La Justice française pendant le siège

LA JUSTICE
PENDANT LE SIÈGE




I.

Le 3 novembre de chaque année, après deux mois de repos, la magistrature reprend ses travaux dans toute la France ; c’est là une tradition séculaire. Lorsque l’assemblée constituante voulut congédier les parlemens, ce fut à cette date qu’elle leur enjoignit de rester en vacance ; ceux-ci comprirent sans peine que la vacance cette fois pourrait bien être éternelle, et ils ne se trompaient pas. Ils protestèrent, on le sait, avec énergie ; mais l’ordre fut maintenu, et une institution nouvelle sortit des mains du législateur. De tout temps, la rentrée judiciaire a été entourée d’une certaine solennité. À la cour de cassation et dans les chefs-lieux de cour d’appel, elle est l’occasion de harangues prononcées par les membres du parquet en présence des chambres réunies siégeant en robes rouges. Cette année, les portes du Palais se sont ouvertes à Paris comme à l’ordinaire, mais sans apparat et sans bruit. On pouvait se demander si les audiences devaient tenir pendant le siège. Qui voudrait plaider ? À quoi bon d’ailleurs, puisqu’un décret avait permis de suspendre toute mesure d’exécution contre les débiteurs pour la durée de la guerre ? Mais on comprit que, même dans une ville investie, il convient que la justice soit à son poste, parce qu’elle est au nombre des grands services publics qui ne doivent s’arrêter que devant la force. C’était d’un bon exemple et d’un salutaire effet pour nous-mêmes. L’activité de notre esprit ne connaît point le rationnement, et c’est un malheur, car elle nous dévore ; elle ne saurait donc avoir trop d’aliment dans les heures douloureuses que nous traversons.

L’œuvre de la justice trouverait-elle cependant un secours suffisant dans le personnel des magistrats que le blocus enfermait à Paris ? On se compta, et l’on reconnut que les vides pourraient être remplis. À la cour de cassation, vingt-huit magistrats étaient absens, à la cour d’appel trente-cinq, au tribunal dix-sept. Les absences à la cour suprême s’expliquaient en partie par la mesure que le gouvernement avait prise dès le 9 septembre. Le désastre de Sedan n’avait que trop annoncé le siège de Paris. Or il n’existe pour le pays qu’une seule cour de cassation. Après l’investissement, que deviendraient les pourvois en cassation de la province, sans compter que les affaires criminelles intéressent en général la liberté des plaideurs, et ne peuvent subir ni lenteur ni interruption ? Aussi, dans la prévision malheureusement trop fondée du blocus, le gouvernement avait-il autorisé le ministre de la justice à transférer à Tours la chambre criminelle de la cour de cassation. Malgré l’absence de la moitié de son personnel, cette cour s’est néanmoins constituée à Paris, et les trois chambres dont elle se compose, la chambre des requêtes, la chambre civile et la chambre criminelle, ont pu chacune tenir une audience par semaine. La chambre criminelle, que le garde des sceaux avait la faculté d’installer à Tours, n’y fut point transférée. Il parut plus prudent de lui donner pour siège la ville de Poitiers. C’est là qu’elle ouvrit ses audiences le 3 novembre. Bientôt elle était obligée de se rendre à Pau, où elle siège encore sous la présidence de M. Legagneur. Là sont jugées par elle les affaires civiles urgentes et les affaires criminelles en général. Les avocats et les avoués de la ville peuvent être autorisés à remplir devant cette chambre le rôle qui est conféré à Paris à un barreau spécial. Le grand service de la cour régulatrice se trouve donc par la force des choses réparti en deux sections, la section de Paris, la section de la province, et nulle part il n’a souffert d’interruption.

À la cour de Paris et au tribunal civil, toutes les audiences ont pu s’organiser, et elles s’ouvrent un jour par semaine. La cour d’assises a été fermée, non, il est vrai, faute de magistrats, mais faute de jurés, ceux-ci ayant de plus impérieux devoirs à remplir en face de l’ennemi. On conçoit qu’il eût été bien rigoureux de retenir sous les verrous jusqu’à la fin du siège des accusés qui peut-être eussent obtenu un acquittement du jury. Le président des assises a reçu la mission toute d’humanité de mettre en liberté provisoire ceux des accusés qui, à raison des faits relevés contre eux par l’accusation, leur paraîtraient mériter cette immunité. La vieille et belle salle des assises où passèrent tant de criminels, où se livrèrent de si mémorables débats, où furent discutés, pendant tout un règne les droits du pouvoir et ceux de la presse à une époque où le jury intervenait dans ces disputes, où vinrent s’asseoir des êtres comme Papavoine et Poulmann, où furent appelés des hommes comme Chateaubriand, Carrel, Lamennais, cette vénérable enceinte qui entendit Berryer, Dupin, Paillet, Jules Favre, Chaix-d’Est-Ange au temps de la grande éloquence des assises, qui la reconnaîtrait aujourd’hui ? Toutes les boiseries en sont enlevées. Trente lits d’hôpital sont alignés le long des murailles nues et blanchies à la chaux, et ces lits, hélas ! ne sont pas inoccupés. Seul, le christ de Philippe de Champaigne, qui reçut les regards supplians de tant d’affligés, est encore à sa place, comme s’il devait être l’éternel témoin de toutes nos misères. La chambre du conseil où se retirait la cour pour délibérer sur ses arrêts est devenue le triste laboratoire où se font les opérations chirurgicales. On prétend que cette ambulance est une des mieux organisées de la ville. Une commission composée de magistrats, d’avocats, d’avoués, la dirige et pourvoit à tout. Le grand ambulancier, le brancardier, l’infirmier par excellence, est le premier président Gilardin : à Champigny, au fort de la mêlée, il releva les blessés sous une grêle de balles ; mais tous d’ailleurs, à toute heure, sont au lit des blessés, multipliant les soins qui peuvent adoucir leurs souffrances. Un magistrat éminent, un avocat célèbre se fait au besoin l’écrivain public, le secrétaire du fils, du frère, de l’ami, qui veulent donner un souvenir à ceux qui sont au loin, et dont la main ne peut encore ou ne peut plus soutenir la plume. Si le soldat prussien refuse de prendre la potion qu’on lui présente parce qu’il la croit empoisonnée, un des honorables ambulanciers boit le premier, et d’un geste, lui montrant l’image du Christ, lui fait comprendre mieux que par la parole peut-être que l’humanité chez nous ne sait pas distinguer entre les combattans tombés avec honneur au poste du devoir.

L’absence d’un certain nombre de magistrats à l’heure de l’investissement a été diversement appréciée. On a fait remarquer qu’après Sedan la marche des armées prussiennes laissait à chacun le temps de revenir à son poste des points les plus excentriques de la France. Il faudrait prendre garde cependant de manquer de justice envers ceux qui, s’étant appliqués toute leur vie à la rendre aux autres, auraient le droit assurément de demander avant tout qu’on voulût bien les entendre. Tant de motifs peuvent être dès à présent envisagés ! Un des vice-présidens du tribunal manquait aussi à l’appel le 3 novembre. Eh bien ! depuis quelques jours seulement on connaît sa triste odyssée. Parti de Rouen, où il laissait sa femme et ses enfans, il a vainement essayé à deux reprises de franchir les lignes prussiennes. Il était à Neauphle le 5 octobre ; le 6, il tentait de gagner Versailles. Depuis, a-t-il été fait prisonnier ? faut-il s’arrêter à de plus funestes conjectures ? Deux choses restent certaines, les efforts qu’il a tentés pour rentrer à Paris, sa disparition depuis cette époque.

En définitive, le service de la cour d’appel et celui du tribunal n’auront pas plus souffert de l’absence des magistrats que celui de la cour suprême. Qu’est-ce donc après tout que le Palais à cette heure ? L’aspect général est celui des lieux où d’ordinaire se porte la foule, et dont la solitude n’était hier encore troublée que par le bombardement. Sous ces voûtes sonores, l’éclat strident des obus qui tombaient à quelques pas de distance sur les blessés du Val-de-Grâce, sur les amphithéâtres de l’École de droit et de l’École de médecine, sur le Collège de France, sur toute la population du quartier latin, était à chaque instant répercuté d’une façon sinistre. De rares avocats circulent des chambres de la cour et du tribunal à celles des conseils de guerre de la garde nationale et du conseil de révision. Suivons-les dans ces tribunaux que nous a faits l’investissement, et qui remplacent en quelque sorte pour le moment les juridictions ordinaires. Dans le dur et glorieux service qui lui a été confié, la garde nationale est assimilée à l’armée et astreinte aux lois qui la régissent en face de l’ennemi. Pendant la durée du blocus, les crimes et les délits commis par les gardes nationaux, même en dehors du service, sont jugés par des conseils de guerre conformément au code de justice militaire. Ces conseils, au nombre de neuf, un par secteur, se tiennent alternativement dans les chambres civiles du tribunal. C’est à coup sûr un spectacle nouveau pour l’habitué du Palais que celui de ces audiences, où brille sur les sièges ordinaires des magistrats l’uniforme des différens grades de la garde nationale auxquels est empruntée la composition des conseils de guerre. Le ministère public et le capitaine-rapporteur ont eux-mêmes l’uniforme du grade que leur confère la fonction auprès du conseil, bien qu’ils appartiennent au barreau. Pour instruire les affaires et soutenir l’accusation à l’audience, il fallait des hommes qui eussent la connaissance exacte des lois qui règlent les poursuites criminelles. C’était au commandant supérieur de la garde nationale à les désigner ; il s’adressa au conseil de l’ordre, et le pria de lui signaler les avocats qui pourraient le mieux remplir ces fonctions. Or les avocats portés sur la liste du conseil, jeunes encore, étaient dans les rangs de la garde nationale et désiraient y rester. Ils furent néanmoins requis par le commandant de la garde nationale. Ils s’adressèrent à leur tour au gouverneur de Paris, et le sollicitèrent d’arrêter son choix avec le commandant de la garde nationale sur d’autres candidats. « Que voulez-vous qu’on fasse ? leur fut-il répondu. Il s’agit d’instruire des affaires, souvent délicates, conformément aux lois ; voulez-vous qu’on prenne des maçons ? » L’argument, tout militaire, était sans réplique ; chacun se mit à l’œuvre, et bientôt l’on vit fonctionner cette justice exceptionnelle avec une attention, un scrupule et un esprit de justice remarquables. Le code militaire est d’une extrême sévérité ; la discipline le veut. La peine de mort y revient à chaque instant et à propos de faits qui, en matière de droit commun, entraîneraient tout au plus une simple condamnation correctionnelle. Ce code serait-il appliqué dans toute sa rigueur aux citoyens que les soudaines nécessités de la défense nationale avaient brusquement jetés sous les armes ? Il était à craindre que, saisis de pitié ou d’effroi, les juges ne fussent portés en dépit des faits à des acquittemens qui seraient allés à l’encontre des exigences du service et de la discipline. Un décret du 21 octobre vint aplanir la difficulté en autorisant les conseils de guerre de la garde nationale à déclarer dans les affaires qui leur seraient soumises l’existence de circonstances atténuantes, de manière que la peine pût être abaissée d’un ou de plusieurs degrés. Est-ce là un bien ou un mal ? L’humanité a sans doute gagné ce que la stricte discipline a pu perdre à cette mesure ; mais en somme la compensation a-t-elle eu du moins ce résultat, que la fermeté de la garde nationale n’en ait pas été trop ébranlée ? En présence des événemens de chaque jour, la question n’est plus à résoudre : dans toutes les occasions, il est démontré que la garde nationale a tenu avec non moins de solidité que la troupe devant l’ennemi. En plusieurs rencontres, son énergie et sa bravoure n’ont-elles pas surpris l’armée elle-même ? Il n’est donc point à regretter que des adoucissemens aient été apportés à la pénalité dont l’eût frappée sans nécessité le code militaire dans sa rigoureuse application.

Les décisions des conseils de guerre peuvent être révisées par un tribunal supérieur qui, à l’exemple de la cour de cassation, recherche, sans revenir sur les faits, s’il a été donné satisfaction à la loi et à toutes les garanties de la défense. Ce tribunal, qui a été directement formé par le conseil de l’ordre des avocats, se compose de cinq juges et d’un commissaire du gouvernement choisis parmi les avocats à la cour d’appel et à la cour de cassation, les avoués à la cour et au tribunal. Il a pour président et vice-président MM. Dufaure, Plocque, anciens bâtonniers, et siège dans une des chambres de la cour de cassation. Là, plus d’uniformes ; le tribunal est en habit de ville et procède avec une simplicité tout américaine. Il a fallu peu de temps à cette magistrature improvisée, mais rompue aux affaires, pour donner de sa sagacité et de sa science la plus haute idée. Ses décisions ont frappé par leur précision. On conçoit que, dans certains projets d’organisation judiciaire, on se soit attaché à recruter les tribunaux chez les hommes qui ont marqué au barreau ou parmi les officiers ministériels.

Tel est à peu près l’aspect du palais dans ces lamentables conjonctures. Si les audiences s’ouvrent parfois pour se refermer bientôt, c’est que plaideurs, avocats et juges estiment que la justice à la rigueur peut chômer, non la défense nationale ; mais la justice est sur son siège, accessible à tous et prête à entendre toutes les causes. Elle est là dans ce monument, incommode, bizarre, que l’empire laisse à moitié refait, à moitié en ruine, et dont l’exacte image est celle du bouleversement et du désarroi où sont aujourd’hui tant de choses en France. Sera-t-il jamais achevé ? La salle des Pas-Perdus cessera-t-elle un jour de s’appuyer sur les gigantesques béquilles qu’on lui donna il y a quelque vingt années ? La faveur du dernier gouvernement n’était point de ce côté ; elle allait droit aux théâtres et aux casernes : elle y est allée si bien que le Palais lui-même en est environné. La justice a dû attendre tout un règne, elle attendra encore qu’on lui prépare enfin un asile plus digne d’elle. N’est-ce pas là d’ailleurs que vit également le barreau, cet ordre de mécontens qui respectèrent si peu les procédés administratifs du grand entrepreneur de l’Hôtel de Ville, sans s’incliner précisément devant les agissemens des Tuileries ? N’est-ce pas de là que sortirent ces plaidoiries qui traversèrent l’Europe, et retentissaient déjà comme le tocsin à l’heure où le pays sommeillait encore dans ses fausses sécurités ? Oui, cette maison est aussi celle du barreau, et c’est bien de là que furent portés les premiers coups qui entraient au vif dans les plaies de l’empire. Comment donc l’empire eût-il aimé le Palais ? Aussi bien c’est ici l’occasion de parler de ce même barreau, qui a pris une si large part dans les affaires du pays. Suivons-le donc à son tour, et, s’il le faut, même en dehors du Palais, où il se trouve surtout aujourd’hui. Nous reviendrons ensuite à la magistrature et chercherons à préciser la situation que l’empire a faite à cette belle institution, dont le renom fut si éclatant, et qui plus que jamais doit résider à ces hauteurs où les esprits sensés et les politiques honnêtes ne cesseront de l’élever dans tous les temps et sous tous les règnes.


II.

Le conseil de l’ordre des avocats, qui est également une des juridictions du Palais, a tenu lui-même ses séances. Il s’est réuni, mais là aussi il existait des vides. Ceux-là, il est vrai, la politique surtout les avait faits. Le gouvernement de la défense nationale avait pris à ce conseil MM. Jules Favre et Picard ; la préfecture de police, M. Cresson ; la diplomatie, M. Sénard, en mission à Florence ; le parquet de la cour d’appel, M. Leblond, procureur-général. Le gouvernement comptait encore dans les membres du barreau MM. Crémieux, Emmanuel Arago, Gambetta et Jules Ferry. D’autres avocats enfin ont trouvé à utiliser dans certains emplois leurs connaissances spéciales. On s’est élevé contre ce qu’on a appelé l’ingérence du barreau dans les affaires publiques, et l’on a demandé avec aigreur si la robe de bure couvrait nécessairement des talens aussi divers. La malignité s’est mise de la partie, si bien que peu s’en est fallu que le barreau ne parût menacé d’être surpris en flagrant délit d’usurpation dans les différentes sphères de l’administration publique. Il serait dérisoire de se livrer à des calculs comparatifs pour savoir jusqu’à quel point le barreau mérite ce reproche, il ne le serait pas moins de s’appesantir sur la composition du gouvernement de la défense nationale, puisqu’il fut formé des seuls députés du département de la Seine, et que ces députés n’appartenaient pas exclusivement au barreau ; n’oublions pas non plus, bien que ce soit l’histoire d’hier, qu’il fut des heures difficiles où le barreau vint résolument au secours de la presse, c’est-à-dire au secours du pays réduit au silence. Pendant qu’un petit groupe à la chambre tenait tête contre une majorité compacte, d’énergiques défenses se faisaient entendre ailleurs, et les noms de Berryer, Dufaure, Jules Favre et tant d’autres disent assez les services rendus à la cause de la liberté devant la justice.

S’il en est ainsi, s’il est vrai que le barreau, à la chambre et dans les causes de la presse, ait lutté avec persistance contre les audacieux abus et les déprédations du gouvernement tombé, qu’y a-t-il de surprenant qu’au jour de la chute les regards se soient tournés vers ceux qui avaient le plus énergiquement combattu, et que ceux-ci, touchés à leur tour de cette gratitude, aient encore essayé de conjurer les nouveaux périls dont il restait menacé ? Soyons donc plus constans, plus justes, et ne cherchons point à nier que les membres distingués du barreau qui se sont trouvés dès le premier jour à la tête des affaires aient pleinement rassuré le pays. Dans leurs mains, loin de vaciller, le drapeau de la défense a été tenu haut et ferme. Qui donc n’a pas battu des mains à ces loyales et éloquentes circulaires qui ont rappelé le pays à lui-même et l’ont si subitement électrisé ? C’étaient là non pas seulement de grandes pages pour notre histoire, comme l’a si bien dit le bâtonnier de l’ordre, M. Rousse ; c’étaient aussi de nobles protestations qui sauvaient en définitive l’honneur national. Voilà ce qu’il était bon de rappeler peut-être, afin qu’il ne se glissât aucun malentendu entre le pays et les hommes qui ont essayé, mais en vain, hélas ! de le tirer de l’abime, et qui ne tarderont pas à remettre leurs pouvoirs d’un instant à qui sera désigné par le pays lui-même, dès qu’il sera rentré dans la plénitude de son indépendance et de ses droits. Alors sans aucun doute, il sera fait appel à toutes les bonnes volontés, à tous les courages, à ceux en un mot qui, par leur autorité et leur expérience, pourront apporter le plus large contingent dans les différentes sphères du service public. En attendant, rendons au barreau cette justice, qu’il a consciencieusement poursuivi son œuvre ; son amour du bien restera dans tous les cas hors de conteste.

Dans ces efforts persévérans contre les envahissemens du pouvoir, contre ses tendances à tout abaisser, à tout corrompre, le barreau ne sépara jamais son œuvre de celle de la magistrature ; il s’étudia au contraire à proclamer sans cesse que cette œuvre était commune, qu’un seul lien les unissait, celui du devoir envers la loi, envers le pays, et que, si en dernière analyse les gouvernemens disparaissent, la justice est toujours là, parce qu’elle est l’éternel pivot de la société. Rappelons-nous comment Berryer, devant une des chambres du tribunal où il défendait avec l’énergie du lion un droit qu’il croyait sacré, en face des menées du pouvoir, avertissait les magistrats par l’autorité de sa grande parole des pièges qui étaient préparés à leur intégrité, à leur conscience. « Vous avez, comme nous, s’écriait-il, traversé bien des révolutions. Vous pouvez subir toutes les conditions que les pouvoirs divers vous imposent pour demeurer dans le sacerdoce judiciaire ; mais vous y demeurez avec le sentiment de votre dignité. Les pouvoirs passent, ils imposent leurs conditions passagères. On vous respecte à travers tous ces gouvernemens qui se succèdent, sous lesquels vous restez sur vos sièges, rendant la justice et la rendant avec dignité ; mais si vous sortiez de ce rôle élevé, si vous l’abandonniez un moment, ce sentiment de respect pour votre vie, ce sentiment supérieur à toutes les mutations, à toutes les transfigurations politiques, ferait place à un sentiment tout à fait contraire. Vous en êtes incapables, et vous vous maintiendrez compétens. » C’est en 1852, que Berryer parlait ainsi. Devinait-il que la justice, comme les autres institutions, entrait avec le nouveau gouvernement dans une phase périlleuse où son indépendance serait incessamment assaillie ? Si l’empire en effet n’a point anéanti la magistrature, il a pesé sur elle, et de mille manières il a essayé de la courber à ses volontés. Elle lui était apparue comme une de ces puissantes digues qui arrêtent certains courans quand il le faut. Pour l’affaiblir, il fixa le terme de la carrière à l’âge de soixante-dix ans ; en rendant ainsi les vacances plus nombreuses, il allait fournir à l’avancement des compétitions qu’il se réservait de satisfaire à sa manière. En 1852, le conseil d’état avait appris comment on peut faire son chemin en quelques heures. L’affaire des biens de la maison d’Orléans avait donné au gouvernement la bonne occasion de récompenser les conseillers qui s’étaient montrés dociles à ses vues et de destituer ceux qui avaient cru de leur conscience d’y résister. Vis-à-vis de la magistrature inamovible, l’entreprise était plus scabreuse ; mais par l’avancement, par les distinctions et les faveurs, ne pouvait-il pas conserver encore une certaine prise sur elle ?

Le vice du mode de recrutement avait frappé tous les yeux, et le moyen de l’extirper au plus vite fut recherché par les publicistes. On se demanda encore une fois d’où venait la justice, et s’il était conforme aux principes du droit public que le choix de ses organes fût laissé à la discrétion du pouvoir exécutif ; on retrouva bientôt le fil perdu des enseignemens de la science. Montesquieu n’avait-il pas dès longtemps formulé à cet égard des règles certaines ? Il avait élevé la justice à la hauteur d’un véritable pouvoir, et il n’admettait pas que ce pouvoir se confondît avec aucun autre ou fût subordonné à aucun autre. « Si la justice, disait-il, était jointe à la puissance exécutrice, le juge pourrait avoir la force d’un oppresseur. » Le mot est à retenir, car il explique et le règne qui vient de finir et les efforts que fit le pouvoir pour absorber l’action de la justice. Vainement l’assemblée constituante avait-elle inscrit dans la constitution la grande division des pouvoirs publics, en faisant ressortir comme il le méritait le pouvoir judiciaire. L’empire ne parla plus que de « l’autorité judiciaire. » La restauration, remontant à la féodalité, avait posé en règle que « toute justice émane du roi. » La confusion s’était encore une fois répandue sur l’un des grands principes de notre droit public, et le nouvel empire se garda bien de la dissiper. Il ne dit rien de l’institution, se chargea de la façonner à sa manière ; il s’efforça de l’attirer à lui, d’en faire une dépendance du pouvoir exécutif, de la rendre oppressive pour les libertés publiques ; le recrutement de la magistrature, il l’espérait du moins, lui suffirait pour atteindre ce but. Afin de ramener l’institution à ce qu’elle doit être, il faut d’abord rappeler, avec Montesquieu et la constituante, que la justice est un véritable pouvoir dans l’état, qu’elle a droit à une indépendance absolue. Le principe une fois posé et bien entendu, il s’agira d’en tirer les conséquences pratiques. Or l’indépendance du magistrat peut-elle se concilier avec l’action indirecte que le pouvoir exécutif était parvenu à exercer sur lui ? Qui oserait l’affirmer ? Il faudra donc anéantir cette action dissolvante pour la justice ; mais alors d’où viendra le choix ? On est remonté à l’origine des choses, et l’on a remarqué que le pouvoir judiciaire n’avait pas une autre source que le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif, qu’il est lui-même une émanation du pays, et que c’est le pays qui délègue les deux autres pouvoirs. On s’est alors demandé pourquoi le pays ne déléguerait pas également le pouvoir judiciaire : là est tout le problème. Il se complique, il faut le reconnaître, d’une question d’aptitude ; la capacité du candidat est une des choses à considérer, et sous ce rapport l’élection populaire laisserait beaucoup à désirer. L’assemblée constituante avait poussé la logique jusque bout en soumettant à l’élection tous les magistrats, même ceux de la cour de cassation. L élection était alors à deux degrés et ne comprenait que les citoyens actifs, c’est-à-dire qui payaient à l’état une certaine contribution. Aujourd’hui, le suffrage étant direct et universel, le mécanisme en est-il tel qu’il soit possible de l’appliquer au choix de la magistrature ? On ne l’a pas supposé ; en s’attachant au principe, on a pensé qu’il fallait restreindre le corps électoral et le composer de citoyens ayant pour les choix à faire une compétence plus spéciale. C’est l’idée à laquelle s’était arrêtée la commission qui fut chargée en 1848 de préparer un projet d’organisation judiciaire, commission où figuraient des hommes distingués appartenant à la magistrature et au barreau, MM. Faustin Hélie, Nachet, Sévin, Valette, Liouvillle, Jules Favre. Toutefois les listes de présentation dressées par le corps électoral, dans lequel entraient nécessairement les tribunaux eux-mêmes, étaient remises en dernier lieu d’après les vues de cette commission, au pouvoir exécutif, qui restait chargé de la nomination des magistrats. On a proposé d’aller plus loin. À tous les degrés de la hiérarchie, un corps électoral, plus largement composé que celui de 1848, préparerait une liste de candidats sur laquelle les magistrats inférieurs seraient définitivement choisis par les magistrats supérieurs, les juges de paix par les tribunaux, les membres des tribunaux par la cour, les membres de la cour par la cour de cassation. Quant à cette cour, comme elle devait, dans la pensée de l’assemblée constituante, être placée à côté du corps législatif, dont elle est plutôt une émanation, c’est au corps législatif que reviendrait la désignation de ses membres. D’après ce projet plus radical, le recrutement de la magistrature se ferait par la magistrature elle-même sur des listes de présentation ce qui augmenterait singulièrement sa puissance. Le gouvernement serait désarmé ; il ne lui resterait que le choix des membres du parquet, qui relèvent en effet du pouvoir exécutif, et dans une mesure ont à recevoir ses instructions. Ce. projet ne s’arrêterait pas là ; il reviendrait à cette conception de l’assemblée constituante qui voulait que les présidens fussent, à tous les degrés, désignés par les tribunaux eux-mêmes et pour une courte durée, mettant ainsi entre les magistrats le stimulant d’une légitime émulation, et par la neutralisant la prépondérance excessive, que les présidens finissent par conquérir sur leurs collègues, dont ils sont cependant les égaux dans l’œuvre de la justice. Un décret du 18 septembre dernier a chargé une nouvelle commission d’étudier les réformes que réclame l’organisation actuelle des tribunaux, et de préparer un projet de loi qui serait soumis à la prochaine assemblée constituante. Ses travaux sont fort avancés, et ses vues ne seraient peut-être pas éloignées de celles qu’on vient d’exposer.

Cette question du recrutement, on le voit, appelle la plus sérieuse attention ; on peut dire qu’elle est la question capitale dans l’organisation judiciaire, et qu’elle laisse toutes les autres sur le second plan. La réduction des tribunaux, l’augmentation du traitement de la magistrature, la suppression de la limite d’âge, n’offrent pas au surplus de difficultés réelles. Sous tous les régimes, un véritable pouvoir judiciaire, c’est-à-dire une magistrature forte et indépendante, sera toujours la première des sauvegardes. Les pays qui possèdent un tel pouvoir sont sauvés. Que craindraient-ils ? Ils ne relèvent que de la loi, et les gardiens de la loi ne relèvent de personne. Le gouvernement de la défense nationale a toutefois donné satisfaction à une réforme qui était aussi très vivement sollicitée, celle du roulement par la voie du sort dans la composition des chambres. Ce fut là une des dernières réclamations de Berryer au corps législatif. On sait qu’en 1859 le gouvernement, dans les sièges de justice où il existe plusieurs chambres, avait remis la composition de ces chambres, en première instance et à la cour, au président et au chef du parquet, sous le contrôle du ministre de la justice. Berryer attaqua cette mesure, dont il redoutait surtout l’effet pour les questions de presse soumises aux tribunaux correctionnels. Il le fit avec émotion, car il aimait la justice, et se révoltait à l’idée qu’on cherchât à l’abaisser. « Voilà un siècle entier tout à l’heure, disait-il, que mon père et moi nous sommes restés constamment, fidèlement, par le cœur comme par la pensée, attachés à l’ordre judiciaire dans l’exercice du barreau, nous associant aux œuvres de la justice comme des auxiliaires indépendans et respectueux. C’est, messieurs, ce sentiment et ce respect persévérans qui m’ont fait proposer l’amendement dont il s’agit, et que je crois, dans mon âme et conscience, protecteur de la dignité de la magistrature. » L’amendement, malgré l’insistance de l’orateur, fut repoussé. Un décret du 21 octobre dernier en a admis l’économie. Désormais, dans les cours et les tribunaux où il existe plusieurs chambres, il sera fait, dans la huitaine qui précède la rentrée, un roulement général par la voie du sort entre les présidens et les juges qui composeront ces chambres. Cette année même, toutes les chambres de la cour de Paris et du tribunal de la Seine ont été soumises à ce nouveau roulement.

Dans les pages qui précèdent, nous n’avons eu d’autre but que de rassembler quelques traits sur la situation du Palais et de la famille judiciaire pendant ces cruelles journées du siège, en jetant aussi à la dérobée un simple regard sur l’avenir. Il faut le dire à leur honneur, la magistrature et le barreau de Paris ont regardé comme un des devoirs imposés par la défense nationale de rester à leur poste et de continuer à servir les grands intérêts de la justice. Un lien de plus les aura rapprochés dans cette triste période, celui qui s’est formé entre eux en face de l’ennemi. Ce fut d’abord le jeune barreau qui répondit au premier signal. En un instant, il se fit au maniement des armes, et souvent à l’audience la robe de l’avocat dissimulait assez mal la tenue du garde mobile. Qu’est-elle devenue, cette jeune et vaillante phalange ? Une partie, celle qui suivit l’armée au loin, a largement payé sa dette, car ceux-là qui ne sont point tombés à côté du drapeau se trouvent à cette heure les prisonniers de la Prusse. Une autre partie a combattu sous nos yeux avec l’armée parisienne, et nous savons de quelle manière a été appréciée par nos chefs militaires sa brillante conduite. Si les noms de Bonnier-Ortolan, Filhos, Paul Ducamp, nous viennent seuls à cette heure à l’esprit, il en est bien d’autres. Là encore combien sont restés sur le champ de bataille ! Le bâtonnier de l’ordre qui leur a rendu les derniers devoirs nous le dira bientôt. Citons toujours Lecour et Léon Guillard. Combien en ce moment même sont étendus sur le lit de douleurs ! C’est Victor Lefranc, c’est Lecomte. Viennent encore de jeunes combattans dont les noms sont chers au barreau, Gabriel Dufaure, George Nicolet, André Colmet-d’Aage, Poyet, Saglier, René Millet. À côté de cette jeune armée, le vieux barreau et la magistrature n’auront point été inactifs ; plus d’un magistrat a montré qu’il savait aussi bien porter les armes que la toge ; des distinctions particulières ont été décernées à MM. Robinet de Cléry et Georges Potier, et dans la pensée de celui qui en était l’heureux dispensateur, comme dans l’estime de l’opinion publique, l’éclat de ces récompenses rejaillissait sur la magistrature entière ! Que le barreau et la magistrature, liés de longue date par le devoir, le soient donc aussi désormais par le souvenir de cette malheureuse campagne ; mais qu’ils n’oublient pas non plus les enseignemens du passé, car l’un et l’autre auront, dans une certaine mesure, payé tribut aux énervantes doctrines de l’empire : le barreau, par ces bruyantes et hautaines personnalités qui sont montées aux affaires pour y compromettre leur ancien attachement à la liberté, — la magistrature, par certaines défaillances qui ont parfois entamé sa vieille austérité aux yeux du pays. Tous ces souvenirs seront salutaires ; ils préparent pour l’avenir, nous le croyons, une plus étroite union, une plus complète solidarité entre la magistrature et le barreau, au profit de la justice.

Jules Le Berquier.