La Justice des paysans, récit de moeurs galicienne (RDDM)

La Justice des paysans, récit de moeurs galicienne (RDDM)
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 4 (p. 783-824).
LA
JUSTICE DES PAYSANS
RECIT DE MŒURS GALICIENNES.


I.

Au mois d’août, nous avons un ciel couvert, des jours de tempête comme en novembre. Le vent hurle sans cesse, il prend pour gémir des voix étranges, infatigables, qui font penser aux sanglots d’un enfant, aux cris d’un jeune animal qui a perdu sa mère, ou encore à la plainte déchirante et solennellement monotone de nos paysannes échevelées auprès d’un cercueil, tandis que le chantre murmure ses prières et que la bouteille d’eau-de-vie circule dévotement de main en main ; parfois aussi on croit entendre la trompette du jugement dernier : la terre tremble comme si elle allait s’ouvrir çà et là pour laisser sortir les morts. Le vent fait sonner les chaumes courts, il fond sur les champs de blé mûr, brisant les épis aux têtes fléchissantes, il menace de déraciner les arbres et couvre le sol de leurs fruits ; il couche et relève tour à tour sous son souffle capricieux la forêt tout entière. Cette haleine féroce du vent disperse les meules de foin; elle pousse violemment de lourds brouillards à l’entour du village, puis s’amuse à déchirer tout à coup le voile gris pour en enchevêtrer les vaporeux lambeaux comme des fils de la Vierge. Tout ce qui respire a pris la fuite. Les poules se pressent les unes contre les autres, la tête sous l’aile, le long de la perche qu’abrite le toit saillant de l’étable; notre chien de garde s’est retiré dans sa niche et dort, le dos tourné dédaigneusement à l’orage ; les moineaux enflés en boule ont pris possession des moindres points de refuge que peuvent offrir les murailles du château et de ses dépendances ; ils paraissent avoir renoncé à leur intarissable caquet ordinaire. Accrochée au bord de son nid, une hirondelle gazouille joyeusement comme si elle voulait à la fois encourager sa petite famille et la couvrir de son corps. Sur les marches du perron se blottit, immobile, comme s’il était lui-même sculpté dans le bois, un bohémien, la tête basanée couverte du capuchon d’une cape de poil de chameau. En bas, dans l’office, bourdonne le rouet de la vieille Jewka, et le cocher, qui de longue date s’occupe assidûment d’astronomie au sortir du cabaret, qui est considéré pour cela comme un prophète dans tout le village, le cocher et deux autres domestiques jouent aux tarots avec des cartes sales. Le vieux Gaétan, qui fut longtemps soldat et je crois aussi brigand pendant plusieurs années, mais qui, depuis quarante hivers qu’il est de la maison, aime la vieille Jewka, dont les cheveux blancs étaient bruns alors, fait à cette dernière le compte de ses économies, suffisantes peut-être pour acheter une auberge et se marier. — Mais non, il n’y en a jamais assez. — Et la dame, qui vient d’attiser un feu pétillant, la belle et blonde dame dans son grand fauteuil, lit, frissonne, bâille. Le chat noir s’est pelotonné sur le chambranle et ronronne les yeux fermés; mais la rafale ne les laissera pas tranquilles, la voici qui souffle par la vaste cheminée de marbre si méchamment que la belle paresseuse s’effraie et que le chat ouvre ses yeux verts ; les flammes, chassées en avant, s’attaquent à la peau d’ours sur laquelle repose le fauteuil, et la dame a grand’peine à l’éteindre, tandis que le vent secoue ses boucles blondes, feuillette son livre, hérisse les poils noirs du chat. Cependant une pluie incessante bat les vitres, il fait sombre dans le salon, et au dehors se répand un épais crépuscule.

Au printemps, on avait relégué sur le toit de la grange une vieille roue. La cigogne, notre amie depuis des années, à son retour du pèlerinage d’Egypte, l’avait inspectée en témoignant une vive satisfaction; le noble oiseau ayant amené sa fiancée, ils avaient renouvelé leur examen ensemble, étaient restés longtemps debout sur une patte à réfléchir et à claquer du bec, puis enfin avaient bâti leur nid au sommet de la roue, dans laquelle une myriade de moineaux, semblables à la cour bruyante et inutile d’un prince, s’étaient de leur côté installés pour couver. Maintenant le couple de cigognes, la tête basse, les plumes ébouriffées par le vent, fouetté par la pluie, étend sur les petits de grandes ailes frémissantes. J’entends leurs cris lamentables malgré le fracas des élémens. A côté de moi, sous l’appentis, se trouve un vieux paysan; il contemple le nid et sourit avec tristesse. Ce vieillard s’appelle Hryn Jaremus; il a quatre-vingt-dix ans, il a vu bien des choses et n’a rien oublié, comme le prouve sa face terreuse, sombre, presque pétrifiée, à quiconque sait lire ces traits étranges dans lesquels le destin écrit sur des visages humains des secrets lugubres et des vérités lentement dévoilées. Le vieux paysan m’adresse donc son triste sourire. — Ce sont là, dit-il, des animaux curieux; ils me rappellent une histoire bien ancienne : un couple de cigognes avait bâti son nid sur notre cheminée, déjà ils couvaient de beaux et gros œufs, quand une méchante idée, comme en a souvent la jeunesse, nous vint à nous autres vauriens. Nous prîmes un œuf d’oie, et en l’absence du mâle, parti pour la chasse aux grenouilles, je montai mettre cet œuf dans le nid. La femelle me regardait, se serrait de côté, mais elle ne quitta pas ses œufs tandis que je glissais celui de l’oie sous elle, et figurez-vous, maître, qu’elle couva un petit oison qui paraissait tout étonné de se voir parmi des cigognes; mais le mâle, à la vue de l’étranger, fit entendre un claquement furieux, s’envola loin de sa femme et s’en alla vivre solitaire, absorbé dans ses réflexions sur le toit du château. Et, — vous ne le croirez pas, — avant de partir cette année-là, les cigognes se sont rassemblées dans le grand pré, derrière la forêt, pour juger l’infidèle. Je l’ai vu de mes yeux; elles formaient le cercle, le mâle claqua du bec, les autres lui répondirent, et la femelle cria d’angoisse; elle était innocente, la pauvre bête, notre enfantillage avait causé son malheur. N’importe, ses juges lui plongèrent leurs grands becs dans le corps, et elle mourut. Cela faisait pitié. — Nous gardons le silence tous deux pendant quelques instans, puis le paysan, s’essuyant le front avec sa large manche de chemise, reprend : — Avez-vous déjà entendu dire, maître, qu’à Toulava un tribunal de paysans avait, il y a quelques jours, interrogé, jugé et condamné des voleurs? Les commissaires de Kolomea doivent être en route, mais ils ne découvriront rien... On tient les uns aux autres, voyez-vous; toute la commune est comme un seul homme ; aux anciens usages, personne ne doit toucher.

Je me récrie : — Mais c’est contraire au droit, contraire à la loi! Qui nous protégera contre l’arbitraire, les mauvais traitemens, les outrages, le meurtre, si le peuple juge lui-même?

— O maître! répond le vieux d’un ton solennel, vous demandez qui nous protégera? Et notre bonne conscience? et la conscience du peuple!.. Quiconque fait le bien n’a rien à craindre, car la voix du peuple, c’est la voix de Dieu.

Sur ces entrefaites, une britchka crottée plus haut que le marche-pied entre dans la cour du château. Deux messieurs en descendent : l’un est de petite taille, asthmatique, sa grosse tête rivée aux épaules comme par une vis, les cheveux collés sur les tempes. Il tient à la main la casquette impériale, que ne saurait supporter son front en sueur, et a déboutonné son uniforme battu par les intempéries de la saison; l’autre, maigre, courbé, a les joues creuses, des yeux clignotans, un crâne chauve et de longs doigts dont il rogne les ongles avec un canif.

Ce sont les commissaires du tribunal qui retournent à Toulava. Aux premières questions que je leur adresse, ils haussent mystérieusement les épaules et répondent en toussant d’une manière évasive pleine de dignité, mais à peine sont-ils à table devant une bouteille de vin de Hongrie bien doré, qu’ils se dérident et deviennent communicatifs, chacun à sa manière.

— Eh bien ! avez-vous mis la main sur les coupables ?

— Comment pouvez-vous demander cela? réplique l’individu essoufflé en broyant une aile de volaille entre ses fortes mâchoires. Nous avons l’expérience de ces sortes de choses, nous connaissons le pays et les gens. Qui donc serait coupable, sinon la commune de Toulava tout entière? Ceci posé, enseignez-moi le moyen d’arracher un aveu, d’obtenir seulement un témoignage!

— Croyez-vous, reprend le personnage maigre en grattant ses ongles, croyez-vous que nous ayons épargné les paroles, la plume, l’encre ou notre autorité? Mais voici ce qu’il y a : la commune de Toulava connaît son monde, elle sait que tel et tel sont voleurs de profession et comprend ce qu’il lui reste à faire. Ce garçon a volé cinquante fois, et une fois il est pris. Convaincu de délit, il subit sa peine, puis, la liberté lui étant rendue, vole d’autant plus, seulement avec des précautions nouvelles afin d’éviter qu’on le prenne désormais. Que faire? La commune l’exhorte, en vain bien entendu: alors elle se rassemble un jour, comme au vieux temps où il n’y avait ni état, ni loi, ni juge, et elle prononce elle-même l’arrêt. Pour cela, elle n’a besoin ni de témoins, ni d’aveu ; elle est sûre d’avoir devant elle des gaillards qui rançonnent le voisinage et vivent dans l’abondance sans rien faire aux dépens de travailleurs qui gagnent péniblement leur pain. La commune sent donc bien qu’elle ne leur fait pas de tort; ils sont par conséquent arrêtés, traînés à l’auberge de Toulava, tourmentés jusqu’à ce qu’ils aient confessé leurs méfaits, nommé leurs complices, donné tous les dédommagemens possibles; puis on les condamne séance tenante, et l’exécution est faite sur l’heure. Cela paraît dur et illégal au premier abord, mais on ne peut refuser à ce mode barbare un certain droit de nature et surtout de raison, car la justice régulière ne serait arrivée à aucun résultat. Bon ! voilà le cabaretier juif qui vient à Kolomea déclarer que le tribunal des paysans s’est tenu chez lui. Une commission est envoyée sur les lieux, bien inutilement, car personne ne veut rien savoir du cas, ni la commune, ni même le Juif, le voleur puni encore moins! Peut-être a-t-il reçu plus de cent coups, le drôle, mais il aimerait mieux se mordre la langue que de dénoncer ses juges, car la seconde fois il périrait par les mains de la commune.

— Bah ! vous défendez, vous aussi, la justice populaire ?

— L’aurais-je défendue ? s’écria l’homme maigre inquiet, — et il fit grincer avec plus de fureur que jamais ses ongles sous son canif, — au contraire je trouve qu’il faut s’y opposer sévèrement ; mais entre nous la franchise n’a pas d’inconvénient, et avec votre permission…

— Certes, interrompit l’asthmatique en s’efforçant de lever la tête pour reprendre son souffle éteint, certes il y a là-dessous une chose digne d’estime, l’instinct, le bon et sûr instinct,… la volonté de s’aider soi-même.


II.

À perte de vue s’étendent les prairies, d’une végétation si opulente que les chevaux semblent y nager. Ce sont de vrais chevaux galiciens, petits, grêles, mais pleins d’énergie, de feu, et résistans à la fatigue. Des gars vêtus seulement d’une chemise et d’un pantalon de toile, la tête et les pieds nus, armés de longs fouets qu’ils font claquer, les gardent en criant, en chassant, en jouant du chalumeau. Le ciel est d’un bleu profond sans nuage, et malgré l’heure matinale une brûlante chaleur commence à peser sur la terre. Les jeunes gardiens vont ramener leurs chevaux à l’écurie ; l’un d’eux se balance sur le dos d’un grand bai-brun qui en guise de bride n’a au cou qu’une corde lâche, d’autres éteignent le feu qui a brûlé toute la nuit, car la température insupportable du jour les force à choisir pour mener leurs bêtes au pacage les heures où le soleil est absent. Un seul reste assis sur une grosse pierre sans regarder les chevaux ni les camarades ; il ne tient ni fouet ni chalumeau ; ses mains maigres et brunes enfoncées dans ses cheveux blonds de lin, il pleure, il pleure amèrement. C’est un singulier garçon ; je le connais, son nom est Hryciou. Il a une figure longue et fine, au teint si transparent que les veines bleues se montrent au travers, et sa pâleur résiste au hâle de l’été ; tout en lui indique une sensibilité nerveuse exagérée, maladive, et quels yeux dans ce visage souffrant ! de grands yeux bleus pleins de lumière, des yeux surnaturels qui inquiètent celui qui les interroge, qui plongent mélancoliquement dans la pensée d’autrui, qui pressentent l’avenir et la mort sans crainte, mais aussi sans espoir, et ce matin-là ils étaient pleins de larmes. — Qu’as-tu ? lui demandai-je en posant doucement ma main sur sa tête.

— Oh ! maître ! maître ! répondit-il en sanglotant, ils m’ont pris la jument, et le poulain et le grand alezan.

— Comment cela ? — Comme font de pareils coquins, voleurs de chevaux, bandits que Dieu veuille punir ! — Il s’essuya les yeux du revers de la main, et poursuivit plus tranquillement : — Nous étions cette nuit dans l’herbage, près du moulin de Théodosie, moi, Grégoire, Ivachka et les autres avec tous nos chevaux. Il faisait si frais sur l’herbe et dans l’air que c’était un plaisir et que les pauvres bêtes en bondissaient de joie. Notre feu était superbe, et la meunière vint causer, rire, et nous apporter du maïs, que nous fîmes rôtir dans la cendre. Quand elle nous eut quittés, nous restâmes encore à manger le maïs et à nous raconter des histoires. Tout était si calme qu’on entendait clapoter l’eau du moulin et sauter le poisson. La plupart d’entre nous s’endormirent; moi, je ne dormais pas : couché sur le dos, je comptais les étoiles. Voilà que tout à coup les chiens aboient, et en me redressant j’aperçois un loup tout près des saules, je le vois sortir la tête du feuillage et nous regarder. J’appelle les gars, et je me lance à la poursuite de ce loup en brandissant un tison. Les autres me suivaient à grand bruit, tous armés de même. L’animal disparaît; toutefois, après avoir bien couru, nous le revoyons derrière le moulin non pas sur ses quatre pieds, maître, mais sur deux, comme un homme. Grégoire et Ivachka font le signe de la croix, mais Michalik, un rusé, devine la chose. — Que le diable me prenne aux cheveux, dit-il, si ce n’est pas un voleur qui vient nous enlever nos bêtes. — Comme il disait cela, la peur m’étouffe, et mes jambes commencent à trembler; les autres donnaient la chasse au voleur, mais moi, je me traînai vers les chevaux. Ils paissaient tranquillement, ce qui ne serait pas arrivé, si le loup eût été proche, car les chevaux sentent un loup de loin, et cherchent alors quelque endroit élevé où tous ensemble ils forment un cercle les sabots en dehors. Rassuré, je me mets à compter, comme j’avais fait auparavant pour les étoiles, nos pauvres bêtes, mais impossible d’en venir à bout tout seul. Quand mes camarades sont venus m’aider, nous nous sommes rendu compte de notre malheur. Les gueux nous avaient volé quatre chevaux ! L’un d’eux s’était cousu dans une peau de loup pour nous faire peur et nous occuper pendant que les autres... — Le pauvre enfant sanglotait de plus belle. — Sur ces quatre chevaux, deux étaient à moi... et le poulain avait suivi la jument pie ! — Dieu sait où ils sont maintenant! Mais je connais les voleurs,... je les connais!

— Ne serait-ce pas Cyrille?

— Lui-même, répliqua le jeune garçon, et Stawrowski avec leur bande. Ils volent l’œuf sous le ventre de la poule et le lin dans les mains de la ménagère.

— Si tu connais les voleurs, pourquoi ne les poursuis-tu pas au lieu de rester à pleurer? — Il est trop tard, tout serait inutile. Ces gens-là ont leurs aides, leurs receleurs; un Juif a déjà fait passer la frontière aux chevaux, il les a vendus en Russie, et je ne reverrai jamais ma jument pie! Oh ! je ne retourne pas à la maison, je n’y retourne pas !

— Je veux t’y accompagner, lui dis-je.

— A quoi bon?

— Pour parler à ton père.

— C’est inutile, je vous remercie.

— Mais que crains-tu donc, si ce n’est les coups?

— Eh ! que me font les coups ! — Il se mit à crier avec un torrent de larmes, en se meurtrissant le visage de ses poings fermés : — Oh! ma jument pie! oh! mon poulain aux pieds blancs! Oh! ma pauvre bête, comme tu me regardais avec tes beaux yeux noirs! comme tu hennissais quand je te parlais! Qui te portera maintenant des carottes et du melon ? Mon Dieu ! le cœur me fait mal!.. Je voudrais mourir! — Il se jeta la face contre terre et resta ainsi sans mouvement.

Environ quinze jours après cette scène, au retour de la chasse, mon épagneul anglais, qui me devançait toujours, entra dans le cabaret du Juif, cabaret isolé qui se trouve entre notre village et Toulava. J’avais encore une lieue à faire, et le bouchon de verdure fraîche se balançait au-dessus de la porte d’une manière si engageante que je n’hésitai pas à suivre mon guide. En face de la porte vermoulue se dressait le comptoir vernissé derrière lequel la Juive, coiffée d’un fronteau de soie rouge cousu de perles et de pierres de Bohême et en robe flottante d’étoffe à fleurs, versait à quatre paysans debout sa vénéneuse eau-de-vie dans des gobelets rouillés. Tous se tournèrent vers moi souriant, saluant et baissant la tête avec une sorte de confusion. La belle Juive fut la première à lever ses yeux brillans, où une caressante douceur se mêlait à beaucoup de finesse. — Votre grâce prendrait-elle un verre de tokai? — Oui, s’il vous plaît, Chaike.

La Juive sortit de la salle en se dandinant d’un pied sur l’autre. Les paysans se taisaient. Il y avait parmi eux le vieux Hryn Jaremus, puis Akenty Prow, un célibataire déjà mûr, si mûr, avait coutume de dire Chaike, qu’il était toujours près de tomber aux pieds de la première jolie femme venue. De taille moyenne, bien nourri, avec des joues pendantes et des yeux bleus très vifs, il ramenait soigneusement ses cheveux pour dissimuler qu’il fût chauve, et portait un habit de fin drap bleu. Avec eux se trouvait encore Larion Radzanko, jeune aubergiste, riche et de bonne mine, qui campait hardiment son bonnet sur l’oreille gauche en fumant sa pipe d’écume de mer et en sifflotant un air dans l’intervalle de ses paroles. Le quatrième m’était inconnu. Nous nous taisions donc; seul Larion sifflait. La Juive revint me verser le tokai qui brillait comme de l’ambre, les paysans dégustèrent leur breuvage empoisonné, mais personne ne dit mot; on entendait sur les carreaux sales bourdonner la dernière mouche de l’été. En ce moment rentra le cabaretier, ses cheveux luisans de graisse bouclés de chaque côté d’un visage de cire jaune, vêtu d’un caftan noir, les bottes couvertes de poussière; silencieusement il s’assit sur le banc près du poêle et regarda les paysans avec une malice insolente qui se retrouvait dans sa voix lorsqu’il leur dit enfin : — Voulez-vous apprendre quelque chose de nouveau?

— Pourquoi pas? répondit Akenty Prow.

— Je sais où sont les chevaux.

— Quels chevaux? demanda Hryn Jaremus d’un air de profonde indifférence.

— Les quatre chevaux et le poulain volés dernièrement dans l’herbage.

— Et où sont-ils? fit Akenty avec précipitation.

— Où seraient-ils, interrompit le rusé Jaremus, sinon par-delà la frontière, vendus en Russie, ton cheval blanc avec eux? Laisse-toi entortiller par les Juifs !

— Qu’est-ce que tu dis? s’écria le cabaretier; je n’entortille personne. J’ai vu les chevaux, j’ai vu l’homme qui les a vendus en Russie.

— Oui, tu as vu les chevaux, répliqua le vieux paysan, et tu as vu l’homme, tu le vois même tous les jours, chaque fois que tu t’en vas à l’eau, selon l’ordre de ton prophète, laver ton visage maudit.

— Qu’est-ce que cela signifie? demanda le Juif, dont les yeux se rétrécirent.

— Cela signifie, répondit Hryn Jaremus en s’approchant de lui et en posant ses deux mains sur ses genoux sans le quitter du regard, cela signifie que je connais le receleur qui a aidé au vol. Il n’y a qu’un seul homme au village qui possède une peau de loup, c’est Stawrowski le Pacha. Stawrowski a volé les chevaux avec Cyrille et...

— Eh bien ! et le complice qui a vendu les bêtes ? interrompit le Juif avec un calme provoquant.

— C’est le même qui a vendu ma vache au marché de Kolomea, et aussi le bois de Larion et le blé volé à...

— Eh bien ! qui est-ce ? répéta le Juif sans se déconcerter.

— Tu vas le voir, dit Jaremus. — Il le saisit au collet et l’entraîna vers un morceau de miroir cassé qui pendait au mur. — Là, le vois-tu maintenant? Cette mine de fripon te plaît-elle?

— Lâche-moi, criait le Juif en se débattant.

— Soit! pour aujourd’hui. Je ne te lâcherai pas peut-être une autre fois. Le Juif alla trébucher contre la muraille. — Quand vous découvrirez les voleurs, s’écria-t-il en crachant avec fureur autour de lui, faites une plainte, dénoncez-les aux tribunaux, et je paie les frais du procès.

— Ce serait de l’encre et du papier perdus, répondit le vieux Jaremus, mais prends garde que nous ne les jugions nous-mêmes et toi avec eux...

— Qu’avez-vous dit? balbutia le Juif, plus livide encore que de coutume, les lèvres blanches comme un linge et les yeux étincelans de rage, — brigands, assassins, bourreaux, buveurs de sang que vous êtes, oui, buveurs de sang!..

— Tu peux hurler et vociférer tant que tu voudras, fit le vieillard sans perdre un instant son calme; avertis les autres, si tu tiens à la vie, il en est encore temps ; mais si ces vols et ces coquineries ne cessent, alors... — il leva deux doigts au-dessus de sa tête comme pour prêter serment.

Le Juif, redevenu maître de lui, passa derrière son comptoir et se mit à rassembler avec bruit les gobelets.

— Le mieux serait d’en finir avec cette bande, fit Larion à voix basse.

— Vous voulez dire les juger? répliqua Akenty Prow. Ce serait le mieux en effet, mais réfléchissez; les punitions, les coups, les amendes ne serviront de rien, ils se vengeront, voilà tout... Ce sont des gars hardis... Ce Pacha,... Cyrille surtout! il est de pierre et souple comme un serpent à la fois,... plein de venin à en crever! Il faudrait les abattre, les supprimer... tous ensemble.

Le vieux regarda les deux autres avec une expression singulière que je ne saurais rendre, puis ils payèrent ce qu’ils devaient en monnaie de cuivre et s’en allèrent.

A la porte, Hryn Jaremus se retourna encore une fois et fit un mouvement des paupières. La Juive comprit ce regard sévère et menaçant ; elle poussa du coude son mari et à son tour lui montra d’un geste muet la lune qui passait justement du premier au second quartier.

— C’est pour vous le moment de bénir la lune, lui dis-je.

— Vous savez cela? répondit-elle étonnée avec la grimace du lièvre que l’on soulève de terre par les oreilles.

— D’où vient cet usage?

La Juive baissa les yeux. — Feu ma mère, dit-elle après réflexion, feu ma mère m’a raconté que, Dieu ayant achevé les deux flambeaux du ciel et les ayant tous deux, égaux en grandeur et en éclat, attachés au firmament bleu, la lune dit : — Seigneur, il ne convient pas que deux serviteurs aient le même rang. Permets que je sois plus grande que le soleil. — Alors le Seigneur répondit en colère : — Parce que tu as voulu t’élever au-dessus de ton compagnon, tu seras abaissée; je te condamne à être plus petite que lui et à répandre une lumière moins forte que la sienne. — La lune pâlit et s’en allait affligée lorsque le Seigneur, pris de pitié, lui donna les étoiles pour compagnes.

— Un beau mythe ! répliquai-je, mais ce n’est pas la raison qui vous fait bénir la lune après le premier quartier. Il semble plutôt que vous demandiez ainsi à être protégés contre le pillage, le meurtre et les desseins de vos ennemis.

— La protection contre nos ennemis, fit le Juif, nous la trouvons dans une tête sensée, dans un cœur résolu ; voilà ce qui rend leur haine impuissante. Voyez Cyrille, ne dort-il pas tranquillement la porte ouverte, sans serrure, sans chien, sans armes, comme dort le juste? Il sait que personne n’oserait toucher un cheveu de sa tête; non, personne, pas un seul d’entre eux !

Il était nuit quand je quittai le cabaret, mais la lune claire, qui errait paisible parmi les petits nuages, inondait mon chemin d’une blanche lumière. J’avais fait deux cents pas lorsque l’idée me vint de me retourner. Aussitôt je vis le Juif qui était sorti de cette clarté magique et qui regardait de tous côtés si nul ne l’observait. J’enjambai la clôture d’osiers, puis, me glissant à travers la prairie derrière les broussailles, j’approchai sans être vu. Le Juif était maintenant debout, son visage jaune et chagrin tourné vers la lune; à trois reprises, il prononça la formule : « loué soit celui qui renouvelle la lune. » Puis il sauta trois fois avec cette invocation au croissant mystique : « de même que je saute devant toi sans pouvoir t’atteindre, puissent mes ennemis ne point arriver jusqu’à moi, ne point me nuire ! » Ensuite il saisit son caftan par un bout en faisant le simulacre de chasser ses ennemis, Akenty Prow, Larion, et avant tout le vieux taciturne et sinistre Jaremus, les méchans esprits, les démons avec eux.


III.

A une lieue derrière notre village commencent les marais, une grande nappe couverte d’algues entremêlées de lis d’eau blancs et jaunes qui flamboient dans la rougeur du soir. Au milieu de ces marais se trouve un petit étang dont les eaux étincelantes sont frangées de quelques joncs clair-semés; l’abord n’est facile que sur un seul point, où il touche au verger d’un paysan. Si vous vous cachez dans les massifs de noisetiers, vous ne tarderez pas à voir sortir des roseaux une tête noire emmanchée à un long cou, puis une seconde, une troisième, peut-être toute une flottille de petits navires sombres vous apparaîtra-t-elle comme amarrée dans le lointain. Ce sont les canards sauvages. Aux canards était destinée ma visite, sur eux se concentrait toute mon attention, certain jour que je m’étais installé, à l’heure où tombe le crépuscule, dans la cabane abandonnée du garde, mon chien haletant auprès de moi, mon fusil sur mes genoux; mais je ne guettais que depuis peu de temps, quand le frôlement d’une robe de femme détourna mon attention, A travers les planches disjointes, je vis, sans être vu moi-même, une jeune paysanne de taille haute et développée, dont les tresses blondes entrelacées de rubans rouges étaient secouées gracieusement par la marche. Elle se baissait de temps à autre pour ramasser une poire ou une pomme et y imprimait deux rangées de dents éblouissantes. Non loin de moi, la souche d’un noyer formait un siège naturel; la jeune fille s’y assit, mordant aux fruits éparpillés sur ses genoux, pour les jeter ensuite dans l’eau l’un après l’autre, l’œil fixé sur les ricochets qu’ils formaient. Elle attendait quelqu’un sans doute, mais sans témoigner d’impatience; seulement lorsqu’une ombre d’homme longue et noire tomba soudain à ses pieds, elle leva vivement la tête, et un sourire douloureux, qui fit place aussitôt à une profonde rougeur, passa sur ses traits.

L’homme était jeune et beau, non pas selon les règles de la beauté grecque, mais séduisant par la force et la grâce de sa tournure et de ses attitudes, par l’expression singulièrement aimable de son visage résolu, où éclatait la joie de vivre. Il portait les vêtemens du paysan cracovien, les hautes bottes montantes jusqu’aux genoux, les larges chausses en drap bleu, le justaucorps de même couleur et un petit bonnet coquettement taillé dans une peau d’agneau dont la blancheur était mise en relief par le voisinage d’abondans cheveux noirs frisés. En apercevant la jeune fille, ses lèvres rouges aux moustaches soyeuses s’entr’ouvrirent joyeusement sur l’éclair de ses grandes dents blanches. Il lui saisit la main, prit place auprès d’elle, lui passa très librement le bras autour du cou et couvrit de baisers fougueux son joli visage empourpré. Elle le laissait faire, et il me parut que sa mélancolie était mise en fuite par ces caresses. Un peu de temps s’écoula avant qu’elle osât l’interrompre en poussant un soupir. — Eh bien! qu’est-ce que tu as? demanda-t-il. Qu’est-ce qui te fait de la peine? Allons, parle, mon petit lièvre! — De grosses larmes débordèrent des yeux de la pauvrette. — Quoi! tu pleures? — Avec une tendresse indicible, il attira la jolie tête soucieuse sur sa poitrine.

— Tu m’aimes donc encore? murmura-t-elle.

— Si je t’aime?.. Comment ne t’aimerais-je pas?

— Mais qu’est-ce que je deviendrai quand... — Elle hésita et cacha son visage dans ses mains; je voyais le sang monter aux petites oreilles rouges. — Oh! quelle honte, Stawrowski! Ce nom ne me surprit pas. J’avais devant moi le dangereux forban qu’on avait surnommé le Pacha, parce qu’on lui connaissait une douzaine de femmes dont il s’était amusé à voler le cœur comme il volait les chevaux, les vaches et le bois coupé.

— Et tu pourrais me sauver, si tu le voulais, sanglota la fille, oui, si tu voulais seulement !

Le Pacha se mit à rire, mais ce rire n’exprima, comme je m’y serais attendu, ni moquerie, ni légèreté; c’était un rire amer qui m’alla jusqu’à l’âme.

— Écoute, Kasia, continua-t-il, — et sa physionomie, si gaie d’ordinaire, devint grave, — dis-moi, t’ai-je promis jamais de t’épouser,... t’ai-je promis quelque chose?..

— Non, répondit-elle inquiète.

— Eh bien ! je vais te dire maintenant ce que je n’ai encore dit à personne. — Que sa voix était en ce moment insinuante et douce! — Si je pouvais prendre femme, je ne prendrais que toi, toi seule, entends-tu ? aucune autre, bien que tu ne possèdes ni terre, ni maison, pas même une vache, et que moi non plus je n’aie rien. N’importe! j’irais sur l’heure avec toi devant le prêtre.

— Vrai?.. — Le regard de la pauvre fille reposa ravi sur celui de son amant.

— Vrai, répondit-il, mais j’ai... j’ai une femme; ma femme vit, et je ne peux la tuer pour t’épouser sous la potence!

— Tu as une femme?..

— Oui...

— Eh bien ! alors tout est perdu, dit Kasia pétrifiée, tout;.. mais je tâcherai de ne pas me plaindre, pourvu que tu n’abandonnes point... ton enfant.

— Je ne vous abandonnerai jamais ! s’écria-t-il, — et la sincérité vibrait dans ses paroles. Si tes parens te chassent, viens chez moi. Je travaillerai pour nous trois.

— Tu travailleras, Stawrowski?..

— Soit ! je volerai ! s’écria le jeune homme avec un élan féroce. Pourquoi pas? Est-ce qu’on ne m’a pas aussi volé ma femme et fait signer des lettres de change jusqu’à épuisement? Vivons et mourons en joie! Ma femme porte une pelisse de zibeline, et les Juifs administrent mes terres à leur profit. — Il éclata de rire. — Cela m’est égal. Ils ont vécu à mes dépens; moi, je vis désormais aux leurs! Si la belle coquine était morte seulement, tu serais ma femme ! En attendant, petite, je les vole à toutes les heures du jour et de la nuit : je leur ai pris leur blé, leurs fruits, leurs filles; on m’a nommé le Pacha, et désormais je suis à toi, tu vivras comme une sultane, notre enfant vivra comme un prince oriental; je leur ferai voir qui est le maître ! — Et n’en aimeras-tu jamais une autre? demanda la jeune fille d’un air de doute.

— Tu es ma femme, répondit-il; les autres... — Il fit de la main un geste de mépris.

— Mais tu ne sais pas leur résister, dit-elle en riant de plaisir; la vue d’une jolie femme te rend fou,... tu es un vrai pacha...

— Que t’importe? s’écria-t-il en bondissant sur ses pieds pour jeter au loin dans l’étang un caillou qu’il venait de ramasser, que t’importe, puisque pour toi je donnerais mon sang, oui, mon sang, puisque pour toi je volerais la lune au bon Dieu lui-même, je volerais les étoiles, pour toi, pour toi seule? Allons, viens, ne baisse pas ainsi ta chère petite tête ! Ris, saute, chante ! Tu es la maîtresse d’un voleur, la femme d’un voleur ! Vivons joyeusement, mourons de même !

C’est ainsi que je rencontrai Stawrowski; voici comment je fis peu après connaissance avec Cyrille, son complice. Nous avions eu du monde, un certain désordre s’en était suivi, la cuisine resta ouverte, abandonnée pendant quelques minutes, et ce temps suffit pour que plusieurs pièces importantes de notre argenterie de famille disparussent. On n’avait vu personne entrer dans la cour ni en sortir; néanmoins aucun soupçon ne tomba sur nos gens, qui de leur côté n’eurent pas un seul instant la crainte d’être accusés du vol. Tous faisaient partie depuis plus de vingt ans de la maison, où ils étaient traités, comme c’est l’usage chez nous, en amis plutôt qu’en domestiques.

— Ce ne peut être que Cyrille, dit la cuisinière.

— Ce ne peut être que lui, affirma le cocher, et le mieux serait de lui parler.

Je résolus donc d’aller trouver le Juif, qui passait pour le receleur de la bande.

— Dites à Cyrille que je serai ici ce soir à huit heures pour lui parler, commençai-je sans préambule.

— De quoi donc voulez-vous l’entretenir? fit le cabaretier d’un air indifférent.

— Il a volé notre argenterie.

— Que Dieu me punisse !.. s’écria le Juif.

— Il te punira, sois tranquille, un peu de patience! Mais d’abord je veux voir Cyrille ce soir, chez toi. Je veux rentrer en possession de cette argenterie, à laquelle s’attachent des souvenirs précieux, comprends-tu?

— Je ne comprends rien à tout ce que vous dites, honoré maître, répondit le Juif avec un calme imperturbable, mais vous trouverez Cyrille ici...

Lorsque j’entrai à l’heure dite dans la salle qu’éclairait misérablement une petite lampe d’huile de naphte, Chaike était assise derrière le comptoir, le Juif louait Dieu dans un coin d’une voix pleurarde, et un homme, installé devant l’une des tables, se leva en saluant avec respect, mais sans la moindre trace de servilité; puis cet homme resta debout, le regard fixé sur moi.

— Etes-vous Cyrille? demandai-je en m’approchant de lui.

— Oui, monsieur, je suis Cyrille, que désirez-vous de moi?

— Nous avons le temps d’en causer, répondis-je; Chaike, donne-nous de ton tokai.

Chaike sortit, le Juif ferma les yeux, et continua de prier en balançant le haut du corps.

Cyrille n’était pas grand, il était plutôt petit, et n’avait l’air ni sauvage, ni effronté, ni fourbe, au contraire. Il me fit l’effet d’un paysan avisé qui a servi dans l’armée ou fréquenté l’école. Ses bottes neuves étaient cirées avec soin, son sierak[1] noir retombait sur des chausses de beau drap gris, sa pipe courte était montée en argent. A côté de lui gisait une canne plombée. Sa physionomie nerveuse était singulièrement agréable, éclairée sous un front proéminent par des yeux gris, aux longs cils, aux épais sourcils noirs. Il portait les cheveux courts, sa moustache tombait mélancolique plutôt que hardie de la bouche un peu épaisse au menton bien rasé. Tel était l’homme dont l’intelligence, la ruse et l’audace faisaient trembler toute une province, qui pouvait impunément nous piller et nous mettre à contribution.

Lorsque le vin nous fut apporté, je m’assis, et, sur mon invitation, Cyrille en fit autant. Sans tourner la tête : — Sortez! dit-il.

La Juive obéit sur-le-champ.

— Et toi, faudra-t-il que je t’aide? — reprit Cyrille, s’adressant au Juif. Celui-ci se leva, les paupières à demi closes, et suivit sa femme en murmurant ses prières. — Je suis à vos ordres, mon bon seigneur, dit alors Cyrille.

J’attaquai d’emblée la question. — On a volé chez nous de l’argenterie...

— C’est incroyable! s’écria le voleur, vous n’avez que des gens sûrs à votre service, et tout est bien gardé.

— C’est un fait pourtant; aussi suis-je venu demander ce que vous exigez pour nous rendre cette argenterie.

Cyrille se mit à sourire. — Voyez-vous, dit-il, jamais encore un seigneur ne m’a parlé si poliment, à moi, voleur... Vous savez bien, n’est-ce pas, que j’ai pris votre argenterie, et, si vous l’ignorez, je vous l’apprends; je l’ai prise, et le coup n’a pas été des plus faciles... Un instant si court et tant de témoins ! Mais puisque vous agissez ainsi avec moi, je veux vous rendre le butin et à bon marché encore. Dix florins ne sont pas trop, il me semble...

— Voici les dix florins.

— Non, je ne les prends pas avant d’avoir rendu l’argenterie. Et maintenant, je voudrais vous dire un mot. Vous êtes entouré de braves serviteurs, mais qui ne pourront peut-être pas empêcher que l’on ne fasse chez vous un jour quelque bonne prise. Puisque vous êtes un seigneur si généreux et si humain, pourquoi ne nous donneriez-vous pas une somme que vous fixeriez vous-même, une somme annuelle?.. À cette condition, nous nous engagerions sur l’honneur à ne vous rien dérober, pas même un bout de corde.

— C’est à voir. Que demanderiez-vous?

— Cinquante florins par exemple, répondit Cyrille sans prendre le temps de la réflexion.

— C’est convenu.

— Et chez qui toucherai-je la somme?

— Chez moi.

— Je ne crois pas demander trop, dit le voleur, nous avons besoin d’un peu d’argent. Le Pacha, vous comprenez, a une gentille bonne amie qui va lui donner un fils...

Il leva son verre, but à ma santé, à celle de ma maison, puis avant de poser le verre, lança les dernières gouttes au plafond, selon la vieille coutume russe.

— J’étais curieux de vous connaître, Cyrille.

— Eh bien! trouvez-vous en moi quelque chose d’extraordinaire?

— Le monde parle de vous comme d’un ogre.

— Et vous avez découvert, dit Cyrille en hochant la tête, vous avez découvert que j’étais un homme faible, misérable, insensé, malheureux comme seul l’homme peut l’être...

— Pourquoi voles-tu? demandai-je.

— Pourquoi? — Il ôta son bonnet et passa la main sur ses cheveux en brosse. — Vous me comprendrez peut-être : je ne suis pas tout à fait aussi sot ni aussi lâche que les autres. J’enrage que tout soit inégal dans un monde qui est l’œuvre du Dieu sage, tout-puissant et bon. Et Dieu nous a tous créés, créés à son image, mais celui-ci hérite, réussit, il vit dans l’abondance, tandis que celui-là manque du nécessaire. Oui, je vous le dis franchement, j’enrage d’être celui-là, de végéter dans l’indigence, n’étant pas né plus mal qu’un autre. J’ai commencé par le travail, j’ai tout entrepris et je sais que cela ne sert à rien : paysan, je luttais contre la grêle, les sauterelles, la maladie des pommes de terre; j’ai été soldat, j’ai fait du commerce, j’ai été cocher au service d’un comte, et là j’ai appris à connaître les caprices des grands; j’ai respiré comme mineur les vapeurs de plomb, j’ai travaillé dans la saline de Kalisch et à la journée dans les champs. Apprenti chez un maçon, je suis tombé de l’échelle, j’ai été menuisier ensuite et même chantre; mais partout j’ai recueilli le guignon, les coups, la faim et les injures. Tout cela fait saigner le cœur d’un homme encore honnête et qui lutte consciencieusement, croyez-moi... Puis vient le temps où l’on rit de ce qui vous faisait pleurer, où l’on rit même à l’église, quand les enfans de chœur bouffis et stupides encensent le prêtre. J’ai essayé de tout, mais il n’y a rien à faire contre les riches. L’argent, c’est le bonheur, c’est la considération, c’est l’honnêteté. Si tu es pauvre au contraire, ne te donne pas de peine; tu es et tu resteras un drôle, quoi que tu fasses. Et pourquoi donc me contenterais-je de pain sec, moi qui suis capable d’apprécier une maisonnette couverte en tuiles rouges, flanquée d’un pigeonnier, d’une ruche et d’une étable à vache, avec cheval et voiture pour promener ma petite femme? Moi aussi je voudrais faire de mes enfans des prêtres, des bureaucrates; pourquoi pas? Mais non, ronge les croûtes que d’autres ont jetées, dispute aux cochons leur auge! Si ton enfant, si ta bien-aimée crèvent à la peine, qu’importe? On noie bien une portée de petits chats;... ta progéniture vaut-elle mieux?

Cyrille s’était échauffé en parlant. Ses joues bistrées, un peu creuses, rougissaient de colère. Dans son émotion, il avait rempli deux fois le verre, et chaque fois l’avait vidé d’un trait. — Ils me traquent et me poursuivent, continua-t-il. Libre à eux! Celui qui n’a rien fait la guerre au propriétaire, et il en est ainsi depuis que le monde existe : défendez-vous donc, servez-vous de votre puissance, abattez-nous, mais ne nous appelez pas coquins, n’invoquez pas Dieu et le droit, ne parlez pas de crime. Nous ne sommes tous que de misérables égoïstes, tous, tous...

Il posa la tête sur ses mains et parut s’endormir. — Eh bien! lui dis-je après une pause, admettons que tu aies raison. Ta conduite cependant ne te rend pas heureux.

— Qui vous a dit cela? s’écria Cyrille avec un soubresaut.

— Toi-même.

— Moi-même, oui, moi-même, répéta-t-il presque triste, mais il y a néanmoins des instans où je suis heureux,... quand je détruis le bonheur d’un autre! continua Cyrille avec une exaltation sauvage, et je m’entends à cette besogne. J’ai des dents comme un loup, je peux mordre et je mords ! Je rends celui-là jaloux de sa femme, j’attise chez celui-ci d’infernales terreurs à cause de son argent, je, sème l’alarme où je puis, c’est ma joie; je dis aux femmes des choses qui les font rougir, j’enseigne des méchancetés aux enfans, je suis querelleur, ivrogne, joueur, voleur, et, quand j’entrevois un moyen de faire du mal, je ne le laisse point échapper. Qui pourrait m’en punir? qui?.. — Dieu, peut-être.

Il se mit à rire en lançant au ciel un regard de haine, et tandis qu’éclatait ce rire diabolique, Cyrille avait dans toute sa personne je ne sais quoi de terrible.

— Qu’es-tu donc, lui dis-je après un nouveau silence, qu’es-tu, sinon un coquin ?

— Soit ! vous pouvez me nommer ainsi, dit-il, abattu tout à coup, j’aurais sauté à la gorge de tout autre que vous sur un pareil mot...

— Il couvrit son visage de ses mains. — Mais le coquin a encore un cœur et peut aimer comme n’aimera jamais un de ces vertueux garçons qu’on rencontre par centaines;... c’est là le malheur,... tu es gueux, pourquoi t’avises-tu d’avoir un cœur, imbécile !

— Tiens, Cyrille, lui dis-je ému, je t’ai deviné tout de suite... Tu n’es pas né sous une étoile heureuse, et la vie a fait de toi...

— Un coquin, ne vous gênez pas pour le répéter.

— Mais au fond ton cœur est resté bon...

— Autrefois, commença Cyrille d’une voix adoucie, presque enfantine, ce cœur-là était toujours prêt à tomber aux pieds des gens, on devait nécessairement marcher dessus. Pourtant, comme j’étais jeune, comme je n’étais pas laid, je gagnai l’amour d’une belle fille, et moi... je me sentais ivre quand je la voyais, et transporté d’une joie qui ressemblait à un tourment. Nous nous aimions en tout honneur, mais elle était riche, tandis que moi... moi, j’étais pauvre. Son père lui dit : — Veux-tu donc d’un mendiant qui te mangera ton bien? — Il avait tort, car je n’étais dans ce temps-là ni joueur, ni ivrogne. Un autre vint cependant. Je le haïssais depuis longtemps déjà, ce Maxime, je le haïssais pour le gros héritage qu’il tenait de famille et parce qu’il était vaniteux, qu’il avait toujours de nouvelles bottes, mais je l’abhorrai tout à fait lorsqu’il... lorsque tous les deux, lui et elle, marchèrent sur mon cœur comme sur un morceau de bois, lorsqu’elle devint sa femme! Ce fut alors que j’allai dans les mines. A mon retour, — une année environ après la noce, — le hasard me conduit, pour notre malheur à tous, devant sa maison, juste au moment... Ah! cela ne peut pas se dire! — Cyrille hésita, des larmes lui vinrent dans la voix, dans les yeux, et il laissa retomber ses bras le long de son corps, sa tête sur sa poitrine, comme s’il eût été sous l’influence d’une lassitude profonde. — Cela ne peut pas s’exprimer, reprit-il enfin. Auprès de la maison se trouvait un jardin entouré de haies vives, et dans le jardin il y avait un berceau de chèvrefeuille. Tout était plein de fleurs, de soleil et de parfums. Je regardai par-dessus la haie;... elle était assise là, sous le berceau, que Dieu me pardonne ! semblable à la Sainte-Mère avec l’Enfant-Jésus. Elle était devenue plus forte et plus belle, son corset était ouvert, sa chemise aussi, et l’enfant, collé sur son sein, le battait de ses petites mains, et elle souriait en le regardant, si absorbée dans son bonheur qu’elle ne me vit pas, et là le diable s’empara de moi... De même qu’il montra au Seigneur toute la terre en disant : « Elle doit être à toi ! » de même il me montra cette jeune, souriante et belle créature. Depuis cette heure funeste, j’errai dans le village comme le loup rôde autour du troupeau.

Un jour, c’était un dimanche, je ne l’oublierai jamais, il y avait de la musique au cabaret; les autres dansaient, moi, j’étais assis dans un coin à fumer, à boire et à réfléchir. Maxime entre, m’aperçoit, et vient s’asseoir sans façon devant ma table. — Allons, un peu de gaîté, Cyrille, commença-t-il ironiquement, prends un verre de vin avec moi, buvons à la santé de ma femme; elle n’aura rien à dire contre cela.

— Mais j’ai à dire, moi, répondis-je en colère, que je ne boirai jamais avec un sot de ton espèce.

— Es-tu ivre? dit Maxime.

— Il ne me convient pas non plus que tu viennes ici jouer au grand seigneur; reste chez ta femme, sous la pantoufle!..

— Moi, sous la pantoufle? s’écria Maxime le poing fermé, — car il était violent comme le sont tous les gens riches et gâtés.

— Oui, tu y es! répliquai-je.

Là-dessus il me frappa au visage, il me frappa, comprenez-vous? lui, Maxime le riche, qui avait pour femme celle que j’adorais comme un fou...

— Eh bien?..

— Eh bien! je l’ai tué ! dit Cyrille en riant de son rire infernal. Le silence entre nous fut long cette fois. — Et qu’est-ce qu’on t’a fait? demandai-je enfin.

— Comme j’avais à peine vingt ans, que j’étais ivre et jaloux, comme Maxime m’avait provoqué à cette rixe, j’en fus quitte pour dix ans de prison. Au bout de dix ans, je revins transformé en malfaiteur complet, et pourtant,... pourtant elle est à moi aujourd’hui ! N’ai-je donc pas eu raison ?

— Elle est ta femme?

— Non, mais elle le sera avec l’aide de Dieu ou du diable !


IV.

Je m’étais égaré en revenant d’une visite au curé russe de Toulava. Lorsque je sortis de chez moi, séduit par une magnifique journée d’hiver, le ciel était clair et bleu, ensoleillé malgré le froid, la neige craquait sous mes pieds, et chaque branche, chaque aiguille de sapin portait des fleurs de glace qui faisaient scintiller la montagne tout entière; mais tandis que l’imposante popadia[2] nous servait le café dans de grandes tasses peintes, tandis que nous fumions nos cigares en parlant de la nature, du Christ, de Bouddha, de vaisseaux cuirassés, d’armemens, que sais-je? il avait neigé de nouveau, et la nuit avait étendu ses voiles sur le paysage. Je perdis donc mon chemin et m’enfonçai dans la nuit, la neige et la solitude, jusqu’à ce qu’une lumière lointaine apparût comme pour me guider. J’allai droit à cette lumière et atteignis le moulin de Théodosie. Le ruisseau, bruyant naguère, était gelé, les roues immobiles du moulin se reposaient, étayées par des colonnes de glace, et tout alentour, aux saules de la rive, aux larges gouttières, aux saillies du toit, s’accrochaient des franges argentées. Après avoir frappé plusieurs fois, je vis s’avancer sur le seuil, une torche de résine à la main, la propriétaire du moulin, la veuve Théodosie. Elle me salua souriante et me conduisit dans l’intérieur de la maison.

Théodosie était une de ces femmes invulnérables au temps, qui vers la trentaine semblent renaître pour faire croire pendant un demi-siècle à la jeunesse éternelle. Dans son maintien, dans toute sa personne, il y avait quelque chose de majestueux; ses moindres mouvemens, le timbre de sa voix sonore et profonde, révélaient un froid despotisme. Sa figure n’était pas précisément belle; si on l’observait bien, les lignes en paraissaient dures, le menton proéminent, les pommettes trop accentuées; le nez était petit et camus, la bouche impérieuse et sensuelle, l’œil vert très perçant, la riche chevelure blonde un peu rude; bref, c’était une physionomie opiniâtre, énergique et impitoyable, mais qui faisait comprendre au premier abord comment les maîtresses paysannes rendirent esclaves de leurs caprices nos tsars, nos rois de Pologne, nos magnats, nos boïards. La noblesse de sa taille la faisait paraître grande, plus grande qu’elle ne l’était en réalité; quand elle tournait la tête, qu’elle levait le bras ou qu’elle marchait, c’était un mélange de grâce et de force qui imposait en charmant. Tandis qu’elle se tenait devant moi avec ses brodequins rouges, sa jupe de laine qui s’arrêtait à la cheville, sa veste courte de drap vert, ouverte de manière à montrer la poitrine, que couvrait seulement une chemise brodée, je pensai à l’ambitieuse fille qui devait gravir les marches du trône à côté de Pierre le Grand. Je me la représentai assise, impassible comme le marbre, dans le traîneau de son auguste époux, tandis que le beau page Moëns était conduit à l’échafaud; je la vis cligner à peine ses blondes paupières lorsque le bourreau leva cette tête sanglante par les boucles soyeuses qu’avait si souvent caressées sa main ; je vis son regard implacable fixé sur ce même Pierre le Grand lorsqu’il mourut peu après dans d’affreuses tortures pour avoir pris, assure-t-on, un breuvage préparé par cette petite main...

Mais Théodosie m’arracha gracieusement à ce rêve en plaçant devant moi des viandes froides, du fromage et une bouteille de vin. Assise sur le banc, à mes côtés, elle m’adressa des questions qui révélaient une femme sage et circonspecte. Elle me demanda par exemple si elle ferait bien de vendre sa farine et son blé aux marchands de Prusse et ajouta en souriant, après que je lui eus expliqué les avantages de ce marché : — J’ai aussi trouvé le prix bon et j’ai déjà conclu la vente; je voulais voir seulement si vous approuviez. Je suis aise qu’il en soit ainsi.

Quelle calme indépendance dans ces mots ! Puis elle parla politique, de la dernière guerre, de la diète, des nouvelles lois libérales. — A présent, dit-elle, ses yeux pénétrans fixés sur moi, à présent nous avons à choisir un député. J’ai, moi aussi, une voix, c’est-à-dire par procuration; la voulez-vous prendre?

— De grand cœur; mais pourquoi cette idée vous vient-elle maintenant?

— Je sais que vous ne soutenez pas le Polonais, et je profite de l’occasion, répondit Théodosie. Dites-moi votre avis; croyez-vous qu’il soit bon que nos arrondissemens russes nomment de préférence des paysans ou des prêtres?

— Mon avis? Je serais bien aise de connaître d’abord le vôtre, Théodosie.

Elle croisa les bras sur la table et me regarda de côté : — Je pense qu’il est bon d’élire quelques paysans, afin qu’il y ait aussi dans l’assemblée des gens qui sachent ce qu’il faut aux campagnes; en général pourtant je préfère les prêtres, ils en savent toujours un peu plus long que les paysans; mais je choisirais de préférence ceux qui ont étudié, ceux qui ont devant les yeux ce qu’il nous faut à tous, ce qui peut être utile à la fois au noble, au paysan, au bourgeois, ceux qui avancent toujours, en traînant de force, s’il le faut, à leur suite, comme un veau après la corde, quiconque ne voudrait pas suivre.

— Ceci me plaît de votre part, Théodosie, je vois que vous êtes aussi sage que charmante.

— Bien obligée, répondit-elle en jouant avec la manche de sa chemise brodée, et en riant de façon à me faire admirer ses dents; mais pourquoi me dites-vous cela, vous un seigneur, et moi... — Elle riait de plus belle, la coquette, puis se levant : — Il faut vous reposer. Pardonnez-moi mon importunité. N’est-il pas près de minuit?

— A peine dix heures, répondis-je. — Tant mieux !

Elle me prépara dans la chambre où nous nous trouvions un excellent lit de foin, comme on n’en rencontre guère chez les paysans galiciens, me donnant en guise de superflu un grand manteau pour couverture.

— Et où dormez-vous, Théodosie?

— Tout à côté.

La maison avait deux chambres comme celles de la plupart des paysans riches.

— Bonne nuit, dit-elle, et prenez garde à vos rêves; ils se réaliseront parce que vous dormez pour la première fois sous ce toit. Bonne nuit !

Elle sortit et ferma la porte, mais non pas à clé. Je l’entendis se déshabiller, s’étendre sur son lit. Elle reposait paisiblement, sans souci, sans même y penser, à deux pas de moi. Cette femme n’avait besoin de protection ni contre les autres ni contre elle-même. Bientôt elle respira plus profondément comme dans le sommeil. La maison était silencieuse ; on n’y entendait plus que le cri familier du grillon.

Après minuit, je fus réveillé en sursaut cependant par un autre bruit. Des poings vigoureux frappaient à la porte du moulin, des voix retentirent. Encore assoupi, je ne pus d’abord distinguer les paroles; tout à coup il me sembla reconnaître la voix de Cyrille. Plus de doute,... il demandait à entrer; Théodosie devait donc être... Sous un jour nouveau m’apparut cette prudente et hautaine personne. Qu’elle savait bien persifler et rire, cruelle comme un démon ou comme un bourreau russe qui accompagne le knout de railleries sanglantes] Théodosie refusait de tirer les verrous.

— Je brise la serrure ou j’enfonce la porte, à ton choix! cria Cyrille.

— Comme tu voudras, mais n’oublie pas que les chiens sont lâchés. Je n’ai qu’à les appeler.

— Laisse-moi entrer, Théodosie, tu me connais; si je veux entrer, il n’est rien qui puisse m’arrêter ou me faire peur.

— Es-tu ivre, vaurien, voleur? Va-t’en! j’appelle les chiens.

— Je ne suis pas ivre, je suis amoureux fou, répliqua Cyrille en s’appuyant contre la porte.

La belle meunière éclata d’un rire inextinguible. — Eh! Betyar! Holà! Sultan! Sultan!

— N’appelle pas les chiens, ou je les étrangle.

— Toi? Et que veux-tu? demanda ironiquement Théodosie.

— Je t’apporte des nouvelles, nous causerons;... point de simagrées, Théodosie ! Tu sais bien qu’un voleur ne peut pas venir à la clarté du soleil chez toi, la riche veuve orgueilleuse. C’est pourquoi je viens la nuit,... en tout bien tout honneur. — Tu parles d’honneur, pendard !

— Moins de discours et ouvre, il fait si froid dehors !

— Dieu veuille que tu gèles. — Théodosie se remit à rire. — Ne fais pas de bruit; il y a un seigneur chez moi, ne l’éveille pas.

— Ici, un seigneur! s’écria Cyrille. N’as-tu pas pitié de moi?

— Point du tout.

— Théodosie!

— Quoi encore?

— Je suis à genoux dans la neige, supplia Cyrille. Je t’en prie par la miséricorde de Dieu, laisse-moi entrer!

— Ah! tu as changé de ton, répondit-elle; le loup s’apprivoise.

— Ouvre !

— A la bonne heure! si cela te fait plaisir. — Elle se leva, j’entendis bruire ses vêtemens, un rayon de lumière filtra par une fente de la cloison. Le verrou fut tiré, la clé cria et le brigand entra chez la belle et riche veuve. — Es-tu content? demanda-t-elle d’un ton moqueur.

— Et toi, tu n’es pas contente? fit Cyrille.

— Plus bas, quelqu’un dort, je te l’ai déjà dit, dans la chambre à côté.

Elle prononça mon nom, ils parlèrent à voix basse quelque temps, puis leurs voix s’élevèrent; le rayon lumineux glissait toujours comme une ligne de craie blanche sur le plancher. Je ne pus m’empêcher de regarder par la fente. Théodosie était assise tout habillée sur le lit, et Cyrille à côté d’elle la tenait embrassée. — Laissons cela, disait cette étrange femme avec force, je n’en veux jamais entendre parler.

— Pourquoi? ne m’aimes-tu pas? n’es-tu pas à moi?

— Je t’aime et je n’en ai jamais aimé d’autre.

— Pas même ton mari?

— Je ne l’avais pris que parce qu’il avait une belle terre, beaucoup de chevaux et de bétail.

— Et moi, je l’ai tué pour cela, dit Cyrille devenu sombre.

— Crois-tu que j’en sois fâchée? fit Théodosie avec une moue dédaigneuse. Depuis lors je suis libre et j’ai mis le temps à profit. Tandis que tu étais en prison, je me suis amusée.

— Tais-toi! — Les veines de la colère se gonflèrent sur le front de Cyrille.

— Allons! allons! — Elle le regarda et sourit pour la première fois d’un air de pitié tendre, puis, l’ayant embrassé, appuya sa tête sur son épaule. — On ne saurait croire combien je t’aime, dit-elle; j’ai congédié un grand seigneur comme tu arrivais, je l’ai congédié à cause de toi, uniquement à cause de toi.

— Pourquoi donc ne veux-tu pas être ma femme? — Ta femme? — Elle se remit à rire de tout son cœur. — Mais, Cyrille,... ris donc aussi.

Il ne riait pas. — Pourquoi? répéta-t-il; parle, ne mens point. Pourquoi?

Théodosie sans répondre se leva brusquement et se promena par la chambre : sa jupe voltigeait, sa poitrine se soulevait courroucée, ses yeux lançaient des flammes vertes.

— Eh bien! quand le pope doit-il annoncer notre mariage?

— S’il monte en chaire, ce sera pour publier que tu es un fou et un fou vaniteux.

— Je voudrais savoir lequel de nous deux a de l’orgueil, s’écria Cyrille. Fais la dame, mais pas avec moi, autrement... Il leva son poing fermé.

— Autrement? — Théodosie ne sourcilla pas; elle vint le regarder dans les yeux avec mépris.

— Autrement tu sentiras ma main, orgueilleuse diablesse!

— As-tu fini? interrompit froidement la belle meunière, et veux-tu entendre encore une fois mes raisons? Tu dis que j’ai de l’orgueil. Est-ce en avoir que de t’ouvrir ma porte comme aujourd’hui?

— Viens avec moi chez le prêtre, si tu as du cœur, insista Cyrille.

— Je t’aime, répondit-elle, n’est-ce pas assez? Tout le monde me condamnerait, si je devenais la femme d’un voleur.

— Et pourquoi serais-tu condamnée? Peut-être parce que j’ai porté des chaînes pour l’amour de toi, ingrate!

— Non, ce n’est pas là le motif, répondit Théodosie inflexible; tu étais un honnête garçon, et je n’ai pas voulu de toi; tu es devenu un vaurien, et je ne veux pas de toi encore, parce que j’ai quelque chose et que tu n’as rien.

Cyrille partit d’un rire de frénétique : — La vieille histoire toujours; voilà à quoi sert la propriété.

— En effet, répliqua Théodosie avec une logique cruelle, ce moulin, ces champs, ces prairies, ces bois, m’appartiennent, j’ai à moi dix-sept vaches, huit bœufs, quatre chevaux, sans compter la volaille, et près de trois mille florins qui sont rangés dans ce bahut. Toi, qu’est-ce que tu as? Ce que tu dérobes à autrui; rien, sauf la misère, n’est à toi, mendiant, voleur, meurt-de-faim!..

Cyrille s’était dressé debout, en roulant des yeux terribles. Il haletait : — Ah ! je ne suis pas trop vil pour qu’on me prenne pour amant, dis?

— Mon Dieu, non ! quoique je ne sache pas moi-même... — Elle haussa les épaules avec un dédain qui me glaça le sang; mais je ne te prendrais pas pour mari. Je prendrais plutôt du poison, entends-tu?..

Elle s’interrompit. Cyrille était retombé sur le lit et il pleurait. — N’as-tu aucun sentiment? murmura-t-il d’une voix faible. Peux-tu parler ainsi à un homme qui...

— Qui pour moi a porté les chaînes dix ans, acheva Théodosie. En vérité ce n’était pas assez;.. pleure tant que tu voudras, .. moi, je ris.

— Je te ferai un jour pleurer! murmura Cyrille, dévorant ses larmes, souviens-toi de cela !

Théodosie continua de rire, puis tout à coup son front devint sombre, et elle rajusta machinalement sa veste : — Des menaces! Tu veux peut-être voler chez moi?

— Théodosie !

— Es-tu rentré dans ton bon sens?

— Donne-moi ta main, Théodosie,

— Tiens, baise-la, demande-moi pardon.

Il baisa la main qu’elle lui tendait avec la soumission et le dévoûment absolu d’un chien : — Au moins tu n’en épouseras jamais un autre...

— Pourquoi pas ?

— Parce que je ne le veux pas. — Cyrille frappa du pied.

— Bah ! Voici que justement Akenty Prow demande ma main; crois-tu que ce serait un parti convenable? Il a quatre-vingts acres de terre.

— Et une tête chauve.

— Qu’est-ce que cela fait, s’il a de l’argent comptant?

— Il se grise tous les jours, le gros pansu.

— Puisqu’il peut payer, il en a le droit.

— Prends-le donc ! répliqua Cyrille d’une voix tremblante, et nous verrons...

— Tu es jaloux aussi, pauvre hère? — Elle se baissa comme pour l’embrasser et lui donna en riant une tape sur la bouche.

Cyrille enfonça son bonnet sur sa tête et gagna la porte.

— Quand reviens-tu?

— Jamais!

— C’est-à-dire demain.

Il poussa violemment la porte derrière lui.

— Attends ! je m’en vais te couper les ailes ! lui cria Théodore. — Et son rire se prolongea dans la nuit comme le rire de la roussalka qui, enveloppée de ses tresses d’or, se balance sur les branches au clair de la lune pour tuer par des baisers voluptueux mêlés de fous rires celui qui l’a imprudemment suivie.


V.

Une semaine avant les élections, je retournai chez Théodosie réclamer sa voix pour notre candidat. Elle était assise sur le banc près du poêle, les bras croisés avec son plus méchant sourire. Sur un escabeau s’accroupissait Akenty Prow, le vieux garçon, tel qu’un enfant en pénitence. Il tremblait et pleurait, ses deux mèches retombaient en désordre le long des oreilles, ce qui le faisait paraître plus chauve que de coutume : Théodosie se leva. Akenty s’en tint à un signe de tête, puis cacha dans ses mains son visage d’une pâleur grise. — Puis-je compter toujours sur votre procuration, Théodosie? demandai-je.

— Assurément; veuillez écrire...

— Vous n’avez pas changé d’avis?

— Je ne change jamais quand j’ai une fois parlé.

— Voici donc la procuration. — Je la posai sur la table.

— Qui proposez-vous? demanda-t-elle, tirant de l’armoire une petite bouteille d’encre moisie; puis elle chercha une plume.

— Notre candidat, — je le nommai, — est désigné par le comité de Lemberg; c’est un instituteur capable et un caractère honnête.

— Je n’ai pas besoin d’en savoir davantage, dit la veuve.

S’approchant de la table, elle signa la procuration en grands caractères, les sourcils serrés, la bouche entr’ouverte, en retenant son haleine avec autant de gravité que s’il se fût agi d’un jugement pour crime de lèse-majesté.

Un gémissement d’Akenty Prow lui fit tourner la tête. — Voyez, monsieur, s’écria-t-elle superbe d’indignation, voyez cet être, cette pâte molle! Dois-je prendre cela pour mari? Cesse de hurler, Akenty, ou bien il faudra que je te chasse.

— Hélas! larmoyait le vieux garçon, n’ai-je pas le droit de faire du bruit dans ta maison, ruiné comme je le suis ? Tout est de ta faute ! Maudit soit le jour où je suis né, maudit soit le jour où je t’ai connue, où la bête a été en moi plus forte que l’homme, où j’ai dit : « Théodosie, je te prends pour femme, si tu veux. »

— As-tu appris tes injures au cabaret du Juif? demanda tranquillement Théodosie.

— Oh! que n’as-tu dit non ce jour-là! bégaya le malheureux.

— Va-t’en, vieux pleureur, va te louer aux enterremens; là on te paiera tes cris et tes larmes; moi, je n’en donnerais pas cela !

— Tu ne veux pas de moi ?..

— Non.

— Pour qui ai-je perdu cependant tout mon bien, chevaux, bétail, récoltes?..

— Cela ne me regarde pas, dit Théodosie, parlons d’autre chose.

— Non, ne parlons pas d’autre chose, interrompit Akenty avec emportement. Monsieur, j’ai tout perdu pour cette femme, tout... J’étais riche, les filles me regardaient d’un bon œil, et maintenant je suis réduit à la mendicité, tout cela pour elle, et elle se moque encore de moi !

— Vous êtes réduit à la mendicité, Akenty? Comment dois-je comprendre...

— Oh! vous ne comprendrez que trop! Ane que j’étais! je ne pensais qu’à épouser cette femme, et, triple sot, je ne songeais pas à Cyrille qui avait tué le mari et était devenu l’amant. N’étais-je pas...

— Sans doute tu étais le dernier des ânes, cria quelqu’un par la fenêtre ouverte.

C’était Cyrille, Akenty se mit à trembler de tous ses membres; Théodosie, en le voyant, eut un sourire de triomphe.

— Est-ce que je ne t’ai pas traité comme un âne qu’il faut battre jusqu’à ce qu’il cède? continua Cyrille. Je t’ai pris tes vaches, tes chevaux les uns après les autres, je t’ai débarrassé de ton habit neuf, de tes belles bottes, de ta montre, de tes titres de rente, j’ai ouvert aussi l’écluse de la digue et noyé tes semences, toute ta récolte, je l’ai fait et je ferai de même à qui courtisera cette femme; mais il paraît, vieil entêté, que tu n’es pas encore revenu de ta sotte idée. Faut-il donc que je t’abatte comme Maxime? Le faut-il?.. — À ces mots Cyrille enjamba la fenêtre et saisit par les cheveux le pauvre Akenty. Je tentai de l’apaiser pendant que Théodosie riait; Akenty s’efforçait de dégager ses cheveux que l’agresseur avait rassemblés en une sorte de queue, mais il n’osait toucher le terrible Cyrille. — Mon Dieu! bégaya-t-il, tu me tues! Lâche-moi, et je rendrai sa parole à Théodosie, mais lâche-moi, lâche-moi!

— Poltron ! s’écria la veuve avec dégoût.

— Ah! tu voulais la prendre pour femme ! disait Cyrille en frappant sans pitié le pauvre diable, tu voulais l’embrasser; tiens, voilà pour ton mufle, — il lui donna un grand soufflet, — tu voulais lui ôter ses souliers, tiens voilà ma botte, — il lui envoya un coup de pied, — et encore un autre ! — Théodosie riait toujours, tandis que les coups pleuvaient sur le dos d’Akenty. A la fin, le brigand empoigna Akenty demi-mort, et le lança par la fenêtre dans le ruisseau qui passait là; le malheureux barbota comme un petit chien, escalada péniblement l’autre rive, puis, s’étant secoué, prit sa course à toutes jambes.

— Tu me plais ainsi, dit Théodosie à son amant; il m’a rendu ma parole par peur de toi. Je vais te chercher du vin à la cave moi-même. — Et elle recommença de rire comme une folle; mais Cyrille restait dans un coin, les dents serrées et muet.

— Si les choses marchent ainsi, lui dis-je, cette femme te conduira sûrement à la potence. Accepte un travail honnête,... je t’en donnerai volontiers.

— Je veux bien travailler, dit Cyrille, seulement... — Prends donc une résolution !

— Je l’ai prise.

Théodosie revint avec une bouteille qu’elle déboucha, Le voleur leva les yeux sur elle, implorant sa pitié. — Je ferai ce que vous dites, pourvu que celle-ci consente à devenir ma femme. Sans elle, je ne peux pas.

— Vous l’entendez, Théodosie, dis-je à mon tour. Voulez-vous le sauver?

— Il n’en vaut pas la peine, répondit-elle. Changeons de conversation.

— Et ne craignez-vous pas de charger votre conscience d’une responsabilité terrible, s’il finit misérablement? demandai-je d’un ton de reproche.

— J’accepte la responsabilité, répondit-elle tranquillement, je serai même présente s’il doit être pendu.

Je haussai les épaules en m’éloignant. Elle me reconduisit. Une fois dehors : — Vous ne l’aimez donc pas? lui dis-je.

— Je n’aime que lui,

— Eh bien?..

— Il a besoin de la verge. D’ailleurs pourquoi l’épouser? Je suis sûre de lui sans cela. Sa mine seule est féroce ; il me mange dans la main, cet ours, comme un petit poulet.

A peu de temps de là, par une fraîche matinée de mai, je rencontrai Théodosie en grande tenue de paysanne galicienne : hautes bottes d’homme, jupe de nuance claire, corset rouge, et par-dessus le long manteau qu’on appelle sukmana. Sa tête était couverte d’un fichu d’écarlate, et autour de son cou, sur sa poitrine, brillaient des fils de corail. Elle avait l’air ainsi d’une despote asiatique, tout en tirant et poussant le petit veau tacheté qui ne voulait pas la suivre.

— Où allez-vous, belle veuve?

— Je mène ce veau chez le boucher, répondit-elle d’un ton moqueur, et je ramènerai en échange un mari pour moi.

— Vous plaisantez?

— Point du tout.

— Vous voulez vous remarier?..

— Oui, et cette fois sérieusement, s’il vous plaît. J’ai longtemps réfléchi et j’ai fait un bon choix, à ce qu’il me semble, dit-elle d’un air dégagé. Je prendrai Larion Radzanko; il est riche, il y a de l’ordre dans sa maison, voilà pour le côté sérieux; il est jeune et joli garçon, voilà pour l’agréable.

— Mais Cyrille?.. Pensez donc...

— J’ai pensé! répliqua-t-elle sans émotion; ne pourra-t-il venir me voir tant qu’il voudra?

— Je craindrais plutôt qu’il ne commît un crime. — Eh bien ! on lui tendra des pièges, et moi, je le lui ai promis, j’irai le voir pendre.

— Non, lui dis-je, il est impossible que vous épousiez Larion!

— Venez vous en assurer plutôt! Allons ensemble...

Je l’accompagnai donc d’abord chez le boucher, qu’avec beaucoup de sang-froid elle aida à tuer le petit veau, puis chez Larion. Il était aux champs, mais accourut aussitôt qu’il nous aperçut avec force salutations. A peine eut-il demandé, selon l’usage, à Théodosie ce qu’elle avait pour agréable : — J’ai pour agréable de me marier, répondit-elle, et je trouve que vous êtes ce qu’il me faut, Larion. — En même temps, elle fixait sur lui un regard qui le déconcerta.

— Moi, votre mari? balbutia-t-il. Vous vous moquez! Comment croire que notre belle Théodosie, après avoir goûté de la liberté pendant dix ans et plus...

— Il faut le croire, dit-elle, je veux me remarier, et précisément avec vous, Larion, pourvu que vous n’y voyiez pas d’empêchement.

— Est-ce possible? murmura le jeune fermier tout confus... Vous n’êtes pas seulement riche, Théodosie, vous êtes une belle femme, une femme d’esprit, faite pour gouverner un ménage. Je serais trop honoré d’être votre mari ou seulement votre serviteur, mais...

— Tu n’avais pas le courage de le dire à Théodosie, interrompit la veuve, je l’ai pensé; voici pourquoi je viens à toi, et tu ne m’échapperas pas, sois tranquille ! Quand tu auras cette corde-ci autour du cou, je te conduirai à la maison comme un bœuf.

— En effet, soupira Larion, comme un bœuf que l’on mène à l’abattoir. Avez-vous donc tout à fait oublié Cyrille?

— Ne me parle pas de ce garnement.

— Mais ce garnement a tué votre mari, il a battu l’un de vos amoureux, et moi je sens déjà la corde autour de mon cou... Je n’ose pas...

— Es-tu donc un homme de l’espèce d’Akenty, s’écria Théodosie avec mépris, une tête creuse comme un potiron vidé?

Larion se grattait l’oreille.

— Allons! ne soupire pas, mon brave, reprit la meunière, sans quoi tu vas fondre à la fin comme un homme de neige au soleil. Veux-tu ma main et ma parole?..

— Ah ! Théodosie ! s’écria Larion, partagé entre la crainte et le plaisir, j’ai peine encore à croire que vous m’ayez choisi; mais, si vous devez réellement devenir mienne, il faut que tout s’arrange aussi vite et aussi secrètement que possible. Une fois votre mari, je me charge de l’autre, le diable l’emporte!

— Tu parles maintenant comme il convient, s’écria gaîment Théodosie. Je suis à toi! — Elle se leva et lui tendit la main, puis ils se mirent à former des projets d’avenir en buvant de l’eau-de-vie.

Larion nous accompagna jusqu’à la croix où les chemins se séparent,

— Comment tout cela finira-t-il? dis-je à Théodosie en marchant auprès d’elle dans les champs de blé vert.

— Comment? j’ai fait ce que j’ai dit. Qu’y a-t-il encore?

— Cyrille est capable de tout, il l’a prouvé.

— Qu’il se garde lui-même ! s’écria-t-elle en fronçant le sourcil sur un regard méchant : il a la tête dure, il me veut pour femme, et c’est son entêtement qui est cause que je le repousse, que j’en choisis un autre malgré lui et que je ne m’attristerai guère de le voir s’arracher les cheveux. Quand j’aurai mon mari au logis, vous verrez comme je les ferai marcher à côté l’un de l’autre, au pas, selon mon plaisir, et sans lâcher la bride !


VI.

Un dimanche, après la grand’messe, Théodosie et Larion Radzanko, l’un et l’autre en grand appareil et suivis de toute la noce, se présentèrent chez moi pour m’inviter à leur mariage en se jetant trois fois à mes pieds selon la coutume. — C’est donc tout de bon? demandai-je.

— M. le curé vient de faire à la fois les trois publications, répondit Théodosie, et la cérémonie aura lieu dans l’après-midi.

— Dieu veuille que tout aille bien, dit Larion, qui, visiblement agité, suait à grosses gouttes.

— Et Cyrille?

— Nous venons de l’inviter, dit Théodosie, il n’a pas même eu l’air surpris; au contraire il nous a offert de l’eau-de-vie et promis de venir.

— En ce cas, je suis content aussi.

Sur le chemin qui conduisait à la maison de la mariée, je rencontrai Cyrille paré, un gros bouquet et des rubans de diverses couleurs au chapeau, un autre bouquet à la ceinture; ses yeux étincelaient d’une lueur étrange; il s’arrêta comme pour réfléchir, puis entonna un refrain bachique en reprenant sa marche. Je le rejoignis. — Que fais-tu? lui criai-je à quelques pas de distance. — Il tourna la tête :

— Je cherche à prendre l’humeur d’un jour de noce.

— Tu y vas donc ?

— Naturellement, elle m’a invité elle-même, et comment? Elle était hors d’elle de joie !

— Suis mon conseil, Cyrille, va-t’en, autrement il arrivera malheur. — Rien n’arrivera que ce qui doit arriver. A la volonté de Dieu ! répliqua-t-il en soupirant à plusieurs reprises.

Nous marchâmes ensemble jusqu’au moulin, où la foule des invités rassemblés devant la maison nous regardèrent avec curiosité. Cyrille, s’approchant des jeunes filles, les plaisanta, comme s’il se fût imposé le rôle de bouffon dans cette noce. La musique éclata : les violens grinçaient, la trompette jetait des sons discordans, les cymbales pleurnichaient, la basse grognait comme un ours qui s’ennuie. Derrière les musiciens venaient le marié, les témoins, les chanteuses, tout le cortège fleuri et joyeux. Larion cependant baissa les yeux en apercevant Cyrille.

Devant la maison de la fiancée, on sollicita en chantant, selon l’antique usage, la permission d’entrer; mais les chants ne furent pas de longue durée. Théodosie sortit magnifiquement parée, ses cheveux blonds couronnés de fleurs. — Assez, dit-elle, inutile d’implorer si longtemps; je vous laisse entrer volontiers.

Cyrille se mordit les lèvres en la regardant à la dérobée. — Si belle, et perdue pour lui une seconde fois, perdue à tout jamais! — Néanmoins il entra tranquillement avec les autres. Théodosie prit la main de Larion et se prosterna trois fois devant chacun des invités en demandant sa bénédiction. Lorsqu’elle fut devant Cyrille : — Quel bonheur que vous soyez venu ! dit-elle en souriant. La fête sera donc gaie, si Dieu le veut.

— Oui, très gaie, si Dieu le veut, répondit-il en souriant aussi. Elle se prosterna devant lui avec Larion; il mit les mains sur elle et dit : — Puisse tout ce que je vous souhaite s’accomplir!

— Dieu le veuille! s’écria la foule.

Amen! ajouta Théodosie d’une voix haute et ferme. L’amen resta dans la gorge de Larion, qui était fort rouge.

Tandis que le cortège, musique en tête, suivait le chemin de l’église, je dis à Théodosie : — Il est furieux, ne l’excitez pas davantage.

Elle haussa les sourcils sans répondre.

Lorsque le prêtre unit leurs mains pour toujours, Cyrille approuva de la tête à plusieurs reprises. Théodosie, devenue la femme de Larion, le regarda d’un air satisfait en passant devant lui. De retour au moulin, elle laissa entrer les autres et le prit à part. — Eh bien, comment es-tu, Cyrille?

— Bien, très bien.

— Demeure ainsi, ajouta-t-elle tout bas et précipitamment. Rien n’est changé entre nous, tu viendras tant que tu voudras, demain, si bon te semble, ou même... veux-tu aujourd’hui? — Là-dessus elle se glissa dans la maison prompte comme une flèche.

Nous entrâmes dans la première chambre. On avait rapproché les tables, qui, couvertes d’une fine nappe, supportaient de grands plats de jambons, de saucisses, de rôtis et autres victuailles, des pâtisseries en forme de bastions, des bouteilles de shirowitz et de vin de Hongrie; la seconde chambre était complètement vide, et dans le vestibule se tenaient les musiciens. Tandis que les notables, les anciens et les matrones se mettaient à table, les jeunes gens commencèrent à danser. Au milieu de la table étaient assis les nouveaux mariés; chacun des convives s’approcha dans le cérémonial accoutumé pour leur présenter un cadeau. Cyrille quitta le dernier le banc auprès du poêle où il était tout seul, et au milieu des éclats de rire de la société offrit avec un compliment gracieux à Théodosie une petite pantoufle brodée. Elle lui lança un regard rapide qui n’exprimait nullement la mauvaise humeur, mais Larion se renversa sur sa chaise en tirant sa moustache.

Leurs cadeaux présentés, les convives se levèrent successivement chacun le verre en main, et en portant un toast qui fut répété bruyamment à la ronde, puis lança la dernière goutte au plafond. Ainsi on atteignit la nuit. Larion était complètement ivre lorsque, tenant sa femme embrassée, il jeta son verre plein par la fenêtre en criant : — Il est temps, jeunes filles, il est temps! — La musique s’interrompit aussitôt, et les demoiselles d’honneur chassèrent les danseurs de la chambre voisine pour y dresser le lit nuptial, tandis que les chanteuses entonnaient le vieil épithalame solennel et mélancolique.

Cyrille avait avalé deux verres d’eau-de-vie coup sur coup; alors il sauta sur la table au milieu des plats, des bouteilles et des verres, qui se mirent à danser comme sur un navire en pleine mer. Il y eut un cri général, puis des éclats de rire, des injures, mais sa voix vibrante domina le tapage. — Je veux vous chanter, moi, le chant des mariés, s’écria-t-il, silence! — Il frappa encore une fois du pied sur la table, de telle sorte que l’eau-de-vie dorée rejaillit sur les époux et sur les invités. On se tut l’espace d’un instant. Théodosie s’était levée menaçante; Cyrille, les bras croisés, les yeux sur elle, chanta d’un ton de raillerie amère :

Il était une fière paonne, une paonne,
Qui avait épousé une huppe.
Witt! witt! witt! witt! witt! witt!

— "Witt ! witt ! witt ! witt ! witt ! witt ! répéta le chœur en riant.

— Une huppe? bégaya Larion sans quitter sa chaise. — Ses yeux étaient fixes et vitreux comme ceux d’un mort.

— Oui, une huppe, repartit Cyrille, et rien de mieux.

Mais malgré son haut toupet, son haut toupet,
La paonne s’en repentit bientôt.
Witt! witt! witt! witt! witt! witt!

— Witt! witt! witt! witt! witt! witt! fit le chœur comme un écho.

— Qui est la huppe ? s’écria Larion en se levant.

— Qui serait-ce, sinon toi-même ? répondit Cyrille, et cette paonne orgueilleuse t’a pris parce que tu es riche et moi gueux, mais le lit de noce est préparé pour moi, car moi, je suis son galant.

Un tumulte épouvantable s’ensuivit. Larion saisit Cyrille par le pied; d’une ruade violente, celui-ci le renversa. Les autres se jetèrent sur le pauvre voleur, que la jalousie rendait fou, et l’entraînèrent hors de la maison, tandis que les coups pleuvaient sur son dos. — Je prendrai ma revanche, je la prendrai sur vous tous ! rugissait Cyrille d’une voix étouffée.

On releva Larion, le sang lui sortait du nez. — Je veux lui faire voir qui est le maître ici ! s’écria-t-il exaspéré; viens, Théodosie, ma colombe, ma mignonne, ma paonne, viens donc, n’aie pas peur,... les valets nous garderont,... lâchez les chiens, lâchez les chiens...

— Moi avoir peur ! dit Théodosie. J’ai du courage pour nous deux ! Les témoins, les demoiselles d’honneur, les chanteuses, entourèrent les nouveaux mariés pour les conduire au lit nuptial.

— Cyrille! Cyrille! — entendis-je crier au milieu des éclats de rire. Je m’avançai. Attaché au chevet des époux s’étalait un énorme bois de cerf.

— C’est Cyrille qui a fait cela ! dit Théodosie indignée. — Puis elle se mit à rire en vociférant des injures : — Que Dieu punisse ce vaurien, ce voleur! Que le diable nous délivre de lui!

Larion cependant accourut avec une hache pour mettre en pièces l’affreux emblème; mais, étourdi comme il l’était par le vin et l’eau-de-vie, il entamait en même temps la muraille.

Je quittai, singulièrement agité, la maison nuptiale et cherchai Cyrille, mais il n’était ni chez lui, ni au cabaret, ni ailleurs. Machinalement, je retournai au moulin de Théodosie. Les murailles blanches se détachaient dans les ténèbres, l’une des fenêtres était éclairée. Soudain brilla auprès de la grange, l’espace d’une seconde seulement, une autre lumière, comme celle qui se dégage du choc d’un couteau et d’une pierre à fusil. Le morceau d’amadou qui prit feu éclaira la figure décomposée de Cyrille, sa petite pipe entre les dents. — Ce ne fut qu’une seconde.

— Cyrille! appelai-je, saisi d’une angoisse inexprimable, Cyrille! Personne ne répondit; seuls, la roue du moulin et le ruisseau continuèrent à bruire. J’aperçus dans le sentier un grand chien blanc qui aboyait, et dans la maison nuptiale le dernier flambeau s’éteignit.

Je retournai lentement chez moi. Sur le perron, je m’arrêtai une fois de plus pour regarder dans la direction du moulin, comme si je devais y découvrir quelque chose. La nuit était tiède, paisible et sans clarté; on ne pouvait dire que l’obscurité fût complète, mais le paysage ne formait qu’une masse confuse : point de lune, point d’étoiles, aucune lumière. Tout à coup une flamme se dressa, elle monta vers le ciel noir, grandissant de minute en minute, et bientôt couvrit l’horizon tout entier d’une rougeur effroyable. Mon pressentiment ne m’avait pas trompé.

J’éveillai le palefrenier, je fis seller mon cheval. Au moment même, le tocsin de notre église retentit. — Le feu ! où peut-il être? dis-je au cocher, qui accourait tout effaré.

Il regarda et répondit : — C’est le moulin de Théodosie qui brûle.

M’élançant à cheval, je partis au galop, suivi de nos gens, qui transportaient les pompes, les crocs, les seaux, les échelles. En route, je rencontrai les paysans du village qui se hâtaient, isolés ou par groupes, de gagner le lieu du sinistre. La plupart n’avaient pas même pris le temps de s’habiller. Déjà trois grandes colonnes de feu montaient vers le ciel, comme pour soutenir un dais de noire et épaisse fumée. Le tocsin sonnait, les chiens du voisinage aboyaient. On entendait dans le lointain des voix humaines et le pas des chevaux.

J’arrivai l’un des premiers au moulin. L’incendie avait éclaté en même temps dans la maison, la grange et l’étable; des tourbillons de fumée enveloppaient tout, les flammes couraient çà et là le long des murs, léchant les poutres, sortant par les fenêtres, les portes et le toit. De la paille enflammée s’envolaient de toutes parts des étincelles qui allaient parsemer les prairies comme de gros vers luisans ou tomber dans le ruisseau, qui les avalait vite; la roue du moulin travaillait encore sur un rhythme monotone, bien que le feu fût à peine tenu en respect autour d’elle par l’eau frémissante. — En vain luttait-on énergiquement ; en vain des secours arrivaient- ils. Le long du ruisseau s’était formée une chaîne humaine; les seaux passaient de main en main pour arriver à ceux qui, debout sur les échelles ou sur le toit, en versaient le contenu au milieu de l’incendie. D’autres faisaient manœuvrer les pompes; quelques jeunes gens hardis plongeaient dans l’eau pour s’avancer ensuite en pleine fournaise et tenter d’abattre, au moyen de leurs crocs, les poutres embrasées. Les bestiaux mugissaient, les chevaux tiraient furieusement leurs chaînes, les poules s’enfuyaient vers la forêt aussi vite que pouvaient les porter leurs ailes roussies. A une grande distance, tout était illuminé; les buissons, les vergers, apparaissaient à travers une vapeur rougeâtre, le ruisseau roulait comme de l’or fondu.

En ce moment sortit de la fumée grise qui emplissait la cour Théodosie, demi-nue, échevelée, pareille à une divinité de l’olympe qui descend d’un nuage ou à quelque démon superbe vomi par l’enfer. D’un œil farouche, égaré, elle regarda autour d’elle : — C’est l’œuvre de Cyrille, dit-elle. Aidez-nous! sauvez-nous! Où est Larion? Sauvez le bahut... le bahut rouge! Cent florins à celui qui me l’apporte!

Larion accourut à son tour, les cheveux et les sourcils brûlés, la figure noire de suie : — Où es-tu, Théodosie?

— Sauve le bahut ! cria-t-elle de nouveau; il y a trois mille florins dedans et des papiers qui sont à moi et à toi.

Larion replongea dans la fumée.

— A moi ! commanda Théodosie. — Saisissant une lourde perche, elle essaya de forcer la porte de la maison; je courus l’aider. Sur ces entrefaites éclata un cri perçant : — Arrière! le toit s’effondre!

J’entraînai Théodosie, les braves jeunes gens qui étaient sur le toit sautèrent ou se laissèrent glisser par terre : un brait confus, mais épouvantable, se fit entendre, le moulin chancela sur sa base,... la toiture enflammée s’écroulait.

— Où est Larion? cria Théodosie. Est-il mort?

On le chercha sous les débris calcinés, mais en vain; il n’était pas non plus dans la cour, ni parmi ceux qui faisaient la chaîne. Enfin on le trouva derrière la maison, renversé sur le dos; le sang ruisselait de son front, s’attachait à sa chemise en caillots énormes et formait deux flaques à ses côtés. Près de lui se trouvait le bahut brisé : aucun des papiers n’était dedans.

— Il est mort! entendis-je crier.

— Qui?

— Larion.

Théodosie se précipita sur le cadavre. — Une poutre l’aura tué au moment où il cherchait à sauver les papiers, dit Hryn Jaremus. Voici le bahut.

— Cyrille l’a tué! s’écria Théodosie. Regardez la blessure... et le bahut est vide. Il a volé les papiers... et il l’a tué.

Nous renonçâmes à éteindre le feu. Les communs s’écroulèrent l’un après l’autre. Bientôt le moulin de Théodosie ne fut qu’un amas de ruines d’où sortaient de la fumée et des flammes, et elle, assise sur une pierre, appuyait sur ses mains son visage pâle, pétrifié, sans voir, sans entendre, sans prononcer un mot;... mais elle ne pleura pas.


VII.

Le lendemain, je me rendis de bonne heure sur le théâtre de l’incendie. Quelle fraîche et joyeuse matinée se levait sur ces tristes décombres d’où sortait toujours avec des étincelles une fumée semblable aux vapeurs de l’enfer ! Le ruisseau courait insouciant, il faisait tourner comme par dérision les débris de la roue du moulin, une alouette montait dans le ciel bleu sans nuage, dont la vue me remplit d’amertume pour la première fois. La nature ne sait rien, ne veut rien savoir de l’homme, de ses misères, de son désespoir, elle semble même le railler par son calme solennel et son sourire plein de soleil. — J’avançai en escaladant les monceaux de ruines, sans rencontrer une autre créature vivante que le grand chien blanc de Théodosie, qui, la tête basse, me regarda d’un air farouche, grogna, montra les dents, puis tourna les talons. En suivant toujours le sentier semé d’une couche épaisse de blé brûlé, j’atteignis enfin la grande pierre où était toujours assise Théodosie dans le même état que la veille, devant ses biens dévastés. Je lui parlai, elle ne répondit pas; je l’appelai par son nom, elle me regarda stupéfiée et ne parut pas me reconnaître, puis sa tête retomba.

Tout à coup dans le buisson voisin se dressa une figure pâle, mais impassible, aux yeux étincelans de fièvre. C’était Cyrille.

— Théodosie ! appela-t-il.

Au son de cette voix, elle trembla. — Femme, es-tu folle? dit le voleur en venant la secouer par les épaules. Théodosie se tourna furieuse, grinçant des dents, serrant les poings; ses yeux s’injectèrent de sang. — Eh bien! que fais-tu? demanda froidement Cyrille... Vis-tu encore?

Théodosie resta muette.

— Tu es donc encore une fois veuve; Dieu soit loué ! Bientôt nous pourrons célébrer notre noce! Nous voici pauvres tous les deux,... pauvres comme rats d’église;... viens! Ne le veux-tu pas? Je t’attends avec mes compagnons au cabaret, entends-tu, mendiante, paon déplumé! Tu peux venir maintenant demander à Cyrille de te prendre après la huppe. Ha! ha! ha! — Là-dessus il lui tourna le dos en chantonnant avec insolence :

Une fière paonne, une paonne
Avait épousé une huppe.
Witt! witt! witt! witt! witt! witt!

— Va-t’en ! lui dis-je.

— Je m’en vais. Au cabaret donc, mon trésor! cria-t-il en traversant négligemment le sentier.

Elle persistait à se taire. Nous entendîmes sa chanson longtemps après qu’il eut disparu lui-même. Le vent nous apportait encore ce moqueur witt, witt, witt !

Les voisins, les gens du village vinrent à leur tour pour voir ce qui restait de l’incendie. Ils entourèrent la veuve : celui-ci apportait une écuelle de soupe, celui-là du pain, cet autre un poulet, des souliers, des habits. Les femmes s’empressaient, cherchant à la consoler. Toute la commune était là réunie; hommes, femmes, enfans, contemplaient avec horreur les ravages du feu, mais personne ne parlait haut; on n’entendait que des gémissemens et des soupirs. Le petit Hryciou, accroupi sur le sol, fouillait la cendre chaude. Tout à coup Théodosie se leva, et, regardant autour d’elle, prit un paquet de vêtemens d’où elle tira avec un douloureux sourire une jupe de laine, puis elle fit passer ses bras nus dans les manches d’une vieille veste sale, repoussa les cheveux qui lui couvraient le visage, les lia en un gros nœud et alla se laver au ruisseau la figure et les mains. Ceci fait, elle remonta lentement le sentier, longeant les haies comme pour échapper à la curiosité de la foule.

Une croix se trouvait au bord du chemin. Théodosie à genoux pria longtemps. Je l’observais avec une pitié profonde; elle s’en aperçut. — Vous pouvez me faire l’aumône désormais, si vous voulez, dit-elle en tendant la main, je suis devenue mendiante...

— Tout peut encore se réparer, interrompit le vieux Jaremus.

— Le moyen? demanda-t-elle d’un air indifférent et fatigué.

— Les voisins vous aideront, nous tous, toute la commune. Ne nous aideriez-vous pas, si nous étions dans la peine?

— Sans doute.

— Eh bien donc, courage!

Elle secoua la tête avec une sombre résolution. — Voilà tout ce que vous avez à me dire? Le malfaiteur restera-t-il impuni? Attendrons-nous l’intervention des juges ou même celle de Dieu, qui est au ciel?

— Non, cela ne doit pas être ! s’écria soudain Hryciou, qui assistait fort agité à l’entretien ; mais il. recula vite, effrayé de ses propres paroles.

— Que voulez-vous donc, Théodosie? demanda le vieillard en ramassant par terre un charbon auquel il alluma sa pipe.

— Ce que je veux, dit brusquement la veuve, je veux que nous nous assemblions pour juger cet incendiaire, ce voleur, et dès aujourd’hui, sur ce lieu même!

— Comment? qu’est-ce qu’elle dit? se demanda-t-on dans la foule.

— Elle demande que nous mettions Cyrille en jugement.-

— Cyrille et les autres, Stawrowski, Lapkowitch, Kostka...

— Jugement pour toute la bande, pour ces coquins, ces voleurs de chevaux! s’écria le jeune Hryciou, les bras tendus vers le ciel et roulant les yeux comme un visionnaire.

— Dieu a parlé par la bouche de cet enfant, dit Théodosie. Je demande que la commune juge.

— Moi aussi ! ajouta Akenty Prow, on m’a réduit à la mendicité.

— Moi aussi! moi aussi ! firent cent voix de tous côtés. — Qu’il en soit ainsi ! dit Hryn Jaremus en se découvrant avec solennité. La commune veut juger. Que Dieu lui donne sa bénédiction, qu’il nous garde d’injustice, de violence et de péché.

Je vis quelle serait la fin de cette détermination, et m’avançant : — Que prétendez-vous faire? dis-je à la foule. Vous allez violer la loi, troubler l’ordre, rendre le mal pour le mal. Qui vous a autorisés à punir? Si vous jugez ces bandits, vous ne faites pas autre chose que ce qu’ils ont fait eux-mêmes en prenant vos chevaux, en incendiant vos chaumières. Réfléchissez! Puisque vous avez des soupçons, des témoins, des preuves, arrêtez les malfaiteurs et livrez-les aux tribunaux réguliers.

— Cela ne sert à rien, répondit Akenty Prow.

— En admettant que les tribunaux les condamnent, reprit Jaremus, ils reviendront après quelques années prendre leur revanche.

— Pour l’amour de Dieu, voulez-vous donc les tuer? m’écriai-je avec épouvante.

— Qui a dit cela? demanda sévèrement le vieillard.

— Vous ne jugerez pas autrui, continuai-je, n’étant pas vous-mêmes sans péché...

— Aussi n’est-il personne d’entre nous qui se permette de juger, dit Jaremus d’un ton solennel; c’est la commune qui prononcera son arrêt.

J’essayai en vain de calmer cette foule irritée en faisant appel à ses sentimens de charité pour les malheureux que la misère poussait au vol, et qu’on pourrait empêcher de nuire sans recourir aux moyens extrêmes.

— Tout cela est la vérité, interrompit Hryn Jaremus rêveur; mais le moyen d’agir comme vous dites? Nous autres pauvres paysans, nous avons à combattre les élémens, les animaux malfaisans, et parfois en outre quelque épidémie, la guerre, la famine; c’est déjà beaucoup de peine. Nous ne saurions ménager qui ne nous ménage pas. La vie n’est-elle pas assez dure, que l’un puisse nuire à l’autre sans être châtié? L’individu doit céder et périr quand l’intérêt de tous est enjeu. Qui a donné aux abeilles le droit, quand leurs ruches sont remplies, de tuer les fainéans, les bouches inutiles, et de les pousser hors de leur commune, qui?..

— Nous avons le droit, s’écria Théodosie, puisque nous avons la force.

Je saisis par le bras cette femme enragée. — Réfléchis que ta livres ton amant à la mort, quand tu devrais le sauver...

— Le sauver ! répondit-elle avec un éclat de rire. Je veux voir couler son sang ! — Elle se tourna vers la foule : — Si nous les laissons, ces misérables formeront une bande organisée, ils pilleront, assassineront, mettront le feu à tout le pays!.. — Jugez-les! jugez-les! s’écria Hryciou d’une voix fanatique.

— Jugez-les! répéta la foule.

— Au cabaret donc ! ordonna Théodosie en levant le bras d’un geste superbe; puis elle ramassa un pieu à demi brûlé.

Aussitôt chacun l’imita, se précipitant sur les débris du moulin, qui fumaient encore, pour s’armer de perches, de chevrons ou de pierres.

Je frémis et courus le plus vite possible à travers champs jusqu’au cabaret, tandis que la commune, hommes, vieillards, femmes, jeunes filles, enfans, unie par une pensée, un sentiment, une volonté uniques, suivait la grande route dans la même direction.


VIII.

En approchant du cabaret, j’entendis des chants retentir. Les sept voleurs, assis autour d’une grande table, buvaient, riaient et plaisantaient entre eux. Cyrille avait une guitare mal d’accord suspendue à son cou par un ruban rose flétri; Stawrowski, un bras passé autour de la belle Juive, la forçait à danser une cracovienne pendant que le Juif comptait de l’argent.

— Vite! dis-je en entrant, sauvez-vous et gagnez sans retard la frontière de Hongrie. La commune veut vous juger, elle est sur vos talons.

— Qu’elle vienne ! s’écrièrent en chœur les bandits.

— Nous juger, nous? fit Cyrille.

Stawrowski se mit à rire : — Ils n’en auront pas le courage, ils s’en retourneront avant d’atteindre le cabaret, je parie.

— Fuyez ! supplia la Juive. Prenez des chevaux !

Le Juif s’avança effaré : — Oui, Cyrille, mieux vaut nous sauver.

Les voleurs éclatèrent de rire. En les regardant assis là tous les sept, jeunes, forts et brillans de santé, il fallait bien reconnaître qu’ils étaient les plus beaux et les plus hardis du village, même de tous les environs.

— Si vous ne voulez pas fuir, repris-je, livrez-vous à la commune, soumettez-vous à son jugement, payez les dommages, jurez de devenir d’honnêtes gens, de travailler.

— Travailler, nous? demandèrent les voleurs étonnés.

— Travailler? pardon,... dit Stawrowski en riant à se tordre comme un enfant.

— Si je ne devais plus voler, s’écria Lapkowitch, garçon imberbe d’une vingtaine d’années, si je ne devais plus voler, je ne voudrais plus vivre. Je crois qu’au berceau déjà j’ai pris à mon frère, — nous étions jumeaux, — le suçon dans sa bouche. Et plus tard aucune pomme, aucune prune n’avait bon goût, si elle n’était dérobée. Que voulez-vous ? mon père et ma mère me donnaient pourtant de tout en abondance. Je suis né voleur, je veux mourir voleur. Et parions que mon esprit sera de ceux qui viennent la nuit dans l’herbage emmêler la crinière des chevaux et les chasser vers les marais.

— Qu’y a-t-il de répugnant à voler, s’il vous plaît? demanda Kostka, un gaillard aux membres d’airain, à physionomie bestiale, hâlé comme un Peau-Rouge. Est-ce que le blé ne pousse pas pour tout le monde ? C’est celui qui marque la limite du champ qui est le voleur, et Dieu permet qu’on lui reprenne ce qu’il a volé.

— Non, Dieu ne l’a pas permis.

— Pas permis? Bah ! puisque cela se fait !

— Ignores-tu les dix commandemens?

Kostka me regarda d’un air d’étonnement naïf en laissant pendre ses lèvres.

— Je ne sais rien ni de Dieu ni de ses commandemens; comment le saurais-je? Je n’ai jamais fréquenté l’école ni l’église. Je sais seulement qu’on punit les voleurs; pourquoi? On ne me l’a jamais dit.

Les autres, entre-choquant leurs verres à sa santé, recommencèrent à rire, mais Stawrowski s’était frappé le genou de la main : — Voici Kasia... au diable ! murmura-t-il

Un instant après, la pauvre fille se précipitait pâle, échevelée, les tresses pendantes, dans le cabaret. — Ils viennent, ils veulent te tuer, sauve-toi, s’écria-t-elle en l’étreignant avec des torrens de larmes.

— O Dieu juste! murmura le Juif, il arrivera un malheur, un grand malheur! — Sa femme criait et sanglotait.

— Nous pourrions en effet,... commença Stawrowski en caressant Kasia, qui était restée appuyée sur son cœur.

— As-tu envie de te sauver, Pacha, valet de femmes? hurla Cyrille, fais-le donc ou laisse ta maîtresse te cacher sous son jupon... Cache-toi !

— Qui ose dire cela?..

— Nous ne reculerons pas, s’écrièrent les bandits. Eh ! l’eau-de-vie ! la musique !

Cyrille pinça les cordes de sa guitare, et le chœur entonna une chanson à boire sans se laisser interrompre par un son plaintif et discordant; l’une des cordes de la guitare venait de se rompre. Le Juif priait à haute voix, la Juive pleurait, Kasia riait de peur nerveusement, comme une folle.

— Ris donc, petite! lui disait Stawrowsky en la faisant boire dans son verre.

— Tu vois, je ris, répondait-elle en se jetant l’eau-de-vie dans la gorge, mais soudain il parut qu’elle étranglait; son visage devint pourpre, et elle se mit à tousser. — J’ai cru que tu allais pleurer, dit le Pacha.

— Mais non, balbutia-t-elle, je ris. — Ses larmes coulaient dans le verre.

— Alors vous voulez vous sauver? dit tout à coup Cyrille d’un ton railleur. Si je vous le demande, c’est qu’il est trop tard! Les voici qui viennent !

Le chœur reprit son refrain, qui retentissait sur la route, tandis que la commune, s’avançant en silence, formait un grand cercle autour de la maison. Il s’écoula du temps avant que personne osât interrompre ce silence solennel et de mauvais augure. D’un air provocateur, le front haut, une main dans sa poche et de l’autre tenant sa guitare, Cyrille apparut enfin sur le seuil de l’auberge. — Que voulez-vous, bons voisins et amis? Voulez-vous boire ou chanter avec nous? — Il fit crier sa guitare, et les bandits à l’intérieur passèrent à un nouveau couplet. Dans ce moment même, une pierre brisa les vitres de l’auberge. — Qu’est-ce? s’écria Stawrowski penché à la fenêtre. Qui a jeté cette pierre?

— Nous ne sommes pas venus pour leur jeter des pierres, dit Hryn Jaremus sévère, nous sommes là pour juger.

— Vraiment? dit Lapkowitch en rejoignant Cyrille. Tas de fainéans! Et qui donc prétendez-vous juger?

— Vous! vous! répondirent cent voix lugubres comme la houle.

— Te juger, toi, Cyrille, toi avant tous les autres, ajouta Théodosie, entrant dans le cercle, te juger, incendiaire, meurtrier, Caïn!..

— Moi, un meurtrier? s’écria Cyrille avec emportement.

— Tu es un voleur, dit Akenty Prow; cela, nous le savons tous.

— Un voleur de chevaux! cria Hryciou en le menaçant de son faible poing.

Cependant les autres bandits étaient sortis de l’auberge suivis de Kasia et de la Juive. Le Juif avait ceint le cordon de prière et psalmodiait accroupi derrière le comptoir.

— Je suis donc un voleur! dit Cyrille, et il se tourna en riant vers ses camarades.

— N’as-tu pas volé ma vache? demanda Hryn Jaremus.

— Autrement, qui diable l’aurait volée?

— Et ma jument pie, et mon poulain? s’écria Hryciou, le tirant par la manche.

— Sans doute, ta jument pie et ton poulain, fit Cyrille en saisissant l’enfant par la nuque pour le rejeter dans la foule comme un jeune chien.

— Et qui a pris mes bestiaux, mon surtout neuf, qui a noyé mes semences, qui? glapit Akenty Prow.

— C’est nous! c’est nous! crièrent les voleurs. — Et qui a mis le feu à mon moulin, dit Théodosie avec un calme factice, qui a volé mes épargnes, qui a tué mon mari?..

— Tu mens, toi, interrompit Cyrille en feignant de la frapper avec sa guitare. Il s’efforçait de sourire, mais il était très pâle.

On entendit alors de tous côtés : — Je réclame mes bœufs,... mon blé,... mes fruits,... mon linge... Et chaque fois que la question retentit : — Qui les a volés? — les voleurs répondirent insolemment : — C’est nous! c’est nous !

Alors les anciens et les juges rassemblés se concertèrent à voix basse, puis Hryn Jaremus, prenant la parole au nom de la commune : — Nous jugeons, dit-il, qu’il suffit d’infliger à chacun cinquante coups; les voleurs sont condamnés à des dommages envers tous, et Cyrille en outre doit rendre à Théodosie ses papiers et son argent.

— Bien! qu’il en soit ainsi! répondirent cent voix.

Le jugement était prononcé.

Les voleurs se récrièrent ; — Des coups ! des dommages !

Le cercle se resserrait de plus en plus. — Mettez la main sur moi, et vous verrez! fit Stawrowski menaçant.

— N’approchez pas ! reprit Cyrille d’une voix sourde effrayante.

— Vous voulez faire de la résistance, s’écria Jaremus; prenez garde! Stawrowski se jeta sur quelques paysans, les terrassa, rentra dans le cabaret et revint en brandissant un pied de chaise.

— Les voilà qui se défendent! s’écria Théodosie.

— Ote-toi de là ! vociféra Cyrille en cassant sa guitare sur la tête d’Akenty, qui ramassait une pierre.

— On me bat encore ! cria le vieux garçon.

— Quoi? des coups, des dommages ! dit Théodosie avec indignation. Je ne suis pas satisfaite du jugement; il m’en faut un autre. Qui a tué mon mari? J’accuse Cyrille d’avoir versé son sang, et le sang appelle le sang!..

— L’as-tu tué, Cyrille? demanda Jaremus en écartant la foule.

— Nie, si tu le peux! fit Théodosie en se posant devant Cyrille. Nie donc! mens!

L’accusé se détourna. — Il ne le peut pas ! Il est le meurtrier. Que le sang de Larion retombe sur lui! Et elle le saisit à la gorge.

— Laissez-le, sinon vous nous le paierez! dit Stawrowski.

— Cette femme est folle! murmura Cyrille, qui cherchait à se dégager.

— Écoutez! ils nous menacent, ils se vengeront! s’écriait Théodosie haletante de rage, tuez-les sur l’heure, autrement on n’en finira jamais. Le sang demande du sang.

— Tuez-les ! répéta Hryciou dans une sorte de délire. Il ressemblait à quelque jeune inspiré de l’Ancien-Testament. Ce cri trouva un immense écho. Toutes les lèvres le proférèrent à la fois.

Théodosie porta le premier coup. La soif du meurtre éclatait dans ses yeux; elle frappa Cyrille du pieu carbonisé qu’elle avait ramassé. Aussitôt la foule se jeta sur les condamnés à coups de bâton et de pierres.

— Lâches ! cent contre un ! — La voix de Cyrille lança ces mots au milieu d’un vacarme sauvage. Je les vis s’emparer de lui, le renverser, je vis Kasia s’élancer dans la mêlée. J’entendis ses supplications : — Ayez pitié de lui pour l’amour de mon pauvre enfant! — On la foula aux pieds, elle se releva, tomba de nouveau, combattant comme une lionne, couvrant de son corps son bien-aimé, le père de son enfant. — Chiens enragés, bêtes sauvages que vous êtes!

Une lutte terrible s’engagea. Les pierres volaient, le Juif fut traîné hors de la maison. Je me précipitai au milieu de la foule pour délivrer les malheureux, mais Jaremus et d’autres me retinrent avec force, et, me poussant dans le cabaret : — Il y va de votre vie, la voulez-vous perdre pour quelques malfaiteurs?

Le vacarme s’apaisa. — C’est fini ! dit Jaremus en me lâchant.

Nous trouvâmes devant le seuil huit hommes massacrés dans une mare de sang, le Juif parmi eux. Spectacle horrible! les yeux de Cyrille menaçaient encore, ses poings étaient encore fermés. Hryciou, à genoux auprès de lui, collait son oreille sur sa poitrine : — Il est froid ! dit-il en se tournant vers Théodosie, son cœur ne bat plus.

Théodosie le contemplait avec une jouissance profonde et cruelle.

— Qu’avez-vous fait? dis-je bouleversé.

— Nous avons jugé selon l’ancienne vérité[3].

— Vous avez jugé les coupables et les innocens, répliquai-je en leur montrant Kasia, qui était tombée sur le cadavre de Stawrowski tout inondée de son sang.

— Est-elle morte? demanda le vieux.

Une des femmes, qui essayait en vain de la ranimer, fit un signe de tête affirmatif.

— Et elle était mère...

— Mieux vaut, grommela Akenty Prow, exterminer l’engeance du même coup, comme on fait pour les animaux de proie.


SACHER-MASOCH.

  1. L’habit des paysans petits-russiens.
  2. Femme de prêtre dans la Petite-Russie.
  3. Stara prawda, le droit antique, littéralement la vieille vérité.