelle balle dans la cuiſſe, cette fois ; nous le mangerons.

— Il n’eſt pas encore cuit, dit Lamme. Laiſſe courir ces pauvres animaux. Ah ! qu’il fait chaud ! Je vais tomber là sans doute & ne me relèverai point.

Soudain, de tous les côtés, des hommes loqueteux & armés emplirent la forêt. Des chiens aboyèrent & se lancèrent à la pourſuite des cerfs. Quatre hommes farouches entourèrent Lamme & Ulenſpiegel & les menèrent dans une clairière, au milieu d’un fourré, où ils virent, parmi des femmes & des enfants campés là, des hommes en grand nombre, armés diverſement d’épées, d’arbalètes, d’arquebuſes, de lances, d’épieux, de piſtolets de reiters.

Ulenſpiegel les voyant leur dit :

— Êtes-vous les feuillards ou Frères du bois, que vous semblez vivre en commun ici pour fuir la perſécution ?

— Nous sommes Frères du bois, répondit un vieillard aſſis auprès du feu & fricaſſant quelques oiſeaux en un poêlon. Mais qui es-tu ?

— Je suis, répondit Ulenſpiegel, du beau pays de Flandre, peintre, manant, noble homme, sculpteur, le tout enſemble. Et par le monde ainſi je me promène, louant choſes belles & bonnes & me gauſſant de sottiſe à pleine gueule.

— Si tu vis tant de pays, dit le vieil homme, tu sais prononcer : Schild ende Vriendt, bouclier & ami, à la façon de ceux de Gand, sinon tu es faux Flamand & mourras.

Ulenſpiegel prononça : Schild ende Vriendt.

— Et toi, groſſe bedaine, demanda le vieil homme, parlant à Lamme, quel eſt ton métier ?

Lamme répondit :

— De manger & boire mes terres, fermes, cenſes & manſes, de chercher ma femme & de suivre en tous lieux mon ami Ulenſpiegel.

— Si tu voyages tant, dit le vieil homme, tu n’ignores point comment on nomme ceux de Weert en Limbourg ?

— Je ne le sais, répondit Lamme ; mais ne me direz-vous point le nom du vaurien scandaleux qui chaſſa ma femme du logis ? Baille-le-moi, j’irai le tuer tout soudain.

Le vieil homme répondit :

— Il eſt en ce monde deux choſes, leſquelles jamais ne reviennent s’étant enfuies : c’eſt monnaie dépenſée & femme laſſe qui s’envole.

Puis parlant à Ulenſpiegel :

— Sais-tu, dit-il, comment on nomme ceux de Weert en Limbourg ?

— De raekſtekers, les exorciſeurs de raies, répondit Ulenſpiegel, car un jour une raie vivante étant tombée d’un chariot de poiſſonnier, de vieilles femmes, en la voyant sauter, la prirent pour le diable. « Allons quérir le curé pour exorciſer la raie, » dirent-elles. Le curé l’exorciſa, &, l’emportant, en fit belle fricaſſée en l’honneur de ceux de Weert. Ainſi faſſe Dieu du roi de sang.

Dans l’entre-temps, les aboiements des chiens retentiſſaient en la forêt. Les hommes armés, courant dans le bois, criaient pour effrayer la bête.

— C’eſt le cerf & le broquart que j’ai relancés, dit Ulenſpiegel.

— Nous le mangerons, dit le vieil homme. Mais comment nomme-t-on ceux d’Eindhoven en Limbourg ?

— De pinnemakers, les verroutiers, répondit Ulenſpiegel. Un jour, l’ennemi était à la porte de leur ville, ils la verrouillèrent avec une carotte. Les oies vinrent à grands coups de bec goulu manger la carotte, & les ennemis entrèrent dans Eindhoven. Mais ce seront des becs de fer qui mangeront les verrous des priſons où l’on veut enfermer la libre conſcience.

— Si Dieu eſt avec nous, qui sera contre ? répondit le vieil homme.

Ulenſpiegel dit :

— Aboiements de chien, hurlements d’hommes & branches caſſées : c’eſt une tempête dans la forêt.

— Eſt-ce de bonne viande que la viande de cerf ? demanda Lamme regardant les fricaſſées.

— Les cris des traqueurs se rapprochent, dit Ulenſpiegel à Lamme ; les chiens sont tout près. Quel tonnerre ! Le cerf ! le cerf ! garde-toi, mon fils. Fi ! la laide bête ; elle a jeté mon gros ami par terre au milieu des poêles, poêlons, coquaſſes, marmites & fricaſſées. Voici que les femmes & les filles s’enfuient affolées de terreur. Tu saignes, mon fils ?

— Tu ris, vaurien, dit Lamme. Oui, je saigne, il m’a baillé de son bois dans le séant. Là, vois mon haut-de-chauſſes déchiré, & ma viande pareillement, & par terre toutes ces belles fricaſſées. Voila que je perds tout mon sang par le bas.

— Ce cerf eſt chirurgien prévoyant ; il te sauve d’apoplexie, répondit Ulenſpiegel.

— Fi ! le vaurien sans cœur, dit Lamme. Mais je ne te suivrai plus. Je reſterai ici au milieu de ces bonſhommes & de ces bonnes femmes. Peux-tu sans vergogne, être si dur à mes peines, quand je marche sur tes talons, comme un chien, par la neige, la gelée, la pluie, la grêle, le vent, & quand il fait chaud, suant mon âme hors de ma peau.

— Ta bleſſure n’eſt rien. Mets-y une olie-koekje, ce lui sera emplâtre de friture, répondit Ulenſpiegel. Mais sais-tu comment on nomme ceux de Louvain ? Tu l’ignores, pauvre ami. Hé bien, je vais te le dire pour t’empêcher de geindre. On les nomme de koeye-schieters, les tireurs de vaches, car ils furent un jour aſſez niais pour tirer sur des vaches, qu’ils prenaient pour des soudards ennemis. Quant à nous, nous tirons sur les boucs eſpagnols, la chair en eſt puante, mais la peau en eſt bonne pour faire des tambours. Et ceux de Tirlemont ? Le sais-tu ? Pas davantage. Ils portent le surnom glorieux de kirekers. Car chez eux, dans la grande égliſe, le jour de la Pentecôte, un canard vole du jubé sur l’autel, & c’eſt l’image de leur Saint-Eſprit. Mets une koeke-backe sur ta bleſſure. Tu ramaſſes sans mot dire les coquaſſes & fricaſſées renverſées par le cerf. C’eſt courage de cuiſine. Tu rallumes le feu, remontes le chaudron de potage sur ses trois pieux ; tu t’occupes de la cuiſſon bien attentivement. Sais-tu pourquoi il y a quatre merveilles à Louvain ? Non. Je vais te le dire. Premièrement, parce que les vivants y paſſent sous les morts, car l’égliſe Saint-Michel eſt bâtie près de la porte de la ville. Son cimetière eſt donc au-deſſus. Deuxièmement, parce que les cloches y sont hors des tours, comme on le voit à l’égliſe Saint-Jacques, où il y a une groſſe cloche & une petite cloche ; la petite ne pouvant être placée dans le clocher, on l’a placée dehors. Troiſièmement, à cauſe de l’autel hors de l’égliſe, car la façade de Saint-Jacques reſſemble à un autel. Quatrièmement, à cauſe de la Tour-sans-Clous, parce que la flèche de l’égliſe Sainte-Gertrude eſt conſtruite en pierre au lieu de l’être en bois, & que l’on ne cloue point les pierres, sauf le cœur du roi de sang, que je voudrais clouer au-deſſus de la grande porte de Bruxelles. Mais tu ne m’écoutes point. N’y a-t-il point de sel dans les sauces ? Sais-tu pourquoi ceux de Termonde se nomment les baſſinoires, de vierpannen ? Parce qu’un jeune prince devant venir coucher, en hiver, à l’auberge des Armes de Flandre, l’aubergiſte ne sut comment chauffer les draps, car il manquait de baſſinoire. Il fit réchauffer le lit par sa jeune fille, qui, entendant le prince venir, s’en fut toute courante, & le prince demanda pourquoi on n’y avait pas laiſſé la baſſinoire. Que Dieu faſſe que Philippe, enfermé dans une boîte de fer rouge, serve de baſſinoire au lit de madame Aſtarté.

— Laiſſe-moi en repos, dit Lamme ; je me moque de toi, des vierpannen, de la Tour-sans-Clous & des autres balivernes. Laiſſe-moi à mes sauces.

— Gare-toi, lui dit Ulenſpiegel. Les aboiements ne ceſſent de retentir ; ils deviennent plus forts ; les chiens hurlent, le clairon sonne. Prends garde au cerf. Tu fuis. Le clairon sonne.

— C’eſt la curée, dit le vieil homme ; reviens, Lamme, auprès de tes fricaſſées, le cerf eſt mort.

— Ce nous sera un bon repas, dit Lamme. Vous m’inviterez au feſtin, à cauſe des peines que je me donne pour vous. La sauce des oiſeaux sera bonne ; elle croque un peu toutefois. C’eſt le sable sur lequel ils sont tombés quand ce grand diable de cerf me déchira le pourpoint & la viande tout enſemble. Mais ne craignez-vous point les foreſtiers ?

— Nous sommes trop nombreux, dit le vieil homme ; ils ont peur & ne nous inquiètent point. Il en eſt de même des happe-chair & des juges. Les habitants des villes nous aiment, car nous ne faiſons point de mal. Nous vivrons encore quelque temps en paix, à moins que l’armée eſpagnole ne nous enveloppe. Si cela arrive, hommes vieux & jeunes, femmes, filles, garçonnets & fillettes, nous vendrons chèrement notre vie & nous entretuerons plutôt que de souffrir mille martyres sous la main du duc de sang.

Ulenſpiegel dit :

— Il n’eſt plus temps de combattre sur terre, le bourreau. C’eſt sur la mer qu’il faut ruiner sa puiſſance. Allez du côté des îles de Zélande, par Bruges, Heyſt & Knocke.

— Nous n’avons point d’argent, dirent-ils.

Ulenſpiegel répondit :

— Voici mille carolus de la part du prince. Longez les cours d’eau, canaux, fleuves ou rivières ; quand vous verrez des navires portant le signe JHS, que l’un de vous chante comme l’alouette. Le clairon du coq lui répondra. Et vous serez en pays ami.

— Nous le ferons, dirent-ils.

Bientôt les chaſſeurs, suivis des chiens, parurent traînant par des cordes le cerf mort.

Tous alors s’aſſirent en rond autour du feu. Ils étaient bien soixante, hommes, femmes & enfants. Le pain fut tiré des gibecières, les couteaux des gaînes ; le cerf dépecé, dépouillé, vidé, mis à la broche avec du menu gibier. Et, à la fin du repas, Lamme fut vu ronflant, la tête penchée sur la poitrine & dormant adoſſé à un arbre.

Au soir tombé, les Frères du bois rentrèrent dans des huttes sous la terre pour dormir, ce que firent auſſi Lamme & Ulenſpiegel.

Des hommes armés veillaient, gardant le camp. Et Ulenſpiegel entendait gémir sous leurs pieds les feuilles sèches.

Le lendemain il s’en fut avec Lamme, tandis que ceux du camp lui diſaient :

— Béni sois-tu ; nous irons vers la mer.


XXXV


À Harlebeke, Lamme renouvela sa proviſion de olie-koekjes, en mangea vingt-sept & en mit trente dans son panier. Ulenſpiegel portait ses cages à la main. Vers le soir, ils arrivèrent à Courtrai & deſcendirent à l’auberge de in de Bieh, à l’Abeille, chez Gillis Van den Ende, qui vint à sa porte auſſitôt qu’il entendit chanter comme l’alouette.

Là, ce fut tout sucre & tout miel. L’hôte, ayant vu les lettres du prince, remit cinquante carolus à Ulenſpiegel pour le prince & ne voulut point être payé de la dinde qu’il leur servit ni de la dobbele clauwaert dont il l’arroſa. Il le prévint auſſi qu’il y avait à Courtrai des eſpions du Tribunal de sang, ce pourquoi il devait bien tenir sa langue ainſi que celle de son compagnon.

— Nous les reconnaîtrons, dirent Ulenſpiegel & Lamme.

Et ils sortirent de l’auberge.

Le soleil se couchait dorant les pignons des maiſons ; les oiſeaux chantaient sous les tilleuls ; les commères jaſaient sur le seuil de leurs portes, les enfants se roulaient dans la pouſſière, & Ulenſpiegel & Lamme vaguaient au haſard par les rues.

Soudain Lamme dit :

— Martin Van den Ende, interrogé par moi s’il avait vu une femme pareille à la mienne — je lui fis sa mignonne pourtraiture, — m’a dit qu’il y avait chez la Stevenyne, chauſſée de Bruges, à l’Arc-en- Ciel, hors de la ville, un grand nombre de femmes qui se réuniſſaient tous les soirs. J’y vais de ce pas.

— Je te retrouverai tout à l’heure, dit Ulenſpiegel. Je veux viſiter la ville ; si je rencontre ta femme, je te l’enverrai tantôt. Tu sais que le baes t’a recommandé de te taire, si tu tiens à ta peau.

— Je me tairai, dit Lamme.

Ulenſpiegel vaguant à l’aiſe, le soleil se coucha, & le jour tombant rapidement, Ulenſpiegel arriva dans la Pierpot-Straetje, qui eſt la ruelle du Pot-de-Pierre. Là, il entendit jouer de la viole mélodieuſement ; s’approchant, il vit de loin une forme blanche l’appelant, le fuyant & jouant de la viole. Et elle chantait comme un séraphin une chanſon douce & lente, s’arrêtant, se retournant, l’appelant & fuyant toujours.

Mais Ulenſpiegel courait vite ; il l’atteignit & allait lui parler, quand elle lui mit sur la bouche une main de benjoin parfumée.

— Es-tu manant ou noble homme ? dit-elle.

— Je suis Ulenſpiegel.

— Es-tu riche ?

— Aſſez pour payer un grand plaiſir, pas aſſez pour racheter mon âme.

— N’as-tu point de chevaux, que tu vas à pied ?

— J’avais un âne, dit Ulenſpiegel, mais je l’ai laiſſé à l’écurie.

— Comment es-tu seul sans ami, dans une ville étrangère ?

— Parce que mon ami vague de son côté, comme moi du mien, mignonne curieuſe.

— Je ne suis point curieuſe, dit-elle. Eſt-il riche, ton ami ?

— En graiſſe, dit Ulenſpiegel. Finiras-tu bientôt de me queſtionner ?

— J’ai fini, dit-elle, laiſſe-moi maintenant.

— Te laiſſer ? dit-il ; autant vaudrait dire à Lamme, quand il a faim, de laiſſer là un plat d’ortolans. Je veux manger de toi.

— Tu ne m’as pas vue, dit-elle. Et elle ouvrit une lanterne qui luit soudain, éclairant son viſage.

— Tu es belle, dit Ulenſpiegel. Ho ! la peau dorée, les doux yeux, la bouche rouge, le corps mignon ! Tout sera pour moi.

— Tout, dit-elle.

Elle le mena chez la Stevenyne, chauſſée de Bruges, à l’Arc-en-Ciel, (in den Reghen-boogh). Ulenſpiegel vit là un grand nombre de filles portant au bras des rouelles de couleur différente de celle de leur robe de futaine.

Celle-ci avait une rouelle de drap d’argent sur une robe de toile d’or. Et toutes les filles la regardaient jalouſes. En entrant, elle fit un signe à la baeſine, mais Ulenſpiegel ne le vit point : ils s’aſſirent à deux & burent.

— Sais-tu, dit-elle, que quiconque m’a aimée eſt à moi pour toujours ?

— Belle gouge parfumée, dit Ulenſpiegel, ce me serait délicieux feſtin que de manger toujours de ta viande.

Soudain il aperçut Lamme en un coin, ayant devant lui une petite table, une chandelle, un jambon, un pot de bière, & ne sachant comment diſputer son jambon & sa bière à deux filles qui voulaient à toute force manger & boire avec lui.

Quand Lamme aperçut Ulenſpiegel, il se dreſſa debout & sauta de trois pieds en l’air, s’écriant :

— Béni soit Dieu, qui me rend mon ami Ulenſpiegel ! À boire, baeſine !

Ulenſpiegel, tirant sa bourſe, dit :

— À boire juſqu’à la fin de ceci.

Et il faiſait sonner ses carolus.

— Vive Dieu ! dit Lamme, lui prenant subtilement la bourſe dans les mains, c’eſt moi qui paie & non toi ; cette bourſe eſt mienne.

Ulenſpiegel voulut de force lui reprendre sa bourſe, mais Lamme la tenait bien. Comme ils s’entre-battaient l’un pour la garder, l’autre pour la reprendre, Lamme, parlant par saccades, dit tout bas à Ulenſpiegel :

— Écoute : Happe-chair céans… quatre… petite salle avec trois filles… Deux dehors pour toi, pour moi… Voulu sortir… empêché… La gouge brocart eſpionne… Eſpionne Stevenyne !

Tandis qu’ils s’entre-battaient, Ulenſpiegel écoutant bien, s’écriait :

— Rends-moi ma bourſe, vaurien !

— Tu ne l’auras point, diſait Lamme.

Et ils se prenaient au cou, aux épaules, se roulant par terre pendant que Lamme donnait son bon avis à Ulenſpiegel.

Soudain le baes de l’Abeille entra suivi de sept hommes qu’il semblait ne connaître point. Il chanta comme le coq, & Ulenſpiegel siffla comme l’alouette. Voyant Ulenſpiegel & Lamme s’entre-battant, le baes parla :

— Quels sont ces deux-là ? demanda-t-il à la Stevenyne.

La Stevenyne répondit :

— Des vauriens que l’on ferait mieux de séparer que de les laiſſer ici mener si grand vacarme avant d’aller à la potence.

— Qu’il oſe nous séparer, dit Ulenſpiegel, & nous lui ferons manger le carrelage.

— Oui, nous lui ferons manger le carrelage, dit Lamme.

— Le baes sauveur, dit Ulenſpiegel à l’oreille de Lamme.

Sur ce, le baes, devinant quelque myſtère, se rua dans leur bataille tête baiſſée. Lamme lui coula en l’oreille ces mots :

— Toi sauveur ? Comment ?

Le baes fit semblant de secouer Ulenſpiegel par les oreilles & lui diſait tout bas :

— Sept pour toi… hommes forts bouchers… M’en aller… trop connu en ville… Moi parti, ’t is van te beven de klinkaert… Tout caſſer…

— Oui, dit Ulenſpiegel, se relevant & lui baillant un coup de pied.

Le baes le frappa à son tour. Et Ulenſpiegel lui dit :

— Tu tapes dru, mon bedon.

— Comme grêle, dit le baes, en saiſiſſant preſtement la bourſe de Lamme & la rendant à Ulenſpiegel.

— Coquin, dit-il, paie-moi à boire maintenant que tu es rentré dans ton bien.

— Tu boiras, vaurien scandaleux, répondit Ulenſpiegel.

— Voyez comme il eſt inſolent, dit la Stevenyne.

— Autant que tu es belle, mignonne, répondit Ulenſpiegel.

Or, la Stevenyne avait bien soixante ans & un viſage comme une nèfle, mais tout jaune de bilieuſe colère. Au milieu était un nez pareil à un bec de hibou. Ses yeux étaient yeux d’avare sans amour. Deux longs crochets sortaient de sa bouche maigre. Et elle avait une grande tache de lie de vin sur la joue gauche.

Les filles riaient se gauſſant d’elle & diſant :

— Mignonne, mignonne, donne-lui à boire. — Il t’embraſſera. — Y a-t-il longtemps que tu fis tes premières noces ? — Prends garde, Ulenſpiegel, elle te veut manger. — Vois ses yeux, ils brillent, non de haine, mais d’amour. — On dirait qu’elle te va mordre juſqu’au trépaſſement. — N’aie point de peur. — C’eſt ainſi que font toutes femmes amoureuſes. — Elle ne veut que ton bien. — Vois comme elle eſt en belle humeur de rire.

Et de fait, la Stevenyne riait & clignait de l’œil à Gilline, la gouge à robe de brocart.

Le baes but, paya & partit. Les sept bouchers faiſaient des grimaces d’intelligence aux happe-chair & à la Stevenyne.

L’un d’eux indiqua du geſte qu’il tenait Ulenſpiegel pour un niais & l’allait trupher très bien. Il lui dit à l’oreille, tirant la langue moqueuſement du côté de la Stevenyne qui riait montrant ses crocs :

’T is van te beven de klinkaert. (Il eſt temps de faire grincer les verres.)

Puis, tout haut, & montrant les happe-chair :

— Gentil réformé, nous sommes tous avec toi ; paie-nous à boire & à manger.

Et la Stevenyne riait d’aiſe & tirait auſſi la langue à Ulenſpiegel quand celui-ci lui tournait le dos. Et la Gilline, à la robe de brocart, tirait la langue pareillement.

Et les filles diſaient tout bas : « Voyez l’eſpionne qui, par sa beauté, mena à la cruelle torture, & à la mort plus cruelle, plus de vingt-sept réformés, Gilline se pâme d’aiſe en songeant à la récompenſe de sa délation, — les cent premiers florins carolus sur la succeſſion des victimes. Mais elle ne rit point, songeant qu’il lui faudrait les partager avec la Stevenyne. »

Et tous, happe-chair, bouchers & filles, tiraient la langue pour se gauſſer d’Ulenſpiegel. Et Lamme suait de groſſes gouttes, & il était rouge de colère comme la crête d’un coq, mais il ne voulait point parler.

— Paye-nous à boire & à manger, dirent les bouchers & les happe-chair.

— Adoncques, dit Ulenſpiegel faiſant sonner de nouveau ses carolus, baille-nous à boire & à manger, ô mignonne Stevenyne, à boire dans des verres qui sonnent.

Sur ce, les filles de rire de nouveau & la Stevenyne de pouſſer ses crochets.

Elle alla toutefois à la cuiſine & à la cave, elle en rapporta du jambon, des sauciſſons, des omelettes aux boudins noirs & des verres sonnants, ainſi nommés parce qu’ils étaient montés sur pied & sonnaient comme carillon lorſqu’on les choquait.

Ulenſpiegel alors dit :

— Que celui qui a faim mange, que celui qui a soif boive !

Les happe-chair, les filles, les bouchers, Gilline & la Stevenyne applaudirent des pieds & des mains à ce diſcours. Puis chacun se place de son mieux, Ulenſpiegel, Lamme & les sept bouchers à la table d’honneur, les happe-chair & les filles à deux petites tables. Et l’on but & mangea avec un grand fracas de mâchoires, voire même les deux happe-chair qui étaient dehors, & que leurs camarades firent entrer pour prendre part au feſtin. Et l’on voyait sortir de leurs gibecières des cordes & des chaînettes.

La Sevenyne alors tirant la langue & ricaſſant dit :

— Nul ne sortira qu’il ne m’ait payé.

Et elle alla fermer toutes les portes, dont elle mit les clefs dans ses poches.

Gilline, levant le verre, dit :

— L’oiſeau eſt en cage, buvons.

Sur ce, deux filles nommées Gena & Margot lui dirent :

— En eſt-ce encore un que tu vas faire mettre à mort, méchante femme ?

— Je ne sais, dit Gilline, buvons.


LA GILLINE



Mais les filles ne voulurent point boire avec elle.

Et Gilline prit la viole & chanta en français :

Au son de la viole,
Je chante nuit & jour ;
Je suis la fille-folle,
La vendeuſe d’amour.

Aſtarté de mes hanches
Fit les lignes de feu ;
J’ai les épaules blanches,
Et mon beau corps eſt Dieu.

Qu’on vide l’eſcarcelle
Aux carolus brillants :
Que l’or fauve ruiſſelle
À flots sous mes pieds blancs.

Je suis la fille d’Ève,
Et de Satan vainqueur,
Si beau que soit ton rêve,
Cherche-le dans mon cœur.

Je suis froide ou brûlante,
Tendre au doux nonchaloir ;
Tiède, éperdue, ardente,
Mon homme, à ton vouloir.

Vois, je vends tout : mes charmes,
Mon âme & mes yeux bleus ;
Bonheur, rires & larmes,
Et la Mort si tu veux.

Au son de la viole,
Je chante nuit & jour ;
Je suis la fille-folle,
La vendeuſe d’amour.

Et chantant sa chanſon, la Gilline était si belle, si suave & mignonne, que tous les hommes, happe-chair, bouchers, Lamme & Ulenſpiegel étaient là, muets, attendris, souriant, domptés par le charme.

Tout à coup, éclatant de rire, la Gilline dit, regardant Ulenſpiegel :

— C’eſt comme cela qu’on met les oiſeaux en cage.

Et son charme fut rompu.

Ulenſpiegel, Lamme & les bouchers s’entre-regardèrent :

— Or ça, me payerez-vous ? dit la Stevenyne, me payerez-vous, meſſire Ulenſpiegel, qui faites si bonne graiſſe de la viande de prédicants ?

Lamme voulut parler, mais Ulenſpiegel le fit taire, & parlant à la Stevenyne :

— Nous ne payerons point d’avance, dit-il.

— Je me payerai donc après sur ton héritage, fit la Stevenyne.

— Les goules vivent de cadavres, répondit Ulenſpiegel.

— Oui, dit l’un des happe-chair, ces deux-là ont pris l’argent des prédicants ; plus de trois cents florins carolus. C’eſt un beau denier pour la Gilline.

Celle-ci chantait :

Cherche ailleurs de tels charmes,
Prends tout, mon amoureux,
Plaiſirs, baiſers & larmes,
Et la Mort si tu veux.

Puis, ricaſſant, elle dit :

— Buvons !

— Buvons ! dirent les happe-chair.

— Vive Dieu ! dit la Stevenyne, buvons ! les portes sont fermées, les fenêtres ont de forts barreaux, les oiſeaux sont en cage ; buvons !

— Buvons ! dit Ulenſpiegel.

— Buvons ! dit Lamme.

— Buvons ! dirent les sept.

— Buvons ! dirent les happe-chair.

— Buvons ! dit la Gilline, faiſant chanter sa viole Je suis belle, buvons ! Je prendrai l’archange Gabriel aux filets de ma chanſon.

— À boire donc, dit Ulenſpiegel, du vin pour couronner la fête, & du meilleur ; je veux qu’il y ait une goutte de feu liquide à chaque poil de nos corps altérés.

— Buvons ! dit la Gilline ; encore vingt goujons comme toi, & les brochets ceſſeront de chanter.

La Stevenyne apporta du vin. Tous étaient aſſis, buvant & bouffant, les happe-chair & les filles enſemble. Les sept, aſſis à la table d’Ulenſpiegel & de Lamme, jetaient de leur table à celle des filles des jambons, des sauciſſons, des omelettes & des bouteilles, qu’elles prenaient au vol comme des carpes happant des mouches au-deſſus d’un étang. Et la Stevenyne riait pouſſant ses crocs & montrant des paquets de chandelles de cinq à la livre, qui se balançaient au-deſſus du comptoir. C’étaient les chandelles des filles. Puis elle dit à Ulenſpiegel :

— Quand on va au bûcher, on y porte un cierge de suif ; en veux-tu un dès à préſent ?

— Buvons ! dit Ulenſpiegel.

— Buvons ! dirent les sept.

La Gilline dit :

— Ulenſpiegel a les yeux brillants comme un cygne qui va trépaſſer.

— Si on les donnait à manger aux cochons ? dit la Stevenyne.

— Ce leur serait feſtin de lanternes : buvons ! dit Ulenſpiegel.

— Aimerais-tu, dit la Stevenyne, qu’étant échafaudé on te perçât la langue d’un fer rouge ?

— Elle en serait meilleure pour siffler : buvons ! répondit Ulenſpiegel.

— Tu parlerais moins si tu étais pendu, dit la Stevenyne, & ta mignonne te viendrait contempler.

— Oui, dit Ulenſpiegel, mais je pèſerais davantage & tomberais sur son muſeau gracieux : buvons !

— Que dirais-tu si tu étais fuſtige, marqué au front & à l’épaule ?

— Je dirais qu’on s’eſt trompé de viande, répondit Ulenſpiegel, & qu’au lieu de rôtir la truie Stevenyne, on a échaudé le pourceau Ulenſpiegel : buvons !

— Puiſque tu n’aimes rien de cela, dit la Stevenyne, tu seras mené sur les navires du roi, & là condamné à être écartelé à quatre galères.

— Alors, dit Ulenſpiegel, les requins auront mes quatre membres, & tu mangeras ce dont ils ne voudront pas : buvons !

— Que ne manges-tu, dit-elle, une de ces chandelles ; elles te serviraient en enfer à éclairer ton éternelle damnation.

— Je vois aſſez clair pour contempler ton groin lumineux, ô truie mal échaudée : buvons ! dit Ulenſpiegel.

Soudain il frappa du pied de son verre sur la table, en imitant avec les mains le bruit que fait un tapiſſier battant en meſure la laine des matelas sur un lit de bâtons, mais tout coîment & diſant :

’T is (tijdt) van te beven de klinkaert ! Il eſt temps de faire frémir le — clinqueur, — le verre qui réſonne.

C’eſt en Flandre le signal de fâcherie de buveurs & de saccagement des maiſons à lanterne rouge.

Ulenſpiegel but, puis fit trembler le verre sur la table en diſant :

’T is van te beven de klinkaert.

Et les sept l’imitèrent.

Tous se tenaient cois : la Gilline devint pâle, la Stevenyne parut étonnée. Les happe-chair diſaient :

— Les sept sont-ils avec eux ?

Mais les bouchers, clignant de l’œil, les raſſuraient, tout en diſant sans ceſſe & de plus en plus haut avec Ulenſpiegel :

’T is van te beven de klinkaert ; ’t is van te beven de klinkaert.

La Stevenyne buvait pour se donner courage.

Ulenſpiegel alors frappa du poing sur la table, dans la meſure des tapiſſiers battant les matelas ; les sept firent comme lui ; verres, cruches, écuelles, pintes & gobelets entrèrent en danſe lentement, se renverſant, se caſſant, se relevant d’un côté pour tomber de l’autre ; & toujours retentiſſait plus menaçant, grave, guerrier & monotone : « ’T is van te beven de klinkaert. »

— Hélas ! dit la Stevenyne, ils vont tout caſſer ici.

Et de peur, ses deux crocs lui sortirent plus longs hors de la bouche.

Et le sang, de fureur & de colère, s’allumait en l’âme des sept & en celle de Lamme & d’Ulenſpiegel.

Alors, sans ceſſer le chant monotone & menaçant, tous ceux de la table d’Ulenſpiegel prirent leurs verres, & les caſſant sur la table en meſure, ils chevauchèrent les chaiſes en tirant leurs coutelas. Et ils menaient si grand bruit de leur chanſon, que toutes les vitres de la maiſon tremblaient. Puis, comme une ronde de diables affolés, ils firent le tour de la salle & de toutes les tables, diſant sans ceſſe : « ’T is van te beven de klinkaert. »

Et les happe-chair alors se levèrent tremblant de peur, prirent leurs chaînes & cordelettes. Mais les bouchers, Ulenſpiegel & Lamme, remettant leurs coutelas dans les gaines, se levèrent, saiſirent leurs chaiſes, &, les brandiſſant comme des bâtons, ils coururent alertes par la chambre, frappant à droite & à gauche, n’épargnant que les filles, caſſant tout le reſte, meubles, vitres, bahuts, vaiſſelle, pintes, écuelles, verres & flacons, frappant les happe-chair sans pitié, & chantant toujours sur la meſure du bruit du tapiſſier battant les matelas : ’T is van te beven de klinkaert, ’T is van te beven de klinkaert, tandis qu’Ulenſpiegel avait baillé un coup de poing à la Stevenyne sur le muffle, lui avait pris les clefs dans sa gibecière, & lui faiſait de force manger ses chandelles.

La belle Gilline, grattant les portes, volets, vitres, feneſtrage de ses ongles, semblait vouloir paſſer à travers tout, comme une chatte peureuſe. Puis, toute blême, elle s’accroupit en un coin, les yeux hagards, montrant les dents, & tenant sa viole comme si elle l’eût dû protéger.

Les sept & Lamme diſant aux filles : « Nous ne vous ferons nul mal, » garrottaient, avec leur aide, de chaînettes & de cordes, les happe-chair tremblants dans leurs chauſſes, & n’oſant réſister, car ils sentaient que les bouchers, choiſis parmi les plus forts par le baes de l’Abeille, les euſſent taillés en morceaux de leurs coutelas.

À chaque chandelle qu’il faiſait manger à la Stevenyne, Ulenſpiegel diſait :

— Celle-ci eſt pour la pendaiſon ; celle-là pour la fuſtigation ; cette autre pour la marque ; cette quatrième pour ma langue trouée ; ces deux excellentes & bien graſſes pour les navires du roi & l’écartèlement à quatre galères ; celle-ci pour ton repaire d’eſpions ; celle-là pour ta gouge à la robe de brocart, & toutes ces autres pour mon plaiſir.

Et les filles riaient de voir la Stevenyne éternuant de colère & voulant cracher ses chandelles. Mais en vain, car elle en avait la bouche trop pleine.

Ulenſpiegel, Lamme & les sept ne ceſſaient de chanter en meſure : ’T is van te beven de klinkaert.

Puis Ulenſpiegel ceſſa, leur faiſant signe de murmurer doucement le refrain. Ils le firent pendant qu’il tint aux happe-chair & aux filles ce propos :

— Si quelqu’un de vous crie à l’aide, il sera occis incontinent.

— Occis ! dirent les bouchers.

— Nous nous tairons, dirent les filles, ne nous fais point de mal, Ulenſpiegel.

Mais la Gilline, accroupie en son coin, les yeux hors de la tête, les dents hors la bouche, ne savait point parler & serrait contre elle sa viole.

Et les sept murmuraient toujours : ’T is van te beven de klinkaert ! en meſure.

La Stevenyne, montrant les chandelles qu’elle avait en la bouche, faiſait signe qu’elle se tairait pareillement, les happe-chair le promirent comme elle.

Ulenſpiegel continuant son propos :

— Vous êtes ici, dit-il, en notre puiſſance, la nuit eſt tombée noire, nous sommes près de la Lys où l’on se noie facilement quand on vous pouſſe. Les portes de Courtrai sont fermées. Si les gardes de nuit ont entendu le vacarme, ils ne bougeront point, étant trop pareſſeux & croyant que ce sont de bons Flamands qui, buvant, chantent joyeuſement au son des pintes & flacons. Adoncques tenez-vous cois & coîtes devant vos maîtres.

Puis, parlant aux sept :

— Vous allez vers Peteghem trouver les Gueux.

— Nous nous y sommes préparés à la nouvelle de ta venue.

— De là vous irez vers la mer.

— Oui, dirent-ils.

— Connaiſſez-vous parmi ces happe-chair un ou deux que l’on puiſſe relâcher pour nous servir ?

— Deux, dirent-ils, Niklaes & Joos, qui ne pourſuivent jamais les pauvres réformés.

— Nous sommes fidèles ! dirent Niklaes & Joos.

Ulenſpiegel dit alors :

— Voici pour vous vingt florins carolus, deux fois plus que vous n’auriez eu si vous aviez reçu le prix infâme de dénonciation.

Soudain les cinq autres s’écrièrent :

— Vingt florins ! Nous servons le prince pour vingt florins. Le roi paye mal. Donnes-en la moitié à chacun de nous, nous dirons au juge tout ce que tu voudras.

Les bouchers & Lamme murmuraient sourdement :

’T is van te beven de klinkaert ; ’t is van te beven de klinkaert.

— Afin que vous ne parliez point trop, dit Ulenſpiegel, les sept vous mèneront garrottés juſqu’à Peteghem, chez les Gueux. Vous aurez dix florins quand vous serez sur la mer, nous serons certains juſque-là que la cuiſine du camp vous tiendra fidèles au pain & à la soupe. Si vous êtes vaillants, vous aurez votre part du butin. Si vous tentez de déſerter, vous serez pendus. Si vous vous échappez, évitant ainſi la corde, vous trouverez le couteau.

— Nous servons qui nous paye, dirent-ils.

’T is van te beven de klinkaert ! ’T is van te beven de klinkaert ! diſaient Lamme & les sept en frappant sur les tables avec des teſſons de pots & de verres briſés.

— Vous mènerez pareillement avec vous, dit Ulenſpiegel, la Gilline, la Stevenyne & les trois gouges. Si l’une d’elles veut vous échappez, vous la coudrez en un sac & la jetterez à la rivière.

— Il ne m’a point tuée, dit la Gilline, sautant de son coin & brandiſſant en l’air sa viole. Et elle chanta :

Sanglant était mon rêve,
Le rêve de mon cœur :
Je suis la fille d’Êve
Et de Satan vainqueur.

La Stevenyne & les autres faiſaient mine de pleurer.

— Ne craignez rien, mignonnes, dit Ulenſpiegel, vous êtes si suaves & douces, que l’on aimera, feſtoyera & careſſera partout. À chaque priſe de guerre vous aurez votre part de butin.

— On ne me donnera rien à moi, qui suis vieille, pleura la Stevenyne.

— Un sou par jour, crocodile, dit Ulenſpiegel, car tu seras serve de ces quatre belles filles, tu laveras leurs cottes, draps & chemiſes.

— Moi, seigneur Dieu ! dit-elle.

Ulenſpiegel répondit :

— Tu les as longtemps gouvernées, vivant du profit de leurs corps & les laiſſant pauvres & affamées. Tu peux geindre & braire, il en sera comme je l’ai dit.

Sur ce les quatre filles de rire & de se moquer de la Stevenyne, & de lui dire en tirant la langue :

— À chacun son tour en ce monde. Qui l’aurait dit de Stevenyne l’avare ? Elle travaillera pour nous comme serve. Béni soit le seigneur Ulenſpiegel !

Ulenſpiegel dit alors aux bouchers & à Lamme :

— Videz les caves à vin, prenez l’argent ; il servira à l’entretien de la Stevenyne & des quatre filles.

— Elle grince les dents, la Stevenyne, l’avare, dirent les filles. Tu fus dure, on l’eſt pareillement pour toi. Béni soit le seigneur Ulenſpiegel !

Puis les trois se tournèrent vers la Gilline :

— Tu étais sa fille, son gagne-pain, tu partageais avec elle le fruit de l’infâme eſpionnage. Oſeras-tu bien encore nous frapper & nous injurier, avec ta robe de brocart ? Tu nous mépriſais parce que nous ne portions que de la futaine. Tu n’es vêtue si richement que du sang des victimes. Ôtons-lui sa robe afin qu’elle soit ainſi pareille à nous.

— Je ne le veux point, dit Ulenſpiegel.

Et la Gilline, lui sautant au cou, dit :

— Béni sois-tu, qui ne m’as point tuée & ne me veux point laide !

Et les filles jalouſes regardaient Ulenſpiegel & diſaient :

— Il eſt affolé d’elle comme tous.

La Gilline chantait sur sa viole.

Les sept partirent vers Peteghem, menant les happe-chair & les filles le long de la Lys. Cheminant ils murmuraient :

’T is van te beven de klinkaert ! ’T is van te beven de klinkaert !

Au jour levant, ils vinrent au camp, chantèrent comme l’alouette, & le clairon du coq leur répondit. Les filles & les happe-chair furent gardés de près. Toutefois, le troiſième jour, à midi, la Gilline fut trouvée morte, le cœur percé d’une grande aiguille. La Stevenyne fut accuſée par les trois filles & conduite devant le capitaine de bande, ses dizeniers & sergents conſtitués en tribunal. Là, sans qu’il la fallût mettre à la torture, elle avoua qu’elle avait tué la Gilline par jalouſie de sa beauté & fureur de ce que la gouge la traitât comme serve sans pitié. Et la Stevenyne fut pendue, puis enterrée dans le bois.

La Gilline auſſi fut enterrée, & l’on dit les prières des morts sur son corps mignon.

Cependant les deux happe-chair patrocinés par Ulenſpiegel étaient allés devant le châtelain de Courtray, car les bruits, vacarmes & pillages faits dans la maiſon de la Stevenyne devaient être punis par le dit châtelain, la maiſon de la Stevenyne se trouvant dans la châtellenie, hors de la juridiction de la ville de Courtray. Après avoir raconté au seigneur châtelain ce qui s’était paſſé, ils lui dirent avec grande conviction & humble sincérité de langage :

— Les meurtriers des prédicants ne sont point du tout Ulenſpiegel & son féal & bien-aimé Lamme Goedzak, qui ne sont venus à l’Arc-en-Ciel que pour leur délaſſement ! Ils ont même des paſſes du duc, & nous les avons vues. Les vrais coupables sont deux marchands de Gand, l’un maigre & l’autre très-gras, qui s’en furent vers le pays de France après avoir tout caſſé chez la Stevenyne, l’emmenant avec ses quatre filles, pour leur ébattement. Nous les euſſions bien happés au croc, mais il y avait là sept bouchers des plus forts de la ville qui ont pris leur parti. Ils nous ont tous garrottés, & ne nous ont lâchés que quand ils étaient bien loin sur la terre de France. Et voici les marques des cordes. Les quatre autres happe-chair sont à leurs chauſſes, attendant du renfort pour mettre la main sur eux.

Le châtelain leur donna à chacun deux carolus & un habit neuf pour leurs loyaux services.

Il écrivit enſuite au conſeil de Flandre, au tribunal des échevins de Courtray & à d’autres cours de juſtice pour leur annoncer que les vrais meurtriers avaient été découverts.

Et il leur détailla l’aventure tout au long.

Ce dont frémirent ceux du conſeil de Flandre & des autres cours de juſtice.

Et le châtelain fut grandement loué de sa perſpicacité.

Et Ulenſpiegel & Lamme cheminaient paiſiblement sur la route de Peteghem à Gand, le long de la Lys, déſirant arriver à Bruges, où Lamme eſpérait trouver sa femme & à Damme où Ulenſpiegel, tout songeur, eût déjà voulu être pour voir Nele qui, dolente, vivait auprès de Katheline, l’affolée.


XXXVI


Depuis longtemps, au pays de Damme & dans les environs, avaient été commis pluſieurs crimes abominables. Fillettes, jeunes gars, hommes vieux, que l’on savait s’en être allés chargés d’argent vers Bruges, Gand ou quelque autre ville ou village de Flandre, furent trouvés morts, nus comme des vers & mordus à la nuque par des dents si longues & si aiguës que l’os du cou était caſſé à tous.

Les médecins & chirurgiens-barbiers déclarèrent que ces dents étaient celles d’un grand loup. « Des larrons, diſaient-ils, étaient venus sans doute, après le loup, & avaient dépouillé les victimes. »

Nonobſtant toutes recherches, nul ne put découvrir quels étaient les larrons. Bientôt le loup fut oublié.

Pluſieurs notables bourgeois, qui s’étaient mis fièrement en route sans eſcorte, diſparurent sans que l’on sût ce qu’ils étaient devenus, sauf parfois que quelque manant, allant au matin pour labourer la terre, trouvait des traces de loup dans son champ, tandis que son chien, creuſant de ses pattes les sillons, mettait au jour un pauvre corps mort & portant les dents de loup marquées sur la nuque ou sous l’oreille, & maintes fois auſſi à la jambe & toujours par derrière. Et toujours auſſi l’os du cou & de la jambe était briſé.

Le payſan, peureux, allait tout soudain donner avis au bailli qui venait avec le greffier criminel, deux échevins & deux chirurgiens au lieu où giſait le corps de l’occis. L’ayant viſité diligemment & soigneuſement, ayant parfois, quand le viſage n’était point mangé par les vers, reconnu sa qualité, voire son nom & lignage, ils s’étonnaient toutefois que le loup, qui tue par faim, n’eût point enlevé de morceau du mort.

Et ceux de Damme furent bien effrayés, & nul n’oſait plus sortir la nuit sans eſcorte.

Or il advint que pluſieurs vaillants soudards furent envoyés à la recherche du loup, avec ordre de le chercher, de jour & de nuit, dans les dunes, le long de la mer.

Ils étaient alors près de Heyſt, dans les grandes dunes. La nuit était venue. L’un d’eux, confiant en sa force, voulut les quitter pour aller seul à la recherche, armé d’une arquebuſe. Les autres le laiſſèrent faire, certains que, vaillant & armé comme il l’était, il tuerait le loup si celui-ci oſait se montrer.

Leur compagnon étant parti, ils allumèrent du feu & jouèrent aux dés en buvant à même à leurs flacons de brandevin.

Et de temps en temps ils criaient :

— Or ça, camarade, reviens ; le loup a peur ; viens boire !

Mais il ne répondait point.

Soudain, entendant un grand cri comme d’un homme qui meurt, ils coururent du côté où le cri était parti, diſant :

— Tiens bon, nous venons à la reſcouſſe.

Mais ils furent longtemps avant de trouver leur camarade, car les uns diſaient que le cri était venu de la vallée, & les autres de la plus haute dune.

Enfin, ayant bien fouillé dune & vallée avec leurs lanternes, ils trouvèrent leur compagnon mordu à la jambe & au bras, par derrière, & le cou briſé comme les autres victimes.

Couché sur le dos, il tenait son épée dans sa main criſpée ; son arquebuſe giſait sur le sable. À côté de lui étaient trois doigts coupés, qu’ils emportèrent & qui n’étaient point les siens. Son eſcarcelle avait été enlevée.

Ils prirent sur leurs épaules le cadavre de leur compagnon, sa bonne épée & sa vaillante arquebuſe, &, dolents & colères, ils portèrent le corps bailliage où le bailli le reçut en la compagnie du greffier criminel, de deux échevins & de deux chirurgiens.

Les doigts coupés furent examinés & reconnus pour être des doigts de vieillard, lequel n’était manouvrier en aucun métier, car les doigts étaient effilés & les ongles en étaient longs comme ceux des hommes de robe ou d’égliſe.

Le lendemain, le bailli, les échevins, le greffier, les chirurgiens & les soudards allèrent à la place où avait été mordu le pauvre mort & virent qu’il y avait des gouttes de sang sur les herbes & des pas qui allaient juſqu’à la mer où ils s’arrêtaient.


XXXVII


C’était au temps des raiſins mûrs, au mois du vin, le quatrième jour, quand en la ville de Bruxelles on jette, du haut de la tour Saint-Nicolas, après la grand’meſſe des sacs de noix au peuple.

À la nuit, Nele fut éveillée par des cris venant de la rue. Elle chercha Katheline dans la chambre & ne la trouva point. Elle courut en bas & ouvrit la porte, & Katheline entra diſant :

— Sauve-moi ! sauve-moi ! Le loup ! le loup !

Et Nele entendit dans la campagne de lointains hurlements. Tremblante, elle alluma tous les cierges, lampes & chandelles.

— Qu’eſt-il advenu, Katheline ? diſait-elle en la serrant dans ses bras.

Katheline s’aſſit, les yeux hagards, & dit, regardant les chandelles :

— C’eſt le soleil, il chaſſe les mauvais eſprits. Le loup, le loup hurle dans la campagne.

— Mais, dit Nele, pourquoi es-tu sortie de ton lit où tu avais chaud, pour aller prendre la fièvre dans les nuits humides de septembre ?

Et Katheline dit :

— Hanſke a crié cette nuit comme l’orfraie & j’ai ouvert la porte. Et il m’a dit : « Prends le breuvage de viſion », & j’ai bu. Hanſke eſt beau. Ôtez le feu. Alors, il m’a conduite près du canal & m’a dit : « Katheline, je te rendrai les sept cents carolus, tu les donneras à Ulenſpiegel, fils de Claes. En voici deux pour t’acheter une robe ; tu en auras mille bientôt. » « Mille, dis-je, mon aimé, je serai riche alors. » « Tu les auras, dit-il. Mais n’en eſt-il point à Damme qui, femmes ou filles, sont maintenant auſſi riches que tu le seras ? » « Je ne sais point, répondis-je. » Mais je ne voulais point dire leurs noms de peur qu’il ne les aimât. Il me dit alors : « Informe-toi & dis-moi leurs noms quand je reviendrai. »

L’air était froid, le brouillard gliſſait sur les prairies, les ramilles sèches tombaient des arbres sur le chemin. Et la lune brillait, & il y avait des feux sur l’eau du canal. Hanſke me dit : « C’eſt la nuit des loups-garous ; toutes les âmes coupables sortent de l’enfer. Il faut faire trois signes de croix de la main gauche & crier : Sel ! sel ! sel ! qui eſt emblème d’immortalité ; & ils ne te feront point de mal. » Et je dis : « je ferai ce que tu veux, Hanſke, mon mignon. » Il m’embraſſa diſant : « Tu es ma femme ». « Oui, » diſais-je. Et à sa douce parole, un bonheur céleſte gliſſait sur mon corps comme un baume. Il me couronna de roſes & me dit : « Tu es belle ». Et je lui dis : « Tu es beau auſſi, Hanſke, mon mignon, en tes fins habits de velours vert à paſſements d’or avec ta longue plume d’autruche qui flotte à ta toque, & avec ta face pâle comme le feu des vagues de la mer. Et si les filles de Damme te voyaient, elles courraient toutes après toi, te demandant ton cœur ; mais il ne faut le donner qu’à moi, Hanſke. » Il dit : « Tâche de savoir quelles sont les plus riches, leur fortune sera pour toi. » Puis il s’en fut, me laiſſant après m’avoir défendu de le suivre.

« Je reſtai là, faiſant sonner dans ma main les deux carolus, toute friſſante & tranſie, à cauſe du brouillard, quand je vis sortir d’une berge, graviſſant le talus, un loup qui avait la face verte & de longs roſeaux dans son poil blanc. Je criai : Sel ! sel ! sel ! faiſant le signe de la croix, mais il ne parut point en avoir peur. Et je courus de toutes mes forces moi criant, lui hurlant, & j’entendis le bruit sec de ses dents près de moi, & une fois si près de mon épaule que je crus qu’il m’allait saiſir. Mais je courais plus vite que lui. Par grand bonheur, je rencontrai au coin de la rue du Héron la veille-de-nuit avec sa lanterne. « Le loup ! le loup ! » criai-je « N’aie point peur, me dit la veille-de-nuit, je te vais ramener chez toi, Katheline, l’affolée. » Et je sentis que sa main, qui me tenait, tremblait. Et il avait peur pareillement.

— Mais il a repris courage, dit Nele. L’entends-tu maintenant chanter, traînant sa voix : De clock is tien, tien aen de clock : Il eſt dix heures à la cloche, à la cloche dix heures ! Et il fait grincer sa crécelle.


LE LOUP GAROU



— Ôtez le feu, diſait Katheline, la tête brûle. Reviens, Hanſke, mon mignon.

Et Nele regardait Katheline ; & elle priait Notre Dame la Vierge d’ôter de sa tête le feu de folie ; & elle pleura sur elle.


XXXVIII


À Bellem, sur les bords du canal de Bruges, Ulenſpiegel & Lamme rencontrèrent un cavalier portant au feutre trois plumes de coq & chevauchant à toute bride vers Gand. Ulenſpiegel chanta comme l’alouette & le cavalier, s’arrêtant, répondit par le clairon de Chanteclair.

— Apportes-tu des nouvelles, cavalier impétueux ? répondit Ulenſpiegel.

— Nouvelles grandes, dit le cavalier. Sur l’avis de M. de Châtillon, qui eſt, au pays de France, l’amiral de la mer, le prince de liberté a donné des commiſſions pour équiper des navires de guerre, outre ceux qui sont déjà armés à Emden & dans l’Ooſt-Friſe. Les vaillants hommes qui ont reçu ces commiſſions sont Adrien de Berghes, sieur de Dolhain ; son frère Louis de Hainaut ; le baron de Montfaucon ; le sieur Louis de Brederode ; Albert d’Egmont, fils du décapité & non pas traître comme son frère ; Berthel Enthens de Mentheda, le Friſon ; Adrien Menningh, Hembyſe, le fougueux & orgueilleux Gantois, & Jan Brock.

Le prince a donné tout son avoir, plus de cinquante mille florins.

— J’en ai cinq cents pour lui, dit Ulenſpiegel.

— Porte-les à la mer, dit le cavalier.

Et il s’en fut au galop.

— Il donne tout son avoir, dit Ulenſpiegel. Nous autres, nous ne donnons que notre peau.

— N’eſt-ce donc rien, dit Lamme, & n’entendrons-nous jamais parler que de sac & maſſacre ? L’orange eſt par terre.

— Oui, dit Ulenſpiegel, par terre, comme le chêne ; mais avec le chêne on conſtruit les navires de liberté !

— À son profit, dit Lamme. Mais puiſqu’il n’y a plus nul danger, rachetons des ânes. J’aime à marcher aſſis, moi, & sans avoir aux plantes des pieds un carillon de cloches.

— Achetons-nous des ânes ? dit Ulenſpiegel ; ces animaux sont de facile revente.

Ils allèrent au marché & y trouvèrent, en les payant, deux beaux ânes & leur harnachement.


XXXIX


Comme ils califourchonnaient jambe de ci, jambe de là, ils vinrent à Ooſt-Camp, où eſt un grand bois dont la liſière touchait au canal.

Y cherchant l’ombre & les douces senteurs, ils y entrèrent, sans rien voir que les longues allées allant en tous sens vers Bruges, Gand, la Zuid & la Noord-Vlaenderen.

Soudain Ulenſpiegel sauta à bas de son âne.

— Ne vois-tu rien là-bas ?

Lamme dit :

— Oui, je vois. Et tremblant : Ma femme, ma bonne femme ! C’eſt elle, mon fils. Ha ! je ne saurais marcher à elle. La retrouver ainſi !

— De quoi te plains-tu ? dit Ulenſpiegel. Elle eſt belle ainſi demi-nue dans ce pourpoint de mouſſeline tailladée à jour qui laiſſe voir la chair fraîche. Celle-ci eſt trop jeune, ce n’eſt pas ta femme.

— Mon fils, dit Lamme, c’eſt elle, mon fils ; je la reconnais. Porte-moi je ne sais plus marcher. Qui l’aurait penſé d’elle ? Danſer ainſi vêtue en Égyptienne, sans pudeur ! Oui, c’eſt elle ; vois ces jambes fines, ses bras nus juſques à l’épaule, ses seins ronds & dorés sortant à demi de son pourpoint de mouſſeline. Vois comme elle agace avec ce drapeau rouge ce grand chien sautant après.

— C’eſt un chien d’Égypte, dit Ulenſpiegel ; le Pays-Bas n’en donne point de cette sorte.

— Égypte… je ne sais… Mais c’eſt elle. Ha ! mon fils, je n’y vois plus. Elle retrouſſe plus haut son haut-de-chauſſes pour faire plus haut voir ses jambes rondes. Elle rit pour montrer ses blanches dents, & aux éclats pour faire entendre le son de sa voix douce. Elle ouvre par le haut son pourpoint & se rejette en arrière. Ha ! ce cou de cygne amoureux, ces épaules nues, ces yeux clairs & hardis ! Je cours à elle.

Et il sauta de son âne.

Mais Ulenſpiegel l’arrêtant :

— Cette fillette, dit-il, n’eſt point ta femme. Nous sommes près d’un camp d’Égyptiens. Garde-toi. Vois-tu la fumée derrière les arbres ? Entends-tu les aboiements des chiens ? Tiens, en voici quelques-uns qui nous regardent, prêts à mordre peut-être. Cachons-nous mieux dans le fourré.

— Je ne me cacherai point, dit Lamme ; cette femme eſt mienne, flamande comme nous.

— Fol aveugle, dit Ulenſpiegel.

— Aveugle, non ! Je la vois danſer, demi-nue, riant & agaçant ce grand chien. Elle fait mine de ne pas nous voir. Mais elle nous voit, je te l’aſſure. Thyl, Thyl ! voilà le chien qui se jette sur elle & la renverſe pour avoir le drapeau rouge. Et elle tombe en jetant un cri plaintif.

Et Lamme tout soudain s’élança vers elle, lui diſant :

— Ma femme, ma femme ! Où t’es-tu fait mal, mignonne ? Pourquoi ris-tu aux éclats ? Tes yeux sont hagards.

Et il l’embraſſait, la careſſait & dit :

— Cette marque de beauté que tu avais sous le sein gauche. Je ne la vois point. Où eſt-elle ? Tu n’eſt point ma femme. Grand Dieu du ciel !

Et elle ne ceſſait de rire.

Soudain Ulenſpiegel cria :

— Garde-toi, Lamme.

Et Lamme, se retournant, vit devant lui un grand moricaud d’Égyptien, de maigre trogne, brun comme peper-koek, qui eſt pain d’épices au pays de France.

Lamme ramaſſa son épieu, & se mettant en défenſe, il cria :

— À la reſcouſſe, Ulenſpiegel !

Ulenſpiegel était là avec sa bonne épée.

L’Égyptien lui dit en haut-allemand :

Gibt mi ghelt, ein Richsthaler auf tsein. (donne-moi de l’argent, un rickſdaelder ou dix).

— Vois, dit Ulenſpiegel, la fillette s’en va riant aux éclats & se retournant sans ceſſe, pour demander qu’on la suivît.

Gibt mi ghelt, dit l’homme. Paye tes amours. Nous sommes pauvres & ne te voulons nul mal.

Lamme lui donna un carolus.

— Quel métier fais-tu ? dit Ulenſpiegel.

— Tous, répondit l’Egyptien : étant maîtres ès arts de soupleſſes, nous faiſons des tours merveilleux & magiques. Nous jouons du tambourin & danſons les danſes de Hongrie. Il en eſt plus d’un parmi nous qui fait des cages & des grils à y rôtir les belles carbonnades. Mais tous, Flamands & Wallons ont peur de nous & nous chaſſent. Ne pouvant vivre de gain, nous vivons de maraudage, c’eſt-à-dire de légumes, de chair & de volailles qu’il nous faut prendre au payſan, puiſqu’il ne veut ni nous les donner ni vendre.

Lamme lui dit :

— D’où vient cette fillette, qui reſſemble si fort à ma femme ?

— Elle eſt fille de notre chef, dit le moricaud.

Puis, parlant bas comme peureux :

— Elle fut frappée par Dieu du mal d’amour & ignore pudeur de femme. Sitôt qu’elle voit un homme, elle entre en gaieté & folie & rit sans ceſſe. Elle parle peu, on la crut muette longtemps. La nuit, dolente, elle reſte devant le feu, pleurant parfois ou riant sans cauſe & montrant son ventre, où elle a mal, dit-elle. À l’heure de midi, après le repas, sa plus vive folie la prend. Alors elle va danſer preſque nue aux environs du camp. Elle ne veut porter que des vêtements de tulle ou de mouſſeline, & l’hiver, à grand’peine la couvrons-nous d’un manteau de drap de chèvre.

— Mais, dut Lamme, n’a-t-elle point quelque ami pour l’empêcher de s’abandonner ainſi à tout venant ?

— Elle n’en a point, dit l’homme, car les voyageurs, s’approchant d’elle & conſidérant ses yeux affolés, ont pour elle plus de peur que d’amour. Ce gros homme fut hardi, dit-il, montrant Lamme.

— Laiſſe-le dire, mon fils, répliqua Ulenſpiegel ; c’eſt le stockviſh qui parle mal de la baleine. Quel eſt celui des deux qui donne le plus d’huile ?

— Tu as la langue aigre ce matin, dit Lamme.

Mais Ulenſpiegel, sans l’écouter, dit à l’Égyptien :

— Que fait-elle lorſque d’autres sont hardis comme mon ami Lamme ?

L’Égyptien répondit triſtement :

— Alors elle a plaiſir & profit. Ceux qui l’obtiennent paient leur joie, & l’argent sert à l’habiller & auſſi aux beſoins des vieillards & des femmes.

— Elle n’obéit donc à perſonne ? dit Lamme.

L’Égyptien répondit :

— Laiſſons faire leur vouloir à ceux que Dieu frappe. Il marque ainſi sa volonté. Et telle eſt notre loi.

Ulenſpiegel & Lamme s’en furent. Et l’Égyptien s’en retourna grave & hautain à son camp. Et la fillette, riant aux éclats, danſait dans la clairière.


XL


Chemin faiſant vers Bruges, Ulenſpiegel dit à Lamme :

— Nous avons dépenſé une groſſe somme d’argent en engagements de soudards, paiement aux happe-chair, don à l’Égyptienne & en ces innombrables olie-koekjes qu’il te plaiſait de manger sans ceſſe plutôt que d’en vendre une seule. Or, nonobſtant ta ventrale volonté, il eſt temps de vivre plus honnêtement. Baille-moi ton argent, je garderai la bourſe commune.

— Je le veux, dit Lamme. Et le lui donnant : Ne me laiſſe point toutefois mourir de faim, dit-il ; car songes-y, gros & puiſſant comme je le suis, il me faut une subſtantielle & abondante nourriture. C’eſt bon à toi, maigre & chétif, de vivre au jour le jour, mangeant ou ne mangeant point ce que tu trouves, comme les planches qui vivent d’air & de pluie sur les quais. Mais moi, que l’air creuſe & que la pluie affame, il me faut d’autres feſtins.

— Tu les auras, dit Ulenſpiegel, feſtins de vertueux carêmes. Les panſes les mieux remplies n’y réſiſtent point ; se dégonflant peu à peu, elles rendent léger l’homme le plus lourd. Et l’on verra bientôt, dégraiſſé suffiſamment, courir comme un cerf, Lamme mon mignon.

— Las ! diſait Lamme, quel sera déſormais mon maigre sort ? J’ai faim, mon fils, & voudrais souper.

Le soir tombait. Ils arrivèrent à Bruges par la porte de Gand. Ils montrèrent leurs paſſes. Ayant dû payer un demi-sol pour eux & deux pour leurs ânes, ils entrèrent en ville ; Lamme, songeant aux paroles d’Ulenſpiegel, semblait navré :

— Souperons-nous bientôt ? dit-il.

— Oui, répondait Ulenſpiegel.

Ils deſcendirent in de Meermin, à la Sirène, girouette, qui, tout en or, eſt placée au-deſſus du pignon de l’auberge.

Ils mirent leurs ânes à l’écurie, & Ulenſpiegel commanda pour son souper & pour celui de Lamme du pain, de la bière & du fromage.

L’hôte ricaſſait en servant ce maigre repas : Lamme mangeait à longues dents, regardant avec déſespoir Ulenſpiegel, beſognait des mâchoires sur le pain trop vieux & le fromage trop jeune comme si c’eût été des ortolans. Et Lamme buvait sa petite bière sans plaiſir. Ulenſpiegel riait de le voir si dolent. Et il était auſſi quelqu’un qui riait dans la cour de l’auberge & venait parfois montrer le muſeau aux vitres. Ulenſpiegel vit que c’était une femme qui se cachait le viſage. Penſant à quelque maligne servante, il n’y songea plus, & voyant Lamme pâle, triſte & blême à cauſe de ses amours ventrales contrariées, il eut pitié & songea à commander pour son compagnon une omelette aux boudins, un plat de bœuf aux fèves ou tout autre mets chaud, quand le baes entra & dit, ôtant son couvre-chef :

— Si meſſires voyageurs veulent un meilleur souper, ils parleront & diront ce qu’il leur faut.

Lamme ouvrit de grands yeux & la bouche plus grande encore & regardait Ulenſpiegel avec une angoiſſeuſe inquiétude.

Celui-ci répondit :

— Les manouvriers cheminant ne sont point riches.

— Il advient toutefois, dit le baes, qu’ils ne connaiſſent point tout ce qu’ils poſſèdent. Et montrant Lamme : Cette bonne trogne en vaut deux autres. Que plairait-il à Vos Seigneuries de manger & de boire ? une omelette au gras jambon, des choeſels, on en fit aujourd’hui, des caſtrelins, un chapon qui fond sous la dent, une belle carbonnade grillée avec une sauce aux quatre épices, de la dobbel-knol d’Anvers, de la dobbel-kuyt de Bruges, du vin de Louvain apprêté à la façon de Bourgogne ? Et sans payer.

— Apportez tout, dit Lamme.

La table fut bientôt garnie, & Ulenſpiegel prit son plaiſir à voir le pauvre Lamme qui, plus affamé que jamais, se ruait sur l’omelette, les choeſels, le chapon, le jambon, les carbonnades, & verſait par litres en son goſier la dobbel-knol, la dobbel-kuyt, & le vin de Louvain apprêté à la façon de Bourgogne.

Quand il ne sut plus manger, il souffla d’aiſe comme une baleine & regarda autour de lui sur la table pour voir s’il n’y avait plus rien à mettre sous la dent. Et il croqua les miettes des caſtrelins.

Ulenſpiegel ni lui n’avaient vu le joli muſeau regarder souriant aux vitres, paſſer & repaſſer dans la cour. Le baes ayant apporté du vin cuit à la cannelle & au sucre de Madère, ils continuèrent à boire. Et ils chantèrent.

À l’heure du couvre-feu, il leur demanda s’ils voulaient monter chacun à leur grande & belle chambre. Ulenſpiegel répondit qu’une petite leur suffiſait pour deux. Le baes répondit :

— Je n’en ai point ; vous aurez chacun une chambre de seigneur, sans payer.

Et de fait il les conduiſit dans des chambres richement garnies de meubles & de tapis. Dans celle de Lamme était un grand lit.

Ulenſpiegel, qui avait bien bu & tombait de sommeil, le laiſſa aller se coucher & fit comme lui promptement.

Le lendemain, à l’heure de midi, il entra dans la chambre de Lamme & le vit dormant & ronflant. À côté de lui était une mignonne gibecière pleine de monnaie. Il l’ouvrit & vit que c’étaient des carolus d’or & des patards d’argent.

Il secoua Lamme pour l’éveiller ; celui-ci sortit de sommeil, se frotta les yeux, & regardant autour de lui, inquiet, il dit :

— Ma femme ! Où eſt ma femme ?

Et montrant une place vide à côté de lui dans le lit :

— Elle était là tantôt, dit-il.

Puis, sautant hors du lit, il regarda de nouveau partout, fouilla tous les coins & recoins de la chambre, l’alcôve & les armoires, & diſait frappant du pied :

— Ma femme ! Où eſt ma femme ?

Le baes monta au bruit :

— Vaurien, dit Lamme le prenant à la gorge, où eſt ma femme ? Qu’as-tu fait de ma femme ?

— Piéton impatient, dit le baes, ta femme ? Quelle femme ? Tu eſt venu seul. Je ne sais rien.

— Ha ! il ne sait pas, dit Lamme ; il ne sait pas, dit Lamme furetant de nouveau tous les coins & recoins de la chambre. Las ! Elle était là, cette nuit, dans mon lit, comme au temps de nos belles amours. Oui. Où es-tu, mignonne ?

Et jetant la bourſe par terre :

— Ce n’eſt pas ton argent qu’il me faut, c’eſt toi, ton doux corps, ton bon cœur, ô mon aimée ! Ô joies du ciel ! vous ne reviendrez plus. Je m’étais accoutumé à ne plus te voir, à vivre sans amour, mon doux tréſor. Et voilà que, m’ayant repris, tu me délaiſſes. Mais je veux mourir. Ha ! ma femme ? où eſt ma femme ?

Et il pleurait à chaudes larmes par terre où il s’était jeté. Puis tout à coup ouvrant la porte, il se mit à courir dans toute l’auberge & dans la rue, en chemiſe, & criant :

— Ma femme ? où eſt ma femme ?

Mais il revint bientôt, car les mauvais garçons le huaient & lui jetaient des pierres.

Et Ulenſpiegel lui dit, en le forçant de se vêtir :

— Ne te déſole point, tu la reverras, puiſque tu l’as vue. Elle t’aime encore, puiſqu’elle eſt revenue à toi, puiſque c’eſt elle sans doute qui a payé le souper & les chambres de seigneur, & qui t’a mis sur le lit cette pleine gibecière. Les cendres me diſent que ce n’eſt point là le fait d’une femme infidèle. Ne pleure plus, & marchons pour la défenſe de la terre des pères.

— Reſtons encore à Bruges, dit Lamme ; je veux courir par toute la ville, & je la retrouverai.

— Tu ne la trouveras point, puiſqu’elle se cache de toi, dit Ulenſpiegel.

Lamme demanda des explications au baes, mais celui-ci ne lui voulut rien dire.

Et ils s’en furent vers Damme.

Tandis qu’ils cheminaient, Ulenſpiegel dit à Lamme :

— Pourquoi ne me dis-tu pas comment tu la trouvas près de toi, cette nuit, & comment elle te quitta ?

— Mon fils, répondit Lamme, tu sais que nous avions fêté la viande, la bière & le vin, & que j’avais grand’peine à souffler lorſque nous marchâmes nous coucher. Je tenais pour m’éclairer une chandelle de cire, comme un seigneur, & avais mis le chandelier sur un bahut pour dormir ; la porte était reſtée entre-bâillée, le bahut était tout auprès. En me déſhabillant, je regardais mon lit avec grand amour & déſir de dormir ; la chandelle de cire s’éteignit tout à coup. J’entendis comme un souffle & un bruit de pas légers dans ma chambre ; mais ayant plus sommeil que peur, je me couchai peſamment. Comme j’allais m’endormir, une voix, sa voix, ô ma femme, ma pauvre femme ! me dit : As-tu bien soupé Lamme ? & sa voix était près de moi & son viſage auſſi, & son doux corps.


XLI


Ce jour-là, Philippe roi, ayant mangé trop de pâtiſſerie, était plus que de coutume mélancolique. Il avait joué sur son clavecin vivant, qui était une caiſſe renfermant des chats dont les têtes paſſaient à des trous ronds, au-deſſus des touches. Chaque fois que le roi frappait sur une touche, celle-ci, à son tour, frappait le chat d’un dard ; & la bête miaulait & se plaignait à cauſe de la douleur.

Mais Philippe ne riait point.

Sans ceſſe il cherchait en son eſprit comment il pourrait vaincre Eliſabeth, la grande reine, & remettre Marie Stuart sur le trône d’Angleterre. Dans ce but, il avait écrit au Pape beſoigneux & endetté ; le Pape avait répondu qu’il vendrait volontiers, pour cette entrepriſe, les vaſes sacrés des temples & les tréſors du Vatican.

Mais Philippe ne riait point.

Ridolfi, le mignon de la reine Marie, qui eſpérait, en la délivrant, l’épouſer après & devenir roi d’Angleterre, vint voir Philippe, pour comploter avec lui le meurtre d’Eliſabeth. Mais il était si « parlanchin », ainſi que l’écrivit le roi, qu’on avait parlé tout haut de son deſſein à la Bourſe d’Anvers ; & le meurtre ne fut point commis.

Et Philippe ne riait point.

Plus tard, d’après les ordres du roi, le duc de sang envoya en Angleterre deux couples d’aſſaſsins. Ils réuſſirent à être pendus.

Et Philippe ne riait point.

Et ainſi Dieu trompait l’ambition de ce vampire, qui comptait bien enlever son fils à Marie Stuart & régner à sa place, avec le Pape, sur l’Angleterre. Et le meurtrier s’irritait de voir ce noble pays, grand & puiſſant. Il ne ceſſait de tourner vers lui ses yeux pâles, cherchant comment il l’écraſerait pour régner enſuite sur le monde, exterminer les réformés & notamment les riches & hériter des biens des victimes.

Mais il ne riait point.

Et on lui apporta des souris & des mulots dans une boîte de fer, à hauts bords, ouverte d’un côté ; & il mit le fond de la boîte sur un feu vif & prit son plaiſir à voir & entendre sauter, crier, gémir & mourir les pauvres beſtioles.

Mais il ne riait point.

Puis, pâle & les mains tremblantes, il allait dans les bras de madame d’Eboli, verſer son feu de luxure allumé à la torche de cruauté.

Et il ne riait point.

Et madame d’Eboli le recevait par peur & non par amour.


XLII


L’air était chaud : de la mer calme ne venait nul souffle de vent. À peine frémiſſaient les arbres du canal de Damme, les cigales demeuraient dans les prés, tandis que dans les champs les hommes des égliſes & abbayes venaient chercher le treizième de la récolte pour les curés & abbés. Du ciel bleu, ardent, profond, le soleil verſait la chaleur & Nature dormait sous le rayon comme une belle fille nue & pâmée aux careſſes de son amant. Les carpes faiſaient des cabrioles au-deſſus de l’eau du canal pour happer les mouches qui bourdonnaient comme une chaudière ; tandis que les hirondelles au long corps, aux grandes ailes, leur diſputaient leur proie. De la terre s’élevait une vapeur chaude, moirée & brillante à la lumière. Le bedeau de Damme annonçait du haut de la tour, par une cloche fêlée sonnant comme un chaudron, qu’il était midi & temps d’aller dîner pour les manants qui travaillaient à la fenaiſon. Des femmes criaient dans leurs mains fermées en entonnoir, appelant leurs hommes, frères ou maris de leurs noms : Hans, Pieter, Joos ; & l’on voyait au-deſſus des haies leurs rouges capelines.

De loin, aux yeux de Lamme & d’Ulenſpiegel, s’élevait haute, carrée & maſſive la tour de Notre-Dame, & Lamme dit :

— Là, mon fils, sont tes douleurs & tes amours.

Mais Ulenſpiegel ne répondit point.

— Bientôt, dit Lamme, je verrai mon ancienne demeure & peut-être ma femme.

Mais Ulenſpiegel ne répondait point.

— Homme de bois, dit Lamme, cœur de pierre, rien ne peut donc agir sur toi, ni le voiſinage prochain des lieux où tu paſſas ton enfance, ni les ombres chères du pauvre Claes & de la pauvre Soetkin, les deux martyrs.


LES BOHÉMIENS



Quoi ! tu n’es ni triſte ni joyeux, qui t’a donc ainſi deſſéché le cœur ? Vois-moi anxieux, inquiet, bondiſſant en ma bedaine ; vois-moi…

Lamme regarda Ulenſpiegel & le vit la tête blême & penchée, les lèvres tremblantes & pleurant sans rien dire.

Et il se tut.

Ils marchèrent ainſi sans sonner mot juſqu’à Damme, & y entrèrent par la rue du Héron, & n’y virent perſonne à cauſe de la chaleur. Les chiens, la langue pendante & couchés sur un côté, bâillaient devant le seuil des portes. Lamme & Ulenſpiegel paſſèrent tout contre la Maiſon commune, en face de laquelle avait été brûlé Claes ; les lèvres d’Ulenſpiegel tremblèrent davantage, & ses larmes se séchèrent. Se trouvant en face de la maiſon de Claes, occupée par un maître charbonnier, il lui dit y entrant :

— Me reconnais-tu ? Je veux me repoſer ici.

Le maître charbonnier dit :

— Je te reconnais, tu es le fils de la victime. Va où tu veux dans cette maiſon.

Ulenſpiegel alla dans la cuiſine, puis dans la chambre de Claes & de Soetkin, & là pleura.

Quand il en fut deſcendu, le maître charbonnier lui dit :

— Voici du pain, du fromage & de la bière. Si tu as faim, mange ; si tu as soif, bois.

Ulenſpiegel fit signe de la main qu’il n’avait ni faim ni soif.

Il marcha ainſi avec Lamme qui se tenait, jambe de ci, jambe de là, sur son âne, tandis qu’Ulenſpiegel tenait le sien par le licol.

Ils arrivèrent à la chaumine de Katheline, attachèrent leurs ânes & entrèrent. C’était l’heure du repas. Il y avait sur la table des haricots-princeſſe en coſſe, mêlés de grandes fèves blanches. Katheline mangeait, Nele était debout & prête à verſer dans l’écuelle de Katheline une sauce au vinaigre qu’elle venait de prendre sur le feu.

Quand Ulenſpiegel entra, elle fut si saiſie qu’elle mit le pot & toute la sauce dans l’écuelle de Katheline, qui, hochant la tête, allait avec sa cuiller chercher les fèves autour de la saucière, & se frappant le front, diſait comme femme folle :

— Ôtez le feu ! la tête brûle !

L’odeur du vinaigre donnait faim à Lamme.

Ulenſpiegel reſtait debout, regardant Nele en souriant d’amour dans sa grande triſteſſe.

Et Nele, sans rien dire, lui jeta les bras autour du cou. Elle auſſi semblait folle, elle pleurait, riait, & rouge de grand & doux plaiſir, elle diſait seulement : Thyl ! Thyl ! Ulenſpiegel, heureux, la regardait, puis elle le laiſſait, s’allait placer un peu plus loin, le contemplait joyeuſe & de là s’élançait de nouveau sur lui, lui jetant les bras autour du cou ; & ainſi pluſieurs fois. Il la soutenait bien heureux, ne sachant se séparer d’elle, juſqu’à ce qu’elle tomba sur une chaiſe, laſſe & comme hors de sens ; & elle diſait sans honte :

— Thyl ! Thyl ! mon aimé, te voilà donc revenu !

Lamme était debout à la porte ; quand Nele fut calmée, elle dit, le montrant :

— Où ai-je vu ce gros homme ?

— C’eſt mon ami, dit Ulenſpiegel. Il cherche sa femme en ma compagnie.

— Je te reconnais, dit Nele, parlant à Lamme ; tu demeurais rue du Héron. Tu cherches ta femme, je l’ai vue à Bruges, vivant en toute piété & dévotion. Lui ayant demandé pourquoi elle avait fui si cruellement son homme, elle me répondit : « Telle était la sainte volonté de Dieu & l’ordre de la sainte Pénitence, mais je ne puis vivre avec lui déſormais ».

Lamme fut triſte à ce propos & regarda les fèves au vinaigre. Et les alouettes, chantant, s’élevaient dans le ciel & Nature pâmée se laiſſait careſſer par le soleil. Et Katheline piquait tout autour du pot, avec sa cuiller, les fèves blanches, les coſſes vertes & la sauce.


XLIII


En ce temps-là, une fillette de quinze ans alla de Heyſt à Knokke, seule en plein jour, dans les dunes. Nul n’avait de crainte pour elle, car on savait que les loups-garous & mauvaiſes âmes damnées ne mordent que la nuit. Elle portait, en un sachet, quarante-huit sols d’argent valant quatre florins carolus, que sa mère Toria Pieterſon, demeurant à Heyſt, devait, du fait d’une vente, à son oncle, Jan Rapen, demeurant à Knokke. La fillette, nommée Betkin, ayant mis ses plus beaux atours, s’en était allée joyeuſe.

Le soir, sa mère fut inquiète de ne la voir point revenir : songeant toutefois qu’elle avait dormi chez son oncle, elle se raſſura.

Le lendemain, des pêcheurs, revenus de la mer avec un bateau de poiſſon, tirèrent leur bateau sur la plage & déchargèrent leur poiſſon dans des chariots, pour le vendre à l’enchère, par chariot, à la minque de Heyſt. Ils montèrent le chemin semé de coquillage & trouvèrent, dans la dune, une fillette dépouillée toute nue, voire de la chemiſe, & du sang autour d’elle. S’approchant, ils virent, à son pauvre cou briſé, des marques de dents longues & aiguës. Couchée sur le dos, elle avait les yeux ouverts, regardant le ciel, & la bouche ouverte pareillement comme pour crier la mort !

Couvrant le corps de la fillette d’un opperſt-kleed, ils le portèrent juſques Heyſt, à la Maiſon commune. Là bientôt s’aſſemblèrent les échevins & le chirurgien-barbier, lequel déclara que ces longues dents n’étaient point dents de loup telles que les fait Nature, mais de quelque méchant & infernal, weer-wolf, loup-garou, & qu’il fallait prier Dieu de délivrer la terre de Flandre.

Et dans tout le comté & notamment à Damme, Heyſt & Knokke furent ordonnées des prières & des oraiſons.

Et le populaire, gémiſſant, se tenait dans les égliſes.

En celle de Heyſt, où était le corps de la fillette, expoſé, hommes & femmes pleuraient voyant son cou saignant & déchiré. Et la mère dit en l’égliſe même :

— Je veux aller au weer-wolf, & le tuer avec les dents.

Et les femmes, pleurant, l’excitaient à ce faire. Et d’aucunes diſaient :

— Tu ne reviendras point.

Et elle s’en fut, avec son homme & ses deux frères bien armés, chercher le loup par plage, dune & vallée, mais ne le trouva point. Et son homme la dut ramener au logis, car elle avait pris les fièvres à cauſe du froid nocturne ; & ils veillèrent près d’elle, remmaillant les filets pour la pêche prochaine.

Le bailli de Damme, conſidérant que le weer-wolf eſt un animal vivant de sang & ne dépouille point les morts, dit que celui-ci était sans doute suivi de larrons vaguant par les dunes, pour leur méchant profit. Donc il manda par son de cloche, à tous & un chacun, de courir sus bien armés & embâtonnés à tous mendiants & bélîtres, de les appréhender au corps & de les viſiter pour voir s’ils n’avaient pas en leurs gibecières des carolus d’or ou quelque pièce des vêtements des victimes. Et après, les mendiants & bélîtres valides seraient menés sur les galères du roi. Et on laiſſerait aller les vieux & infirmes.

Mais on ne trouva rien.

Ulenſpiegel s’en fut chez le bailli & lui dit :

— Je veux tuer le weer-wolf.

— Qui te donne confiance ? demanda le bailli.

— Les cendres battent sur mon cœur, répondit Ulenſpiegel. Baillez-moi permiſſion de travailler à la forge de la commune.

— Tu le peux, dit le bailli.

Ulenſpiegel, sans donner mot de son projet à nul homme ni femme de Damme, s’en fut à la forge & là, secrètement, façonna un bel & grand engin à prendre fauves.

Le lendemain samedi, jour aimé du weer-wolf, Ulenſpiegel, portant une lettre du bailli pour le curé de Heyſt & l’engin sous son mantelet, armé au demeurant d’une bonne arbalète & d’un coutelas bien affilé, s’en fut, diſant à ceux de Damme :

— Je vais chaſſer aux mouettes & ferai de leur duvet des oreillers pour Madame la baillive.

Allant vers Heyſt, il vint sur la plage, ouït la mer houleuſe ferlant & déferlant de groſſes vagues grondant comme tonnerre, & le vent venait d’Angleterre, huïant dans les cordages des bateaux échoués. Un pêcheur lui dit :

— Ce nous eſt ruine que ce mauvais vent. Cette nuit, la mer fut calme, mais après le lever du soleil elle monta tout soudain fâchée. Nous ne pourrons partir pour la pêche.

Ulenſpiegel fut joyeux, aſſuré ainſi d’avoir de l’aide la nuit si beſoin était.

À Heyſt, il alla chez le curé, lui donna la lettre du bailli. Le curé lui dit :

— Tu es vaillant : sache toutefois que nul ne paſſe seul le soir, dans les dunes, le samedi, qu’il ne soit mordu & laiſſé mort sur le sable. Les manouvriers diguiers & autres n’y vont que par troupes. Le soir tombe. Entends-tu le weer-wolf hurler en la vallée ? Viendra-t-il encore comme cette nuit dernière, crier au cimetière effroyablement l’entière nuit ? Dieu soit avec toi, mon fils, mais n’y va point.

Et le curé se signa.

— Les cendres battent sur mon cœur, répondit Ulenſpiegel.

Le curé dit :

— Puiſque tu as si brave volonté, je veux t’aider.

— Meſſire curé, dit Ulenſpiegel, vous feriez grand bien à moi & au pauvre pays déſolé en allant chez Toria, la mère de la fillette, & chez ses deux frères pareillement pour leur dire que le loup eſt proche & que je veux l’attendre & le tuer.

Le curé dit :

— Si tu ne sais encore sur quel chemin il te faut placer, tiens-toi dans celui qui mène au cimetière. Il eſt entre deux haies de genêts. Deux hommes n’y sauraient marcher de front.

— Je m’y tiendrai, répondit Ulenſpiegel. Et vous, meſſire vaillant curé, coadjuteur de délivrance, ordonnez & mandez à la mère de la fillette, à son mari & à ses frères de se trouver dans l’égliſe, tout armés, avant le couvre-feu. S’ils m’entendent siffler comme la mouette, c’eſt que j’aurai vu le loup-garou. Il leur faut pour lors sonner wacharm à la cloche & me venir à la reſcouſſe. Et s’il eſt quelques autres braves hommes ?…

— Il n’en eſt point, mon fils, répondit le curé. Les pêcheurs craignent plus que la peſte & la mort le weer-wolf. Mais n’y va point.

Ulenſpiegel répondit :

— Les cendres battent sur mon cœur.

Le curé dit alors :

— Je ferai comme tu veux, sois béni. As-tu faim ou soif ?

— Tous les deux, répondit Ulenſpiegel.

Le curé lui donna de la bière, du pain & du fromage.

Ulenſpiegel but, mangea & s’en fut.

Cheminant & levant les yeux, il vit son père Claes en gloire, à côté de Dieu, dans le ciel où brillait la lune claire, & regardait la mer & les nuages, & il entendit le vent tempétueux soufflant d’Angleterre.

— Las ! diſait-il, noirs nuages paſſant rapides, soyez comme Vengeance aux chauſſes de Meurtre. Mer grondante, ciel qui te fais noir comme bouche d’enfer, vagues à l’écume de feu courant sur l’eau sombre, secouant impatientes, fâchées, d’innombrables animaux de feu, bœufs, moutons, chevaux, serpents vous roulant sur le flot ou vous dreſſant en l’air, vomiſſant pluie flamboyante, mer toute noire, ciel noir de deuil, venez avec moi combattre le weer-wolf, méchant meurtrier de fillettes. Et toi, vent qui huïes plaintif dans les ajoncs des dunes & les cordages des navires, tu es la voix des victimes criant vengeance à Dieu qui me soit en aide en cette entrepriſe.

Et il deſcendit en la vallée, brimballant sur ses poteaux de nature comme s’il eût en la tête crapule ivrogniale & sur l’eſtomac une indigeſtion de choux.

Et il chanta hoquetant, zigzaguant, bâillant, crachant & s’arrêtant, jouant feintiſe de vomiſſements, mais de fait ouvrant l’œil pour tout bien conſidérer autour de lui, quand il entendit soudain un hurlement aigu, s’arrêta vomiſſant comme un chien & vit, à la clarté de la lune brillante, la longue forme d’un loup marchant vers le cimetière.

Brimballant derechef il entra dans le sentier tracé entre les genêts. Là, feignant de choir, il plaça l’engin du côté où venait le loup, arma son arbalète & s’en fut à dix pas, se tenant debout en poſture ivrogniale, sans ceſſe feignant les brimbalement, hoquet & purge de gueule, mais de fait bandant son eſprit comme un arc & tenant grands ouverts les yeux & les oreilles.

Et il ne vit rien, sinon les noires nuées courant comme folles dans le ciel & une large, groſſe & courte forme noire, venant à lui ; & il n’ouït rien, sinon le vent huïant plaintif, la mer grondant comme un tonnerre & le chemin coquilleux criant sous un pas peſant & treſſautant.

Feignant de se vouloir aſſeoir, il chût sur le chemin comme un ivrogne peſamment. Et il cracha.

Puis il ouït comme ferraille cliquetant à deux pas de son oreille, puis le bruit de l’engin se fermant & un cri d’homme.

— Le weer-wolf, dit-il, a les pattes de devant priſes dans le piège. Il se relève hurlant, secouant l’engin, voulant courir. Mais il n’échappera point.

Il lui tira un trait d’arbalète aux jambes.

— Voici qu’il tombe bleſſé, dit-il.

Et il siffla comme une mouette.

Soudain la cloche de l’égliſe sonna wacharm, une voix de garçonnet aiguë criait dans le village :

— Réveillez-vous, gens qui dormez, le weer-wolf eſt pris.

— Noël à Dieu ! dit Ulenſpiegel.

Toria, mère de Betkin, Lanſaem, son homme, Joſſe & Michiels, ses frères, vinrent les premiers avec des lanternes.

— Il eſt pris ? dirent-ils.

— Voyez-le sur le chemin, répondit Ulenſpiegel.

— Noël à Dieu ! dirent-ils.

Et ils se signèrent.

— Qui sonne-là ? demanda Ulenſpiegel.

Lanſaem répondit :

— C’eſt mon aîné, le cadet court dans le village frappant aux portes & criant que le loup eſt pris. Noël à toi !

— Les cendres battent sur mon cœur, répondit Ulenſpiegel.

Soudain le weer-wolf parla & dit :

— Aie pitié de moi, pitié, Ulenſpiegel.

— Le loup parle, dirent-ils, se signant tous. Il eſt diable & sait déjà le nom d’Ulenſpiegel.

— Aie pitié, dit la voix, mande à la cloche de se taire ; elle sonne pour les morts, pitié, je ne suis point loup. Mes poignets sont troués par l’engin ; je suis vieux & je saigne, pitié. Quelle eſt cette voie aiguë d’enfant éveillant le village ? Pitié !

— Je t’ouïs parler jadis, dit véhémentement Ulenſpiegel. Tu es le poiſſonnier, meurtrier de Claes, vampire des pauvres fillettes. Compères & commères, n’ayez nulle crainte. C’eſt le doyen, celui par qui Soetkin mourut de douleur.

Et d’une main le tenant au cou sous le menton, de l’autre il tira son coutelas.

Mais Toria, mère de Betkin, l’arrêta en ce mouvement :

— Prenez-le vif, cria-t-elle.

Et elle lui arracha ses cheveux blancs par poignées, lui déchirant la face de ses ongles.

Et elle hurlait de triſte fureur.

Le weer-wolf, les mains priſes dans l’engin & treſſautant sur le chemin, à cauſe de la vive souffrance :

— Pitié, diſait-il, pitié ! ôtez cette femme. Je donnerai deux carolus. Caſſez ces cloches ! Où sont ces enfants qui crient ?

— Gardez-le vif ! criait Toria, gardez-le vif, qu’il paye ! Les cloches des morts, les cloches des morts pour toi, meurtrier. À petit feu, à tenailles ardentes. Gardez-le vif ! qu’il paye !

Dans l’entretemps, Toria avait ramaſſé sur le chemin un gaufrier à longs bras. Le conſidérant à la lueur des torches, elle le vit, entre les deux plaques de fer profondément gravé de loſanges à la mode brabançonne, mais armé en outre, comme une gueule de fer, de longues dents aiguës. Et quand elle l’ouvrit, ce fut comme une gueule de lévrier.

Toria alors, tenant le gaufrier, l’ouvrant & refermant & en faiſant réſonner le fer, parut comme affolée de male rage &, grinçant les dents, râlant comme agoniſante, gémiſſant à cauſe de la douleur d’amère soif de revanche, mordit de l’engin le priſonnier aux bras, aux jambes, partout, cherchant surtout le col, & à toutes fois qu’elle le mordait diſant :

— Ainſi fit-il à Betkin avec les dents de fer. Saignes-tu, meurtrier ? Dieu eſt juſte. Les cloches des morts. Betkin m’appelle à la revanche. Sens-tu les dents, c’eſt la gueule de Dieu !

Et elle le mordait sans ceſſe ni pitié frappant du gaufrier quand elle n’en pouvait mordre. Et à cauſe de sa grande impatience de revanche elle ne le tuait point.

— Faites miſéricorde, criait le priſonnier. Ulenſpiegel, frappe-moi du couteau, je mourrai plus tôt. Ôte cette femme. Caſſe les cloches des morts, tue les enfants qui crient.

Et Toria le mordait toujours, juſqu’à ce qu’un homme vieux ayant pitié, lui prit des mains le gaufrier.

Mais Toria alors cracha au viſage du weer-wolf & lui arrachant les cheveux diſait :

— Tu payeras, à petit feu, à tenailles ardentes : tes yeux à mes ongles !

Dans l’entre-temps étaient venus tous les pêcheurs, manants & femmes de Heyſt, sur le bruit que le weer-wolf était un homme & non un diable. D’aucuns portaient des lanternes & des torches flambantes. Et tous criaient :

— Meurtrier larron, où caches-tu l’or volé aux pauvres victimes ? Qu’il rende tout.

— Je n’en ai point ; ayez pitié, diſait le poiſſonnier.

Et les femmes lui jetaient des pierres & du sable.

— Il paye ! il paye ! criait Toria.

— Pitié, gémiſſait-il, je suis mouillé de mon sang qui coule. Pitié !

— Ton sang, diſait Toria. Il t’en reſtera pour payer. Vêtiſſez de baume ses plaies. Il payera à petit feu, la main coupée, avec tenailles ardentes. Il payera, il payera !

Et elle le voulut frapper ; puis hors de sens, elle tomba sur le sable comme morte ; & elle y fut laiſſée juſqu’à ce qu’elle revînt à elle.

Dans l’entre-temps, Ulenſpiegel, ôtant de l’engin les mains du priſonnier, vit que trois doigts manquaient à la main droite.

Et il manda de le lier étroitement & de le placer en un panier de pêcheur. Hommes, femmes & enfants s’en furent alors portant tour à tour le panier, cheminant vers Damme pour y quérir juſtice. Et ils portaient des torches & des lanternes.

Et le priſonnier diſait sans ceſſe :

— Caſſez les cloches, tuez les enfants qui crient.

Et Toria diſait :

— Qu’il paye, à petit feu, à tenailles ardentes, qu’il paye !

Puis tous deux se turent. Et Ulenſpiegel n’entendit plus rien, sinon le souffle treſſautant de Toria ; le lourd pas des hommes sur le sable & la mer grondant comme tonnerre.

Et triſte en son cœur, il regardait les nuées courant comme folles dans le ciel, la mer où se voyaient les moutons de feu &, à la lueur des torches & lanternes, la face blême du poiſſonnier le regardant avec des yeux cruels.

Et les cendres battirent sur son cœur.

Et ils marchèrent pendant quatre heures juſqu’à Damme, où était le populaire en foule aſſemblé, sachant déjà les nouvelles. Tous voulant voir le poiſſonnier, ils suivirent la troupe des pêcheurs en criant, chantant, danſant & diſant :

— Le weer-wolf eſt pris, il eſt pris, le meurtrier ! Béni soit Ulenſpiegel. Longue vie à notre frère Ulenſpiegel ! Lange leven onsen broeder Ulenspiegel.

Et c’était comme une révolte populaire.

Quand ils paſſèrent devant la maiſon du bailli, celui-ci vint au bruit & dit à Ulenſpiegel :

— Tu es vainqueur ; noël à toi !

— Les cendres de Claes battent sur mon cœur, répondit Ulenſpiegel.

Le bailli alors dit :

— Tu auras la moitié de l’héritage du meurtrier.

— Donnez aux victimes, répondit Ulenſpiegel.

Lamme & Nele vinrent ; Nele, riant & pleurant d’aiſe, baiſait son ami Ulenſpiegel ; Lamme, sautant peſamment, lui frappait sur la bedaine, diſant :

— Celui-ci eſt brave, féal & fidèle ; c’eſt mon aimé compagnon : vous n’en avez point de pareils, vous autres gens du plat pays.

Mais les pêcheurs riaient, se gauſſant de lui.


XLIV


La cloche, dite borgſtorm, sonna le lendemain pour appeler les bailli, échevins & greffiers à la vierſchare, sur les quatre bancs de gazon, sous l’arbre de juſtice, qui était beau tilleul. Tout autour se tenait le commun peuple. Étant interrogé, le poiſſonnier ne voulut rien avouer, même quand on lui montra les trois doigts coupés par le soudard, & qui manquaient à sa main droite. Il diſait toujours :

— Je suis pauvre & vieux, faites miſéricorde.

Mais le commun peuple le huait, diſant :

— Tu es vieux loup, tueur d’enfants ; n’ayez nulle pitié, meſſieurs les juges.

Les femmes diſaient :

— Ne nous regarde point de tes yeux froids, tu es un homme & non un diable : nous ne te craignons point. Bête cruelle, plus couard qu’un chat croquant au nid des oiſelets, tu tuais les pauvres fillettes demandant à vivre leur mignonne vie en toute braveté.

— Qu’il paye à petit feu, à tenailles ardentes, criait Toria.

Et nonobſtant les sergents de la commune, les femmes-mères excitaient les garçonnets à jeter des pierres au poiſſonnier. Et ceux-ci le faiſaient volontiers, le huant, chaque fois qu’il les regardait, & criant sans ceſſe : Bloed-zuyger, suceur de sang ! Sla dood, tue, tue !

Et sans ceſſe Toria criait :

— Qu’il paye à petit feu, à tenailles ardentes, qu’il paye !

Et le populaire grondait.

— Voyez, s’entre-diſaient les femmes, comme il a froid sous le clair soleil luiſant au ciel, chauffant ses cheveux blancs & sa face déchirée par Toria.

— Et il tremble de douleur.

— C’eſt juſtice de Dieu.

— Et il se tient debout avec air lamentable.

— Voyez ses mains de meurtrier liées devant lui & saignantes à cauſe des bleſſures du piège.

— Qu’il paye, qu’il paye ! criait Toria.

Lui dit, se lamentant :

— Je suis pauvre, laiſſez-moi.

Et chacun, voire même les juges, se gauſſait, l’écoutant. Il pleura par feinte, voulant les attendrir. Et les femmes riaient.

Vu les indices suffiſants à torture, il fut condamné à être mis sur le banc juſques à ce qu’il avouât comment il tuait, d’où il venait, où étaient les dépouilles des victimes & le lieu où il cachait son or.

Étant en la chambre de géhenne, chauſſé de houſeaulx de cuir neuf trop étroit, & le bailli lui demandant comment Satan lui avait soufflé si noirs deſſeins & crimes tant abominables, il répondit :

— Satan c’eſt moi, mon être de nature. Enfantelet déjà, mais de laide apparence, inhabile à tous les exercices corporels, je fus tenu pour niais par chacun & battu souventes fois. Garçon ni fillette n’avait pitié. En mon adoleſcence, nulle ne voulut de moi, même en payant. Alors je pris en haine froide tout être né de la femme. Ce fut pourquoi je dénonçai Claes, aimé d’un chacun. Et j’aimai uniquement Monnaie, qui fut ma mie blanche ou dorée ; à faire tuer Claes, je trouvai profit & plaiſir. Après, il me fallut plus qu’avant vivre comme loup, & je rêvai de mordre. Paſſant par Brabant, j’y vis des gaufriers de ce pays & penſai que l’un d’eux me serait bonne gueule de fer. Que ne vous tiens-je au col, vous autres tigres méchants, qui vous ébattez au supplice d’un vieillard ! Je vous mordrais avec une plus grande joie que je ne le fis au soudard & à la fillette. Car, celle-là, quand je la vis si mignonne, dormant sur le sable au soleil, tenant entre les mains le sacquelet d’argent, j’eus amour & pitié ; mais, me sentant trop vieux & ne la pouvant prendre, je la mordis…

Le bailli, lui demandant où il demeurait, le poiſſonnier répondit :

— À Ramſkapelle, d’où je vais à Blanckenberghe, à Heyſt, voire juſque Knokke. Les dimanches & jours de kermeſſe, je fais des gaufres à la façon de ceux de Brabant, dans tous les villages, avec l’engin que voici. Il eſt toujours bien net & graiſſé. Et cette nouveauté d’étranges pays fut bien reçue. S’il vous plaît d’en savoir davantage & comment perſonne ne me pouvait reconnaître, je vous dirai que le jour je me fardais la face & peignais en roux mes cheveux. Quant à la peau de loup que vous montrez de votre doigt cruel m’interrogeant, je vous dirai, vous défiant, qu’elle vient de deux loups par moi tués dans les bois de Raveſchoot & de Maldeghem. Je n’eus qu’à coudre les peaux enſemble pour m’en couvrir. Je la cachais en une caiſſe dans les dunes de Heyſt ; là sont auſſi les vêtements par moi volés pour les vendre plus tard en une bonne occaſion.

— Ôtez-le du feu, dit le bailli.

Le bourreau obéit.

— Où eſt ton or ? dit encore le bailli.

— Le roi ne le saura point, répondit le poiſſonnier.

— Brûlez-le de plus près avec les chandelles ardentes, dit le bailli. Approchez-le du feu.

Le bourreau obéit & le poiſſonnier cria :

— Je ne veux rien dire. J’ai parlé trop : vous me brûlerez. Je ne suis point sorcier, pourquoi me replacer près du feu ? Mes pieds saignent à force de brûlures. Je ne dirai rien. Pourquoi plus près maintenant ? Ils saignent, vous dis-je, ils saignent ; ces houſeaulx sont des bottines de fer rouge. Mon or ? hé bien, mon seul ami en ce monde il eſt… ôtez-moi du feu ; il eſt dans ma cave à Ramſkapelle, dans une boite… laiſſez-le moi, grâce & merci meſſieurs les juges ; maudit bourreau, ôte les chandelles… Il me brûle davantage… il eſt dans une boîte à double fond, enveloppé de laine, afin d’empêcher le bruit si l’on secoue la boite ; maintenant, j’ai tout dit ; ôtez-moi.

Quand il fut ôté de devant le feu, il sourit méchamment.

Le bailli lui demandant pourquoi :

— C’eſt d’aiſe d’être délivré, répondit-il.

Le bailli lui dit :

— Nul ne te pria de laiſſer voir ton gaufrier endenté.

Le poiſſonnier répondit :

— On le voyait pareil à tous les autres, sauf qu’il eſt percé de trous où je viſſais les dents de fer ; à l’aube je les ôtais ; les payſans préfèrent mes gaufres à celles des autres marchands ; & ils les nomment Waefels met brabanſche knoopen, gaufres à boutons de Brabant, à cauſe que, les dents ôtées, les creux forment de petites demi-sphères pareilles à des boutons.

Mais le bailli :

— Quand mordais-tu les pauvres victimes ?

— De jour & de nuit. Le jour, je vaguais par les dunes & les grands chemins, portant mon gaufrier, me tenant à l’affût, & notamment le samedi, jour du grand marché de Bruges. Si je voyais paſſer quelque manant vaguant mélancolique, je le laiſſais, jugeant que son mal était flux de bourſe ; mais je marchais à côté de celui que je voyais cheminant joyeuſement ; quand il ne s’y attendait point, je le mordais au col & prenais sa gibecière. Et ce non seulement dans les dunes, mais sur tous les sentiers & chemins du plat pays.

Le bailli alors dit :

— Repens-toi & prie Dieu.

Mais le poiſſonnier blaſphémant :

— C’eſt le Seigneur Dieu qui voulut que je fuſſe comme je suis : je fis tout malgré moi, incité par vouloir de Nature. Tigres méchants, vous me punirez injuſtement. Mais ne me brûlez… je fis tout malgré moi ; ayez pitié, je suis pauvre & vieux : je mourrai de mes bleſſures ; ne me brûlez point.

Il eſt amené alors en la vierſchare, sous le tilleul, pour y ouïr sa sentence, devant tout le populaire aſſemblé.

Et il fut condamné, comme horrible meurtrier, larron & blaſphémateur, à avoir la langue percée d’un fer rouge, le poing droit coupé, & à être brûlé vif à petit feu, juſqu’à ce que mort s’enſuivît devant les bailles de la Maiſon commune.

Et Toria criait :

— C’eſt juſtice, il paye !

Et le peuple criait :

Lang leven de Heeren van de wet, longue vie à Meſſieurs de la loi.

Il fut ramené en priſon, où on lui donna de la viande & du vin. Et il fut joyeux, diſant qu’il n’en avait jamais bu ni mangé juſque-là, mais que le roi, héritant de ses biens, pouvait lui payer ce dernier repas.

Et il riait aigrement.

Le lendemain, à l’aube blanche, tandis qu’on le menait au supplice, il vit Ulenſpiegel debout près du bûcher, & il cria, le montrant au doigt :

— Celui qui eſt là, meurtrier de vieillard, doit mourir pareillement ; il me jeta, il y a dix ans, dans le canal de Damme, parce que j’avais dénoncé son père. Je servis en ceci comme un sujet fidèle Sa Catholique Majeſté.

Les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts.

— Pour toi pareillement sonnent ces cloches, diſait-il à Ulenſpiegel, tu seras pendu, car tu as tué.

— Le poiſſonnier ment, crièrent tous ceux du populaire ; il ment, le meurtrier-bourreau.

Et Toria, comme affolée, cria, lui jetant une pierre qui le bleſſa au front :

— S’il t’avait noyé, tu n’aurais pas vécu pour mordre comme un vampire suceur de sang, ma pauvre fillette.

Ulenſpiegel ne sonnant mot, Lamme dit :

— Quelqu’un l’a-t-il vu jeter à l’eau le poiſſonnier ?

Ulenſpiegel ne répondit point.

— Non, non, cria le populaire ; il a menti, le bourreau !

— Non, je n’ai point menti, cria le poiſſonnier, il m’y jeta, tandis que je le suppliais de me bailler pardon, à telles enſeignes, que j’en sortis m’aidant d’une chaloupe accrochée à la berge. Mouillé & friſſant, j’eus peine à trouver mon triſte logis ; j’y eus les fièvres, nul ne me soigna, & je cuidai mourir.

— Tu mens, dit Lamme ; nul ne l’a vu.

— Non ! nul ne l’a vu, cria Toria. Au feu, le bourreau ! Avant de mourir, il lui faut l’innocente victime, au feu, qu’il paye ! Il a menti. Si tu le fis, n’avoue point, Ulenſpiegel. Il n’y a point de témoins. Qu’il paye à petit feu, à tenailles ardentes.

— As-tu commis le meurtre ? demanda le bailli à Ulenſpiegel.

Ulenſpiegel répondit :

— J’ai jeté à l’eau le dénonciateur meurtrier de Claes. Les cendres du père battaient sur mon cœur.

— Il avoue, dit le poiſſonnier ; il mourra pareillement. Où eſt la potence, que je la voie ? Où eſt le bourreau avec le glaive de juſtice ? Les cloches des morts sonnent pour toi, vaurien, meurtrier de vieillard.

Ulenſpiegel dit :

— Je t’ai jeté à l’eau pour te tuer : les cendres battaient sur mon cœur.

Et dans le peuple, les femmes diſaient :

— Pourquoi l’avouer, Ulenſpiegel ? Nul ne l’a vu ; tu mourras maintenant.

Et le priſonnier riait, sautant d’aigre joie, agitant ses bras liés & couverts de linges sanglants.

— Il mourra, diſait-il, il paſſera de la terre aux enfers, la corde au cou, comme bélître, larron, vaurien : il mourra ; Dieu eſt juſte.

— Il ne mourra point, dit le bailli. Après dix ans, le meurtre ne peut être puni sur la terre de Flandre. Ulenſpiegel fit une méchante action, mais par filial amour : Ulenſpiegel ne sera point recherché de ce fait.

— Vive la loi, dit le peuple. Lang leven de wet.

Les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts. Et le priſonnier grinça des dents, baiſſa la tête & pleura sa première larme.

Et il eut le poing coupé & la langue percée d’un fer rouge, & il fut brûlé vif à petit feu devant les bailles de la Maiſon commune.


LE WER WOLF



Près de trépaſſer, il s’écria :

— Le roi n’aura point mon or ; j’ai menti… Tigres méchants, je reviendrai vous mordre.

Et Toria criait :

— Il paye, il paye ! Ils se tordent, les bras & les jambes qui coururent au meurtre : il fume, le corps du bourreau ; son poil blanc, poil de hyène, brûle sur son pâle muſeau. Il paye ! il paye !

Et le poiſſonnier mourut, hurlant comme un loup.

Et les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts.

Et Lamme & Ulenſpiegel remontèrent sur leurs ânes.

Et Nele, dolente, demeura auprès de Katheline, laquelle diſait sans ceſſe :

— Ôtez le feu ! la tête brûle, reviens Hanſke, mon mignon.