La Justice et le Droit (Leconte de Lisle)


La Démocratie pacifique du 25 octobre 1846 (p. 2-8).

PARIS, 24 OCTOBRE.

La Justice et le Droit.

S’il est une foi inébranlablement fixée au cœur des nations comme au cœur des hommes, s’il est un idéal sans cesse visible aux yeux de tous et de chacun, à coup sûr, cette foi concerne la justice, cet idéal est le triomphe du droit social sur la terre. La justice et le droit ! préoccupation sacrée, éternelles idoles des grands cœurs ! De Buddha à Jésus, de Confucius à Socrate, d’Arnaud de Brescia à Jean Huss, de Jean-Jacques à la Convention nationale, dans le cours tumultueux des siècles, au plus fort des luttes, des doutes et de l’ignorance des peuples, des voix puissantes, des cœurs inspirés ont prophétisé le règne de la justice et du droit, mots sacrés qui contiennent l’avenir. Buddha et Jésus ont affranchi l’homme devant Dieu ; Confucius et Socrate ont révélé sa dignité morale ; Arnaud de Brescia et Jean Huss sont morts du supplice réservé par Rome aux précurseurs de la fraternité ; Jean-Jacques et la Convention nationale ont décrété la liberté du monde. Leurs voix se sont tues, leurs cœurs ont cessé de battre ; mais les principes éternels qui vivifiaient leur génie se sont réfugiés dans d’autres cœurs, ont été proclamés par d’autres bouches, et voici qu’au dix-neuvième siècle, à l’apogée de la civilisation, la justice et le droit sont encore le cri de l’avenir et la condamnation du présent : cri sublime arraché des entrailles de tout ce qui souffre, protestation universelle des peuples aux rois, des faibles aux forts, des hommes à Dieu !

Est-ce donc vainement que tant de noble sang a coulé, que tant de bûchers romains ont dévoré de prophètes-martyrs, que tant de paroles et d’œuvres généreuses ont troublé l’âme des oppresseurs, que tant de révolutions terribles ont remué de fond en comble les sociétés mauvaises ? Ce long travail de l’humanité entrepris, et rudement mené à fin jusqu’à ce jour, au nom de la Justice et du Droit, était-il coupable, était-il inutile, et va-t-il cesser ? La foi héréditaire des nations, cimentée par tant de larmes, consacrée par tant d’efforts magnanimes, cette foi est-elle abolie ? Non, non ! que nul ne défaille et ne désespère. Les hommes qui de tout temps se sont dévoués à leurs frères opprimés, n’auront pas souffert en vain. Ils ont vécu, ils ont lutté, ils ont scellé de leur sang cet idéal de gloire et de bonheur, cette espérance divine inhérente à l’esprit humain ; ils ont quitté la terre en se léguant tour à tour leur tâche inachevée, mais que l’avenir accomplira. Ne doutons pas de leur foi, ne doutons pas de leur martyre ; ne blasphémons pas leur vie et leur mort, c’est là notre plus précieux héritage, c’est la sanction du rôle sublime que doit jouer l’humanité. N’oublions donc jamais les principes éternels supérieurs aux intérêts, aux hommes, aux époques ; les principes inaltérables qui vivifient toute intelligence, — la Justice et le Droit qui régénèrent la terre en s’incarnant dans les faits. Astres tutélaires, ils ont guidé durant la nuit d’hier les explorateurs de l’avenir au delà des mers inconnues ! lumières glorieuses et pacifiques, ils illumineront demain les prochaines campagnes de la terre promise !

La liberté et la vie, voilà le droit, voilà la justice. La liberté religieuse a été conquise, on sait à quel prix ; la vie ne l’est pas. Qu’est-ce que la richesse universelle aux mains du plus petit nombre ? La négation du droit de vivre pour tous. Qu’est-ce que le salariat ? La négation de la liberté. Que ressort-il de cet état de choses ? La négation de la justice. Ce sont autant de crimes de lèse-humanité, que tous y songent, qu’ils y songent encore et toujours !

Les révélations religieuses qui se succèdent parmi les hommes sont tour à tour l’idéal de l’état supérieur qu’ils doivent acquérir. C’est au pressentiment obscur de cette vérité que les dogmes ont dû d’exciter dans le cœur de l’homme les ardeurs dévorantes de l’ascétisme, les enthousiasmes aveugles du martyre et les féroces monomanies du prosélytisme. Quel est l’idéal social apporté par le christianisme ? « Faites aux hommes ce que vous voudriez que les hommes vous fissent, disait le Christ, car ceci est la loi et les prophètes. » Certes, ces paroles annonçaient la solidarité humaine, mais la solidarité fondée sur la charité. Qu’est-ce donc que la charité ? — C’est la commisération du puissant pour le faible, c’est l’aumône du riche au pauvre, résultant sans doute d’une loi d’amour, mais d’un amour imparfait et insuffisant qui proclame le devoir du riche et non le droit du pauvre. Il y a donc un abîme entre la charité et le droit. C’est à la glorification de ce dernier, de ce seul principe que nous devrons l’association des intérêts, des travaux et des intelligences. Le christianisme primitif a fait son œuvre, œuvre immense et admirable, recueillie et développée de siècle en siècle par les grands hérésiarques, et qu’il nous est enfin donné de continuer avec de nouvelles forces, avec une foi nouvelle, avec une science qu’ils ignoraient. Le principe évangélique contenait un sublime pressentiment de la fraternité ; nous le sanctionnerons par le droit, nous le réaliserons par la justice. Et le jour où la charité disparaîtra de la terre, c’est qu’elle aura fait place au droit ; le jour où le riche charitable et le pauvre reconnaissant ne seront plus, c’est qu’ils auront proclamé le règne de la justice, ce qui vaut bien la pitié d’une part, et la misère de l’autre.

Ces vérités ne sont point telles pour tous, nous le savons. Quels spectacles attristants les grandes nations européennes ne nous offrent-elles point ? Que font donc l’amour et la charité ? Le christianisme est-il donc impuissant à réfréner, à guérir, à transformer le mal ? L’Angleterre s’irrite que l’Irlande ait faim ; la Russie s’indigne qu’un peuple ne s’éteigne pas comme un homme, et que l’instinct de la vie, le sentiment de la dignité humaine et l’amour immortel de la liberté fassent battre encore un cœur percé de tant de coups. — Résignez-vous, disent l’amour et la charité ; remerciez Dieu des maux qu’il nous envoie ; rendez à César ce qui appartient à César ! — Mais nous disons : l’air, le pain, la liberté, les fruits de nos travaux, notre repos et notre vie sont à nous ! Que nous importe la résignation ? Que nous veut César ? Le droit vaut mieux ! Et nous disons vrai, rois de l’Europe, riches et heureux du monde ; mais vous ne voyez ni n’entendez ; mais vous jouissez au mépris du droit et de la justice, et le temps passe et vous oubliez que l’orage gronde et que les souffrants s’irritent ! Et pourtant que de voix vous crient de prendre garde ! Que de mains généreuses se lèvent vers vous, prêtes à vous soutenir et à vous guider sur le sol agité de mouvements mystérieux ! Rois de l’Europe, les révolutions politiques n’ont point fait leur temps ; la guerre des gouvernements et des peuples ne décroît ni ne s’apaise, et voici qu’une autre guerre plus irrésistible et plus effrayante approche d’heure en heure ; la guerre de celui qui n’a rien contre celui qui a tout ! Jamais nous ne vous le répéterons assez, jamais nous ne cesserons de vous poursuivre de cet avertissement terrible. Ce serait une lutte affreuse, sans merci, sans remords, la plus implacable et la plus juste des guerres. Prévenez-la, vous le pouvez, pour votre gloire comme pour le bonheur de tous, ou prenez garde ; car, sans être prophètes, nous pouvons dire comme Jean-Jacques, et avec plus de certitude encore : Nous approchons de l’état de crise et du siècle des révolutions.

Beaucoup de nobles cœurs, dans les rangs privilégiés de la société présente, battent à l’unisson du cœur populaire, nous sommes heureux de le croire ; de belles et hardies intelligences aident puissamment au mouvement social. Il est donc possible qu’une rénovation pacifique et progressive mette bientôt fin aux douloureuses inquiétudes des masses. Mais, si les avertissements étaient éternellement vains, si les souffrances du plus grand nombre devaient toujours frapper à des cœurs inexpugnables, nous tous qui confessons une même foi sociale, nous tous qui marchons en avant, les yeux fixés sur un avenir glorieux, nous tous qui vivons de la vie des faibles et des déshérités, et que la lèpre du siècle n’a pas rongés, — souvenons-nous que nos pères ont combattu et sont morts pour le triomphe de la justice et du droit, et que nous sommes leurs héritiers !