La Justice des choses/Texte entier

LA JUSTICE DES CHOSES

ÉDOUARD PARESSEUX

« Édouard, quelle est la capitale de l’île de Luçon ?

— La capitale de l’ile de Luço-on ? »

Dites-moi pourquoi les enfants qui ne savent pas répètent ainsi, d’un ton trainant, la question qu’on leur adresse ; apparemment pour gagner du temps. Édouard, en outre, saisit son pied droit de sa main droite et le balança.

« Édouard, voilà une tenue ! »

Édouard lâcha son pied et s’en prit à ses oreilles. Adrienne, qui était présente, eut un petit rire étouffé.

« Comment, Édouard, tu ne sais pas…

— C’est Adrienne, maman, qui se moque de moi.

— Si c’est cela qui t’empêche, par exemple ! Puisque c’est parce que tu ne sais pas que je ris.

— Je la tiens ! s’écria Édouard en se frappant le front. Oui, c’est Na… Naugasaki. »

Adrienne se mit à rire tout haut.

« Parfait ! Et Manille est la capitale du Japon, n’est-ce pas ? Quels miracles tu fais, Édouard ! Changer les villes de place comme cela ! Est-ce par air ou par eau qu’elles voyagent ?

— Adrienne, dit la maman, il ne faut pas se moquer des ignorants. Ils sont assez malheureux, surtout quand leur ignorance est volontaire.

— Malheureux ! dit Édouard. En quoi les ignorants sont-ils malheureux ?

— Voudrais-tu bien être aveugle ?

— Oh ! dit en frémissant le petit garçon, non ! non ! j’aimerais mieux être manchot, bancal, ou n’importe quelle autre infirmité.

— Dans l’ordre moral et intellectuel, les ignorants sont des aveugles. Plus on sait, plus on voit.

— Pourvu que l’on y voie à se conduire…

— Mais précisément, les ignorants ne jouissent pas de cette faculté. Ils sont, comme les aveugles, obligés sans cesse de prendre des guides. Or le guide de l’aveugle est le plus souvent un bon chien, qui fait honnêtement son métier, ou un enfant, et ni l’un ni l’autre ne vont conduire le pauvre aveugle dans les précipices ou sous les pieds des chevaux. Attachés à lui, ils y périraient eux-mêmes ; ce n’est point leur intérêt. Mais il arrive souvent, au contraire, que les guides des ignorants ou ne savent pas les conduire ou croient avoir intérêt à les mal conduire, et de là, pour ceux-ci, toutes sortes d’inconvénients et de malheurs. »

Édouard ne répliqua rien ; mais son air peu convaincu semblait dire : Je n’en suis pas bien sûr. Il faut toujours des exemples pour les enfants. La maman le vit bien, et elle reprit :

« Tu sais. M. Charron, l’ancien négociant, dont le père était riche et lui avait laissé ce qu’on appelle d’excellentes affaires. Mais M. Charron n’avait jamais voulu étudier les mathématiques, et n’avait songé, enfant ou jeune homme, qu’à s’amuser. Devenu chef de la maison, il prit des commis, auxquels il confia tout le soin de ses affaires. Incapable même, soit par ignorance véritable, soit par paresse, d’exercer un contrôle efficace sur leurs comptes et leurs transactions, il en résulta qu’un jour ses commis lui apprirent une nouvelle : il était ruiné !

— Je comprends ça, dit Édouard ; mais pour le Japon, qu’est-ce qu’il me fait, à moi ? Je n’irai jamais.

— Tu n’en sais rien. Mais si tu n’y dois jamais aller, c’est une raison de plus pour chercher à le connaître par l’étude.

— Moi, dit Adrienne, je sais une histoire qui fait voir combien il est utile d’être instruit.

— Voyons ça, mademoiselle la savante.

— Eh bien ! c’était un homme jeté dans une île déserte par un naufrage, comme Robinson. Mais Robinson avait encore eu bien de la chance, lui, puisque le vaisseau lui était resté. Mais l’autre n’avait rien, ni planches, ni outils, ni biscuits, ni poudre, ni blé, rien enfin. Il n’avait pour aide que lui-même et ce qu’il savait de la nature de tous les climats ; de plus il était aussi très-fort en astronomie et en mathématiques. Il trouva des plantes capables de le nourrir ; il sut se vêtir et se loger ; il se fit des instruments et des armes en silex, comme les anciens hommes. Un jour qu’il était allé plus loin que d’habitude sur cette île qui lui était devenue habitable et douce, il rencontra, sur un autre point de la côte, des squelettes de gens naufragés. C’étaient des matelots, des hommes forts qui avaient péri là de misère, dans leur ignorance, tandis que lui, plus faible qu’eux, avait su vivre. Et enfin, plus tard, il vint à bout, par des inventions qu’il fit et par des calculs astronomiques, à savoir à peu près où il était, et de quel côté, et à quelle distance devait se trouver la terre habitée, où il parvint à aborder sur un radeau, en profitant des vents et des courants.

— C’est très-amusant, ces histoires, dit Édouard ; mais à combien de gens ces choses-là peuvent-elles arriver ? peut-être un sur… »

Il leva le nez en l’air, et d’un ton capable :

« Sur un milliard… »

Adrienne éclata de rire.

« Pourquoi pas sur trois. Il n’y a que deux milliards d’habitants sur toute la terre.

— Comme c’est joli, les petites filles pédantes, dit Édouard.

— Les pédants ne sont aimables ni en robe ni en pantalon, observa la maman ; mais ta sœur n’est pas pédante pour te reprendre entre nous quand tu te trompes. Elle ne te paraît telle que parce que son petit savoir, supérieur au tien, blesse ta vanité. Pourquoi veux-tu rester ignorant, si tu souffres de l’être ?

— Je… je n’en souffre pas, dit Édouard ! qui n’avouait pas ses torts facilement.

— Non, malheureusement. La paresse est un vice dont les enfants ne comprennent les conséquences que lorsqu’ils sont hommes, c’est-à-dire quand il est trop tard, bien tard du moins, pour y remédier. Cependant, en laissant de côté les iles désertes et les événements extraordinaires, tu dois comprendre que dans le monde où nous vivons, un paresseux, autrement dit un ignorant, étant payé selon son utilité, ne doit pas être admis à une grosse part des avantages sociaux. Si tu étais chef d’atelier, par exemple, à qui donnerais-tu la préférence ? à l’habile ou au maladroit ?

— À l’habile, parbleu ! répondit Édouard d’assez mauvaise grâce ; car il se voyait forcé de se condamner lui-même.

— Si tu étais administrateur d’une compagnie ou entrepreneur de travaux, qui préférerais-tu pour aide : un ingénieur muni d’un diplôme ou un simple terrassier ? »

Édouard ne dit rien, et la maman n’insista pas, car elle savait bien ce qu’il pensait en lui-même. Elle prit sur la table un journal et lut tout haut ce qui suit :

« Un épouvantable malheur vient d’arriver à Grenoble : un jeune garçon, atteint d’une fièvre typhoïde, mais déjà convalescent, a été empoisonné par sa mère : cette malheureuse femme, qui ne sait pas lire, s’est trompée de fiole et lui a fait boire un mélange toxique destiné à des frictions. L’enfant est mort au bout de quelques heures dans de vives souffrances, et la malheureuse mère, en le voyant ainsi périr par sa faute, a perdu la raison. »

« Oh ! c’est affreux ! s’écria Adrienne en cachant sa tête dans ses mains. La pauvre mère ! »

Édouard eut un frisson en songeant aussi : le pauvre enfant !

« Un exemple comme celui-ci fait beaucoup d’impression, parce qu’il est éclatant et tragique, reprit la mère ; mais combien d’enfants ou de malades périssent tous les jours par l’ignorance des personnes appelées à leur donner des soins, et parce que l’hygiène est une science ignorée à peu près de tout le monde.

« Dans le Limousin, poursuivit-elle, j’ai vu, par une froide matinée de septembre, des villageois partir, soit à pied, soit en charrette, avec des enfants malades de la fièvre. Où allaient-ils ? À trois ou quatre lieues, tremper ces petits malheureux dans une fontaine à laquelle ils attribuent la propriété de guérir les fièvres. J’ignore si jamais ce traitement a pu guérir un enfant robuste ; mais parmi ceux qui meurent de la fièvre, combien sont morts, sans doute, de l’immersion !

— Brrr ! fit Édouard ; mais c’est de la barbarie, cela.

— Sans doute, et la science seule nous arrache à la barbarie. Un mal (et les maux ne manquent pas encore dans le monde) un mal est presque toujours une ignorance. »

Édouard parut frappé de ces considérations, et pendant quelques jours, il étudia beaucoup mieux. Mais peu à peu, cette bonne impression s’effaça, et il se laissa aller, comme auparavant, à la paresse. Il griffonnait ses devoirs, sans presque y songer, bien vite, pour avoir plus tôt fini. Quant à ses leçons, on le voyait des heures entières, perché sur un pied, se dandinant, sifflant, causant, regardant de tous côtés, près de son livre ouvert, qu’il aurait aussi bien pu tenir fermé. Il s’occupait encore à faire la caricature d’Adrienne, ou des figures fantastiques, avec des nez longs d’un pied et des bras plus courts que le nez.

Tout cela n’avançait pas son instruction, Sa maman en était chagrine ; et son papa disait :

« Il faudra bien le mettre au collége, puisqu’il ne veut rien faire avec nous. »

Quand les parents menacent ainsi, en général, ce sont eux qui ont le plus peur d’être obligés d’exécuter leur menace. Les petits vauriens, qui se savent aimés, devinent cela fort bien ; aussi, se fiant sur cette tendresse, ne changent-ils point de conduite. Mais les parents, pourtant, arrivent à se vaincre pour le bien de leurs enfants. Donc, après avoir dit pendant longtemps : « Il faut mettre Édouard au collége », du ton d’un homme qui n’en veut rien faire, le papa dit un soir, en rentrant, d’un tout autre ton :

« Je viens de m’entendre avec le proviseur ; Édouard commencera la semaine prochaine. »

Précisément, en ce moment, Édouard s’occupait à expédier en quelques lignes un devoir qu’il avait négligé de faire pendant tout le jour, et qu’il devait montrer à son papa. Il leva la tête, un peu surpris. La mine de son papa était aussi sérieuse que son ton avait été net, et la maman soupirait en baissant la tête, ce qui disait clairement qu’elle avait accepté ce parti, qu’elle ne croyait plus devoir s’y opposer.

Alors Édouard se sentit le cœur serré.

Adrienne, tournant la tête de son côté, le regardait d’un air de condoléance.

Il sentit des larmes lui venir aux yeux, et ne voulant pas les laisser voir, il baissa de nouveau la tête sur son cahier, et se mit à griffonner des mots impossibles, derrière le rideau humide qui couvrait sa vue. Au fond, il était irrité, comme S’il n’avait pas été averti.

« Ah ! ils veulent que j’aille au collége !

Eh bien, j’irai, parbleu ! Les autres y vont bien. »

Sur ce mot, les autres, il se rappela les petits garçons qu’il avait vus dans la rue, marcher, le sac au dos, d’un air capable, et l’idée d’être un de ces petits garçons ne lui déplut pas. — Ah ! mais il y avait aussi les pensums !… des choses barbares.

Tout ensemble, cet inconnu l’attirait et l’effrayait.

Lucie B.

LA JUSTICE DES CHOSES

ÉDOUARD MAUSSADE

ré mi fa sol la
mi fa sol la si
fa sol la si ut :
sol la si ut ré
la si ut ré ni
si ut ré mi fa
ut ré mi fa sol !

C’est Adrienne qui vocalisait ainsi, en tournant dans la chambre avec des airs de valse, tandis qu’Édouard, couché sur une table, le nez sur son cahier, griffonnait son devoir.

C’était un soir d’avril : le soleil couchant jetait, par la fenêtre ouverte, ses derniers rayons dans la chambre ; les moineaux pépiaient dans les pierres d’un mur voisin, et les serins d’Adrienne chantaient aussi à cœur-joie.

« As-tu bientôt fini de miauler ? dit Édouard à sa sœur,

— Oh ! vraiment, Édouard ! s’écria la petite fille en cessant ses roucoulements.

— Eh bien quoi ? vraiment, Édouard ! si tu crois que ça m’aide à faire du latin, d’entendre hurler à mes oreilles.

— Il n’y a ici de hurleur que vous, monsieur l’impoli ! Est-ce ma faute si vos devoirs vous ennuient ?

— Ce ne sont pas mes devoirs qui m’ennuient, c’est toi ! »

L’entrée de la maman coupa la parole au petit garçon qui se remit à écrire. Seulement, au bout de cinq minutes, ayant senti un frôlement contre sa chaise, il s’écria, dans le ton où grincent les gonds des vieilles portes :

« Tu me fais remuer !

— Quand ce serait vrai, comment peux-tu le dire d’un pareil ton ? » dit la maman, car c’était elle qui se penchait sur le cahier d’Édouard.

Tout confus, il baissa la tête en murmurant :

« Pardon, maman, je croyais que c’était Adrienne.

— Et quand c’eût été Adrienne ?.…

— Moi, je suis bien contente de cela, dit la petite fille, parce que tu vois, maman, de quel ton monsieur me parle toujours à présent. Monsieur ne peut plus rien supporter… parce que monsieur est insupportable, ajouta-t-elle à demi-voix, de manière cependant à être entendue d’Édouard, qui lui lança un regard furieux.

— Il est certain, dit la maman, que tu es de fort mauvaise humeur depuis quelque temps, mon pauvre Édouard. Or je ne vois pas que personne ici soit méchant pour toi. Le mal est donc en toi-même, Serais-tu malade ? »

Édouard eut bien de la peine à répondre un non poli.

« Alors, qu’as-tu donc ?

— Mais rien, répondit-il, » ce qui est la réponse ordinaire de ceux qui ne veulent pas ou ne savent pas dire ce qu’ils ont.

Cependant, son humeur resta la même. Il n’avait plus un seul mot aimable pour personne, mais souvent, au contraire, des paroles grossières ou piquantes. Devant ses parents, il se contenait un peu ; mais on voyait que ce n’était pas sans peine. Il riait parfois, — les enfants ne sauraient vivre sans cela, — mais il ne souriait plus de ce frais sourire qui est l’épanouissement d’un être heureux, et qui éclairait habituellement sa figure, quand il vivait auprès de sa mère. Non, il baissait la tête d’un air sombre, et son front, ce front de huit ans où brillait comme du soleil autrefois, était maintenant plein d’ombre. C’était surtout à l’heure de partir pour le collége qu’il devenait tout à fait insupportable. Sous prétexte de n’être pas en retard, il bousculait tout sur son passage, grognait, grinçait, gémissait, frappait des pieds et accablait sa sœur et la bonne de paroles désagréables. Mariette, indignée, déclara qu’elle ne rendrait plus aucun service à un enfant malhonnête, et elle tint parole, si bien qu’Édouard fut obligé, pressé ou non, de cirer ses souliers, de faire son lit, de mettre son couvert. Adrienne cessa presque de lui parler, et enfin, après s’être plaint sans raison, Édouard en vint à avoir réellement sujet de se plaindre. Il était malheureux ; on ne l’aimait plus. Quand, le sac sur le dos, les mains dans ses poches, l’air refrogné, il partait en grommelant, et que la porte s’était refermée sur lui, on respirait plus à l’aise. On était tout content d’en être débarrassé.

La maman seule regardait Édouard d’un air triste et doux, plein de pitié, et l’observait dans l’espoir de démêler la cause de cette méchante humeur :

« Je ne sais pas ce qu’a ce pauvre Édouard, dit-elle un jour que le petit grincheux avait été encore plus désagréable qu’à l’ordinaire.

— Ce qu’il a, répondit Adrienne ; depuis que ce pauvre enfant va au collége, il se croit un personnage ; c’est ce qui le rend grognon et ridicule comme cela. »

Les enfants ne sont point indulgents les uns pour les autres. Pourquoi ? ce devrait être tout le contraire. Mais enfin, c’est trop souvent comme cela, et je livre le fait à vos réflexions.

« Tu crois donc, dit la maman, qu’on est méchant par plaisir de l’être, et sans aucun autre motif que sa propre volonté ?

— Mais… répondit Adrienne, oui… je pensais… »

Et elle resta les yeux fixés sur ce problème, auquel elle n’avait pas encore réfléchi.

« Crois-tu donc que ce soit bien agréable d’être méchant ?

— Oh non ! Du moins, je ne voudrais pas l’être.

— La grande punition des méchants, c’est de n’être pas aimés. Mais il y en a d’autres. Ainsi, l’homme affecté d’un vice ou d’un défaut en souffre tout le premier en lui-même. L’injustice, l’envie, la colère, tous ces états de l’esprit sont des maladies, car l’esprit aussi a les siennes. Il est bien facile de voir que ton frère n’est pas heureux : la bienveillance, la gaieté sont les marques de la santé morale, de même que la fraîcheur et l’éclat du visage sont les indices d’une bonne santé physique. Aussi la mauvaise humeur est-elle le symptôme d’un malaise intérieur. Quand tu avais l’autre jour cette névralgie, on ne pouvait te toucher la joue sans te faire pousser une plainte. Édouard en ce moment a mal à l’esprit ; on ne peut lui toucher sans qu’il crie.

— Hum ! dit Adrienne. Ce serait commode tout de même pour les méchants, de dire simplement qu’ils sont malades.

— Mais non, puisque en réalité ils le sont. Est-il commode de souffrir ? Ne vois-tu pas qu’ils sont au contraire les plus malheureux de tous les malades, puisque, au lieu d’être soignés et choyés comme les autres, ils sont rebutés, blâmés et détestés ?

Mais alors, ils ne mériteraient pas d’être punis ?

Peut-être vaudrait-il mieux les soigner, car par là on arriverait presque toujours à les guérir, tandis que le châtiment pur et simple a le plus souvent pour effet d’irriter le mal. Si tu avais la fièvre et que pour cela on te donnât force coups de poing, trouverais-tu le traitement convenable ? »

Comme la maman achevait de parler ainsi, Édouard rentra. Cette fois, sans bruit, et il alla s’asseoir dans le coin le plus obscur de la chambre.

« Ne viens-tu pas te chauffer un peu, Édouard ? » dit la maman ; car les soirées étaient fraîches, et le feu n’était pas encore éteint dans la cheminée.

« Merci ! » répondit le petit garçon. Le ton rauque dont il dit ce mot parut malhonnête à Adrienne ; mais la maman, elle, ne s’y trompa pas ; elle se leva, marcha vers Édouard, et, passant la main sur son visage, elle la retira mouillée. Édouard pleurait.

« Qu’as-tu donc, mon pauvre enfant ? fit-elle en l’attirant dans ses bras, puis sur ses genoux. »

Il résista d’abord un peu, puis, sous cette douce pression, il ouvrit les bras aussi, en entoura le cou de cette mère chérie, et se mit à sangloter sur son sein.

« Je le savais bien, reprit-elle, que tu avais du chagrin. Mais quel est-il ? De quoi pleures-tu ? »

Il fut longtemps, bien longtemps à pouvoir le dire, et ce ne fut qu’après avoir fait promettre à sa maman qu’elle n’en parlerait à personne !… personne !… car il y avait de l’effroi dans cette douleur. Enfin, par une série de confidences entrecoupées, elle apprit les détails suivants : En allant au collége, Édouard croyait y trouver des enfants tels que ses camarades de la ville, et disposés comme eux à jouer tout simplement avec lui. Il ignorait que les enfants en troupe ont certaines qualités et certains défauts, et qu’en vertu d’une tradition fâcheuse des colléges, — que l’on cherche à faire disparaître, mais qu’entretient malgré tout la malice de quelques vauriens, le pauvre « nouveau » est sujet à mille épreuves et avanies.

Déjà, dans la classe, on avait, comme par mégarde, tiré son siége ; on lui avait poussé le coude, ce qui avait fait surgir, au milieu de ses pattes de mouche, un pic de l’Himalaya. Comme on sortait pour aller en récréation, un des grands, de la première division, en passant près d’Édouard, lui allongea un coup de pied qui fit pousser un cri au pauvre garçon…

« Ne criez pas si fort, monsieur, lui dit alors le mauvais plaisant ; vous ne m’avez pas fait grand mal ; mais au moins, une autre fois, prenez garde.

— Vous l’avez fait exprès ! s’écria Édouard indigné. »

Et la douleur qu’il éprouvait, aussi bien du coup de pied que de l’offense, amena des larmes dans ses yeux.

« Tiens ! il pleurniche ! oh ! oh ! qu’il est drôle ! »

Et l’on fit cercle autour d’Édouard.

« Quel est cet animal aquatique ? demandait l’un.

— C’est un des dauphins de la place de la Concorde qu’on a placé ici pour son éducation. Il ne peut pas s’empêcher de verser de l’eau.

— A-t-il des écailles ? dit un de ces polissons, en pinçant Édouard par derrière. »

Édouard, furieux, se retourna et lui lança un coup de poing. La riposte vint de plusieurs côtés à la fois, et seul contre tous, Édouard ne pouvait manquer d’avoir le dessous. Il avait déjà reçu quelques dures bourrades, quand un maître d’étude vint l’arracher à ses persécuteurs. Le pauvre enfant, si mal accueilli, se retira dans un coin de la cour, où il se mit à verser des larmes amères. Qu’avait-il fait ? Pourquoi lui voulaient-ils du mal ? Ah ! qu’il se repentait de s’être fait envoyer au collége ! Pourquoi n’avait-il pas mieux travaillé à la maison ?

L’après-midi, il ne fut guère plus tranquille. On ne l’attaqua pas ouvertement ; mais on passait près de lui en disant très-haut :

« As-tu vu le nouveau, toi ?

— Ne m’en parle pas. J’en ai les yeux tout bêtes.

— N’est-ce pas qu’il a une drôle de boule ?

— Il ressemble à un veau de deux jours.

— Oui, il beugle pas mal.

— Vous vous trompez, vous autres ; c’est l’agneau de la fable ; il tette encore sa mère.

— En effet, il tient de La Fontaine. »

Et mille sottises de ce genre.

Édouard souffrait beaucoup de se voir ainsi un objet de risée. Aussi fut-il ému de reconnaissance quand un élève de la première division, un grand de douze ans, dit, en s’approchant de lui :

« Laissez donc, vous autres. Vous n’êtes que des méchants. Que vous a fait ce garçon ? Est-ce pour l’habituer que vous le tourmentez comme ça ? — Donnez moi le bras, poursuivit-il en s’adressant à Édouard, et je vous réponds qu’ils vont vous laisser tranquille. »

Et tandis qu’ils marchaient ensemble dans la cour, suivis à distance par une petite bande, d’où partaient des rires étouffés :

« Oui, moi je n’aime pas voir molester les gens comme ça. Riez, vous autres, riez tant que vous voudrez ; oui, je dis que c’est indigne. Moi, je trouve qu’au contraire on devrait bien accueillir les nouveaux et les mettre au fait de tout ce qu’ils doivent savoir. Ainsi, tenez, mon cher, quand le maitre vous a interrogé pendant la classe, vous n’avez pas répondu de manière à lui faire plaisir. C’est un homme qui a ses manies, mais du reste un charmant homme, et si instruit ! Par exemple, il veut qu’on lui donne son nom ; il exige cela. Et il veut encore qu’on l’appelle maître et non pas monsieur. Maitre, c’est comme cela qu’on parle en Sorbonne, tandis que monsieur est bon pour les épiciers. Ainsi donc, tout à l’heure, quand il vous demandera, comme il fait généralement aux nouveaux : — Quel fut le premier roi de Rome ? ou toute autre chose, répondez d’un air amiable : Maitre Aliboron, ce fut Romulus, qu’on disait fils d’une louve, etc. Vous savez cela, je pense ? — Riez, riez, messieurs, ce garçon-là a plus d’esprit que vous tous, et c’est moi qui le protège. De même encore, jeune homme, si vous désirez être dans les bonnes grâces du portier, ce qui est fort utile et avantageux, ne manquez pas, dès ce soir même, de lui aller acheter des culottes de peau. C’est une pâtisserie qu’il fait, qui est délicieuse, et dont il est fier. — Ah çà, voyons, dit-il en se retournant vers le groupe d’où partaient des fusées d’éclats de rire, sapristi, vous commencez à m’échauffer les oreilles, à la fin, et je vas taper !


— Eh quoi ! interrompit la maman, tu ne savais pas que maitre Aliboron est le nom de l’âne dans La Fontaine ? Voilà ce que c’est que de fuir les livres, d’être ignorant !

— Je trouvais bien ce nom drôle ; mais Je grand avait l’air bon, et je le croyais. »

La cloche avant sonné pour la rentrée en classe, Édouard avait quitté son nouvel ami en lui donnant une chaude poignée de main, et, pénétré de ses leçons et sans faire attention que les autres élèves ne parlaient pas ainsi au professeur, il n’avait pas manqué, lorsqu’il fut interrogé, de répondre, comme on le lui avait recommandé : Maître Aliboron…

Toute la classe partit d’un immense éclat de rire, et le professeur, fronçant les sourcils, et d’un air terrible, s’écria :

« Que signifie cette bêtise, monsieur ? Venez ici ! »

Édouard, épouvanté, arriva au pied de l’estrade, et là, pressé par les interrogations fulgurantes du professeur, avoua tout et désigna le coupable. Celui-ci fut mis au cachot et toute la classe au pensum.

Après cette leçon, Édouard se garda bien, comme on pense, d’aller demander au portier, qui était un vieux soldat, des culottes de peau en pâtisserie. Mais l’aventure ne finit pas là. Pour avoir nommé celui qui, sous apparence de bonté et de compassion, l’avait si cruellement trahi, Édouard fut appelé « mouchard » et traité en pestiféré. Chaque élève eut à cœur de venger sur lui le pensum qu’il avait reçu, et c’étaient ces taquineries sourdes, incessantes, qui, désolant ce pauvre enfant, avaient altéré son humeur et l’avaient rendu si maussade. Ce soir-là même, houspillé dans la rue par deux élèves qui habitaient le voisinage, il n’avait pu retenir ses larmes, ne voyant pas de fin à cette persécution.

« Nous allons y chercher remède, dit la maman, et nous consulterons ton papa. » En attendant, elle pressait doucement contre elle son enfant, essuyait ses yeux, l’embrassait, et Édouard déjà oubliait ses maux.

Sa mère, jugeant qu’il avait besoin de repos, le retint, prétendant qu’il avait de la fièvre, deux jours à la maison. Puis il retourna au collége, fortifié des recommandations paternelles.

Tâche d’être moins sensible à ces taquineries, lui avait dit son papa. Quand on verra qu’il n’est pas facile de te tourmenter, on te laissera tranquille. »

Édouard suivit ce conseil ; puis il vint d’autres nouveaux, qui le firent ancien à son tour, et il finit bientôt par avoir droit de cité au collége, et même par faire partie d’un groupe de bons camarades, au milieu duquel il se sentait comme en famille. Quand il en fut là, et qu’il eut repris sa gaieté, sa maman lui fit un jour cette observation :

« Mais pourquoi, au lieu de nous confier tes peines, étais-tu si grognon et si maussade avec nous ? Ce n’était pas notre faute, et de cette manière tu te procurais de notre côté de nouveaux ennuis, quand nous aurions pu t’aider et te consoler. Tu vois bien que la rudesse appelle la rudesse, et qu’il faut être aimable pour être aimé.

— Oui, dit Édouard, je le vois ; mais je voudrais bien savoir quelle punition madame la Justice des choses a donnée à ces méchants qui se plaisaient à me faire souffrir ?

— C’est vrai ; car ici le cachot et le pensum ne sont que punitions arbitraires et factices. Eh bien ! je ne sais ce qui a pu leur arriver immédiatement de désagréable ; mais je suis certaine qu’ayant de mauvaises dispositions dans leur cœur, ils ne sont point heureux en eux-mêmes, ni avec ceux qui les entourent ; assurément, cette humeur méchante, dont ils t’ont rendu victime, doit leur occasionner des désagréments. Et je sais aussi que le plus grand malheur qu’ils pourraient avoir serait de ne pas être suffisamment avertis, de ne pas comprendre leur tort et de garder en eux cette horrible maladie de l’injustice et de la méchanceté, qui les rendrait odieux à tout le monde et bien malheureux, puisqu’ils n’auraient pas d’amis. »

Lucie B.

LA JUSTICE DES CHOSES

ÉDOUARD TAQUIN

C’est une charmante chose que le dessin. On se promène dans la campagne, en buvant le bon air, en se pénétrant des grandes harmonies, et l’on jette de temps en temps les yeux tout autour de soi. Et tout à coup l’on s’arrête : Oh ! que cela est beau ! Comme ces prairies fuient doucement là-bas sous les peupliers ! Comme, à l’horizon, ces bois relèvent admirablement la plaine et se noient dans les teintes bleues ! Et cette maisonnette avec son toit d’écailles rouges, d’où sort une fumée qui monte tout droit se mêler aux nuages floconneux du ciel azuré ! Et ce clocher, dont l’ardoise brillé au soleil ! Et ces vaches, qui marquettent de blanc, de noir et de rouge le vert des prairies ! Et là-bas, cet attelage qu’entoure une vapeur : sueurs du travail, haleine de la terre entr’ouverte par la charrue !…

Combien toutes ces choses, ainsi groupées, ont de charme ! Le bon endroit pour les voir ! Un pas encore, ce serait moins beau. C’est ici le point de vue, où tout se présente avec plus de grâce, comme un bouquet bien fait donne aux mêmes fleurs un éclat nouveau. Quel dommage de partir ! Et cependant, il le faut. On a beau remplir ses yeux de ce paysage, le souvenir est fugitif ; bientôt il s’effacera. Mais on a dans Sa poche un crayon et du papier, et, si l’on ne peut revenir avec des couleurs, les contours fixés, les clairs et les ombres aideront la mémoire et feront tout revivre, grâce à l’imagination qui v versera le soleil, la couleur et la beauté.

Le dessin donne aussi la joie de fixer les traits chéris des parents, des amis ; mais cela, c’est plus difficile. On y parvient toutefois avec du travail et en faisant des portraits moins compliqués, tels que celui du moineau qui vient becqueter sur la fenêtre, de l’arbre qui montre là-bas sa tête ronde entre deux toits, ou de cette maison à pignon, sculptée, traversée de raies noires en bois, toute branlante, et qui va bientôt fléchir sur ses jambes, la pauvre vieille, et faire place à une maison neuve, semblable à toutes les autres maisons. Celle-ci a vu bien des choses passées, bien des êtres humains disparus, et elle en a gardé l’empreinte ; c’est un vieux témoin qui nous raconte la vie des siècles précédents et les habitudes de nos ancêtres. Avant qu’elle ne tombe pour toujours, prenons son image ; elle vivra dans cet album, et avec elle ce coin de nos souvenirs d’enfance, de ce temps où nous vivons enfants près de notre mère, qui lui aussi passera, et auquel nous rêverons un jour.

Et c’est là, justement, ce que faisait Adrienne, le portrait de la vieille maison, quand Édouard entra dans la salle à manger, où la petite fille dessinait sur une table placée près de la fenêtre. C’était un jeudi, Édouard allait de chambre en chambre, le nez en l’air, et l’on eût dit qu’il cherchait à mal faire, tant il avait l’air flâneur et conquérant.

Nous avons vu combien ce pauvre enfant avait eu de mal au collége, par les taquineries de ses camarades. Eh bien ! croiriez-vous que ce mauvais exemple, dont il avait souffert, il l’imitait, au lieu de le fuir ? Il était, lui aussi, devenu taquin.

Certes, cela n’avait pas le sens commun, puisqu’il avait si bien vu par lui-même, tout d’abord, combien ce défaut était désagréable et indigne. Mais c’est une terrible chose que l’exemple ; il faut vraiment de la force pour y résister, et les enfants n’ont pas beaucoup de force ni de raison. C’est pourquoi ils ont tant besoin de l’aide et des conseils de leur papa et de leur maman.

Édouard donc se pencha sur le dessin d’Adrienne, et en voyant la vieille maison dont la tête se reconnaissait déjà très-bien avec sa grande lucarne à poulie, au lieu de respecter le travail de sa sœur, il ne songea qu’à satisfaire ses goûts de taquinerie, et, au moment où Adrienne, levant les yeux sur son modèle, écartait sa main, il enleva la feuille de papier et se mit à courir dans la chambre, en l’élevant au bout de son bras, comme un trophée de conquête.

« Rends-moi mon dessin ! s’écria la petite fille en courant après son frère. Méchant ! rends-le-moi ! »

Mais Édouard n’en courait que plus fort de tous côtés, échappant à la poursuite de sa sœur derrière une chaise d’abord, puis derrière la table ; et vous savez que derrière une table ronde, il n’est pas facile d’attraper quelqu’un.

En effet, après avoir longtemps couru tout autour et après nombre de feintes vaines à droite et à gauche, Adrienne vit bien qu’elle n’en viendrait pas à bout, et, usant d’industrie, elle poussa la table qui roula au bout de la chambre, le long du mur, Édouard alors se vit sur le point d’être pris, car il n’avait plus de refuge.

Il se jeta sous la table, et, comme Adrienne l’y suivait, il monta dessus.

Mais Adrienne eut le temps de saisir le dessin qui, retenu de l’autre côté par Édouard, se déchira en deux, juste au milieu du pignon..

Pour le coup, Adrienne fut en colère. Elle lança dans les jambes de son frère un grand coup de poing. Et comme Édouard voulut le lui rendre, elle se déroba sous la table. Édouard, en la poursuivant, perdit l’équilibre et alla rouler contre le marbre de la cheminée, où il eût bien pu se fendre la tête si ce n’eût été son épaule qui, heureusement, reçut le choc.

Attirée par tout ce vacarme, la maman entra au moment où Édouard, moitié pleurard et moitié furieux, se relevait, frottant son épaule, en criant à Adrienne : « Tu me le payeras ! » Tandis que la petite fille, non moins animée, s’écriait de son côté : « Méchant gamin ! je ne te pardonnerai jamais ça ! »

Sous le regard sévère de leur maman, ils baissèrent tous deux la tête avec confusion.

Puis, Adrienne se mit à raconter l’incident jusqu’au moment où Édouard avait déchiré le dessin. Mais pourquoi s’arrêta-t-elle à cet endroit et ne parla-t-elle pas du coup de poing qu’elle avait donné de si bon cœur ? Adrienne, pourtant, n’était pas menteuse ; mais que la vraie franchise, la franchise complète, est une vertu rare !

Édouard, au reste, s’empressa de compléter le récit :

« Et c’est alors que mademoiselle m’a adjugé un grand coup de poing ! »

Il se frotta les tibias, comme si la douleur durait encore.

« Et monsieur a voulu me le rendre avec tant de rage, qu’il s’est précipité la tête la première et a fait le plongeon !… »

Enfants ! à cette image pittoresque, ils éclatèrent de rire tous les deux.

La maman, elle, ne rit pas ; car elle était chagrine de voir ses enfants se quereller et jusqu’à se battre !

« Adrienne, dit-elle, s’adressant d’abord à sa fille, ton frère a eu tort de te taquiner ; son jeu était désagréable, mais enfin c’était un jeu. C’est toi qui as frappé la première. Si ton frère n’était pas tombé, vous vous seriez donc jetés l’un sur l’autre et battus comme des bêtes fauves ? Et tu es l’ainée, Adrienne ! »

La petite baissa la tête en rougissant, et des larmes de regret vinrent à ses yeux ; car elle vit sa faute en ce moment.

« Toi, Édouard, quel triste plaisir cherches-tu dans l’ennui des autres ? La taquinerie peut être une excitation à la gaieté, quand elle est spirituelle, légère, et sait s’arrêter à temps ; mais maniée par un esprit lourd ou par un enfant dépourvu de tact et de mesure, elle devient un perpétuel agacement, un fléau. Cela excite à la fin l’impatience, puis la colère. On voulait jouer et l’on se fâche, on voulait rire et l’on finit par pleurer. »

Édouard, en effet, avait les yeux pleins de larmes ; car son épaule lui faisait très-mal. 11 était aussi fâché d’être grondé par sa maman. Elle reprit :

« C’est depuis que tu vas au collége que tu as cette mauvaise habitude. Il faudrait t’en défaire, mon enfant. Pour moi, si cela durait, je serais forcée de vous séparer ici, ta sœur et toi ; car je ne veux pas de batailles dans ma maison. Mais je te préviens que ce défaut a frappé d’autres personnes : je sais que tes petils camarades s’en plaignent et que leurs mamans ne sont pas du tout contentes de toi. L’autre jour tu as failli faire tomber Étienne du haut de l’escalier en le poussant sottement ; tu as fait pleurer Gilbert en Île rendant un objet de risée par un plumet que tu lui avais attaché au dos. Si tu voulais un peu réfléchir, tu verrais qu’en menaçant ainsi la tranquillité et la sécurité des autres tu ne peux pas te rendre agréable, et qu’on saura bien te faire sentir que tu ne l’es pas. »

Édouard baissa la tête, n’ayant rien à objecter à tout cela ; mais il n’y fit pas, à ce qu’il semble, grande attention, puisque, un instant après, il s’attirait de la part de Mariette une épithète fâcheuse, en ébranlant, au moment de son départ pour le collége, la sonnette de la maison, sans autre but que de causer à cette brave fille un dérangement inutile. Étrange plaisir que d’exciter contre soi des sentiments d’humeur et de faire dire qu’on est insupportable !

Pourtant Édouard avait bien senti que ce que lui disait sa mère était juste. Mais cela n’était guère entré plus avant que le tuyau de l’oreille. Il attendait, pour comprendre tout à fait, que de beaux et bons faits, bien concluants et patents comme des soufflets sur la face, vinssent lui prouver ce qu’on gagne à se rendre importun aux gens.

Nous sommes tous un peu comme cela, il faut bien le dire ; les grands eux-mêmes aussi bien que les petits. La leçon, même quand notre esprit l’approuve, suffit rarement ; il faut encore la preuve — qui malheureusement est dure parfois.

Un jour qu’Édouard rentrait à la maison, revenant du collège, il remarqua sur le trottoir un monsieur qui venait en face de lui, une grosse canne à la main, et qui portait de plus un nez… un nez vraiment extraordinaire, gros, gras, large, rouge, et sur le bout duquel deux ou trois boutons, placés à lavant-garde, prenaient l’air insolent de pierrots perchés sur un mur, un nez insensé, enfin. Mais, après tout, ce monsieur ne l’avait pas fait exprès ; il n’y avait probablement pas de sa faute, et il en devait être le plus gêné.

« M’sieur ! cria Édouard d’un ton perçant, au moment où l’homme au nez venait de le dépasser, m’sieur ! m’sieur ! »

Le monsieur se retourna, pensant peut-être que le feu venait de prendre à sa redingote, qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire. Mais il ne vit rien que la petite figure moqueuse d’Édouard qui, sous ce nez étrange, et de la même petite voix perçante, lui demandait :

« M’sieur, je vous en prie, où est-ce que vous avez fait l’emplette de c’nez-là ? »

En achevant cette phrase impertinente, Édouard filait déjà sur le trottoir ; mais il n’en était qu’à sa première enjambée, quand il sentit au bas des reins un choc si rude qu’il en perdit la respiration, et ce ne fut que l’horrible douleur produite par un second coup qui lui donna la force de détaler en jetant un cri. En même temps la grosse voix du monsieur retentit à ses oreilles :

« Voilà comment on traite les polissons ! »

Arrivé à la maison, plus mort que vif, Édouard faillit tomber au seuil de cet asile, tant il souffrait de marcher. Pour comble de honte et de peine, il fallut bien avouer son mal et en déclarer la cause ; il fallut faire venir le médecin. L’aventure enfin, connue de plusieurs personnes et en particulier de Mariette, dont Édouard s’était fait une ennemie, transpira de plus d’un côté, et tous ceux qui trouvaient ce petit garçon agaçant avec ses taquineries, la répétèrent en disant :

« Ce n’est pas mal fait ! »

En sorte qu’Édouard en reçut plus de ridicule que n’en peut donner le plus vilain nez. Certes, le monsieur s’était montré brutal et méchant de frapper si fort ; mais ceux à qui Édouard avait inspiré aussi de la colère, excusaient cet emportement en disant que laideur n’est pas vice et que c’était assurément à force de reprocher son nez à ce monsieur qu’on lui avait rendu le caractère irritable et la main à la fois leste et lourde.

Il y avait trois jours qu’Édouard s’était attiré cette leçon, et il se levait à peine, quand on reçut une invitation pour une partie de campagne projetée depuis longtemps et qui devait avoir lieu chez la maman d’un des camarades d’Édouard, dans une petite propriété qu’elle avait au bord de la Marne. On devait aller cueillir là les premières violettes et primevères. Édouard y pensait bien souvent et s’en faisait fête. Et c’était pour le lendemain dimanche ! Et il ne pouvait y aller ! Non-seulement il était incapable de sortir, mais lui-même il ne l’aurait pas voulu ; car moulu et souffrant comme il l’était, LL n’aurait pu courir le long des haïes, à la recherche des jolies fleurs ; il n’aurait pu partager les jeux de ses camarades et n’eût été que l’objet de leurs railleries. Il se mit à fondre en larmes.

Son oncle entra en ce moment.

« Qu’a donc Édouard ? Est-ce qu’il souffre encore tant de sa bastonnade ?

— Non, mon oncle, dit Adrienne, heureusement il va mieux. Mais il ne peut encore marcher sans douleur, et justement c’est pour demain la partie de campagne remise depuis si longtemps. Ce pauvre Édouard ne peut pas en être. C’est comme une fatalité !

— Ce n’est pas une fatalité, dit l’oncle, mais une chose faite avec intention. Je sais par le petit Paul que Mme Lemaire retardait cette partie, parce qu’elle s’ennuyait d’être obligée d’y inviter Édouard par égard pour ses parents. Depuis qu’Édouard a failli faire rompre le cou au fils de cette dame par une sotte taquinerie, et que son neveu, le pauvre petit Robert, se plaint d’être sans cesse houspillé par le même Édouard, Mme Lemaire craint la compagnie de cet aimable garçon pour ses enfants, et ceux-ci n’y tiennent pas davantage. En apprenant son indisposition, il est évident qu’on en a voulu profiter et qu’on s’est hâté de fixer la fête à demain. Quant à toi, Adrienne, tu y seras la très-bien venue, et si ta maman n’y veut pas venir, je me charge de t’y conduire.

— j’y serais allée pour Adrienne, répondit la maman ; car son père est occupé demain, et elle ne doit pas être privée de ce plaisir. Mais puisque tu veux bien l’y conduire, je resterai près d’Édouard. »

Pauvre Édouard ! un sanglot lui échappa, et il se jeta sur le sein de sa mère. Oh ! comme il la serra fort de ses deux bras ! Malheureux, puni, tandis que les autres le rejetaient impitoyablement pour ses fautes, elle était toujours là, elle, indulgente et bonne, l’avertissant du danger à temps ; mais quand il y tombait, pour ne l’avoir pas écoutée, ne songeant qu’à le relever et à panser ses blessures.

Sans doute Adrienne eut la même pensée, car en entendant les sanglots de son frère, elle se leva, émue, et vint, elle aussi, jeter les bras autour du cou de sa mère ; puis, embrassant Édouard, lui dit :

« Moi aussi, je resterai avec toi, et nous jouerons ensemble. »

Pour l’oncle, il fut mécontent.

« Édouard n’a que ce qu’il mérite, dit-il. Pourquoi le plaignez-vous ? »

Il engagea fort Adrienne à ne point se priver de la fête, et comme la petite persista dans sa résolution, il partit en disant :

« Je trouve que vous le gâtez beaucoup.

— Est-ce vrai, maman ? dit alors tout bas Édouard qui avait écouté avec attention ce colloque dont il faisait les frais. Est-ce vrai que vous me gâtez ?

— Non, répondit la maman, je ne le crois pas. Je ne le crois pas, précisément à cause de ce que dit ton oncle : parce que tu as ce que tu mérites, parce que la justice des choses te punit. Dès lors nous qui t’aimons, pourquoi ajouterions-nous à ta punition ? Pourquoi n’aurions-nous pas le droit de te plaindre et même de t’aider par notre affection à supporter cette épreuve. L’amour, et surtout l’amour maternel, n’est pas la sévère justice. Lui aussi doit guérir et non pas corrompre : mais il opère par d’autres moyens. Ce n’est plus le scalpel ou le fer rouge du châtiment, mais le baume qui pénètre, adoucit et vivifie, comme, après le soc de la charrue, la rosée pénètre et féconde la terre. »

Lucie B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

UNE BONNE ACTION D’ÉDOUARD

Peut-être, en effet, c’étaient les bons baisers de sa mère et le dévouement de sa sœur qui avaient adouci le caractère d’Édouard, car pendant les jours qui suivirent il ne taquina plus du tout et se montra un bon et aimable enfant.

Un soir qu’il sortait du collége, par un temps très-sombre, tout à coup le nuage creva et la pluie tomba par torrents. On était au mois de mars, où les giboulées s’en donnent à cœur joie, semant pluie, grêle ou verglas sur les pauvres bourgeons nouveau-nés, qui ne demandent qu’à s’épanouir, et qu’elles obligent de se recroqueviller, grelottants, sous leurs écailles.

Édouard avait un petit parapluie d’alpaga anglais que sa mère lui avait donné, et comme il n’avait pas eu encore occasion de l’ouvrir, sinon par un brouillard imperceptible pour tous ceux qui n’étaient pas possesseurs de ce petit parapluie, il fut bien content de l’averse. Il ouvrit donc largement son parapluie, aussi largement que le petit parapluie voulut s’ouvrir, et, marchant là-dessous, il était heureux autant qu’on peut l’être, plus même qu’on ne peut l’être quand la pluie danse autour de vous en grosses cloches, qui rejaillissent sur vos souliers et s’éparpillent petites afin de se faufiler jusque dans vos bas. Édouard s’amusait à suivre des yeux leurs bonds, admirant leur jolie forme et leur transparence, cherchant, mais en vain, à saisir la transformation subite de la goutte en voûte aqueuse, et surtout l’évaporation de celle-ci dans l’air ; et, à les voir ainsi danser et s’évanouir, il pensait à ce qu’il avait lu des sylphes, ces jolies créations de l’imagination des peuples enfants.

Mais bientôt un objet moins aérien vint frapper sa vue. C’était, devant lui, sur le trottoir, deux petites jambes grêles, dont le haut se perdait sous un bord de jupe fané, dont le bas s’enfonçait dans de vieilles bottines affectées d’une déviation de reins qui inspirait de graves inquiétudes sur l’état probable de la semelle, surtout par ce temps diluvien. La marche de ces jambes était lourde et pénible, quoique hâtée ; on voyait de chaque côté de la jupe ressortir les angles d’un de ces grands paniers d’osier dont se servent les blanchisseuses, et l’on entendait le souffle d’une poitrine haletante, qui parfois devenait presque un gémissement.

Édouard, en levant son parapluie, vit de dos le reste de la personne. C’était une petite fille, tout juste assez convenablement vêtue pour ne pas sembler une mendiante, qui portait un panier beaucoup plus gros qu’elle et presque aussi grand, sous le poids duquel elle paraissait écrasée. Elle n’avait point de parapluie pour se garantir, et la garniture de son bonnet de mousseline tout trempé, ruisselait avec la pluie sur son cou.

À ce moment, une bourrasque parcourut la rue : le parapluie d’Édouard fut retourné sens dessus dessous, et la petite blanchisseuse faillit être renversée ; la pluie devint une sorte de fleuve coulant à pleins flots, au travers duquel on voyait à peine. Une porte cochère se trouvait là. Édouard vit la petite blanchisseuse se jeter dans ce refuge et l’y suivit.

Tout d’abord il n’eut qu’une pensée, qu’un soin : ce fut son cher parapluie. Heureusement il n’était pas cassé ! Ensuite Édouard regarda la rue. L’eau y coulait sans plus de façon que si c’eût été la rivière ; il n’y avait qu’à patienter. Édouard alors reporta son attention sur sa petite compagne. Elle avait posé son panier par terre, et, tandis que l’eau dégouttait de ses vêtements, de grosses gouttes qui, celles-là, ne venaient pas des nuages, roulaient aussi sur ses joues.

« Voilà bien les petites filles, se dit Édouard, ça pleure pour un rien. »

M. Édouard oubliait en ce moment qu’un garçon de sa connaissance intime avait pleuré la veille, pour s’être pris le doigt dans une porte. Mais si l’on tenait compte de tant de détails, on ne pourrait jamais formuler un aphorisme.

Cependant, à voir cette pauvre enfant continuer de pleurer discrètement, silencieusement, et grelotter dans sa petite robe mouillée, Édouard se sentit ému de compassion. Il lui demanda :

« Pourquoi pleurez-vous ? »

La poitrine de l’enfant se souleva plus douloureusement encore à cette question, et elle répondit :

« C’est que je serai grondée.

— Pourquoi ça ? Qu’avez-vous fait ?

— Vous voyez bien que mon panier est mouillé. Il y a en dessus des cols et des bonnets tuyautés, ça sera tout abîmé : la pratique ne voudra pas les prendre, et ma patronne dira que c’est de ma faute,

— Allons donc ! est-ce que c’est vous qui avez fait tomber la pluie ?

— Non ; mais c’est égal. J’ai pourtant bien mis dessus mon tablier.

— Elle est donc par trop injuste, cette femme-là ! Et votre mère, est-ce qu’elle ne vous défend pas ?

— Qu’est-ce qu’elle peut faire ? Il faut bien gagner sa vie. Elle me dit toujours de prendre patience jusqu’à ce que je sache travailler.

— Hum ! » fit Édouard qui n’aimait pas l’injustice.

Il regarda encore dans la rue. La pluie tombait toujours aussi fort. Ça devenait ennuyeux. Ne sachant que faire et poussé par cette habitude qu’ont les enfants de toucher à tout, il saisit l’anse du panier de linge.

« Dieu ! que c’est lourd ! Et comment pouvez-vous porter ça, vous si petite ? »

Les larmes de l’enfant recommencèrent.

« Oh ! oui, allez, que c’est lourd ! J’en ai mal là. »

Elle mettait la main sur sa poitrine.

Il sembla à Édouard qu’il éprouvait aussi la même douleur, et une chaleur généreuse lui monta au visage.

« Oh ! mais c’est très-vilain, ça, dit-il. Si j’étais grand… »

Car il semble aux enfants que lorsqu’ils seront grands ils auront la puissance de tout accomplir, et, pour le moment, Édouard ne projetait rien de moins que d’empêcher toute injustice dans le monde et de forcer tous les méchants à la justice et à la bonté.

Ce n’est pas pour rire de cela, au moins. Oh non ! Quand un enfant a ces choses dans le cœur, il est grand déjà, grand comme beaucoup d’hommes ne savent pas l’être, et, que sa volonté soit impuissante et naïve, il n’importe ; elle est respectable profondément. Qu’il sache seulement la garder, cette volonté, et plus tard, s’il ne peut, assurément, changer le monde à lui seul, il se joindra du moins à ceux qui travaillent à le rendre meilleur ; et il fera du bien autour de lui.

« C’est tout au plus si je pourrais le porter moi-même, » reprit Édouard en soulevant de nouveau le panier et en jetant un Coup d’œil de supériorité sur sa petite compagne qu’il dépassait de la tête.

Il fit quelques pas sous le portail et remit le panier par terre, un peu essoufflé, ce que voyant la petite fille, elle dit :

« C’est que vous n’y êtes pas habitué.

— Oh ! c’est égal ; je le porterais très-bien. »

Ce fut en disant cela qu’Édouard conçut la bonne pensée de soulager cette pauvre enfant de son fardeau en le portant lui-même. La pluie ne tombait plus maintenant à flots : elle était devenue fine et menaçait de durer longtemps.

« Il faut que je parte, » dit la petite. Et avec un grand soupir elle se pencha pour reprendre le panier.

« C’est moi qui vais le porter, dit résolûment Édouard, Est-ce encore bien loin ?

— Oh ! non, non ! ça vous fatiguerait trop. Non, laissez… Oui, c’est encore loin.

— Raison de plus, reprit Édouard. »

Et, malgré les instances de la petite fille tout émue et reconnaissante, il enleva le panier et se mit à le porter dans la rue.

Elle le suivit, et, comme elle restait chargée du parapluie, elle en couvrit la tête d’Édouard. Ils marchèrent ainsi quelque temps. Édouard trouvait le panier bien lourd. Lui qui, en effet, n’était pas habitué à porter des fardeaux, à qui ses bons parents ne demandaient rien que de grandir moralement et physiquement et de s’instruire, ce qui est la vraie tâche des enfants, il se sentait écrasé sous ce fax ; mais en même temps il pensait que la pauvre fillette, moins grande et moins forte que lui, l’eût été bien davantage, et il était content de l’empêcher de souffrir.

Tout à coup Édouard se vit croisé sur le trottoir par un autre garçon qu’il connaissait, Car C’était aussi un externe du collége. Et ce garçon laissa échapper une exclamation en voyant Édouard ainsi chargé, et son air fut si moqueur qu’Édouard en rougit jusqu’aux oreilles.

Il avait pressé le pas, afin d’éviter tout entretien avec son camarade ; mais à pré sent, le panier lui paraissait plus lourd que jamais ; il souffrait d’être regardé. Il avait honte.

Honte de quoi, s’il vous plaît ? De porter un panier ? — Il n’y a point de honte à cela.

De faire une bonne action, en épargnant une fatigue à un être faible ? — Cela ne peut être qu’honorable. — Et puis, de porter ce panier, pourquoi cela eût-il été plus ridicule pour Édouard que pour la petite fille ? — Ah ! j’y suis : c’étaient les habits d’Édouard, sa veste de bonne coupe et de drap fin, son col, ses manchettes et son Chapeau qui se trouvaient formalisés de l’aventure ! C’était à eux d’en rougir alors, à eux seuls ; et pourtant Édouard souffrait de cette sotte et mauvaise honte, au point que sa fatigue en fut augmentée et qu’il lui fallut entrer sous une autre porte, pour s’y reposer un moment.

« Oh ! que je suis fâchée, dit la fillette, en le voyant couvert de rougeur et tout échauffé, que je suis fâchée de vous donner tant de peine ! Maintenant, c’est bien assez. Nous ne sommes plus qu’à cinq minutes de la maison. Vous ne reprendrez plus ce panier. »

Et elle mit la main sur l’anse, avec un air d’autorité ; puis, regardant Édouard, ses yeux qui, peu de temps auparavant, versaient tant de larmes, brillèrent d’un grand beau sourire, et elle lui dit :

« Oh ! que vous êtes bon ! »

Édouard se sentit au cœur une nouvelle force. Bon gré mal gré, il reprit le panier, et cette fois il n’avait plus honte. Je crois même même qu’il était fier. Il alla ainsi jusqu’à la maison où la petite blanchisseuse devait reporter le linge, et ne la laissa que sur le palier, où elle le remercia une dernière fois avec effusion.

Lucie B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

LA RÉCOMPENSE

On dinait de bonne heure chez Édouard. Aussi, quand il arriva, on était à table depuis longtemps. Sa mère le regarda d’un air de reproche et lui dit :

« Pourquoi venir si tard, Édouard ? »

Et son père ajouta d’un ton narquois, en lui montrant un plat vide :

« Tarde venientibus ossa. »

Édouard avait une bonne excuse à donner. Pourquoi ne la donna-t-il point ? Il se mit à table sans rien dire, fort de sa bonne conscience ; mais la vertu elle-même n’a pas le droit d’être rogue. Édouard l’était. Il trouvait mauvais qu’on le soupçonnât ; aussi gardait-il le silence de l’orgueil blessé. Tout simplement, c’était une sottise ; enfin les enfants ne sont pas parfaits.

Quand Édouard eut mangé d’un plat, il chercha des yeux le second ; mais il n’y avait plus rien sur la table qu’un peu de dessert.

« Tant pis pour les retardataires, dit le papa cette fois en bon français.

C’est ça ! s’écria le petit garçon vivement piqué et triomphant de l’injustice dont il se voyait l’objet, c’est ça ! Voilà la justice ! On vous dit d’être bon, obligeant, aimable, et puis, quand ça vous arrive de l’être, par hasard, crac ! on vous met au pain sec. »

Adrienne éclata de rire. Mais le papa prit un air sérieux.

« Voilà une réplique bien peu polie, Édouard. Il me semble que tu pourrais prendre la peine de t’expliquer avec nous plus clairement. »

Édouard baissa les yeux, et, tout simplement alors, raconta l’histoire de la petite blanchisseuse. Il rencontra en terminant le regard de sa mère et baissa les yeux de nouveau ; mais cette fois avec une émotion pleine de douceur, car il voyait sa maman contente de lui.

Après le dîner, notre collégien eut à faire un devoir pour le lendemain, puis il alla se coucher. Au moment de s’endormir, quand il eut reçu le baiser de sa mère, ce soir-là plus tendre que de coutume, il se rappela ce qu’il avait fait dans la journée et se sentit tout content. Et tandis que ses yeux s’alanguissaient et que ses idées se détachaient les unes des autres et s’éparpillaient, comme les grains d’un collier rompu, il voyait devant lui, vaguement, la maigrelette figure de la petite blanchisseuse, éclairée de ce regard doux et reconnaissant qu’elle avait attaché sur lui ; et peu à peu la figure disparut et il ne resta que l’œil animé de ce regard qui grandit, grandit et devint comme un soleil à la chaleur duquel Édouard voyait en rêve de belles fleurs et de beaux fruits naître autour de lui et former des bosquets délicieux et parfumés, où les oiseaux chantaient et où sa maman l’embrassait en disant : — Sois bon, tu seras heureux.

Le lendemain étant un jeudi, Édouard eut son après-midi de vacance. Ces jours-là, surtout quand il tombait des giboulées et qu’on ne pouvait sortir, Édouard était jaseur comme un merle. Il venait s’asseoir près de sa maman, et alors c’étaient des questions en masse ; puis venaient les confidences ; là, tranquille, entourant son genou de ses deux bras et se balançant un peu, ou bien le menton dans sa main, regardant sa maman dont les doigts légers volaient sur l’ouvrage, tandis que son front grave, son doux sourire et son oreille attentive se penchaient vers son enfant, Édouard trouvait le temps de réfléchir ; mille idées lui arrivaient dans la tête ; il voyait en lui-même et disait ce qu’il y voyait. Et souvent, à la fin, on se lançait dans des imaginations, des fantaisies interminables et au bout desquelles, parfois, on Se trouvait avoir fait le tour du monde et même bien des excursions dans les mondes que ne mentionne pas la géographie. Toujours, après ces conversations, Édouard se sentait plus fort, et il lui semblait qu’il avait grandi.

Ce jeudi-là, Édouard, après un silence, dit tout à coup :

« Je voudrais savoir si madame la justice des choses, qui s’entend si bien à distribuer des taloches et des coups de canne à ceux qui font mal, s’occupe au moins de récompenser ? Car enfin il me semble que punir ça doit être la moitié seulement de son ouvrage. »

La maman sourit.

« À quel propos me demandes-tu cela ? »

Édouard devint tout rouge. Il pensait à son aventure de la veille, au service qu’il avait rendu à la petite blanchisseuse.

« Tu veux savoir ce qu’on gagne à soulager les faibles de leurs fardeaux, n’est-ce pas ? ».

Ce fut encore le silence d’Édouard qui répondit.

« Oh ! il n’y a pas pour cela une récompense, il y en a plusieurs. Seulement, elles ne sont pas de la nature des taloches et des coups de canne ; en général elles ne se pèsent ni ne se touchent, étant d’ordre supérieur. C’est pourquoi les gens qui ne connaissent que ce qui se voit et se touche, demandent souvent où elles sont. Et on les entend répéter qu’à rendre service, on n’oblige que des ingrats. Ne pourrait-on pas leur répondre : Ce n’était donc pas pour obliger, ce que vous faisiez ; mais pour en recevoir un avantage ? Vous n’avez donc pas fait une action d’amour ou de bonté, mais un marché ? Dans cet ordre de choses, les services qu’échangent les hommes en société ont une valeur tarifée, et, par exemple, le service que tu as rendu hier à cette petite fille vaut 50 centimes à peu près, puisqu’un portefaix l’eût fait pour ce prix.

— Mais je ne l’ai pas fait pour gagner de l’argent, dit Édouard mortifié.

— Pourquoi l’as-tu fait ?.

— Parce que j’avais de la peine de la voir chargée plus que ses forces.

— C’est cela. Tu as éprouvé une souffrance, très-noble d’ailleurs, et tu as voulu la faire cesser. Tu as satisfait ton sentiment. Et c’est pour cela que tu voudrais une récompense. »

Édouard baissa la tête,

« Tu as si bien senti que ces choses-là sont au-dessus d’un payement quelconque, d’une rémunération positive que, lorsque j’ai compris ta pensée tout à l’heure et que j’ai rapporté ta question à ton aventure d’hier, tu as rougi.

— C’est vrai ! dit Édouard en rougissant de nouveau.

— Cherche un peu ce que signifie ta confusion.

— C’est que j’ai senti qu’on ne doit pas se vanter d’une bonne action ni en attendre de récompense.

— Mais pourquoi cela ? »

Édouard fut embarrassé pour le dire.

« Parce que la récompense est dans la bonne action même. Parce qu’elle est un bonheur pour celui qui la fait, encore plus que pour celui qui la reçoit. Et puis, en même temps, c’est une force, c’est une grandeur. Allez donc récompenser les gens d’être forts, d’être grands et d’être heureux !

— Pourtant, objecta Édouard, il y en a beaucoup alors qui diront : Ce n’est pas la peine d’être bon ; et même je l’ai entendu dire.

— Soit. Leur punition sera de ne pas l’être. Car c’est un malheur d’être réduit à la vie abaissée de l’animal, de l’égoïste. Ne comprends-tu pas que le principal bonheur de l’homme est de jouir d’une vie plus large et plus élevée ? Tiens, au concert, l’autre jour, tu te souviens combien ta sœur et toi avez admiré ce pianiste qui jouait de si belles choses. Que disiez-vous en sortant ?

— Nous disions : comme il est heureux ! Oui, et j’aurais bien voulu lui ressembler.

— Eh bien ! mon enfant, dit la maman, en embrassant Édouard, la bonté est la plus grande, la plus belle et la première des puissances. Crois-le et tâche d’être bon.

— Mais, reprit-elle un instant après, si la pratique du bien n’emporte pas, du moins le plus souvent, de récompenses immédiates et palpables, ce n’est pas à dire qu’il n’y en ait pas. Et d’abord, rappelle-toi l’état de ton cœur en revenant à la maison, après avoir soulagé cette pauvre enfant.

— Oh ! oui, j’étais tout réjoui intérieurement, et malgré ma fatigue je me sentais léger.

— Et depuis, toutes les fois que tu y as pensé ?

— J’ai toujours éprouvé un grand plaisir.

— C’est déjà beaucoup, tu le vois, pour un acte si simple. Mais il y a encore autre chose : tu as aussi laissé dans le cœur de cette enfant un bon sentiment, et, si ce n’est pas à toi qu’elle le rend, ce sera à d’autres. Quelquefois nos bonnes actions nous procurent le plus grand des biens : un ami. Ainsi n’y a-t-il point d’exemple d’un être bon et bienfaisant qui ne soit aimé. Mais, quoi qu’il arrive, et dussions-nous ne jamais revoir ceux à qui nous avons pu être utiles, un bienfait porte toujours ses fruits quelque part. C’est un germe jeté en terre, qui produit et fructifie. Or tu comprends bien que nous sommes tous intéressés à semer de bons germes et non de mauvais, c’est-à-dire à rendre la société humaine douce, fraternelle, heureuse, au lieu d’y répandre le trouble, la haine, le malheur. »

Édouard acquiesça de la tête ; mais à la manière des enfants à qui l’on vient de dire coup sur coup trois ou quatre phrases sérieuses.

La maman savait bien que pour ces petits cerveaux ennemis de l’abstraction il faut des choses qui parlent aux yeux ; aussi alla-t-elle chercher deux objets qu’elle posa sur la table, près d’Édouard. C’étaient une coupe et un flacon de curaçao, liqueur d’oranges qu’Édouard aimait beaucoup. Et tandis que le petit garçon, alléché, regardait en souriant, ne sachant trop ce que cela voulait dire, la maman laissa tomber dans la coupe pleine d’eau une goutte de liqueur.

« Si ce n’est qu’une goutte ! » dit Édouard en voyant qu’elle s’arrêtait.

Mais la maman en fit successivement tomber d’autres, tant enfin que cela devint un breuvage très-bon, comme put s’en convaincre le petit friand, qui l’avala tout d’un trait dès que sa maman l’eut approché de ses lèvres.

« Et si, au lieu de curaçao, j’avais mis du fiel ou du vinaigre ? demanda-t-elle.

— Parbleu ! ça aurait été fort mauvais.

— Tu vois quel avantage nous avons à laisser tomber de bonnes gouttes dans le vase où nous buvons tous ; car j’ai voulu par cette coupe te représenter la vie. Si au lieu de gouttes douces et parfumées, c’est-à-dire de bonnes actions qui rendent la la vie agréable, heureuse, nous en jetons d’aigres ou d’empoisonnées, la vie nous devient amère. Les hommes, en général, ne comprennent pas combien ils sont forcément liés les uns aux autres, et c’est pour cela qu’ils jettent dans la vie tant de gouttes de fiel qu’ils croient n’être que pour autrui, mais qui reviennent un jour ou l’autre remplir d’amertume leur propre bouche.

— Eh bien ! dit Édouard après un instant de réflexion, je ne trouve pas cela très-juste, moi, que tout le monde boive à la même tasse, les bons et les méchants. »

Comme sa maman se levait en ce moment, il la retint par sa robe, afin d’avoir une réponse. Mais elle se dégagea en souriant.

« Il y aurait trop à dire là-dessus. Ce sera pour plus tard. »

Et elle se rendit à la cuisine, pour s’occuper du diner.

Après le diner, quand on se rassembla autour de la cheminée, la maman attira Édouard sur ses genoux et lui dit :

« Crois-tu que si l’enfant, la pauvre apprentie qu’on charge d’un travail au-dessus de ses forces, qu’on gronde et malmène, si elle devient mauvaise ; de méchante humeur, négligente, menteuse, si elle est enfin malfaisante à l’égard des autres comme on l’a été pour elle, crois-tu qu’elle n’ait pas d’excuses, et que la faute n’en soit pas à d’autres plus qu’à elle-même ?

— Est-ce qu’il y a bien d’autres petites filles malheureuses comme celle que j’ai rencontrée ? demanda Édouard.

— Beaucoup, et beaucoup aussi de petits garçons. La plupart des enfants sont privés d’instruction, de tendresse et de bon exemple. C’est une grande injustice et un grand malheur. Eh bien ! nous qui sommes à l’abri de ce mal, c’est parce que nous ne faisons pas tout notre possible pour l’empêcher que nous méritons d’en

partager, en bien des cas, la peine. Sais-tu, mon enfant, à quoi j’ai pensé ? Il faut tâcher de retrouver cette petite fille et de lui procurer un apprentissage, où elle soit doucement enseignée et bien élevée.

— Oh ! maman, que tu es bonne ! » s’écria Édouard enchanté.

Le plan fut bientôt fait. On irait dans la maison où Édouard avait porté le panier, demander l’adresse de la blanchisseuse ; on aurait de celle-ci l’adresse de la petite fille et de sa mère, et, si elles y consentaient, la petite, proprement vêtue par les soins d’Adrienne et de sa maman, entrerait dans l’une des écoles fondées par Élisa Lemonnier.

Les deux enfants étaient tout heureux.

« Quel bonheur de lui faire une robe ! disait Adrienne. »

Et elle cherchait dans sa toilette les objets qu’elle pourrait donner.

« Combien coûte-t-elle, cette école ? demanda Édouard.

— 12 francs par mois.

— Oh ! c’est beaucoup. Et comment feras-tu, maman, toi qui disais l’autre jour que tu n’avais pas d’argent quand je t’ai demandé ce joli buvard ?

— Je n’en avais pas, en effet, pour une fantaisie ; mais pour un devoir sérieux j’en trouverai. Nous ferons des économies sur notre toilette ct sur nos plaisirs. »

Ce bon projet réussit. La petite fille fut placée à l’école professionnelle où, tout en recevant une bonne instruction primaire, elle fit l’apprentissage d’un état lucratif. Elle et sa mère en étaient heureuses, Souvent aussi Édouard pensait qu’il était la cause ou du moins l’occasion de ce bonheur, et il en éprouvait une joie profonde. Et quand il désirait une emplette que sa mère lui refusait en disant : « Non, il faut songer aux 12 francs de notre école, » son regret ne durait guère, et son sacrifice était joyeux. « C’est une goutte parfumée de plus que nous avons jetée dans la coupe, n’est-ce pas, maman ? disait-il parfois.

Oui, mon fils, et tout près du bord où se posent nos lèvres, dans notre vie même. »

ÉDOUARD CRUEL.

Ce jour-là, Édouard n’était pas revenu seul du collége ; il s’était laissé entraîner par un groupe de ses camarades, et il revenait du lycée Condorcet à Montmartre, par la plaine de Monceaux.

Il s’agissait de lancer un cerf-volant.

Le vent était frais ; il soufflait du nord ; mais pas assez bas pour bien servir le projet de nos écoliers ; le cerf-volant avait peine à s’enlever. Il flottait un peu, montait un instant sous un souffle favorable, mais trop court ; s’abaissait, se relevait, ballottait de ci et de là, mais en gagnant de plus en plus du côté de la terre où il finissait par s’abattre piteusement, les ailes basses et la queue traînante. C’était désespérant.

Et pourtant le vent balayait là-haut les nuages et les faisait filer si vite, si vite ! — Ah ! s’il avait soufflé dans la plaine Monceaux comme dans la plaine bleue ! Que c’eût été beau !

Mais voilà ! cela n’était pas ainsi, et nos garçons étaient fort désappointés.

« Toute la difficulté consiste à faire monter le cerf-volant jusqu’à la zone où le vent règne, » disait un fort en physique.

Mon Dieu oui, ce n’était pas autre chose. Ce n’était bien que cela ; mais c’était tout ; car le cerf-volant n’y montait pas.

La contrariété de ces messieurs était vive, ils étaient de fort mauvaise humeur.

Ils lançaient de nouveau le cerf-volant, quand un chien qui passait par là, le nez à terre et semblant quêter pâture, voyant cette chose, à lui inconnue, qui se balançait au-dessus du sol, se mit à aboyer de toutes ses forces.

Les petits garçons n’y firent pas d’abord grande attention ; mais quand le cerf-volant s’abattit, le chien, aboyant toujours, courut sus, et l’eût déchiré sans doute, si toute la bande ne l’eût chassé avec de grands cris.

C’était un jeune chien, évidemment. Sa voix était claire et mal formée, et sa physionomie avait ce caractère naïf, et ses mouvements cette vivacité maladroite qui appartiennent à l’enfance. Voyant jouer ces petits garçons, il voulait jouer aussi.

Effrayé par leurs menaces et atteint d’un coup de pied, il s’éloigna en criant ; mais bientôt voyant le cerf-volant s’élever encore, et cette chose décidément lui paraissant suspecte ou provoquante, il se mit de nouveau à japper en courant après.

« Veux-tu nous laisser tranquilles, vilaine bête ! » lui cria Édouard.

Et, comme à cette parole il joignait un geste agressif contre l’animal, celui-ci se posa sur la défensive, en grondant et montrant une rangée de dents blanches et pointues. Édouard recula. Le chien avança. Édouard eut peur et se mit à courir vers ses camarades. Le chien courut après lui en aboyant, mais sans lui faire de mal. Toutefois, Édouard fut très-mécontent d’avoir eu peur, d’autant plus que ses camarades se moquaient de lui.

À ce moment, le cerf-volant s’abattait une dixième fois. Le chien, déjà excité, fondit dessus, comme fait un jeune chat sur la boule de papier qu’on lui tend au bout d’un fil, et, fourrant tout au travers ses pattes et ses crocs, en un instant n’en fit qu’un lambeau.

Jamais forfait détestable ne souleva un plus formidable chœur de cris de fureur et d’indignation. La colère a soif de vengeance. D’un même mouvement, la plupart des écoliers se saisirent des pierres qui se trouvaient autour d’eux et les lancèrent contre le chien qu’ils atteignirent, car la pauvre bête ne s’attendait pas à cette agression. Poussant des hurlements douloureux, il prit la fuite ; mais toute la bande, Édouard comme les autres, armés de nouveaux projectiles, courut après lui, et bientôt, sous une grosse pierre lancée par le plus grand, le jeune chien s’abattit en poussant un hurlement lamentable,

Édouard sentit quelque chose lui serrer la gorge, et une impression douloureuse à l’estomac, et pourtant, comme les autres, il continua de courir, et comme les autres il lâcha sa pierre, et cette pierre, justement, alla frapper à la tête la pauvre bête terrassée, qui eut un mouvement convulsif accompagné d’un faible gémissement. Ce gémissement, Édouard le sentit pénétrer en lui comme si c’eût été une lame aiguë qui lui passait du cerveau dans la gorge, puis au cœur. Entrainé par sa course, il était arrivé tout près du chien. La malheureuse bête était là gisante dans une flaque de sang, le ventre écrasé, la tête fendue, et tout ce corps, pantelant de souffrance, était parcouru de temps à autre par les convulsions de la mort.

« 11 faut l’achever ! » s’écria d’une voix cruelle et triomphante un des écoliers, celui qui avait jeté la grosse pierre et qui en tout temps distribuait le plus volontiers autour de lui des chiquenaudes ou des coups de poing.

Cette parole fit frémir Édouard.

« Non ! non ! dit-il, non ! »

Et deux ou trois autres avec lui. Mais un autre reprit :

« Il n’en peut pas revenir. Mieux vaut pour lui que ça finisse tout de suite. »

En même temps il ramassa une nouvelle pierre ; la plupart en firent autant.

En voyant ses bourreaux arriver sur lui, le pauvre animal fit un dernier effort tout instinctif pour leur échapper : sa tête ensanglantée s’agita, une de ses pattes se tendit ; mais il ne put que pousser un dernier gémissement. Son œil désespéré, qui semblait en appeler à des êtres plus humains, se fixa un instant sur Édouard, puis se convulsa sous la nouvelle grêle de pierres qui l’assaillit. Peu de temps après, l’œil était devenu vitreux. La mort avait terminé cette agonie.

Édouard suivit ses camarades. Il avait la tête étourdie, les jambes tremblantes et ne disait rien. S’il avait été capable d’observer, il aurait vu que les autres étaient à peu près de même, excepté le garçon brutal, que nous avons vu le plus acharné au meurtre du pauvre chien, et qui, riant d’un rire affecté toutefois, disait :

« Ah ! ah ! nous la lui avons fait payer belle ! »

Puis un autre qui voulait se mettre à la hauteur de cet esprit fort, mais y parvenait mal.

À ces exceptions près, la petite bande, partie alerte et rieuse, revenait morne, la tête basse, les mains dans les poches, et tous ceux qui connaissent un peu les enfants auraient vu, rien qu’en les regardant passer, que ces garçons-là venaient de mal faire. Un à un, ils se détachèrent du groupe sans se serrer la main et sans se dire bonsoir, et bientôt Édouard se trouva seul sur le chemin encore assez long qu’il avait à faire pour rentrer chez lui.

Seul, avec le souvenir de l’action qu’il avait faite ! Oh ! comme il était triste ! Comme sa tête se penchait sur sa poitrine !… Il voulut combattre cette impression, regarder de droite et de gauche, siffler, se distraire… il ne pouvait pas. Il voyait toujours la scène horrible, il entendait toujours les cris de la malheureuse créature dont ils avaient arraché la vie ; il avait toujours dans les yeux cet œil mourant qui lui reprochait sa cruauté. Jamais il ne s’était senti si coupable et si malheureux ; et puis il pensait avec terreur qu’il allait paraître devant sa mère. Que lui répondrait-il, quand elle l’interrogerait ?

Il arrivait tard, en effet, bien tard, et quand sa mère le lui dit, d’un regard triste et d’une voix sévère, Édouard, en balbutiant, avoua qu’il était allé essayer un cerf-volant dans la plaine de Monceaux… et n’avoua rien de plus. Il sentait que l’action odieuse qu’il avait commise exciterait un mouvement d’horreur dans l’âme de sa mère, et il ne trouvait pas le courage… Oh ! non ! Il lui semblait que sa mère ne l’aimerait plus !

Édouard se trompait. Les mères aiment toujours. Elles peuvent souffrir beaucoup de cet amour. L’enfant peut leur en faire une douleur ou une joie. Mais voilà tout.

Il se coucha, bien triste. Et d’abord il crut qu’il ne pourrait pas dormir. Mais on s’endort toujours à neuf ans, en quelque situation que l’on soit, comme n’importe où l’on se trouve. Seulement le sommeil n’est pas toujours complet. Pour cela, il faudrait qu’il fût le repos de toutes nos forces et de toutes nos facultés ; mais celles qui ont été excitées outre mesure se refusent à ce repos et remplissent le cerveau du souvenir des objets qui les ont frappées, avec une incohérence toutefois qu’explique l’absence des autres facultés, celles qui ont pris le sage parti de dormir. Ainsi donc, Édouard, à peine assoupi, se trouva n’avoir changé que de scène ou plutôt de vision ; mais sa préoccupation resta la même.

Il se vit d’abord dans une grande plaine couverte de pierres, où soufflait un vent qui le glaçait jusqu’aux os, et il marchait vite, le plus vite possible, en songeant que ses parents l’attendaient et en voyant la nuit s’avancer ; mais plus il allait, plus la plaine devenait pierreuse, si bien qu’à la fin ce furent des tas amoncelés qu’il fallait gravir, et ce n’était pas chose facile ; car tantôt ces pierres fuyaient sous les pieds en aboyant, tantôt elles mordaient les jambes d’Édouard avec de longs crocs blancs aiguisées, dont elles étaient toutes dentelées, et enfin, quand avec des peines infinies Édouard était parvenu à gravir un de ces tas, il s’écroulait tout à coup, et un autre tas se présentait qu’il fallait gravir encore. Cela dura longtemps, et il était bien las.

À la fin, pourtant, les tas de pierres s’aplanirent et Édouard se trouva dans un jardin où il savait que devait être sa mère. Il y marcha quelque temps ; mais voilà qu’à l’entrée d’une allée, par où il devait passer, il vit un chien couché, un jeune chien au poil jaunâtre, ensanglanté, mourant, et il eüt fallu le toucher presque en passant. Édouard recula et voulut changer de chemin, cer il se trouvait dans un carrefour ; mais à l’entrée de tous les chemins qu’il voulut prendre, c’était la même chose : le chien mourant était toujours là. L’épouvante, le chagrin serraient le cœur d’Édouard. Il se trouvait emprisonné dans cet affreux carrefour, loin de sa mère dont il entendait au loin, derrière des bocages, la voix l’appeler. Non sans une horrible répugnance, il essaya donc de franchir l’obstacle ; mais au moment où il leva le pied pour passer, les pattes du chien s’allongèrent en grossissant d’une manière formidable et devinrent une infranchissable barrière. Et il en fut de même à l’entrée de tous les chemins. Édouard, désespéré, se retira au milieu du carrefour et se prit à pleurer.

« Qu’avez-vous, mon enfant ? » lui dit un vieux monsieur en lui mettant la patte sur l’épaule ; car ce vieux monsieur, qui avait habit, cravate et chapeau de soie, était cependant un chien.

« Je voudrais passer, lui dit Édouard, et vous seriez bien bon de me conduire auprès de ma mère.

— Je vais vous y conduire, mon enfant ; ne pleurez plus, » dit le vieux monsieur.

Et il prit le bras d’Édouard, qui le suivit.

Mais en chemin le vieux monsieur, ou si vous voulez le vieux chien, se trouva être encore le chien jaune, le pauvre jeune chien tué par Édouard et ses camarades, lequel en casquette et en veste d’écolier disait à Édouard :

« Pourquoi m’avoir tué ? Que t’avais-je fait ?

— J’en suis bien fâché, va, répondit Édouard en pleurant.

— Je le crois, car les plus malheureux ce sont les méchants. Tu m’as fait bien du mal ; mais tu souffriras encore plus que tu ne m’as fait souffrir. Tiens, voilà ta punition. »

Ils étaient arrivés à l’entrée d’une grotte remplie de chiens morts, aux yeux vitreux, autour desquels rampaient et s’entrelaçaient d’affreux reptiles.

« C’est là que désormais tu vas habiter, dit le jeune chien.

— Oh ! non ! non ! cria Édouard, je ne veux pas.

— Il le faut. C’est la justice qui l’ordonne. »

Et d’une patte cassée qui pendait au bout de sa manche et qui pourtant se trouva douée d’une force irrésistible, le chien, poussant Édouard, l’envoya tomber dans l’horrible grotte, sur un des cadavres, dont le contact produisit dans tout son être un épouvantable choc.

« Mais tu es malade ! mon pauvre enfant, » dit une voix bien chère.

Et c’était une main douce et tiède qui pressait la main d’Édouard, et ce fut dans le sein de sa mère qu’il se réfugia tout éperdu, tout souffrant encore de l’affreuse étreinte.

« Emmène-moi, maman, partons ! sortons de cette grotte ! vite !

— Il n’y a pas de grotte ici, cher enfant. Vois, tu rêves encore : tu es dans ton petit lit et dans les bras de ta mère, et là tu n’as rien à craindre, mon Édouard. Ouvre les yeux. Réveille-toi bien. »

Et de bons baisers entrecoupaient ces paroles.

Ce furent ces baisers qui réveillèrent tout à fait Édouard, car ils allèrent jusqu’au fond trouver sa conscience qui lui dit : — Ce n’est pas toi qu’on embrasse, Édouard. Ce n’est pas l’Édouard d’hier et d’aujourd’hui, le bourreau du pauvre chien, mais l’Édouard innocent que tu étais avant cette méchante action. Les baisers de ta mère ne t’appartiennent plus.

Il fondit en larmes alors, et avec des sanglots, des paroles entrecoupées, il confia tout à sa mère et la vit pleurer aussi.

« Malheureux enfant ! » dit-elle.

Ce fut tout ; elle ne lui fit pas d’autre reproche. Et elle le soigna, lui donnant à boire et lui mettant de l’eau sur le front ; car il avait la fièvre. Mais comme elle était triste, sa pauvre maman ! Et cette tristesse et ce silence accablaient Édouard plus que des reproches ; car il voyait bien que sa mère, malgré la peine qu’elle éprouvait de le voir malade, ne pouvait rien dire pour le consoler, et qu’elle éprouvait plus de peine encore de le savoir si méchant.

Elle passa toute la nuit près de lui, tenant sa main dans la sienne et le défendant en quelque sorte contre les fantômes de ses rêves, quand il retombait par moments dans le sommeil.

Pendant un de ces réveils pleins d’agitation :

« Maman, demanda-t-il, qu’est-ce que la justice des choses me fera ?

Ne la sens-tu pas en toi, mon fils ? lui répondit-elle. C’est par elle que tu souffres en ce moment. »

Édouard sentit que c’était la vérité ; et alors il se demanda à lui-même si ce tourment durerait longtemps. Et sa raison lui répondit :

« Aussi longtemps que le souvenir.

Hélas donc, toujours ? Ah ! oui, la punition est sévère ! »

Et sa raison reprit :

« Que peux-tu faire pour rendre la vie au pauvre chien et pour effacer ta cruauté ? »

Rien, hélas ! il ne pouvait rien ! N’était-il donc pas juste que le souvenir, c’est-à-dire le remords, fût éternel, puisque l’action était irréparable ?

Et cependant, comme la mort clôt la souffrance, le temps atténue le souvenir. C’est le résultat et le bénéfice de notre faiblesse. Après cette nuit cruelle, Édouard peu à peu se remit d’une impression si poignante. Il redevint même étourdi, gai, léger, selon son âge. Toutefois ce remords resta dans sa mémoire et fut toujours douloureux. Il le garda même quand il fut devenu homme ; car le mal est le mal, n’importe à qui on le fait, et Édouard ne fut jamais de l’avis de ceux qui considèrent comme un tort de peu d’importance la cruauté envers les animaux. Il sentait que si nous devons respecter l’humanité dans nos semblables, nous devons respecter aussi dans dans les animaux ce qui nous est commun avec eux, c’est-à-dire la sensibilité physique, sans compter d’autres sensibilités qui, à divers degrés, les rapprochent de nous.

Lucie B.

La suite prochainement.



LE CHEMIN GLISSANT
PAR P.-J. STAHL ET MARCO WOVCZOK
ILLUSTRATIONS PAR FRŒLICH

XVIII.

« Ta mère est là, Julie est là, Marie est là, dans le jardin, » vint dire un jour le correspondant de Jacques à Henri.

Par extraordinaire, Henri reposait dans un fauteuil. Les veilles, la fatigue, et plus encore les émotions qu’il avait refoulées, avaient fini par le jeter dans une sorte de langueur contre laquelle ses nerfs seuls et son énergie morale parvenaient à réagir. Mais à cette nouvelle : « Ta mère est là, » bien qu’il l’attendit tous les jours, à cette nouvelle, il fondit en larmes. C’étaient les premières larmes qu’il eût versées depuis qu’il faisait son métier de garde-malade. Il faut croire que ces larmes étaient déjà moins amères que celles que si souvent nous l’avons vu répandre, car elles semblèrent le soulager. Les autres, celles d’autrefois, lui brûlaient les yeux. « Laissez-moi pleurer, dit-il, pleurer

LA JUSTICE DES CHOSES

ÉDOUARD COMPATISSANT.

Ce qui avait aussi beaucoup relevé l’esprit d’Édouard, c’était un mot de sa mère :

« Il y a en effet des actes, avait-elle dit, que nous ne pouvons réparer vis-à-vis de ceux qui en ont été victimes ; mais alors c’est à d’autres que nous devons transporter cette réparation. On peut toujours racheter une faute en faisant du bien. »

Dès lors le cœur d’Édouard s’était tendu vers l’espérance de trouver du bien à faire. Mais lequel ? Un enfant dispose de si peu de force et de pouvoir !

Il revenait un jour plein de cette pensée, et vaguement son regard cherchait dans la rue quelque petite blanchisseuse écrasée sous le poids de quelque panier, quand, au détour d’une rue, son oreille fut saisie par un hurlement plaintif, et il vit un chien blanc et noir de moyenne taille, que le balai d’une épicière venait de souiller de boue en le frappant, tandis qu’il allongeait le museau — avec réserve et timidité pourtant — vers une boîte de biscuits placée au seuil de la boutique, sur un sac de haricots.

« Pauvre bête ! » murmura le petit garçon dont le cœur était devenu sensible à la misère, et surtout, je crois, à celle des chiens.

Comme s’il eût deviné cette compatissance, l’animal attacha sur Édouard ce long regard des chiens affligés ou en détresse, qui cherche sympathie ou secours.

« C’est qu’il a faim, » se dit Édouard. Et tout joyeux de cette occasion de rendre service à un individu de l’espèce canine, il se hâta de chercher dans sa poche, y trouva deux sous et reçut de l’épicière pour cette somme quatre biscuits. Pendant cette emplette, le chien qui se tenait à l’écart sur le trottoir, allongea tout à coup la tête et fit entendre un de ces hurlements prolongés, douloureux, funèbres, qui ont des rapports d’intonation avec le cri de l’orfraie et dont on dit : Crier au perdu.

« Chien chien ! fit Édouard appelant à lui l’animal et lui tendant les biscuits dont il venait d’entrer en possession, tiens, ma pauvre bête !

— Ah ! il est à vous, observa l’épicière qui était restée sur le seuil de sa boutique. Je croyais que c’était un chien perdu ; car voilà bien une heure qu’il est dans la rue et il a déjà pas mal ramassé de coups de pied, parce qu’il veut suivre tout le monde.

— Pauvre bête ! » répéta l’enfant, appelant de nouveau le chien qui, rendu craintif par les mauvais traitements, n’osait approcher.

La vue des biscuits l’emporta à la fin sur la défiance ; il vint, avala d’un trait, se lécha le museau et reçut avec reconnaissance les caresses d’Édouard.

« Ah ! ah ! te voilà content, maintenant. Tu vois, je ne voulais pas te faire de mal, pauvre petit. Là ! allons, adieu ! »

Et le petit garçon prenant congé de son protégé par une dernière tape d’amitié, se releva et continua son chemin.

Il n’avait pas fait dix pas qu’il sentit quelque chose lui mordiller les talons, et se retournant, vit le chien qui le suivait et qui, rencontrant son regard, se mit à le flatter de la queue et à le saluer d’un aboiement amical.

« C’est bon, c’est bon, lui dit Édouard, mais à présent va chercher ton maître, va ! »

Et il lui fit signe de la main de s’en aller.

Le chien parut attristé. Il s’assit gravement sur son derrière, attacha sur Édouard un regard mélancolique et ne bougea pas.

Édouard reprit sa marche ; mais bientôt retournant la tête, il vit le chien qui le suivait encore et qui s’arrêta en même temps que lui. Cela le toucha ; mais il ne se sentait pas autorisé à conduire cet animal à la maison ; il essaya donc, une fois encore, de le renvoyer. Mais alors le pauvre chien se courba par terre et regarda Édouard en poussant un hurlement doux et plaintif, qui semblait dire :

« Que veux-tu que je devienne, si tu m’abandonnes ? Tu le vois, je suis égaré, perdu ; j’ai faim et froid ; pas d’autre lit que la boue. Et de plus, exposé à tous les dangers de la méchanceté publique. Ne Sais-tu pas ce qui peut arriver à de pauvres chiens comme moi ? »

Cela saisit d’émotion le cœur d’Édouard, et il réfléchissait, indécis, quand un gamin qui passait, en voyant ce chien crotté, malheureux, trouva bon d’ajouter à sa détresse et lui lança un bâton qui alla en tournoyant frapper rudement la pauvre bête.

C’était un de ces pauvres enfants sans doute qui, élevés par des personnes brutales, n’ont jamais été amenés à réfléchir sur leurs actes et ont entendu rarement des paroles de justice et de bonté.

« Méchant ! » lui cria Édouard, oubliant que lui-même, bien mieux élevé pourtant, avait été une fois plus méchant encore.

Et il s’élança vers le chien en l’appelant d’une voix douce. Le gamin fit la nique à Édouard et passa. Mais le chien, redevenu défiant, fuyait maintenant même Édouard ; seulement, comme il ne courait que sur trois pattes, levant en l’air la quatrième qui avait été atteinte par le bâton, cela rendait sa fuite peu agile, et bientôt, un peu rassuré par la voix affectueuse d’Édouard, il se laissa approcher, non sans un reste de crainte, car il se courba devant le petit garçon d’un air doux et suppliant, en tremblant de tous ses membres.

Maintenant Édouard était résolu à ne point abandonner cette pauvre bête, et voyant sa patte déjà enflée, il le prit dans ses bras et le porta, non sans fatigue, jusqu’à la maison où, grâce à cet expédient, ils arrivèrent également crottés.

« Eh ! bon Dieu ! qué que c’est que vous nous apportez là ? » s’écria Mariette qui ouvrait la porte, en voyant ce groupe s’introduire dans le corridor.

La maman traversait en ce moment, et elle allait faire la même question, quand elle rencontra le regard ému et suppliant d’Édouard ; et comprenant quel sentiment avait porté son fils à prendre soin du pauvre animal, elle se tut et le laissa entrer avec son chien dans la salle à manger, sans en demander davantage.

Édouard posa le chien sur le tapis du foyer, et là, devant Adrienne accourue qui le pressait de questions et sa maman silencieuse, mais dont le regard était si doux, il raconta sa rencontre et les malheurs de son protégé. Le chien, tout boueux et tout grelotant, comme s’il eût compris pendant ce récit qu’il était question de lui, cessait de temps en temps de lécher sa patte meurtrie pour lever la tête et regarder tout le monde d’un air touchant qui disait : — Il a raison ; vous voyez combien je suis malheureux.

« Nous allons le guérir, dit la maman ; mais ensuite il faudra tâcher de le placer quelque part, car il nous serait difficile de le garder. Un chien à la ville cela coûte beaucoup, et ne serait-ce que l’impôt…

— J’ai 10 francs dans ma bourse ! s’écria Édouard.

— Eh bien ! alors… nous verrons, »

C’était presque la permission désirée. Édouard embrassa bien fort sa bonne maman.

« C’est égal, dit Adrienne en regardant le chien avec une petite moue dédaigneuse, il aurait dû s’arranger pour être plus beau.

— Sans doute, répondit Édouard piqué, — car son chien désormais faisait partie de lui-même, — il aurait fallu à mademoiselle une petite levrette hargneuse et pimbêche ou un griffon blanc aux yeux chassieux, Et puis, ajouta-t-il vivement, on ne choisit pas les malheureux, on les recueille comme ils sont.

— À la bonne heure ! dit la petite fille étonnée qui ne put qu’admirer cette bonne parole ; je vois que monsieur Édouard devient moraliste, et il fait bien. »

Car souvent Adrienne avait eu à défendre les animaux des taquineries de son frère, et elle ignorait l’incident qui avait changé à ce sujet le cœur d’Édouard.

Celui-ci, aidé des conseils de sa maman, se mit à débarbouiller le pauvre chien, à entourer sa patte de linges imbibés d’arnica et enfin à lui donner à souper, après quoi Édouard alla se débarbouiller lui-même. Touché de tant de bons soins, le chien se passionna pour son nouveau maître et ne voulut plus le quitter, si bien qu’il fallut — Édouard ne s’y opposa pas, au contraire, — qu’il fallut le laisser coucher dans la chambre d’Édouard. La descente de lit lui fut assignée pour couchette par la maman qui les laissa ensemble. . Mais une descente de lit, et surtout cellelà qui était si mince, n’était-ce pas bien dur pour un malade ? C’est ce que pensait Édouard, et cette pensée le tourmenta au point qu’il ralluma sa bougie. Le chien

aussitôt releva la tête. « En effet, il ne dort pas, se dit Édouard. Tu souffres, n’est-ce pas, ma pauvre bête ? Viens ici, »

Il montrait le pied de son lit et l’édredon moelleux qui le garnissait. Le chien ne se le fit pas répéter ; ses trois pattes se tirèrent de l’escalade assez heureusement, et, ce fut dans ces positions respectives qu’ils s’endormirent tous les deux.

Cette nuit-là encore Édouard rêva ; il rêva de nouveau du pauvre chien jaune qui avait été sa victime. I] revit la scène du meurtre dans toutes ses péripéties ; il en ressentait l’horreur ; chaque pierre qui frappait le pauvre animal le faisait frémir, et enfin — car sa mémoire implacable le forçait à agir dans ce rêve comme il avait agi dans la réalité — quand lui-même lançant à son tour sa pierre, il vit le chien frappé par elle à la tête s’affaisser avec un dernier hurlement plaintif, il se réveilla crispé, frémissant, et dans ce moment de trouble et de confusion, qui est le passage du rêve au réel, la dernière intonation de ce cri frappa son oreille ; car c’était lui-même qui, sous l’empire de ce cauchemar, poussait des cris inarticulés. Mais tout aussitôt il sentit une langue douce qui lui caressait la joue ; des sons presque semblables à ceux de la compassion humaine lui disaient sans paroles : — Je souffre avec toi, pour toi ! Les pattes du chien qu’il avait sauvé la veille et si fraternellement abrité, étaient passées autour de son cou.

« Ah ! s’écria Édouard qui, n’ayant pas encore bien retrouvé ses sens, confondit un peu le mort et le vivant ; ah ! merci ! tu me pardonnes ! »

Après de longues délibérations en famille et même un débat assez vif entre Adrienne et Édouard, le chien fut nommé Apis, parce qu’il était blanc, tacheté de brun. Un Égyptien d’autrefois n’eût sans doute pas été content ; mais Édouard trouvait la chose parfaite. Du reste, Adrienne s’était trompée dans son jugement sur la beauté du protégé de son frère ; car Apis, une fois guéri et remis sur ses quatre pattes, se trouva être un joli jeune chien de chasse de la race des chiens couchants. Il devait grandir encore, et, bien soigné et bien élevé, devenait plus beau tous les jours. Tout le monde de la maison l’aimait et il aimait tout le monde. Mais son affection pour Édouard était de beaucoup la plus vive. Il se rappelait certainement d’avoir été recueilli par lui, et de son côté Édouard aimait son chien, non-seulement parce que Apis était bon et gentil, mais parce que Édouard, non sans raison, sentait que sa bonne action envers celui-ci avait un peu racheté la mauvaise action commise contre l’autre. Désormais Édouard fut bon et secourable pour les pauvres animaux que les hommes trop souvent traitent comme des jouets ou des instruments insensibles ; et il répondait aux sots qui, parfois, l’en raillaient :

« S’ils ne sont pas nos frères par la pensée, ils le sont par la souffrance. Et la plupart en outre savent aimer. »

Depuis le meurtre du pauvre chien, Édouard avait aussi une préoccupation. Elle était relative au grand garçon qui avait le plus excité la bande à ce meurtre, et qui, lui, n’avait jamais paru en éprouver le moindre remords et continuait à l’occasion d’être cruel envers les animaux.

« Car, se disait-il avec logique, s’il n’a pas de peine en lui-même, il n’est pas puni, et pourtant c’est le plus méchant. »

Tourmenté de ce doute, il prit un jour le parti de s’en ouvrir à sa mère.

« Aimes-tu ce garçon ? lui demanda-t-elle.

— Oh ! non, au contraire. J’ai presque de la répulsion pour lui.

— Et les autres, l’aiment-ils ?

— Pas davantage ; mais ils le craignent, et à cause de cela beaucoup lui obéissent et font comme lui.

Tant pis pour eux ; ils portent en ceci la peine de leur lâcheté ; mais parce qu’on fait ce qu’il veut, est-il heureux pour cela ?

— Dame, je ne sais pas, dit Édouard en rêvant. D’un côté, c’est agréable… »

Tous les enfants rêvent de commander, parce que dans certaines éducations on les soumet peut-être trop à l’obéissance. La maman reprit :

« Et si l’on n’avait pas peur d’en recevoir du mal de ce méchant, on ne ferait rien pour lui, n’est-ce pas ?

— Oh ! bien sûr.

— Et pareil avantage te semble un bonheur ?

— Oh ! non.

— Tu vois donc bien qu’il n’est pas heureux, même dans l’avantage qu’il possède et qui tient sans doute à une certaine audace qu’il y a en lui, et qui serait après tout une qualité susceptible d’être mieux employée. Tu reconnais qu’il vaut bien mieux être aimé que d’être craint. Maintenant, à supposer que le mal qu’il fait ne le tourmente pas du tout dans son cœur, ce que nous ne pouvons affirmer, si cela était, c’est que le malheureux n’aurait pas de conscience. Il serait exempt par là, en effet, des douleurs que tu as souffertes. Eh bien ! crois-tu que ce soit là un bonheur ?

— Non, répondit Édouard avec un frémissement qui était une dénégation bien plus énergique encore.

— Bien. Pourquoi cela ? Tu as des jambes et elles t’ont servi souvent à te jeter par terre. Est-ce un mal que d’avoir des jambes ?

— Non certainement, c’est un bien, dit Édouard avec une parfaite conviction.

— Tu as un cerveau, et il te sert quelquefois à faire des sottises ou encore des rêves pénibles. Est-ce fâcheux d’avoir un cerveau ?

— Certainement non, répondit l’enfant.

— Tu es en possession de la vie, et la vie a ses peines. Voudrais-tu mourir ?

— Pas du tout, mère, tu le sais bien. Pourquoi me demandes-tu tant de choses ?

— Si l’on te proposait une belle ascension de montagnes, l’accepterais-tu ?

— Je crois bien ! s’écria Édouard qui ne rêvait que d’une excursion pareille.

— Mais il y a souvent du nest sûrement de la fatigue.

— Sans doute, on n’a rien sans peine. C’est là le plaisir.

— Tu viens de dire toi-même le mot du vrai en toute chose de la vie morale ou matérielle. Oui, tout plaisir est joint à un travail ; tout bien renferme un mal possible, toute faculté nous rend capables à la fois de souffrance et de jouissance. Mais le seul mal irréparable et profond, le seul complet, c’est d’être privé de ces facultés qui sont la force et la splendeur de la vie ou plutôt la vie elle-même en puissance. Tu aimes bien mieux avoir une conscience et souffrir quand tu fais mal, et tu as raison, parce que par elle tu sens, tu connais, tu vis, et que tu jouis aussi quand tu fais bien. Car le dernier des malheurs pour J’être humain, c’est d’être fermé à certaines impressions, c’est d’être incapable de certaines souffrances, et par conséquent des joies qui y correspondent. La vie est le bien par excellence. Tout ce qui l’abaisse et la restreint est un mal, tout ce qui l’élève et l’étend est un bien. Être insensible de cœur, c’est être plus d’à moitié mort. Nous ne pouvons savoir ce que la vie réserve à ce pauvre garçon qui ne souffre pas de faire souffrir. Il est pourtant probable qu’un jour : ou l’autre ceux qu’it blesse, irrite ou moleste, se retourneront contre lui, et leur vengeance peut être cruelle. Mais ce dont nous sommes sûrs dès à présent, c’est qu’il est fort à plaindre d’être privé de cette faculté si belle et si vaste, la sensibilité, comme de cette faculté si haute, la conscience. C’est toucher de bien près à l’animalité, c’est être homme le moins possible, et cette abjection n’est-elle pas à elle seule un immense malheur ?»

Édouard comprit cela. Désormais la brutalité de son camarade lui inspira une pitié profonde, et il n’eût voulu pour rien au monde lui ressembler.

Lucie B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

LES ÉTOURDERIES D’ÉDOUARD

« Mon cahier ! mon cahier ! Qui est-ce qui m’a pris mon cahier ? »

Ainsi s’écriait Édouard un lundi matin, à l’heure de partir pour le collége, après avoir à la hâte achevé de déjeuner, car il était déjà en retard. C’est qu’il avait fait la veille une grande course et s’était réveillé fort alourdi. Oh ! comme il eût voulu rester dans son petit lit, à rêver, rien qu’un moment, à ce bois de Meudon, aux rameaux humides, aux mousses reverdies, aux violettes et aux primevères écloses, aux bourgeons épanouis qui s’étalaient en panaches avec un petit air de triomphe, tandis que tout ensemble, à l’entour, bois, prés et vallons, avait un grand air de fête !

Mais non, hélas ! Il fallait se lever en hâte, reprendre son de viris et aller respirer l’air sec, peu vivifiant et pas du tout aromatique de la classe.

« Édouard ! Édouard ! allons vite ! il est sept heures. »

Édouard s’était donc levé, maugréant, agacé, trouvant que les lundis ne valaient pas les dimanches, que la vie était pleine de changements brusques, mal imaginés, enfin dans une humeur philosophique assez âpre. Et maintenant, pour comble, il ne trouvait pas son cahier, le cahier de sa version, de sa version de samedi soir qu’il lui fallait absolument remettre av professeur ce matin même ! Et l’aiguille de la pendule marchait ! Et la cervelle du petit garçon galopait ! Et il remplissait la salle à manger de ses doléances, de ses accusations, de ses cris !

De ses accusations ! Et contre qui ?

Contre M. On. Ce monsieur que vous connaissez sûrement pour l’avoir souvent accusé vous-mêmes ; celui qui fait toutes les bévues dont l’auteur n’est pas reconnu, toutes les sottises anonymes.

« Je l’avais mis là samedi soir ; je me le rappelle très-bien. C’est très-extraordinaire ! Il faut qu’on me l’ait pris ! Ah ! si je savais ! »

Et M. Édouard promenait de Mariette à Adrienne des yeux foudroyants.

Mariette, sans y prendre garde seulement, avec un sang-froid qui équivalait à un haussement d’épaules, s’occupait de desservir le déjeuner. Adrienne, qui d’abord avait bien voulu aider Édouard dans sa recherche, s’irrita de telles insinuations.

« On vous l’a pris, monsieur ! Et qui donc, s’il vous plait ? On s’occupe bien vraiment de vos versions et de vos cahiers, et la chose vaut la peine qu’on s’en empare ! Il ne faut pas accuser les autres, parce qu’on est étourdi.

— Je te dis que je l’avais mis là ; je le sais bien, moi ! Et comme je ne l’ai pas Ôté !…

— Que veux-tu qu’on en ait fait ?

— Est-ce que je sais ? Il y a des gens qui se mêlent de toucher à tout. »

Et le regard foudroyant, cette fois, s’appuyait directement sur Mariette.

« Oh ! monsieur Édouard, dites donc, si c’est moi que vous voulez dire, faut pas vous gêner. Je ne toucherai plus à rien de vos affaires, ni à votre chambre, ni à votre couvert, ni à vos souliers.

— Je parle de mes cahiers, je ne parle pas d’autre chose, vous le savez bien, » répondit Édouard d’un ton superbe, quoiqu’il fût, au dedans, peu rassuré, car la proposition lui semblait menaçante.

Il jeta un nouveau coup d’œil sur la pendule : huit heures vingt minutes ! Il ne pouvait plus arriver à l’heure, bien sûr. Et alors la réprimande, le pensum. Ô rage ! ô malheur ! Il frappa du pied ; s’il eût osé, il eut bien cassé quelque chose.

« Mon cahier ! mon cahier ! » répétait-il. Et s’il ne cria pas, comme Richard III : Mon royaume pour un cahier ! c’est non-seulement parce qu’il n’avait pas de royaume, mais parce qu’il n’avait pas lu Shakespeare. Le sentiment néanmoins était le même.

Il se mit à parcourir la salle à manger tout éperdu, rouge, le front humide de sueur, bouleversant d’une main fébrile des objets déjà dix fois retournés, et chaque fois qu’il regardait la pendule et qu’il voyait cette odieuse petite aiguille, cette aiguille sans cœur, marquer une minute de plus, son sang bouillonnait avec plus de force, il devenait vraiment furibond de colère, et pour cette raison qu’il avait perdu son cahier, il aurait de bon cœur battu quelqu’un, car ce devait être la faute de quelqu’un.

Les choses en étaient là, quand la maman entra dans la salle à manger et dit, d’un ton froid qui fit quelque peu l’effet d’une douche sur l’effervescence d’Édouard :

« Je trouve, mon enfant, que tu fais beaucoup de bruit. »

Puis, regardant aussi la pendule, elle ajoutait :

« Évidemment tu as manqué l’heure. Tu seras puni.

— Je le serai encore bien plus si je n’ai pas mon cahier ! » s’écria Édouard qui, n’osant plus, devant sa maman, s’en prendre à personne, saisit à deux mains ses cheveux, par un geste que révèlent tous les désespoirs.

La maman parcourut du regard la salle à manger, alla soulever sur les meubles quelques objets, et s’étant assurée que le cahier n’était là nulle part, demanda à visiter le sac d’Édouard.

Cette idée contenait un soupçon grave : supposer Édouard capable d’une pareille étourderie !… Aussi la repoussa-t-il avec indignation comme un outrage.

« Dans mon sac !… dans mon sac !… Ah bien ! par exemple ! C’est moi qui l’ai fait, mon sac, et apparemment je sais bien…

Sans doute, dit la maman ; mais puisque nous avons cherché partout ailleurs et qu’il n’y est pas, il ne reste plus qu’à voir ici. Laisse-moi faire.

— C’est impossible ! allons donc !… Si tu veux me faire perdre mon temps tout à fait, je ne puis pas t’en empêcher, mais… Oh ! quelle idée ! quelle idée !… Quand je te dis que c’est impossible !… »

Si impossible, qu’au milieu des dénégations, des indignations, des haussements d’épaules même car l’impatience n’est pas polie du petit garçon, la maman découvrit, parmi les autres cahiers et les livres dont le sac d’Édouard était rempli, un cahier portant en gros caractères, au milieu d’un écusson formé de capricieuses arabesques, d’aigles et d’étendards, et flanqué à droite et à gauche de deux sénateurs romains :

« Cahier de versions, à moi Édouard, habitant de la cité de Lutèce, commencé le 7e jour des calendes du mois de Janus, l’an de Rome, etc. »

Et je vous laisse à penser si Édouard se trouva confus, s’il eut quelque chose à répondre au ricanement que fit entendre Mariette, aux exclamations moqueuses d’Adrienne, et si, le sac une fois rebouclé et mis sur ses épaules, il fila tête basse, à grands pas, vers le collége où l’attendait le pensum que son étourderie avait mérité. Car il est fâcheux assurément d’avoir tant crié contre les autres, quand on était seul coupable, et d’avoir pris toute une maison à témoin d’un tour qu’on s’est joué à soi-même.

À vrai dire — car il ne faut pas tout mettre sur le dos des enfants — il n’est guère de gens, grands ou petits, à qui ne soit arrivée cette aventure, dont la confusion est d’autant plus grande que l’on a fait plus de tapage et lancé plus de soupcons. Aussi faut-il conseiller à ceux qui cherchent d’être patients. L’ennui de chercher est le salaire de l’étourderie ou du désordre ; mais ce besoin d’accuser les autres plutôt que soi, vient de l’opinion intime qu’on à de sa propre infaillibilité, — ce qui est bien amusant, avouons-le, pour les accusés, quand le fait lui-même, tranchant le débat, vient souffleter l’arrogant coupable.

Tous les enfants, à fort peu d’exceptions près, sont plus ou moins étourdis. Édouard le fut pendant quelque temps plus que tous les autres. À quoi cela tenait-il ? Je ne sais, sinon que les enfants ont comme cela parfois des sortes de crises qui s’emparent d’eux ou des manies dont ils s’emparent, et qu’ils défendent plus ou moins de temps, avec plus ou moins de ténacité et de vaillance, contre les remontrances et les punitions, les désagréments et les accidents que ces manies ou ces défauts leur procurent. Voici quelques-unes des mésaventures d’’Édouard à ce propos. Les conséquences des étourderies sont en général comiques plutôt que terribles. — Pas toujours, cependant.

Je ne vous parlerai ni des bosses à la tête, ni des culbutes sur la glace, ni des encriers renversés, ni des mouchoirs perdus, ni des objets cassés ou endommagés ; ces détails sont ordinaires. Cependant il faut dire que les parents d’Édouard, tenant avec raison à leur mobilier, avaient établi, comme frein à cette fureur dévastatrice, que toutes les fois qu’un dégât sérieux aurait été commis, cela emporterait de plein droit la suppression de la pièce de 50 centimes qui était allouée par semaine à Édouard. Il y eut des mois malheureux, où le budget de notre écolier resta complétement nul. En revanche, l’article dépenses du budget de sa maman se grossissait de réparations ou d’achats. C’était donc bien juste. Encore la pièce de 50 centimes n’y suffisait-elle certainement pas.

Mariette avait assez à faire sans les commissions. La maman ne sortait pas tous les jours ; on préférait prendre les provisions de ménage chez un épicier qui demeurait loin, mais dont les prix étaient plus avantageux et les denrées de meilleure qualité. Édouard passait devant ce magasin tous les jours en revenant du collége. De toutes ces circonstances, il résultait qu’Édouard était souvent chargé de commissions, dont il s’acquittait rarement bien, prenant une chose pour une autre ou parfois oubliant le tout. Par exemple un jour qu’on attendait pour le déjeuner une boite de sardines, Édouard entre et pose sur la table un flacon de cornichons.

« Comment, Édouard ! s’écrie la maman.

— Tu ne m’avais pas demandé des cornichons ?

— Pas du tout ; des sardines.

— Ah ! bien, j’ai entendu…

— Ça rime si bien ! dit Adrienne.

— C’est ce qui s’appelle n’être bon à rien, » dit le papa qui aimait les sardines et avait l’habitude d’en manger à son déjeuner.

Il ajouta :

« Eh bien ! qu’on serve à cet intelligent garçon un cornichon à manger avec son pain. Il apprendra peut-être par cette expérience à distinguer les végétaux des poissons.

— Se tromper n’est pas un crime, objecta Édouard très-piqué.

— Non, reprit le para, ce n’est pas un crime, mais c’est un défaut très-désagréable dans une famille où chacun a son utilité à remplir, et ce défaut témoigne d’une insouciance pour le bien commun, dont on ne peut savoir bon gré à celui qui s’en rend coupable. Comme tu es assez intelligent pour distinguer les pois des lentilles et le sucre de l’amidon, il est certain que c’est la bonne volonté qui se trouve ici en défaut. Si on te rendait la pareille et qu’on oubliât, par exemple, de te préparer ton chocolat le matin ou les vêtements dont tu as besoin, que dirais-tu ? Ce serait pourtant la même chose. Pourquoi serions-nous plus obligés envers toi que tu ne l’es envers nous ? »

Édouard ne répondit rien, ce qui est la manière de convenir qu’on a tort, généralement préférée ; mais, bien qu’il reconnût la vérité des observations de son papa, elles ne le corrigèrent point, et l’impression n’en dura que deux ou trois jours, au bout desquels il oublia complétement une recommandation de sa mère qui lui avait dit le matin :

« Nous manquons de sucre, Édouard. En attendant que l’épicier m’envoie la provision que je lui ai demandée, ce qui peut tarder, pense bien à nous en apporter une livre pour le déjeuner. »

Au déjeuner, quand on servit le café, Mariette posa sur la table le sucrier presque vide.

« Ah ! le sucre, Édouard ! »

Édouard se frappa le front et baissa la tête, pantomime connue.

« Toujours la même insuffisance, dit la maman ; c’est vraiment fâcheux, Édouard. »

En regardant dans le sucrier, elle y trouva encore trois morceaux de sucre assez gros.

« Ma foi ! Mme la Justice est fée aujourd’hui, » dit le papa, qui distribua immédiatement les trois morceaux de sucre entre la maman, Adrienne et lui.

Édouard n’aimait pas le café sans sucre. Il baissa la tête un peu plus bas, très-mortifié, mais la releva tout à coup sur cette exclamation de son père :

« Ah ! par exemple ! non, je m’y oppose ! cela n’est pas raisonnable. »

Qu’y avait-il donc ? — Un petit morceau de sucre sur la soucoupe d’Édouard, c’est-à-dire la moitié de celui de la maman.

« Pauvre chère maman !

— Eh bien ! mais, répondit-elle, je n’ai pas été étourdie, moi. Pourquoi donc serais-je punie ? »

Édouard se leva vite de sa chaise ; et comme il l’embrassa de bon cœur cette bonne mère qui se trouvait punie par les privations de son fils ! Alors il dit, comme il le pensait :

« Maman, puisque tu ne veux pas que je sois puni, il faut que ton café ait assez de sucre. »

Et jetant le morceau dans la tasse de sa mère, il avala d’un trait le breuvage amer de sa petite tasse. Le papa sourit ; la maman, l’œil humide, donna un nouveau baiser, et ce jour-là, vraiment, ce fut Édouard qui eut le dernier mot avec Mme la Justice des choses.

Mais elle prit bien sa revanche.

Édouard avait une grand’maman, chez laquelle on allait dîner le dimanche, et où l’on mangeait toujours, au dessert, du gâteau et des bonbons.

Chez cette grand’maman, il y avait aussi un beau perroquet, un ara, sur un grand perchoir, dans le salon ; et ce perroquet connaissait très-bien Édouard, au point qu’il s’écriait toujours en l’apercevant :

« Petit brigand ! veux-tu bien finir ! »

Phrase qu’il avait apprise à l’entendre répéter à la grand’mère pendant l’enfance d’Édouard.

Un dimanche Édouard et le perroquet se trouvaient seuls au salon. La promenade avait été fort courte ce jour-là, parce qu’il faisait mauvais temps, et notre garçon se sentait dans les jambes des besoins de gymnastique. En regardant le perroquet monter et descendre les étages de son perchoir à l’aide de son bec et de ses pattes, Édouard fut pris du désir d’en faire autant.

— Pourquoi pas ? Le perchoir était si grand, si solide ! il manquait peut-être un peu de base, mais l’invention pouvait y suppléer. Édouard posa donc sur la base du perchoir le garde-feu de la cheminée qui était très-lourd, puis deux gros tabourets, et encore un écran et une chancelière. De l’échelon le plus haut, l’ara contemplait ces préparatifs d’un air sérieux et défiant ; et quand Édouard commença l’ascension de son perchoir, on eût dit qu’il comprenait les lois de l’équilibre mieux que ce petit écolier, car son inquiétude devint très-vive, et se réfugiant sur la pointe extrême, il se mit à crier de toutes ses forces :

« Veux-tu finir ! petit brigand ! veux-tu finir ! »

Édouard ne tint compte de ces avertissements et continua de monter. Quand sa tête dépassa le perchoir, le perroquet, éperdu, monta sur cette tête, et cramponné de toute la force de ses pattes aux cheveux d’Édouard :

« Petit brigand ! veux-tu finir !

— Finis plutôt toi-même ! criait Édouard. Tu me fais mal, vilaine bête ! »

Et il secouait la tête pour faire envoler le perroquet, mais ne réussissait qu’à se faire tirer horriblement les cheveux.

Comme il se démenait ainsi et qu’il état arrivé à dépasser de tout le buste le haut du perchoir, le poids de son corps l’emporta, et le perchoir, Édouard et le perroquet allèrent s’abattre pêle-méle sur le parquet, avec un grand bruit, auquel se joignirent les sons stridents du garde-feu de cuivre lancé en l’air, la retombée, mais bruyante, des deux tabourets, la chute d’une pincette qui s’abattit de peur, le bris d’une tasse posée sur la table ronde qui sauta de compagnie, et par-dessus tout les cris perçants de l’ara.

À cet effroyable tapage, tous les habitants de l’étage inférieur montèrent effrayés, demandant la cause de ce tremblement et si le toit s’était effondré. Il en vint même de toute la maison.

Je vous laisse à imaginer le mécontentement de la grand’mère. Elle pria ce soir-là M. Édouard de diner tout seul de potage et de pain sec, dans un cabinet sans perchoir et même sans meubles, où il dut passer toute la soirée, car la grand’maman ne connaissait pas la justice des choses et tenait à remplir elle-même ce rôle.

Il faut croire que le perroquet partageait sur ce point les sentiments de sa maîtresse, car après cette aventure, la première fois qu’Édouard vint-lui parler et voulut jouer avec lui comme autrefois, Jacquot lui saisit le doigt et le mordit jusqu’au sang. Et, comme les perroquets ont la vie très-longue, il paraît que leur rancune est durable en proportion ; car des années se passèrent, pendant lesquelles Édouard eut en Jacquot un ennemi irréconciliable et s’entendit traiter de petit brigand. Ce fut seulement quand les allures pétulantes et prime-sautières de l’enfance eurent fait place à des mouvements paisibles et réfléchis, ce fut alors seulement qu’Édouard rentra en grâce et fut admis, comme les autres membres de la famille, à la faveur toute particulière de pouvoir gratter Jacquot se prêtant à cet exercice le cou tendu et les ailes amicalement éployées.

— Qui de vous croirait après cela qu’Édouard pût tenter une autre ascension peu de jours après, dans des conditions presque aussi fâcheuses ?

Qui ? — Après tout, quelqu’un peut-être ; pour moi, qui depuis longtemps ne suis plus enfant et qui ai la manie de vouloir que les leçons servent à quelque chose, ça ne laisse pas de paraître surprenant. Il faut que les étourdis — à ce qu’il me semble — aient des éclipses totales de mémoire ou qu’ils comptent étrangement sur d’heureux hasards. Voici le fait :

Le cabinet du papa d’Édouard était, du haut en bas, tout rempli de livres. Du lecteur aux derniers rayons de cette abondante bibliothèque, la communication se faisait par une échelle, Cette échelle se trouvait en réparation. Or le rayon d’en haut supportait certains albums de gravures qu’Édouard aimait beaucoup à feuilleter ; il fallait attendre ; les impatients ne le savent pas. Puis notre écolier aimait fort à suppléer par lui-même aux moyens qui lui manquaient et à se prouver qu’il avait l’esprit inventif. Sans doute il n’est pas mal de chercher à vaincre les obstacles, mais il est bon que le but soit utile et les moyens réfléchis.

Édouard plaça d’abord deux chaises l’une sur l’autre : c’était loin d’être assez haut ; il en mit trois. Sur la troisième chaise, un escabeau. Mais ce n’était pas assez encore. Pour qu’Édouard püt choisir à l’aise, il fallait que sa tête touchàt au plafond, et l’étage était élevé. Sur l’escabeau, Édouard plaça un pouf. Restait à hisser sur le pouf le dernier objet, c’est-à-dire Édouard lui-même. C’est ce qu’il s’efforça de faire avec précaution. Mais, dans cette escalade, le poids de son corps attirant l’édifice d’un seul côté, déplaça un des pieds de la deuxième chaise. Tout croula juste au moment où Île grimpeur mettait le genou sur l’escabeau. Et, le lendemain, quand Édouard passa sur l’escalier, la tête entourée de linges, car il s’était entamé le front, sa consolation fut d’entendre dire aux voisins irrités de tout le tapage que faisait ce petit garçon :

« Ça lui est bien dû ! »

Édouard n’acceptait pas ce jugement. 1] trouvait de son côté les grands ridicules et injustes d’avoir horreur du mouvement et de ne vouloir bouger, et prétendait que ces gens-là, si on les écoutait, empêcheraient volontiers la terre de tourner, le vent de souffler et les enfants de courir. Et il ajoutait d’un ton capable :

« Ils ne savent pas la physique, apparemment. C’est le mouvement qui est la vie. C’est le mouvement qui fait tout.

— Soit, répondait sa maman ; mais le mouvement harmonique et non pas le mouvement désordonné. Le mouvement fait tout, en effet, même le mal, et le mal c’est le mouvement des gens qui ne savent pas ce qu’ils font.

— Au moins les étourdis ne font pas le mal exprès.

— Ils n’en sont pas moins fort désagréables, car il est rare qu’un étourdi n’ait pas pour victimes ceux qui l’entourent. Ces désagréments incessants fatiguent la patience des gens, et c’est pourquoi, je l’avoue, les étourdis s’attirent peut-être plus de récriminations et d’antipathie que leur intention ne le mérite. Mais peut-être aussi que s’ils craignaient davantage de gêner et de déplaire, ils seraient moins étourdis. »

Cette remarque de la maman que l’étourderie fait des victimes autour d’elle, la pauvre Minette entre autres eût pu l’affirmer ; Minette, une belle chatte blanche, rouge et noire qu’après Apis Édouard aimait tendrement. Si Apis avait le privilége d’accompagner son maître à la promenade et de partager ses jeux bruyants, c’est Minette qui partageait ses études. Elle était familière, plus que bien des gens, avec les dictionnaires grecs et latins sur lesquels elle faisait souvent un somme ; et quand la version n’allait pas, quand Salluste n’était pas clair, qu’Édouard se grattait l’oreille ou se dépitait jusqu’à envoyer au diable Jugurtha, roi de Numidie, Minette, couchée sur les genoux de son maître, faisait entendre un ron-ron amical et consolateur ; Édouard, en caressant le poil soyeux de sa favorite, se calmait un peu, et bientôt après retrouvait le fil du discours. C’est que pour le cerveau de l’enfant qui étudie, une minute de distraction est souvent un réconfort.

Eh bien ! apparemment, dans la pensée d’Édouard, Minette en vint à faire partie intégrante des thèmes, versions, grammaire et dictionnaires latins : car un beau matin de dimanche, après un devoir fait à la hâte — car il s’agissait de partir pour la campagne — elle fut déposée, pêle-mêle avec tout ce bagage, dans le placard où Édouard serrait ses livres et ses cahiers. Fort douce de caractère et même un peu langoureuse, Minette ne fit point de résistance et ne protesta même pas. Elle bâilla, s’étira, se repelotonna sur un des cahiers, et toutefois fut assez surprise quand Édouard referma sur elle la porte du placard. Mais comme elle avait pleine confiance dans les intentions de son jeune maître à son égard, elle ne fut pas inquiète et attendit en dormant qu’il cesst cette médiocre plaisanterie et vint lui rendre la liberté,

Pauvre Minette ! On était au matin d’une vacance de deux jours, et toute la famille partait pour la campagne, d’où elle ne devait revenir que le lendemain au soir !

Édouard, lui qui déclarait si lestement que l’étourderie n’est qu’une peccadille, qu’en aurait-il pensé à la place de Minette, pendant ces quarante-huit heures de jeûne et de prison ? Je crois pouvoir l’assurer sans hésitation, le mot de crime eût à peine paru suffisant à son indignation et à sa fureur.

Il est moins facile de conjecturer les réflexions de Minette. Ce n’est pourtant pas s’avancer trop que de dire qu’elles furent amères. La pauvre bête, au bout de quelques heures, ayant épuisé toute patience, miaula, gratta de ses ongles les portes fermées, jura même, malgré sa douceur et sa bonne éducation, tout cela inutilement, puisque la maison était déserte. Le jour, la nuit, puis un autre jour s’écoulèrent ainsi. Minette se mourait de faim et de peur, car la prévision de la mort semble appartenir à l’animal aussi bien qu’à l’homme. Le soir du second jour enfin, la famille rentra. Mais il était fort tard : on était fatigué par ces deux joyeuses journées de courses champêtres ; on ne songeait qu’à se coucher et personne n’entra dans la salle à manger. Quelqu’un ensuite se rappela bien avoir entendu un miaulement faible et comme lointain et des grattements ; mais croyant Minette en liberté, on n’y fit pas attention.

Ce ne fut donc que le surlendemain au matin, quand Édouard vint prendre ses cahiers, au moment d’aller au collège, qu’ouvrant le placard, il en vit sortir Minette, le poil en désordre, toute défigurée, et qui sautant hors de sa prison, fila d’un air effaré sans lui dire bonjour. Car elle se rappelait, Minette, qui l’avait ainsi renfermée, et ne sachant pas sans doute que les étourdis font le mal sans y songer, elle croyait à la méchanceté d’Édouard et ne l’aimait plus. Et certes elle n’aurait jamais imaginé que c’est elle qui allait être accusée par Édouard et que tête humaine pouvait être si mal organisée, Car veuillez deviner, je vous prie, sans m’obliger à vous le dépeindre, l’état du placard après ce séjour forcé de Minette pendant quarante-huit heures… Mais était-ce la faute de Minette ou celle d’Édouard ? Et cependant, je vous le répète, ce fut Édouard qui s’emporta :

« Maudite bête ! horrible bête ! je ne l’aime plus ! je la déteste ! Qu’elle vienne sur mes genoux, maintenant, je la recevrai ! Oh ! mes cahiers ! grands dieux ! mes pauvres cahiers ! »

La maman accourut à ces cris, et quand le lamentable état des choses fut devant ses yeux :

« Voilà qui est bien étonnant, dit-elle ; Minette n’est pas chatte à agir ainsi, à moins de force majeure. Depuis combien de temps était-elle dans ce placard ? La porte en était fermée ?

— Oui.

— Es-tu venu ici hier soir ?

— Non, je n’ai pas touché à ce placard depuis dimanche matin.

— Et c’est Minette que tu accuses ! quand évidemment c’est toi qui as imposé à cette pauvre bête ces deux jours de famine et de prison ! Tu ne peux t’en prendre qu’à ton étourderie de ce qui est arrivé. Comment vas-tu faire ? Je ne sais : car tu ne peux présenter de tels cahiers à tes professeurs ; pour moi, je vais chercher la pauvre Minette et lui donner à manger. »

Minette se rétablit ; mais aucun remède ne put rendre les cahiers présentables.

Édouard y perdit beaucoup de bonnes notes et y gagna plusieurs pensums.

Ceci est encore peu de chose en comparaison d’un voyage que fit Édouard à l’insu de ses parents, et, qui mieux est, à son propre insu.

La famille allait passer le dimanche à Saint-Germain où elle était attendue pour déjeuner. On devait partir à neuf heures et l’on arriva fort en retard. À peine le papa put-il obtenir des billets au guichet qui se fermait ; la vapeur sifflait ; on se précipita dans la gare en courant, Édouard naturellement tenant la tête. Et il avait si peur de ne pas partir qu’il se jeta dans le premier wagon qu’il trouva ouvert, sans s’occuper de savoir si ses parents le suivaient.

Selon l’usage adopté généralement et qui a bien, je crois, sa raison d’être, ce sont les enfants qui suivent leurs parents : mais Édouard avait changé cela. Il avait pris l’habitude, malgré les observations de son papa et de sa maman, de se faire le grand maitre des cérémonies de tout départ. C’était fui, le matin, qui criait l’heure, chaque minute, aux oreilles de sa maman, déjà bien assez occupée ; c’était lui qui brouillait et changeait de place les objets destinés à être emportés ; qui fermait les armoires avant qu’on eût pris dedans ce qu’il fallait ; qui exaltait Apis, par l’idée d’une promenade, jusqu’à des bonds et des hurlements ; qui remplissait enfin toute la maison d’assez de bruit, de cris, de gambades et de désordre, pour faire perdre la tête à tout le monde. Il faut dire que l’idée d’un départ, et surtout en chemin de fer, le surexcitait à l’extrême. Son rêve eût été d’avoir un wagon pour lui seul et sa famille ; mais c’était difficile à réaliser ; il y avait partout des fâcheux qui s’étaient emparés des places à l’avance, comme si elles leur appartenaient. Au moins fallait-il trouver le wagon le moins encombré de paquets et de voyageurs, un Wagon qui eût au moins un Coin vide, le coin nécessaire à Édouard pour surveiller la marche du train et pour bien voir la campagne. Édouard s’était donc chargé de ce choix ; car son papa et sa maman, beaucoup moins difficiles, étaient capables de prendre le premier wagon venu, pourvu qu’il y eût quatre places. Il allait donc devant, ardent, empressé, ouvrant dix portières, enfin son choix fait, réclamant à grands gestes et avec des appels désespérés l’obéissance de ses parents à le suivre. Ceux-ci lui avaient souvent représenté l’inconvenance de cette conduite ; mais Édouard ne se retenait guère, à chaque occasion nouvelle, de recommencer sa pantomime ; et ses parents, tant pour ne pas le rendre plus longtemps ridicule en public que pour ne pas le contrarier en si petite chose, consentaient presque toujours à monter dans le wagon qu’il avait choisi. Ce jour-là, Édouard n’avait pas de coin, et il se tenait donc au milieu, très-mécontent, attendant que son papa, sa maman et Adrienne vinssent prendre les trois places qui restaient, comme il leur en avait fait signe. Mais ils ne venaient pas. Au bout d’une minute ou deux,

Édouard mit la tête à la portière pour les appeler de nouveau ; mais sur le quai il n’y avait plus personne.

Ah !!! ils étaient montés dans un autre wagon !

C’était un acte de révolte contre l’autorité d’Édouard en matière de voyage ; ou bien peut-être n’avaient-ils pas vu ses signes ; car lui-même, dans sa précipitation, ne s’était pas assuré du fait. Édouard pensa qu’il serait grondé, et, tout à la fois inquiet, mécontent et mortifié, il allait descendre pour se mettre à la recherche des siens, quand l’employé ferma la portière en disant brusquement :

« On ne descend plus ! »

Presque aussitôt le train partit.

On passa les voûtes, les maisons filèrent de droite et de gauche, on franchit la gare de Batignolles, et puis vinrent les fortifications. Maintenant, du milieu de la banquette où se trouvait Édouard, il n’apercevait plus, par les fenêtres de droite et de gauche, que les derniers plans de l’horizon.

« C’est bien agréable ! grommelait notre bonhomme. Être en chemin de fer pour ne rien voir ! »

À la station d’Asnières, il descendit pour tâcher de rejoindre ses parents ; mais il eut beau regarder dans une douzaine de voitures, il ne les vit pas, et bientôt les injonctions de l’employé l’obligèrent de regagner sa place.

Après tout, on arriverait bientôt à Saint-Germain. Édouard n’en était pas moins surpris du peu d’empressement que mettaient ses parents à le chercher de leur côté : ils étaient donc bien mécontents ? Cela le rendit triste. Il voulut compter les stations ; mais il ne se les rappelait pas bien, et il ne lui restait dans la tête que les noms de Rueil où il avait fait une fois une promenade en bateau, et du Vésinet où il avait couru dans les bois. Chaque fois que l’on criait le nom d’une station, il écoutait ; mais Rueil ni le Vésinet ne venaient point.

Fatigué de les attendre, Édouard se mit à penser à autre chose. Et le train roulait, et la plaine et le ciel se déroulaient sans fin à l’horizon de chaque fenêtre, et les stations succédaient aux stations.

Bon Dieu ! Édouard n’eût jamais cru qu’il y avait si loin de Paris à Saint-Germain ! Comme le temps est long quand on est tout seul et privé d’un coin !

Mais le train s’arrête. C’est peut-être Saint-Germain ? Cependant non, pas encore ; On n’a point passé le tunnel.

« Mantes ! Mantes ! vingt-cinq minutes d’arrêt !

— Vingt-cinq minutes d’arrêt ! s’écrie tout haut Édouard, dont l’indignation ne peut plus se contenir. Qu’est-ce que c’est maintenant que cette invention ? Il n’va donc plus moyen d’arriver à Saint-Germain ? »

Pourquoi, s’il vous plait, le monsieur d’en face lui rit-il au nez comme cela ? Et pourquoi ces deux petites filles — qui, elles, ont des coins ! — se sont-elles retournées en le regardant d’un air étonné ? Est-ce qu’on ne peut plus maintenant exprimer son opinion ?… De pareils retards ! C’est insensé !…

Édouard se hâte de descendre. Il va enfin retrouver ses parents. Mais — chose étrange ! — tout le monde est descendu, et pourtant ils n’y sont pas !

Inquiet, éperdu, Édouard s’en va regarder dans chaque voiture. Personne !

Il entend alors un employé, près de lui, répondre à quelqu’un :

« L’express part à midi trente !

— L’express !… Pour Paris, Monsieur ?

— Non, pour Rouen. »

Et l’employé s’éloigne.

La géographie d’Édouard n’y est plus : sa tête se brouille. Tout à coup il se sent frapper sur l’épaule. C’est le monsieur qui a ri, Son voisin d’en face.

« Mon petit ami, vous me paraissez fourvoyé. »

Fourvoyé, mon petit ami, et, cet air moqueur !… Ce monsieur est décidément désagréable. Édouard n’aime pas qu’on se moque de lui ; et puis, quand il a une idée en tête, ah ! dame, il ne la change pas facilement, Aussi répond-il d’un ton superbe :

« Je ne suis pas fourvoyé du tout, et je sais très-bien ce que je fais. »

Et il tourne le dos au monsieur ; mais pas si vite qu’il ne s’entende dire :

« C’est beau de prendre des airs capables ; mais il faudrait pour cela n’avoir pas la tête d’un étourneau et ne pas s’embarquer pour le Havre quand on veut aller à Saint-Germain.

— Le Havre ! »

Édouard est pétrifié. Il se retourne, voit la figure moqueuse du monsieur qui hausse les épaules, pique une tête dans la foule, s’y cache, et bientôt après va s’appuyer le long du mur de la gare où il fond en larmes.

Perdu ! si loin de Paris ! ses parents inquiets ! Pas d’argent ! rien que sa pièce de dix sous, et un billet pour Saint-Germain à présenter au contrôleur de sortie Oh ! malheur ! malheur !…

Cette fois, Édouard s’accuse vivement lui-même et maudit son étourderie dont la peine retombe sur lui, il pense avec honte que son aventure va faire événement dans la gare, que les uns vont le plaindre et les autres le railler. Aussi attendit-il que toute la foule des voyageurs se fût écoulée, et encore ne pouvait-il se décider à se présenter aux employés, quand l’un d’eux, voyant ce petit garçon dans un coin, tout piteux, s’approcha de lui.

« C’est-il vous qui prenez le train du Havre pour aller à Saint-Germain ? demanda-t-il ; car il avait été prévenu par le monsieur, compagnon de voyage d’Édouard. Eh bien ! vous en faites de belles ! Vous n’avez donc ni père ni mère, que vous courez comme cela tout seul ? »

Le ton de cet employé n’était pas moins moqueur et était certainement plus rude que celui du monsieur qui avait averti Édouard ; mais cette fois Édouard ne se fâcha pas, tant il était confus et sentait le besoin d’appui. Il dut comparaître devant le chef de gare qui télégraphia aussitôt à Saint-Germain et à Paris, et ne se fit fauté auparavant d’adresser à l’étourdi une verte semonce.

« Ainsi, monsieur, vous venez à Mantes avec un billet pour Saint-Germain ? C’est 4 fr. 85 que vous devez pour le prix de votre place. »

Le front baissé, rougissant, Édouard dut répondre qu’il n’avait que 50 centimes.

« Fort bien, monsieur. Alors, savez-vous ce que fait la compagnie aux gens qui prennent ses wagons sans les payer ? Elle les fait mettre en prison.

— Je ne l’ai pas fait exprès, dit Édouard dont les larmes recommencèrent à couler.

— Oh ! sans doute. C’est là ce que disent tous les délinquants. Vous ne voulez pas aller en prison, je le vois bien. Alors, monsieur, on va vous donner un billet de retour pour Paris, et c’est à vos parents que vous aurez à rendre compte de votre conduite. »

Bientôt après, en effet, Édouard reprenait le train pour Paris, où le recevait, à son arrivée gare Saint-Lazare, son père mécontent. Édouard avait eu son salaire d’ennui personnel ; mais il avait en outre gâté la journée de plaisir de la famille.

Après cette aventure, Édouard commença décidément à se dire que si l’étourderie n’était pas un crime, elle était du moins un défaut capable de causer de grands désagréments, tant à soi-même qu’aux autres qui, d’ailleurs, s’arrangent toujours pour vous le rendre. On le vit devenir plus attentif et plus réfléchi. Cependant il n’est pas facile de se corriger tout d’un coup ; et s’il faut pour cela une bonne volonté soutenue, il y faut encore du temps et de l’habitude. Édouard ne fut entièrement corrigé autant qu’un enfant peut l’être de l’étourderie qu’après une scène dont l’impression fut terrible et décisive.

C’était pendant les vacances. Édouard et sa famille étaient allés passer un mois en Bourgogne, chez des amis. Il y avait là un certain nombre de visiteurs rassemblés : mamans et papas, jeunes gens, enfants. On faisait des chasses et des courses joyeuses aux environs. La campagne était belle, les bois épais, les champs infinis. Oh ! c’étaient de bien bonnes vacances !

Il y avait deux ânes pour les enfants, et souvent Édouard en montait un qu’il faisait courir !… Il tomba plus d’une fois, quand maître Aliboron (Édouard savait maintenant le nom littéraire de ce personnage, comédien ordinaire de Sa Majesté humaine au théâtre classique des vieux contes et fabliaux), quand maître Aliboron, las de son cavalier, levait en l’air sa croupe et ses quatre pieds. Mais les ânes sont si peu hauts, l’herbe des prairies était si épaisse que la chose ne tirait pas à conséquence et qu’on ne se relevait que plus animé par cet incident.

Édouard était trop jeune pour qu’on lui confiât un fusil ; mais il n’en allait pas moins à la chasse, tantôt sur les talons des chasseurs, tantôt s’écartant de çà, de là, courant, volant, franchissant les haies et les fossés, effarouchant les oiseaux, poursuivant les lièvres et les lapins à la course, remplissant enfin, ainsi que le déclarait l’aîné de ses cousins, à défaut du rôle de chasseur, celui d’un chien mal dressé. Quoique peu satisfait de cette plaisanterie, Édouard ne s’en fâchait pas. Il tenait à conserver ces attributions, tout inférieures qu’elles fussent, et regrettant vivement de ne point avoir une arme à feu en sa possession, il se rapprochait du moins le plus possible de ce bonheur.

Toucher ces armes, en examiner chaque détail, était un des grands plaisirs, une des curiosités d’Édouard ; et quand les jeunes gens, au retour de la chasse, avaient suspendu leurs fusils au mur, soigneusement déchargés, Édouard souvent se glissait dans le cabinet, s’emparait d’un de ces fusils, en armait le chien et en faisait jouer la détente. Une fois, son oncle le surprit dans cette occupation et lui ôta l’arme des mains.

« Tu peux la gâter, dit-il, et puis il pourrait t’arriver un accident.

— Oh ! mon oncle, je sais très-bien… et puis ils sont déchargés.

— Ils doivent l’être ; mais les étourdis ne sont pas rares en ce monde, et la preuve, c’est que chaque année, à l’époque de la chasse, il arrive une vingtaine d’accidents de ce genre, et ce sont toujours des armes qu’on croyait déchargées et qui ne l’étaient pas. Il ne faut pas toucher à ça, mon garçon. Ce ne sont pas des joujoux. »

Édouard fut très-mortifié de ce qu’on ne le croyait bon qu’à toucher des joujoux, et ne se rendit point aux observations de son oncle. Si bien qu’un jour, étant dans le cabinet des armes avec sa sœur et d’autres enfants, il reprit un des fusils et l’arma.

« Ne touche pas à cela, Édouard ! s’écria Adrienne.

— Poltronne ! Les petites filles, ça a peur de tout.

— C’est que tu ne sais pas L’en servir. Il peut arriver malheur.

— Je ne sais pas m’en servir ! Ah ! tu crois ! Tiens, voilà comme on met en joue et comme on… »

Il n’avait pas achevé que le coup partait et qu’Adrienne s’affaissait sur le plancher. Le malheureux enfant faillit perdre la tête. L’arme tomba de ses mains ; pâle comme un mort, il se jeta sur sa sœur, l’étreignit de ses bras et s’évanouit.

Quand Édouard revint à lui, faible et n’ayant pas encore le souvenir net de ce qui s’était passé, il se vit sur son lit et, debout près de lui, tenant sa main dans la sienne,

Adrienne tout en pleurs. En voyant son frère ouvrir les yeux et la regarder, elle se pencha sur lui et le couvrit de baisers.

« Oh ! mon cher Édouard, tu vois, je ne suis pas blessée, je ne suis pas morte, je n’ai rien ! C’est moi-même qui me suis jetée par terre quand j’ai vu le canon du fusil dirigé sur moi, et le plomb n’a frappé que le mur, qui est tout criblé par exemple ! Tu verras. Mais ta petite sœur ma rien, mon cher Loulou, et il ne faut pas être malade ! »

Édouard alors se rappela tout et frémit. Il embrassa Adrienne en sanglotant.

L’affreuse peur qu’il avait eue avait tellement ébranlé ses nerfs, qu’il fut souffrant pendant plusieurs jours. Mais, à partir de cet incident, on n’eut presque plus d’étourderies à lui reprocher. De plus, sa sœur et lui vécurent en meilleur accord ; et quand ce souvenir traversait leur esprit, ils s’embrassaient, car ils avaient senti, dans cette occasion, qu’ils s’aimaient bien.

Lucie B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

ÉDOUARD IMPORTANT

Au retour des vacances, Édouard avait dix ans passés. Il avait fort grandi. Ce n’était pas un homme, toutefois ; mais il avait cette malheureuse prétention de l’être, qui est le défaut d’un assez grand nombre d’enfants, et qui les pousse à se priver des joies de leur âge, sans pouvoir, quoi qu’ils fassent, goûter celles de l’âge qu’ils n’ont pas encore.

Déjà, au collège, Édouard avait contracté, dans une certaine mesure, ce travers, Pendant les vacances, vivant journellement dans la société de jeunes gens de seize, dix-huit et vingt ans, qui, bien prématurément, fumaient, chassaient et se piquaient eux aussi d’être déjà tout à fait des hommes, le pauvre Édouard s’était mis à mépriser ce doux âge de dix ans si frais, si rose, si charmant, si bon à vivre, qu’il avait le bonheur de posséder, et dont vous devriez, enfants, si vous saviez ce qu’il vaut, savourer toutes les heures, en les retenant, le plus longtemps possible près de vous. Dix ans, c’est l’âge où l’intelligence devient grande en restant naïve, où le cœur de l’enfant commence à sentir qu’après avoir été beaucoup aimé, il doit aimer à son tour ; c’est l’heure où monte le soleil dans le ciel rose, après les vagues ct flottantes brumes du matin ; l’âge où l’on possède encore un berceau, ou du moins un petit lit, bordé chaque soir par la main d’une mère, et tout parfumé de ses baisers, tandis que déjà la science et l’humanité, penchées de l’autre côté sur le jeune enfant des hommes, lui ouvrent d’éblouissants horizons. C’est la quiétude et l’aspiration unies, un rendez-vous d’aubes, un entrelacement de rayons.

« Trop de latin, » pensait Édouard. C’est vrai ; mais à seize ans, il y en a plus encore ; à trente, il y a bien autre chose. Oui, je vous l’assure, quand on a ses dix ans, il faut les garder, en jouir, et ne point perdre cette année précieuse qui ne dure — remarquez-le bien — que trois cent soixante-cinq jours, et qu’on ne reverra plus jamais ensuite, tandis que celles qui viennent, quoi de plus simple que de les laisser venir ?

Notre pauvre Édouard méprisait donc ses dix ans. Lui qui autrefois se souciait trop peu de sa mise, et qu’il fallait rappeler sur l’escalier parce qu’il s’en allait en pantoufles et s’en serait allé aussi bien en bonnet de nuit, il ne prenait plus maintenant le temps de déjeuner, parce qu’il passait un quart d’heure à faire son nœud de cravate et à pommader ses cheveux. Il portait une canne qu’un de ses cousins lui avait donnée, et un lorgnon qu’il avait obtenu de sa tante, et avec cette canne et ce lorgnon, il s’imaginait avoir un pied de plus. Il marchait la tête haute, la casquette un peu sur l’oreille, regardait les gens obliquement, ne pouvant les regarder de haut, passait la main dans ses cheveux, ne pouvant friser sa moustache, affirmait du ton tranchant, dégagé, de l’homme qui sait tout, prenait enfin des airs importants à faire mourir de rire ceux qui n’en auraient pas été impatientés.

Ayant découvert un vieil éperon dans le bas d’un placard, il se l’attacha au pied pour avoir l’air d’un sportsman. Les démêlés qu’il eut, grâce à cet éperon, avec les jambes d’autrui, les robes de sa sœur et de sa mère, furent nombreux, et les peines qu’il dut prendre pour sauvegarder le bas de ses propres jambes furent inimaginables. Il acceptait pourtant ces ennuis sans hésiter ; car l’espèce humaine a cela de remarquable que le moindre mal non volontaire, fût-il utile, lui fait jeter les hauts cris, tandis qu’elle sue sang et eau de très-bon cœur pour ses sottises.

Cependant l’éperon d’Édouard ayant un jour déchiré la jambe et les bas d’une dame amie de sa mère, celle-ci dut prier le sportsman de ne plus paraître au salon avec les insignes de son grade. Quelque temps après, Édouard lui-même s’y étant embarrassé les pieds, tomba sur le trottoir, d’où il se releva le front ensanglanté. Cela le découragea pourtant, et, considérant qu’un éperon sans cheval n’a pas une utilité précise, il le déposa dans son armoire, jusqu’au temps où il retrouverait maître Aliboron, sinon plus noble coursier.

Un autre des agréments que, dans cette nouvelle disposition d’esprit, Édouard avait donnés à sa personne, était, il faut bien dire le vilain mot, de cracher fréquemment. Car, ayant observé que beaucoup de grandes personnes ont cette fâcheuse et malpropre habitude, il en avait conclu qu’elle était inhérente à la qualité d’homme fait, ignorant qu’elle provient ou du cigare, ou de l’intempérance, ou de la mauvaise santé, et certainement est chose dégoûtante et laide, Édouard crachait donc sans en avoir besoin et avec un air d’importance risible à voir.

On s’est demandé plus d’une fois pourquoi limitation s’attache surtout aux défauts des gens et des choses ? Par exemple, pourquoi Édouard voulant se faire homme trop tôt, ne s’appliquait-il pas, au lieu de singer les infirmités ou les ridicules des grandes personnes, à devenir réfléchi comme son papa, spirituel comme tel des amis de la maison, ou savant comme tel autre ?

Ah ! c’est que ces choses-là sont trop difficiles pour les singes ! Il faudrait, pour les acquérir, devenir vraiment homme, c’est-à-dire prendre les années nécessaires à l’acquisition de ces précieuses qualités, tandis qu’on peut reproduire immédiatement une manie ou un défaut. Ajoutons à ceci que l’imitation étant déjà une sottise, la sottise, naturellement, va mieux qu’autre chose aux imitateurs.

Maintenant Édouard refusait de jouer avec ses amis d’autrefois, parce qu’ils n’avaient que sept et huit ans, eux, ces bons petits camarades, avec lesquels il avait tant couru, tant ri, eux qui l’aimaient tant, l’ingrat Édouard, et ne demandaient pas mieux pourtant que de l’écouter avec une sorte de déférence. Il dédaignait même ceux de son âge, et ne songeait qu’à se faufiler parmi les adolescents de quinze à dix-huit ans, qui l’acceptaient par grâce, en faisaient leur serviteur ou leur jouet, et avec lesquels — il ne l’eût jamais avoué, mais moi je puis vous le dire — il s’ennuyait. Est-il permis de se mystifier à ce point soi-même, quand notre indignation est si vive contre les mystifications qui nous viennent de la part d’autrui ?

Ce sacrifice des franches gaietés de l’enfance et ces ennuis auxquels se soumettait Édouard, lui procuraient-ils au moins en échange l’importance qu’il ambitionnait ?

Eh non ! Toute prétention non justifiée est un ridicule ; or, à l’égard du ridicule tout le monde a de bons yeux. On se moquait donc d’Édouard, bien loin de le prendre pour un homme. Plusieurs fois, au salon ou dans la rue, il vit sur les visages de ceux qui le regardaient passer des sourires ironiques et inquiétants. Les gamins, qui ne se gênent pas, l’interpellaient d’un titre moqueur :

« Eh ! mylord l’empêtré ! »

Ou bien :

« Monsieur a oublié ce matin de mettre ses favoris ! »

— Ou simplement le pied de nez que tout gamin bien inspiré croit devoir au ridicule qui passe, Édouard eut aussi les bons avis de sa mère, que cette manie chagrinait. Tout cela ne fit que le rendre plus circonspect, sans le corriger. C’est-à-dire qu’il veilla plus sur lui-même et dissimula mieux ses prétentions, mais sans les abandonner.

C’est une triste chose que de voir un enfant renoncer aux plaisirs de son âge et à la bonne et simple nature pour se pétrifier dans un rôle factice et ennuyeux ; mais encore cela peut emporter de plus graves conséquences. Car c’est esprit de mensonge que d’affecter un rôle qui n’est pas le sien. C’est rompre avec la spontanéité du caractère, avec la franchise de l’attitude et de la parole. Et cette rupture-là peut aller bien loin. Ainsi en arriva-t-il, hélas ! pour Édouard.

Lucie B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

MENTEUR !

Oh ! le vilain mot que celui-là ! De tous ceux qui expriment de mauvaises choses, je crois qu’il est le pire.

En effet, il n’est pas de fautes que ne rachète la sincérité du repentir, la bonne foi, la bonne volonté de celui qui dit aux autres — et se dit surtout à lui-même : Oui, c’est vrai, j’ai mal fait. J’ai agi sous l’empire d’un aveuglement, d’une sottise ou d’une passion ; mais je reconnais mon tort, et n’agirai plus de même.

Comment ne pas pardonner à celui qui parle et pense ainsi ?

Mais le menteur, celui qui précisément a perdu cette grande qualité d’être sincère ; qui à fait de la parole, c’est-à-dire du moyen de s’entendre, le moyen de tromper, comment savoir s’il se repent ? comment désormais le croire quand il parle ?

On ne sait ; il ne fournit plus de garanties. Il a rompu le pacte qu’une langue commune établit entre les hommes. On était convenu tous ensemble que oui veut dire : cela est, et que non veut dire : cela n’est pas. Et lui, le menteur, il a dit oui pour ce qui n’existe pas, non pour ce qui est. Il n°y a donc plus moyen de s’entendre avec lui, et on aurait le droit de lvi dire : — Vous n’acceptez pas le contrat fait entre nous ; vous nous donnez la nuit à la place du jour, vous nous faites l’erreur à la place de la vérité, vous n’êtes pas des nôtres : laissez-nous !

Cette époque de la vie d’Édouard est bien triste, et je voudrais n’avoir pas à la raconter. Nous nous sommes attachés à lui, parce que nous avons trouvé en lui notre semblable, par moments, notre pareil ; pour l’avoir senti en plus d’une circonstance notre frère, il est devenu notre ami. Il avait ses défauts ; mais nous ne sommes pas parfaits non plus, et notre conscience nous a plus d’une fois soufflé à l’oreille que nous nous sommes trompés comme lui bien souvent, et que nous n’avons pas toujours mis peut-être autant d’empressement à le reconnaître. Mais voici qui devient plus grave ; car, heureusement, nous n’avons pas tous été menteurs, et beaucoup d’entre vous, peut-être, n’aimeront plus Édouard.

Il y a même encore autre chose, qui paraît étrange au premier abord : c’est que les menteurs eux-mêmes vont refuser leur estime à Édouard, et se sentir moins d’amitié pour lui.

Oui, cela semble bizarre ; mais c’est ainsi. Il ne faut pas croire qu’on aime chez les autres les défauts qu’on a. Pas du tout ! nous sommes tous d’avis que le bien, le vrai, le bon, sont choses désirables, excellentes, et nous les demandons aux autres et nous voulons qu’on nous les donne, même quand nous ne les donnons pas.

Si Édouard devint menteur, ce fut à cause de ce sot travers qu’il avait pris, de vouloir paraître, avant l’âge, un homme. Un défaut en entraine toujours d’autres. C’est comme une horrible famille : ceux-ci pères, les autres fils ; les uns frères, et ceux-là cousins.

I] y avait dans la division d’Édouard au collége, ceux qu’on appelait les grands. C’étaient des élèves plus âgés que les autres, qui, soit insuffisance naturelle, soit paresse, avaient dû redoubler leurs classes une fois ou deux fois. Ces garçons-là, ne pouvant être fiers de leurs succès, l’étaient, faute de mieux, de leur taille, et vis-à vis des petits, faisaient les hommes.

Les petits étaient bien bons de prendre cela au sérieux, Ils n’avaient qu’à objecter à ces prétentions que l’on n’est grand que par la sagesse et l’intelligence ; mais eux aussi avaient leur coin de sottise sur ce point, et quelques poils follets au menton, un étui à cigares dans la poche, composaient à ces faux grands un prestige étonnant ; c’en était assez pour que les petits se disputassent l’honneur d’être de leurs intimes et de prendre part à leurs entretiens. Édouard était un de ces élus et en était fier.

Donc, une après-midi, pendant la ré création, les grands rassemblèrent dans un coin de la cour leurs fidèles, et le plus grand de tous prit la parole : on vit tout de suite qu’il s’agissait de quelque chose de très-important ; car l’orateur assumait un air profond qu’augmentait la pose de sa casquette penchée sur l’oreille ; de plus, mettant la main dans sa poche, il en retira une cigarette qu’il roula négligemment entre ses doigts, et qui devait ajouter à son discours toute l’autorité que prêtait autrefois le sceptre à la main du roi ; enfin il toussa, cracha, d’un air délibéré mit la main gauche dans son gilet et dit :

« Messieurs !… Nous avons résolu de fonder un club !… »

Ce furent des exclamations d’étonnement, des murmures respectueux.

« Un club !… Est-ce possible ! Quoi, un vrai club…

— Un club qui s’appellera : club de la Nouvelle-Basoche. Que tous ceux d’entre vous qui ne portent plus le bourrelet de l’enfance et qui ont perdu le goût du biberon lèvent la main. »

Toutes les mains se levèrent, et cependant on ne savait pas encore bien pourquoi.

« Oui, ça va ! ça va ! » disaient les uns, mais d’une voix timide.

L’enthousiasme était évidemment tempéré par l’ignorance. L’orateur s’en aperçut et reprit :

« Club, comme vous le savez ou ne le savez pas, est un mot anglais qui signifie réunion. Ça se prononce cleub parmi les gens comme il faut. C’est donc une réunion de gens qui s’associent pour causer, avoir des journaux, des cigares, des grogs, et tuer le temps. »

On applaudit. Tuer le temps ! Pauvres petits fous ! Le temps, la richesse des hommes et surtout peut-être des enfants ! le tuer, n’est-ce pas tuer la vie, c’est-à-dire en faire une chose morte, insignifiante, au lieu de tout ce que peut donner de biens, de connaissances, de forces, de joies le bon emploi du temps ? Tuer le temps, n’est pas autre chose que se tuer soi-même.

« Mais comment faire, demanda Édouard, pour…

— Nous avons tout prévu, jeune homme, dit un autre grand. Nous avons une salle au café de la Pintade, rue d’Amsterdam. On met à notre disposition tous les journaux de l’établissement. On nous apportera des cigares, ainsi que les consommations demandées sur délibération du conseil. Nous fondons en outre un journal, le journal de la Nouvelle-Basoche, où chacun pourra produire ses idées, s’il en a. Ce journal, d’abord manuscrit, sera imprimé quand on aura réuni les capitaux nécessaires. Les réunions auront lieu le jeudi et le samedi. Chaque membre est tenu de payer une cotisation de 1 fr. 50 par mois.

— Cette somme est très-minime, ajouta le premier orateur ; mais nous n’avons pas voulu exclure ceux que la lésinerie de leurs parents réduit à avoir le gousset presque vide. Seulement, ceux qui doubleront cette somme et qui pourront ajouter de temps en temps des extras à la consommation, seront déclarés fondateurs du club et porteront sa décoration à leur boutonnière. »

Tout cela, hélas ! parut superbe et fut acclamé.

Quelques-uns, cependant, se demandaient avec inquiétude où ils prendraient de l’argent. Édouard se dit avec beaucoup de contentement que ses 50 centimes par semaine lui permettaient de payer la cotisation ; mais alors il regretta de ne pouvoir être fondateur et se promit de faire tous ses efforts pour être décoré. Un autre sujet d’inquiétude plus grave pour lui fut de savoir comment il pourrait sv prendre pour assister aux séances du club ; car il savait bien que ses parents ne le lui permettraient pas.

Il le savait, et il s’engageait ainsi ! Il était donc, dès ce moment, décidé à leur cacher sa conduite ! Cela déjà était un grave mensonge ! — Oui, mais ne pas être membre du club ! Pour rien au monde Édouard n’y eût renoncé.

À cette objection : — Comment ferons-nous vis-à-vis de nos parents ? — les grands haussèrent les épaules.

« On invente des raisons, parbleu ! Vos cervelles sont-elles si pauvres qu’elles n’aient pas quelques trucs à leur service ? On a de l’imagination ou on n’en a pas. »

Ainsi, le mensonge devenait la condition nécessaire de la réalisation de ce beau projet !

Édouard l’avait déjà senti ; mais quand ce fut dit, il en fut pourtant saisi davantage. Tromper ses parents ! mentir à sa mère, elle qui se fait à lui ! Il en eut froid au cœur. Et pourtant il ne refusa pas de faire partie du club. Il ne dit pas : — Non, ce serait mal ; je n’en serai pas. — Sa conscience protestait en lui ; mais il refusa de lui donner une voix pour se faire entendre.

Pourquoi ne le fit-il pas ? Parce qu’il avait peur d’être seul de son avis. Mais il savait très-bien que les conseils donnés par ce garçon, d’un air si moqueur et d’un ton si décisif, c’était le mal ; et que la protestation de sa conscience au dedans de lui-même, c’était le bien. Et pourtant, c’était lui qui se sentait honteux et qui eût rougi de ne pas consentir à mal faire.

C’est bien étrange, n’est-ce pas ? Comment le bien peut-il avoir honte devant le mal ? Le vrai courage, l’honneur véritable, consistent à agir selon ce qu’on croit juste, fût-on seul de son avis. Mais en se croyant seul, Édouard se trompait sans doute. Il y avait certainement dans ce groupe d’autres enfants qui souffraient comme lui de l’idée de commettre une si grande faute, et qui, s’il avait parlé, eussent dit comme lui ; mais qui manquèrent aussi de courage. La lâcheté est une duperie souvent.

Donc, afin d’être membre d’un club saugrenu, et de peur d’être raillé par ses camarades, Édouard résolut de mentir et de tromper ses parents ; et son embarras tout d’abord fut grand, car il ne l’avait point fait encore.

Le club fut inauguré un jeudi, à la sortie du collége. Ils se trouvèrent là une vingtaine, dans un cabinet sombre et malpropre, où ils se touchaient les coudes : on leur servit des cigares, quelques gâteaux, du punch et sept où huit journaux petits ou grands, illustrés ou non, politiques ou littéraires, bêtes ou spirituels, honnêtes ou non, le tout pêle-mêle, — Ah ! c’était superbe ! Et les cigares donc ! Et le punch !…

Et pourtant c’était bien mauvais, le cigare ; et le punch, c’était bien fort !… Édouard eut peine à ne pas tousser après qu’il en eût goûté, et devint tout rouge. :

Peu à peu l’atmosphère de la chambre s’emplit d’épais nuages et d’épaisses exhalaisons. Cela prenait à la gorge. Ah ! quelle fête !…

Les grands fumaient presque bien, parce que, déjà, ils en avaient l’habitude ; les petits, comme Édouard, étaient pâles et se sentaient mal au cœur.

« Ah ça, les mioches, dit le président (tout club a son président), pas de bêtises ! N’allez pas être malades. Ça éventerait la mèche. Je vous vois d’ici dans vos familles : — Qu’est-ce que tu as, mon chéri ? D’où ça te vient-il ? Il faut me le dire, pour que je te soigne comme il faut. — Et le mioche, qui a peur, se met à beugler et dit tout, et voilà que la Nouvelle-Basoche est flambée à son aurore. Donc, assez de cigares pour le moment. On recommencera la prochaine fois, et ça ira mieux. Mais, avant de nous séparer, il faudra nous lier par un serment, il faudra jurer.

— Oui ! oui ! dirent les autres, il faut jurer. »

Jurer quoi ? — Édouard devenait triste. Malgré tout, il ne trouvait pas tant de plaisir à être dans un club qu’il l’avait espéré. Fumer, en vérité, cela était détestable ! Le punch, c’était joli ; mais ce n’était pas bon ; ça brûlait. Ah ! mais cependant, en somme, être membre d’un club, c’est beau ! c’est grand ! Si les détails étaient désagréables, l’ensemble, du moins… — À propos, comment Édouard, pour cette inauguration, n’a-t-il pas pensé à mettre son éperon ? C’est fâcheux. Il réparera cet oubli une autre fois. Après tout, si les petits font triste mine pour commencer, les grands, en revanche, sont superbes ! Ils fument si bien ! Ils ont l’air si important, si dédaigneux, si fat ! Ils ont si bien l’air de personnages comme cela, se promenant, le cigare à la bouche, de long en large, en se donnant le bras, et causant politique, tout en s’arrêtant de temps en temps pour lancer un jet de salive ou vider le fond d’un verre !… Oui, rien qu’à regarder ces nobles confrères, on se sent grandi. Ah ! mais ce mal de cœur, comme c’est désagréable ! Et encore, sous ce malaise, un autre plus grand, un malaise moral, un tourment, une inquiétude, que chaque minute accroît, en réveillant la pensée de ses parents qui attendent, s’étonnant de ne pas voir arriver Édouard, de ses parents auxquels il va falloir mentir !…

Oh ! comment se fait-il que l’image de sa maman, jusque-là si douce pour Édouard, lui soit devenue importune ? Il souffrait de la voir, cette figure, et il eût bien voulu en détourner les yeux ; mais il ne pouvait ; car il la voyait par les yeux de sa pensée, et ceux-là ne se ferment pas à volonté, et pour eux la figure douce et triste restait visible au milieu de l’épaisse fumée, et ne s’effaçait point.

Cette impression devint à la fin si pénible, qu’Édouard se leva pour s’en aller. Beaucoup de ses camarades l’imitèrent ; mais on ne les laissa point partir qu’ils n’eussent juré — sur le poignard, comme les conjurés d’autrefois, ce poignard était un simple couteau qu’un des grands tira de sa poche — qu’ils ne révéleraient à aucun prix, et pour aucune raison que ce fût, l’existence du club de la Nouvelle-Basoche, qui passait de la sorte à l’état de société secrète. Et ce, sous peine d’être considéré comme traître, lâche et félon, et de s’exposer à toutes les vengeances qu’il plairait aux conjurés d’infliger aux coupables.

Quand Édouard se trouva seul dans la rue, sous le double poids de sa faute et de son coupable serment, il se sentit décidément très-malheureux. Maintenant, il avait peur de rentrer à la maison ; peur du regard de sa mère ; peur de se trahir par son mensonge, et honte de mentir. En outre, il avait mal à la tête, et se trouvait tout étourdi.

Comment donc, n’était-ce pas pour se donner un plaisir et se faire honneur qu’Édouard avait voulu être d’un club ? Et, dès le début, cela lui causait tant de honte et tant d’ennui !…

Avec un peu plus de réflexion et de bon vouloir, Édouard aurait conclu de là que mal faire ne peut jamais rendre heureux. Mais toutes ses pensées étaient absorbées par l’idée du moment, devenu pour lui terrible, où il allait se retrouver en présence de ses parents.

Au seuil, le courage lui manqua ; il eut Ja bonne pensée d’avouer la vérité. Mais. il venait de jurer de ne rien dire… Non, il ne pouvait rien avouer ; il fallait mentir, il le crut du moins.

Enfin, le voici rentré.

« Eh bien, Édouard, quoi ! un retard d’une heure et demie ! Qu’y a-t-il donc ? J’étais bien inquiète, mon enfant. »

Oui, elle avait été inquiète, la chère maman : Du premier coup d’œil cela se voyait, à l’expression de son visage ; elle avait souffert dans sa tendresse, pendant qu’Édouard…

Édouard avait baissé les yeux.

« On nous fait une leçon de plus de géométrie à cause des examens, dit-il rapidement.

— Et cela ne t’a pas charmé, semble-t-il, car tu as l’air tout mécontent.

— Oh ! j’ai bien mal à la tête.

— Pauvre enfant ! »

Et, sans plus d’explications, la maman d’Édouard se mit à l’embrasser et à le soigner tendrement. Comment aurait-elle pu soupçonner que son fils lui faisait un mensonge, elle qui s’était fait son amie plutôt que son maître ? N’avait-elle pas, entre elle et lui, remplacé l’autorité par là confiance, le conseil et l’amour ? Il est vrai qu’elle n’aurait permis à aucun prix qu’Édouard fît partie de cette absurde Nouvelle-Basoche, et que pour l’empêcher elle aurait, s’il l’eût fallu, employé l’autorité. Mais enfin, pourquoi cela ? — Pour préserver son enfant de dangers réels : le danger des mauvaises compagnies, des mauvais journaux, des liqueurs malfaisantes et du poison appelé tabac. L’en fance n’est pas l’âge adulte. Comme il fant absolument empêcher le petit enfant, qui ne connaît pas le péril, de se jeter dans l’eau ou dans le feu, de même, tant que le jeune être humain n’a pas atteint tout son développement, toute sa raison, il faut le préserver, malgré lui-même au besoin, de ce qui peut l’affaiblir et le corrompre. C’est le devoir absolu des parents, et quand ils sont bons, doux et confiants, comme les parents d’Édouard, un enfant doit croire que ce qu’ils lui interdisent est vraiment nuisible et mauvais.

Ce premier mensonge fut nécessairement pour Édouard le point de départ de beaucoup d’autres. À dater de ce moment, il quitta la vie qu’il avait menée jusque-là, mêlée, comme toute vie humaine et même enfantine, de joies et de chagrins, de moments agréables ou pénibles, mais au moins pure par sa franchise, pleine de cette aimable et grande sécurité dont jouit un enfant sous l’œil de sa mère, — ce que, nous autres hommes, nous appellerions du bonheur, — il la quittait pour une vie de dissimulation, bien fatigante et bien triste, agitée d’inquiétudes, et sous le coup de cette terreur d’une découverte possible, qui est le châtiment constant des coupables. Maintenant, il ne vivait plus à deux, avec sa mère, dans cet échange de pensées et de sentiments qui est, pour l’enfant comme pour l’homme, la vraie vie, celle qui fait grandir ; il ne vivait plus à trois, à quatre, dans le doux commerce de la famille : il était seul, hélas ! tout seul, avec sa conscience troublée, aux prises avec des difficultés renaissantes et d’éternelles craintes.

Car, il ne faut pas croire qu’il soit facile de mentir. D’abord, un mensonge ne va pas tout seul. Un fait en engendre un autre, et vient d’un fait antérieur ; rien d’isolé n’existe. Or, le mensonge ne pouvant pas s’adapter à la vérité, il faut inventer aussi d’autres faits qui l’accompagnent, le rendent vraisemblable ; c’est tout un édifice à bâtir, où chaque pierre en appelle une autre, où le premier étage en nécessite un second, et le second un troisième. Tant et si bien, que le frêle édifice, trop chargé, branle, puis un beau jour croule sous le moindre vent. I] n’est pas aisé, dans ce monde rempli de réalités, de trouver une place vide pour le mensonge. Le moindre petit fait vivant et réel qui accroche cette bulle d’air la crève. Aussi, les menteurs ont beau être retors et inventifs, et employer à mal plus d’imagination qu’il n’en faudrait pour découvrir de belles vérités, ils arrivent toujours à être en défaut ; pas un qui ne soit reconnu pour ce qu’il est, et par conséquent privé de l’estime et de la confiance de ses semblables. Quand ils en sont là, ils continuent à mentir, par habitude ; mais ils ne trompent plus personne, et sont complétement méprisés.

Pendant longtemps la confiance qu’Édouard avait acquise par sa franchise précédente empêcha qu’on se défiât de lui, et fit croire aisément ses mensonges. Ce fut pour lui un grand malheur ; car il vécut ainsi plus longtemps dans un état si nuisible au caractère, que c’est difficilement qu’il se relève, et si fatal à la réputation, que la plupart des gens refusent à jamais toute estime à celui qui les a une fois trompés.

Le prétexte qu’il avait donné pour expliquer sa première absence lui servit tous les jeudis à rentrer une heure plus tard. Son papa n’était pas à la maison à cette heure-là. Sa maman le croyait, et comme aucun enfant de leur connaissance intime n’allait au lycée, elle n’eut point occasion de découvrir que le supplément de leçon allégué par Édouard n’avait pas lieu. Quant au club du samedi, Édouard n’y passait qu’une demi-heure, et trouvait alors chaque fois quelque mensonge nouveau pour excuser son retard. Tantôt c’était un encombrement de voitures, un incident dont il avait été témoin, un camarade rencontré, un livre oublié. Une fois habitué à mentir, bientôt il se mit à broder ses inventions de mille détails, destinés à leur donner plus de vraisemblance. Ainsi fit-il du conte d’une bouquetière, dont la petite voiture s’était renversée, qu’il avait aidée complaisamment à ramasser ses fleurs, à dépêtrer les roses d’avec les chrysanthèmes et les jasmins d’avec les dahlias, et qui lui avait remis une rose pour sa mère. Cette rose qu’il apportait, en effet, lui avait coûté 20 centimes.

Combien de fois la pauvre maman d’Édouard lui demanda-t-elle en souriant, à l’aspect d’une bouquetière : — Est-ce celle-là ?

Une mère qui a confiance en son fils n’est pas facile à désabuser. Son illusion lui est si chère qu’elle ne veut pas la perdre et qu’elle repousse tous les doutes qui peuvent se présenter. La vérité même en pareil cas serait traitée par elle de mensonge. Mais les autres sont plus clairvoyants.

Édouard, ayant pris l’habitude du mensonge, S’en fit bientôt un jeu vis-à-vis de tout le monde. Il mentit vis-à-vis de ses jeunes amis, vis-à-vis de leurs parents, quand il y avait à justifier quelque incartade ; il mentit de même à Mariette, pour de petits méfaits domestiques, et se fit mépriser de cette bonne fille qui, elle probe et loyale, détestait les menteurs. Enfin, deux ou trois affaires de ce genre qu’il eut avec le concierge firent sa réputation dans tout le quartier. Bientôt il fut signalé comme un mauvais sujet : on évita sa compagnie ; les parents de ses jeunes amis le traitèrent avec froideur et cessèrent de l’inviter autant que ce fut possible, sans rompre avec son père et sa mère, qu’on estimait, qu’on plaignait, et qui, seuls à ignorer la conduite de leur fils, passaient aux yeux du monde pour des parents faibles et aveugles, incapables de voir les défauts de leur enfant.

Il n’y eut pas jusqu’à Adrienne elle-même qui, un jour emportée par l’évidence, traita son frère de menteur. Elle en fut sévèrement reprise par Sa Maman :

« C’est la plus grave insulte qu’on puisse faire, dit cette pauvre mère, tout émue, et tu l’adresses à ton frère ! Cela est très-mal ! Édouard, j’en suis sûre, est incapable de la mériter et tu lui donnes le droit de t’en vouloir. »

Adrienne n’était pas convaincue, elle se tut cependant pour ne pas affliger sa mère. Mais quelle situation pour Édouard ! Se voir l’objet d’une estime si pure, si touchante, et ne point la mériter ! — C’est la plus grave insulte ! disait sa mère ; c’est donc la plus grande faute ! Oh ! quelle honte ! quel malheur ! que d’être forcé de se mépriser soi-même !

Édouard haïssait maintenant ce club, cause de sa perte, ce club où il s’ennuyait ; il eût bien voulu y renoncer ; il l’essaya, et s’abstint deux fois d’y assister. Mais ses camarades l’accusèrent d’avoir peur ; quelques-uns le menacèrent, craignant qu’il ne les trahît. Il céda, par suite de la même, faiblesse qui l’avait engagé déjà presque malgré lui dans ces tristes et malsaines cachotteries. C’est cela pourtant qui n’était pas homme, Agir, non par sa propre volonté, mais par celle des autres : céder à ce qu’on sait être mal ; n’oser soutenir ce qu’on croit bien, ce n’est pas même puéril ; car un enfant même qui a du cœur ne fait pas cela, C’est le contraire de la force et de l’honneur, c’est lâcheté.

Un ami du père d’Édouard donna un grand diner de famille ; il y eut, faute de place, une grande et une petite table. La petite table, mise dans une chambre à côté, fut, il va sans dire, très-gaie ; si gaie même qu’entre deux convives la chose alla jusqu’aux larmes, et même jusqu’à l’échange de quelques bourrades, fort intempestives en pareille fête. Accouru au bruit, avec deux ou trois mamans, le maître de la maison se fit, en qualité de juge, expliquer l’affaire. Dix voix s’élevèrent, tous les témoins voulant parler à la fois ; mais M. C…, procédant avec ordre, provoqua l’un après l’autre tous les témoignages. Quand vint le tour d’Édouard :

« Oh ! vous, Édouard, dit-il, vous pouvez vous taire. On sait que vous ne dites pas la vérité. »

Quel affront ! Édouard en rougit et en pleura ; mais personne ne prit son parti et personne ne vint le consoler. Il eût voulu quitter cette maison, cette fête, où désormais il ne pouvait que souffrir ; mais il eût fallu instruire ses parents de l’insulte qu’il venait de recevoir, et c’eût été se dénoncer à eux lui-même. Il resta donc et ne put, au milieu de la gaieté générale, que dévorer sa honte et son amertume.

Et ce n’était que le commencement ! À partir de ce jour, quand ses camarades avaient à se plaindre de lui le moins du monde, ils lui jetaient à la face l’épithète odieuse de menteur, — la plus grave insulte, — avait dit elle-même la mère d’Édouard.

Voilà donc ce malheureux enfant, méprisé de tous ceux qui le connaissent, obligé d’accepter des affronts mérités, et flétri d’une réputation qui passe de l’enfant à l’homme ; car il n’y a rien de plus susceptible que la confiance. Une fois ébranlée, elle est toujours prête à se refuser, et la moindre apparence contraire porte à douter de la parole de celui qui a déjà menti.

Lucie B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

ÉDOUARD DÉFENSEUR DU FAIBLE

Celui des pensionnaires qu’on appelait le grand Victor, était un garçon de treize ans, long, maigre, leste et vif, avec une petite figure allongée, qui faisait vaguement penser à celle de la fouine. Ce n’était pas un mauvais camarade. Il rendait service avec plaisir, surtout s’il s’agissait de fournir une course, ou de grimper au sommet d’un arbre. Il eût, je crois, entrepris plus volontiers de porter une lettre dans la lune que de faire des vers latins, ou de rester immobile une heure de temps. Ce remuant personnage était, bien entendu, le chef de toutes les entreprises et de tous les jeux ; mais chef surveillé de près par M. Ledan, qui le redoutait pour la sécurité des autres enfants, moins entreprenants et moins agiles. On craignait toujours qu’il ne se cassât le cou dans les ruines, ou dans les coteaux ; dans les bois, ce n’était qu’un écureuil de plus. Il y allait dénicher, à la cime des plus grands arbres, tantôt pour les œufs, et tantôt pour les petits, des nids de merles, de geais, de pies, de corneilles, Il avait une collection d’œufs de toute espèce, qu’il augmentait sans cesse, et il élevait dans le jardin trois merles, une corneille et un milan. Toujours à la piste des nids, il les découvrait avec une sagacité merveilleuse ; Édouard en était inquiet pour ses bouvreuils.

Craignant de ne pouvoir obtenir de Victor qu’il les respectât, il n’avait confié le secret de leur existence qu’à ses deux fidèles amis, Émile et Amine, qui l’avaient religieusement gardé. Mais, il arriva que, Victor étant dans le jardin d’Édouard, le père bouvreuil, confiant dans la protection de son hôte, rentra au logis sans mystère. Victor qui avait toujours l’œil en quête, l’aperçut.

« Un nid, s’écria-t-il aussitôt. Sûrement, il y a là un nid de bouvreuil ! »

Et il s’élançait vers le mur, quand Édouard se jeta au-devant de lui.

« Tu n’as pas le droit de le prendre, s’écria-t-il à son tour, il est à moi !

— À toi ? Le jardin, fort bien ; mais non pas le mur.

— Si, le mur est aussi à moi. Je ne veux pas que tu prennes mes oiseaux.

— Ah ! le mur est à toi ! Par exemple ! En voilà une prétention ! Pourquoi le jardin est-il à toi ? Parce que tu le cultives. Mais tu ne cultives pas le mur apparemment ?

— Enfin, je connaissais le nid ; c’est moi qui l’ai trouvé.

— Il fallait le prendre.

— Non, je veux le laisser là. Puisqu’il est à moi, j’en fais ce que je veux.

— Tu n’as pas de titres de propriété ; tant pis pour toi. Laisse-moi passer.

— Je te dis que je ne veux pas.

— Ah ça, bambin, assez causé ; veux-tu me ficher la paix ; tu sais que je ne suis pas patient.

— Tu n’as pas le droit.

— Si, j’ai le droit du plus fort, et tu vas voir. »

En même temps, Victor poussa vigoureusement Édouard et mit le pied sur le tronc noueux du lierre. Agile comme il l’était, ce point d’appui lui eût suffi pour s’élever jusqu’au nid. Mais Édouard indigné, voulant à tout prix défendre ses chers oiseaux, l’avait saisi par la jambe. Il reçut un coup de poing ; mais il ne làcha point prise, et Victor dut abandonner sa tentative d’escalade pour se remettre sur ses jambes et faire face à l’ennemi. Plein de colère, il fondit sur Édouard. Une ou deux années de plus à cet âge font la différence du géant au nain. Et cependant Édouard affronta la lutte. Exaspéré par le danger de ses chers oiseaux, il combattit bravement, héroïquement, contre un adversaire bien plus fort que lui, parant de son mieux les coups, en recevant toutefois un grand nombre, frappant lui-même le plus fort qu’il pouvait, mais sans beaucoup de succès.

Chose forcée parfois que de tels combats, quand il s’agit de défendre les autres, ou soi-même : mais bien triste à voir entre des humains, êtres pensants, qui ont pour arbitre la justice, et devraient s’en remettre à elle, et non aux coups, qui ne prouvent rien ; chose supportable tout au plus entre animaux, à l’instinct aveugle et fatal, et qui prouvera, tant qu’elle durera entre les hommes, qu’ils sont encore trop près de l’animalité.

Effarouchés par le bruit, les bouvreuils s’étaient envolées du nid, et réfugiés sur un arbre voisin, ils contemplaient, en remplissant l’air de leurs cris, ce combat qui allait décider de leur sort. Le résultat n’en pouvait être douteux. Malgré tout son courage, en dépit d’une résistance acharnée, l’enfant devait succomber sous l’adolescent. Édouard pliant sous la douleur, presque étourdi, fléchit à la fin et tomba ; mais sans lâcher pourtant Victor, qu’il entraina dans sa chute. Là encore, sur le sable de l’allée, au grand dommage des haricots d’un côté, des pervenches et des giroflées de l’autre, les deux combattants s’étreignirent, se roulèrent, mais Édouard ne put reprendre le dessus, et bientôt Victor se dégagea et se reprit à escalader le lierre. Les cris des bouvreuils devinrent plus perçants. Exalté par la vue du rapt cruel qui allait s’accomplir, Édouard tout meurtri, presque aveuglé, se leva, osa revenir à la charge et s’élançant sur Victor, le saisit par les jambes si violemment qu’il le força de descendre, ou plutôt le fit tomber. Mais cette fois, le pauvre enfant recevait du grand garçon furieux un coup si dur qu’il tombait à la renverse, le visage couvert de sang…

Désormais, hélas ! tout est fini ; les pauvres oiseaux n’ont plus de défenseur ! — Non, dans l’humanité, une protestation courageuse, énergique à une force supérieure à la force mème. Combien de fois l’histoire ne vous a-t-elle pas fait assister au triomphe des vaincus, quand la cause de ces vaincus était celle de la justice. En voyant couler le sang de son camarade, de cet enfant plus jeune et plus faible que lui, contre lequel il s’est battu lâchement, pour satisfaire un désir injuste, Victor est saisi d’épouvante, de remords. Il essaye d’abord de relever Édouard ; puis désespéré, perdant la tête, oubliant qu’il existe des bouvreuils, il court, il appelle, il va chercher du secours.

Heureusement, au bout de quelques pas, c’est Amine qu’il rencontre, avec son Émile fidèle. Victor s’accuse, les amène près d’Édouard. Celui-ci venait de se relever sur les genoux. Il essuyait le sang qui lui couvrait le visage, et son premier coup d’œil était pour le nid… Et il voit avec joie que le nid est sauf encore, et que Victor n’est plus là, Mais voilà les amis d’Édouard, suivis du coupable, qui s’enfuit une seconde fois. Amine s’empresse près du blessé, l’examine, l’essuie, voit qu’en somme il ne s’agit que d’un œil poché, et d’un abondant saignement de nez, emmène Édouard près du bassin, et le lave avec son mouchoir, tandis qu’elle envoie Émile chercher une serviette, en ayant bien soin, la petite maman prudente, de lui recommander de ne rien dire à personne de ce qui vient d’arriver.

C’est fort bien ; mais Émile est indigné, et d’ardentes récriminations, des serments de vengeance s’épanchent des lèvres d’Édouard. Heureusement, ce n’est pas jour de classe ; c’est un jeudi ; on a le temps de la réflexion. Le pansement fait, les trois amis vont s’asseoir dans le bosquet au fond du jardin, et causent avec plus de calme.

Émile promet son alliance à Édouard. Désormais, ils seront deux.

« Oh ! il faudra veiller, va ! dit Édouard laisse faire ; il y reviendra. Mais alors… »

Et il va dérouler un plan de bataille, où la ruse, droit du plus faible, s’allie avec la valeur… Amine l’interrompt. Elle a réfléchi et penche pour la paix. Elle aime, il faut le dire, à faire la petite maman ; mais elle la fait très-bien, sagement, et avec plus de cœur que de prétention, il faut le dire aussi.

« Victor a eu grand tort, dit-elle, il a été méchant, brutal ; mais il a été bien fâché ensuite, Émile tu l’as vu, quand il nous a rencontrés, comme il était malheureux.

— Dame, il y avait bien de quoi. Il devait craindre d’être joliment puni, quand papa verra.

— Eh bien, moi, je crois, j’ai vu dans son air qu’il était surtout fâché d’avoir fait du mal à Édouard. Il ne s’occupait que de cela. « Venez ! venez vite ! disait-il ; oh mon Dieu, il saigne, il est tombé ! Quel malheur ! venez ! » moi si j’étais Édouard je n’en dirais rien.

— Oh bien, s’écrie Émile, à qui la punition du coupable semble nécessaire, par exemple ! en voilà une idée ! Non, ça n’est pas juste, Ça.

— Je ne le dénoncerai pas, dit Édouard, mais on verra fort bien que j’ai été battu, et je ne peux pas empêcher ça. »

À son ton, il était clair qu’il n’en avait point envie.

« On peut croire tout aussi bien que vous êtes tombé, observa Amine.

— Mais alors, reprit Édouard on me le demandera et je ne puis pourtant pas — il baissa la tête en rougissant — mentir en…

— Oh vous pensez bien Édouard que je ne vous conseille pas de mentir ; mais seulement de vous taire. Papa, en voyant que ce n’est pas grave n’en demandera pas si long, et, voyez-vous, Victor, qui au fond n’est pas méchant, sera bien plus fâché de ce qu’il a fait ; et je suis sûre, qu’il ne voudra plus toucher aux oiseaux ; comme cela la bataille sera finie, tandis qu’il y en aurait pour longtemps à vous faire du mal et de l’ennui. »

Devant ce bon conseil, les deux petits garçons, sans oser la contredire, restaient le front sombre, l’œil irrité, silencieux mais non convaincus. Leur esprit, lancé sur la pente de la bataille, regimbait aux appels de la clémence. Mais Amine développa quelque temps encore ces bonnes raisons, déploya une éloquence persuasive, et parvint enfin, grâce à l’influence qu’elle possédait sur les deux amis, à substituer au désir de vengeance qui les animait le sentiment bien plus noble de la générosité.

En effet, au diner, quand Édouard parut, avec son coup de poing sur l’œil et son nez au bleu, ce furent de tous côtés des exclamations, et, surtout de la part de M. et Mme Ledan, des questions empressées. Victor se taisait, mais il fronçait les sourcils, et il était sombre. Amine se hâta de prendre la parole et de raconter comment elle avait pansé Édouard avec l’aide d’Émile, et qu’en somme ce ne serait rien.

— Mais enfin comment a-t-il fait pour s’arranger ainsi, reprit Me Ledan.

— Oh ! dit alors Édouard c’est que je ne suis pas si habile que Victor, moi ; quand je tombe, je me fais mal. Je suis un maladroit. »

On n’en demanda pas davantage. Victor était devenu tout rouge et continuait de garder le silence. Mais après le diner, il s’approcha d’Édouard.

« Tu n’as pas voulu m’accuser, lui dit-il. Je t’en remercie. Tu es un bon garçon et je suis bien fàché de t’avoir fait du mal. Veux-tu ma belle toupie ?

— Non merci, répondit Édouard, je n’ai pas besoin de cadeaux pour être bien avec toi. Je te demande seulement de ne pas toucher aux bouvreuils.

— Oh ! pour cela, tu n’avais pas besoin de me le demander. Sois tranquille. »

Édouard après cette conversation, tour na ses pas du côté de son jardin, et les dégâts causés par la lutte, lui furent très-pénibles à revoir. Cependant, avec un peu de travail et de temps, ce serait bientôt réparé, et il n’y aurait pas d’autre mal. Édouard vit qu’il avait bien fait de suivre le conseil d’Amine. S’il avait fait punir Victor, celui-ci serait devenu son ennemi, et n’aurait pas manqué en toute occasion de lui jouer de mauvais tours, et, pour commencer, de s’emparer des bouvreuils, Au lieu de cela, Victor était devenu son ami, et le nid était désormais sauvé.

La tête d’Édouard lui faisait bien mal :

il avait les côtes endolories ; mais il était tout heureux au fond de l’âme des bonnes paroles de Victor, de ce pacte d’amitié scellé par une vigoureuse poignée de main, dont il sentait encore la chaleur, et, tandis qu’il marchait à petits pas dans l’allée qui longeait le mur, au-dessus du nid, et qu’il entendait sous le lierre les doux chuchotements des oiseaux et de leurs petits, il se disait que la souffrance physique est peu de chose quand on est content de soi. Il s’était dévoué pour de plus faibles que lui ; 1] avait été courageux et bon : Son cœur était tout rempli d’un sentiment délicieux et fier. Il était heureux.

Lucie B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

Mlle AMINE ET Mme LA JUSTICE DES CHOSES FONT CONNAISSANCE

Arrivaient les vacances de Pâques. Édouard ne les devait point passer à Paris, non-seulement parce qu’il n’était à Trèves que depuis un mois, mais aussi parce que le triste motif pour lequel son exil avait eu lieu ne faisait point désirer à ses parents qu’il revint sitôt. Édouard en était attristé. Cependant il sentait lui-même déjà combien sa santé physique et morale s’améliorait dans le milieu sain et charmant où il vivait. Il sentait à la fois sa poitrine s’élargir et ses idées s’étendre, et il lui semblait que, sous l’influence de l’air pur qui dilatait ses poumons, son âme aussi s’élevait et se purifiait. De plus en plus, il détestait les fautes qu’il avait commises ; seul, parfois, en y songeant, une âpre rougeur lui montait au front, et il eût donné beaucoup pour les effacer, si ce qui a été pouvait être effacé jamais.

Du moins ses fautes, si graves, si honteuses, s’éloignaient de lui pour ainsi dire, et lui devenaient comme étrangères, au point qu’il ne comprenait déjà plus comment il avait pu les commettre. Il recevait de sa mère des lettres, attristées sans doute, mais toujours tendres, qui le remplissaient de courage, en lui répétant qu’une bonne volonté sincère peut racheter toutes les fautes et rendre toutes les vertus ; et il répondait à ces lettres avec une effusion de repentirs, de promesses, de tendresses, qui le soulageait un peu, et ramenait la confiance et la joie — il le voyait bien — au cœur de sa mère. C’était depuis qu’Amine l’avait arraché à sa morne tristesse qu’Édouard pouvait s’épancher ainsi et qu’il se sentait meilleur ; et il aimait Amine à cause de cela. Édouard écrivait aussi à sa sœur et lui parlait de son jardin, de ses jeux, de ses camarades, et de tous les graves petits événements qui prenaient place dans sa vie. Ces lettres-là étaient surtout gaies ; car Adrienne n’avait pas été instruite par ses parents des fautes de son frère, ce dont Édouard leur était vivement reconnaissant. On avait craint que l’amitié fraternelle en fût chez elle ébranlée, peut-être à jamais, et l’on avait eu raison ; car, nous l’avons vu, les enfants sont rarement indulgents. Adrienne était donc la même pour son frère et regrettait son absence. Quant au papa, il n’écrivait pas à Édouard. Mais il recevait de M. Ledan les meilleurs témoignages sur la conduite de son fils, et Édouard savait qu’en continuant de bien foire il était sûr du pardon de son père dans l’avenir.

Pendant ces vacances de Pâques, il vint de nouveaux hôtes dans la famille Ledan. C’était une de leurs amies et ses deux filles, un peu plus âgées qu’Amine, l’une avant quatorze ans, et l’autre seize ; ces dames, qui venaient d’Angers, étaient élégantes, portaient des robes à grands falbalas, des corsages garnis, des nœuds de ceintures plus larges qu’elles, des rubans dans les cheveux, et des cheveux plus que la nature n’en peut fournir, qui trainaient sur leurs épaules. Ce n’était pas absolument laid, mais un peu affecté peut-être et le ton de ces dames l’était aussi. Elles n’avaient pas ce bon air simple qu’avaient Mme Ledan et sa fille ; elles parlaient avec recherche et en chantonnant, trainaient leurs jupes à grands bruit et prenaient partout beaucoup de place. Tout d’abord, les enfants les prirent en grippe, sans trop bien savoir pourquoi ; peut-être parce que ces dames, trop occupées d’elles-mêmes et dédaigneuses, ne firent pas la moindre attention à eux.

Il n’y eût qu’Amine qui accueillit avec plaisir les nouvelles venues. Il est vrai que leur visite, celle des demoiselles, s’adressait à elle tout spécialement ; mais Amine y mit plus que de la politesse et de la bienveillance ; de sa part ce fut une sorte d’enthousiasme. Elle ne s’occupa plus que de ses amies et parut oublier complétement avec elles la petite bande de frères et de camarades dont elle faisait partie quelques jours avant.

En outre — et cela mit le comble à l’indignation, — Amine, afin de ressembler à ces demoiselles, mit comme elle des rubans dans ses cheveux, et une robe longue, au lieu de cette jupe courte et de ces pantalons, qui la faisaient ressembler à un bon petit garçon, meilleur que les autres, et on la vit se promener dans les allées du jardin avec ses amies, d’un air mystérieux et composé, parlant bas entre elles, et riant tout haut, comme si elles avaient des secrets ensemble ou se moquaient de quelqu’un.

Tout d’abord, naturellement, les enfants avaient voulu les suivre et s’amuser avec elles, mais les amies d’Amine avaient déclaré — déclaré tout haut ! — que c’était fatigant et désagréable d’avoir cette marmaille sur les talons !

Cette marmaille !… Mais Victor et Charles étaient de l’âge d’Amine, après tout : et pour un an ou deux que ces Angevines avaient de plus, de pareils embarras, n’était-Ce pas à faire pitié ?

La marmaille fut indignée ; bien plus, blessée au cœur. Car Amine avait accepté cela, elle ! Elle n’avait pas protesté ! Elle s’associait aux dédains de ces demoiselles ! Elle ! Amine ! si bonne et si simple auparavant !

Elle avait bien toujours, il faut le reconnaître, pris, vis-à-vis de ses camarades, de petits airs maternels : jusqu’à dire quelquefois : mon enfant, même au grand Victor ! Les grands se moquaient de cela ; mais les petits l’auraient plutôt trouvé doux, et comme Amine, avec cela, était bonne vraiment, serviable, qu’elle raccommodait volontiers les petits malheurs, pansant également, au besoin, les doigts écrasés, les blouses déchirées, les nez en compote, ou les cahiers en lambeaux, on ne pouvait, au fond, lui en vouloir de faire ainsi la petite maman. Ce petit ridicule, si c’en était un, était justifié par de bons sentiments et avait son charme. — Oh ! mais à présent ! Quoi ! c’était ainsi. Mlle Amine ne tenait pas plus que cela à ses amis, et les lâchait à la première occasion pour des étrangères ! Et les traitait, ou les laissait traiter de… marmaille ! C’était affreux ! Cela criait vengeance !… Ah bien maintenant, on s’y laisserait prendre à ses façons maternelles ! Un genre que mademoiselle voulait se donner, tout simplement ! Une façon de faire sa petite femme ! Mais Iles mamans ne rejettent pas comme cela leurs enfants pour les premières venues. On saurait maintenant à quoi s’en tenir. On ne l’aurait pas cru, oh non certes ! mais on ne l’oublierait pas. — Parce qu’on était des garçons ! — Fort bien. Quand les belles amies seraient parties, on rappellerait à Mie Amine qu’on n’était encore et toujours que d’indignes petits garçons, étrangers aux belles manières, ignorants des modes et colifichets, de la marmaille en un mot, et qu’une personne de son importance ne pouvait pas jouer avec ces gens-là. Alors elle se trouverait toute seule désormais ; et elle s’ennuierait ; et ce serait bien fait !

« C’est entendu, résuma le grand Victor, c’est une chose jurée. Et n’allez pas, vous autres, continua-t-il, en s’adressant aux petits, fondre devant ses chatteries. Il faut sentir les injures et montrer qu’on a du cœur. »

Tous promirent ; car tous étaient vivement blessés, jusqu’au fidèle Émile lui-même qui n’était pas le moins animé, parce qu’il avait le cœur plus gros que les autres. Édouard aussi avait du chagrin de la conduite d’Amine, et ce chagrin, comme il arrive trop souvent, il désirait le rendre à qui de droit. Et cependant il se disait : « C’est dommage. Moi qui croyais qu’Amine avait si bon cœur ! »

Les Angevines partirent au bout de huit jours, et leur départ ne parut pas chagriner Amine ; car, après s’être donnée à ces nouvelles relations avec l’enthousiasme qu’éprouve la jeunesse pour tout ce qui est nouveau, elle avait bien fini par s’apercevoir qu’en effet ces demoiselles manquaient un peu trop de cette douce et bonne simplicité à laquelle son éducation l’avait habituée, et qu’elle aimait. Après cette excursion dans le monde, elle n’était pas fâchée du tout de reprendre ses habitudes et de retrouver son jardin, ses poulets et ses amis.

Elle croyait, apparemment, que les amis se laissent quitter et reprendre comme cela, sans rancune. On lui fit voir le contraire.

Eh bien, où étaient-ils donc ? Autrefois elle les rencontrait partout, à chaque instant, ces compagnons, ces frères, ces camarades, qui souvent même, les deux plus petits surtout, suivaient ses pas. Et maintenant on eût dit qu’ils fuyaient devant elle. Allait-elle les rejoindre au jardin, ils s’en allaient dans la cour. Se mêlait-elle à leur groupe, ils s’évanouissaient l’un après l’autre et elle restait seule. Aux repas essayait-elle de lier conversation avec ses voisins, ils n’entendaient pas ou répondaient d’une façon polie, mais brève, et se tournaient pour causer de l’autre côté. Hors de la présence des parents, quand elle s’adressait à l’un d’eux, alors c’était avec un grand coup de chapeau ou, si le couvre-chef manquait, avec une humble révérence qu’on lui répondait.

« Bonjour Charles, comment allez-vous ce matin ?

— Mademoiselle est bien bonne.

— Oh ! Émile, comme tu as chaud ! Attends, je vais t’essuyer le front avec mon mouchoir.

— Mille pardons, mademoiselle, mon propre mouchoir fera l’affaire.

— Mais il n’est pas propre du tout ! il est tout noir de terre, et tu vas te barbouiller.

— Les mouchoirs de la marmaille sont comme ça, et la marmaille ne craint pas d’être barbouillée. »

Quelquefois aussi à l’approche d’Amine, ces messieurs se mettaient à causer de modes, rubans, chignons, etc., d’un air pénétré, respectueux. Si l’on se comptait pour jouer, et qu’Amine fût là, on ne la comptait point, bien qu’autrefois, dans la plupart des jeux, elle fit sa partie. On la mettait enfin complétement en dehors de la petite bande en tout ce qu’on pouvait, sauf pour les classes qui étaient communes.

Amine vit bien de quoi il s’agissait, et peut-être s’avoua-t-elle quelle avait mérité cette rancune ; mais elle pensa que ce serait l’affaire d’un jour ou deux, et, d’une attitude indifférente et fort digne, elle parut n’y pas prendre garde. Cependant les jours passèrent sans rien modifier. La petite conspiration, cimentée par un sentiment unanime, tenait bon, avec d’autant moins d’effort qu’ils étaient six pour s’entr’aider et jouer, se suffisant parfaitement à eux-mêmes, tandis qu’Amine était seule. Elle essaya de vaincre les forces de l’ennemi en les divisant, et tout d’abord s’en prit à son frère Émile ; mais Émile, précisément parce qu’il avait été le plus attaché, avait été froissé le plus profondément. Il tint bon, — non sans effort, — mais Amine ne s’en rendit pas compte. Dépitée, chagrine, elle prit de l’aigreur, et répondit par des attaques si directes aux politesses affectées de ses adversaires. C’était les avertir de leur succès et leur donner beau jeu. Ils redoublèrent de courtoisie ironique. Amine s’emporta, dit des choses blessantes, et, tout en colère, et toute malheureuse, s’en alla pleurer dans son jardin.

Édouard n’y put tenir. Jusque-là, emporté par le goût de la bataille, et disons plus, par l’amour de la vengeance, il avait joué son rôle sans peine. Oui, car il tenait à montrer à Amine qu’elle avait eu tort de rejeter ces bons petits frères qui l’aimaient et avec lesquels elle vivait, auparavant, en si bonne intelligence ; mais, quand la chose s’envenima jusqu’à l’échange de paroles amères, quand le jeu devint cruel, et que seule contre tous, et vaincue, Amine pleura, Édouard se souvint combien elle avait été bonne pour lui, quand lui aussi pleurait, et il courut s’asseoir auprès d’elle, précisément dans un de ces fauteuils de mousse qu’ils avaient construits ensemble par ces belles matinées au soleil levant.

Amine, irritée, fit d’abord semblant de ne pas voir Édouard. Et puis, quand il lui remit sa serpette qu’elle avait laissé tomber :

« Oh ! comment, lui dit-elle, monsieur Édouard, vous allez vous brouiller avec vos chers camarades si vous restez près de moi.

— Oh ! je ne crois pas. Et puis, d’ailleurs…

— Mais si, je vous assure, puisque je suis une pestiférée, une excommuniée, à ce qu’il paraît ? Eh ! que voulez-vous ? Peut-être m’en consolerai-je ? Après tout, peut-être ces messieurs avaient-ils autant besoin de moi que je puis avoir besoin de ces messieurs. Mais on ne me trouvera plus. Désormais vous vous passerez de moi dans vos embarras aussi bien que dans vos jeux… Moi, d’abord, j’ai un chat très-aimable, Pouf. Pouf, lui, a un excellent caractère, Je jouerai avec lui, et ce sera bien plus gentil. Ensuite j’ai mes poulets ; et puis je veux élever cet été de petits perdreaux. On m’apporte toujours à la saison des foins, tant d’œufs trouvés dans les prés… Enfin mon jardin… Oh ! comme je vais m’amuser toute seule ! Par exemple je vous défends de rien toucher de ce qui est à moi… »

Édouard se taisait. Il trouvait Amine bien peu aimable en ce moment, et ne savait plus comment arranger les choses. Elle reprit :

« Je vous dis, Édouard, que vous allez vous brouiller avec les autres ; je vous le dis en amie.

— Mais, je veux, moi, être encore ami avec vous, dit-il.

— Quoi ! vrai ? répondit Amine ironiquement, vous êtes si bon que cela ! En tout cas, je ne m’en suis pas aperçue depuis quelques jours. Vous ne m’avez fait comme les autres que des sottises.

— Mais c’est que vous aussi, Amine, dit Édouard blessé, vous nous en avez fait une sottise, qui nous à fait beaucoup de peine. Et c’est pourquoi. Enfin, c’est vous qui avez commencé…

— Comment cela ? Qu’ai-je fait ?

— Oh ! vous le savez bien. Vous nous avez plantés là pour ces Angevines…

— Ah ! c’est ça ? Fort bien ! Alors, sans doute, j’aurais dû mettre ces demoiselles à la porte en leur disant : Non, voyez-vous, je ne puis m’amuser qu’avec ces petits garçons.

— Je sais que je suis petit, répondit Édouard avec dignité. Mais Victor et Charles sont de votre âge. Et enfin, quand même, nous n’avons que neuf, dix et onze ans, Émile, moi, Ernest et Jules, nous ne sommes pourtant pas de la marmaille.

— Ah ! voilà le grand mot lâché ! Le fameux mot, qu’on ne peut pas pardonner. Eh bien la preuve de votre injustice, c’est que, ce n’est pas moi qui l’ai dit.

— Nous le savons bien : mais vous l’avez laissé dire, et c’est aussi mal, presque…

— Je ne pouvais pourtant pas être impolie avec ces demoiselles…

— Non, mais vous ne deviez pas souffrir qu’elles le fussent avec nous. Vous les connaissiez à peine, et cependant vous leur avez tout de suite sacrifié de vieux amis.

— Oh ! de vieux amis ! répéta Amine ; et elle se mit à rire, ce qui fit beaucoup de plaisir à Édouard.

— De vieux amis, reprit-elle, devraient-ils être si rancuneux ?

— Mais… c’est que vous nous avez fait beaucoup de chagrin.

— Oh ! oui, en effet, des cœurs si tendres !…

— C’est vrai. Émile, lui, en a pleuré.

— Émile ! Je n’aurais jamais cru cela de sa part… Oh ! non, c’est bien mal ! continua-t-elle en s’animant, et je saurai maintenant ce que vaut votre amitié. »

Tout cela n’aboutissait guère à une entente. Il y eut un long silence, au bout duquel Édouard dit avec résolution :

« Eh bien, Amine, voulez-vous que je vous parle franchement ?

— Oh ! je veux bien. Dites.

— C’est vous qui avez eu tort.

— Ah ! fort bien, monsieur. Et vous ? pas du tout, c’est clair.

— Nous aussi, un peu, mais comme c’est vous qui avez eu tort la première, alors.

— C’est cela ; vous étiez obligés d’en faire autant ?

— Dame, c’est la justice des choses dit Édouard. Quand les gens reçoivent un mal, leur premier mouvement est de s’arranger toujours pour le rendre, volontairement ou non, à celui qui le leur a fait.

— Vous appelez ça la justice des choses ?

— Oui. »

Alors, Édouard parla des enseignements de sa mère, et comment il avait appris d’elle à reconnaître qu’on ne pouvait pas mal faire sans en être puni par sa faute même ; et cela sans châtiment décrété, ni même apparent quelquefois. Car la justice des choses n’a pas besoin d’aides, autres que les choses elles-mêmes, et elle agit au dedans comme au dehors.

Amine écoutait avec intérêt l’explication d’Édouard, et il se trouva qu’elle n’était plus en colère, mais toute sérieuse.

« Oui, dit-elle, je comprends cela ; blesser les autres, leur faire de la peine, c’est s’ôter à soi-même ce qu’on attend des autres, et dont on a besoin : l’amitié, l’aide, la bonne humeur. Oui, c’est juste, et c’est naturel aussi ; je vous ai rejetés, vous me rejetez à votre tour. À présent Édouard je comprends que je n’ai pas le droit de m’en fâcher ; et si je m’en fâchais, nous resterions brouillés, ce qui nous ferait du tort et de la peine à tous. Eh bien, je l’avoue avec vous, j’ai eu tort ; et ce que je vous dis à vous, qui avez été le meilleur pour moi…

— Ah ! c’est que vous aussi aviez été bonne pour moi, Amine, et je m’en souviens.

— Alors, c’est encore la justice des choses, en bien cette fois.

— Oui, sans doute, elle récompense comme elle punit.

— Je disais donc, Édouard que je veux avouer aux autres comme à vous que j’ai eu tort, et je les prierai de me rendre leur amitié, que désormais je priserai davantage. »

Amine, en effet, le soir, au diner, prit la parole et, non sans rougir un peu, fit l’aveu du tort qu’elle avait eu, convint avoir mérité les représailles qui lui avaient été infligées, et, déclarant que, bien avant le départ de ces demoiselles, elle regrettait déjà la société de ses amis, elle les pria d’oublier ce qui n’avait été de sa part qu’un excès de complaisance pour ses visiteuses, et non point un manque d’amitié.

La voix d’Amine à ces derniers mots s’était altérée. Alors, l’ainé de ses frères, Ernest, se leva, et vint l’embrasser en disant :

« Je suis bien content que tu prennes la chose comme ça ; car à présent c’est fini ; et moi aussi je t’assure, ça commençait à m’ennuyer joliment. Tu es une bonne fille ! »

Victor et Charles, émus de même du courage et de la franchise d’Amine, allèrent jusqu’à s’excuser de leurs taquineries. Jules déclara qu’il ne lui en voudrait plus jamais. Émile, lui, qui avait eu le plus gros chagrin, ne dit rien et ne bougea pas ; mais baissa la tête dans son assiette, au point que sa mère s’écria :

« Émile, mais tu mets de la sauce à tes cheveux ! — C’est qu’il pleurait, le pauvre garçon, et ce fut Amine, qui voyant cela, vint lui relever la tête, pour l’embrasser très-fort,.

— C’est bien, ma fille, dit M. Ledan. Voyez, enfants, que de chagrins, que de malentendus cruels nous nous épargnerions si nous savions reconnaître et avouer franchement nos torts. Au lieu de cela, on veut absolument paraître avoir raison, ce qui ne trompe personne, mais aigrit et excite contre vous ceux qui, bien convaincus au contraire qu’ils ont des reproches à vous adresser, veulent absolument de leur côté, vous le prouver à vous-même. Et c’est ainsi qu’on se combat quand on pourrait s’accorder, qu’on arrive à se détester et à se rendre la vie désagréable quand on pourrait s’aimer et se rendre heureux.

— Je vois, papa, répondit Amine, que tu es de l’avis d’Édouard, que nous ne pouvons pas mal faire sans nous préparer un mal ou un chagrin.

— Parfaitement. Quoi ! c’est Édouard qui dit cela ?

— Oui, et il appelle cette loi la justice des choses.

— Oh ! oh ! Édouard est donc un moraliste ?

— Ce n’est pas moi, dit Édouard en rougissant, c’est maman.

— Sans doute, reprit Amine ; mais enfin, Édouard, vous expliquez tout cela très-bien, et c’est grâce aux conseils que vous m’avez donnés, que je n’ai plus le cœur gonflé de chagrin et de rancune, ce qui fait très-mal en effet, et que nous voilà tous bons amis »

On parla beaucoup alors de la justice des choses, et chacun donna son avis.

« Moi, dit le pétulant Victor, je ne crois pas ça. Il m’est arrivé de faire des sottises… »

Et il s’arrêta comme cherchant dans ses souvenirs.

« Personne n’en doute, lui dit obligeamment Charles ; va donc.

— Eh bien, quand on ne s’en est pas aperçu, il ne m’est rien arrivé, et je n’y ai plus pensé.

— Peut-être, observa M. Ledan, est-ce parce que vous n’y avez plus pensé que vous n’en avez pas vu les conséquences ? »

Charles, de l’air réfléchi, et même doctoral, qu’il avait parfois, objecta que cette règle-là, si toutefois c’était une règle, lui paraissait pleine d’exceptions.

« Affirmer ne suffit pas, dit M. Ledan, il faut des exemples.

— J’en chercherai, répondit Charles, qui était fort ergoteur.

— Moi aussi, dit Jules. »

Il semblait que ces messieurs trouvassent madame la Justice des choses impertinente de se mêler ainsi de leurs affaires et que, s’attendant à quelques mauvais tour de sa part, ils voulussent aussi lui en jouer un, et tout d’abord se réserver le droit de la Contester en prouvant qu’elle n’était point infaillible.

« Fort bien, dit M. Ledan ; cherchez. En cherchant, on trouve toujours quelque chose. Mais veuillez, je vous en prie, nous faire part de vos observations, car la chose nous intéresse tous, et de façon grave. S’il était bien prouvé qu’on ne peut mal faire sans s’en trouver mal, que le méchant est sa propre dupe, et qu’en un mot, nos vices et nos défauts sont avant tout des sottises, — ma foi, il me semble que nous serions bien près de vouloir être bons, tous, c’est-à-dire heureux, au lieu de nous dévorer les uns les autres, comme nous l’avons fait avec tant de succès, depuis, et avant les temps historiques. Oui, la chose vaut la peine d’être examinée. Que chacun de nous donc interroge sa conscience, ses souvenirs, et qu’à un jour fixé… Combien vous faut-il de temps ?

— Demain, s’écria Jules étourdiment.

— Huit jours ne sont pas de trop, répondit Charles.

— Non certes, dit M. Ledan, et je propose plutôt dimanche en huit, ce qui fera dix jours environ. Nous nous réunirons dans le salon du jardin d’Amine, et là, bien assis dans nos fauteuils de mousse, et tous face à face, nous nous livrerons sur preuves authentiques à l’examen de ce grand problème. »

Chacun promit d’y songer et de raconter à son tour ce qu’il trouverait à cet égard dans ses souvenirs.

Lucie B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

ÉDOUARD DÉDAIGNEUX

Le lendemain matin, Édouard, courant à son jardin, aussitôt levé, aperçut, au milieu d’un des grands carrés un jeune paysan qui ramait les petits pois, c’est-à-dire, piquait des branches destinées à les soutenir, et auxquelles s’accrocheraient leurs vrilles à mesure que la tige croitrait en hauteur. Le jardin avait grand besoin d’un bon coup de main ; car M. Ledan, qui lai aussi pendant les récréations prenait la bêche, ne pouvait suffire aux soins qu’exigeaient tour à tour et souvent tous à la fois, les salades, les artichauts, les haricots, les fraisiers, tous ces végétaux empressés de croître qui remplissaient les carrés et les plates-bandes. Aussi, depuis quelques jours, Édouard entendait-il dire sans cesse :

« Antoine ne vient pas ! Quand donc aurons-nous Antoine.

— Ce doit être Antoine, se dit-il, et il passa vite ; car il était impatient d’aller voir si son gros bouton de rose était enfin épanoui. Mais en revenant, les mains dans ses poches, il s’approcha pour voir comment ce paysan s’y prenait pour faire la besogne ; car ses petits pois à lui aussi allaient avoir besoin de branches pour monter. Il s’arrêta donc au bord du carré. Le jeune paysan releva la tête ; une expression bienveillante se peignit sur sa figure en voyant Édouard près de lui, et ses traits s’animèrent comme s’il allait parler, ou plutôt répondre ; mais voyant qu’Édouard ne disait rien, il parut étonné, et se décida enfin à saluer le premier, quoique ce fût à Édouard de le faire en sa qualité d’arrivant.

— Bonjour, monsieur, dit-il.

— Bonjour, » répondit Édouard.

Le paysan se remit à l’ouvrage, et pas un mot de plus ne s’échangea entre eux, jusqu’au moment où sonna la cloche du déjeuner.

Édouard, dont l’appétit était fort alerte, courut à la maison et entra des premiers dans la salle à manger. Il fut bien étonné, quelques minutes après, d’y voir entrer aussi, en compagnie d’Ernest, le même jeune paysan, le jardinier Antoine, et plus encore lorsqu’il le vit prendre place à la table. Quoi ! il n’allait pas manger à la cuisine, ce paysan ! ce garçon qui venait de toucher la terre avec ses mains ?

Mais Édouard aussi touchait la terre avec ses mains, et il les lavait ensuite, comme avait sans doute fait Antoine.

— Oui, mais ces mains étaient si rudes, si mal faites ! et puis ce garçon parlait patois, et il manquait tout à fait de bonnes manières : Il porta plusieurs fois son couteau à la bouche, et il s’essuyait la bouche avec son pain, en laissant sa serviette à côté de lui sur la table. Enfin, il laissa échapper deux ou trois gros mots, avec autant de simplicité que s’il se fût agi d’interjections grammaticales. Tout cela choquait Édouard au dernier point ; il trouvait que c’était de la part de M. et Mme Ledan une bizarrerie du plus mauvais goût que de recevoir ce rustre à leur table ; il se sentait même offensé dans ses droits, dans sa respectabilité à lui, Édouard, garçon de bonne compagnie, et il prit en conséquence un air sérieux, ou plutôt gourmé.

À part les incorrections du langage et de l’attitude, la conversation du jeune paysan n’était pourtant pas sans valeur, et tel était apparemment l’avis de M. Ledan, puisqu’il interrogeait Antoine et l’écoutait avec intérêt. Il s’agissait de l’état des cultures du pays, des différents procédés employés, de quelques essais faits par les plus intelligents cultivateurs, des espérances de cette année. Antoine répondait en garçon qui sait et qui observe ; il fit même quelques réflexions pleines de sens ; mais Édouard n’avait garde de l’écouter, et restait soigneusement retranché dans son impression première.

Au repas de midi, il en fut de même. De plus en plus choqué de la présence à table de ce paysan aux mains calleuses, mais n’osant s’en exprimer vis-à-vis de M. Ledan, Édouard du moins s’en vengea vis-à-vis d’Antoine par le dédain.

« Qu’est-ce que ça peut être que ce rustre ? demanda-t-il à Victor, comme ils quittaient la salle à manger.

— C’est un bon garçon, » répondit Victor, qui tout aussitôt courut vers Antoine pour lui demander un conseil au sujet de son jardin.

Déjà les autres enfants entouraient Antoine, l’accablant de questions et de demandes, auxquelles il répondait d’un air doux et obligeant ; puis il alla donner quelques coups de main à chacun des jardinets. Édouard seul ne lui demanda rien, et s’en alla sarcler tout seul un de ses carrés.

Il était ainsi occupé, quand Antoine vint à passer.

« Oh ! oh ! c’est là votre jardinet à vous, monsieur ? un peu tardif ! mais bien venant et bien joli, tout de même ! »

Édouard leva la tête d’un air surpris, et ne répondit pas.

Un étonnement pénible se peignit sur la bonne figure d’Antoine ; il s’éloigna, et derrière lui, Édouard demeura confus et fâché ; car il sentait bien qu’en ceci le plus grossier des deux n’était pas le paysan. Il s’excusa pourtant en lui-même ; il ne l’avait pas fait exprès, précisément ; il avait bien un peu cherché une réponse, mais ne l’avait pas trouvée. Aussi, pourquoi ce garçon lui adressait-il la parole, comme cela ? Tant pis pour lui. Ce n’était pas la faute d’Édouard. Décidément, cet Antoine était un personnage fâcheux et insupportable.

Le hasard passe pour avoir des malices. Il en eut certainement une ce jour-là. Le couvert d’Antoine se trouva placé, le soir, près de celui d’Édouard. En s’en apercevant, Édouard fit une grimace significative, retira sa chaise, éloigna le plus possible son couvert, s’arrangea enfin de manière à laisser un espace entre Antoine et lui, comme si cet honnête garçon eût été un pestiféré et un galeux. L’impertinence n’était déjà que trop évidente, quand les observations d’Émile vinrent la souligner. À force de s’éloigner du jeune paysan, Édouard en était presque arrivé à partager le siége d’Émile, son voisin de gauche, et à manger dans son assiette.

« Qu’est ce que tu as donc à me serrer comme ça ? Reste à ta place, Édouard ! s’écria le bon gros garçon, qui, surpris de cette invasion, était à cent lieues d’en deviner la cause.

— Allons ! allons ! silence, je vous prie, » dit M. Ledan, en lançant un coup d’œil sévère à Édouard.

Mais Émile tenait à s’expliquer.

« Regarde, papa, si je puis manger à l’aise : nos assiettes se touchent ; je n’ai pas de place où mettre mon couteau, et puis encore l’agrément d’avoir dans les côtes le coude d’Édouard. Ça n’a pas de raison, Ça, quand il y a tant de place du côté d’Antoine. »

M. Ledan vit bien qu’il n’y avait pas moyen de pallier la sottise de son élève, et s’adressant à Édouard d’un ton mécontent :

« Il est évident que vous n’êtes pas bien, Édouard, montez dans votre chambre. On aura la bonté d’aller vous soigner après diner.

— Pardon, excuse, monsieur, dit alors Antoine ; faut pas ennuyer pour ça M. Édouard. Moi, je sais ce qu’il faut pour le guérir. C’est seulement qu’il change de place avec mon petit ami, M. Émile. Ça le dégênera tout de suite. et moi aussi, » ajouta-t-il avec un air de dignité simple, qui réduisait à leur valeur les dédains d’Édouard, tout aussi bien qu’eüt pu le faire la parole plus habiie d’un homme du monde.

Après ces paroles, après l’empressement que mit Émile à prendre place auprès d’Antoine, à qui revenait le droit d’être confus ? Non pas assurément à Antoine, objet d’une grossicreté qu’il flétrissait et pardonnait à la fois ; mais bien à Édouard, qui, sous prétexte d’une délicatesse plus raffinée, avait mérité de recevoir, de la part d’un paysan, une leçon de convenance et de dignité humaines.

Édouard sentit bien cela. Une vive rougeur lui en monta au visage, et tout le monde fut témoin de sa confusion. Mais il faut ajouter que personne n’en eut pitié ; car tout le monde, et, en particulier la famille Ledan, aimait Antoine et avait ressenti l’injure qui lui était faite.

Édouard acheva de diner, seulement pour faire contenance, car il n’avait plus d’appétit ; et à peine Mme Ledan eut-elle commencé le geste de quitter sa chaise, qu’il se trouva hors de table et s’en alla, ou plutôt s’enfuit au jardin. Tout plein de l’irritation, si douloureuse, que produit en nous la conscience d’une faute commise, Édouard, les mains dans ses poches et la tête baissée, arpentait une des allées du fond du jardin quand il vit venir à lui M. Ledan.

Pourquoi M. Ledan venait-il ainsi trouver Édouard ? Ce ne pouvait être que pour lui adresser des reproches ; Édouard fronça les sourcils, enfonça plus profondément ses mains dans les poches de son pantalon, et de pied ferme attendit son instituteur, en cherchant des arguments capables de justifier une action, dont il se repentait pourtant en lui-même. Et il en eût trouvé certainement, si la première parole de M. Ledan n’eût déconcerté ses préparatifs de défense.

« Vous devinez, Édouard, pourquoi je viens causer avec vous. Mais notre conversation serait inutile si vous n’étiez disposé à causer franchement, sérieusement, comme on fait entre amis et entre gens désireux de s’éclairer mutuellement. Si vous voulez me dire quelles raisons vous avez eues de faire une insulte à ce jeune homme, je vous dirai ensuite quelles raisons il y avait pour ne pas le faire.

— Je ne dis pas, monsieur, que j’ai eu raison, avoua tout de suite Édouard, touché de cet appel à sa franchise.

— Ni moi non plus, répondit M. Ledan ; mais c’est précisément ce que je voudrais examiner avec vous.

— Eh bien, monsieur, je crois que j’ai eu tort.

— Moi aussi ; mais enfin, vous n’en êtes peut-être pas bien sûr ? Quand vous avez agi ainsi, VOUS étiez poussé par certains motifs, vous éprouviez un sentiment, qui n’a pu si vite s’effacer. Ne pensez-vous pas qu’il serait bon de l’analyser et de voir ce qu’il vaut, afin de le rejeter s’il est mauvais, ou de le conserver s’il est juste ?

— Oui, monsieur.

— Eh bien alors, quels ont été les motifs de votre dédain pour Antoine ?

— Monsieur, c’est que… dame, il a des mains si rudes… et une blouse… pas très-propre… et des manières… si peu convenables… et un langage… »

En énumérant tout cela, Édouard commençait même à trouver qu’il n’avait pas eu si grand tort ; car enfin, la propreté est une vertu, et l’amour du beau… — M. Ledan prit la main d’Édouard, l’ouvrit, et lui fit remarquer certaines callosités à la paume, au-dessous des doigts.

« C’est depuis que je travaille à mon jardin, dit Edouard…

— Sans doute. Vous y travaillez ure heure environ par jour. Si vous y travailliez du matin ou soir, vos mains seraient partout durcies et jaunies comme à cet endroit. Mais cela ne les empêche pas d’être propres, n’est-ce pas ?

— Non, monsieur, quand elles sont très-bien lavées. »

M. Ledan retourna la main d’Édouard et attacha un regard significatif sur les ongles, qui étaient noirs, — elles n’étaient donc pas si bien lavées, — Édouard rougit jusqu’au blanc des yeux.

« Vous convenez donc, poursuivit M. Ledan, que les mains d’Antoine, bien que brunies et calleuses, sont propres quand il les a lavées ; le paysan ne manque pas à ce soin avant chaque repas. De plus, pensez-vous que le devoir d’un agriculteur soit d’avoir les mains douces ?

— Où ! non, ce serait un paresseux.

— Et l’on ne peut pas mépriser un homme parce qu’il travaille et fait son devoir. Je crois qu’il serait juste, au contraire, de le respecter pour cela ?

— Oui, monsieur.

— Ah ! si tel est votre avis, je suis sûr que maintenant, au lieu de les dédaigner, vous honorerez les vaillantes mains de ce pauvre Antoine ; c’est déjà cela de sauvé. Quant à ses manières. Il y a deux façons de n’être pas convenable : l’une consiste à ne pas observer les formes purement extérieures du savoir-vivre ; l’autre à ne pas respecter les convenances morales, c’est-à-dire, à oublier sa propre dignité, et à blesser la liberté et la dignité d’autrui.

— Oh ! Antoine manque seulement à la première.

— Disons tout de suite qu’il n’a que des défauts de forme.

— Oui, mais.

— Cela donne-t-il le droit de manquer vis-à-vis de lui aux convenances morales, chose beaucoup plus grave assurément ? »

Édouard baissa le nez.

« Du reste, vous avez bien raison de tenir à la propreté, à la beauté des formes, à la pureté du langage. L’harmonie des dehors est une bonne et belle chose, et nous avons pour devoir vis-à-vis des autres et de nous-mêmes de l’acquérir, quand les moyens nous en sont donnés. Toutefois nous ne pouvons donner le pas à cette qualité sur toutes les autres. On rencontre des gens propres et polis, qui sont en même temps fourbes, égoïstes, indélicats. De rudes, mais honnêtes campagnards, ne leur sont-ils pas préférables ?

— Oui, mais si les campagnards honnêtes étaient aussi bien élevés ? Pourquoi pas ?

— Oh ! vous avez bien raison, Édouard, Pourquoi pas ? Cette question-là, il faut se la faire sans cesse ; qui mieux est, il faut tâcher de la résoudre, et je vous engage à la garder en vous-même, et plus tard, quand vous serez homme, à l’adresser à tout propos et sous toutes les formes possibles, aux hommes de votre temps. Oui, certainement tous les campagnards, tous les travailleurs, tous les hommes devraient être instruits et bien élevés. Mais en attendant, je vais répondre à votre question comme il faut bien y répondre aujourd’hui : Ce jeune paysan n’est pas instruit et bien élevé, parce que sa famille n’a pu lui donner une autre éducation ; parce que le temps de ces travailleurs, qui ne sont pourtant pas des paresseux, je vous jure, passe à se procurer seulement de quoi vivre. À l’âge de six ans, déjà, le petit Antoine, armé d’un aiguillon, marchait, excitait les bœufs, dans les guérets, devant la charrue. Il allait aussi aux champs garder les oies ; puis les moutons ; puis les chevaux et les bœufs. À douze ans, il bêchait le jardin. À quinze ans, il prenait en main la charrue. Depuis l’âge de dix ans, votre âge, Édouard, ce garçon-là gagne sa vie, et maintenant celle de ses frères, plus jeunes que lui. Voilà pourquoi il n’a eu le temps d’aller à l’école qu’un petit nombre de mois, et pourquoi il ne sait pas le français. La pauvreté des siens, la nécessité de vivre, dès l’enfance, l’ont courbé sur le travail, du lever du soleil au coucher. C’est pour cela qu’il a les mains rudes, qu’il dit j’avions, sapredienne, que sa blouse de cotonnade est fripée, bien que, lavée toutes les semaines, elle soit en réalité au moins aussi propre que votre habit, Édouard. Non, ses parents ne lui ont pas enseigné les bonnes manières, car ils ne les connaissent pas. Honnêtes, ils lui ont seulement enseigné l’honnêteté. Vous ne verrez jamais Antoine blesser quelqu’un volontairement. Doux, bon, consciencieux, il possède du moins une délicatesse qui ne s’apprend guère. Il est de plus fort intelligent, et il ne lui manque en somme que ce que le sort lui a refusé. Est-ce un tort qu’il soit juste de lui faire sentir, Édouard ? le croyez-vous ?

— Oh ! non, monsieur, certainement.

— Quant à moi, reprit M. Ledan, en posant la main sur l’épaule d’Édouard, savez-vous le sentiment que j’éprouve en face de gens dépourvus d’instruction et d’éducation ? Ce sentiment, mon enfant, ne peut pas être le vôtre ; vous n’avez pas encore assez réfléchi sur tout cela ; mais je veux vous le dire ; car vous l’éprouverez aussi, je l’espère. C’est un sentiment tout différent du dédain et de la fierté ; un sentiment de honte et de souffrance pareil à celui que ressentirait un homme de cœur, voyageant dans un désert, si après avoir satisfait largement sa faim et sa soif il se trouvait hors d’état de secourir un survenant affamé. La science est le patrimoine, l’héritage humain, de quel droit en ai-je la jouissance, quand les autres en sont privés ? Sans doute mon savoir n’augmente pas leur ignorance ; mais je n’en jouis pas moins d’un bonheur auquel ils avaient droit aussi bien que moi, qui est nécessaire à tous, et qui se trouve refusé pourtant au plus grand nombre. Il me semble donc que j’ai mérité d’être l’objet de leur jalousie, que je puis leur sembler un égoïste et un mauvais frère, et bien loin de m’enorgueillir de mon avantage vis-à-vis d’eux, c’est un sentiment de confusion que j’éprouve de ne pouvoir le leur faire partager. »

Tandis que M. Ledan parlait ainsi, l’émotion qu’il analysait se peignait sur ses traits et colorait ses joues. Édouard ne put s’empêcher de penser que M. Ledan était un bien bon et honnête homme. Il était un peu étonné pourtant ; Car il avait cru jusque-là, comme à peu près tout le monde, que les gens instruits pouvaient être fiers vis-à-vis des ignorants. Mais il se promit d’y réfléchir, et comme en attendant, il était touché, il dit vivement :

« Je Vois, monsieur, que j’ai eu tout à fait tort. »

M. Ledan serra la main d’Édouard.

« Bien, mon enfant. Mais vous pourriez vous demander encore pourquoi, contrairement aux habitudes, j’ai admis Antoine à la table de famille ? C’est que son père, enfant du même village que moi, était mon ami d’enfance, que notre amitié s’est conservée, que j’aime Antoine, que nous l’aimons tous ; qu’enfin lorsqu’il vient travailler à notre jardin, je ne puis lui faire accepter aucun salaire, et cela parce que l’hiver dernier je lui ai donné quelques leçons, dont il a beaucoup profité. Voilà pourquoi j’ai cru pouvoir sans scrupule faire asseoir ce brave garçon, notre ami, à la même table qu’un petit Parisien bien élevé comme vous.

— Monsieur, dit Édouard, je vous demande pardon.

— Vous le devez, mon enfant : car en insultant mon hôte, vous m’avez insulté aussi. Je vous pardonne, parce que, je le vois, vous en êtes fâché ; mais je ne vous cache pas que vous m’avez causé, que vous nous avez causé à tous, un vif déplaisir. Nous avions eu déjà quelque peine à mettre Antoine à l’aise avec nous ; car le paysan qui se sait inférieur à nous par l’éducation, éprouve de la gêne en notre compagnie. Il a sa fierté, sent fort bien que tout honnête homme est l’égal d’un honnête homme et ne veut point essuyer nos railleries. Je ne voudrais pus qu’Antoine se sentit gêné au milieu de nous, et je désire que lui et ses frères soient amis de mes enfants, comme nous sommes amis son père et moi. Quant à vous, Édouard, croyez-moi, ce n’est pas la vanité qui rend heureux, mais la simplicité de cœur et la bienveillance. »

Et là-dessus, M. Ledan, après avoir affectueusement passé la main sur la tête du petit garçon, le quitta.

Édouard resta tout triste. Malgré la bonté de M. Ledan, il sentait que tout le monde devait lui en vouloir de l’injure qu’il avait faite à ce brave garçon ; il en était peiné lui-même, et enfin, l’amour-propre étant aussi de la partie, il ne se sentait pas peu mortifié de s’être montré en réalité moins bien élevé que ce paysan, qu’il avait voulu écraser de sa supériorité et dont il avait reçu une leçon bien méritée. Il passa le reste de la récréation tout seul, pendant que les autres groupés autour d’Antoine, lui montraient à l’envi les beautés de leurs jardins, et recevaient de petits services et de bons conseils.

Ce n’était pas Édouard qui en aurait eu le moins besoin. La grosse racine, par exemple, qu’il ne pouvait arracher, et qui s’entêtait à pousser des jets au milieu de son parterre, cette racine endiablée, dont un coup de serpe habile pouvait seul venir à bout !… Et ses rosiers qu’il ne savait pas tailler, et au sujet desquels on lui avait dit précisément : Antoine vous l’apprendra ! Et le petit berceau qu’il voulait construire, mais dont il ne pouvait assez solidement enfoncer les pieux ! Quel chagrin de ne pouvoir profiter de cette occasion ! Et Édouard sentait en ce moment que ce petit paysan dédaigné avait cependant une valeur et des connaissances que lui, Édouard, n’avait point.

Autant cette journée fut agréable et profitable aux autres enfants, autant elle fut triste et pleine de regret pour Édouard. Il en fut de même le lendemain ; car Antoine revint ce jour-là. Tandis qu’Édouard travaillait à son jardin, Antoine passa bien devant lui et jeta même un coup d’œil sur la petite plantation ; la douce physionomie du jeune paysan n’exprimait point de rancune. Mais Édouard, après l’avoir insulté, pouvait-il lui demander un service ? Oh ! non.

Il est vrai que s’il ne devait rien demander à Antoine, Édouard pouvait, devait lui faire des excuses. Oui, sans doute ; il y pensa ; mais ne le fit point. Et je crois que peu d’enfants le condamneront pour cela ; car on sait bien que c’est là l’effort qui coûte le plus et auquel s’oppose tout ce qu’il y a en nous de fausse honte et de vraie timidité. On voudrait que ce fût fait ; on ne sait comment s’y prendre. Les mots, le courage manquent, et la langue s’obstine à rester derrière les dents. Nous sommes encore ainsi faits que la présence des gens envers qui nous avons des torts nous est désagréable, quand même ces gens seraient les plus aimables du monde. Car c’est en eux que nous nous représentons notre faute, au lieu de la voir où elle est, c’est-à-dire en nous. Il y en a même, qui poussent la chose jusqu’à en vouloir énormément à ceux qu’ils ont offensés.

Sans aller jusque-là, certes, Édouard était impatient du départ d’Antoine et il fut enchanté de voir arriver la fin de ce second jour, qui était le dernier de la semaine de travail. Mais que devint-il en apprenant que les enfants avaient comploté avec Antoine d’aller passer le lendemain dimanche, à la ferme, chez les parents du jeune paysan, et que M. et Mme Ledan avaient ratifié ce projet qui enchantait tout le monde. Ce fut en lui criant joyeusement à demain ! qu’on se sépara d’Antoine. Édouard seul restait dans son coin, silencieux.

En toute autre circonstance, il eût été charmé de cette partie de plaisir. Mais il se demandait s’il pouvait être de la fête, et comment il serait reçu par cette famille qui, prévenue par Antoine de l’impertinence du petit Parisien, s’étonnerait à bon droit qu’il osât venir réclamer l’hospitalité de gens pour lesquels il affichait tant de dédain. Ces pensées le préoccupèrent toute la soirée, si bien qu’avant de s’aller coucher, s’adressant résolûment à M. Ledan, le front rouge et la voix entrecoupée, il lui demanda la permission de rester à la maison le lendemain.

« Je comprends votre motif, Édouard, répondit M. Ledan ; mais c’est vraiment impossible. Françoise profite de notre absence pour aller de son côté voir sa mère. La maison reste entièrement vide ; vous n’auriez pas vos repas ; vous seriez tout à fait seul et pour moi je ne serais pas tranquille, — Mais vous avez tort de vous tourmenter, ajouta-t-il, en voyant la contrariété d’Édouard. Je vous l’ai dit : les Ravenel, les parents d’Antoine, sont de braves gens, chez qui les bons sentiments suppléent à l’éducation, Vous êtes mon élève ; vous serez leur hôte ; cela suffit pour que leur hospitalité ne soit pas pour vous moins affable que pour les autres. Si elle est au fond moins sympathique, ce ne sera pas leur faute ; mais rien du moins ne vous le fera sentir, j’en suis certain. »

Cette assurance n’effaçait pas la gêne secrète qui devait remplacer pour Édouard les plaisirs de cette journée ; mais il ne pouvait insister davantage, et il fallait bien en prendre son parti.

Lucie B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

LA FERME DES RAVENEL

Dès huit heures, le lendemain, la petite colonie partait à pied, sous le beau soleil matinal de mai, le plus pur, le plus charmant des douze soleils de l’année. Il n’avait pas encore fini de boire toute la rosée couchée sous les arbres et les buissons, et déjà cependant il faisait chaud hors de l’ombre, et toute la campagne était éclairée en fête, avec de belles ombres bleues dans les fonds et autour des bois. Les notes sonores, qui s’échappaient des cloches du village, dansaient avec les bourdons et les moucherons dans l’air, et les oiseaux, qui pourtant ne font pas leurs classes pendant la semaine, chantaient aussi le beau dimanche à pleine voix, dans les feuillées nouvelles, encore petites et jaunettes, qui reluisaient encore des sucs du bourgeon, comme les papillons au sortir de la chrysalide, ou comme l’oiseau au sortir de l’œuf. Verte de santé, l’herbe croissait à cœur joie, toute mêlée de fleurs, belles ou mignonnes, et que l’on ne pouvait s’empêcher de cueillir, tant on voyait bien qu’elles étaient faites pour être admirées, aimées, baisées, et non pour demeurer seules à se faner tristement. Ensuite, cela ne retardait guère ; il y en avait tant au bord du chemin ! On courait vers la fleur la main tendue ; on la happait comme fait l’hirondelle au vol, et l’on revenait vers le gros de la troupe d’un nouveau coup d’aile ; car, si l’on trouvait Ja route charmante, on n’en était pas moins pressé d’arriver. Bien que la ferme ne fût guère qu’à une lieue de Trèves, il semblait, à voir de quel pas leste et relevé l’on marchait, qu’on eût entrepris le tour du monde. Et les visages rayonnaient ! Et l’on était si jaseurs, si butineurs, si gais, si chanteurs, si légers, si bons, si naïfs, si inventifs, si charmants, si bourdonnants, si bruyants, si capables de tout enfin et si enivrés, que c’était presque le bruit d’une armée en marche, et un caquetage à rendre jalouses les pies, qui s’envolaient en riant, d’un ton moqueur, tandis que. les fauvettes au contraire n’en chantaient que mieux et plus fort, voyant bien que c’étaient des gens heureux qui ne voulaient déranger personne.

Édouard seul était… triste ? non, par cette matinée-là, c’était impossible, mais inquiet ; pour lui seul le ciel radieux de cette journée avait un nuage.

C’est que, voyez-vous, notre être moral n’a pas moins besoin de bon accueil et de sympathie que notre corps de chaleur et de lumière. L’air avait beau être pur et bienfaisant, le soleil splendide et le ciel bleu, en dépit de ces harmonies, de ces biens, de cette expansion du monde extérieur, il y avait au cœur d’Édouard une contrainte, une glace ; car il n’allait pas, comme ses compagnons, au-devant de cœurs ouverts pour le recevoir. Comme il avait manqué de bienveillance, il savait n’en pouvoir attendre ; et cela vous fait l’hiver au milieu du plus bel été, fût-on à Naples ou dans la Floride.

Mais voici la ferme, à côté d’un bois, avec de grands prés derrière, et au-devant une cour entourée d’étables, avec de hautes meules de paille, pointues. On entre. Les gens accourent ; le fermier et la fermière, Antoine, une grande fille blonde qui a l’air d’être sa sœur, deux ou trois garçons saluent chaque arrivant, et Édouard, dont le malaise est devenu tout à fait pénible, voit le même sourire franc et affable s’arrêter sur lui. Mais il se dit : « C’est qu’ils ne savent pas encore que c’est moi. »

On fit asseoir tout le monde autour d’une grosse table de chêne cirée, reluisante, et des verres furent apportés par la grande fille, qu’on appelait Ravenelle et qui, toute rose et riante, les posait devant chacun.

— Ne mit-elle pas le verre d’Édouard plus brusquement que les autres ?

Il y avait au coin de la cheminée une petite vieille à figure ridée et à cheveux blancs : c’était la grand’mère. Et puis, à chaque instant il entrait quelque nouveau personnage, enfant ou adolescent, garçon ou fille, qui, fixant de grands yeux sur les nouveaux venus, allait se ranger derrière la grand’mère. Et M. et Mme Ledan, ou Amine-ou Ernest les appelaient :

« C’est toi, Joseph ! c’est toi Joliette ? — Eh ! c’est Fanchon ! Voilà Pierre ! »

Et l’enfant venait, un tantinet honteux et la tête penchée sur l’épaule, se faire embrasser.

Et il semblait que cela ne dût point finir, car il en entrait toujours quelque autre, celle-ci par la porte d’entrée, celui-là par la porte du fond, cet autre par la fenêtre, et un moment Édouard se dit qu’il en allait tomber sans doute par la cheminée.

« Mais, dit Me Ledan, qui n’était pas venue depuis longtemps à la ferme, je croyais, madame Ravenel, que vous n’aviez pas plus de huit enfants, et cependant en voilà neuf bien comptés.

— Oh ! not’ femme trouvait qu’elle n’en avait pas assez, répondit en riant le fermier, elle en est allée chercher ; une autre à deux lieues d’ici.

— C’est la petite d’une de nos cousines, dit la fermière. La pauvre a perdu sa mère ; lui en fallait-il pas une ? »

Elle attira l’enfant près d’elle, et l’embrassa tendrement.

« Après ça, voyez-vous, reprit le père, une de plus, une de moins, quand on a passé cinq ou six, on ne compte plus. Et, ma foi, tout ça s’élève bien ensemble, et ça fera, faut espérer, de braves gens. Eh, mais ! le vin n’arrive pas. Qu’est-ce que fait donc Ravenelle ? »

Ravenelle entrait justement, portait un énorme broc de vin blanc, le vin pétillant des environs de Saumur, dont il fallait boire, en choquant les verres, à la santé les uns des autres, et pour faire venir l’appétit en attendant le diner.

C’était la première fois qu’Édouard pénétrait dans une ferme, et il regardait beaucoup cet intérieur, si différent des appartements de ville : la grande chambre servant à Ja fois de salon, de salle à manger, de chambre à coucher et de cuisine ; les grands lits de serge, le buffet-dressoir, garni de faïences peintes aux couleurs vives, et les armoires gigantesques, allant du sol au plafond, tout cela si bien ciré, frotté, luisant, que l’on y aurait pu faire sa toilette, mieux que dans le petit miroir, large comme la main, qui était pendu au mur. Le plancher n’était que de terre battue ; le plafond se composait d’un plancher supérieur, posé sur des poutres noires ; la haute cheminée de pierre, large, béante, posait ce problème, à savoir si elle devait donner plus de froid ou plus de chaud ? Les vitres des fenêtres étaient rétrécies par de nombreuses lignes de bois croisées, interceptant la lumière, qui entrait, en revanche, pleinement par la porte de la cour toujours ouverte. Et cependant cette grande chambre, où se passaient tous les événements petits ou grands de la vie commune, la plupart des morts et des naissances, aussi bien que les repas, dépourvue comme elle était de tout ce qu’on nomme confort, elle en avait un cependant, plus particulier, plus intime, plus large, un confortable d’un autre ordre, fait de choses invisibles et qui parlait de paix, d’asile, de santé, de travail, de simplicité. On s’y sentait au repos. C’était une patrie, celle de tous ces enfants, frais et robustes, qui, bien évidemment, n’y avaient pas souffert.

Il est vrai qu’on ne savait guère s’ils n’étaient pas plutôt habitants des bois et des prés que de la maison, vrais sylvains, que le froid seul de nos contrées obligeait de prendre pour la nuit un autre abri que le creux des chênes. Les plus petits, après avoir satisfait leur curiosité à l’égard des visiteurs, qu’ils avaient silencieusement contemplés de tous leurs yeux plus ou moins longtemps, avaient tous les uns après les autres repassé la porte et s’étaient égrenés dehors. Il ne restait que les aînés, retenus par le devoir d’’hospitalité, mais qui bientôt entrainèrent leurs jeunes hôtes visiter les étables, le jardin, les champs.

Oh ! les jolis agneaux qu’il y avait dans l’étable ! des agneaux nouveau-nés, tout blancs, avec un petit nez rose et l’air si candide, si doux, se laissant embrasser autant qu’on voulait, en bêlant. Il y en avait un surtout, né depuis une heure, dont les pattes étaient si frêles encore qu’il ne pouvait se tenir debout. Amine le berçait dans ses bras, et le bêlement de l’agneau ressemblait presque au vagissement d’un baby.

Et les poulains ! oh ! le poulain noir, surtout, comme il était beau ! avec son étoile blanche sur le front, tout à la fois si doux et si brusque, venant flairer la main, se laissant caresser, gratter et puis tout à coup partant comme une étincelle ! Oh ! le gris aussi était bien gentil ! Quel plaisir on aurait eu à leur monter sur le dos et à courir avec eux ! Mais ce n’était pas possible. Le fermier le défendait ; cela leur aurait plié les reins, et, d’ailleurs, ils vous auraient tout de suite jeté par terre.

Vraiment, quand ils arrivent ainsi pour vous voir, tout doucement et à petits pas, au bord du pré, et qu’après vous avoir longtemps regardés, ils partent brusquement des quatre pieds à la fois, en faisant mille pétarades, on ne peut pas s’empêcher de songer aux petits enfants de la ferme, curieux et effarouchés comme eux.

Brr ! Là-bas, au fond de la prairie, qu’est-ce que cet ouragan de bruit, de souffles, de crins en l’air, que fouette le vent ? Victor ! c’est Victor ! l’imprudent, l’enragé Victor, monté sur le jeune cheval indompté, qu’on lui avait tant défendu de toucher. Oh ! quel danger ! quelle folie ! À peine les voit-on, le cheval et le cavalier, tant les bonds sont rapides et l’élan sauvage. Victor ! pauvre Victor ! Il se tient ferme pourtant. Me Ledan, toute pâle, s’affaisse sur l’herbe, après avoir rangé les enfants le long de la haie. Amine, Ernest, Émile et Jules poussent des cris de douleur et font des gestes de désespoir. Charles médite, comme s’il pouvait quelque chose. Édouard, éperdu, respire à peine. M. Ledan, tout tremblant, parle au fermier, et celui-ci d’un geste anxieux lui montre Antoine, qui, s’avançant à pas mesurés vers le cheval, l’appelle d’une voix douce et ferme, en tendant la main vers lui…

Ô bonheur ! le cheval entend son jeune maître, il ralentit sa course folle, se dirige vers lui ; enfin il s’arrête, et Antoine va le saisir ; mais tout à coup le cheval s’échappe, d’un saut brusque, en se dressant presque droit, et Victor, qui allait descendre, est lancé à dix pas de là sur le pré.

On court, le cœur saisi. N’est-il pas brisé peut-être ? — Non. Victor plie et ne se rompt pas. Le voilà debout, assez étourdi, à ce qu’il semble. Et cependant, il essaye de prendre encore un air assez content de lui-même. Mais, devant la figure bouleversée de Mme Ledan, il baisse les yeux et dit d’un ton léger que dément sa confusion :

« Il ne faut jamais avoir peur à cause de moi, madame ; vous savez bien que je suis de caoutchouc. »

Ce bel aphorisme émis, il va reprendre son air superbe, quand il rencontre le regard sévère de son professeur.

« Nous avions compté sur une journée de plaisir et non pas d’émotions cruelles. Mais c’était compter sans vous, monsieur Victor.

— Mais, monsieur, vous voyez, je n’ai rien, et…

— Vous pouviez vous faire tuer ; et je réponds à vos parents de votre sécurité. On vous avait signalé le danger. Vous me forcez à restreindre votre liberté, Victor. Il faut vous résigner à ne point vous éloigner de moi, ou rentrer à la maison.

- Je serai charmé, monsieur, d’avoir votre compagnie. »

Cette phrase est dite du ton le moins enchanté ; pourtant, à l’air fatigué de Victor, à son pas traînant, il ne semble pas que cette obligation lui soit trop pénible. Bientôt Mme Ledan obtient de lui la confidence qu’il a fort mal à la tête, et l’emmène à la ferme pour lui faire boire une infusion de myrte, arbuste que la fermière soigne à l’intention de semblables accidents. Amine les suit, et revient peu de temps après apprendre à la compagnie que ce ne sera pas grave ; mais que Victor, après avoir pris l’infusion, a consenti à se mettre sur un lit, où déjà il dort ; si bien que, pour avoir fait trop de folies, il sera forcé de se tenir tranquille le reste du jour.

Cette aventure, un moment, avait assombri les esprits. Mais il restait encore à voir tant et de si curieux personnages, depuis les grands bœufs jusqu’aux poussins, que bientôt la gaieté se ranima tout entière.

Elles étaient si drôles toutes ces bêtes, chacune avec sa physionomie particulière, et toutes avec cet air important et convaincu que l’on rencontre aussi sur tant de figures humaines. Mesdames les oies, entre autres, avec leur démarche empesée et leur sifflement menaçant, et les mères poules, si énergiques et si bavardes dans leur colère, quand on s’avisait de saisir et de baiser les petites boules de duvet qui pépiaient à leur suite. Il y eut un petit chien qui, en folâtrant, sans penser à mal, ameuta toute la basse-cour. Édouard ne pouvait s’empêcher de rire aux larmes des prétentions, des gentillesses et des passions de tous ces gens-là.

Enfin, vers midi, vint le diner, que réclamait un vif appétit. Comme ce fut amusant d’aller s’asseoir sur les bancs de bois, le long de la table, couverte d’une nappe de grosse toile, mais si blanche ! en face d’une assiette de faïence, cerclée de rouge et de bleu, au milieu de laquelle s’épanouissait dans toute sa gloire le coq de la basse-cour, ou quelque oiseau fantastique, ou des fleurs inconnues au monde végétal. On se passa l’un à l’autre ces chefs-d’œuvre de l’art rustique, jusqu’au moment où la soupe fumante les recouvrit de son bouillon odorant. Alors les conversations cédèrent le pas à l’action, et tout fut trouvé délicieux : la poule bouillie, le lapin rôti, le pâté en croûte, avec sa cheminée dentelée, et ses oiseaux informes, dus au modelage de Ravenelle, et les tartes aux fruits, et les œufs au lait. Oh ! quel appétit ! et quel bon diner ! un peu lourd peut-être ; mais l’air vif des champs allait activer la digestion.

De nouveau l’on se répandit dans la prairie. Le temps était magnifique. Tout resplendissait de soleil ; tout se colorait de bonheur.

Cependant, le secret ennui d’Édouard l’avait ressaisi, depuis un incident qui s’était produit au diner. :

Tous les enfants réunis, ceux de la ferme et ceux de la pension, s’étaient placés

pêle-mêle sur les bancs ; car on avait fait maintenant ample connaissance, et il n’était pas jusqu’aux plus petits qu’Amine n’eût apprivoisés. Dans cet arrangement, fait un peu au hasard, Édouard se trouvait assis entre deux des enfants Ravenel, Marie (surnommée la Brunette par ses parents, et que ses frères appelaient la Merlette, non-seulement parce qu’elle était brune, mais parce que, chansons ou paroles, elle ramageait tout le jour), et Jacques, dit Jacquinet, un garçon de l’âge d’Édouard et des plus éveillés de la bande. Édouard justement trouvait que c’étaient les deux plus aimables et n’était pas fâché de leur voisinage. Dans leurs habits du dimanche, ils étaient d’ailleurs fort propres l’un et l’autre, et la Brunette avait un fichu de mousseline blanche qui lui séyait fort bien. Déjà ils causaient gaiement, quand Antoine vint prier Édouard d’aller s’asseoir à l’autre bout du banc, près de Charles.

« Mais je suis bien ici, balbutia Édouard, qui, devinant la pensée d’Antoine, devint très-rouge.

— Non, non, monsieur, là-bas, vous serez mieux. »

Édouard eût désiré vraiment rester à sa place ; il eût en outre fait comprendre qu’il n’avait plus pour le voisinage des paysans ce dédain qu’il avait fait sentir si grossièrement à Antoine ; mais, voyant les yeux se fixer sur lui, il se hâta de faire ce qu’on lui demandait. Une fois assis près de Charles, il jeta autour de lui un coup d’œil timide. On le regardait encore, et il vit bien qu’on se moquait de lui. Ravenel surtout avait un sourire si railleur… Il rougit davantage, et la moitié de son appétit disparut.

Lucie B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES
LA FERME DES RAVENEL
SECONDE PARTIE

Après le diner, il suivit assez languissamment les enfants dans la prairie. Sur le chemin, se trouvait un couple d’oies avec leurs petits. Le mâle se mit à courir en sifflant après les enfants, et comme Édouard était en arrière, ce fut contre lui qu’il s’acharna. D’abord notre petit Parisien fit bonne contenance, mais comme il n’avait point de bâton, et que la crainte lui fit presser le pas, le jars, enhardi, le mordit à la jambe, de son bec de corne garni de dents. Édouard poussa un cri de douleur, et l’oiseau, revenant à la charge, il se mit à courir en jetant de nouveaux cris. Toute la petite bande se mit à rire, et surtout les enfants de la ferme. Ce n’est pas qu’ils fussent contents de voir de la peine à Édouard ; mais le danger n’était pas sérieux et la poltronnerie est toujours risible. Les enfants savaient si bien, eux, même les plus petits, se débarrasser d’un tel danger, grâce à la moindre baguette, ou seulement en courant eux-mêmes contre le jars, qu’ils ne pouvaient comprendre la peur d’Édouard. En même temps que ces rires, Édouard en entendit d’autres derrière lui et, se retournant, il vit que c’était Ravenel avec Amine. Celle-ci ne riait pas, et s’avançait au contraire pour secourir Édouard. Plus de doute, cette famille lui en voulait de la Sottise qu’il avait faite à Antoine, et tous ces gens-là ne demandaient qu’à s’amuser à ses dépens.

Aussi, resta-t-il à l’écart, sombre et tourmenté, au lieu de se mêler à la joie des autres, qui devenait de plus en plus vive et folle. On jouait à colin-maillard, à saute-mouton. Les petits paysans avaient leurs jeux, qu’ils montraient aux autres, mais qui étaient peu nombreux ; car ce n’était pas leur affaire à ces enfants-là, occupés de si bonne heure de travaux utiles. Ils ne jouaient qu’un peu le dimanche, ceux du moins qui, passé douze ans, n’allaient déjà plus à l’école et, travailleurs précoces, petits hommes, soignaient le bétail, bêchaient le jardin.

Seul, appuyé contre un arbre, à l’écart, Édouard méditait tristement.

Il y en eut qui, fatigués de jouer à saute-mouton, voulurent faire une partie de quatre coins. Mais ils n’étaient que quatre. En cherchant autour d’eux, ils avisèrent Édouard.

« Qu’est-ce que tu fais là ? dit Ernest, viens donc jouer avec nous.

— Venez, dit Jacques, il nous en faut un pour faire le pot. »

On se mit à rire, et Édouard pensa que’ Jacques voulait l’insulter. Pourtant, ce fut Jacques, le brave garçon, qui de lui-même fit le pot. Il n’y resta pas longtemps, et ce fut ensuite Marie, puis Édouard. Il s’était dit pourtant :

« On veut me faire des niches, mais j’y prendrai garde » :

Et il ne bougea guère de son coin, Mais tandis qu’il ne se méfiait que des petits paysans, ce fut Ernest qui lui prit sa place. Une fois au milieu — était-ce l’inquiétude qui le rendait gauche ? — il ne put retrouver un coin. Les enfants couraient si vite, ils s’entendaient si bien. Oh oui, sûrement, ils s’entendaient, et même, — Édouard le voyait bien, ses propres camarades se joignaient aux enfants Ravenel pour lui jouer pièce. Leurs regards, leurs éclats de rire en témoignaient assez. Édouard quitta le jeu de dépit, et reçut à ce propos de mauvais compliments qui le confirmèrent dans son idée que tout le monde était contre lui.

Ah ! décidément, il avait eu bien raison de ne pas vouloir venir ; et M. Ledan, avec ses assurances, quant à la parfaite hospitalité des Ravenel, s’était avancé fort légèrement. Eh parbleu ! qu’est-ce que ça lui faisait à lui ? S’il croit pourtant que c’est agréable… Oh ! sans doute on ne le mettait pas à la porte ; mais on lui jouait de mauvais tours ; on lui rendait cette journée amère, insupportable. S’il avait su. Oui, ma foi, il serait resté à Trèves, malgré tout le monde.

Il eut un moment la pensée d’y retourner seul, sans rien dire, tant pis ! Mais il recula pourtant devant ce coup de tête, en songeant que ses parents en seraient instruits. Il avait tant à se faire pardonner près d’eux !

Plein de chagrin et de dépit, les mains dans ses poches, les sourcils froncés, grommelant ainsi, Édouard marchait au hasard, quand il se trouva devant la porte de la grange qui était ouverte. Il avait besoin de solitude, étant en colère contre tout le monde. Il entra donc, referma la porte, et se jeta le long de la meule de foin, au-dessous d’une grande ouverture sans châssis, qu’elle bouchait à demi, et qui servait, à l’époque de la récolte, à engranger le foin du haut des charrettes. Mais la solitude ne pouvait le calmer, car il n’était pas seulement mécontent des autres, mais de lui-même, et il savait bien que c’était par sa propre faute qu’il subissait tous ces désagréments. Aussi, là, au bruit lointain des rires de ses camarades, ne se livra-t-il qu’à des réflexions pénibles. C’est une grande amertume que de se croire l’objet de l’hostilité de ses semblables, et il n’est guère moins cruel, un beau jour de mai, d’être relégué dans une grange, avec du vieux foin, quand il fait si bon dehors, et que les herbes et les fleurs nouvelles remplissent l’air de leurs frais parfums.

Édouard était là depuis une heure, quand il entendit les voix de la troupe joyeuse se rapprocher, et il saisit son nom, entre mille paroles confuses.

« Ah ! pensa-t-il, ils me cherchent. Oui, c’est cela, ils veulent continuer leurs aimables plaisanteries. Mais je resterai seul, »

Et il alla placer derrière la porte de la grange, déjà fermée à l’intérieur par un loquet de bois, un madrier qu’il assujettit en arc-boutant. Puis il retourna s’asseoir sur le foin à la même place. Les enfants arrivèrent à la porte, voulurent l’ouvrir, et la trouvant fermée en dedans, parurent étonnés et se consultèrent. La porte avait de grands jours, à travers lesquels plus d’un nez curieux passa, tandis que son propriétaire cherchait à voir ce qui se passait dans l’intérieur de la grange. De nouveau, Édouard entendit son nom.

« Parbleu ! disait-il en lui-même, je sais bien que c’est à moi que vous en voulez ; mais je ne consens pas à vous servir de plastron, et je soutiendrai plutôt un siége s’il le faut. »

Avisant dans un coin un tas de pommes de terres gâtées, il pensa même qu’il pourrait s’en servir comme de projectiles, si le rempart était forcé ; car assurément il ne se rendrait pas sans combat, non ! Toutefois, en attendant cette extrémité, mieux valait rester coi et déconcerter l’ennemi par son silence.

À force d’y réfléchir, Édouard en était arrivé à la conviction que c’était Ravenel qui, derrière lui, avait excité le jars. Cette morsure lui faisait mal encore, et en la frottant, il se répétait d’un ton amer :

« Oui, oui, brave faimille et douce hospitalité ! merci, M. Ledan, de vos bons amis ! »

Toujours colère, et le cœur battant d’émoi, tandis que les enfants ébranlaient la porte, ce n’était qu’à force d’irritation, qu’il se retenait de pleurer.

Le siége dura peu. Après quelques essais infructueux, la petite bande se retira. Les voix s’éloignèrent, tournèrent autour de la grange et Édouard se dit qu’il était délivré. En se retrouvant seul dans ce bâtiment sombre, il n’en était guère moins triste cependant.

Tout à coup, le jour qui y régnait s’assombrit encore. Dans l’ouverture d’en haut passa comme une ombre, et Édouard entendit quelque chose tomber sur le tas de foin, qui s’élevait à une vingtaine de pieds au-dessus de sa tête. De nouvelles alternatives d’ombre et de clarté se produisirent en même temps que de nouveaux bruits, et Édouard allait se lever pour essayer de voir ce que ce pouvait être, quand, juste au-dessus de lui, un corps lourd glissa comme une avalanche, et deux souliers ferrés, tombant sur ses épaules, le plièrent en deux, tandis que le personnage auquel ces souliers appartenaient, roulait en pelote sur le foin répandu à terre.

Meurtri de cette rude secousse, et cherchant à se relever, Édouard avait à peine eu le temps d’entrevoir la figure étonnée de Jacques, se ramassant près de lui, quand un nouveau choc, tout semblable, le frappa de la même manière. C’était Ernest. Édouard, irrité, s’apprêtait à leur rendre en coups de poing la monnaie de leurs coups de pied ; mais il n’était pas ferme sur ses jambes, qu’une troisième avalanche lui passait sur le dos, et puis il n’y eut plus moyen de compter, et ce fut en vain qu’Ernest et Jacques joignirent leurs cris d’avertissement aux cris de colère d’Édouard : l’élan donné, toute la bande y passa ; l’un n’était pas tombé que l’autre glissait à son tour, et le pauvre Édouard n’avait pas le temps de se relever qu’un nouveau poids venait le courber à terre. À la fin, quand tout le monde fut en bas, et quand Édouard, enfin remis sur ses pieds, écumant de rage, s’avança le bras levé, contre ses agresseurs, toute la bande lui partit au nez d’un éclat de rire. Seul, Ernest lui demanda s’il n’avait point de mal ?

« Et que diable faisais-tu là ? ajouta Charles. »

Édouard ne pouvait, malgré sa fureur, battre tout le monde. Oubliant qu’il allait avoir bientôt onze ans, et ne pouvant plus contenir sa douleur et sa colère impuissantes, il fondit en larmes, et alla s’enfoncer dans le coin le plus reculé de la grange, sans vouloir écouter Ernest qui le suivait en disant :

« Nous ne l’avons pas fait exprès. Est-ce que tu as bien mal ? Viens donc il ne faut pas bouder pour cela.

— Laisse-moi, Tartufe, lui cria Édouard au milieu de ces sanglots. Je te connais, va ! Je sais ce que vous êtes, tous, et vous me revaudrez Ça | »

Reçu de cette façon, le médiateur se retira, et la petite troupe sortit de la grange, en se livrant à mille commentaires justificatifs de sa propre conduite, et peu favorables à Édouard.

Ce pauvre enfant restait plongé dans un chagrin plein tout à la fois de ressentiment, de vanité froissée, d’amertume, quand il entendit un pas nouveau pénétrer dans la grange, dont les enfants avaient en sortant laissé la porte ouverte. Sans savoir qui ce pouvait être, il s’enfonça plus profondément dans son coin obscur et ne tourna point la tête. Après avoir exploré la grange, les pas se rapprochèrent d’Édouard.

« Est-ce encore l’un d’eux qui vient me persécuter ! se demanda-t-il. »

Et la colère le reprenant, il serrait les poings. Mais une voix s’éleva, qui avait un accent particulier de douceur et qu’il reconnut pour celle d’Antoine.

« Monsieur Édouard ! »

Et Édouard ne bougea pas.

« Monsieur Édouard, parlez-moi, je vous en prie, j’ai quelque chose à vous dire.

— Laissez-moi, grommela le petit garçon. Je ne demande qu’une chose, c’est qu’on me laisse tranquille.

— C’est qu’ vous croyez que l’on vous veut mal ici, monsieur Édouard ; mais vous vous trompez. Tout not’ monde vous a reçu avec plaisir, vous comme les autres, et s’il vous est arrivé quelques petits désagréments, ça n’est pas par malice, j’ vous assure.

— Oui, oui, répondit Édouard, je ne m’en suis pas aperçu, allez. Faites-moi croire cela. »

Il y eut un silence.

« Comme ça, reprit Antoine, qui semblait ému, si l’on en croyait sa voix légèrement altérée, vous croyez que j’vous mens ?… Pourtant… Vous pourriez demander à ceux-là qui me connaissent, monsieur Édouard, ils vous diraient que je n’suis pas menteur. »

Édouard eut un mouvement de conscience. Était-ce bien à lui, en effet, d’accuser de mensonge, sans preuve, un garçon que tout le monde estimait.

Il se tourna un peu du côté d’Antoine.

« Je ne dis pas ça ; vous ne m’avez rien fait, vous. Mais les autres…

— Les autres ? j’viens de leur parler, monsieur Édouard, et quand j’leur ai demandé pourquoi que vous n’étiez pas avec eux, ils m’ont dit qu’ils ne savaient point pourquoi vous fuyiez d’eux comme ça, et m’ont raconté ce qui vous avait ennuyé. Pour tout ça, c’n’est pas leur faute, et pour la grange, ils se doutaient ben que vous y étiez, mais n’savaient point et ne pouvaient pas savoir que vous étiez dessous, là, juste à l’endroit où ils ont dégringolé…

— Ils vous ont dit ça ; mais ça n’est pas vrai. Ils avaient assez regardé par les trous de la porte. Je vous dis qu’ils l’ont fait exprès.

— Et moi, j’suis sûr que non, monsieur Édouard, parc’que personne ici n’vous veut du mal, j’vous le répète. » Édouard ne voulut pas une seconde fois démentir Antoine ; mais comme il ne doutait pas de son appréciation, il dit : « Vous le croyez ainsi ; mais je crois le contraire. »

Et alors, comme il avait toujours regretté sa sottise envers Antoine, et que la bonté de ce jeune homme, qui malgré tout venait à lui, le touchait, il ajouta : « D’ailleurs, je sais bien que je n’ai pas le droit de m’en plaindre. C’est naturel. Je n’aurais pas dû venir ici, voilà tout ; mais ce n’est pas ma faute ; c’est M. Ledan qui l’a exigé.

Je sais c’que vous voulez dire, monsieur Édouard et j’étais ben sûr que c’était ça qui vous tourmentait. Eh ben, foi d’honnête homme, je n’ai dit à personne la chose qui s’est passée chez M. Ledan. Comme vous deviez venir, ç’aurait été mal de leur donner rancune contre vous. Et ainsi donc, vous voyez ben que personne ne peut vous voir ici de mauvais œil, et que tout ça n’est que dans votre idée. » Cette fois Édouard était tout à fait tourné vers Antoine. Il regarda un moment la bonne, douce et franche figure du jeune paysan, et tout à coup, par un mouvement spontané, il se jeta dans ses bras. Oh ! en ce moment, il ne pensait plus, ni au vêtement grossier, ni aux façons rustiques, ni aux mains calleuses ; il ne sentait qu’une chose, c’est que ce garçon avait un noble caractère, et valait mieux que lui, Édouard, qui l’avait osé mépriser. Et maintenant il l’aimait de tout son cœur !

Aussi, après avoir embrassé Antoine, lui demanda-t-il pardon, et comme il avait le cœur plein de larmes, elles coulèrent encore, mais cette fois avec douceur.

« Oh ! vous êtes un bon enfant, tout de même, disait Antoine avec émotion, je ne vous en veux pas du tout, allez, et même, puisque ça s’arrange comme ça, je vous aimerai davantage que si ça n’était pas arrivé.

Ils sortirent de la grange, et Antoine dit à Édouard qu’il allait le conduire vers les autres enfants qui s’amusaient dans le bois.

« Et vous n’avez qu’à jouer avec eux comme auparavant, monsieur Édouard ; car ils sont fâchés de vous avoir fait d’la peine, et ils vous accueilleront de bon cœur. »

Chemin faisant, ils causèrent comme de bons amis.

« Je comprends ben, allez, disait Antoine, pourquoi vous vous estimez plus qu’nous. C’est qu’vous valez mieux en effet pour ben des choses. Mais ça n’est pas notr’faute à nous. Ah ! que nous serions heureux si nous pouvions, nous aussi, apprendre !… »

Sa figure, éclairée du rêve de ce désir, en disait plus long que ses paroles, et tout ému, Édouard conçut en ce moment l’espoir de satisfaire son ami ; car déjà il nommait ainsi Antoine dans son cœur, et cette amitié, pour être si nouvelle, n’en était pas moins vive. Sans doute, lui-même ne savait pas grand’chose ; mais c’était encore plus que ne savait Antoine, et s’il pouvait…

« Si vous vouliez, Antoine, je tâcherais, moi, de vous apprendre ce qu’on m’a appris. »

Antoine sourit, mais avec un peu de mélancolie.

« Vous êtes ben bon, monsieur Édouard, mais quand ça se pourrait-il ? Le dimanche ? Nous n’avons que ce jour-là. Encore a-t-on ben affaire. Les bêtes ne chôment de manger. Et alors les amis viennent, et on ne peut pas les renvoyer, et ça délasse d’être là, les bras ballants, à causer un peu. Pourtant, ça serait bon pour des hommes d’avoir un tant soit peu plus d’idées que leurs bêtes, et m’est avis, que l’ouvrage n’en irait que mieux. Aussi, tout de même, je n’vous refuse pas, au moins, monsieur Édouard, nous verrons si ça se peut arranger, et en attendant, je vous remercie. »

Le reste de la journée fut tout autre pour Édouard. Déchargé par la générosité d’Antoine du poids qui l’avait oppressé jusque-là, il partagea gaiement les jeux de ses camarades et fut le premier à rire avec eux de sa mésaventure de la grange. Maintenant il se sentait fort, adroit, léger. Aussi ne lui arriva-t-il plus rien de désagréable, et fit-il merveille à sauter les fossés et à grimper dans les arbres. Et il ne put s’empêcher de réfléchir là-dessus et de remarquer la grande ressemblance des choses visibles et des invisibles. Quand, chargé du souvenir de sa sottise, il se croyait en butte à l’hostilité de ceux qui l’entouraient, c’était vraiment un poids qu’il portait, qui le rendait lourd, maladroit, mal disposé en toutes choses. Les hommes ont bien senti cela, et l’ont exprimé dans toutes leurs langues. C’est ainsi qu’on dit : Courbé de honte, écrasé de douleur, exalté de joie, ou encore : Grandeur morale, bassesse de cœur, etc. Et ce n’est point, comme le disent les grammairiens, une figure, mais une vérité. Tout ce qui est bon fortifie, tout ce qui est beau élève ; tout ce qui est mal abaisse et fait souffrir.

Édouard, en revenant de la ferme chez M. Ledan, fit le chemin sans fatigue, bien qu’il eût couru tout le jour. Son amitié pour Antoine, et l’espoir qu’il avait de lui être utile, en lui mettant le contentement au cœur, lui mettait aussi comme des ailes aux pieds. Et, le lendemain, au lieu de reprendre ses livres avec un peu de maussaderie et de langueur, comme cela lui arrivait souvent le lundi, il les rouvrit avec un intérêt nouveau, en se rappelant cette parole d’Antoine :

« Oh ! nous serions si heureux d’apprendre, nous aussi ! »

LUCIE B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

ÉDOUARD IMPRUDENT

Le jeudi suivant, pour occuper la récréation de l’après-midi, Victor, Ernest, Charles et Jules, avec Édouard, projetèrent d’aller faire ensemble une visite au menhir de Salvillage, à une lieue de là environ.

Vous savez, n’est-ce pas, ce que c’est que ces grandes pierres qui, sous le nom de menhirs, peulvans, dolmens, cromlechs, etc., se rencontrent un peu partout en France, mais surtout au nord de la Loire ? Ou plutôt vous ne savez rien de certain à cet égard, non plus que les savants eux-mêmes ; mais du moins vous avez vu, ne serait-ce qu’en gravures, ces monuments primitifs, et l’on vous a dit qu’ils sont rapportés généralement à l’époque des druides, bien qu’ils puissent être beaucoup plus anciens. Toujours est-il qu’on ressent à voir ces masses énormes, évidemment disposées par la main de l’homme, un grand étonnement, qui donne carrière à bien des suppositions et à bien des rêves.

Quelle fut la pensée que les hommes d’autrefois y attachaient ? Ces grandes pierres, qui semblent pensives dans leur silence et leur immobilité, ne la disent point.

Quel fut le moyen employé pour soulever et transporter de telles masses, à une époque où, selon toute apparence, la science de la mécanique était inconnue ? — On l’ignore.

Le menhir de Salvillage a vingt et un ou vingt-deux mètres de haut, et l’homme qui se place tout petit au bas de cette grande pierre, plantée comme un pieu dans une prairie, se demande si des peuples géants n’ont point autrefois habité la terre.

M. Ledan, auquel ses élèves allèrent communiquer leur, projet, n’y mit point obstacle, et les engagea seulement à ne point dépasser l’heure du dîner. Puis, comme ils partaient, il les rappela :

« Au moins, leur dit-il, pas d’imprudence ; vous surtout, Édouard, qui allez de ce côté pour la première fois. Le pays est rempli de logis souterrains…

— Oh ! soyez tranquille, monsieur, s’écria Édouard d’un ton assuré, je sais ce que c’est. »

Ils se mirent gaiement en route.

Édouard avait vu à Trèves des habitations creusées dans la pierre du coteau ; car tout ce pays est un grand plateau de tuf, sorte de pierre très-molle qu’on peut couper au couteau dans la carrière, et qui durcit à l’air. On exploite cette pierre à Trèves, et le rivage y est bordé de grands tas de blocs carrés, que viennent charger des barques plates, qu’on voit ensuite glisser lentement sur le fleuve. Édouard avait visité les carrières avec un guide et des flambeaux ; car elles sont profondes, et l’on peut s’y égarer ; et il avait remarqué tout près, dans le coteau, des excavations dont on avait muré l’ouverture, en y pratiquant une porte et une fenêtre, et qu’habitaient de pauvres gens.

« Seulement je voudrais bien savoir comment ça peut être dangereux, » se disait-il à lui-même en se rappelant la recommandation de M. Ledan.

Et il n’était pas éloigné du tout de trouver cette recommandation ridicule, parce qu’il ne la comprenait pas. Peut-être alors eût-il mieux fait de se la faire expliquer. Mais il n’eut garde, ayant bien autre chose à faire : siffler, lancer des pierres en ricochets sur la route, effaroucher les merles et babiller comme vingt pies. Il fallait bien aussi se taquiner un peu, courir Îles uns après les autres, et essayer de tous les chemins, excepté de celui qui sert à tout le monde. En vain Charles fait observer qu’une expédition scientifique exige plus de décorum ; on ne l’écoute pas ; lui-même, d’ailleurs, au début, n’est guère moins fou que les autres.

« Oh ! les belles aubépines, là-haut, dans la haie ! »

Édouard grimpe le talus pour les cueillir, car le chemin est fort creux à cet endroit. Il s’empare des aubépines, en se déchirant un peu les doigts, et continue sa route dans le champ, de l’autre côté de la haie. De là, dominant le chemin creux, il voit Charles, qui y est resté, tirer tranquillement un livre de sa poche.

Lire à la promenade, au lieu de jouer !

La chose parait si intempestive à Édouard qu’il saisit une motte de terre et la lance vigoureusement dans le dos de

Charles. Celui-ci, oubliant toute philosophie, se retourne vivement, reconnaît l’agresseur et se précipite vers lui. À la bonne heure ! c’est du jeu cela !

Édouard a le temps de lancer un nouveau projectile, qui, cette fois, atteint Charles en pleine poitrine ; mais en même temps, comme son adversaire a deux ou trois ans de plus que lui et possède deux longues jambes, d’une envergure effroyable, Édouard détale de toute la vitesse des siennes.

Cela va fort bien pendant deux minutes ; mais Charles gagne du terrain. Le voilà sur les talons d’Édouard, et déjà celui-ci tend le dos pour recevoir les taloches qu’il sait bien lui être dues, quand, bonheur ! à quelques pas se montre un rempart, une sorte de pyramide. Sans plus d’examen, Édouard se jette derrière, et par des bonds de chat, déjoue les élans de son adversaire. Cela peut durer longtemps ainsi ; mais quoi ! Édouard tout à coup demeure immobile et se laisse happer par son camarade,

« Demande-moi grâce, gamin !

— Écoute donc ! dit Édouard, dont les yeux s’arrondissent de surprise, et qui se laisse tranquillement administrer son salaire,

— Eh bien, qu’est-ce qu’il y a ? dit Charles, étonné de cette passivité.

— On entend des voix dans ce mur ! »

C’étaient en effet des voix, de petites voix argentines, comme celles qu’on entend dans les contes des fées. Et cela semblait en effet venir de l’intérieur du mur, qui n’était autre chose qu’une sorte de poteau en maçonnerie, sortant du sol, à la manière d’une asperge.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? demande Édouard en tournant autour.

— Ça, mon cher, c’est un obélisque enchanté, qui marque l’emplacement d’un palais de gnomes. Tu as certainement entendu parler de ces peuples-là ?

— Des gnomes, répète Édouard.

— Tu ne sais pas ce que c’est ?

— Si, j’ai lu des contes où il y en a ; de tout petits hommes, ou plutôt des lutins qui vivent dans la terre. Mais ce sont des contes.

— Ah ! tu crois que ce sont des contes. Mais alors tu es pire que saint Thomas ! Ouvre donc tes oreilles. Tu Îles entends bien parler ? »

En effet, à ce moment, les petites voix recommençaient à faire entendre leur timbre argentin, et ces mots arrivèrent distinctement à l’oreille des deux écoliers.

« Nous les ferons frire pour le souper !

— Diable ! s’écrie Charles, d’un air effrayé, mon cher, ceci devient grave. Il est évidemment question de nous. Les gnomes sont irritables et n’aiment pas à être dérangés. Nous avons secoué leur cheminée. Sauvons-nous. Fuyons, la poêle est le sort affreux qui nous menace ! Viens ! »

Et il prit la fuite, espérant entraîner Édouard et pouvoir se moquer de lui, en disant qu’il avait eu peur.

Mais Édouard ne donna point dans le piége et garda, nous devons le constater, toute la dignité d’un fils de la science, en face d’un phénomène inexpliqué. Il va sans dire qu’il ne croyait pas un mot des facéties de son camarade. Mais ne comprenant rien à l’aventure, il ne pouvait revenir de sa surprise. Évidemment le bloc de maçonnerie était creux. Ce devait être une cheminée. Mais une cheminée qui sort d’un champ, n’est-ce pas extraordinaire ?

Édouard jeta les yeux autour de lui. Il n’y avait pas là de coteau, la cheminée était à quinze mètres du chemin, et le champ d’où elle sortait, comme un champignon sort de la terre, semblait tout uni, sauf, à peu de distance, une légère infléchissure, garnie d’arbrisseaux touffus et emmélés. Il n’y avait point là de carrière, et il ne pouvait pas y avoir d’habitation.

À ce moment, Édouard entendit un miaulement près de lui, et, se retournant, il vit un chat noir, aux yeux de feu, qui le regardait, en levant la queue, d’un air observateur et défiant.

« Bon ! dit Édouard tout haut, si ce ne sont pas les gnomes, au moins c’est leur chat. Minet ! Minet ! »

Et il s’avança vers l’animal et voulut le prendre ; mais le chat recula du côté du tas de broussailles, puis s’arrêta et se mit encore à contempler le petit garçon.

« Oh ! je te prendrait » dit Édouard.

Il s’approcha lentement, parlant à Minet d’une voix doucereuse ; et, tout à coup étendant la main vivement, il faillit presque Île saisir, mais attrapa seulement le bout de la queue. Le chat fit un juron effroyable, égratigna Édouard, qui le lâcha et sauta dans les broussailles.

« Vilaine bête ! » cria Édouard, tout en colère. Et voulant se venger du chat, ou tout au moins lui faire peur, il courut après. Il posait le pied sur les broussailles, quand la terre lui manque ; il se sent précipité dans le vide, essaye vainement de s’accrocher quelque part, tombe rudement sur des branches qui craquent et se brisent, rebondit, tombe encore, et s’arrête après un choc plus rude, qui le laisse un instant sans Souffle et tout étourdi.

Bientôt cependant Édouard rouvre les yeux. Au-dessus de sa tête est le ciel bleu ; autour de lui, des parois de tuf excavées, couronnées par les broussailles, et, tout proche, deux petits êtres qui ne ressemblent pas mal à des gnomes, et qui le regardent avec des yeux effarés.

« Eh ! bon dieu ! le pauvre garçon ! Jean ! Jean ! viens-t’en vite ! »

C’était la voix d’une femme, qui s’approche, se penche sur Édouard, en poussant des exclamations nouvelles, s’éloigne et revient une minute après, avec un verre d’eau, dont elle baigne le front d’Édouard. Puis il se sent enlevé, non sans douleur, par des bras robustes, et deux voix, tout à la fois, lui demandent, en pur patois angevin. S’il s’est fait beaucoup de mal.

« Je ne sais pas, » répond-il faiblement, encore étourdi.

« Eh ! le pauvre ! li est tout bianc de poure ! » dit la femme.

Édouard essaye de se remettre sur ses pieds ; mais il ressent une douleur insupportable, et se laisse aller sur les bras qui le soutiennent.

« Queux enragés galopins ! dit l’homme ; ça ne sait que de courir ousqui ne faut pas. Ben sûr qu’en v’la-t’un qui s’a cassé quéque chose.

— Le pauve petit, reprend la femme, ça serait-i dommage tout d’même ! Faut le porter sus le lit, Jean, et pis t’iras chercher ses mondes. »

Édouard est alors porté dans la maison, ou plutôt dans la grotte, et déposé sur un lit, au fond, dans l’obscurité ; car cette demeure primitive, irrégulière de forme et de hauteur, ne reçoit de jour que par la porte et la fenêtre pratiquées ou, plutôt, bâties dans l’ouverture de l’excavation.

Le mobilier, tout aussi pauvre, ne comprenait que les meubles indispensables : la maie à faire le pain, la table, l’armoire, quelques chaises, tout cela noirci dans cette ombre. La femme rallumait le feu dans une cheminée qui perçait la voûte, cette même cheminée qui avait tant intrigué Édouard. Et les deux gnomes, c’est-à-dire les deux petits enfants, qui avaient suivi le cortége, continuaient d’attacher tous leurs yeux sur le personnage qui venait de leur tomber de la lune ou du soleil,

Édouard promenait des regards languissants sur toutes ces choses, et ne comprenait pas bien encore. Mais il se sentait

tout meurtri, et ne pouvait faire un mouvement que la douleur ne lui arrachât une plainte.

« Bonjour, madame, est-ce que vous avez-vu notre camarade, que nous cherchons ? »

C’était Ernest qui parlait ainsi, en entrant d’un air inquiet, suivi de Victor, de Charles et de Jules. À l’aspect d’Édouard, étendu sur le lit et tout pâle encore, près duquel la femme les conduisit, ils se montrèrent consternés, Charles surtout, qui se reprochait de n’avoir songé qu’à plaisanter Édouard plutôt que de l’avertir. En cherchant leur camarade, après l’avoir vainement appelée, les broussailles froissées et brisées leur avaient fait pressentir l’accident. Aucun d’eux ne songea dès lors à poursuivre l’excursion, et, pendant que Victor et Jules couraient à Trèves avertir la famille Ledan, Charles et Ernest restèrent près d’Édouard.

Ce furent deux longues heures qui s’écoulèrent, et pendant lesquelles la fièvre, s’emparant du cerveau du malade, acheva d’embrouiller dans sa tête les causes de son accident. Ses veux troublés erraient de la femme, qui allait et venait, lui préparant un breuvage, au mari qui rentrait en s’écriant :

« Il a tout cassé notre figuier ! »

Et vraiment, il re pensait plus à autre chose, le brave homme : car, trois fois entrant, il le dit trois fois, et ce figuier paraissait lui faire autant de mal qu’en faisaient à Édouard ses reins meurtris.

« Allons ! allons ! dit enfin la ménagère, c’est ben assez dit ; il ne l’a pas fait exprès ce petit monsieur, et le pus conséquent c’est qu’i ne se soit pas cassé lui-même. »

L’homme sortit une troisième fois en grommelant, et Édouard, qui réellement ne l’avait pas fait exprès, se tourna en soupirant du côté de ses camarades. Justement, ils étaient en train de lui démontrer que sa chute n’avait pas le sens commun. Il en était bien persuadé ; mais comment donc entrait-on autrement dans cette habitation étrange ?

« Comment ? mais par l’entrée, répondit Charles.

— L’entrée ! mais où est-elle ? La cour semble une sorte de puits.

— Elle est sur le chemin. Seulement c’est une pente rapide, tiens, comme ça z. On ne peut voir la maison que par là.

— De drôles de maisons ! Et pourquoi les creuse-t-on ainsi au lieu de les bâtir sur la terre ?

— C’est pour prendre des pierres de tuf, dont tout ce terrain est rempli. Et cela fait deux maisons à la fois : l’une qu’on bâtit en relief, quelque part dans le village, avec les pierres tirées de l’excavation, et l’autre en creux, comme celle-ci. Tu devais bien le savoir…

— Non, je croyais qu’il n’y en avait que sous le coteau. Mais, comme cela, au milieu des champs, c’est trop perfide, aussi…

— Papa t’avait prévenu de prendre garde.

— Parbleu ! nous pensions que tu savais ça… »

Cette dernière phrase était de Charles, l’auteur de l’histoire des gnomes. Mais non, puisque je n’étais pas encore venu par ici.

— Il y en a pourtant un peu partout, excepté de notre côté, parce que c’est le côté plat, celui des prairies. Et puis papa t’avait bien prévenu.

— Oh ! oui, dit Charles. Et tu as répondu : Je sais. Alors… »

Édouard se tourna en gémissant de l’autre côté. — Eh ! certainement il avait eu tort ; il le savait bien ; il le sentait plus encore.

Ce n’était pas, pourtant, qu’Ernest et Charles voulussent augmenter les souffrances de leur camarade. Oh ! non ! Ils tenaient seulement à se décharger de toute responsabilité dans l’accident. Il ne manque pas de consolateurs qui font ainsi et songent surtout à eux-mêmes dans le mal des autres.

Heureusement la chute d’Édouard ne lui avait occasionné que de fortes contusions. C’en fut assez toutefois pour lui faire garder le lit deux jours et le confiner ensuite dans un fauteuil près d’une semaine. Pendant cette inaction forcée, Édouard plus d’une fois revit en pensée la pauvre demeure où il était entré si inopinément, et la femme compatissante, et l’homme désolé du mal de son figuier, et ces deux petits enfants étonnés de tout, mal vêtus et mélancoliques. Il songeait avec tristesse que c’étaient là de ces humains qui vivent, comme disait Antoine, sans beaucoup plus d’idées que les animaux qu’ils soignent, et il eût bien voulu que cela ne fût pas ainsi. Édouard n’y pouvait pas grand’chose ; mais il fit du moins ce qu’il pouvait faire : il donna en échange du figuier cassé tout l’argent qu’il possédait, sauf une petite part dont il acheta quelques gâteaux, deux mirlitons bariolés de rouge et de bleu, et un livre de zoologie avec des images, toutes choses qui ravirent les gnomes et firent ouvrir leurs yeux ronds plus grands que jamais.

Plus généreux que les camarades, M. Ledan s’abstint de tout reproche, tant que les douleurs d’Édouard eurent la parole ; car c’étaient là des arguments sans réplique et suffisants. Mais à la première gambade que fit son élève :

« Laissez-moi vous donner un conseil, Édouard : n’oubliez pas tout à fait cette aventure. Elle vous enseignera à ne pas trop négliger les avis et à prendre les renseignements utiles. Vous vous en êtes tiré à fort bon marché ; mais, songez-y, il y a des imprudents qui se cassent le cou. »

LUCIE B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

LE SALON D’AMINE. — CHARLES

Trois jours après la chute d’Édouard, arriva le dimanche où l’on s’était promis d’examiner en commun si la justice des choses était une vérité, chacun devant apporter sa preuve pour ou contre.

Donc, on se rendit après midi au salon d’Amine, où l’on s’installa chacun sur son fauteuil de mousse, et seul le pauvre Édouard dut être couché sur le sien avec l’appui de deux ou trois oreillers. La séance avait lieu sous la présidence de Me Ledan, qui l’ouvrit par ces paroles :

« Eh bien, mes enfants, nous sommes ici réunis pour chercher à reconnaitre, par le raisonnement et par l’expérience, si vraiment la force des choses est en elle-même une justice ; en d’autres termes, si tout mal emporte sa peine avec lui, par conséquent si le meilleur moyen d’être heureux est de bien faire. Je vous avoue que, pour moi, cela me parait logique autant qu’équitable et naturel. Comme il y a des lois d’hygiène physique, il doit y avoir de même des lois d’hygiène morale, et, dans l’un comme dans l’autre ordre de choses, l’excès, la déviation, l’erreur doivent entrainer le désordre, le trouble, la maladie, le malheur. Toutes mes observations jusqu’ici, aussi bien que mes réflexions depuis quelques jours, n’ont affirmé qu’il en est ainsi, et j’en pourrais citer de nombreux exemples. Cependant, ce n’est pas tout en fait de certitude que de réunir un grand nombre de faits affirmatifs, il faut aussi qu’aucun fait contraire ne les démente. Examinons donc, sans parti pris, les preuves pour ou contre, et que chacun dise ses raisons. — Qui prend la parole ?

— Moi ! » dit Charles aussitôt en levant la main.

On s’attendait à cette exclamation ; car, depuis le commencement de la réunion, Charles donnait des marques évidentes de son intention de parler, et tout dans son air témoignait qu’il croyait avoir beaucoup de choses à dire. Il toussa, passa la main dans ses cheveux, releva la tête avec assurance et, sans s’occuper du sourire qui courait sur les lèvres de ses camarades, il dit d’un ton un peu déclamatoire :

« Je suis loin de vouloir contredire absolument qu’une faute puisse entrainer un malheur. Cela arrive et doit arriver. Ce que je contredis, c’est que le malheur soit la punition du coupable, et le bonheur la récompense de l’innocent. L’histoire tout entière me sert de preuve. Quelle est la victime de l’ambition des rois et des conquérants ? C’est le peuple. — Qui voit-on jouir des biens, du pouvoir, des avantages matériels de ce monde ? Ce sont Îles tyrans, les fourbes, les assassins, les plats courtisans. — Quels sont ceux qui meurent dans les tourments, qui sont persécutés ?… Ce sont, trop souvent, les grands caractères qu’indignent l’injustice et la tyrannie.

« Ainsi meurt Germanicus, pendant que règne paisiblement le cruel Tibère. L’oisif et léger Charles VIT est remis en possession du trône de ses pères, et Jeanne d’Arc monte sur le bûcher. La douce Jeanne Gray cède sa tête au bourreau, et l’altière Élisabeth règne sans obstacle. Louis XI meurt dans son lit, et les jeunes de Nemours dans leur prison. La généreuse et vaillante Marguerite d’Anjou succombe dans sa lutte héroïque contre l’astucieux Édouard. Richard II règne couvert du sang des siens. On voit sous la rage de Montfort tout un peuple vaillant périr massacré, malgré la justice de sa cause. Alexandre VI meurt sur le trône pontifical souillé de ses crimes, tandis qu’Henri IV est assassiné par Ravaillac. Le cruel Henri VII, Marie la sanglante jouissent paisiblement du fruit de leurs crimes. Caton meurt tandis que César triomphe. Et Brutus et Cassius périssent misérablement, sous le règne paisible et honoré du sanguinaire Octave… »

À ce moment du discours de Charles, on vit Esnest tirer un crayon de sa poche et se mettre à écrire sur le fond de sa casquette, de Pair d’un sténographe affairé.

« Tu prends des notes ? demanda Victor d’un accent railleur.

— Chut ! » fit Mme Ledan.

Charles, imperturbable, continuait :

« Bélisaire mendie : Thémistocle meurt en exil ; Britannicus est immolé par Néron :  ; Cicéron est égorgé ; Sénèque s’ouvre les veines ; Calas expire sur la roue et Chénier sur l’échafaud ; Annibal ne peut sauver sa patrie malgré les prodiges de son génie ; Archimède périt sous l’épée d’un vil soldat ; Messène n’est sauvée ni par le patriotisme de ses habitants, ni par le dévouement d’Aristomène ; le noble Guatimozin expire dans les tortures aux pieds du cruel Cortez ; Vercingetorix expie dans les fers son héroïsme : Aristide et Cimon sont bannis. Sur ce point toutes les époques de l’histoire ne font que se répéter, et tandis qu’au xive siècle Étienne Marcel est victime de sa généreuse entreprise, on voit plus tard le duc d’Albe insulter impunément l’humanité tout aussi bien que l’avait fait Sylla seize siècles avant… »

Ernest, après avoir obtenu d’Amine deux épingles, se leva, s’approcha de l’arbre qui formait le point central et le toit du salon champêtre, y piqua le papier sur lequel il avait écrit et retourna doucement à sa place. Tout le monde alors put lire ces mots en grosses lettres :

Séance pédante et académique. Discours sur l’histoire universelle par M. Charles Moulin. Entrez, car on ne paye pas. Le bâillement ne saurait être interdit ; mais on fait appel aux bravos.

Les enfants se mirent à rire. Charles rougit, sans pourtant manquer d’achever sa phrase, et M. Ledan appela du geste son fils près de lui :

« Ce n’est pas dans l’arbre que tu as piqué cela, lui dit-il, mais dans le cœur de ton camarade. Et bien qu’il ne croie pas à cette loi, il voudra te le rendre et te fera souffrir à ton tour. Es-tu si sûr, quand tu prendras la parole, de n’ennuyer personne et d’être beaucoup plus agréable que lui ? Enfin, ne doit-il pas avoir la liberté d’exprimer sa pensée comme il l’entend ? »

Ernest rougit à son tour, alla détacher le papier et revint à sa place un peu confus. :

« En voilà peut-être assez, reprit Charles après une légère pause. Il faut cependant prouver ce qu’on avance. Je suis fâché que les vérités historiques paraissent ennuyeuses à certains esprits ; Mais, puisqu’il s’agit de morale, de morale humaine apparemment, je ne vois rien de plus concluant que l’histoire pour prouver que le bonheur ne suit pas la vertu, et que le crime n’entraine pas fatalement le malheur. Je souhaiterais qu’on pût prouver le contraire ; car, ainsi que dit Mme Ledan, la thèse est séduisante et, sinon vraie, désirable. Malheureusement, les faits la contredisent. Il me serait facile de le prouver indéfiniment, je me contente de ces indications. Voilà mon avis. »

Il se tut, et, de son lit de douleur, Édouard fit entendre un dolent : dixit, qui fit sourire tout le monde.

« Très-bien, Charles, dit M. Ledan. Vous avez une opinion, et vous savez la raisonner et l’exposer. Je ne vous dissimulerai pas pourtant le défaut que vous signalent un peu durement vos camarades, c’est qu’il y a trop de lecture dans votre phrase, et même dans votre pensée ; mais je dois aussi représenter aux railleurs que jusqu’ici aucun d’eux n’a donné le bon exemple d’une diction élégante et simple. Si le ton de l’école doit être banni de Ja conversation, et même, autant que possible, du discours, il n’est pas plus beau, et certes il est plus facile de ne s’exprimer que par des phrases hachées, décousues et mal construites. S’exprimer comme on pense, et penser juste, voilà l’idéal. Une occasion se présente de vous y exercer, mes enfants, il faut en profiter ; mais vous avez besoin pour cela d’une indulgence réciproque.

— Oui, ça va être beau ! murmura Charles d’un air dédaigneux.

— Maintenant, qui répond à Charles ? » demanda Me Ledan.

Ce fut un silence général, Quelques-uns se grattèrent la tête, mais ne dirent mot davantage. L’orgueil du triomphe brilla dans les yeux de Charles, et un sourire moqueur crispa ses lèvres. Enfin, s’éleva, mais timidement, la voix d’Édouard :

« Oh ! il y a beaucoup à dire là-dessus.

— Fort bien, répondit Charles d’un ton persifleur. Alors, dites, maitre. »

Édouard fut embarrassé :

« J’aurais besoin, murmura-t-il, de réfléchir un peu. »

Charles fit entendre un ricanement sardonique, et M. Ledan allait prendre la parole, quand Amine s’écria tout à coup :

« Eh bien, moi, j’ai à dire ceci : qu’il est plus beau d’être Germanicus que Tibère, Jeanne d’Arc que Charles, et Morus qu’Henri VII Qui prouvé que ces tyrans ou ces égoïstes aient été heureux ? Moi, je ne le crois pas. D’abord, je ne voudrais pas leur ressembler. Et qui donc le voudrait ?

— À merveille, ma fille, dit Me Ledan.

— Cependant, objecta Charles, vous aurez assez de peine à faire admettre qu’il soit plus agréable d’être en prison que sur le trône et de mourir dans les tortures plutôt que de vivre dans les plaisirs.

— Jl n’est certes pas agréable, dit Amine, d’être en prison ; mais je ne sais pas du tout s’il est bien agréable d’être sur le trône. C’est une idée qu’on a sans savoir et qui peut bien être fausse. Ne sait-on pas d’ailleurs que l’habitude d’une chose en ôte le plaisir ? J’ai entendu parler de gens qui ont tout à souhait, comme on dit, et qui pourtant se trouvent malheureux.

— Sans doute, reprit Charles, vous croyez qu’on s’habitue aux tortures, et que Jeanne d’Arc jouit d’un extrême plaisir sur son bûcher ?

— Oh ! c’est horrible ! répondit Amine en frémissant. Pourtant ce ne fut qu’une heure, et toute la vie de Jeanne auparavant avait été si belle !… »

Et en disant ces paroles avec émotion, Amine eut une lueur dans les yeux, qui fit passer un frémissement dans tous les cœurs. Charles seul ne vit pas cela, et ne sentit rien, parce qu’il n’était occupé que de voir le défaut des idées qu’on lui présentait au lieu d’en examiner la valeur.

« Il n’en est pas moins vrai, reprit-il, que si vous pouvez me présenter le bûcher comme la récompense de la vertu, il n’y aura plus moyen de savoir ce qu’on appellera bonheur ou malheur. »

Amine se mit à réfléchir et Victor s’écria :

« Parbleu ! je passerais bien dans le feu, moi, si ça pouvait sauver la France ! »

On battit des mains à ces paroles, car nul ne doutait de la bonne foi de Victor, toujours aussi sincère qu’il était brave. Il ajouta :

« Et j’en serais encore bien content !

— Eh ! eh ! dit Charles, le bûcher n’est pas prêt. Mais enfin, admettons que Victor soit un héros, tout le monde n’est pas né pour l’être.

— Je vous arrête sur cette vérité, Charles, dit M. Ledan. Non, tout le monde n’est pas, ne peut pas être : roi, héros, héroïne, grande victime ou grand criminel. La masse des humains, la presque totalité, par conséquent celle que concerne la règle, vit en des conditions moyennes, qui ne comportent pas ces extrémités, et où le bien et le mal, quoique dispensés différemment, sont presque toujours réciproques. Là, s’il se trouve encore des mailres et des serviteurs, des ignorants et des lettrés, des tyrans et des victimes, il est plus facile de distinguer comment le serviteur se venge du maitre, l’ignorance populaire de la science égoïste, et comment les tyrans domestiques sont punis par leur isolement moral, par le jugement public, par les faits, souvent désastreux et violents, que détermine autour d’eux leur caractère. Tandis que l’histoire ne nous présente guère (jusqu’ici du moins) que des situations et des caractères exceptionnels. Là même, je crois qu’on peut établir, comme essayait de le faire Amine, que le rôle de tyran est loin de rendre heureux celui qui le joue, et que les grandes âmes ont des joies à elles, des joies sublimes, qu’elles goûtent au sein même du sacrifice. Toutefois, c’est dans l’histoire, telle qu’elle est aujourd’hui présentée, qu’il est le plus difficile de saisir la loi de justice et de distinguer la vérité.

— Ah ! par exemple, monsieur !

— Veuillez me laisser terminer, Charles ; j’ai réclamé le silence pour vous. Cela est plus difficile pour deux raisons : la première, c’est qu’à l’égard des faits mêmes l’histoire est à refaire en beaucoup de points ; la seconde, c’est qu’elle est à refaire encore plus à l’égard des jugements portés par les historiens, qui tous, ou presque tous, appartenant aux classes régnantes et aux partis triomphants, ont partagé les passions, les haines, les préjugés de leur groupe et de leur époque jusqu’à l’aveuglement le plus étrange. Écoutez le grave et modéré Tacite représenter comme odieusement criminelle la révolte des soldats en Pannonie et en Germanie, parce qu’ils osent se plaindre : « de vieillir au service pendant trente et quarante campagnes, d’y trainer des membres affaiblis par d’anciennes blessures ; être battus de verges pour la moindre faute ; de ne recevoir que dix as par jour pour se fournir d’habits, d’armes, de tentes, pour se racheter de la cruauté des centurions, payer chaque immunité, etc. ; enfin, d’être accablés de travaux. »

« Quelles sont les épithètes décernées par cet écrivain, si supérieur et si juste pourtant sur d’autres points, à ces malheureux qui, prenant la main du prince, sous prétexte de la baiser, lui faisaient sentir qu’ils n’avaient plus de dents ; lui montraient leurs cheveux blancs, leurs habits tout usés, leurs corps presque nus, flétris de verges, accablés du poids des années ?… — Il les traite de forcenés, de factieux, de scélérats, les accuse de substituer le goût du luxe et de l’oisiveté à l’amour de la discipline et du travail, et ne trouve pas une parole de blâme contre l’atroce massacre qui termine la sédition. Par suite de ces mêmes préjugés aristocratiques, il est arrivé que des souverains — qui, sans doute, n’avaient pas toutes les vertus, mais qui avaient du moins la volonté de combattre les excès, les cruautés et la dissolution des grands — ont été représentés par l’aristocratie et ses historiens comme des monstres de tyrannie.

— Il serait pourtant difficile, monsieur, d’admettre que le meurtrier de Titius Sabinus, de la veuve et des enfants de Germanicus, l’homme qui envoie Vitia au supplice pour avoir pleuré son fils Dofius Gemnius, qui donne des primes aux délateurs et couvre une plaine entière des cadavres de gens prévenus seulement d’être complices, il serait difficile d’admettre que cet homme ne fût pas un odieux tyran.

« Je ne pousserais, en effet, la réhabilitation de Tibère que jusqu’au point de prétendre qu’il fut supérieur par les talents, la moralité même, au moins tout d’abord à cette aristocratie romaine dont il essaya de réformer les mœurs, Je ne veux que vous citer à propos de lui ce beau jugement du même Tacite, qui rentre si bien dans le sujet de nos réflexions :

« Tant il est vrai qu’il était la première victime de sa fureur et de ses infamies. Le plus sage des mortels avait bien raison d’assurer que si le cœur des tyrans pouvait être aperçu, on le verrait sanglant et meurtri de coups. En effet, la cruauté, les passions forcenées et les projets criminels n’ont pas moins de prise sur l’âme pour la déchirer que les supplices sur le corps. I n’était ni fortune, ni solitude qui pussent garantir Tibère, ni l’empêcher d’avouer lui-même les tourments de son cœur. »

« Est-il, en effet, un homme plus malheureux que Tibère ? Trahi par celui qu’il aimait le plus, séparé de tous les siens, meurtrier involontaire de son propre fils, obligé de fuir le monde et ne pouvant se fuir lui-même, étouffé dans son agonie, parce qu’il tarde trop à mourir. Ce maître de l’empire est assurément la plus infortunée de toutes ses victimes.

— Au moins l’avait-il mérité, tandis que Nero, Eurilius, Varro…

— Je ne ferai pas assaut de connaissances historiques avec vous, Charles, quoique j’aie aussi bonne mémoire. Car, je le répète, ce n’est pas de détails historiques, ni de tel ou tel caractère particulier qu’il s’agit ici entre nous ; mais du jeu même des rapports humains :

« Est-il vrai que tout être blessé par un autre en conçoive un ressentiment ?

« Est-il vrai que les bienfaits ont le don de faire naître, pour un temps plus ou moins long (suivant la valeur et de la semence et du terrain où elle tombe), des impressions heureuses et bienfaisantes ?

« Est-il vrai que chacun de nous est intéressé à ce que la vie humaine soit fondée sur des rapports de justice et de bonté ?

« Est-il vrai enfin que celui qui nuit aux autres sème son propre malheur ? — Et qu’en se nuisant à soi-même, en s’abaissant, ou en refusant de s’agrandir, on diminue sa propre vie et la somme possible de ses jouissances morales et intellectuelles ?

« Voilà, je crois, les véritables questions posées sous ce titre général : la Justice des choses ; et ce que nous devons chercher à vérifier, non pas sur des caractères problématiques et qui nous sont étrangers, mais dans notre propre conscience et dans les faits qui se passent autour de nous. Est-ce bien cela ? Je consulte l’assemblée.

— Oui, c’est ça ! C’est juste ! C’est bien ça ! s’écrièrent toutes les voix, excepté celle de Charles, qui protestait par une physionomie dédaigneuse contre le rejet de son opinion.

— C’est ce que j’aurais voulu dire, soupira Édouard, mais c’était si confus dans ma tête que je ne pouvais pas venir à bout de l’en tirer.

— Eh bien, dit Mme Ledan, Charles a parlé contre. Voyons maintenant un. orateur pour. Voulez-vous la parole, Édouard ?

— Oh ! madame, non, merci. On ne fait pas un discours sur des oreillers. Je n’ai pas cherché d’histoire, et ce n’est pas que j’en manque ; mais, tel que me voilà,

ne suis-je pas un exemple vivant des suites de l’imprudence et de la légèreté ? En ma qualité de malade, je me bornerai à écouter ; et si les actions parlent plus haut que les paroles, j’en ai déjà dit assez. »

En même temps, il s’agita péniblement sur ses Coussins, en poussant un grand soupir. On sourit, sa requête lui fut accordée, et Mme Ledan, promenant ses regards sur le petit cercle, répéta sa question :

« Eh bien, qui veut parler maintenant ?»

Lucie B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

LE SALON D’AMINE. — VICTOR

Toute la pépinière d’orateurs paraissait embarrassée, non que les visages fussent muets ; on y voyait bien l’envie de parler, mais en même temps la timidité, l’inexpérience et cette fausse honte, si complexe, qui ôte souvent la voix à de très-bons sentiments.

« Du courage ! reprit Mme Ledan. Le tout est d’oser, de commencer ; on apprend peu à peu à mieux rendre sa pensée. Voyons ! au plus brave ! à vous, Victor ! »

Victor tressaillit, puis se raffermit comme un homme qui reçoit un choc. Évidemment il eût préféré qu’on fit appel à sa vaillance pour un tout autre propos ; mais il ne recula point.

« C’est, dit-il, qu’après tout, je ne sais pas trop, moi, si je suis pour ou contre. J’ai fait souvent des sottises, ou du moins ce qu’on appelle ainsi, et peut-être n’y ai-je pas fait assez attention ; — mais il me semble que je n’en ai pas toujours été puni. C’est-à-dire, oui, souvent par mon papa, sous forme de prison ou de pain sec ; mais pour la justice des choses, ma foi, non, je ne me rappelle pas l’avoir vue.

— Si vous n’êtes ni pour ni contre, Victor, c’est la meilleure condition pour examiner. Racontez-nous quelqu’une de vos aventures, et nous verrons tous ensemble, d’abord, si votre action a été réellement coupable, et puis si vraiment elle n’a pas emporté d’inconvénients pour les autres et pour vous. D’ailleurs, il n’est pas dit que nous devions seulement nous occuper d’actes fâcheux ; nous avons à considérer les conséquences des bonnes actions comme des mauvaises, et il est permis par conséquent de raconter aussi bien une bonne action et le fruit qu’on peut en avoir tiré. »

Victor mit son front dans ses mains, et après deux minutes de réflexion :

« C’est que je suis très-embarrassé de choisir. »

On se mit à rire.

« Dans quel tas ? demanda Charles.

— Oh ! dans le mauvais, parbleu, répondit modestement Victor. L’autre n’est pas si gros, mais enfin 1] faut que ça ressemble à quelque chose, une histoire. Je ne puis pas dire combien j’ai déchiré de pantalons, — je n’en sais pas le compte d’ailleurs, — ou fait de trous dans les haies de nos voisins, ou endommagé de meubles chez nous, ou : piétiné de platesbandes, car j’ai été encore plus enragé qu’à présent… »

Charles, Ernest levèrent comiquement les mains vers le ciel en entendant cet aveu ; Amine se permit un Sourire et un petit geste qui signifiait la même chose ; et Édouard geignit une exclamation.…

« Or, continua Victor, voilà ce que je me dis : quand je déchirais mes vêtements, c’était maman qui les raccommodait, ce n’était pas moi ; quand je faisais un dégât quelconque, c’est la famille tout entière qui en souffrait. Mon père et maman étaient très-ennuyés de ma conduite. Pour moi, oh ! ma foi, quand j’avais mangé mon pain sec, bah ! je n’y pensais guère plus.

— Il faut considérer, dit Mme Ledan, que l’étourderie et la vivacité, si elles sont fâcheuses, ne sont pourtant pas criminelles ; et, d’un autre côté, il me semble difficile, Victor, que vous n’ayiez pas éprouvé à peu près autant de désagréments que vous en causiez. Ne nous dites-vous pas avoir été souvent grondé et souvent puni ?

— Oui, mais ça ne me corrigeait pas tout de suite.

— Là n’est pas la question. Dans ce conflit perpétuel entre vos parents et vous, jouissiez-vous d’une existence bien douce ?

— Oh non, du moins pas à la maison ; mais j’oubliais presque tout quand j’étais dehors.

— Et vous étiez tourmenté, chagriné à la maison, mal fréquemment avec vos parents. Ce n’est rien, cela ?

— Oh si, madame. Mais quand je pense à tout l’ennui que j’ai donné à ma pauvre maman, qui ne disait jamais celles de mes sottises dont elle était seule à s’apercevoir, je ne peux pas trouver que j’aie été puni autant que je l’aurais mérité. »

Là-dessus, Victor s’arrêta assez ému.

« Avec tout cela, dit M. Ledan, nous ne serrons guère notre sujet. Victor le traite cn l’air comme toute chose. Voyons, Victor, voulez-vous nous dire une histoire, n’inporte laquelle ? Si vous n’y voyez rien, peut-être y verrons-nous quelque chose. Sinon, nous passerons à une autre. Allons, frappez-vous le front. »

Victor obéit, et presque aussitôt, comme si le moyen eût réussi, il s’écria :

« Va pour celle-là ! »

Un murmure de satisfaction de l’auditoire lui répondit ; chacun fit silence et se renfonça dans son fauteuil, et Victor, avec d’autant plus de hâte et d’une voix d’autant plus retentissante qu’il avait à vaincre un reste d’émotion, commença :

« C’est arrivé l’année dernière, quand j’étais encore chez nous. Il faut vous dire que nous habitons hors de la ville, et que nous avons un jardin avec de grands arbres, et de chaque côté des voisins qui ont leur jardin comme nous. Vous savez que j’aime à grimper. Donc, un jour que j’allais avec mon goûter dans le jardin, je monte, pour le manger plus à l’aise, dans un grand pommier. Ce pommier dominait le jardin du voisin, très-bien, parce qu’il était près du mur, et je le vois qui sarclait…

— Pardon, Victor, interrompt M. Ledan. Qui est-ce qui sarclait ? le mur ? serait-il possible ?

— Ah ! monsieur, pouvez-vous me faire une pareille question ?

— Au nom du français, je le crois bien.

« J’aperçois donc notre voisin de gauche qui sarclait. C’était un gros homme, en chemise, tout rouge, et qui soufflait comme un phoque. Je le trouvai drôle, mais je ne le lui dis point ; seulement ma figure, sans doute, en disait quelque chose, quand, un noyau des cerises que je mangeais étant allé tomber près de lui, il leva la tête et m’aperçut. Je le vis devenir plus rouge.

— Qu’est-ce vous faites là, petit vaurien ? me dit-il.

« Était-ce assez malhonnête ? Je lui répondis fort irrité :

— Qu’est-ce que ça vous fait, à vous !

« Il reprit :

— Si vous n’étiez pas si mal élevé, vous sauriez qu’on ne vient pas regarder ce que font les gens chez eux.

« Je me mis à rire très-haut, non pas que j’en eusse envie, mais pour le vexer.

— Ah ! ah ! ah ! par exemple ! En voilà une bonne ! Et pourquoi alors, vous, est-ce que vous vous permettez de me regarder, quand je suis chez moi ?

« Il se mit à me dire alors d’autres injures et à me reprocher que j’avais jeté des pierres dans son jardin, l’autre jour. « Je ne dis pas qu’elles n’y étaient pas tombées, parce que je m’amusais à en lancer quelquefois, en visant le tronc des arbres ; mais je ne l’avais pas fait exprès. Enfin le gros voisin, tout à fait en colère, me dit qu’il se plaindrait à mon papa, et que, s’il m’attrapait jamais, il me tirerait les oreilles… etc.

« Dam, moi aussi, j’étais en colère ; aussi, pour le vexer tant que je pouvais, je lui fis des pieds de nez, lui tirai la langue, et fis semblant de rire aux éclats. Mais j’étais furieux tout de même ; j’étais presque tremblant de rage, et quand on m’appela de la maison, je faillis, en descendant du pommier, dégringoler plus vite qu’il ne fallait. Je me rappelle que je fis un devoir détestable, ce jour-là ; car je ne pensais pas du tout à ce que je faisais : je ne pensais qu’au voisin, et à me venger de lui, et comment je m’y prendrais pour le vexer plus fort qu’il ne m’avait vexé lui-même. J’eus deux pensums.

— En vérité, dit Me Ledan, profitant d’une pause du conteur, voilà une affaire où il me semble qu’il n’y a rien eu de bon à gagner pour vous, Victor.

— Je n’y ai rien gagné du tout, madame, et j’y ai beaucoup perdu ; mais je ne l’ai pas lâchée pour cela. Enfin je raconte les choses comme elles sont.

« Le soir même, je remontai dans mon arbre pour observer l’ennemi. Tout ce que je savais du voisin, c’est qu’il était employé d’administration et qu’on le rencontrait chaque matin et chaque soir allant à la ville et venant, bien boutonné, droit et raide, ce grognon, de plus armé d’une grosse canne et suivi de son caniche. Ce soir-là, je vis se promener avec lui et son chien dans le jardin une grosse dame, qui devait être sa femme, et je reconnus encore deux autres habitants de la maison, une jeune bonne et un vieux chat. Qu’est-ce que j’allais pouvoir inventer contre ces gens-là ?

— Les deux bêtes, du moins, dit Ernest, n’y étaient pour rien, je pense ?

— Tu crois ça ? c’est ce qui te trompe. Le chien prit parti dans l’affaire très-ouvertement. Quand il me rencontrait, il aboyait avec fureur contre moi et cherchait à me mordre les talons. Même quand j’étais dans le pommier, ses aboiements signalaient ma présence. La conduite de ce chien n’était pas juste, puisque c’était son maître qui avait commencé. Et je dois dire, à ce sujet, qu’il assistait à notre premier entretien.

« Quant au chat, il avait un air de famille, et je vis tout de suite qu’il était contre moi. Il] prenait des allures de serpent en marchant sur notre mur, et me regardait avec des yeux démoniaques. Et ce qui prouve bien ses préventions, c’est que, une fois qu’il était là, comme je ramassai une pierre sans penser à mal, il se sauva. Je n’aime pas qu’on me calomnie. Bientôt je fus en butte, de sa part, à des actes inqualifiables. Il se rendait la nuit dans mon petit jardin, — il n’allait pas ailleurs, remarquez-le, je vous prie, — et là, grattant la terre et se roulant sur mes fleurs, il déposait à côté d’elles des choses qui ne sentaient pas bon. Non, sincèrement, tout ce monde-là fut très-mal pour moi, et j’avais le droit de les haïr.

— À part les méfaits du chat, qui n’y mettait peut-être pas la préméditation que vous supposez, observa M. Ledan, ne pensez-vous pas, Victor, qu’on vous eût laissé tranquille, si vous n’aviez pas renouvelé les hostilités ?

— Oh ! c’est probable, monsieur ; mais, voyez-vous, cela est bien difficile quand on craint d’avoir le dessous. Moi, je suis pour le combat ; je ne dis pas pour ça que j’ai eu raison. mais je continue :

« Le lendemain, je me levai dès cinq heures ; et, après avoir soigneusement recueilli dans notre jardin toutes les pierres que je pus trouver, je les lançai toutes du même point, autant qu’il me fut possible, dans la même direction, et d’une impulsion égale, dans le jardin du voisin, afin d’y élever une sorte de monument de ma vengeance, dont il ne pût méconnaître l’auteur. Et puis je me retirai en roulant de nouveaux projets.

« Quelques heures après, on sonnait chez nous, et je ne sais pourquoi le cœur me battit en devinant que ce devait être le gros monsieur. En effet, c’était lui. Je l’entendis parler d’une voix haute et colère à mon papa, qui ne le garda pas cinq minutes et, je crois, le mit à la porte, tant il fut grossier. Or, s’il avait le droit de se plaindre de moi, il n’avait certainement pas à se plaindre de mon père. Mais après son départ, ce fut mon tour. On me gronda sévèrement, et il me fut défendu de franchir le mur voisin, ni par l’entremise de pierres, ni par le regard, ni par la parole, ni par la pensée.

« J’aurais obéi, je crois, car j’étais satisfait d’avoir eu le dernier mot et d’avoir fait rager mon ennemi. Mais celui-ci éprouvait précisément l’impression contraire, et, n’ayant pu, grâce à la façon dont il s’y était pris, obtenir satisfaction de mon papa, il ralluma les feux de la guerre.

« Un jour, nous vîmes des ouvriers occupés à couronner d’épines le haut du mur du côté de notre voisin, et je l’entendis qui leur criait que c’était pour se garantir des espions et des polissons. Aussitôt je regrimpai dans mon pommier, d’où je dominais le mur et les épines. C’était une position stratégique superbe, et qui se prêtait à bien des plans. J’en allais élaborer là tous les jours…

— Et vos devoirs ? demanda M. Ledan.

— Monsieur, ils continuèrent d’être fort mauvais. Habituellement j’étais le dixième. Je tombai au-dessous de la moitié et je fus une fois le vingt-cinquième sur vingt-six. Ce mois-là, voué aux dieux infernaux, m’a fait perdre un prix, sans compter les accessits.

— Et, ce qui est plus grave, reprit le professeur, il vous a fait perdre du savoir. Allons, Victor, continuez.

« C’est qu’il me fallait du temps pour mes inventions de guerre, et puis mon âme était possédée du démon de la vengeance et je n’avais plus d’autres pensées. J’achetai une sarbacane ; je me procurai de la graine d’orties, et je me livrai à l’ensemencement du jardin de mon voisin. Il plut tout exprès, et huit jours plus tard les carrés de notre côté se trouvaient garnis d’une végétation nouvelle. Je vis nos voisins s’ébahir de ce phénomène, s’interroger sur la nature de cette invasion, sa cause, et jeter des regards soupçonneux de mon côté, tout en se livrant avec fureur à l’arrachement des orties. Une autre fois, je dirigeai des jets d’ammoniaque sur les choux, ce qui les stria de traces noirâtres et en fit périr la plupart. Cette fois, on n’hésita plus sur la cause de ces fléaux, et je savourai pleinement ma vengeance, quand je vis mon ennemi, les yeux hors de la tête, les poings fermés, se tourner de mon côté dans un accès de rage impuissante.

« Il ne se borna pas à déblatérer. Il eut bien la patience de m’attendre sur le chemin pour fondre sur moi avec sa canne. Mais j’esquivai le coup, et ramassant une pierre je la lui jetai aux jambes, après quoi je lui lançai en m’enfuyant un beau pied de nez, avec force éclats de rire.

— Vous m’effrayez, Victor.

— Pourquoi ça, monsieur ?

— Ce bonhomme était vraiment aussi enfant que vous, et fort ridicule ; mais si vous lui aviez procuré une attaque d’apoplexie, vous auriez placé là dans votre vie une image bien funèbre, un bien grand remords.

Oh !… c’est vrai ! Je n’y avais pas pensé…

« Ce jour-là encore il m’avait accablé d’injures, et j’éprouvais cette crainte d’être en reste avec lui, qui me piquait d’un sot point d’honneur et faisait germer pour la vengeance toutes les idées qui ne ger- maient plus dans mes compositions. Je lan- çai des pois fulminants, dont quelques-uns allèrent tomber jusque dans l’espace sablé qui s’étendait devant la maison ; puis je restai aux aguets. La porte s’ouvrit, et la dame s’avança’majestueusement vers ses pots de fleurs. Tout à coup je la vois tressaillir ; elle jette un cri et tend les bras comme si elle allait tomber. — C’est une horreur ! C’est abomi- nable !… Oh ! mais c’est une chose épou-- vantable que d’avoir de pareils petits monstres autour de soi ! Je ne puis plus y tenir ! J’en ferai une maladie ! « Et elle rentre précipitamment, en jetant les portes après elle. « D’autres fois, je lançais des boules de papier après lesquelles le caniche s’em- pressait de courir en grondant et qu’il portait à ses maîtres dans sa gueule. Et le papier déplié présentait des vers bur- lesques ou la caricature des deux époux. « J’enrôlai enfin dans ma querelle quel- ques-uns de mes camarades, et, le diman- che, nous organisames dans le pommier, à l’aide de nos voix, de deux casseroles et d’une vieille guitare, des concerts qui offensaient les oreilles du chat lui-même, qui y joignait des miaulements lamen- tables, tandis que le caniche en gémissait sur un ton aigre. Nos voisins alors, qui à cette heure se livraient généralement au charme de la promenade dans leur jardin, rentraient à la maison d’un pas emporté, fermaient portes et fenêtres, et on ne les voyait plus de tout le jour. RÉCRÉATION. « Je triomphais de tout ça ; mais je ne manquais pas moi aussi de désagréments, je l’avoue. Autant j’étais content quand je prenais l’avantage, autant je souffrais quand je recevais des mortifications à mon tour. J’en vins à être continuellement sur le qui-vive. Je ne sortais qu’armé d’un bâton ; souvent au moment où j’y pensais le moins, au détour de quelque ruelle, le caniche, dans l’âme duquel mon voisin avait réussi à faire passer toute sa haine, se jetait sur moi avec rage, en m’ébran- lant tous les nerfs de ses aboiements sou- dains. Et s’il restait à distance, grâce à mon bâton, il ne m’en poursuivait pas moins jusqu’à ce que je fusse rentré chez moi, au point que j’en étais venu à répu- gner à toute sortie, de peur de rencontrer le chien et le maître. « Quant à celui-ci, c’était encore plus grave. Sa rencontre était pour moi la me- nace d’un affront public. Il me signalait à tout le monde comme un monstre de per- versité, et, plus d’une fois, je le vis arrêter dans la rue des gens qu’il connaissait à peine, et me montrer à eux du doigt comme un malfaiteur. Ces choses-là, je l’avoue, ça me bouleversait de colère et me causait beaucoup d’ennui. D’autant mieux qu’on le croyait, je le voyais bien. Les autres voisins, quand je passais, me regardaient de leurs fenêtres en me lan- çant des regards hostiles ; j’entendais le nom de mauvais sujet et de petit drôle. Quand on n’a pas tous les torts pour- tant, c’est dur…. — En sorte que, interrompit M. Ledan, vous auriez été bien content que ce fût fini ? — Oh ! c’est vrai, mais plus j’avais de peine, plus je voulais me venger ; et c’était à continuer ainsi toujours de plus en plus fort. « Un dimanche que nous jouions au ballon, un camarade et moi, dans le jar- din, voilà que mon ballon, rebondissant Digitized by Google sur une branche, va tomber de l’autre côté du mur. Je ne pus retenir un cri de désespoir, et m’élançai dans le pommier pour suivre au moins des yeux mon cher ballon. Car j’y tenais plus qu’à toute autre chose. Il était superbe, plus gros que ma tête, et c’était mon oncle qui m’en avait fait cadeau huit jours avant. Il n’y avait qu’à le toucher seulement pour le voir bondir, rebondir, léger et fort, loin, si loin ! J’aurais donné ma tête pour ravoir mon ballon.

« Pendant que je grimpais dans le pommier, — si du moins, me disais-je, on ne l’avait pas vu ! S’ils pouvaient ne pas le voir !… Oh ! j’irai le chercher, le reprendre, à tout prix, n’importe comment… Je trouverai bien un moyen !

« Hélas ! le premier coup d’œil m’ôta toute espérance. La bonne, l’horrible petite bonne était là. Elle avait ramassé mon ballon, et elle le remettait en ce moment même, avec un sourire qui me parut infernal, à son maitre, toujours soufflant et suant, ratissant une de ses allées. Dès qu’il eut compris, il se mit à rire bruyamment. — Oh ! le vilain homme ! — Il le faisait exprès, et les éclats de rire venaient entre les branches de mon arbre me sangler comme des lanières. Il me prit une rage telle que je faillis m’aller jeter sur lui, et livrer combat pour ravoir mon ballon. Heureusement (car je lui aurais donné trop beau jeu) le mur était haut et le pommier trop distant pour que même un fou pût risquer ce saut périlleux. Mon odieux adversaire, après avoir bien ri, prit mon ballon et se mit à le faire sauter lui-même en avant bien soin de ne pas le lancer de mon côté. Et pendant cet exercice il regardait le pommier, devinant bien ma présence et ce que je devais souffrir. Et moi, malgré ma colère, tapi sous les branches, je ne bougeais pas, de peur d’être vu, et je m’épuisais à intimer par gestes le silence à mon camarade qui, l’imbécile, me criait d’en bas : Le vois-tu ?

« Tout à coup, ce fut une double exclamation du voisin et de la bonne. Mon ballon — il le lançait, le chinois ! si mal ! — était allé se porter à l’angle du toit, dans la gouttière. Je le trouvai très-spirituel de s’être ainsi échappé de leurs vilaines mains ! Ce me fut un soulagement de le voir au moins hors de leur portée.

« Ils étaient restés là tous deux, bouche béante, le regardant et se demandant évidemment comment ils feraient pour le reprendre. Il n’était pas facile de le faire tomber en le poussant d’un bâton ; car il était fort loin de la lucarne, tout proche de la tête d’un jeune sapin qui débordait le toit d’environ deux mètres. Ce n’était pas eux qui pouvaient monter dans le sapin. Mais moi, j’étais maintenant tout plein d’espoir.

« Tandis qu’ils se consultaient, que la dame venait prendre sa part de l’événement, et qu’ils me faisaient, avec leurs ricanements et leurs gesticulations, l’effet de sauvages autour d’un trophée de guerre, je me faufilai par terre, doucement, et j’entrainai mon camarade à l’autre bout du jardin. Il n’aurait pas mieux demandé que de m’aider à ravoir mon ballon ; mais il était assez maladroit, je préférai agir seul.

« Le soir, bien entendu, je n’avais pas dit un mot de la perte de mon ballon à mes parents, que mes querelles avec le voisin ennuyaient beaucoup. Le soir, j’eus l’air de m’endormir dans le fauteuil de papa, et maman me dit : — Si tu t’endors, va te coucher.

« Je ne me le fis pas dire deux fois, et après avoir souhaité le bonsoir à tout le monde je montai, je fis un peu de bruit dans ma chambre comme si je me couchais, puis j’éteignis la lumière et j’ouvris ma fenêtre doucement.

« Il était neuf heures, et la nuit était aussi noire qu’elle peut l’être en juillet. Je méditai mon plan. Mais j’allais courir des dangers et il me fallait une arme.

— Une arme ! s’écria Amine ; apparemment, vous ne vouliez pas tuer ce bonhomme, Victor ?

— Moi ! répondit Victor en ouvrant de grands. yeux, je n’en ai jamais eu l’idée. Mais enfin j’allais faire une expédition, et où avez-vous vu, je vous prie, qu’on aille en pays ennemi sans être armé ? Après ça ce ne sont pas les héros qui s’en privent de tuer du monde, et, nous autres qui lisons tout ça dès l’enfance, je m’étonne que nous ne soyons pas plus méchants. Moi, je pensais donc aux héros de Cooper, et j’invoquais la prudence de Bas-de-Cuir et l’agilité de l’Indien chasseur. A défaut de mocassins, j’avais mes pantoufles ; mais, je vous le répète, Amine, et quoi que vous en disiez, il me fallait une arme. J’hésitai quelque temps entre ma sarbacane et mon bâton. Il ne s’agissait plus dans cette affaire de graine d’’orties, ni même de pois fulminants ; mais pourtant, quant au bâton, je dus m’avouer que, vis-à-vis de quatre ennemis qui, chacun à part, excepté le caniche, étaient plus forts que moi, il ne ferait guère que m’embarrasser. Je courus à la cuisine, et, tout en ayant l’air de boire un verre d’eau, tandis que la bonne tournait la. tête, je vidai la poivrière dans ma poche et, retournant prendre ma sarbacane dans l’escalier, je sortis à pas de loup.

« En passant devant la fenêtre du salon, où j’entrevis la figure doucement éclairée de maman, il me vint bien la pensée que j’allais peut-être faire une grosse sottise et lui causer du chagrin… Mais mon ballon ! mon cher ballon ! et ’surtout encore le triomphe qu’éprouvait mon adversaire de posséder ce trophée !

« J’allai prendre dans la serre une corde à nœud coulant, que j’y avais cachée, et je l’assujettis à un des morceaux de fer de l’espalier. Puis, saisissant la corde, je m’élançai sur la crête du mur et, grâce à elle, je descendis de même de l’autre côté. J’étais dans le camp ennemi ! »

Il y eut, à cette parole, dans l’auditoire de Victor, un léger frémissement. Toutes les têtes étaient tendues vers lui, tous les yeux largement ouverts.

« Mon plan était de monter dans le sapin qui s’élevait à l’angle de la maison, tout près de mon ballon, de le faire tomber, à l’aide de ma sarbacane, et, naturellement, de m’esquiver avec lui le plus promptement possible. Au moment où je touchai le sol étranger, neuf heures trois quarts sonnèrent. Par cette nuit où ne brillait pas le moindre rayon de lune, il était permis d’espérer que les gens n’étaient pas dehors. Mais celui qui m’inquiétait le plus, c’était le caniche, et celui-ci pouvait bien rôder dans la nuit.

« Je glissai mon poivre dans ma sarbacane et m’avançai d’un mocassin léger sur le sentier de la guerre. Rien ne bougeait, tout était Silencieux. En arrivant près de la maison, je vis deux fenêtres éclairées. Je redoublai de précautions ; mon pas criait à peine sur le sable et j’étais déjà tout près du sapin quand un sourd grondement se fait entendre, s’accroit, s’élève, et tout à coup vient éclater presque dans mes jambes, en même temps que deux yeux de feu se fixent sur moi. »

Lucis B.

La suite (fin du Salon d’Amine) prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES
LE SALON D’AMINE. — VICTOR
Seconde partie.

« Je n’avais guère le temps de la réflexion ; mais ne voulant à aucun prix renoncer à mon entreprise, je me jette dans le sapin. Naturellement, les aboiements n’en deviennent que plus furieux. La bête enragée me suit, met les pattes sur le tronc de l’arbre, puis court vers Ja maison, revient sous le sapin, fait un vacarme d’enfer. Nul doute, on allait venir ; le chien indiquait mon refuge, et j’allais être la proie de mes ennemis. Il fallait à tout prix me débarrasser du caniche. Je redescendis quelques branches, et là tout près de lui, qui s’animait d’une rage plus vive et s’efforçait de me planter ses crocs dans les pieds, je visai les deux globes de feu, et j’y lançai le contenu de ma sarbacane. Aussitôt, l’aboiement commencé s’éteignit dans un hurlement de douleur, et le caniche éperdu, tournant sur lui-même, se répandit en cris de détresse, en cherchant son chemin vers la maison. Pendant ce temps, moi, je m’élançais au haut du sapin.

« Cependant la porte de la chambre s’ouvre : je reste coi, retenant mon souffle.

— Grand Dieu ! qu’est-ce que c’est ? Qu’as-tu, mon bichon ? Oh ! la pauvre bête ! Léonard ! mais viens donc ! Marie ! Marie ! vite de la lumière ! » Et la dame prend le caniche dans ses bras, en cherchant à le calmer. Bichon n’en hurlait pas moins. La lumière arrive, et l’on voit Bichon se frotter frénétiquement les yeux avec ses pattes, en continuant de gémir.

« De l’eau ! s’écrie la dame ! de l’eau ! c’est quelque chose qu’il a dans les yeux. Vite, Marie. — Mais qu’est-ce qui peut lui être arrivé ? Contre qui aboyait-il ? Voilà ce que je veux savoir, moi, dit la grosse voix de Léonard. Marie, n’emporte pas la lumière ; je veux… — Il faut avant tout soigner cette pauvre bête, s’écria la maîtresse de Bichon. — Et pendant ce temps le brigand m’échappera ! cria mon ennemi, inspiré par la haine. Marie, je te dis de rester ici avec la lumière. — Vous n’avez pas de cœur ! » lui dit sa femme en colère. Et elle entraine la bonne sur ses pas, jusqu’à la maison. Là, sur le palier, se retournant dans un bon mouvement : « Prends garde ! si c’étaient des brigands, ne va pas t’exposer comme ça, Léonard ; viens donc, viens ! » La lumière et les deux femmes avaient disparu. Léonard, resté seul, prit son parti.

« — Je vais aller chercher ma canne à épée et mes pistolets ! » dit-il très-haut, d’une voix qu’il s’efforçait de rendre terrible, mais que je sentis émue en dessous.

« Il n’avait pas tourné les talons que j’allongeais vers la balle ma sarbacane. Hélas ! hélas ! elle était trop courte !

— Ah ! quel malheur ! » s’écria Émile en frappant ses deux mains et d’un accent si désolé, qu’on se mit à rire. Émile ne riait pas, lui. I] était tout rouge et suait sang et eau pour Victor. Celui-ci reprit :

« Je fus, comme Émile, désespéré, et me creusais la tête pour arriver à vaincre la difficulté, quand l’ennemi revint, armé d’une lanterne et d’un bäton. Je ne bougeai plus. J’étais assez haut dans l’arbre pour me flatter qu’à travers l’épais branchage il ne pût me voir. Il avança précautionneusement, jetant çà et là des lueurs de lanterne et des regards, tantôt soupçonneux, tantôt effarés. Et je l’entendais grommeler entre ses dents : — Ah ! si c’était lui ! si c’était lui, le bandit ! le polisson ! je le voudrais bien !

« Il vint sous mon arbre. (La respiration d’Émile resta suspendue.) II mit la lanterne jusque dans le branchage, et certes un Peau-Rouge y eût facilement reconnu les traces de mes pieds et des pattes du chien ; mais lui ne vit rien (Émile respira), et il alla fureter ailleurs.

« Ce que je craignais le plus maintenant, c’est qu’il allät jusqu’au mur et ne vit la corde. Alors j’étais perdu. Il se dirige en cffet de ce côté, et j’en étais déjà à me demander par quel moyen je me procurerais des ailes. Bah ! s’il n’eût pas monté la garde jusqu’au matin, s’il n’eût surtout appelé personne (car cela eût été le plus grave), j’aurais bien trouvé moyen de m’échapper. Mais il n’alla pas jusqu’au mur.

Ce fond du jardin, planté de grands arbres, était fort sombre, et je crois vraiment qu’il avait peur. Enfin, je le vis revenir assez promptement, n’ayant exploré le jardin que d’une façon fort incomplète. Il tourna encore autour de mon sapin quelque temps, projeta en divers sens sa lanterne et se décida à rentrer. « Le moment d’agir était revenu. Le sapin sur lequel j’étais monté était un jeune arbre, et je me trouvais tout près de la tête. Je me mis à le balancer de droite et de gauche dans le sens du toit. Il suivit l’impulsion, ses balancements devinrent de plus en plus forts, et enfin, à l’instant où il se rapprochait du toit, je pus, du bout de la sarbacane, pousser ma balle, qui ne se fit pas prier pour sauter à terre. Mais dans ce mouvement j’avais fait un effort. Crac ! la branche, trop faible, se brise sous mes pieds, et je dégringole, Heureusement, je puis me rattraper aux branches inférieures, et j’arrive à terre sans trop de mal. Fort bien ; mais le craquement de la branche s’était fait entendre. L’affreux caniche, débarrassé de son poivre par Sa tendre maîtresse, recommence à aboyer. L’ennemi va revenir ! Mon ballon ! Où est mon ballon ? Vainement je le cherche dans la direction où il est tombé. On ne voit rien à terre, et mes mains râclent inutilement la terre, O malheur ! Et la porte se rouvre, et je vois reparaître la lanterne, suivie de Marie et de Léonard ! I n’y avait pas de temps à perdre. Je me faufile derrière un buisson épais de petits pois très-haut montés, et je suis à reculons la marche de la lumière. Ils font ainsi sans me voir le tour du carré. Je n’avais qu’une peur, mais une peur horrible, c’est qu’ils rencontrassent mon ballon ! Alors ! Mais ils ne le virent pas ! Ils ne le virent pas ; mais je le vis bien, moi, tapi sous un groseillier, quand tomba sur lui la lueur de la lanterne. Ils rentrèrent de nouveau à la maison ; mais la porte fut tirée seulement et non fermée, et je devinai bien que mon ennemi se tenait derrière. Aussi ce fut avec des allures de Peau-Rouge que je rampai sur les mains et les genoux, à travers les plates-bandes, jusqu’au groseillier, où je saisis avec transport mon cher ballon. Et alors, ma foi, laissant les précautions de côté, car j’étais bien sûr qu’il ne me prendrait pas à la course, je me relève et gagne le mur à toutes jambes.

« — Ah ! j’en étais sûr ! ah ! c’est lui ! ah ! brigand ! ah ! vaurien ! ah ! polisson ! Bon, bon ! nous allons rire ! »

« Et le bonhomme, appelant à lui tous les siens, faisant un bruit du diable de son bâton, court après moi, suivi bientôt de sa femme et de sa bonne, auxquelles se joint Bichon, qui a recouvré la vue. Jusqu’au chat apeuré, qui joint ses jurements au tapage.

« Mais ils ne sont pas encore à mi-chemin que déjà mon ballon a sauté dans notre jardin ; il est sauvé ! Aussitôt, saisissant la corde, je m’élève sur la crête du mur ; et je m’arrête là pour, quand ils sont proches, leur lancer un éclat de rire qui les foudroie. Puis je saute de l’autre coté et vais me coucher, très-content de moi.

— Ah ! dit Émile en respirant largement, moi aussi je suis content.

— Ta satisfaction, Émile, n’est pas morale, s’’écrie Charles, et l’histoire non plus. Car il n’est pas permis de violer les domiciles, ni d’aveugler les chiens, et selon la justice des choses, si elle était vraie, les coupables devraient être punis, et non triomphants.

— Mon histoire est plus morale que tu ne penses, reprit Victor ; je le vois maintenant après l’avoir racontée, comme je ne le voyais pas auparavant. D’abord, elle est pourtant un peu plus morale que ces histoires dont je parlais tout À l’heure où

l’on s’intéresse malgré soi à des conquérants ou à des pillards qui tuent des hommes pour s’emparer d’un pays. Enfin, attends un peu et tu verras que j’ai été puni.

— Ainsi soit ; mais tu es intéressant. Nous sommes tous contre le bonhomme et même contre le caniche, ce qui est encore plus odieux. |

— Moi, je plains Bichon, dit Jules ; mais il a guéri bien vite, et puis aussi pourquoi voulait-il aider son maître à garder le ballon de Victor, puisqu’il n’était pas à eux ?

— Remarquez donc, mes enfants, dit M. Ledan, que les histoires, ou plutôt les faits de la vie, ne se tranchent presque jamais en deux parts, dont l’une serait le bien et l’autre le mal, où l’un des deux adversaires serait innocent et l’autre coupable. C’est là une conception toute rudimentaire des temps anciens qui s’est conservée dans notre langage, et malheureusement encore dans nos idées. Dans un conflit, au contraire, en fait il y a presque toujours deux coupables, et le plus souvent deux inconscients, c’est-à-dire deux personnes comprenant mal la justice et l’appliquant différemment au même fait, parce que leurs passions personnelles leur troublent la vue. On a dit que l’ignorance était une innocence, et c’est vrai. Toute erreur a son excuse. Il y a donc rarement dans un conflit, je le répète, un innocent et un coupable, mais presque toujours deux aveugles ; et ce qu’il y a vraiment, c’est deux victimes, ou de leurs propres erreurs, ou de leur propre méchanceté. Au reste, ici, pour ce qui regarde Victor, nous allons voir. Ï] n’a pas fini.

— Oh ! reprit Victor, je n’ai plus grand’chose à dire ; mais en effet c’est la moralité de la fable, je le vois bien maintenant. J’avais cru triompher ; c’était le contraire. J’avais semé la rage de l’autre côté du mur ; la récolte ne se fit pas attendre. Dans la journée du lendemain, du haut de mon pommier j’aperçus chez le voisin des mouvements inaccoutumés, des allées et venues étrangères, et il me tomba dans l’oreille des mots qui me la rendirent plus rouge que si on me l’eût tirée très-fort ; ceux-ci : plainte au parquet, escalade, violation de clôture, maison de correction. Une inquiétude terrible me saisit. Qu’allait-il arriver ? J’eus peur. Deux jours après mon aventure, je voyais entrer mon père dans ma chambre, et tout d’abord son regard sévère me terrifia. — Eh bien ! me dit-il, vous n’êtes plus seulement un polisson, vous devenez un malfaiteur. Vous nous déshonorez. Vous êtes cité devant le tribunal pour crime d’escalade et de violation de clôture, la nuit, dans une maison habitée. Mon père était pâle et tremblant de colère et de douleur. Il me voyait, aux yeux de toute notre ville, trainé sur le banc des accusés, où lui-même devait m’accompagner ! Ma mère était dans les larmes. Alors, je l’avoue, mon courage fléchit ; je fus épouvanté ; je regrettai amèrement d’avoir engagé cette lutte où je voulais le triomphe, et qui se terminait pour moi d’une façon si terrible et si humiliante. Moi qui tenais tant à ne pas laisser le dernier mot à mon adversaire, il fallut bien abdiquer cet orgueil ; il fallut aller plus loin encore, espérer en sa miséricorde et la laisser implorer.

« Des amis de mon père s’entremirent ; le magistrat lui-même engagea notre voisin à ne pas user de ses droits contre moi. Vous devinez bien que mes pas marqués sur le sable, du mur au sapin, le ballon qui n’avait pas pu s’en revenir tout seul chez nous, le chien aveuglé, toutes les preuves enfin du crime et de mon identité, avaient été constatées par témoins dès le lendemain. La chose en elle-même était fort grave, et il paraît que l’on condamne des hommes au bagne pour cela. Ma seule excuse était que je n’avais pas voulu voler ; mais la loi n’emportait pas moins l’emprisonnement. Enfin tout s’arrangea. La haine de mon ennemi céda à la pression de l’opinion ; car, tout en me blâmant sévèrement, on s’indignait pourtant d’une vengeance si implacable contre un enfant. Mon père paya vingt fois la valeur de la branche de sapin cassée, des plates-bandes piétinées et des petits pois froissés. La paix revint enfin parmi nous, et ma pauvre mère cessa de pleurer. Mais je n’en restai pas moins longtemps courbé sous le poids de ce souvenir, non-seulement à la maison, vis-à-vis de mes parents devenus plus défiants et plus sévères, mais aussi dans notre ville, où je jouissais, — et cela doit bien durer encore, je pense, — de la réputation d’un très-mauvais sujet. Voilà mon histoire, et je vous assure qu’il m’a fallu du courage pour la raconter ; car j’en ai eu tant de honte et tant d’ennui, que je souffre encore d’y penser, et que je voudrais bien que ça ne fût jamais arrivé.

— Mais, Victor, observa M. Ledan, pourquoi donc alors prétendiez-vous en commençant que vous ne saviez pas à quoi vous en tenir sur la justice des choses, et que votre histoire ne prouvait rien ?

— Monsieur, c’est parce que, en définitive, il ne m’est rien arrivé, c’est-à-dire que le procès n’a pas eu lieu, que je n’ai pas été condamné, et que j’en suis resté quitte pour la peur.

— Ah ! c’est bien cela. On ne tient jamais compte que du fait tangible, et voilà pourquoi l’appréciation du bonheur ou du malheur est si fausse en général dans l’humanité. Mais quoi ! ces malaises intérieurs, ces angoisses, ces colères, ces haines, tous ces tourments qui dévorent l’être au dedans, tout cela ne serait pas du malheur, de la souffrance ? De quoi donc se compose le bonheur, si ce n’est d’impressions douces ? Et de quoi le malheur, si ce n’est d’impressions pénibles ? De quoi donc se compose la vie, si ce n’est de jours ordinaires, bien plutôt que de grands événements ?

— C’est vrai, dit Amine. Et pourtant nous avons l’habitude de ne tenir compte que des faits marquants, extraordinaires, ce qui réduirait notre vie à un bien petit nombre de jours.

— Et c’est encore ainsi que l’on comprend l’histoire, dit M. Ledan, et qu’elle contribue à nous fausser le jugement, en ne tenant compte que du fait éclatant, personnel, intérieur.

— Monsieur, dit Victor, ne trouvez-vous pas que le triomphe si complet de notre voisin fut un peu injuste ? Car enfin il avait eu des torts aussi ?

— Je suis certain, mon enfant, que ses souffrances intimes furent plus vives et plus amères que les vôtres : car la légèreté propre à l’enfance vous faisait plutôt un jeu de tout cela, tandis que l’amour propre froissé chez un homme de petit

esprit cause d’intolérables piqûres. Sans doute il en garde encore le ressentiment.

— Oh bien ! pas moi, dit Victor. Non, je ne lui en veux plus. D’autant mieux que j’ai entendu dire que cet homme-là, quoique rageur et grognon, était bon cependant, honnête, et faisait du bien autant qu’il pouvait. La petite bonne était une orpheline élevée par eux.

— Il y a pourtant des victimes innocentes dans tout cela, dit une voix moqueuse : c’est le père et la mère de Victor.

— Ah ! Charles, s’écria M. Ledan, que vous êtes précieux dans une discussion ! Sans vous, nous n’examinerions jamais un sujet sous toutes ses faces. Que pense l’assemblée de cette objection ? »

L’assemblée écarquilla quelque peu les yeux, mit sOn front dans ses mains, se gratta l’oreille et finit par déclarer qu’en effet la chose ne lui paraissait pas juste.

« Eh bien, je vais à présent donner mon

ÉDUCATION. — RÉCRÉATION.

avis, reprit M. Ledan, et sacrifier sur l’autel de la justice une part de mes prérogatives paternelles. »,

Cette parole éveilla fort l’attention des enfants, qui tendirent l’oreille d’un air un peu étonné, et M. Ledan poursuivit :

« Mes enfants, nous sommes loin de tout savoir, même en morale, et il n’est peut-être pas encore permis d’affirmer, en l’absence de preuves suffisantes, que la naissance d’un enfant et son caractère, c’est-à-dire la part de bonheur ou de malheur, de joie ou de tristesse, qu’il apporte au sein de la famille, est l’effet naturel des causes qui ont présidé à cette naissance, et par conséquent une œuvre profonde, quoique secrète, de justice ; — en d’autres termes, car tout ceci est un peu métaphysique pour vous, il est probable, sinon certain, que le caractère d’un enfant dépend pour beaucoup de celui de ses parents et ascendants, et des passions, des préjugés, du milieu où il prend naissance. Cela est conforme aux lois générales, et je m’y soumets pour ma part, — sans peine d’ailleurs, ajouta-t-il en regardant ses enfants avec tendresse. — Mais, laissant de côté tout ce qui détermine la naissance, et ne parlant que de l’éducation, vous concevez aisément quelle responsabilité incombe au père et à la mère, et qu’on peut attribuer une grande partie des défauts des enfants, soit au manque de savoir-faire, soit au manque de dévouement des éducateurs. Il est donc assez juste qu’ils en portent aussi la peine.

— Ah ! père, s’écria Amine avec un regard aussi tendre que son sourire était malicieux, c’est bien ! c’est bien ! me voilà ravie ! Aussi, quand je ferai des sottises, c’est toi, père, qui seras puni. » En même temps, elle se jeta au cou de son père.

« Certainement, ma fille », répondit M. Ledan en la serrant dans ses bras.

Lucie B.

LA JUSTICE DES CHOSES

LE SALON D’AMINE. — ERNEST

« À qui le tour maintenant ? s’écria-t-on. — Amine ?

— Oh ! non, je voudrais attendre encore, Ernest !

— Après tout, répondit celui-ci, quand ce sera fait, je n’y penserai plus et n’aurai plus qu’à jouir du plaisir d’écouter les autres ; Car ce n’est pas trop agréable au moins de faire comme cela sa confession.

— Mais, observa Mme Ledan, il est permis, je le répète, de parler aussi des bonnes actions et du plaisir qu’elles ont pu causer.

— Eh bien, ça serait peut-être encore plus gênant. Ensuite je dis comme Victor : Elles ne sont pas si nombreuses.

— Non, je prends au contraire mon principal défaut ; c’est plus tôt fait, et c’est celui que je connais le mieux. Vous le savez bien : je ne suis pas patient. Quand quelque chose me contrarie, le sang me monte à la tête, et si je ne sais pas m’arrêter à temps… Alors, ma foi, je deviens. une bête ou quelque chose d’approchant. Je veux vous dire les aventures de ce genre-là qui m’ont le plus frappé ; elles ne sont longues ni l’une ni l’autre. C’est comme la colère : elle n’est pas longue non plus ; seulement elle peut en un moment vous laisser à pleurer et à regretter pour des années.

« L’année dernière, j’aimais à pêcher, comme à présent, mais encore plus qu’à présent, parce que c’était tout nouveau. J’avais appris à faire du filet pour me construire un verveux moi-même ; et après y avoir longtemps travaillé j’en étais venu à bout, et j’en étais bien content. Tous les soirs, j’allais le poser dans la Loire au bout du pré, et chaque matin, dès mon réveil, je courais, à travers l’herbe mouillée, le relever ; et le cœur me battait d’espérance quand, ayant jeté la gaffe dessus, je le soulevais en le trouvant un peu lourd, et que, l’eau ruisselante écoulée, je voyais frétiller au fond la moindre écaille. C’est un de ces jours-là que je pêchai une carpe de cinq livres !

— De cinq livres ! exclama Édouard.

— I] n’y avait qu’Édouard qui pût ne pas connaitre la carpe de cinq livres, observa Amine. °

— Moi, je l’attendais, dit Charles, et J’étais bien sûr qu’elle allait venir.

— Que vous êtes mauvais, vous autres ! Elle était si belle !

— Oui, mais tu nous l’as servie déjà tant de fois !

— Vous voyez bien qu’Édouard s’en est régalé.

— Il est bien bon. Après tout, elle ne pesait pas deux kilogrammes… »

Une discussion tumultueuse s’engagea sur le poids de la carpe, ce qui arrivait toujours quand il en était question. Enfin Mme Ledan rétablit le silence, et l’orateur reprit Sa narration.

« Depuis plusieurs jours, la veine était mauvaise ; je ne prenais rien. Chaque matin, quand je soulevais le verveux, lentement, le cœur battant de peur d’une déception nouvelle, et qu’elle y était, la déception, à la place des carpes, j’en éprouvais une irritation qui devenait chaque fois de plus en plus vive. J’aurais voulu pouvoir m’en prendre à quelqu’un, et ce m’était une peine de plus de n’avoir personne, ni chose, sur qui faire tomber le poids de mes dépits et de ma colère. La colère est comme un besoin de rendre le mal qu’on a. Faute de mieux, malgré tout, il y avait quelque chose à quoi je m’en prenais, que je détestais, que j’’aurais bien voulu injurier et battre, mais que je ne pouvais saisir, et j’en étais enragé. Un matin — c’était le huitième jour, je les comptais, et chaque unité de plus augmentait d’un degré mon irritation — j’arrivai au bord de l’eau dans une agitation extrême, en me disant : Cette fois, il faut qu’il y ait quelque chose, ou bien. — Ou bien ? demanda Charles.

— Ah ! dame, je m’arrêtais là, et pour cause. Mais, par cette réticence pleine de menaces, j’espérais lui faire peur.

— À qui ? demanda le petit Jules étonné.

— À qui ? Tu ne le sais pas, toi ? Fortunatus puer, mais à cet odieux, à cet infâme, à ce détestable personnage, qui y mettait une mauvaise volonté si infernale et se moquait à plaisir de moi ! À cet individu sans état civil, que d’aucuns appellent le sort, et qui le faisait exprès, je le savais bien !

« Je lance mon crochet, soulève le verveux et Je sens une résistance. Ah !… Enfin ! À la bonne heure ! Ce n’est pas malheureux ! Il y en a cette fois ! Eh bien, il était temps, parce que… Dieu ! que c’est lourd ! Il yen a beaucoup. Non, ça penche au bout, c’est un gros ! Ma foi, c’est aussi pesant que le jour de la carpe de cinq livres, plus même… Ô bonheur !

« Le verveux m’échappe ; mais j’y replante le crochet, et je soulève de nouveau…

« Oh ! rage et malheur ! Ce n’est pas du poisson. Non, c’est une malice encore plus noire qu’à l’ordinaire : le verveux est accroché dans l’eau ! À quoi ? Qu’est-ce que ça peut être ? Je l’agite dans tous les sens ; je tire, je pousse, je secoue ; ça tient toujours. Bientôt j’ai les bras rompus, le crochet est devenu lourd à ne plus pouvoir le soulever ainsi, à bras tendus, et en même temps le sang me monte aux oreilles, et je pousse des exclamations d’impatience, d’indignation, enfin de fureur. Je crie : « Non ! c’est trop fort ! » ou bien « Oh ! à la fin, c’est trop bête ! Non, je n’en veux plus ! Eh bien, puisque c’est comme ça, je laisse tout là, oui, tant pis ! » Et mille autres imprécations, encore plus ronflantes.

« Pourtant, ni injures, ni cris de fureur, ni menaces, rien n’y fait. Le verveux reste accroché, sans doute à l’une des racines de l’arbre au pied duquel je l’avais jeté. Enfin, n’en pouvant plus, les bras incapables d’un nouvel effort, car la berge était haute, le crochet long, et j’y mettais par excitation beaucoup de force, quand il eût fallu surtout de l’adresse — je lâche le crochet, et me laisse tomber sur l’herbe en pleurant de rage. Et je me rappelle que, frappant la terre de mes poings, je disais des bêtises comme ça : « Oui, c’est fait exprès ; je le vois bien ! Et puisque c’est ainsi, je ne veux plus m’en mêler, c’est fini ! Non, je n’y toucherai plus à cette sale invention, à cette… je ne puis vraiment pas tout dire ; car la colère nous jette dans la grossièreté.

« Malgré ces beaux serments, je repris mon crochet un instant après. Non-seulement je voulais à toute force arriver à décrocher mon verveux ; mais n’ayant pas vu le fond, du côté du bout retenu dans l’eau, je me plaisais à espérer qu’il y avait quelques poissons peut-être. Je m’y acharnai donc de nouveau, en dépit de ma fatigue, et comme Île verveux tint bon, ma colère croissante à Ja fin devint de la frénésie, et tout criant, tout injuriant, tout hurlant, je me pris à tirer dessus comme un fou, luttant aveuglément, bestialement, contre l’obstacle brutal, m’épuisant dans ces efforts, mais trouvant dans l’excès de ma colère de nouvelles forces. Au fond, pourtant, je sentais que j’étais stupide, que j’étais méchant. Mais quoi, cela ne m’enrageait que plus fort. J’étais lancé hors de tout raison. Je voulais vaincre à tout prix l’odieux obstacle, triompher de lui, ou sinon, tout briser, tout perdre, tout saccager… Il me vint l’idée de mettre le feu à la rivière…

« Tout à coup j’entendis un craquement ; les mailles du verveux cédèrent sous le crochet, et je faillis tomber par terre. C’est-à-dire que je venais d’éventrer mon pauvre filet. J’en fus si irrité que je recommençai à tirer dessus avec une nouvelle furie. Dégagé sur un point, il tenait encore sur un autre, et, à en juger par la force de la résistance, il fallait que ce fût un des cercles qui fût engagé. Cependant, au lieu d’essayer de le dégager en dessous, je ne travaillais qu’à le rompre. Je savais que je brisais mon ouvrage, et j’en étais outré ; mais je ne l’en brisais qu’avec plus de rage. Enfin le cercle tout à coup éclate ; je tombe sur la berge les bras et les pieds en l’air, et mon crochet, passant par-dessus ma tête, va cabrioler dans le pré.

« De nouveau le verveux était retombé au fond de l’eau. Je me relève en hurlant, et, ramassant mon crochet, je ramène sur le bord mon malheureux filet en lambeaux. O méchanceté du sort ! Ne l’avais-je pas dit que c’était fait exprès ? Aux mailles déchiquettes du filet, des écailles brillaient. J’avais non-seulement détruit mon verveux, mais détruit ma pêche !…

« Alors ça n’eut plus de nom. Je me pris aux cheveux ; je piétinai sur les restes de mon filet ; je le saisis à deux mains pour achever de le mettre en pièces… Enfin, d’un mouvement frénétique, je le ramasse, le roule et cours le lancer à l’eau… où du même élan je plonge avec lui !… »

Émile et Jules, qui s’amusaient fort de ce récit, pour le coup éclatèrent de rire, et tout le monde avec eux.

« Ma foi, reprit Ernest, si ce fut la justice des choses qui à ce moment me poussa un peu, elle fit bien ; car j’avais besoin d’une douche. Mais ce fut tout simplement la colère ; car elle nous rend incapables de calculer nos mouvements, et nous jette en tout dans l’extravagance. Je me rattrapai promptement ; la Loire n’est pas profonde à cet endroit, et je revins tout ruisselant et dégrisé à la maison, où il fallut bien avouer que j’étais tombé dans l’eau, la chose étant assez apparente ; mais on crut que c’était par maladresse, et je me gardai bien de dire comment c’était arrivé.

« Le lendemain matin, j’errais dans la cour, tout mécontent de n’avoir plus mon filet et d’être obligé de renoncer à la pêche, quand je vis venir à moi ma sœur, qui revenait de lever son filet et qui me dit avec joie : « Ernest, la mauvaise chance est passée. Vois ma belle pêche. » Et elle me montrait six jolies perches dans un panier.

« Hélas ! mon pauvre verveux à moi était mort ! Combien je regrettai de n’avoir pas été plus patient ! Il me fallut en refaire un autre, l’ouvrage d’un mois, et je vous demande si la bonne chance eut le temps de passer et si j’eus le temps de me maudire ? En y pensant ainsi, j’avais honte d’avoir été si bête, et je commençai dès lors à vouloir me corriger. »

On rit beaucoup de l’histoire d’Ernest, et ses auditeurs, quoique gentiment et sans malice, ne lui épargnèrent pas des plaisanteries, qu’il reçut avec bonne humeur.

« Pour moi, dit Mme Ledan, je n’éprouve pas le besoin de railler davantage Ernest, mais plutôt celui de le remercier pour s’être sacrifié de si bonne grâce au bien public et s’être si impitoyablement raillé lui-même.

— Et moi aussi ! » s’écria Amine.

Tout le monde avec elle, de bouche ou tacitement, acquiesça.

« Ernest nous en a promis un autre, dit Édouard.

— En voilà-t-il un paresseux qui prend ses aises ! répliqua Ernest.

— Ses aises ! Si tu racontais autant d’histoires que j’ai de douleurs ! »

Ernest se recueillit, fit entendre le hum de l’orateur qui veut éclaircir sa voix, et chacun fit silence, à l’exception d’Émile, qui s’écria :

« Je la sais bien, moi, celle qu’il va dire.

— Chut ! fit Mme Ledan. Tout le monde ne la sait pas. » Et Ernest commença :

« Vous connaissez nos voisins, les Tabourin, qui habitent depuis l’année dernière la ferme voisine, et leurs enfants, entre autres Paul ct Pierre. Je ne veux pas dire du mal d’eux ; mais dame ! on n’a guère de querelles avec les gens parfaits, et c’est pourquoi, dans mon histoire comme dans celle de Victor, il me faut accuser un peu les défauts des autres. Paul et Pierre donc sont taquins, pas très-divertissants, et collants, comme on dit, mot peu distingué, mais expressif. Comme beaucoup d’autres petits paysans, ils ignorent, — c’est leur droit d’ailleurs, — le savoir-vivre, et quand il leur plait de vous suivre, il ne vous lâchent pour aucune raison et vous Suivraient jusque dans votre chambre, si vous y cherchiez refuge contre eux. J’avais eu la chance de leur plaire ou peut-être de les étonner, ce qui n’est pas difficile, dans les premiers temps de notre voisinage, et ils ne me quittèrent plus. Nos enclos, comme vous le savez, se touchent, et le droit d’entrée ici existe partout pour tout le monde. Ils venaient donc me chercher, ou plutôt m’examiner jusque dans notre cour, et je ne pouvais faire un pas dans la prairie sans les voir aussitôt poindre par quelque passage de la haie et se diriger vers moi. Si je prenais à droite, ils allaient à droite. Si je tournais à gauche, ils viraient de bord immédiatement. Si je me mettais à courir, Ôtant vivement leurs sabots, et les prenant à la main, ils se lançaient sur mes traces. J’avais essayé d’en faire quelque chose ; car je ne déteste pas la compagnie, même celle des enfants plus jeunes que moi ; mais ils ne savaient pas ou ne voulaient pas jouer, ou plutôt je leur paraissais un être trop curieux pour qu’ils ne fussent pas avant tout occupés de me regarder. Enfin, car ils sont plus rusés qu’ils n’en ont l’air, ils voyaient bien qu’ils m’agaçaient et n’étaient pas fâchés de s’amuser de moi. Ils me jouaient aussi, à la sourdine, de mauvais tours. Par exemple, j’avais commencé, derrière la maison, du côté du pré, un superbe four pour des expériences ; il avait un demi-mètre de diamètre, et j’en. voulais faire un chef-d’œuvre de maçonnerie. Eh bien, je trouvais démoli le lendemain ce que j’avais fait la veille. Pierre avait rôdé par là.

« Un jour, sur un bruit d’ailes qui me semblait indiquer un nid, je m’enfonçai dans la haie qui borde le ruisseau. Je ne trouve pas de nid, mais deux pierres moussues disposées pour servir de siéges, et autour desquelles des troënes, des chèvrefeuilles et des églantiers pouvaient, avec un peu d’art, former un charmant bosquet. Je m’imaginai de le construire, et puis, quand il serait fait, d’y amener maman et Amine ; et je cours chercher ma serpette et je passe là toute ma récréation à tailler, courber les arbres et les assujettir en arceaux, avec des liens d’écorces. Le plus difficile étant fait, je remis le reste au jour suivant. Mais au matin, quand j’arrive, jugez de ma colère : tous les liens ont été coupés, les branches ont repris leur position primitive, et la belle mousse des pierres est toute arrachée !

« Puisque cette vilaine fièvre qu’on nomme la colère existe, il faut convenir qu’il y avait bien de quoi la produire. Comme une bête affamée à la recherche de sa proie, je pars à la recherche de mon agresseur. J’étais ivre de fureur. Il me semblait de bonne foi qu’il ne s’était jamais produit une action plus détestable dans le monde, et si j’avais été un empereur ou un proconsul, j’aurais probablement ordonné de mettre à la torture Île petit Pierré et le petit Paul. Oui, l’on comprend ces horribles choses dans la colère ; on est vraiment parent, en ces moments-là, des tyrans et dés bourreaux. Seulement ça passe vite, heureusement. Et, ce qui me fait croire que ces gens-là n’étaient pas heureux, c’est que la colère fait beaucoup souffrir.

« Je trouvai le petit Paul près du mur en brèche qui sépare les deux enclos. Il faut croire que ma figure était épouvantable ; car en me voyant arriver, sans que je lui eusse rien dit encore, il prit peur, et, ne se fiant pas à sa course, il monta pour m’échapper sur le mur et de là dans un cerisier, qui s’appuyait contre. Je l’y poursuivis en l’accablant d’injures, que je n’oserais répéter et que même je ne retrouverais plus. L’enfant, — il a trois ans de moins que moi, — criait de terreur et, montant toujours, me fuyait de branche en branche. Mais je l’eus atteint bientôt, et, lui serrant le bras à le faire crier :

« Ah ! misérable drôle, odieuse et malfaisante vermine, tu vas savoir ce qu’il en coûte pour venir abimer et détruire tout ce que je fais ! »

« Il criait, appelait son père, m’ordonnait de le laisser et m’injuriait, lui aussi, impudemment. Mon transport redoubla, et je me mis à le frapper de toutes mes forces. Je ne voulais d’abord que lui donner une correction ; mais la colère est une ivresse, une folie ! Je l’étourdis : il lâcha la branche en poussant un cri étouffé ; je le vis tomber en étendant convulsivement les bras, et j’entendis le bruit sourd que fit son corps en touchant la terre.

« Alors, moi aussi je ressentis un grand choc, là ! dit Ernest en posant la main sur son estomac. Au milieu de la fièvre où j’étais, un froid subit courut dans mes veines, et je descendis tout saisi. Paul était étendu, les veux fermés, pâle ; je le crus mort !

« Oh ! voyez-vous, poursuivit Ernest, qui frémissait encore à ce souvenir, l’impression qu’en ce moment-là j’ai reçue, je ne l’oublierai jamais. En un instant, fa vie changea pour moi d’aspect, comme un décor au théâtre. Je me vis criminel, je me vis un assassin. Je sentis la douleur de cette famille ; je reçus leurs imprécations… Les miens désespérés, moi perdu, si jeune encore ! Saisi d’épouvante, d’horreur, je désirai bien sincèrement être mort à la place de Paul !

— Il n’était pas mort ! cria Émile éperdu, et qui, se cachant le visage dans ses mains, fondit en larmes.

— Diable d’Émile ! va ! dit Charles. Quelle bonne foi ! S’il va jamais au théâtre, il transportera la scène dans la salle.

— Je songeai aussi, reprit Ernest, peu étonné de la sensibilité d’Émile, car il était lui-même vivement impressionné par le souvenir de l’épreuve qu’il racontait, je songeai encore à m’enfuir, à disparaître du pays, à errer misérable, loin de tous ceux qui m’avaient connu… Et puis, cependant, quelque chose me retenait à cette place, et bientôt je pensai que peut-être Paul n’était pas mort ; je sentis le devoir de lui apporter secours ; je courus chercher ma mère… Quand nous revînmes près de lui, Paul sortait de son évanouissement ; mais il n’était guère moins pâle. Mon père, anxieusement, le palpa, interrogea tous les membres, et, quand ce fut au bras gauche, Paul jeta un grand cri : ce bras était cassé !…

« Après la peur de l’avoir tué, j’eus celle de le voir infirme par ma faute, et ces craintes n’avaient rien d’exagéré ; car tout cela pouvait arriver. J’ai dû supporter la douleur, l’effroi, les reproches des parents et leur aversion ; le blâme de tous ! Oh ! que j’ai été malheureux pendant ces deux mois !

« Mais les réflexions journalières que m’imposait cette angoisse n’ont pas été inutiles. J’ai reconnu avec épouvante que ces criminels, qui vont au bagne, n’étaient d’abord, pour la plupart sans doute, que des esclaves de la colère, que des êtres atteints, de même que moi, de cette cruelle passion, et qui n’avaient pas su la maîtriser. Je sentis que je pouvais devenir semblable à eux ; que si je ne parvenais pas à me rendre maître de moi-même, il ne dépendait plus que du hasard et des circonstances de me faire commettre les plus grands crimes et de me vouer aux plus grands malheurs. Depuis ce temps, je ne suis malheureusement pas encore patient ; mais quand l’impression devient trop vive, quand je sens monter au visage le flot brûlant, alors je me rappelle ce que je viens de vous raconter ; je revois Paul tombant du haut de l’arbre, les bras étendus ; j’entends encore le bruit sec et sourd de son corps touchant la terre ; et tout aussitôt, cela me produit l’effet du bain dans la rivière. Je suis dégrisé.

— Bien, Ernest ! — Merci, Ernest ! » crièrent les enfants. Et tous restèrent émus et sérieux pendant quelque temps.

Lucie B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

LE SALON D’AMINE. — AMINE

« C’est bien au tour d’Amine, à présent !

— Allons, Amine, à toi !

— Amine, c’est à vous. »

Elle avait déjà pris la pose digne et modeste d’un orateur qui aborde un public, et, du ton simple qu’elle avait en parlant d’ordinaire, elle commença tout de suite :

« Pour moi, c’est une bonne action que je veux vous raconter, et vous ne croirez pas, je l’espère, que ce soit par amourpropre ; car nous nous connaissons bien ; vous savez mes défauts comme je sais Îles vôtres, et je déclare volontiers, aussi humblement que l’ont fait Ernest et Victor, que je trouverais plus à choisir dans le mal que dans le bien. Mais il me semble qu’on parle trop des punitions, ou du moins pas assez des récompenses. Est-ce que la peur peut rendre bon ? Non, certes. On voit assez qu’elle n’empêche pas même du tout d’être méchant. Nous ne sommes pas si poltrons que ça. Non, ce qui fait faire le mal, c’est surtout parce qu’on croit y trouver du plaisir ; et l’on brave fort bien pour cela les châtiments. De sorte que si l’on savait trouver plaisir à bien faire, on ferait bien. Oui, c’est le point. Et je crois vraiment que là-dessus on ne présente pas bien les choses aux enfants. Ainsi, je me rappelle toujours avoir entendu dire à un maître dans son école que le devoir était ennuyeux, et que le travail était une punition ! Comment veut-on que les enfants l’aiment ? Ils n’essayent pas même… Aussi ce monsieur a-t-il ajouté que tous ses écoliers étaient ânes… Je le crois bien !… »

Le public sourit. Amine fit une pause, et Édouard en profita pour dire :

« Quand tout le monde aura raconté son histoire, j’ai bien envie de lire une lettre de ma sœur.

— Fort bien, » répondit-on.

Ce fut convenu.

« C’est quand je suis allée à Saumur, il y a six mois. Et pour ceux qui ne le savent pas, il faut dire que nous avons à Saumur des parents : mon oncle, ma tante et deux petits cousins. J’étais donc allée, à la prière de ma tante, passer quinze jours avec eux. On me reçut très-bien ; Saumur est une jolie ville, et je ne m’ennuyai pas les premiers jours. Mais, presque tout de suite, je m’aperçus d’une chose qui me fit beaucoup de peine. Mon oncle et ma tante sont d’une grande sévérité pour leurs enfants, et surtout pour l’aîné, le pauvre Julien. If ne se passait pas de jour qu’il ne fût puni, et ma tante lui faisait devant moi des reproches si vifs et si humiliants que j’en étais moi-même toute honteuse. Après de telles scènes, j’espérais toujours que Julien devait être corrigé pour jamais, et c’était bien l’intention de ma tante évidemment ; pourtant il n’en était rien ; le lendemain, cela recommençait.

« Il faut dire que c’étaient des choses que pour moi je ne trouvais pas graves, des étourderies, des inadvertances : quelque-fois aussi, hélas ! des mensonges ; car Julien avait si peur !… Ce pauvre cousin me paraissait emporté par une légèreté naturelle ; ma tante prétendait au contraire qu’il le faisait exprès et ne voulait pas se corriger ; mais moi je ne pouvais pas le croire.

« Une fois que nous étions seuls, je lui dis :

« Mon pauvre Julien, pourquoi ne veux-tu pas te corriger ? Il me semble que ça doit t’ennuyer tant d’être grondé comme ça tous les jours ?

« Bien sûr que ça m’ennuie, va, me répondit-il. Je suis bien malheureux !

« — Eh bien, alors, il ne faut plus mal faire.

« Je ne le fais pas exprès. »

« Il était certainement étourdi ; mais je crois aussi que c’était précisément la crainte et la gêne où on le tenait qui d’un côté le rendaient maladroit, et de l’autre paralysaient son intelligence et sa bonne volonté ; car ce n’est pas du tout un méchant enfant, et il était pour moi fort gentil.

« Nous parlions ainsi le jour d’un concert qui devait avoir lieu à Saumur et où nous devions assister, ma tante et moi. Je m’en faisais grande fête, car j’aime tant la musique ! Et pour tout Saumur, c’était un événement, on n’a pas souvent de concerts dans les petites villes ; il fallait se faire très-belle, et on venait d’apporter à ma tante une jolie robe neuve de soie grise, qui était là sur une chaise, étalée dans sa fraîcheur. Moi, tout en causant avec Julien, assise devant la cheminée, je faisais mon bouquet et celui de ma tante ; car le soir approchait.

« Tout à coup, Julien, en regardant la pendule, s’écrie : « Ah ! et mon devoir qui n’est pas fait ! Je m’en vas bien vite ! »

« Dans son empressement, au lieu de faire le tour, il passe entre moi et la robe, l’accroche, s’y embarrasse les pieds et tombe avec elle ; tout cela si malheureusement, que l’étoffe de soie, assez légère, s’engouffre dans la cheminée, et que, j’ai beau la retirer aussi promptement que possible, il s’y fait une large brûlure.

« Je regardais le pauvre Julien : il était blanc comme son col, et contemplait son méfait d’un air si navré, si terrifié, que le cœur me battait très-fort. Je lui dis :

« Va-t’en bien vite ! On croira que c’est moi ! »

« Il hésita un instant, mais pourtant il ne se le fit pas répéter, et s’enfuit d’un côté, comme sa mère entrait de l’autre. Je n’avais pas eu le temps de réfléchir. Me voyant si subitement en face de ma tante, et obligée de mentir pour sauver Julien, cela me causa beaucoup d’émotion.

« Ma tante fut tout de suite frappée de l’expression de mon visage. Puis, je tenais dans mes mains cette malheureuse robe. Ma tante s’approcha vivement, vit la brûlure, m’arracha la robe des mains et me dit d’un ton écrasant :

« Comment avez-vous fait cela ?

Mais… la chaise est tombée du côté de la cheminée, et… vous voyez…

La chaise est tombée toute seule, c’est évident ! »

« Elle me lança un regard terrible, et je vis qu’elle souffrait beaucoup en s’efforçant de se contenir, comme toutes les personnes colères. Elle ne me maltraita point comme elle eût fait de son fils ; mais elle me dit sèchement :

« Fort bien, vous pouvez cesser vos préparatifs. On ne va pas au concert avec une robe brûlée. »

« Puis, elle sortit brusquement en tirant la porte, et moi, je restai bien désolée ; bien désolée du chagrin de ma tante, mais aussi du mien, car je tenais tant à aller à ce concert ! Je m’en étais fait une si grande fête ! il devait y avoir de si beaux morceaux ! Oh ! j’aurais donné pour y aller, tout… oui, jusqu’au pauvre Julien ! Si j’avais eu un bon mouvement l’instant d’avant, j’en avais maintenant un bien mauvais… je crois que je regrettais d’avoir été si généreuse. J’aurais sans doute bien aimé à l’être… pourvu qu’il ne m’en coutât rien.

« Je pleurais à chaudes larmes. Oh ! mon pauvre concert ! La musique d’abord : le trio de Mozart, la romance de Lalla-Rouck, la symphonie pastorale, un morceau du Desert, et puis encore, la salle ornée, éclairée, et les belles toilettes, et la mienne aussi qui était jolie, ma toilette, et dont j’étais si contente ! Et de jeunes amies que je devais rencontrer ; des amies fort nouvelles, il est vrai, mais on sait bien (Amine sourit en regardant ses camarades) que ce n’est pas ce qui leur prête le moins de charme. (À quoi ils répondirent par une grave affirmation de tête, accompagnée d’un sourire malicieux.)

« Je trouvais ma tante bien dure, car elle ne manquait pas d’autres robes, et ce n’était que pour me punir… Assurément, malgré l’accident de la robe, nous serions allées au concert, si elle avait su que c’était Julien ; et en me répétant cela, je regrettais de plus en plus d’avoir protégé mon pauvre cousin. C’était encore plus laid que si je n’y avais pas pensé. Se repentir d’une bonne action ! Oh ! vraiment, j’étais bien égoïste.

« On vint m’appeler un instant après pour le dîner. Cruel diner ! Les morceaux me prenaient à la gorge. Ma tante était sombre, silencieuse ; elle ne parlait que par phrases saccadées ; ses regards étaient des éclairs et elle me produisait l’impression étouffante d’un ciel d’orage. Mon oncle, inquiet, ne sachant pas la cause de cette humeur, regardait sa femme du coin de l’œil, en échangeant avec moi des phrases insignifiantes. Julien, les yeux attachés sur moi, semblait oppressé de même. Il n’y avait que Benjamin qui fut entièrement absorbé par son potage. A la fin, mon oncle demanda :

« Qu’y a-t-il donc ? Julien a-t-il encore fait quelque sottise ?

Non, ce n’est pas Julien, répondit ma tante, et le regard qu’elle jeta sur moi me fit monter le rouge au visage. Mon oncle n’en voulut pas demander plus long ; mais, un instant après, comme il parlait du concert, ma tante lui annonça que nous n’irions pas. Je vis le regard de Julien se lever sur moi, tout chagrin.

« — Attendu, ajouta-t-elle, que l’on ne peut pas s’y montrer sans robe. »

Et alors mon oncle obtint communication de l’accident.

« Mais tu as bien d’autres robes, dit-il, et quand même ta toilette ne serait pas neuve…

« Non, je n’en ai pas, répondit-elle séchement. D’ailleurs, je suis trop contrariée ; je n’entendrais pas une seule note. Ma robe est perdue. »

« J’osai alléguer que le malheur était réparable, moyennant un lé d’étoffe ; mais ma tante releva cette parole en appuyant sur la dépense, et me mortifia tellement que je ne dis plus mot, sentant les larmes me gagner. Dès qu’on fut sorti de table, je m’en fus dans ma chambre. Elle était là, ma pauvre petite robe rose, si gentille, qui semblait m’attendre pour la fête, où elle aurait si bien figuré. Je fondis en larmes. C’était très-dur d’être si cruellement punie pour une faute qu’on n’a pas faite ! Je ne pensais qu’à mon plaisir perdu, et je pleurais amèrement, égoïstement, oubliant que j’avais à me féliciter d’avoir épargné de la souffrance à un autre, quand on frappa doucement à la porte, et je vis entrer mon petit cousin. Heureusement qu’il faisait très-sombre. Je me hâtai d’essuyer mes larmes, et tâchai de raffermir ma voix. Déjà la présence de Julien m’apportait la douce impression que j’oubliais. Le pauvre enfant se jeta dans mes bras.

« Oh ! ma cousine, je suis sûr que tu es bien fâchée de ne pas aller au concert ! Ça me fait tant de peine que tu sois grondée pour moi ! Laisse-moi le dire à papa ? »

« Mais il n’était pas difficile de voir combien cet aveu lui aurait coûté. Un jour de repos était si bon pour ce pauvre enfant puni tous les jours ! Et puis, il n’aimait guère la musique, lui, Julien ; et il n’avait pas même regardé ma jolie robe rose. Il savait bien qu’après tout, moi, je n’aurais ni pensum, ni pain sec, ni prison, et je devais lui sembler, à lui pauvret, une si forte puissance ! Et malgré toutes ces facilités que j’avais de le protéger, il était si reconnaissant ! il m’aimait si bien de tout son cœur.

« Tous les bons sentiments revinrent en moi. Je me trouvai heureuse d’avoir pu épargner une grosse peine à ce pauvre enfant, et quand il m’eut dit :

« Oh ! vois-tu, j’en aurais eu pour toute la semaine, de cette affaire-là, sans compter qu’on me l’aurait toujours reprochée.

« — Alors, je ne regretterai plus le concert.

« — Quand tu seras partie, me dit-il encore, toi, on ne t’en parlera plus. »

« Et puis, après avoir dit cela, sa tête se pencha sur mon épaule et sa voix s’altéra en répétant :

« On ! quand tu seras partie ! »

« Pauvre Julien ! Je sentis à ce moment que, si la musique est une grande et belle chose, l’amitié est plus grande et plus belle encore.

« Nous passâmes ensemble, lui et moi, une grande partie de la soirée, et ce souvenir m’est plus doux que n’eût été celui du concert. Nous causâmes ; je lui donnai des conseils qu’il promit de suivre. Enfin, je fis avec lui la petite maman, comme vous dites vous autres, avec vos airs malins ; mais Julien, qui n’est pas gâté, trouvait cela bon, il ne s’en moquait pas.

— Si nous nous en moquons quelquefois, dit un des auditeurs, cela n’empêche pas que nous le trouvons bon, Amine.

— Bien sûr ! »

Telles furent les interruptions du public. Amine y répondit par un petit signe, et conclut en ces termes :

« Eh bien, je vous assure que je me couchai ce soir-là le cœur plus heureux qu’au sortir d’une fête. Il me sembla… c’est difficile à dire… qu’avant de m’endormir tout à fait je faisais l’essai de deux vies : je voyais l’une toute composée d’une suite de fêtes : bals, concerts, spectacles, etc., et c’était bien agréable ; mais ce n’était que cela, car c’était accompagné d’une impression de sécheresse et de lassitude ; et puis l’autre, moins brillante, une vie de bonnes actions, et très-simple ; mais de toutes ces actions naissaient de bons amis et de bonnes pensées. J’éprouvais au cœur un sentiment si doux et si délicieux ! Un plaisir est bien amusant, mais il ne dure pas longtemps ; au lieu que le souvenir d’une bonne action est toujours le même. Alors je me dis : Je veux toujours être bonne, faire beaucoup de bien. Et le cœur me battit d’enthousiasme et je m’endormis très-heureuse.

« Seulement, ce n’est pas toujours possible de bonnes actions qui fassent du bien aux autres, ou du plaisir. On serait trop heureux, Il faut se contenter le plus souvent de n’en pas faire de mauvaises, et de remplir seulement son devoir. Et c’est là peut-être le plus difficile. Car, de faire du bien, c’est tout simplement du bonheur. »

Ce fut avec des voix douces et d’un air touché qu’on remercia Amine de son histoire. Émile même s’essuya un peu les veux. Qu’avait-il donc à être si agité, ce brave Émile ?

Lucie B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

LE SALON D’AMINE. JULES

C’était maintenant au petit Jules. Et il le savait bien. Car il était rouge comme une cerise, et paraissait très-mal à l’aise sur son fauteuil. 11 toussa très-fort, se moucha, recommença de tousser et se moucha de nouveau.

« Ah çà, te faut-il plusieurs verres d’eau sucrée ? demanda Charles.

- Allons, Jules, faites comme les autres, tout bonnement, dit Mme Ledan.

— C’est que, madame, je n’ai pas du tout l’habitude de raconter des histoires, répondit Jules, dont le front commençait à se mouiller.

— Les autres non plus, cher enfant ; et cependant, vous le voyez, ils ont pu le faire. Allons. Du courage !

— Quand j’étais très-petit, commença Jules, en baissant la tête, j’étais… très-timide et… c’est très-pénible… je n’osais jamais rien dire, et puis, j’avais peur de tout… Maman disait que c’était la faute de ma nourrice (car maman n’avait pas pu me nourrir elle-même…) qui m’avait raconté toutes sortes de contes absurdes et qui me menaçait toujours, quand je criais, d’un ramoneur qui allait descendre par la cheminée, avec un grand sac, pour m’emporter… Mon papa…

— Qu’est-ce qu’il marmotte là, tout seul dans sa cravate ? s’écrièrent tout à coup Charles et Victor, s’arrachant à une conversation très-animée avec Edmond et Amine.

— Mais, si vous faisiez silence, vous pourriez entendre, dit Mme Ledan, qui peut-être avait voulu laisser l’orateur s’habituer au son de sa propre voix.

— Certainement !

— Certainement ! »

Et tout le monde se tut.

« Oh ! si vous faites silence comme cela, dit Jules, alors… » On éclata de rire.

« Eh bien, voilà qui est bon ! Tu veux bien nous raconter quelque chose ; mais à condition que nous ne t’écoutions pas.

— Tu vas recommencer.

— Jules, dit Mme Ledan, il faut vaincre cette fois votre timidité.

— Oh ! madamę, je suis déjà beaucoup moins timide.

— Qu’est-ce que c’était alors ?

— Est-ce que la timidité est un mal ? demanda Charles.

— Adressez à Jules cette question. Qu’en pensez-vous, Jules ?

— Madame, cela fait beaucoup souffrir.

— Vous voyez. C’est donc un fâcheux défaut.

— Au moins, ne fait-il pas de mal aux autres.

— Je vous demande pardon : il prive la famille et la société des dons qu’une heureuse et pleine expansion répand autour d’elle. Si les uns gardent leur part tout en prenant celle des autres, ils lèsent la communauté. »

Le petit Jules (il avait onze ans, comme Edmond, mais ne paraissait guère en avoir que neuf) le petit Jules réfléchit ; et trouvant sans doute cela juste, il partit tout à coup, de l’air de bravoure désespérée dont un poltron échauffé marche à l’ennemi.

« Comme je l’ai déjà dit, mais vous ne l’avez pas entendu, j’avais peur d’un rien. Je n’osais pas aller seul dès qu’il faisait sombre, même dañs la maison, et je me rappelle qu’il me fallait le petit doigt de ma bonne pour traverser le corridor qui séparait la cuisine du salon. Si je rencontrais des ramoneurs dans la rue, je me cachais dans les bras de ma mère, ou je prenais la fuite en criant…

Mais tout cela, était quand je n’avais que quatre à six ans, » fit remarquer Jules, répondant à des rires de ses camarades, qui avaient amené sur son visage une nouvelle et plus vive rougeur.

Un regard de Mme Ledan fit sentir aux rieurs combien ils étaient peu fraternels, et ils se turent. Heureusement, Jules étant lancé, ne s’arrétait plus ; il continua :

« J’avais surtout peur du tonnerre. C’était peut-être plus. excusable, mais ma peur était tout à fait extravagante. Quand il faisait de l’orage, une angoisse terrible s’emparait de moi. Je me cachais dans tous les coins ; j’aurais voulu cesser de voir et d’entendre. Et cependant, malgré moi, je regardais, et quand la lueur de l’éclair avait brillé, je me jetais à terre, terrifié ! car je me croyais en danger d’être foudroyé, jusqu’à ce que les derniers roulements du coup de tonnerre eussent cessé.

J’ai pensé depuis qu’on devrait bien apprendre tout de suite aux enfants à connaître la raison des choses qui les entourent. On me faisait réciter la mort de Caton, et on me disait : « Tu vois : Caton avait du courage. » « Qu’est-ce que ça me faisait ! moi je n’en avais pas ; et j’aurais bien pu réciter

cela cent fois, que ça ne m’aurait pas fait comprendre.qu’on pt vouloir s’ouvrir les entrailles ni consentir à être foudroyé.

Un jour que j’étais à étudier tout seul dans le cabinet de papa, le temps devient tout à coup très-sombre ; un éclair brille, et un coup de tonnerre, très-fort, pour un commencement d’orage, retentit. Je demeurai un instant comme pétrifié ; puis, laissant là mon livre, je me mis à courir vers la salle à manger, où ma mère était occupée à arranger du linge, en compagnie de deux ouvrières. Fou de terreur, je me précipitai vers ma mère, et m’enfouis sous les plis de la toile, qui de ses genoux tombait sur le plancher.

— Mon Dieu ! s’écrièrent les ouvrières, est-il possible de voir un garçon poltron comme ça ! Et elles riaient de moi. Mais je n’y faisais pas attention, les doigts dans mes oreilles, la tête appuyée contre les genoux de ma mère, je laissais dire, espérant que, sous ma toile, la foudre ne me découvrirait pas.

J’étais là depuis quelques instants et l’orage était dans toute sa force, quand j’entendis la voix de mon père, qui demandait :

— Où donc est Jules ?

Ma mère, en haussant-les épaules, indiqua du geste ma retraite.

— C’est pourtant trop fort ! s’écria mon père, il faut que cela finisse. Jules, viens ici !

Mais je ne bougeai point, et, quand mon père voulut me tirer de force de ma cachette, je jetai des cris perçants. Les ouvrières se moquaient de moi de plus belle. A la fin cependant, cela me parut très-pénible, et je me sentis tout à fait humilié, quand mon père, me repoussant avec un mouvement de dédain, s’écria :

— Allons ! soit ; on ne raisonne pas avec les lèvres. Il n’est pas de la race des hommes celui-là ! »

Je retombai sous ma toile ; mais la honte avait remplacé la peur et ce phénomène eut lieu que d’un long moment je ne pensai plus à l’orage, et que lorsque j’y revins on n’entendait plus que ses derniers roulements, de plus en plus faibles. Et cependant je restais là, ayant fort envie d’en sortir ; mais retenu par la crainte d’attirer de nouveau sur moi l’attention des ouvrières, qui maintenant parlaient d’autre chose. Il y eut un mouvement de va et vient ; j’en profitai pour me faufiler en rampant vers la porte ; malheureusement, au moment où je me relevais, je fus aperçu, et de nouveaux quolibets et de nouveaux rires accompagnèrent ma fuite. Décidément, j’étais honteux de moi-même.

Il me fallait reprendre mon devoir abandonné ; lentement, à contre-cœur, je me rendis au cabinet de mon père, espérant ne pas l’y trouver, I] y était.

Je m’attendais à de nouveaux reproches. Il ne m’en adressa pas tout d’abord, me fit remettre au travail, et, ce fut seulement quand mon devoir fut fait et corrigé, qu’il me dit : « Causons un peu. »

Ce mot me fit peur, je ne doutais pas que cette causerie ne fût tout bonnement mon acte d’accusation, et je me tins immobile et roide devant mon père, en baissant le nez.

Ce ne furent point des remontrances qu’il m’adressa. Il ne me demanda plus de ressembler à Caton ; il m’’expliqua tout simplement comment se produisait le tonnerre, comment ceux qui en étaient frappés ne l’entendaient point ; qu’après avoir vu l’éclair, il n’y avait plus rien à craindre du bruit, et que par conséquent, il était absurde d’avoir peur en ce moment-là plus qu’à tout autre. Enfin, il me dit combien étaient rares les cas d’asphyxie par la foudre, que ces accidents venaient presque toujours d’imprudence, et que moyennant certaines précautions, ils n’étaient pas plus à craindre que ne l’est en passant dans la rue la chute d’une tuile ou d’une cheminée ; chose possible, après tout, mais au sujet de laquelle il serait insensé de se rendre malheureux, puisqu’il y a cent mille chances contre une que cela n’arrivera pas.

Je me rappelle très-bien que je n’étais pas du tout disposé un moment auparavant à profiter de ce que mon père aurait à me dire ; mais quand je vis qu’il me traitait en personne raisonnable, et non plus en liévre, je fus content et j’écoutai avec attention tout ce qu’il me dit. Et quand il m’assura que pour me guérir de mes folles terreurs il ne me faudrait qu’un peu de réflexion et de bonne volonté, et que je m’habituerais bien vite à n’avoir plus peur, je me sentis le cœur ému du désir d’essayer.

Cependant, je ne le dis point à mon père. Allons donc ! d’abord, il eût fallu parler, entendre ma propre voix, et puis, exprimer un sentiment, et surtout un bon ! Non ! non ! pas si brave ! Ce ne fut que par deux ou trois timides regards que je donnai lieu à mon père d’espérer que ses paroles n’avaient pas été perdues ; et, quand à Ja fin il me demanda :

— Eh bien, au prochain orage veux-tu que nous sortions ?

Ce fut seulement à la manière des magots de la Chine que je répondis : oui.

L’orage ne se fit pas attendre longtemps ; nous étions en juillet. Il eut lieu trois jours après ; je n’avais pas eu le temps d’oublier mes velléités de courage et ma promesse. Cela n’empêcha pas qu’au premier coup je n’eusse le cœur terrifié ; et c’est bien au contraire parce que je me les rappelais que ma première pensée fut : Si mon papa était sorti ? — Mais non, je le vis arriver presque aussitôt :

« Allons, me dit-il, je viens te chercher, tu sais nos conventions ? Nous allons au jardin. »

Et il me tendit la main. Je reculai d’épouvante.

« Mais, papa, balbutiai-je, c’est imprudent.

— Pas du tout, l’orage n’est pas fort, Écoute. Et puis, nous ne sommes pas deux pins de Norwége. Tu n’as pas un mètre et demi de haut ; je ne suis pas très-grand. La foudre ne s’apercevra pas même de notre présence. D’ailleurs, comme je suis le plus grand, c’est moi qui serais frappé. Allons, viens ; rappelle-toi que tu m’as promis. » Cela me fit de la peine que mon père eût l’air de croire que j’aurais voulu le voir frappé plutôt que moi ; mais je me gardai bien de le lui dire ; car, pour les gens timides, ce sont les bons sentiments qu’il leur est le plus difficile d’exprimer. Tout saisi, je suivis donc mon père, ou plutôt je me laissai traîner par lui au jardin, et, vraiment, j’avais bien peur ; mais je crois que j’étais plus étonné encore d’un pareil acte d’audace. Au moment où nous franchissions la porte, l’éclair embrasa le ciel et nous éblouit. Mes jambes fléchirent, et, pâle de peur, j’embrassai les genoux de mon père, en le suppliant de rentrer.

« Et ta parole, me dit-il. Tu ne seras donc jamais un homme ? »

Puis il ajouta :

« Tu sais pourtant qu’après l’éclair, il n’y a plus de danger. »

Ces deux arguments, peut-être bien surtout le dernier, me remirent sur mes jambes et je pus entendre, sans trop d’effroi, avec une sorte de curiosité même, ce roulement terrible, que je craignais tant, auparavant, de laisser pénétrer dans mes oreilles.

Nous marchions dans l’allée principale. En face de nous, le ciel était d’un noir rougeâtre, et l’éclair y traçait par moments des zigzags de feu.

« Vois, me dit mon père, quelle belle et vive lueur produit le combat de deux électricités, et quel immense espace elle illumine. Toi qui aimes tant le Panorama, y as-tu jamais rien vu d’aussi beau ? Eh bien, cette grande force, l’électricité, est si peu méchante, que l’homme, que le savant, qui veut tout voir et qui n’a pas peur, — en a fait un de ses serviteurs. Je te mènerai dans des ateliers où elle travaille. »

Je regardais mon père avec étonnement ; ce qu’il me disait là me paraissait si étrange, que ce fut presque sans y prendre garde que j’entendis un coup de tonnerre. « Dame, poursuivit-il en souriant, elle ne porte pas de casquette, ni de tablier de cuir ; mais ça ne l’empêche pas de faire plus d’ouvrage à elle toute seule que beaucoup d’ouvriers ensemble. On en a fait aussi un bon facteur-fée, qui, avec un fil de fer pour baguette, porte en une minute, à cent lieues et plus, la parole d’un ami à un ami, les affaires, les nouvelles. Grâce à elle, un jour, tous les hommes du globe pourront peut-être converser ensemble au même moment, comme on cause entre amis dans une même chambre. Tu vois qu’il ne s’agit que de connaître les gens. »

Mon papa me faisait admirer aussi la grande rapidité des nuages, l’étrange et douteuse lueur partout répandue, qui donnait aux choses un autre aspect, le frémissement des feuilles, les petits oiseaux, qui, eux, fort tranquilles, se roulaient dans le sable en étendant leurs ailes, impatients de la pluie qui allait tomber ; il me dit enfin que pour lui, il aimait l’orage comme une des plus grandes beautés de la nature. Tout en causant ainsi, nous avions fait deux fois le tour du jardin ; de nombreux coups de tonnerre avaient éclaté, et, quoique tout frémissant, j’avais fait bonne contenance. La pluie se mit à tomber avec. force ; nous rentrâmes.

— Eh bien ! tu le vois, nous ne sommes pas morts ? » me dit mon papa.

Je ne dis rien ; mais au fond j’étais très-content. C’était la première fois de ma vie que j’étais brave et ça me faisait plaisir.

Il se passa longtemps ensuite sans qu’il y eût un nouvel orage ; mais je ne perdis pas mon temps pour cela ; car dès le lendemain soir, de moi-même, pour voir, je me mis à traverser sans lumière le corridor sombre qui mène de la cuisine à la chambre de ma mère. Ce ne fut pas sans hésitation d’abord à l’entrée ; mais ensuite je me lançai à corps perdu dans l’ombre et, sauf un peu d’étouffement, j’arrivai fort bien, sain et sauf, à la chambre de ma mère, où l’on passait la soirée. Mon père étaiten face de la porte, et son regard quand j’entrai se fixa sur moi. Il vit bien que derrière moi il n’y avait personne, pas de lumière. Il me vit un peu pâle et comprit :

« — Ah ! c’est toi, Jules. D’où viens-tu ?

— Papa, je viens de la cuisine.

— Victorine ! dit maman, voulant parler à la bonne, qu’elle croyait, comme à l’ordinaire, avec moi.

— Elle n’est pas là, dit mon père ; mais si tu as quelque chose à lui dire, Jules fera ta commission. »

Il me regardait en même temps d’un œil souriant et doux qui me remplit de courage et de fierté ; et je serais allé bien plus loin s’il l’eût voulu. :

Ma mère se retourna avec étonnement, vit que j’étais venu seul, sourit de même, et me donna la commission pour Victorine, Cette fois, je ne m’aperçus pas des ténèbres du tout. Je les traversai d’un pas hardi ; je revins de même, et je n’étais plus pâle et mes yeux brillaient, Mon père m’embrassa et dit :

« Je m’étais trompé. Jules n’est pas de l’espèce des lièvres ; c’est un homme. »

À partir de ce moment, je me fis un jeu de triompher de toutes mes anciennes frayeurs et je vis avec surprise que ce n’était pas du tout difficile. il suffisait de vouloir. Au premier orage qui eut lieu, je courus au jardin, tout seul ; j’écoutai les éclats de tonnerre en me promenant tranquillement, les bras croisés, dans les allées, et ne rentrai que trempé des pieds à la tête. Ma mère trouva même que j’avais poussé la chose trop loin. »

À cet endroit, les enfants interrompirent le conteur par des bravos, et Victor lui promit une couronne de lauriers.

« Lequel des deux états de votre esprit vous a rendu plus heureux, demanda Mme Ledan ; le courage ou la poltronnerie ?

— Oh ! s’écria Jules, c’est tout bonnement la différence de la maladie à la guérison. Je ne peux pas dire combien cela me rendait malheureux, ces peurs continuelles. On plaint les gens qui meurent ; mais ça ne leur arrive qu’une fois, tandis

que ceux qui ont tant peur de mourir, c’est comme s’ils mouraient sans cesse. Quand sous léclat de l’orage, les doigts enfoncés dans mes oreilles, je me serrais éperdu contre les genoux de ma mère, je souffrais, je crois, de la peur d’être foudroyé, plus que je n’aurais souffert du mal lui-même. Je ressentais un horrible serrement de cœur, et c’était toujours à recommencer. Au reste, — maman a bien remarqué cela, — dans l’année où je suis devenu brave, je suis aussi devenu bien portant, et j’ai beaucoup grandi. »

Jules s’arrêta, et parut hésiter ; puis !l dit un peu timidement :

— Je crois que j’ai encore autre chose à raconter.

Lucie B,

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

LE SALON D’AMINE — JULES — LA TIMIDITÉ

Voilà Jules échauffé, dit Charles en riant.

- Eh bien ! continuez, Jules, dit Amine.

- C’est que j’aurais à parler aussi de la timidité. Cela c’est beaucoup plus difficile à détruire que la poltronnerie, et je n’y ai pas si bien réussi. Pourtant, c’est bien comme une autre peur, une peur qu’on a des autres et de soi-même, et qui vous lie la langue, les bras et les jambes à ne pouvoir bouger. Celle-là aussi fait beaucoup souffrir et elle donne l’air d’un sot, ce qui est très-ennuyeux. Elle m’a déjà joué plus d’un mauvais tour ; mais il en est un surtout qui me semble utile à dire :

« Nous faisions, pendant les vacances, un voyage dans notre famille, et nous étions chez un de mes oncles, à la campagne. Il avait des voisins qu’il voyait souvent et dont il parlait avec amitié. C’étaient des gens qui élevaient eux-mêmes leurs enfants, et les élevaient très-bien, disait mon oncle. Ils avaient des professeurs pour les aider, s’étant associés à d’autres amis qui avaient aussi des enfants. Mon oncle voulut nous les faire connaître, et nous y allèmes passer une journée,

« J’aimais bien à voir du nouveau : mais c’eût été à condition de rester dans un petit coin et de n’être présenté à personne. L’idée de me trouver en face de nouvelles figures me faisait toujours trembler. J’avais eu déjà bien de la peine à faire connaissance avec les enfants de mon oncle, et j’étais encore tout gauche avec eux.

« Arrivé dans la maison, je me trouvai jeté au milieu d’une troupe d’enfants, filles et garçons, qui tous, ou presque tous, avaient les figures les plus ouvertes et des allures vives et spontanées. Ils avaient l’air, ceux-là, de n’être embarrassés de rien, et de ne pas même soupçonner que la timidité existât au monde ; ils se mouvaient dans la vie comme des poissons dans l’eau. Élevés en pleine liberté dans cette campagne, ils agissaient en toutes choses avec aisance et simplicité. Comme je me tenais collé à ma mère, deux d’entre eux vinrent à moi et me dirent : « — Nous allons jouer au jardin ; ne venez-vous pas avec nous ? »

« Je ne trouvai pas une parole à répondre, et ne pus me décider à quitter ma mère ; mais elle se hâta de dire, en me poussant doucement, que je serais charmé de les suivre. Je les suivis.

« Chemin faisant, la moitié de l’essaim s’’empara de cordes à sauter et se dirigea vers les jardins en se livrant à cet exercice. On m’offrit une corde, que je refusai. Je ne savais pas plus sauter à la corde que je ne savais bien d’autres jeux ; car, si je ne réussissais pas du premier coup, et que ma maladresse excitât le moindre rire, je ne voulais plus recommencer.

« Nous arrivâmes ainsi au gymnase : toute la bande passa sur le tremplin, en se livrant, chacun selon sa force et son agilité, aux bonds les plus divers. Je n’osai me dispenser de faire comme les autres ; mais, saisi de cette crainte d’être ridicule qui paralyse tous les mouvements, je sautai gauchement, en faisant le gros dos, et d’un air effaré, qui fit partir autour de moi dix éclats de rire. Ils n’y mettaient pas de malice, et riaient de même les uns des autres, à l’occasion, mais cela me mortifia à l’excès, et me changea du coup en Statue. Je me bornai dès lors à contempler leurs exercices et leurs jeux, en

refusant obstinément d’y prendre part.

« — Qu’est-ce qu’il a donc ? dit une des fillettes à mon cousin, en me montrant. Il est bien drôle. Pourquoi ne veut-il rien faire ? »

« Ce mot et quelques autres pareils, au lieu de m’engager à agir autrement, changèrent ma timidité en bouderie, et je me crus engagé d’honneur à soutenir le triste rôle que j’avais choisi, et qui pourtant m’ennuyait beaucoup.

« Cependant, après la gymnastique, après le croquet, on fit une partie de boule, J’y étais adroit, par exception, et j’aurais alors bien voulu jouer ; mais il eût fallu qu’on m’en priât. Or, mes compagnons croyaient sans doute que c’était de ma part un parti-pris de ne pas jouer, ou, ce qui était assez naturel, ils avaient fini par oublier entièrement un si triste personnage. Il eût été bien simple que de moi-même j’allasse prendre place au milieu d’eux, ils ne m’’auraient pas repoussé. Mais comment prendre cela sur moi ? non ! pour rien au monde ! J’aurais plutôt été capable de déraciner l’arbre contre lequel j’appuyais ma triste figure, que de détacher mes pieds du sol pour accomplir un pareil acte de simplicité et de franchise. Et cependant j’avais un grand ennui de ne pas jouer. Plus les heures s’écoulaient, plus je me sentais le cœur gros en voyant ma journée de plaisir se perdre tout entière.

« Enfin, il vint un moment où la bande joyeuse, dont je ne faisais pas partie et qui ne songeait plus du tout à moi, s’envola ; je restai seul ; et, loin de ces gais compagnons, dont j’entendais encore par moments retentir les voix folâtres, je fondis en larmes bien amères.

« — De qui donc étiez-vous si mécontent, Jules ? demanda Me Ledan.

« — Oh ! madame, des autres. Je les trouvais bien durs, et très-méchants de ne m’avoir pas forcé de m’amuser.

« La cloche du diner sonna. Je continuais de pleurer et je restais là, bien déterminé à mourir de faim plutôt que de me rendre. à la maison, de moi-mème. Ma pauvre mère, qui connaissait bien mes infirmités, et les soignait trop peut-être, me chercha et finit par me découvrir. Elle me gronda, m’essuya les veux, et m’emmena diner.

« 1] y avait une table particulière pour les enfants : il me fallut bien m’y mettre, au lieu de rester sous l’aile de ma mère ; là, tandis que les autres causaient et riaient du souvenir de leurs jeux, moi, n’ayant rien à dire, je me taisais.

« Une bonne enfant placée près de moi, et qui me considérait d’un air étonné, comme elle eût fait d’un individu d’une espèce sauvage, à elle inconnue, parvint à m’arracher quelques mots, et puis à

m’apprivoiser si bien qu’au dessert nous étions en pleine conversation. Je lui en étais très-reconnaissant ; je l’aimais de tout mon cœur et je me serais attaché à ses pas et ne l’aurais plus quittée, de manière sans doute à l’ennuyer énormément, si, par bonheur pour elle, ce n’eût été une sorte de libellule, qui n’avait replié ses ailes que pour manger. Voltigeant toujours, et ne se posant jamais, elle m’échappa aisément, à moi dont tous les mouvements étaient ralentis et comme paralysés par mes habitudes d’hésitation et de crainte. Le hasard nous rapprocha bien quelquefois ; elle me dit bien encore au passage quelques mots ; mais je n’avais pas même le temps de lui répondre.

« Après le diner, on s’amusa quelque temps encore, au crépuscule, dehors ; puis on rentra dans le salon, et l’on se mit à jouer des charades. C’est si amusant pour ceux qui n’ont pas de timidité ! Il me semblait que j’aurais bien joué, moi aussi, si j’avais osé... Mais je n’osais pas.

« Quand on se partagea en deux troupes, en répartissant dans chacune des acteurs de force à peu près équivalente, quelle fortification ! personne ne voulait de moi. On me prit enfin comme l’équivalent d’un petit garçon de quatre ans, cent fois plus éveillé que moi, et cet arrangement ne fat pas accepté sans murmures par la bande à laquelle j’échus.

« Naturellement, on ne me confia que des rôles de figurant. Je faisais la foule. La maitresse de la maison, qui entendait que son hospitalité fût agréable à chacun, remarqua cela, et parla en me regardant, à sa fille ainée, qui était le chef de notre troupe. Je n’entendis pas la réponse de Mile Cécile : mais son geste fut si clair qu’on ne pouvait s’y tromper, ce geste disait : « — C’est une sorte de petit sauvage imbécile dont il n’y a rien à faire.

« — Je comprends mieux que vous ne pensez, mademoiselle, » murmurai-je entre mes dents. Car j’étais furieux, comme si ce n’eût pas été ma faute.

« Cependant la mère de Mike Cécile ne voulut pas la prendre au mot, et allant s’asseoir auprès de maman, elle l’interrogea sur mon compte, Je m’étais approché doucement pour entendre la réponse :

« — Mais certainement, madame, il jouerait fort bien s’il voulait. Ce n’est pas l’intelligence qui lui manque. Mais il est d’une timidité.

« — Il faut l’encourager, dit Mme O. »

« Et elle alla de nouveau parler à sa fille ainée.

« Cela me rendit content ; car j’étais outré à la fin de la sotte figure que je faisais. Mais aussi, d’un autre côté, l’idée que j’allais recevoir un rôle, et avoir à parler devant tout le monde, me faisait frémir de la tête aux pieds.

« Notre jeune chef de bande y mit beaucoup de prudence. Elle voulait bien satisfaire sa mère ; mais elle se défait évidemment de moi. Je fus décoré du beau nom de Lancelot, et l’on me fit page du roi, mais sans autre rôle à tenir que de dire simplement : Oui, sire.

« Ouf ! quel soulagement ! ce n’était que ça !… — Eh bien ! après ce premier mouvement de joie, je trouvai le moyen d’être mécontent. Maintenant que j’étais rassuré sur ce que j’avais à faire, j’aurais voulu avoir un plus grand rôle, un beau rôle enfin.

« Je dis : « Oui, sire, » un peu trop vite ; mais enfin sans catastrophe. Et bientôt après, dans le tableau suivant, je reçus une fonction plus élevée ; je devins confident de l’empereur. Cette fois, c’était la cour de Néron ; j’étais Narcisse. Je devais donner à l’empereur de perfides conseils, l’exciter contre Burrhus et contre Agrippine. J’avais une tunique blanche et un manteau bleu, près de Néron vêtu de

pourpre ; j’étais fort beau, et le cœur me battait à m’étouffer. On m’avait interrogé et l’on avait reconnu que je savais mon histoire romaine ; pour moi, j’avais arrangé

dans ma tète ce que j’avais à dire, et.

c’était très-bien. J’avais lu Britannicus. Si j’avais joué sans public, je suis sûr que j’aurais été ’parfait. Mais le public ! tous ces yeux qui regardaient ! toutes ces oreilles qui écoutaient !…

« Je ne vis plus rien que cela et me sentis paralysé de terreur. Mon cerveau se troubla ; tout s’brouilla, les noms, les personnages, la scène. Je ne sus plus mot de rien : ma mémoire se trouva vide, mon courage évanoui !…

« Et quand Néron m’eut passé la parole et attendit ma réponse, quand je m’entendis souffler par mes camarades : « Allons, Narcisse, parlez donc ! » tout éperdu, chancelant, ahuri, stupide, je fis un effort et ne pus que balbutier d’une voix rauque : « Oui, sire !…

« Toute la salle partit d’un éclat de rire. On rit, on rit à ne s’en pouvoir tenir, et moi je m’enfuis, désespéré, fou de honte, jusqu’au fond d’un corridor, où j’éclatai en sanglots.

« Ce fut là que ma mère vint me retrouver. Elle m’avait excusé tant qu’elle avait pu, ma pauvre mère ; elle avait répété à tout le monde que j’étais timide à l’excès, et que je n’en étais pas MOINS un garçon intelligent, qui savait très-bien son histoire. Mais elle avait bien vu qu’on faisait semblant de la croire par politesse, et, presque en pleurant elle-même, elle me dit : « — Vois-tu, Jules, si tu ne te guéris pas de cette maladie, tu passeras toujours pour un sot.

« Bientôt après, nous partîmes. Je me cachai pour n’avoir à supporter les regards de personne ; je sentais sur moi la pitié et la raillerie de tout le monde ; j’étais extrémement malheureux.

« Nous revenions dans un char-à-bancs, par un beau clair de lune. Je m’étais glissé au fond de la voiture, et, la tête appuyée sur le banc, enveloppé de mon manteau, je semblais dormir. Mon oncle, mon père, ma mère et mes cousins, causant ensemble des événements de la journée, en vinrent promptement à parler de mon aventure, qui, plus ou moins, les avait tous mortifiés.

« — C’est un grand malheur pour ce pauvre enfant, dit ma mère, que d’être si timide !

« — Assurément, répliqua mon oncle, c’est un malheur ; mais il faut l’en blâmer autant que l’en plaindre ; et il s’en corrigerait s’il pouvait avoir un peu moins d’amour-propre.

« — Moins d’amour-propre ! s’écria ma mère ; vous plaisantez. Dites plutôt qu’il n’en à pas assez, Voyez ce jeune Louis, le fils de vos amis ; en voilà un qui ne doute pas de lui-même ! Il est vrai qu’il joue très-bien ; mais il a pourtant trop d’aplomb pour son àge, à mon avis, Il n’y a que les gens hardis et vaniteux pour réussir dans le monde.

« — Ça se peut, dit mon oncle ; mais vous savez que les extrêmes se rencontrent. Si c’est avoir trop d’amour-propre que de s’estimer supérieur à la critique, c’est en avoir peut-être davantage dans un autre sens que de trembler et s’évanouir devant clle. Avouez que si votre fils ne tenait pas énormément à être approuvé, il n’aurait pas tant peur qu’on se moquät de lui. Non, la vraie modestie est moins timide que cela, et, quoi que vous en disiez, je la verrais bien plutôt dans la tranquille simplicité de ces enfants qui font pour s’amuser et amuser les autres ce dont ils se sentent capables, et qui sont les premiers à rire de leurs bévues quand ils en font. Sans doute il faut avoir un peu d’amourpropre, c’est-à-dire de respect de soimême vis-à-vis des autres, comme vis-à-vis

de soi ; mais être sensible à l’opinion d’autrui jusqu’à ne plus voir et ne plus sentir autre chose, jusqu’à ne plus être ce que l’on est, cela ne prouve ni un caractère solide, ni une âme sérieuse. J1 faudrait faire comprendre à ce garçon-là qu’en dehors de l’opinion, chose d’ailleurs très-variable et très-fantasque, il y a des devoirs, des réalités, des idées, des faits, sur lesquels on doit baser sa vie et former sa conscience. Sans cela, on n’est jamais un homme, mais une girouette, que chacun fait tourner à son gré ; on est l’esclave et la victime d’une susceptibilité, non pas modeste, comme vous le croyez, mais, je le soutiens, vaniteusement Maladive.

« Ma mère protesta et trouva mon oncle d’une sévérité injuste ; mais mon père fut tout à fait de l’avis de son frère et l’appuya de nouvelles considérations. Quant à moi, je feignais de dormir pendant ce colloque, dont je faisais les frais ; je n’avais pas de meilleure contenance à tenir. — Je me sentais atteint au cœur par les observations de mon oncle. Elles me semblaient fort cruclles, presque méchantes, et pourtant je n’osais pas aflirmer qu’elles n’étaient pas vraies.

« Depuis, elles me revinrent souvent à l’esprit, et je finis, en les comparant à ce qui se passait en moi, par en reconnaitre la justesse. Enfin, depuis cette aventure, j’ai beaucoup désiré vaincre ma timidité ; j’y ai fait mon possible, et, si je n’ai pas encore réussi, j’ai bien gagné quelque chose. La preuve, c’est que je viens de vous raconter cette histoire, et que. j’en suis tout en nage : mais enfin) : ai tout dit, sans ménagement pour moi.

Et le pauvre Jules souriait, en essuyant sur son front ses cheveux collés de sueur. Me Ledan lui tendit la main et l’embrassa quand il fut arrivé près d’elle.

« Mon cher Jules, dit-elle, vous êtes un brave. Il y a, en effet, trop d’amour-propre dans votre mal ; mais il y a aussi une faiblesse nerveuse, dont vous n’êtes pas encore tout à fait maitre ; vous en triompherez, j’en suis sûre ; et dès à présent je puis affirmer, sans crainte de me tromper, que vous ne serez pas une girouette, mais un homme. »

Lucie B. La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

LE SALON D’AMINE. — ÉMILE

Après cela, les enfants se mirent à causer de l’histoire de Jules, comme ils faisaient après chaque histoire. Seul entre les autres, Émile, rouge, sérieux et les yeux baissés, gardait le silence. Cette attitude attira bientôt l’attention.

» Oh ! oh ! voici déjà Émile sur la sellette.

— C’est au tour d’Émile.

— Émile, nous t’écoutons. »

Ces interpellations ne firent qu’augmenter le trouble du gros garçon, et Charles s’écria :

« Cela ne te sert donc à rien, la morale ? Après un sermon contre la timidité !…

Voyons, Émile, dit M. Ledan, il ne faut pas te troubler ainsi. Au pis aller, qu’arrivera-t-il ? On pourra trouver que tu racontes mal. Y a-t-il là de quoi prendre la fièvre ? Cela ne t’empêcherait pas d’être un bon garçon, que nous aimons tous. »

Mais cette parole encourageante n’eut d’autre effet que de faire éclater Émile en sanglots, au milieu desquels, entre plusieurs paroles inintelligibles, on ne put distinguer que ces mots :

« Non… suis pas… bon garçon.

— Tu n’es pas un bon garçon ! s’écria sa sœur en le prenant dans ses bras. Ah ! par exemple ! si, tu l’es ; je le sais bien, moi. Tu es un bon, un excellent garçon, et c’est moi qui te le dis.

— Non ! répondit ou plutôt hurla le pauvre Émile, non, non !

— Nous arrivons au tragique, » dit à mi-voix Charles de son ton moqueur.

Pendant qu’Émile, au comble du désespoir, entourant de ses deux bras le cou d’Amine, et mouillant ses joues fraiches de larmes brûlantes, gémissait ces paroles, entrecoupées de sanglots :

« C’est moi… moi, Amine… qui ai cassé tes ciseaux ! oh !… et après, je… je… les ai jetés dans la Loire ! »

La philosophie de la sœur consolatrice ne fut pas complétement à l’épreuve de cette grave révélation. Ses ciseaux ! ses jolis petits ciseaux ! qui étaient un cadeau d’une de ses amies, auxquels elle tenait tant, et qu’elle avait tant cherchés et tant demandés à tout le monde, à Émile aussi !

Elle eut un moment de stupeur et d’indignation ; ses bras cessèrent de presser Émile ; ses lèvres cessèrent de s’appuyer sur le front du coupable et proférèrent d’un ton de reproche :

« C’est toi ! Tu as pu faire cela, toi ! Et pourquoi, méchant ? »

Mais Amine vit promptement qu’il n’était pas besoin d’accuser un criminel si repentant, et qu’il fallait bien plutôt le fortifier et le consoler ; car à peine eut-elle dit ces paroles, que les gémissements d’Émile de vinrent tout à fait désespérés, et que, se retirant des bras de sa sœur, il s’affaissa dans l’attitude d’un condamné. Aussi, vivement, le reprit-elle et le fit-elle asseoir de force sur ses genoux.

« C’est mal ! mais, puisque tu es si fâché, allons, je te pardonne. Calme-toi. »

Et elle recommença de l’embrasser. Et, comme une bonne petite maman qu’elle était pour lui, elle berça doucement sur ses genoux le gros garçon, qui sanglotait sur son sein.

« Ce brave Émile ! dit Charles, il a cru qu’il s’agissait d’une confession publique. Le fait est que ça y ressemblait fort.

— J] n’y a que vous, en effet, Charles, dit Mme Ledan, qui n’ayez pas donné dans cette sincérité, naïve peut-être, mais moins ridicule au fond que vous ne le pensez.

— En vérité, madame, dit Charles, un peu confus de la leçon que renfermaient ces paroles, c’est tout bonnement que je n’ai pas trouvé. Si j’avais cru que ce fût bien utile…

— Cherchez mieux, et vous trouverez », répondit-elle avec un sourire.

Il vint enfin à bout, le pauvre Émile, non pas de raconter, ce serait trop dire, mais d’expliquer son histoire. Et l’on y vit deux choses, qui se retrouvent dans presque tous les crimes et fautes de ce monde : d’abord, les circonstances atténuantes, qui enlèvent la préméditation et surprennent la volonté ; puis l’entrainement fatal qui, d’une première faute, en fait souvent naître beaucoup d’autres.

Émile avait pris les ciseaux d’Amine pour découper des cartes, sachant très-bien qu’elle ne l’aurait pas permis. Les petits ciseaux, auxquels on imposait un travail au-dessus de leurs forces, s’étaient cassés. Désolé de cet accident, effrayé des reproches que sa sœur était en droit de lui faire, Émile alors n’avait songé qu’à cacher sa faute et avait jeté les ciseaux dans le fleuve. Quant au chagrin, à l’inquiétude, au tourment que lui avait causés cette action, ses sanglots, les larmes qu’il versait encore témoignaient énergiquement que la justice des choses avait fait son œuvre en cette occasion, Combien il avait souffert de voir les recherches d’Amine, d’entendre ses regrets et de subir ses questions ! Et depuis ce moment fatal, quand Amine, comme à l’ordinaire, l’embrassait en l’appelant son cher petit frère, hélas ! au lieu d’en être heureux comme autrefois, Émile en éprouvait de la honte et du malaise ! Oh ! oui, il avait été bien malheureux !

« Vois-tu, dit Amine, si, au lieu de me cacher ta sottise, tu me l’avais avouée tout de suite, je t’aurais grondé certainement ; mais je t’aurais pardonné pourtant, et tu n’aurais pas eu tant de chagrin.

— Je te dirai toutes mes sottises une autre fois, promit Émile avec un grand soupir.

— Et tu ferais mieux encore, méchant petit bonhomme, de n’en plus faire », dit la petite maman avec un sourire et un geste qui amenèrent le rire sur les lèvres d’Émile au milieu de ses joues mouillées de pleurs.

Din ! din ! din !

C’était la cloche du diner.

On n’aurait jamais cru qu’il fût déjà six heures,

« Et la lettre de la sœur d’Édouard ?

— Ce sera pour dimanche prochain, dit M. Ledan, d’autant que Mme Ledan et moi nous avons aussi à dire notre histoire.

— Ah ! tant mieux ! tant mieux ! » s’écrièrent les enfants.

Et pendant le trajet du jardin à la maison, qu’ils firent en courant, ils s’aperçurent qu’ils avaient grand’faim.

Lucis B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

ÉDOUARD PROFESSEUR

On se levait de table, ce même soir, après avoir beaucoup exercé ses mâchoires aux dépens des plats, et non moins sa langue, sur les récits qui venaient de piquer la curiosité et la réflexion. Et, fatigués d’une longue immobilité, tous, bruyamment, coururent au jardin ou dans la cour se livrer à d’autres exercices. Le pauvre Édouard, seul, restait sur sa chaise avec ses coussins et regardait tristement s’enfuir l’essaim joyeux, en attendant que M. Ledan voulût bien lui offrir l’appui de son bras pour quitter aussi la salle à manger, quand, tout à coup, ramenant ses yeux de la fenêtre par laquelle on voyait dans la cour Victor pirouetter sur le dos de Charles, il aperçut près de lui la bonne et sereine figure d’Antoine, qui lui souriait de son sourire large et doux. Édouard, aussitôt, lui tendit la main avec joie.

« Comme vous voilà ! pauvre monsieur Édouard ! Ça m’a fait bien de la peine d’apprendre votre accident. Mais ça ne sera rien, m’a-t-on dit. Eh bien, j’étais venu, comme vous le vouliez, prendre une leçon ; mais, puisque c’est ainsi, ça sera seulement pour vous tenir compagnie, si çà ne vous ennuie pas. Voulez-vous aller dehors ?

— Je voulais aller sur le banc, dans la cour ; mais puisque vous voilà, Antoine, allons seulement près de la fenêtre, à cette petite table, et nous commencerons les leçons.

— Oh ! non, ça vous fatiguerait.

— Ça me fera plaisir. Vous voyez bien que je ne puis pas jouer. Donnez-moi la main. »

Et Édouard se soulevait lentement pour descendre de sa chaise et aller, avec l’appui de son ami, jusqu’à la fenêtre, quand il se sentit enlevé avec sa chaise par Antoine, qui l’établit près de la table, l’arrangea sur ses coussins aussi bien que l’eût fait Me Ledan et s’assit auprès de lui,

Ce n’était pas sans sans étonnement qu’Édouard le regardait faire. Où avait-il pris tant d’adresse et de douceur, cet enfant du rude travail, dur à lui-même dans sa vie ? Le rayonnement de la figure d’Antoine lui répondait. Il y avait un cœur aimant sous cette rusticité de l’enveloppe extérieure.

Antoine alla chercher les livres indiqués par Édouard : une histoire de France, une grammaire, une chrestomathie, une arithmétique. Puis, là-dessus, le ‘maître et l’élève improvisés cherchèrent à se mettre en rapport, non sans beaucoup d’embarras et d’hésitation de la part du maître.

Cependant Édouard commença d’abord par vérifier jusqu’où s’étendaient les connaissances d’Antoine. En fait de connaissances exactes, fort peu loin ; Antoine lisait couramment, avec intelligence ; il écrivait proprement et lentement, avec beaucoup de fautes d’orthographe ; il savait faire, sans les raisonner, l’addition, la soustraction et la multiplication ; quelques mots de l’histoire de France lui étaient restés dans la tête ; mais c’était tout, et il brouillait les époques, ou plutôt n’en savait rien. Pour la grammaire, dont il avait appris à l’école seulement les premiers chapitres, il n’en savait pas un mot, bien qu’il eût été dans la première classe, et l’un des forts. Il ouvrit avidement la chrestomathie et accepta avec joie l’offre que lui fit Édouard de l’emporter pour la Hire chez lui ; mais il avoua que le plaisir qu’il éprouvait à lire ces belles choses était mêlé pour lui de beaucoup d’obscurités ; car il y avait bien des mots qu’il ne comprenait pas.

Édouard était très-perplexe dans son rôle de professeur ; il essaya cependant de faire de son mieux et de prendre même l’aplomb convenable. Il fit faire à Antoine une dictée, corrigea ses fautes en lui expliquant les règles et lui donna, pour étudier pendant la semaine, deux pages de grammaire, un chapitre d’histoire de France et quelques problèmes. La leçon dura une heure et demie, et l’élève et le professeur se quittèrent avec amitié, mais sans enthousiasme. Ils semblaient éprouver tous deux je ne sais quel doute et quel désappointement.

Ce sentiment devint plus accusè chez Édouard après le départ d’Antoine. 1l se demandait quel résultat aurait pour celui-ci l’étude de la grammaire et même celle de l’histoire, et ne trouvait pas bien. Car c’étaient là des choses que le jeune paysan ne pourrait jamais achever, et dont il ne pourrait faire l’application. Dans cette vie du travailleur, dépourvue de tout loisir, de telles études semblaient inutiles : l’arithmétique seule.

Mais fallait-1l donc pourtant que ce jeune homme si intelligent fût privé de tout horizon, de tout large point de vue et réduit à la vie purement matérielle ? Ces pensées embarrassaient fort notre professeur, et il se sentait un peu dérouté.

Cependant les leçons continuèrent tous les dimanches. Si c’eût été l’hiver, Antoine eût pu venir tous les soirs, et il eût fait avec joie, pour ce motif, la lieue qui le séparait de Trèves ; mais les travaux de l’été, qui se prolongent souvent jusqu’à dix heures du soir, harassent le travailleur levé depuis l’aube, et ne lui laissent pas même, dans toute la semaine, une heure de loisir. C’était en quelques moments pris sur les courtes heures du sommeil, quand la fatigue impérieuse fermait ses paupières et engourdissait son cerveau, à grand’peine enfin, que le pauvre Antoine pouvait préparer un peu la leçon hebdomadaire. Cette étude, si facile pour Édouard et ses camarades, et qu’ils considéraient souvent comme une obligation ennuyeuse, ce n’était qu’au prix des plus grands efforts que ce pauvre garçon pouvait l’aborder pour l’effleurer seulement. Au moins fallait-il que tant de peine fût bien employée, que les connaissances acquises fussent nettes, simples, utiles. Or, quand Antoine se rendait à Trèves, la mémoire chargée d’un chapitre de plus de l’histoire de France, racontant les guerres des Mérovingiens, ou celles de François Ie, et d’une page de grammaire concernant les propriétés du verbe ou du pronom, seul, tout pensif, au milieu de cette immense nature dont il ignorait les secrets et même les propriétés les plus simples, lui, qui vivait d’elle et dont les efforts n’étaient fructueux qu’autant qu’ils étaient guidés par la connaissance ; et quand il songeait encore à tant de questions qu’il s’adressait vainement sur la vie humaine, celle, non pas des rois et des conquérants fauteurs de guerres, épuiseurs de peuples, mais la vraie vie, simple et journalière, celle de tout le monde, où pourtant on se heurte encore, à chaque pas, à des ignorances, à des préjugés, à des malentendus de toute sorte ; — Antoine, alors, ne pouvait s’empêcher de se dire que ce qu’il apprenait était fort au-dessous de ce qu’il cherchait, que ce n’était pas cela.

Cette double hésitation rendit les leçons un peu languissantes ; puis enfin l’élève s’enhardit, saisit plus nettement sa propre pensée, et se mit à poser au bout de ! chaque enseignement cette question :

« À quoi cela sert-il ? »

— Ce qui embarrassa fort le professeur.

Comment Édouard eût-il pu répondre ? Il ne s’était jamais adressé à lui-même cette question. Il pressentait vaguement que tout ce qui est ou fut sert de données à l’esprit humain pour s’élever aux compréhensions générales ; mais il sentait aussi que le fouillis de faits dont on charge la mémoire des enfants n’est pas fait pour rendre possibles à tous ces compréhensions, auxquels parviennent seuls les esprits d’élite, et il voyait bien qu’il conduisait Antoine par un chemin long, tortueux, stérile, au bout duquel il n’arriverait jamais. Oui, mais comment faire autrement ?

Ce fut Antoine lui-même qui se chargea de la réponse.

« Voyez-vous, dit-il un jour à Édouard, il me semble que pour ceux qui ne pensent pas donner toute leur vie à la science, ça devrait être quelque chose de plus simple. Oui, ça serait bon de bien savoir la langue de son pays ; mais ça n’est pas la grammaire qui peut l’apprendre, quand de naissance on la parle mal. Elle s’apprend, j’imagine, en lisant et en parlant, autrement point. Et pour ce qui est de l’histoire, à quoi ça nous sert-il de savoir qu’un roi s’est marié dans telle maison, a fait telle guerre, s’est conduit de telle manière ? Qu’est-ce qui nous en revient ? Ne serait-il pas mieux de nous faire savoir comment les gens de notre sorte, ceux qui travaillent et vivent comme tout le monde, vivaient au commencement, et ce qu’ils ont fait et souffert, et comment ils ont découvert lus choses qui se savent et qui se font maintenant, et encore l’histoire de la grande révolution qui nous a affranchis, enfin tout ce qui pourrait montrer comment les hommes devraient s’arranger entre eux pour mieux vivre et être heureux ?

« Puis encore, ne devrions-nous pas savoir l’histoire de la terre, nous autres qui vivons sans cesse avec elle et l’aimons comme notre mère ? Sans compter celle des plantes et des bêtes qui nous entourent, et que nous aurions tant besoin de connaître aussi ? Voyez-vous, les bourgeois disent de nous souvent que les paysans sont bûtes et routiniers. Je ne sais pas trop s’ils sont bien plus fins, vu les moyens qu’ils ont, et s’ils ont vraiment moins de routine. Car eux aussi font ce qu’on a toujours fait, du moins dans l’instruction, à ce qu’il paraît. Et si le paysan ne profite guère de l’école, c’est qu’il est enseigné de manière à ne pas voir à quoi ça lui sert. Tenez, monsieur Édouard, apprenez-moi seulement l’histoire de la terre et des plantes et des animaux ; ct, pour le reste, l’hiver prochain, prêtez-moi des livres. Je tâcherai d’en tirer ce que je pourrai, et je viendrai seulement vous demander des explications quand je ne comprendrai pas, à vous ou à Mme Ledan. »

Tandis qu’Antoine lui parlait ainsi, Édouard, la tête penchée sur sa main, n’était pas sans éprouver un peu de confusion. Peut-être bien qu’avant tout il eût voulu rendre service à Antoine ; peut-être n’avait-il pas non plus été insensible au plaisir de tenir le rôle de professeur. Et voilà que c’était ce jeune paysan qui enseignait à Édouard des choses que celui-ci n’avait pas comprises, bien que (plus jeune, il est vrai) il étudiât depuis beaucoup plus longtemps. Voilà qu’à force de bon sens, de simplicité, d’intelligence, l’élève devenait l’égal du maître et presque le directeur des études. Cette petite mortification, toutefois, céda bien vite chez Édouard au plaisir d’admirer celui qu’il aimait déjà, et les études furent modifiées dans le sens indiqué par Antoine. On fit donc avant tout de la géologie, de l’histoire naturelle et de la géographie. On y joignit seulement quelques dictées et l’on s’en remit à la lecture d’enseigner à la fois l’histoire et le français, et surtout les idées humaines. Et l’on se promit de faire des merveilles quand on aurait le temps, c’est-à-dire l’hiver suivant.

Antoine alors étudia avec une nouvelle ardeur, et, si peu de temps qu’il eût à sa disposition, il rattrapa vite son petit professeur dans ces sciences qu’Édouard avait à peine ébauchées, mais que bientôt il aima beaucoup, et où, devenu l’émule de son élève, il fit avec lui d’assez grands progrès. Quant aux lectures historiques, chaque fois qu’Antoine en parlait, c’étaient des aperçus simples, mais heureux et vrais, qui faisaient réfléchir Édouard.

« Ainsi, disait-il parfois, monsieur Édouard, quand on pense que ce n’est pas pour avoir commencé les écoles que Charlemagne fut appelé grand, mais pour avoir tué beaucoup d’hommes et ravagé beaucoup de pays ! Et quand on voit que l’histoire, depuis son commencement jusqu’à présent, n’est pour ainsi dire qu’une grande tuerie, et qu’on enseigne encore les enfants à trouver ça beau, au lieu de le trouver criminel ! C’en est ça de la routine, et une triste ! Comment donc pourrait-on jamais devenir meilleur ? Est-ce pas le bon cœur et le bon sens qui manquent le plus dans le monde ? Dites, monsieur Édouard ? »

Et il ajoutait tristement :

« Voyez-vous, si les pauvres gens avaient été instruits, mais sérieusement, c’est-à-dire si on leur avait appris à réfléchir, ça n’aurait pas été comme ça.

De ces leçons, qu’il avait offertes à Antoine, résulta pour Édouard une grande leçon. Il apprit que les distinctions arbitraires sont impuissantes à créer parmi les hommes des supérieurs et des inférieurs, que les cœurs et les intelligences d’élite se trouvent aussi bien chez les pauvres et les ignorants ; il comprit la grandeur et la dignité attachées au seul vrai titre d’être humain. Plus tard, quand il entendit accuser avec mépris la sottise des masses, il se rappela les plaintes d’Antoine sur le manque d’instruction des travailleurs, et il répondit : « N’est-ce pas la justice des choses ? Comment ose-t-on se plaindre de leur aveuglement, quand on ne les a point éclairés ? »

Il y eut encore une autre vérité qu’apprit Édouard dans ses relations avec Antoine : c’est qu’il y a plusieurs sortes d’intelligences, mais que la plus grande et la seule utile et sûre est celle qui s’unit à la conscience. Il connut plus tard des hommes savants, éloquents, brillants en toutes choses, qu’on ne vit pas moins, en de graves circonstances, capables seulement de grandes faiblesses, de grandes lâchetés et de grandes bévues. Il pensait alors :

« Antoine, lui, n’est ni savant, ni éloquent, ni renommé ; il n’est que droit et sincère. Pourtant, à la place de ces illustres, il aurait eu, lui, le sens de ce qu’il fallait faire et l’eût fait, sans se laisser détourner du droit chemin par aucun intérêt ni aucun sophisme. »

Et il répétait ce mot du jeune paysan :

« Oui, peut-être est-ce le bon cœur et le bon sens qui manquent le plus en ce monde. »

En offrant des leçons à cet ignorant affamé d’apprendre, Édouard avait voulu partager ce qu’il possédait ; il reçut plus qu’il n’avait donné.

LUCIE B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

LE SALON D’AMINE. — UNE LETTRE D’ADRIENNE

Le dimanche suivant, réunis de nouveau, comme il avait été convenu, au salon d’Amine, pour écouter les histoires qu’avaient à raconter M. et Mme Ledan, et la lettre de la sœur d’Édouard, ce fut par celle-ci que l’on commença :

« Mon cher petit frère,

« Je vois d’ici Sa Grandeur froncer les sourcils à ce premier mot, qui semble méconnaitre la sagesse et l’expérience — de Sa Grandeur. Mais songe, mon cher Loulou, que tu n’as que onze ans, et que j’en ai treize ! Treize ans ! Je suis une fille presque aussi grande que sa maman. On commence à me saluer comme une demoiselle qui a quitté les robes courtes, et qui a presque l’air d’une personne. C’est assez mon avis quand je me regarde sans rire au miroir, ce qui n’empêche pas que je viens d’être aussi sotte qu’une grande demoiselle, qui... mais je n’en finirais pas si je te détaillais toutes mes perfections, et comme c’est pour Ça que je t’écris, précisément, chaque chose viendra en son lieu. Je ne veux qu’ajouter un mot à propos de ce nom de petit frère que tu as vu en tête de ma lettre, c’est que ça me fait tant plaisir de t’appeler ainsi que je suis capable de le faire toujours, si toutefois Ta Grandeur n’en est pas trop exaspérée. Songe donc, Loulou, comme tu serais fier de t’entendre appeler encore petit frère, quand ta sœur ainée sera, elle, une vieille maman, et que tu verras toi-même poindre sur ta tête des cheveux gris. — Des cheveux gris à toi ! mon Loulou ! Est-ce que ça se peut jamais, dis ? Non, ça me semble aussi invraisemblable qu’un conte de fées. Je ne sais pas si tu es comme moi, mais quand les vieilles gens nous disent : — Nous avons été aussi frais, aussi jeunes, aussi roses, aussi riants que vous, je ne leur dis pas « non », mais je n’y crois pas. Non, je n’y crois pas, c’est plus fort que moi.

« Mais je babille comme une alouette et j’oublie que ma lettre est pour te dire des choses sérieuses. Oui, cher Loulou, je viens te confesser mes péchés, humblement, pour ton édification, afin que mon épreuve serve pour deux et que tu ne fasses pas comme moi. Est-ce beau de ma part, hein ?

« Pour ne pas trop me vanter, je dois dire que c’est maman qui le veut, ou du moins me le conseille. Tu sais combien elle désire, cette chère maman, que nous devenions sages, non par force, mais par conviction. Le mal est qu’on n’arrive guère à la conviction parfaite qu’en se mordant bien les doigts, et ça fait mal. Maman espère qu’en voyant ma blessure, cela t’apprendra à ne pas te mordre de la même manière. Donc, Loulou, je m’immole pour toi.

« Maman a dû te dire — car voilà trop longtemps que je ne L’ai écrit — que j’avais fait un voyage. Notre cousine de l’Orléanais, dont tu te souviens sans doute à peine, était venue à Paris pour affaires. Maman a été très-contente de la revoir, parce que c’est une amie d’enfance à elle, et moi, quand maman était occupée, je tenais compagnie à notre cousine, qui est très-bonne, et je fus plus d’une fois son cicerone dans Paris. Lorsqu’elle dut partir, elle pria maman de me laisser partir avec elle ; son mari devait être obligé de venir à son tour à Paris, une dizaine de jours plus tard, et me ramènerait ; leur fille serait bien contente de me connaître ; ils seraient heureux de m’avoir chez eux ; l’air des champs me ferait du bien ; enfin mille instances. Moi, bien qu’un peu étonnée de quitter papa et maman, j’avais grande envie de faire ce voyage. Mes parents y consentent et nous partons.

« Quand j’avais fait mes préparatifs, ma cousine m’avait dit :

« Vous savez, Adrienne, qu’il n’est pas besoin de toilette chez nous ? Vous allez à la campagne, chez des villageois. » Petit frère s’imagine peut-être que sur cet avis j’avais emballé seulement mes robes de tous les jours. Eh bien ! non, ç’avait été tout le contraire. — Des villageois, des gens qui n’ont jamais rien vu : ce doit être amusant de les éblouir. Cette idée m’avait chatouillé l’esprit, et j’emportai ma robe la plus nouvelle avec tous mes colifichets.

« Sur le soir, comme nous arrivions, le temps se couvre.

« — J’espère que le temps ne va pas changer, dit ma cousine ; ce serait bien fâcheux. »

« L’orage éclate au sortir du chemin de fer. Nous montons dans une patache qui fait eau de tous les côtés ; nous sommes trempées ; ma robe et mon chapeau sont gâtés ; ma cousine est désolée.

« Moi, je ne disais rien ; je pensais seulement que, n’ayant pour changer que ma plus belle robe, les villageois allaient être éblouis dès le lendemain.

« À la descente de la patache, deux personnes qu’au premier coup d’œil je ne distingue pas du vulgaire amassé autour de nous, viennent cependant nous embrasser, ma cousine et moi. Ce sont le mari et la fille de ma cousine. Le cousin a de gros sabots ; la petite cousine en a de petits. Elle porte un peignoir de toile grise, serré à la taille par une ceinture de cuir, et un grand chapeau de paille brune. Bien qu’elle n’ait pas douze ans, elle est aussi grande que moi, et paraît très-bonne enfant. Elle ne m’embrasse pas froidement, elle me saute au cou ; c’est fort gentil.

« En traversant les rues du village, nous recevons les saluts de trois ou quatre personnages, vêtus et chaussés comme le cousin, et qui doivent être comme lui des messieurs de l’endroit ; nous voyons se pencher aux vitres de leurs fenêtres trois ou quatre dames coiffées en cheveux. Tout le reste est en bure et en cornettes. On me regarde comme un événement, et si je rougis d’avoir mon chapeau en gouttière, au moins, je me promets une éclatante revanche pour le lendemain, avec mon chapeau de tulle à guirlande de roses.

« La maison est simple, mais vaste, avec son seul étage ; elle contient cinq ou six appartements de Paris. Puis, elle a un beau jardin et une basse-cour très-intéressante, remplie de toutes les bêtes possibles. Nous dinons ; on me choie ; on me dorlote ; on m’écoute. Je babille, je parle de Paris, et ma petite cousine, émerveillée, m’écoute avec des yeux aussi grands à eux tous seuls que le reste de son visage. À vrai dire, je peins Paris plus beau que jamais je ne l’ai vu. C’est ma ville, et il me semble que plus elle sera belle, grande et magnifique, plus mon importance grandire. Enfin, j’écrase un peu ces habitants de village, en poursuivant l’idée qui m’avait prise au départ.

« Le lendemain, ne pouvant reprendre ma robe de voyage gâtée par la pluie, je revêts la toilette déposée dans ma malle, et me voilà mise comme pour aller aux Champs-Élysées, un jour de beau temps. Ma cousine en me voyant jette un cri :

« — Bon Dieu ! où voulez-vous aller ainsi, Adrienne ?

« — Mais je n’ai pas d’autre robe.

« — Quoi ! vous n’avez rien apporté de plus simple ici ? Mais je vous avais dit…

« — Je comptais sans la pluie.

« — Mon enfant, c’est bien fâcheux. Je vous avais prévenue que la toilette était inutile… Et avec ce mauvais temps. Voyez… C’est un fait exprès ; il pleut à verse, et je crains bien que ça dure. Je vous attendais pour aller faire ma visite à la basse-cour ; mais c’est impossible maintenant. Asseyez-vous dans ce fauteuil. »

« C’est ce que je fis, en étalant ma belle robe et en prenant ma broderie. Ma cousine, qui avait un petit peignoir très-vieux, de toile brune, me quitta pour aller récolter les œufs pondus le matin et voir les poussins nouvellement éclos, et je regrettai de n’y pas aller aussi. Un moment après j’eus à subir les exclamations de mon cousin, fort étonné de ma vue, Quant à Caroline, elle me regarda d’un air tout ébahi, et puis tout déconcerté, tout triste, comme si elle se fût dit :

« — Eh bien ! moi qui pensais que nous nous amuserions ! »

« La pluie tombait toujours. L’après-midi, cependant, elle cessa un peu, et mon cousin, après avoir longtemps regardé le ciel d’un air douteux, proposa d’aller aux Grottes.

« — C’est impossible ! répondit ma cousine d’un air chagrin, Adrienne perdrait sa robe.

« — Voilà bien les Parisiennes, reprit son mari en grommelant. La toilette est tout et emporte tout.

« — Mais si vous repreniez votre robe de voyage, Adrienne ?

« — Oh ! je ne puis pas ; la pluie l’a toute tachée : elle a des raies noires, et puis mon chapeau est importable, et je ne pourrais pas avec une pareille robe mettre un chapeau neuf, »

« On ne me répondit rien ; mais je vis que ma toilette assombrissait tout le monde, et cela commença de me désenchanter fort. Je ne pus pas sortir de tout ce jour-là, pas même dans le jardin, où j’aurais gâté le bas de ma robe aux fleurs et aux herbes qui se penchaient, toutes chargées de pluie, des plates-bandes dans l’allée.

« Le lendemain, du moins, j’eus Île triomphe que j’avais ambitionné. Je traversai le village dans toute ma gloire, avec ma robe rose à petits volants, mon chapeau de tulle à guirlande de fleurs et ma mantille.

« — Il faut bien nous habiller pour ne pas trop faire remarquer Adrienne, avait dit ma cousine à sa fille ; et toutes deux, comme à regret, avaient quitté leur costume de tous les jours pour en prendre un autre, plus élégant, mais très-simple encore. Je fis sensation ; on se mit aux fenêtres pour me voir passer ; j’en étais un peu honteuse. Nous allions décidément aux Grottes. Mais, au sortir du village, voilà qu’un gros nuage noir s’avance contre nous. Après bien des hésitations et beaucoup de contrariété, il fallut revenir au logis, toujours à cause de ma toilette. Caroline était désolée.

« —— Quand même on se mouillerait un peu, disait-elle, en relevant bien nos robes… Que de fois nous avons été surpris par la pluie, et c’était plutôt amusant.

« — Qui, répondait sa mère, ce serait bien pour toi, qui n’as qu’une petite robe de perse, facile à laver, et un chapeau solide. Mais nous ne pouvons exposer Adrienne à perdre sa toilette de l’été. »

« Je voulus insister.

« — Votre mère, Adrienne, est économe, répondit ma cousine, et j’agis comme elle le ferait.

« — Alors, si le mauvais temps continue, Adrienne ne verra pas du tout notre beau pays ?

« — Elle s’en consolera, dit de sa grosse voix le cousin. On ne peut pas aimer à la fois la toilette et la nature. »

« Tout cela me fit réfléchir, et je commençai fort à craindre d’avoir fait une sottise. Encore n’était-ce pas tout : au lieu d’emporter des bottines un peu déformées, j’en avais pris de neuves que j’avais à peine essayées et qui me faisaient mal aux pieds, si bien que je doutais de pouvoir faire une longue course et que je fus contente de rentrer.

« Le jour suivant, il plut davantage. Caroline se désolait ; moi, je commençais à m’ennuyer.

« Toute la semaine, les jours se suivirent et se ressemblèrent : le matin, il pleuvait très-fort ; l’après-midi, c’était un mélange d’ondées et de soleil, fort joli d’ailleurs, et qui, disait Caroline, n’aurait pas du tout empêché la promenade, si ce n’eût été ma robe et mon chapeau. Cette robe et ce chapeau, Caroline, après les avoir admirés, les détestait maintenant. Hélas ! je n’étais pas loin d’être de son avis. Ce rôle de Parisienne élégante, qu’il m’avait plu de jouer d’abord, commençait à m’être insupportable ; car enfin, je n’y récoltais qu’ennui.

« J’eus pourtant une consolation : ce furent les visites des dames de l’endroit, qui, elles du moins, témoignèrent pour ma toilette beaucoup d’admiration. Quant aux paysans, ils accouraient pour me voir passer, comme on regarde un spectacle, et ne m’appelaient que la Parisienne. C’est ce que j’avais désiré, Eh bien, cela ne m’’enchantait pas. Cette gloire me laissait livrée à beaucoup d’ennui. La plus grande partie des occupations et préoccupations de mes cousines étaient tournées vers les champs, la nature, la vie rurale : elles auraient voulu m’y associer, et je sentais que cela m’eût beaucoup intéressée ; mais comme cela était impossible, je les dérangeais plutôt. Quand j’’eus dit de Paris tout ce que j’en savais, et qu’elles-mêmes furent lasses d’en parler, la conversation tomba, et les journées furent très-longues. De jour en jour, ma corvée devenait plus forte de suivre dehors ma petite cousine, qui ne pouvait s’empêcher de sortir, tantôt pour ses fleurs, et tantôt pour ses poulets, ou pour ses lapins. Un jour, lasse à l’excès de ma cage, en voyant barbotter des canards dans la cour, je regrettai presque de ne pouvoir faire comme eux. Oh ! ma triste robe rose !

« Je veux te faire un portrait de ma simple et gentille cousine qui m’est resté dans la tête :

« Il s’agissait d’aller dans une ferme voisine faire une provision d’œufs et de beurre. La bonne n’avait pas le temps.

« — Je vais y aller, moi, » dit Caroline, et elle sortit aussitôt du salon.

« Il pleuvait très-fort et je ne pouvais comprendre qu’elle fût sortie, quand, une heure après, je vois passer dans la cour une leste paysanne, en sabots, jupes retroussées, cape de bure bleue au capuchon rabattu sur la tête, et portant au bras un panier couvert d’un linge blanc. Un instant après, la même paysanne se présente à la porte du salon.

« — Voulez-vous acheter du beurre, ma belle demoiselle ? » demande-t-elle en me faisant une révérence plongeon.

’était Caroline qui revenait de la ferme et qui, soulevant le linge de son panier, me montre les pains de beurre qu’elle était allée chercher. Qu’elle était gentille ainsi ! Ses yeux brillaient ; ses lèvres souriaient ; Son visage, sous le capuchon de bure, semblait plus fin, et elle me fit penser à ces fleurs des haies, qui sont plus gracieuses et plus jolies, quand la pluie les a semées de gouttes, où le soleil rit. Oh ! que j’eus envie de faire comme elle ! et, laissant de côté toute vanité de toilette, de prendre ma robe foncée, des sabots, et d’aller avec elle courir les champs ! mais c’était bien tard ; car je partais le surlendemain, et je fus retenue par une fausse honte.

« Juste la veille de mon départ, enfin, il fit très-beau temps. On en profita pour se diriger du côté de la forêt. Caroline sautait de joie.

« — Il y a des fraises, me disait-elle.

« — Petite gourmande !

« — Oh ! ce n’est pas tant pour les manger ; mais c’est si agréable, de bonnes petites fraises qui viennent comme cela, sans jardinier, toutes seules ; et puis, elles sont plus jolies que les grosses, et plus odorantes aussi. Ensuite, il faut les chercher, et on les trouve ! c’est amusant ! Ah ! l’on va donc enfin se promener un peu ! Ce n’est pas trop tôt ! »

« Hélas ! la forêt était à plus d’une lieue de distance et mes bottines neuves me brisaient les pieds.

« — Vois donc, me disait Caroline, les beaux champs, les jolies petites roses sauvages, les beaux bluets ! »

« Elle sautillait, courait çà et là, comme une vraie bergeronnette, m’apportait des fleurs, et moi je suivais péniblement mon chemin, souffrant de plus en plus, jusqu’au moment où mes pieds gonflés me causèrent des douleurs presque intolérables.

« — Qu’avez-vous donc, Adrienne ? me dit ma cousine, vous voilà toute rouge et les yeux en pleurs. »

« Je dus lui avouer mon supplice.

« Elle ne put s’empêcher de hausser légèrement les épaules.

« — Quand on vient à la campagne, mon enfant, on prend des bottines avec lesquelles on puisse marcher. »

« Elle me fit asseoir alors sur un talus du chemin, et je retirai, non sans peine, mes bottines de mes pieds meurtris. Mon cousin regardait tout cela de l’air d’un homme qui perd patience.

« — Nous avons encore pour vingt minutes de chemin, dit-il, et il est clair qu’Adrienne ne peut pas achever cette course. Elle aura assez de mal pour revenir. Ma foi ! c’est désagréable !…

« — Vous allez continuer la promenade, Caroline et toi, dit sa femme. Pour moi, je reste avec Adrienne, et je la ramènerai.

« — Non ! non, m’écriai-je, si dépitée que j’en perdais le sens, je veux achever la promenade, dussé-je la faire pieds nus. Et tenez, vous allez voir… puisque les paysans marchent bien ainsi. »

« En parlant ainsi, je faisais glisser mes bas et je me mis à marcher pieds nus sur une bande de gazon qui bordait la route. Mes trois compagnons se mettent à rire. Figure-toi cette petite Parisienne en grande toilette, marchant pieds nus. Il faut croire que c’était grotesque ; car tandis que ma cousine essayait de reprendre son sérieux pour me gronder de ma folie, les rires de mon cousin et de Caroline devenaient presque convulsifs. Je vis bien que j’étais de plus en plus ridicule, et plus dépitée encore, j’allais m’arrêter — d’ailleurs, cette manière de marcher ne me semblait pas beaucoup moins difficile que l’autre, le contact de l’herbe me chatouillant fort désagréablement la plante des pieds — quand, tout à coup, je sens une douleur horrible et, jetant un cri perçant, je chancelle et j’ai peine à ne pas tomber. C’est une ronce qui traverse le gazon et sur laquelle mon pied s’est posé. En même temps, débouchent sur la route deux piétons qui viennent à nous.

« — C’est vraiment assez comme cela, Adrienne, dit sévèrement mon cousin. Il est temps de reprendre vos bas et vos bottines, et de rentrer à la maison. Il faut vous dire, mon enfant, qu’à la campagne, on comprend mal l’excentricité. Nous ne faisons pas de toilettes à sensation, mais nous ne marchons pas pieds nus. »

« Penses-tu, petit frère, que j’étais assez mortifiée ? Je m’assis de nouveau sur le bord du chemin, ayant grand’peine à m’empêcher de pleurer, et là, piteusement, je repris mes chaussures, puis, non moins piteusement, bientôt après, le chemin du village. Ma cousine eut la bonté de m’offrir son bras et d’essayer de me consoler ; mais le regret de cette promenade manquée et celui d’avoir été si ridicule, outre la douleur que mes bottines continuaient de me causer, me firent de ce retour un supplice. Et les regards moqueurs des gens du village, qui semblaient se demander le motif de ce retour, et le devinaient à ma rougeur et à ma pénible démarche ! Enfin, je partis le lendemain, le cœur gros de n’avoir été pour ces bons parents qu’un embarras et une contrariété, eux qui m’avaient accueillie de grand cœur, et de ne leur laisser que de fâcheux souvenirs, moi qui les aimais. Pourtant, la bonne Caroline m’embrassa très-fort.

« — Tu reviendras, me dit-elle, et cette fois tu apporteras de vieilles chaussures et de vieilles robes, n’est-ce pas ? Alors nous nous amuserons bien.

« Je le lui ai promis. Mon cousin, avec lequel je suis revenue à Paris, a été moins bon que sa fille. Je désespère de moi tout à fait, et j’aurai de la peine à le faire revenir sur Son impression que je ne suis qu’une petite sotte prétentieuse. C’est en cette qualité qu’il m’a traitée, je l’ai bien vu, tout le long du chemin. À notre arrivée à Paris, quand mon père et maman me demandèrent si je m’étais bien amusée, et si j’avais bien couru les champs, ce fut mon cousin qui se chargea de répondre ; il dit brusquement :

« — Pas du tout.

« Là-dessus, explications.

« Maman, en me regardant, eut un petit haussement d’épaules qui me fit plus de peine que cent reproches, et mon père dit :

« — Comment donc ! Lorsque Adrienne vient à la campagne avec nous, à Meudon ou à Fontenay, elle est cependant intrépide.

« — Peut-être, répondit le cousin, lui plaît-il d’être campagnarde à Paris et Parisienne à la campagne, »

« Je trouvais que mon cousin se permettait un peu trop de faire de l’esprit à mes dépens, et je m’esquivai, mais j’eus le temps d’entendre la réponse de mon père :

« — Eh bien, je ne croyais pas ma fille si sotte.

« Tu crois que c’est tout ? Paul. Dans la soirée vint M. Lecomte qui, tu le sais, est de l’Orléanais, où il passe deux mois tous les ans, et qui aime tant ce pays. Il venait voir mon Cousin.

« — Eh bien, mademoiselle Adrienne, vous avez vu notre pays ? vous avez dû bien vous plaire là-bas ?

« — Oui, certainement, » balbutiai-je.

« Mon père et mon cousin furent généreux ; ils gardèrent le silence. Mais M. Lecomte était trop heureux de pourvoir parler de l’Orléanais pour s’arrêter si vite.

« — Avez-vous vu les Grottes ?

« — Non, » répondis-je ; mais si bas qu’il crut entendre oui, n’en pouvant douter d’ailleurs.

« Et alors le voilà me rappelant tel ou tel détail, et passant en revue toutes les beautés de ces grottes, en répétant sans cesse : Vous savez ? à quoi je ne disais rien ; mais il allait tout de même. Puis le voilà qui passe dans la forêt.

« — Et la forêt ! ah ! la forêt !… Vous savez ? l’avenue des sangliers, le rond de la biche, les allées-berceaux, et cet admirable point de vue… Ah ! vraiment, il faut avoir vu ça. Comme ça reste dans le souvenir ! M’est-ce pas ?

« — Et ce site ? — Et cet autre ? »

« Enfin, petit frère, il me fallut apprendre, une demi-heure durant, de quelles merveilles je m’étais privée. Mon père me regardait avec un sourire narquois ; Mais mon cousin s’amusait autrement, et moi j’avais envie de pleurer de dépit de me voir ainsi mystifiée, d’autant plus que je ne le devais qu’à moi-même.

« Voilà mon aventure, mon cher Édouard, et avoue que je suis généreuse d’exposer ainsi mes sottises pour ton édification. Je t’assure que si je retourne l’année prochaine dans l’Orléanais, comme nos cousins ont eu la bonté de m’y inviter, j’y porterai de gros souliers et de simples robes, et revêtirai au besoin, comme Caroline, la cape de bure accompagnée des gros sabots. Et nous courrons ensemble les champs, les bois, les guérets, sans plus de cérémonie que les perdrix du pays. Et comme ce sera charmant et bon ; car c’est si gênant, la mode, la toilette, et la vanité.

« Mais c’est effrayant ce que j’ai consacré de pages à te raconter mes ridicules, au point qu’il ne me reste plus de place pour le bien. Car j’ai aussi, Monsieur, un bon exemple à vous offrir. Et c’est par l’autre que j’ai commencé ! Suis-je assez modeste. Au moins, ce bon exemple ne sera-t-il pas perdu, car ce sera pour ma prochaine lettre ; et elle ne tardera pas. J’ai besoin de ma revanche.

« En attendant, je t’embrasse, petit frère, sur ces bonnes petites joues que tu me dis être redevenues fraiches et pleines, ce dont je suis bien reconnaissante à la famille Ledan et au bon air de l’Anjou. Tu peux assurer à Mademoiselle Amine que je désire ardemment la voir, pour l’aimer, bien entendu. Papa et maman m’ont donné pour toi deux gros baisers. Pauvre Loujou ! quand l’arriveront-ils sans intermédiaire ? Je t’aime de tout mon cœur. Ta petite sœur. « ADRIENNE. »

— Merci, dit Amine, pour le passage qui me concerne. Moi aussi, Édouard, je voudrais la connaître, votre sœur ; car elle me paraît fort aimable. Et puisqu’elle veut bien être mon amie, je me permettrai de prendre ses intérêts. Peut-être auriez-vous eu besoin de sa permission pour lire cette lettre, Édouard.

— J’y ai bien pensé, répondit-il. Mais j’ai pensé aussi que si ma sœur eût été avec nous, elle eût, comme les autres, sacrifié son amour-propre au désir de nous être utile. N’est-ce pas ce qu’elle a fait pour moi dans sa lettre ? Eh bien, je suis sûr qu’elle l’eût fait de même pour vous. D’ailleurs, par la bonne grâce avec laquelle elle se raille elle-même, il me semble que son petit ridicule est bien effacé. On sait qu’il n’y a personne de parfait, et cela est si estimable de reconnaître ses fautes que je suis certain de n’avoir fait tort à Adrienne dans l’esprit de personne ici.

— Non ! non ! certainement ! s’écria-t-on de tous côtés.

— Tout cela est vrai, dit M. Ledan. Cependant, rappelons-nous qu’il est toujours extrêmement délicat de livrer à la publicité une lettre intime, et qu’avant de le faire, on doit être moralement sûr du consentement de la personne et même encore, Si possible, l’avoir reçu. Je crois comme Édouard au consentement de Mlle Adrienne ; mais je réclame d’autant plus après cette première lettre la seconde, celle qui contient sa revanche, comme elle le dit.

— C’est que je ne l’ai pas encore cette lettre, dit Édouard.

— Nous l’attendrons, reprit M. Ledan. Maintenant veux-tu prendre la parole, mon amie ? demanda-t-il à sa femme.

— Volontiers. »

Et Mme Ledan parla ainsi :

Lucie B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

LE SALON D’AMINE — ISOLINE — L’ÉGOÏSTE

« La personne dont je veux vous entretenir, et que j’ai connue intimement, était assez douée d’avantages sociaux et d’agréments extérieurs, pour qu’à première vue on l’estimât heureuse. C’était la fille d’une amie de ma mère ; elle se nommait Isoline Grandin. Née après plusieurs années d’une union jusque-là stérile, sa naissance avait été pour ses parents un bonheur inespéré, et ce fut avec passion qu’ils consacrèrent à leur fille tout ce que la richesse, et un milieu élégant, éclairé, artistique, peuvent accumuler autour d’un enfant de soins, de bien-être, de moyens de développement et aussi, malheureusement, de gâteries et d’adulations.

« Isoline, dès son premier jour, ent une cour composée d’abord de ses deux plus fidèles sujets : son père et sa mère ; puis des serviteurs de la maison, véritables esclaves de ses caprices, et enfin de tous les amis et connaissances qui, pour se rendre agréables, coopérèrent sans pitié à la méchante œuvre de faire de cette pauvre enfant une idole, qui bientôt se crut née uniquement pour être adorée. On ne l’abordait qu’avec des flatteries ; pas un nouveau jouet qui ne lui fût apporté dès qu’il paraissait ; pas une mode nouvelle qu’elle n’eût aussitôt ; pas une recherche de nourriture qui ne lui fût consacrée. On lui enleva enfin la possibilité de sentir un besoin, d’avoir un désir. Elle ne put connaître cette faculté principale de notre nature, l’aspiration, qu’en concevant des désirs extravagants, qui ne pouvaient être satisfaits, ou, s’ils l’étaient, ne pouvaient lui apporter une satisfaction véritable. Je crois qu’elle n’eut jamais d’appétit, tant on prit soin de prévenir sa faim, d’exciter sa gourmandise. Fatiguée de cadeaux, elle les recevait avec indifférence, et ne s’occupait de ses innombrables jouets que pour les détruire. De même, elle ne trouva d’autre moyen de rompre la monotonie de son éternelle élégance, que de gâter, salir et déchirer à plaisir ses vêtements.

« Enfin, ne pouvant avoir des besoins, elle eut des caprices ; faute de désirs, des fantaisies. Au lieu de rester dans la bonne et simple nature, elle vécut dans un milieu tout conventionnel, qu’elle-même en partie se créa. Quand je la connus, à six ans, déjà elle posait comme une petite femme et n’avait aucune des grâces et des spontanéités de l’enfance. Dès cette époque, on la faisait chanter, danser, on faisait cercle autour d’elle et on l’applaudissait. Ayant une bonne allemande, et une institutrice anglaise, elle bégayait ces deux langues et l’on criait au prodige.

« Isoline était intelligente et elle aurait pu profiter pour devenir très-instruite, de tant de facilités qui lui étaient offertes. Mais son amour-propre surexcité ne lui laissa voir dans la science qu’un moyen de briller ; elle n’en connut point le charme et n’en comprit pas l’utilité. L’utile, ce mot, d’ailleurs, n’avait point pour elle de sens qui la concernât. Il était utile que pour lui rendre la vie facile et élégante, la grande majorité de l’espèce humaine travaillat ; mais quant à elle sa destinée était de jouir des biens de ce monde et d’en être l’ornement. Ajoutons que ceux qui l’entouraient n’avaient pas eux-mêmes d’autre idée et par conséquent ne lui avaient présenté que celle-là.

« Fille d’une amie de M Grandin, je me trouvais naturellement au nombre des amies d’Isoline, étant à peu près de son âge. Ma mère, elle, cependant, n’était pas riche ; elle travaillait pour élever ses enfants, et j’avais le bonheur de n’être ni adulée, ni blasée. Très-franche, très-indépendante de caractère, et très-familière avec Mme Grandin, qu’elle avait connue dans son enfance et à qui elle avait rendu de grands services, ma mère lui représentait souvent quel tort faisait à Isoline une pareille éducation, et elle n’avait consenti à donner des leçons à l’enfant gâtée qu’à la condition de pouvoir exiger d’elle application et assiduité. Elle avait réussi à prendre de l’ascendant sur son élève ; le piano était la seule étude où Isoline fit de vrais progrès ; aussi ma mère, qui s’attachait facilement aux enfants qu’elle enseignait, aimait-elle Isoline malgré ses travers et la plaignait-elle sincèrement. Sachant très-bien que des défauts portés à l’excès sont, pour quiconque a le sens droit, un exemple salutaire plutôt que dangereux, elle ne craignit point pour moi cette compagnie, et me conduisit chez Mme Grandin, quand je revins de la campagne, où j’avais passé deux ans.

« Ma première entrevue avec Isoline est restée empreinte dans mon souvenir. Tout d’abord, je fus éblouie de la parure de la petite personne, qui, vêtue de soie et de dentelle, ses cheveux blonds maintenus par un cordon de perles, semblait, au milieu de ses beaux jouets et du luxe qui l’entourait, une de ces enfants de roi, que les fées élèvent, dans les contes. Mais elle jeta sur moi un regard qui presque aussi- tôt détruisit le charme. J’étais habituée à ne rencontrer autour de moi que des yeux doux et limpides ; le regard de cette enfant, dédaigneux, sec, vacillant, me glaça. Elle, étonnée de ne pas me trouver prévenante et empressée comme tous ceux qui l’abordaient, après un long silence, pourtant se décida à me prévenir elle-même. Elle me fit parcourir le domaine de ses jouets, dont je fus émerveillée. Mes mains se tendaient avec désir vers chacune de ces belles ou charmantes choses pour en tirer le jeu, le plaisir qu’elles promettaient ; mais Isoline jouissait de mon admiration, comme d’un hommage, sans aucune envie de me faire jouir moi-même de ses richesses, et même, si j’allais jusqu’à toucher quelque objet, elle me l’ôtait impérieusement des mains.

« — Eh bien, pourquoi ne jouons-nous pas, lui dis-je, tout ça, c’est bien pour jouer ? »

« Elle eut un sourire de mépris.

Je n’aime pas à jouer, moi.

Mais moi cela m’amuserait, » lui dis-je.

« Elle ne répondit pas, et me tourna le dos.

« — Laisse-moi du moins, repris-je, endormir ce beau poupon. »

« Et je pris dans mes bras un joli bébé blanc et rose, qui semblait vivre, et qui lorsque j’appuyai ma main sur sa poitrine, se mit à me dire : Maman !

« Surprise, éperdue, car je n’avais jamais entendu rien de pareil, et c’était probablement le commencement des inventions de ce genre — je poussai un cri et faillis le laisser tomber. Mon trouble, puis mon enthousiasme, firent beaucoup rire Isoline. Elle me regarda quelque temps jouer avec le poupon, que je pressais sur mon cœur, puis, tout à coup, avec un sourire méchant, elle le saisit par la tête, me l’arracha, et le lança violemment à l’autre bout de la chambre.

« Je poussai un cri terrible. J’étais en pleine illusion de maternité, et il me semblait qu’elle venait de me tuer mon enfant. Je courus, je relevai le pauvre poupon en pleurant, et me retournant vers Isoline qui m’avait suivie, je l’appelai « méchante ! » plusieurs fois. Les yeux de la petite fille brillèrent de colère, et elle se jeta sur moi pour me battre ; mais je ripostai par une parade donnée par un bras plus fort que le sien et qu’avaient nourri les énergies de la vie à la campagne ; puis serrant le poupon contre mon cœur, je m’enfuis derrière un fauteuil, dont je me fis un retranchement, bien décidée. s’il le fallait, à soutenir là tous les assauts pour sauver l’enfant !

« Isoline était restée muette à sa place, le bras levé, les yeux grands ouverts ; dans son regard se mêlait à la colère une surprise immense assurément, car c’était la première fois qu’on lui résistait ainsi, et elle n°v comprenait rien. N’osant plus m’attaquer, elle se jeta sur sa gouvernante, la battit, la mordit, lui déchira ses habits, l’égratigna jusqu’au sang, et fit pleurer à chaudes larmes la malheureuse fille, qui recevait tout cela sans même oser se saisir des mains d’Isoline et la réduire à l’immobilité. Cette scène, dont j’étais la cause involontaire, me fit horreur : abandonnant mon rempart, je courus vers la pièce voisine, en appelant ma mère à grands cris. Mais Isoline m’avait suivie, et montrant le poupon que j’emportais, elle me dit avec une expression de haine insultante :

« — Voleuse ! »

« Je frémis. et déposant le poupon sur une chaise, je m’écriai :

« — Non ! ce n’est pas vrai ! ce n’est pas vrai ! Mais tu es, toi, la plus méchante des petites filles, oui, la plus méchante ! »

« Et j’allais sortir, quand je la vis prendre le malheureux poupon et, le foulant aux pieds, lui crever de son talon la poitrine, d’où s’échappait inarticulé, plaintif, Île. mot qui m’avait si fort émue… Maman !…

« Je mis ma main sur mes yeux, en poussant des cris perçants, et me jetai dans les bras de ma mère, accourue, et qui ne put me calmer qu’en m’emmenant hors de cette maison. Pendant longtemps, je ne pus supporter la pensée de revoir Isoline. Son action m’avait fait éprouver, à un âge où les illusions sont si vives, l’impression d’un assassinat. Ma mère n’insista point, et ce ne fut que plus d’une année après que je revis Isoline Grandin, dans un bal d’enfants donné à l’occasion de sa naissance. Elle avait alors huit ans ; la volonté d’être aimable, et de bien jouer son rôle comme maitresse de maison, l’animait évidemment. Elle ne parut pas se rappeler notre conflit, m’accueillit bien, et m’engagea à revenir la voir, en me disant qu’elle aimait beaucoup ma mère, « quoiqu’elle soit très-sévère, » ajouta-t-elle, avec un regard qui semblait plaindre mon sort.

« J’y serais retournée, rien que pour l’assurer que ma mère était bonne bien plus que sévère et que j’étais heureuse d’être sa fille. Nous nous vîmes quelquefois. Le respect que lui inspirait ma mère, entre tous ses autres professeurs, rejaillissait sur moi en considération marquée. Moi-même, aussi franchement que ma mère, je me permettais quelquefois d’adresser à Isoline des observations qui n’étaient pas trop mal reçues. Elle se contenait devant moi : ses gouvernantes se sentaient protégées par ma présence contre ses injures ét ses coups, et Mme Grandin, elle-même, qui commençait à souffrir des répliques insolentes de sa fille et qui s’étonnait naïvement de voir qu’en grandissant elle ne devenait pas raisonnable, me priait parfois de lui faire telle ou telle remontrance, et usait même de mon peu d’influence de manière à la détruire.

« Pour moi, le sentiment que m’inspirait Isoline ressemblait beaucoup à de la pitié. Ma mère ne s’était pas trompée : rien ne pouvait mieux qu’un tel exemple, me démontrer le peu de valeur des avantages de fortune ; cette richesse, si vide de dignité, de justice et de bonheur, me faisait aimer la pauvreté ; car je sentais que malgré les désavantages de toutes sortes, auxquels elle est vouée en ce monde, je lui devais pourtant l’indépendance de l’esprit. Je sentais que, dussé-je lutter toute ma vie, armée de mon seul courage, contre les inégalités de Ja fortune, je vivrais, ne fütce qu’en moi-même, d’une vie plus haute et plus large que cette pauvre enfant, qu’avaient fait dévier, avant toute conscience, les énervements de la satiété.

« Oui, je la plaignais, la malheureuse Isoline, sincèrement, et c’est cette pitié, si étrange à ses veux, qu’elle sentait sans la bien comprendre, qui faisait de moi pour elle un être à part, du suffrage duquel elle avait besoin. Ma mère et moi nous étions les seules qui nous refusions à l’encenser : or, avec une intelligence remarquable, elle n’eut jamais qu’un talent, celui que ma mère lui fit acquérir, et une seule de ses amies eut de l’influence sur elle, moi, qui ne lui ménageais jamais la vérité. C’est assez dire combien son éducation fut inintelligente et coupable, puisque sur les deux points d’où il pouvait lui venir quelque profit, une amélioration avait pu se produire.

« Assurément, Isoline n’était pas née avec une de ces natures élevées et généreuses qui dominent toutes les situations ; mais de bons enseignements, et surtout l’absence de ces adulations qui l’avaient pervertie, en eussent fait, je crois, un être très-supportable. Elle était de ces terrains peu fertiles par eux-mêmes en germes féconds, mais qui, selon la culture, produisent en bien ou en mal suffisamment. Dès sa naissance, tout l’avait tournée vers l’amour d’elle-même ; elle n’en concevait pas d’autre.

« Un jour, devant moi, sa gouvernante, enhardie, lui fit d’assez vifs reproches sur une imprudence qu’Isoline l’avait forcée de commettre, en voulant à toute force, un soir, entrer dans un concert sans y avoir été autorisée par sa mère. La pauvre miss Jane se reprochait avec larmes sa faiblesse.

« — Croiriez-vous, me dit-elle, qu’elle est entrée la première toute seule, en me menaçant de me faire chasser par sa mère, si je ne la suivais pas ? C’est égal, j’aurais dû en parler à madame, et il y a des moments où je veux tout lui dire.

« — Vos menaces ne me font pas peur, à moi, miss Jane, répondit Isoline avec un regard méchant. Prenez plutôt garde à vous. »

« Huit jours après, j’appris que miss Jane avait été renvoyée. C’était une honnête fille, quoique faible, et qui, je ne sais comment, avait trouvé moyen de s’attacher à Isoline, malgré les mauvais traitements qu’elle en recevait, parce que toute petite elle l’avait bercée dans ses bras. Je n’ai jamais su le sort de la pauvre gouvernante ; mais assurément elle souffrit beaucoup de ce renvoi brutal, et peut-être même tomba-t-elle dans la misère. Quant à Isoline, elle y perdit une des rares personnes qui l’aimaient malgré ses défauts.

« L’amour de ses parents pour elle, était bien le plus débilitant qui se pût voir il n’avait pas seulement perdu le caractère d’Isoline, mais sa santé ; des excès alternatifs d’abstinence et d’intempérance avaient gâté l’estomac de cette malheureuse enfant. Il s’en fallut de peu que cette inintelligence de ce qui pouvait lui être permis et de ce qui eût dû lui être interdit lui coutàt la vie. Elle fit une maladie grave. Tous les médecins de Paris furent appelés l’un après l’autre ; M. et M"° Grandin perdaient la tête. Isoline refusait tous les remèdes et déjouait par ses caprices toutes les précautions. Elle devint si malade qu’on la crut perdue. Cédant aux supplications de M. Grandin, un homme éminent dans la science médicale consent à venir au chevet de la malade. Il constate le danger, mais donne de l’espoir et fait son ordonnance. Il s’agissait de plusieurs potions à avaler.

« — Elle ne le voudra jamais, » disait M. Grandin, en s’arrachant les cheveux.

« Un peu surpris, tout en haussant les épaules, le savant s’ingénie et met le médicament en bonbons, de l’aspect le plus séduisant.

« Quand on les apporta j’étais là, et j’avoue que malgré la gravité de la situation, le rire faillit me prendre devant une pareille scène. Mme Grandin se lève aussitôt, et marche avec agitation dans la chambre. Isoline, heureusement, n’y fait pas encore attention. Le père s’approche, offre les bonbons dans une jolie boîte de chez Boissier, dit que c’est une invention toute nouvelle d’un des meilleurs confiseurs de Paris. L’enfant regarde, daigne allonger la main, et porter à sa bouche le médicament déguisé. Mme Grandin change de couleur, pousse un grand soupir, et s’approche du lit en donnant les marques du plus grand émoi. Isoline fixe les yeux sur sa mère et devient inquiète,

« — N’est-ce pas que c’est rafraîchissant, mon amour ? — Prends-en encore un, » dit le père, et l’enfant ouvre machinalement la bouche pour recevoir le nouveau bonbon que M. Grandin porte à ses lèvres.

« — Ah ! pauvre petite ! Chère enfant ! soupire Mme Grandin en posant la main sur son cœur et en respirant comme suffoquée.

« — Ce sont des pilules ! s’écrie Isoline qui, en voyant l’émoi de sa mère, a tout compris ; je n’en veux pas ! je n’en veux pas ! c’est abominable !… ce n’est pas de vrais bonbons, on m’a trompée ! »

« Elle les rejeta presque aussitôt.

« En l’absence de tous soins, après plus d’une rechute, sa jeunesse cependant prit le dessus sur la maladie et la sauva.

« Je n’en finirais pas de vous rapporter tous les traits de ce caractère, qui vous le montreraient déviant de toutes les joies vraies et simples, à la recherche des satisfactions les plus fausses et les plus stériles.

« Un jour (nous étions jeunes filles alors) elle allait au bal, je la vis une heure auparavant. On n’avait pas encore apporté sa toilette ; elle craignait de ne pas la recevoir et s’en montrait furieuse.

« — Pourquoi vous tant tourmenter ? lui dis-je. Vous avez de charmantes robes. Prenez celle de gaze bleue qui l’autre soir vous allait si bien. »

Elle me jeta un coup d’œil d’indignation.

« — Une pareille loque ! s’écria-t-elle ; vous ne savez donc pas que les demoiselles de X… seront là ? et je ne tiens à ce bal que pour les écraser par ma toilette ! Comment donc ! elles s’étaient permis d’être presque aussi bien mises que moi l’autre jour ! »

« J’avais dix-huit ans. Je trouvais alors beaucoup de plaisir à être aussi jolie que je pouvais l’être, dans une mise de fraîcheur et de bon goût ; mais le luxe de la richesse, qui n’ajoute rien à la beauté, ne m’importait guère. Aussi fus-je étonnée.

« — Eh quoi ! lui dis-je, ce n’est pas d’être mise à votre avantage qui vous fait le plus de plaisir ?

« — Non, me répondit-elle, avec un sourire étrange et un léger haussement d’épaules, c’est de faire mourir les autres de jalousie. » |

« Elle se maria fort jeune, à dix-neuf ans. Elle avait déjà refusé, par hauteur, ou par caprice, des alliances honorables, quand un jeune homme, qui avait tout d’abord piqué son amour-propre par le peu d’attention qu’il avait fait à elle, lui fut présenté, Il plaisait peu aux parents. Sa moralité était douteuse. Mais Isoline voulut ce mariage avec obstination, fit des scènes terribles. Comme toujours, M. et Mme Grandin cédèrent.

« J’eus le mauvais goût aux yeux d’Isoline de me prononcer contre ce mariage et de l’instruire de quelques détails fâcheux sur la conduite de son fiancé. Elle se fâcha contre moi et nous fûmes brouillées pendant quelque temps.

« Ce fut seulement par des amis communs que j’appris les différentes circonstances de la vie d’Isoline après son mariage. Elle ne sut pas même être mère, ne voulant point cesser d’aller dans le monde ; elle mit son premier-né en nourrice hors de la maison. Il arriva ce qui arrive trop souvent en ce Cas, l’enfant, mal soigné sans doute par une nourrice qui ne se sentait pas surveillée, mourut. Pour le second, Isoline prit une nourrice chez elle, mais ne s’en occupa guère plus que de l’autre, sauf pour la toilette, qui fut ravissante. Mais le pauvre baby, au milieu de ses fraiches dentelles, languit faute de soins intelligents, tomba malade et à son tour mourut aussi. La nourrice, ignorante, négligente et omnipotente cependant, confinée dans un étage particulier de la maison, souvent abandonnée à ses seules inspirations, n’avait pas même fait avertir la mère, absente pour un voyage de pur agrément, que son enfant fût en danger.

« Pour cette fois Isoline jeta les hauts cris. Il était bien triste que les enfants fussent si difficiles à élever.

« — Madame, lui dit sévèrement le médecin, les enfants nés robustes ne sont pas difficiles à élever ; mais ceux qui proviennent d’un tempérament nerveux, toujours irritable, souvent irrité, déjà fatigué comme le vôtre, ne s’élèvent pas sans mère. »

« Isoline alors se décida à nourrir elle même son troisième enfant, et à veiller attentivement sur lui ; elle cessa donc momentanément d’aller dans le monde : mais du moins tout son entourage retentit des préoccupations touchantes de sa tendresse maternelle. D’ailleurs, celle avait assez de sujets de mélancolie pour suspendre un peu les fètes. Elle s’était, grâce à son mari, séparée de ses parents, et ce mari, qui ne l’aimait point, avait cessé d’avoir pour elle-même des égards.

« Toujours absent de la maison, il dissipait la dot de sa femme et Isoline souffrait autrement de cette conduite, de cet abandon. Il est douteux qu’elle l’aimât, puisqu’on ne la vit jamais aimer qu’elle-même ; mais elle eût voulu en être aimée.

« Je voyais beaucoup à cette époque Mme Grandin, malade et désespérée de l’ingratitude de sa fille, et je recevais ses tristes confidences. Elle voyait enfin, dans sa douleur, la vérité.

« — Ah ! disait-elle, Isoline n’a pas de cœur. Notre aveugle affection lui a trop appris à n’aimer qu’elle-même. »

« Elle aussi, Mme Grandin, en cela, avait été égoïste, car, au lieu de s’occuper sérieusement de l’intérêt moral de son enfant, elle n’avait songé qu’à se donner au jour le jour les joies faciles de la tendresse idolâtre.

« Les chagrins qu’éprouvait Isoline de la conduite de son mari la portèrent à se réconcilier avec ses parents et je la revis chez sa mère. Il ne fallait que considérer ce regard inquiet, ce front hautain, cette lèvre amère pour comprendre que cette femme était malheureuse. En tête-à-tête avec elle, je l’entendis se plaindre de tout le monde, hautement de son mari, plus bas de ses parents, qu’elle disait aigris contre elle et quinteux ; son enfant la fatiguait par sa turbulence et ses caprices ; elle ne mentionnait ses amis et connaissances que pour signaler leurs défauts et leurs ridicules ; et quant à ses serviteurs, on l’entendait sans cesse récriminer contre eux : ces gens-là n’étaient que vices, égoïsme, négligence ; elle les traitait tous avec un mépris écrasant, une dureté implacable, et s’étonnait de n’en pas être aimée et respectée. Le monde était encore le champ de ses espoirs, son vague idéal ; elle recherchait toujours ses réunions ; mais comme elle n’y recueillait plus les mêmes hommages, elle lui en voulait amèrement de ne plus faire d’elle sa reine, son arbitre, son idole. On la voyait souvent sombre, désagréable, emportée le lendemain d’une soirée où elle s’était vue éclipsée par d’autres ; elle n’était triomphante, vive et gaie, que lorsque beaucoup d’hommages l’avaient entourée. Ainsi, mère, épouse et fille, elle s’était réduite à ne pouvoir éprouver d’autres satisfactions que celles de la vanité, si fertile en mécomptes.

« À la fin le mari d’Isoline, qu’une femme bonne et sensée eût peut-être ramené à de meilleurs sentiments, disparut, abandonnant à la fois sa femme et son fils. Elle restait, hélas ! plus que veuve, et l’une des plus grandes sources de bonheur, l’affection fidèle de celui dans lequel elle aurait dû chercher en se mariant le compagnon et l’ami de toute sa vie, lui manquait pour toujours. Elle n’en fut pas plus tendre pour son fils. Incapable de s’astreindre aux obligations qu’impose cation et l’instruction d’un enfant, elle le mit au collége, non pour y suivre ses progrès, pour l’encourager au moins par sa tendresse attentive à devenir un homme utile et à lui-mème et aux autres, mais pour s’en débarrasser.

« Il ne lui restait plus que ses vieux parents, désenchantés de la vie, et beaucoup moins idolâtres de leur fille qu’autrefois, parce qu’ils avaient éprouvé la sécheresse de son cœur, et qu’ils subissaient eux-mêmes amèrement la déception de voir sa vie manquée. Aussi peu généreux alors qu’ils avaient été peu intelligents autrefois, ils lui reprochaient de s’être obstinée à faire, malgré leurs répulsions, ce malheureux mariage. Elle répondait avec aigreur. Leur intérieur devint pénible. Isoline continua de chercher des distractions dans le monde qui ne l’accueillait plus que froidement et ne réussit pas même à en trouver.

« Réduite maintenant à une fortune médiocre, Isoline passe la moitié de l’année à la campagne ; si elle eût su occuper sa vie, S’y créer des occupations, s’y rendre utile à elle-même et aux autres, elle eût pu y trouver une sorte de bonheur ; mais non, elle n’y fait rien et s’y ennuie profondément.

Le principal sujet de ses discours est, comme à la ville, de maudire la vie en général et ceux qui l’entourent en particulier. Elle voit rarement son fils : elle ne l’a pas élevé, et il leur manque ce lien que crée la douce habitude de l’échange des sentiments et des soins assidus.

« J’ai dû lui faire, il v a peu de temps, une visite de politesse, et j’en ai rapporté l’impression la plus navrante. Dans cette maison, tout est froid, sec, et semble vide comme le cœur de celle qui la gouverne. Les domestiques, traités avec mépris, sont négligents, effrontés et souvent impertinents. Isoline en change fréquemment ; mais elle commence à n’en plus trouver qu’avec peine et se voit obligée, sous peine de rester absolument seule, de supporter beaucoup de leurs défauts, et même de leurs insolences. Un jour, en passant près d’une porte entr’ouverte, elle entendit c’est d’elle-même que je tiens ce fait i sa femme de chambre parler d’elle en ter- mes outrageants. Elle passa, et feignit de n’avoir rien entendu.

— Que voulez-vous ? me dit-elle ; je suis lasse de changer pour trouver pire. Elle me déteste, mais elle me sert. » « Ainsi vit cette femme, seule et sans famille, n’ayant autour d’elle que des gens animés de sentiments hostiles. Cette situation m’épouvanta.

« Il y avait cependant dans la maison. d’Isoline une femme qui l’avait bercée dans son enfance et qui avait gardé pour elle un de ces attachements que rien ne peut rebuter. La vieille Marton soignait sa maîtresse avec dévouement et lui conservait quelque chose des tendresses maternelles. Eh bien, cette sotte se plaignait de la familiarité de cette brave femme qui osait quelquefois lui montrer, devant le monde, qu’elle se croyait le droit de l’aimer.

« Marton, déjà âgée, mais encore alerte, tomba malade. On abusait souvent de ses forces et de sa bonne volonté.

« Le médecin appelé, dit que la maladie en elle-même était peu de chose, mais que Marton devait pendant quelques mois cesser son service et aller reprendre des forces dans son pays natal.

« — Mais, docteur ! s’écria Isoline, c’est ma femme de confiance, et je ne puis pas me passer d’elle.

« C’est bien pour cela, madame, qu’il faut la guérir. »

« Isoline envisagea ce parti ; mais elle y vit tant de difficultés, qu’elle ne put se résoudre à trouver bon l’avis du docteur. La pauvre Marton elle-même disait :

« — Eh ! bon Dieu, madame, laissez donc, c’est des idées ; je guérirai bien sans cela. »

« On prit un autre docteur. — Isoline s’admirait de s’inquiéter ainsi de sa vieille servante !

« Celui-ci prévenu qu’il ne fallait point ordonner le changement d’air ni même le repos absolu, prescrivit quelques remèdes insignifiants. La bonne femme languit quelque temps, puis s’éteignit. Isoline la regrette non pas toujours, mais toutes les fois qu’elle est indisposée, ou que sa maison va mal. Avec la vieille Marton, toute affection vraie, tout soin désintéressé, ont déserté la vie d’Isoline. Le sent-elle ? Je n’en sais rien.

« Elle a aimé les griffons. Elle en a toute une famille, et ces êtres fantasques sont les seuls dont elle respecte les exigences, et dont elle soigne le bonheur. Son salon est une ménagerie.

Quand on connait les hommes, me dit-elle d’un ton péremptoire, on aime les bêtes. »

« Moi qui sais qu’Isoline a toujours demandé beaucoup à ses semblables, sans jamais leur rien donner, je ne pus accepter cet aphorisme.

« Il est vrai, lui dis-je, que les bêtes n’ont pas d’exigences, n’ayant pas de raison ni de sentiment. »

« En revenant chez moi, tout en songeant à l’abandon et à la tristesse de cette femme, je rencontrai sur la route une pauvre villageoise, courbée sous le double faix d’un paquet d’herbages et d’un nourrisson joufflu, auquel elle souriait avec tendresse. Elle était, celle-là, bien dépourvue de tout ce qui avait salué l’entrée dans la vie de la riche héritière. En outre, livrée, hélas ! à la misère, à l’ignorance, à un travail excessif dans un milieu grossier, permettez-moi d’insister ici, privée de fait, des éléments qu’on croit nécessaires au bonheur, elle avait l’air heureux néanmoins. À la vue de cette mère souriante, qui oubliait toutes les difficultés de sa vie dans la tendresse qu’elle éprouvait pour son enfant,imon cœur,serré par l’entrevue que je venais d’avoir avec Isoline, se rouvrit subitement. Je respirai plus à l’aise, et, comparant ces deux existences, je n’hésitai pas à préférer à celle de l’orgueilleuse Isoline, celle de la paysanne. Si pauvre qu’elle fût, celle-ci, du moins aimait. Son existence élait comme un pauvre petit jardin de campagne, planté de pommes de terre et de choux, rempli d’herbes folles et de ronces, mais où S’épanouissait le liseron Sur la haie touffue, où chantait le pinson, où l’arbre en plein ent donnait un fruit savoureux, quoique Sauvage. La vie d’Isoline, c’était le désert de sable, où, dans les tortures d’une soif que rien n’apaise, la mort devient un bienfait ; car il ne faudrait pas croire que celui qui n’aime pas, que l’égoïste, ne ressente pas le besoin d’être aimé. Il en est dévoré, peut-être plus que tout autre, et souffre sans comprendre qu’il ne peut pas être aimé, parce qu’il n’aime pas.

« Cette histoire, trop vraie, hélas ! mes enfants,touche à certains faits sur lesquels votre attention ne sera peut-être que plus tard amenée à réfléchir, mais j’ai cru bon de vous montrer quelle influence peuvent avoir sur l’existence entière d’une femme les premiers défauts du caractère de l’enfant quand l’éducation ne les a pas corriœés. L’histoire d’un égoïste ne saurait être touchante, c’est nécessairement le plus sec et le moins captivant des sujets. Ce n’est la faute ni de celui qui la raconte ni de ceux qui l’écoutent. C’est celle du personnage forcément désagréable qu’on est obligé de mettre en scène quand il s’agit de montrer par un exempe — à quoi aboutit l’égoïsme. » |

Lucie B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

LE SALON D’AMINE. — LE VANITEUX

« C’est aussi l’histoire d’un de mes camarades que je vais vous raconter, dit M. Ledan. :

« J’étais alors au collége, et j’avais été placé dans une classe relativement élevée. On désirait que je fisse mes études rapidement ; et peut-être aussi quelque vanité s’y mêlait-elle ? Je me trouvais au milieu d’élèves généralement plus âgés que moi, et j’avais peine à les suivre, surtout LA JUSTICE DES CHOSES. dans les premiers mois. J'avais été habitué jusque-là à des succès, et, cette habitude m'ayant gâté, je souffrais vivement de mon infériorité. D'autre part, le professeur m'aidait peu. C'était un de ces hommes comme il y en a trop dans l'enseignement, qui savent beaucoup sans savoir rendre la science intelligible. Sa parole, au lieu de dissiper les ténèbres de mes livres d'étude, les épaississait. J'étais malheureux. « Je m'avisai un jour de demander une explication à l'un des plus forts de la classe, Albert M., qui, lui, comprenait tou- jours, et malgré tout. Il me la donna de bonne grâce, et cette explication, au re- bours de celles de notre professeur, fut si claire, qu'elle illumina tout le reste. « Je pris l'habitude de recourir à Albert dans mes embarras, et il m'accepta volon- tiers pour élève. Il dissertait, pérorait un peu; il aimait visiblement à se faire pro- fesseur et protecteur. Les autres s'en mo- quaient et l'appelaient pédant; mais il avait le coup d'œil si juste et la parole si lucide, que, pour moi, je lui vouai toute mon admiration, en même temps que ma reconnaissance. Avec l'exaltation que cer- taines natures, à cet âge surtout, mettent dans l'amitié, ce fut un culte que j'eus pour Albert. Je le servais, je lui obéissais en toutes choses. Pour satisfaire ses dé- sirs, j'aurais fait des prodiges d'invention et d'activité. Toutes ses paroles me sem- blaient des oracles. On m'appelait son chien; mais cela m'était bien égal, car je l'aimais, et j'avais mis en lui mon or- gueil aussi bien que ma joie. Quant à lui, il recevait mon humble hommage comme une chose toute naturelle et usait large- ment de son pouvoir sur moi. « Je fis, avec son aide, des progrès ra- pides, si bien que, dès la seconde moitié de l'année, j'avais passé des derniers rangs aux premiers, et je n'étais plus loin d'Albert lui-même, qui tenait toujours la tête. J'en étais fier devant lui, et j'atten- dais ses félicitations qui m'eussent rendu si heureux. Elles ne vinrent pas. Depuis quelque temps, Albert, au con- traire, se montrait moins communicatif. Il me refusait quelquefois ses explications, comme par boutade, ou éludait mes ques- tions. Pourtant je lui en adressais tou- jours, même quand je comprenais très- bien, quelquefois. J'avais besoin d'avoir besoin de lui et ne me sentais sûr de moi-même qu'avec son approbation. Mais qu'avait-il? De plus en plus brusque, de moins en moins affectueux pour moi, je lui voyais maintenant d'autres favoris. Tout cela me faisait beaucoup souffrir, mais je ne comprenais pas. Un jour de composition, Albert, comme presque toujours, fut premier, et le se- cond, ce fut moi! Quel succès! quelle joie! Je ne sais trop ce qui m'enchantait le plus, de porter cette nouvelle à mes parents ou de me trouver si près d'Albert. Cette confraternité d'intelligence et de succès me paraissait, à moi, charmante, et je croyais si bien qu'on pouvait aimer ses concurrents, que j'espérais en cette circon- stance pour regagner les bonnes grâces de mon ami. Je l'abordai rayonnant; mais il resta sombre, et ce fut avec un sourire forcé qu'il me félicita : - « Il ne te reste plus qu'un pas à faire », me dit-il. | Ce

« Je fus frappé du ton faux dont ces mots furent prononcés et de l'expression hostile de sa figure, et pourtant je conti- nuais de ne pas comprendre.

« Tourmenté de sa froideur, j'allais, le lendemain, causer avec lui d'un point dou- teux, lui dire mon interprétation et lui demander la sienne, quand, me voyant approcher le livre à la main, son visage prit une expression de colère presque haineuse, et, sans me laisser le temps d'ouvrir la bouche :

— « Franchement, mon cher, je veux bien encore te donner ce dernier avis ; tu es trop naïf, Tu viens me demander des armes pour me battre ! C’est délicat de ta part ; mais je ne suis pas si bête, et je regrette de n’y avoir pas songé plus tôt.

« Le ton dont il dit cela me frappa au cœur. Il s’expliquait enfin : je dus comprendre que pour Albert un ami ne valait pas un triomphe, ou plutôt que dans son cœur l’amitié n’existait pas. Cependant je voulais douter encore. Mais il se chargea de m’ôter toute illusion. À partir de ce jour, je ne fus plus pour lui qu’un adversaire, et il y avait si peu de différence pour lui entre un adversaire et un ennemi !

« Je souffris beaucoup de cette épreuve, une des premières et non des moins rudes que la vie m’ait infligées. Tous ceux qui savent aimer connaissent la souffrance. Et pourtant, enfants, de celle-ci il ne faut pas trop se plaindre, si äpre qu’elle soit. Car elle est le chemin ardu qui mène aux grands horizons et à des affections plus sûres, mieux choisies que celle où notre cœur, avec trop de hâte et d’imprudence, d’abord, se fourvoie. Elle épure, elle grandit, ceux du moins dont le cœur ne périt pas dans l’épreuve, et c’est d’elle seulement qu’on peut dire : Heureux ceux qui souffrent.

« Albert, malheureusement, ne pouvait souffrir que pour lui-même. »

Un appel, parti de la maison, interrompit en ce moment M. Ledan, C’était le facteur. Ami de la famille et la sachant au jardin, il venait lui-même. Cette plaque et ce sac font toujours battre le cœur de ceux qui ont des amis absents, Tous les visages se tendent vers le facteur, et tous les veux S’attachent sur lui. Mais il ne tient qu’une lettre, une seule. Quel sera l’élu ?

« Monsieur Édouard ! »

Édouard fait entendre un cri de joie,

suivi d’un aie ! étouffé ; car il s’est élancé vers sa lettre, et les suites de sa chute Jui interdisent encore les soubresauts.

« Ah ! c’est la lettre d’Adrienne !

— Ah ! bien, très-bien, dit Amine ; elle arrive au bon moment, car elle est aussi pour nous, Édouard.

— Oui : je la lirai, sans doute. »

Et, rompant le cachet, Édouard se hâte de la parcourir pendant que divers propos s’échangent, et jusqu’au moment où M. Ledan reprend son récit :

« Après le collëge, Albert et moi nous fûmes séparés quelque temps. Je le retrouvai jeune homme, à vingt-cinq ans ;

il était reçu docteur et faisait déjà parler

de lui. I se lançait fort dans le monde : on le trouvait partout où il y a quelque avantage à se faire voir. Il était arrivé à se présenter dans plusicurs maisons influentes et à y conquérir l’intimité. À propos de tout, à propos de rien, on lisait son nom dans les journaux, et il était le camarade de tous les gens de lettres complaisants de la grande et-de la petite presse. IL connaissait tout Paris. C’était un élégant ; il passait l’après-midi à faire des visites et la nuit à causer ou à danser. Mais cette dissipation était calculée : il dormait peu, n’abandonnait pas l’étude, à laquelle il consacrait les heures du matin, et son activité était aussi grande que son ambition. À la vérité, il ne lui restait pas une minute pour la famille, ni pour l’amitié obscure et simple. Il voyait par jour cinquante personnes ; mais quant à la vie intime, à cette union par laquelle deux ou plusieurs êtres vivent de la même vie et mettent en commun pour les agrandir leurs joies, leurs pensées, leurs espérances, et leurs peines pour les diminuer, Albert était absolument seul.

« Ce caractère se rapproche de celui d’Isoline en bien des points ; car avec beaucoup de vanité, on ne peut avoir beaucoup de cœur ; un vaniteux est rarement autre chose qu’un égoïste. Il est certain qu’Albert avait un tact merveilleux pour ne former que des liaisons utiles et pour écarter ou briser celles qui auraient pu lui nuire ou simplement l’embarrasser.

« Il avait été de bonne heure le fiancé d’une jeune fille aimable, charmante et bonne, son amie d’enfance, et qu’il avait cru beaucoup aimer à dix-huit ans. A cette époque, dans l’état de fortune d’Albert, elle était pour lui ce qu’on appelle un parti avantageux. Mais, à mesure que le succès enhardit son ambition, il conçut des visées plus hautes, et il en était enfin venu à rêver une chaire, l’Institut, une réputation européenne. Dès lors, Mlle D… n’était plus la femme qu’il lui fallait. Car le mariage, cette profonde association de deux êtres dans la vie, ne devait être pour lui, comme pour tous les ambitieux, qu’un moyen de parvenir. Ce qu’il lui fallait, c’était la fille de quelque savant bien posé, qui pût le conduire aux dignités par la faveur et la camaraderie ; ou bien quelque riche héritière, avec laquelle il pût ouvrir un salon, donner de grands repas et cultiver de grandes relations. Mie D… fut donc sacrifice. Elle en conçut un violent chagrin, qui dura longtemps ; car elle aimait sincèrement Albert. 11 y perdit volontairement un attachement sérieux, qui cût fait, s’il en avait été digne, le charme et la sécurité de sa vie.

« Cependant il fut plus heureux qu’il ne méritait dans son mariage ; car, prenant une femme sans l’aimer et sans la connaître, il pouvait avoir affaire à une coquette, aussi vaine que lui, ou à quelque méchant caractère. Mais celle qu’il épousa, fille d’un savant renommé, quoique gauche et timide, était aussi intelligente qu’elle était bonne. Il ne tenait qu’à lui de jouir de ces deux qualités, assurément les meilleures : Mme M…, qui aimait son mari, n’eût désiré que d’en être assez aimée pour pouvoir le rendre heureux. Mais elle avait aux veux d’Albert le tort immense de ne satisfaire en rien sa vanité. Son intelligence, large et vraie, n’était point de lesprit, n’avait rien de brillant ; la bonté n’est pas non plus chose de parade ; c’est dans le secret du cœur qu’elle réside et qu’on en jouit. Albert méprisa sa femme et ne la comprit jamais ; et l’amitié, et cette vie morale et intellectuelle dont tout être sensible a besoin, il ne sut pas la lui donner. Nous la connaissions et nous l’aimions ; sa présence nous était chère : sa douce conversation répandait de Ja chaleur et de la lumière dans nos entretiens ; et je m’ébahissais de l’aveuglement de cet homme, si sagace, disait-on, qui se privait de tels biens. M"e M… savait beaucoup ; elle eût voulu savoir davantage, et si Albert l’eût associée à ses travaux, à ses recherches, elle l’aurait puissamment aidé. Il préféra l’écraser de son dédain silencieux, et sa vanité, qui ne l’empêchait point de faire servir à son élévation le nom et la fortune de sa femme, l’eût fait rougir de recevoir d’elle un concours précieux.

« Mais ce qu’Albert m’a révélé de plus saisissant, dans l’étude attristante que je fis de ce caractère, c’est combien la vanité nuit à l’objet même qu’elle poursuit, surtout quand ce but est sérieux. Albert ne fut jamais un vrai savant, par la seule raison qu’au lieu d’aimer et de rechercher la science pour elle-même, il en faisait un moyen. La vanité de savoir l’empêcha d’apprendre ; il ne sut jamais se rendre à une bonne raison d’un contradicteur. En toute chose, sa personnalité fut une ombre qui lui cacha le jour. Il ne donnait guère à l’étude que la moitié du temps qu’elle réclame pour produire des résultats sérieux. Étudier beaucoup et n’écrire que pour constater des faits nouveaux et précis, telle devrait être la loi de ceux qui travaillent à élargir le monde scientifique. Albert faisait précisément le contraire. Tandis que sa rage de briller et de parvenir le poussait à produire hâtivement et à présenter l’hypothèse, à défaut de la vérité, son excessive confiance en lui-même et son dédain facile pour autrui, joints à tant de soins qu’exigeaient ses intrigues et ses relations, lui faisaient négliger l’étude et l’empêchaient en outre de faire son profit du travail journalier de ses contemporains, des objections de ses adversaires et des conseils que plusieurs de ses devanciers lui eussent donnés volontiers. Il fut enfin bien plus occupé de se faire une réputation que de se faire une valeur. C’est pourquoi, après avoir donnés les plus hautes espérances, avec une intelligence hors ligne, une admirable mémoire, une hardiesse de conception, une promptitude d’exécution, une finesse de coup d’œil qui auraient pu, joints à un véritable amour de la science, lui faire parcourir à pas de géant des espaces encore inexplorés, il n’a rien donné de grand ni de sérieux, et il a eu le chagrin mortel, — oui, mortel, car ce chagrin l’a tué, — de voir sa réputation tomber de son vivant même.

« Toujours préoccupé de plaire aux gens du monde, qui font vite les réputations et les font brillantes, — quoique peu solides a la vérité, — Albert avait publié sur la sensibilité des plantes un de ces livres où, sous prétexte de vulgariser la science par une forme littéraire et poétique, on remplit souvent d’idées fausses et bizarres le cerveau sans défense du lecteur ignorant. Ce livre cut un grand succès. 11 servait si bien le goût du jour ! Il était si plein d’images touchantes, de phrases ciselées, de sentiments tout faits, vêtus à la dernière mode, de paradoxes charmants et de tableaux ingénieux, que des salons parisiens les plus exquis, il porta le nom et la gloire de son auteur jusqu’aux extrémités de l’Europe. Au point de vue scientifique, cependant, la thèse était contestable et fut contestée. La plupart des savants sourirent et affectèrent de ne voir en Albert qu’un littérateur.

« Il en fut vivement blessé, et, pour se justifier de ces attaques, il s’efforça d’attacher son nom à la découverte d’une loi nouvelle. Déjà il avait présenté à l’Institut sur le règne végétal quelques mémoires bien faits, mais qui ne concernaient que des questions dé détail, toutes secondaires. Cette fois, il s’en prit aux lois générales de l’être, et d’une série d’observations hâtives et d’expériences ingénieuses il déduisit une théorie. Suivant lui, les mouvements des plantes et leur recherche persistante, et qui semble inventive et raisonnée, des conditions favorables à leur développement, prouvaient une existence consciente, une intelligence rudimentaire. Ce mémoire était fait avec beaucoup d’art et de passion, il était plein d’aperçus admirables, de trouées lumineuses ,’et ne manquait pas de science ; mais il manquait de cette rigueur d’observation, de cette exactitude qui est la bonne foi des savants. 11 souleva tout d’abord peu d’objections, reçut les éloges du corps savant, fut publié, répandu, prôné, et grandit le nom d’Albert.

« Mais il ne jouit pas longtemps de ce succès. Bientôt les critiques sérieuses surgirent, et parmi elles un mémoire fait par un savant distingué, qui, se fondant sur des faits plus généraux et des observations plus exactes, combattait victorieusement la théorie d’Albert. Un trait surtout fut cruel ; car il conférait à Albert un brevet d’ignorance et de légèreté. Son adversaire, après avoir rappelé les démonstrations convaincantes de La Marche et de tels autres sur le même sujet, demandait si c’était volontairement qu’il les avait négligées ou s’il pouvait les ignorer. Les concurrents d’Albert et ses ennemis, — sa vanité lui en avait fait beaucoup, — s’emparèrent de ce trait, l’aiguisèrent encore et lui firent faire le tour des journaux et des salons,

« Albert sentit que son ambition venait d’être frappée à la tête. Pour se relever de cette chute, il lui eût fallu des efforts cent fois plus grands, des années de recherches persévérantes. Et encore… ses travaux pouvaient rester obscurs, ou du moins longtemps infructueux. La vraie science est un dévouement, une patience. Il ne se sentit pas le courage de cette tâche. I] voulait briller tout de suite et à tout prix ; il ne pouvait supporter la honte de cette défaite.

Ceux qui aiment ont pour se consoler de leurs échecs des affections qui les caressent et qui les consolent. Albert n’avait rien. La bonté de sa femme était toujours prête ; mais ce n’était plus que de la bonté, tant il avait froissé et découragé son cœur. Et lui-même, quelle douceur, quelle consolation pouvait-il recevoir d’elle ? Il ne l’aimait pas assez pour qu’elle pût lui faire du bien. Elle essaya cependant ; mais il la rebuta dès les premiers mots. À elle-mème, comme à tous, il voulait cacher sa blessure, tandis qu’intérieurement elle le rongeait.

« Nous habitions alors à Paris un petit appartement au cinquième, dans la maison dont Albert occupait le premier étage. Un soir, je rentrais fort tard du spectacle ; je rencontrai dans l’escalier Me M… en peignoir et fort pâle. Elle montait au sixième appeler le valet de chambre pour qu’il allât chercher un médecin ; son mari se trouvait gravement indisposé. Je m’empressai de lui épargner cette peine ; mais j’eus beau frapper à la porte de Franck ; il était absent, et je pris le parti de faire la course moi-même. En ramenant le médecin, j’entrai pour demander des nouvelles et offrir mes services. Mme M. était effrayée de l’état de son mari :

— Il n’y résistera pas, me dit-elle. Chaque jour, je le vois plus profondément atteint. Ce soir, à quelques paroles qui lui sont échappées, car il a la fièvre et est fort surexcité, j’ai compris qu’il venait de subir chez Mme O…, où il a diné, des railleries telles que savent les envenimer les gens du monde. On le tue !

— « Quoi ! m’écriai-je, son échec le bouleverse à tel point ?

— « Que voulez-vous ! me répondit-elle avec un regard douloureux (car elle savait bien que sa tristesse n’était point un secret pour nous), quand on n’a dans l’âme qu’une passion, et qu’elle est trompée !

« Le lendemain, j’entrai dans la chambre du malade. Son seul aspect me causa une vive inquiétude. Je ne l’avais pas vu depuis son échce, et il me sembla subitement vieilli de quelques années. On voyait passer des lueurs de colère dans ses yeux bagards, qui par moments semblaient défier d’invisibles ennemis. De temps en temps il portait la main à sa gorge et à sa poitrine, et parfois 1l lui échappait de longs soupirs ou des mots entrecoupés. Soudainement, il me dit :

— « Vraiment, je suis bien malade, il me semble ? Il me faudrait mettre de l’ordre dans mes papiers ; mais je n’en ai pas la force. On devrait toujours se tenir prêt. Mais qui s’attendait à cela ?

— « Vous n’êtes pas si malade, lui répondis-je ; mais si la chose vous tourmente, il faut vous rendre l’esprit tranquille. N’avez-vous pas un ami suffisamment éclairé que vous puissiez charger de ce Soin ?

« I] secoua la tête :

— « Non, je n’ai personne. Livrer mes papiers à… Non certes, jamais !

Puis, essayant de reprendre le ton sceptique et léger qui lui était habituel :

— « Est-ce qu’il y a des amis ?

— « Je le crois, dis-je, et je le sais.

— Vous croyez, vous, Ledan. C’est fort bien. Quant à savoir… Cela prouve simplement que vous ne démêlez pas l’intérêt qui unit à vous tel ou tel, qui… Si cet intérêt venait à céder.

« Une douleur l’interrompit, et il porta la main à sa tête. Je ne voulus pas discuter avec un malade, et lui parlai de son mal. Mais il reprit avec obstination :

— « Non, pour ses secrets et ses travaux, On ne peut se fier qu’à soi-même.— Ah ! la vie humaine, ajouta-t-il d’un ton plein d’amertume, quel désert ! Ceux qui l’aiment sont ceux qui ne la connaissent pas.

« Quand je le revis, deux jours après, 1] était fort mal et ne se faisait pas d’illusion sur son état. Nous nous renconträmes plusieurs à son chevet, et cet homme, qui ne croyait pas à l’amitié, qui déclarait la vie

de si peu de prix, fidèle à ce désir de l’admiration et de la louange des hommes qui l’avait dominé toute sa vie, trouva la force, au milieu de ses douleurs, de nous débiter un discours théâtral, où 1l se plaignait amèrement de l’injustice de ses contemporains et regrettait de voir interrompus des travaux dont il se plut à nous développer emphatiquement le plan et les conséquences. Ce jour-là encore, il fut aimable, éloquent, et retrouva par un effort

— toutes les séductions de son esprit. C’était

le testament de sa vanité. Il nous léguait le soin de sa gloire, bien sûr que ses paroles seraient reproduites, et que l’un de nous au moins les écrirait. Ce fut celui-là entre tous qu’il combla de caresses et de flatteries. Quand je fus seul avec lui, il retomba sur ses oreillers, épuisé, et devint plus brusque et plus impatient qu’auparavant pour sa femme et pour ceux qui le soignaient.

« La veille de sa mort, un vieillard de sa famille, qu’Albert traitait assez légèrement, parce qu’il n’était qu’un bonhomme, vint le voir :

— « Eh bien, c’est moi qui pars le premier ! lui dit-il d’un air stoïque et d’un ton léger.

— Allons donc ! s’écria le vieillard péniblement affecté, vous êtes jeune encore ; vous guérirez. Ce n’est pas sitôt que doit finir une si belle vie.

« Je vis les traits d’Albert se contracter.

— « Belle vie ! murmura-t-il entre ses dents. Oui, ma foi !… Je dis comme Ninon : Si j’avais su cela d’avance, je me serais pendu !

« Cette fois, il n’y avait pas à se tromper à l’expression de son visage : il ne posait pas. Peut-être oubliait-il que j’étais dans la chambre, et le vieillard, un peu sourd, n’avait rien entendu.

« Le mot ne me surprit pas ; il devait être profondément vrai. Cet homme avait tout subordonné à la vanité. Il était resté étranger aux deux forces vivifiantes de la vie : la foi et l’amour. Seul en lui-même, il n’avait pu goûter que des joies incomplètes et creuses, au lieu de cet aliment si fortifiant et si délicieux que nous donne la vie du cœur, et qui ne nous est pas moins nécessaire que l’aliment matériel. Les jouissances mêmes qu’il dut à sa vanité satisfaite durent être compensées par les souffrances de sa vanité trompée ; car aucune passion n’est plus susceptible et ne cause d’aussi cruelles —et fréquentes piqûres. Enfin, dans la préoccupation exclusive de lui-même et de sa gloire, il avait manqué jusqu’à son but ; car la science aussi veut être aimée et recherchée

pour elle-même et, selon la justice des choses, ne rend que ce qu’on lui donne. »

Lucie B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

LE SALON D’AMINE — LE BON EXEMPLE D’ADRIENNE

Pourquoi Charles a-t-il eu l’air gêné pendant cette histoire ? Peut-être parce que Victor, Ernest, Édouard, le regardaient un peu trop. C’est aussi pour cela peut-être que M. Ledan, coupant court aux observations qui pouvaient vouloir se faire malignes, passa aussitôt la parole à Édouard :

« Eh bien, mon enfant, voulez-vous nous lire quelque chose de plus gai, c’est-à-dire ce qu’a fait de bon Mlle Adrienne ?

« — Oui, monsieur.

« — Édouard, dit Amine, toujours occupée des intérêts de l’absente, votre sœur écrit comme on parle, et c’est très-bien. Lisez de même. »

Édouard s’inclina gravement devant Amine et lut avec des inflexions convenables ce qui suit :

« Tu pensais bien, petit frère, que, puisque je t’ai dit mes sottises les premières, et que c’est mon éloge qui me reste à faire, tu n’attendrais pas longtemps. Je t’aurais même écrit plus tôt si je n’avais pas tant de travail et si je n’aimais pas tant à travailler. Je te vois d’ici ouvrir la bouche ! ne crois pas que je me vante. Ça m’amuse beaucoup. Et c’est précisément ce que je viens te raconter.

« Un jour, maman me dit :

« — Adrienne, demain nous irons au cours de physique de M. J…

« — Au cours de physique ! m’écriai-je, et pour quoi faire ?

« — Probablement pour savoir ce que c’est, me dit maman, à moins que tu tiennes absolument à ne pas le savoir. »

« Je ne tenais à rien, moi ; seulement, cela me paraissait un peu… étrange, je

ne sais pourquoi, et il me semblait que c’était quelque chose de barbare et de difficile, parce qu’on ne l’apprend qu’aux grands jeunes gens.

« — Mais, dis-je, à quoi cela sert-il ?

« — À tout, me répondit maman d’un air très-sérieux.

« — À tout ? répétai-je bien étonnée. Pourtant il y a si peu de gens qui l’apprennent…

« — Si nous allions habiter la Chine, tu verrais beaucoup de Chinoises s’abstenir de marcher. Cela te paraîtrait-il une raison d’en faire autant ?

« — Oh ! non, mais.

« — Je ne veux pas cependant que tu t’exagères mon assertion à l’égard de la physique ; il n’y a guère de science dont on ne puisse dire de même qu’elle sert à tout, parce que, toutes les choses de ce monde étant liées entre elles, sont nécessaires à l’intelligence les unes des autres, aussi bien qu’à l’intelligence de l’ensemble. On n’a pas encore assez compris cela. On n’a pas assez compris surtout qu’il nous était absolument nécessaire de connaitre ce qui nous entoure, ce qui nous touche, ce qui compose notre vie et la modifie à chaque c’est-à-dire Ja nature, ses phénomènes, ses êtres, ses éléments et leurs propriétés. Tu respires depuis que tu es au monde, et tu ne sais pas ce que c’est que l’air. Il a fait hier de l’orage, et tu l’as contemplé comme un bébé assiste aux exercices de Robert Ioudin, sans savoir quelles forces étaient en jeu et le mot de ce grand spectacle. 11 fait du vent aujourd’hui. Qu’est-ce que le vent ? Tu l’ignores. Ce rayon de soleil, qui traverse

instant, ta chambre, et dans lequel s’agite cette poussière d’or, pourrais-tu seulement me donner la raison de son obliquité et de l’agitation de cette poussière ? Hier, les feuilles du porlier et des pimprenelles étaient contractées, et tes cheveux se roulaient en boucles serrées autour de ton front. Aujourd’hui, les feuilles des pimprenelles s’étalent dans toute leur étendue, et tes boucles s’allongent. Pourquoi cela ? Tu ne le sais pas plus que ne le savent les porliers et les pimprenelles. Tu connais par routine les plantes comestibles d’entre celles qui ne Île sont pas. Mais tu ignores absolument pourquoi elles sont telles, de même que leurs différentes valeurs nutritives. Une pareille ignorance est-elle digne d’un être pensant ? Et peut-on se dire instruit quand Îles choses les plus ordinaires et les plus proches vous sont inconnues ?

« — C’est vrai, dis-je. »

« Et je ne pouvais pas dire autrement. Mais cela ne m’empêchait pas de rester inquiète et contrariée, et de considérer la physique comme un monstre prêt à me dévorer. J’allais au cours avec cette idée, comptant m’ennuyer beaucoup.

« Eh bien, pas du tout, c’était un vrai spectacle, une suite d’expériences très-curieuses, très-amusantes, et dont l’explication, parfaitement claire, m’intéresse beaucoup. Si bien que j’ai pensé que c’est par là, peut-être, qu’on devrait commencer l’instruction des enfants ; cela leur ferait aimer tout de suite à apprendre, parce que les enfants aiment à voir et à toucher ce dont on leur parle, au lieu que la lecture et la grammaire mal présentées Îeur font quelquefois prendre l’étude en horreur. Enfin je fus très contente, et je dis en sortant à maman que je voulais apprendre la physique, la chimie, la géologie, toutes les sciences naturelles.

« — Bien, bien, dit maman : nous allons tâcher de te trouver un professeur ; car malheureusement je ne puis l’être moi-même, puisqu’on s’est bien gardé de m’enseigner ces choses dans ma jeunesse, et que, depuis, le soin de mes enfants et les occupations du ménage m’ont empêchée d’étudier avec assez de suite.

« Et papa et maman cherchèrent le professeur. I] n’était pas facile à trouver sans doute, car un mois se passa, et pendant ce temps je me liai plus intimement qu’auparavant — je ne sais pas trop pourquoi — avec Hélène Fargeau, qui est de mon âge, mais qui fait déjà la grande demoiselle. Elle me parlait constamment de robes, de chapeaux, de ce qui se portait et ne se portait plus, de ce qui se fait ou ne se faisait pas chez les gens du monde, et des modes nouvelles, Elle est jolie, élégante, et j’aurais bien voulu lui ressembler. Nous sommes comme cela, tu sais, nous autres enfants ; les choses que nous ne connaissons pas encore nous prennent tout d’un coup là, tout entiers, et puis cela ne dure pas toujours, et nous passons de même à d’autres.

« Donc, me voilà dans les modes et frivolités, et faisant avec Hélène toutes sortes de plans de beaux ouvrages : crochets, broderies, dentelles de laine ou de fil etc… J’avais oublié la physique et ne pensais plus qu’à remplir la maison d’ouvrages de mes mains. Un jour, Hélène m’’apprend qu’elle va faire tout un ameublement de chambre en |tapisserie, oh ! mais pas seulement les chaises, canapé, fauteuils, mais aussi les tentures des murs, des portes, de la cheminée, quelque chose comme un travail de châtelaine du moyen âge. Elle l’a commencé déjà, et me montre Tes dessins ; ils sont superbes ! C’est un travail de beaucoup d’années : mais, aussi, comme Hélène se promet d’être heureuse dans une pareille chambre ! Il n’en saurait être autrement ! Elle va consacrer à ce travail tout le temps possible, et déjà, ce jour-là, elle s’était levée une heure plus tôt.

« Mon cher, tout de suite, la fièvre d’Hélène me gagne et je veux en faire autant. « Me voilà faisant mes plans, cherchant mes dessins, et me promenant déjà dans ma chambre… en idée… Je ne pensais plus du tout à la physique, lorsque maman me dit : « Adrienne, j’ai trouvé notre professeur. C’est une institutrice qui revient d’Angleterre, n’en pouvant supporter le climat, et que l’on me dit être aussi aimable qu’instruite, surtout dans les sciences naturelles. Mais elle ne revient que dans trois mois. D’ici là, M. Legrand te donnera des leçons d’algèbre, car il est bon d’en savoir un peu pour l’étude de la physique et de la chimie.

« De l’algèbre ! m’écriai-je, de l’algèbre ! »

« Même je levai les mains au ciel. Maman se mit à rire.

« — Décidément, j’ai une fille que les mots effraient.

- Mais, maman, qui est-ce qui apprend l’algèbre ?

« Ceux qui désirent la savoir.

« — Mais c’est horriblement difficile !

« — Qu’en sais-tu ? Attends du moins d’en avoir fait l’expérience. Toujours ce qu’on ne sait pas semble difficile, tandis qu’on trouve tout simple ce que l’on sait. Enfin, je t’offre les moyens d’étendre ton esprit, de participer le plus possible au trésor des connaissances humaines, dont chacune a son utilité et sert à mieux comprendre les autres. Je veux te faire voyager, grandir ; mais si tu préfères habiter un petit coin sombre et n’en pas bouger ? »

« Bien entendu je n’osai pas dire oui, ni même le penser ; pourtant je n’étais pas satisfaite, et il me semblait que maman me demandait là quelque chose d’extraordinaire, sans compter l’ennui.

« Ce fut bien pis quand j’en eus parlé à Hélène. Elle et sa mère elle-même jetèrent les hauts cris : « Une demoiselle apprendre l’algèbre ! « Elles n’osèrent pas le dire, mais ne purent s’empêcher de me laisser voir qu’elles trouvaient maman… ridicule.

« Mais, ma chère, c’est une tyrannie ! répétait Hélène. Au lieu de faire de la tapisserie tranquillement !

« Encouragée par l’indignation d’Hélène, j’objectai à maman mes grands projets d’ameublement. Maman haussa doucement les épaules.

« — Tu crois qu’il vaut mieux meubler sa maison que son esprit ? me dit-elle. Mais il faut bien meubler sa maison.

« - Sans doute, seulement pour l’utilité et la commodité, des meubles de bois valent autant que des meubles de tapisseries ; et passer les années de la vie qu’on doit employer à l’étude à ne faire agir que ses doigts, au lieu de s’appliquer à s’instruire, c’est-à-dire à devenir meilleur et plus capable, tout cela pour pouvoir dire qu’on a de beaux meubles, cela me paraît une grande sottise. Enfin, je le répète : que préfères-tu ? la valeur de ton mobilier, ou celle de ta personne ?

« Je n’osai plus rien dire, mais me résignai avec humeur. M. Legrand ne pouvait pas venir d’une huitaine de jours. Ce fut à ce moment que je partis pour l’Orléanais, où je portais si ridiculement mes idées de toilette parisienne et de décorum mondain, au grand dommage de mes plaisirs. Cette aventure, déjà, m’avait rendue un peu moins sotte. Je n’en commençai pas moins les leçons d’algèbre avec beaucoup de répugnance et de prévention. Et c’est là sans doute ce qui me boucha l’esprit ; car je n’y compris rien tout d’abord, malgré les explications si lucides et si patientes de M. Legrand,

— si bien que je me mis à pleurer, en disant que je ne pourrais jamais apprendre.

« — Je crois que tu te trompes toi-même, dit ma mère. Tu n’es pas inintelligente ; tu peux donc apprendre l’algèbre comme un autre, et je te répète que cette connaissance te donnerait beaucoup de facilités pour l’étude des sciences naturelles. Cependant je ne veux pas forcer ta volonté ; je l’essayerais d’ailleurs inutilement ; car il n’y a point d’étude fructueuse sans bon vouloir. Je te demanderai seulement, si tu veux me faire un grand plaisir, de t’appliquer de toute ton attention et de toute ta bonne volonté pendant quinze jours ; — après quoi, si tu le désires encore, nous cesserons les leçons. »

« Je ne pouvais refuser cela à ma chère maman, si bonne. Je lui fis donc cette promesse, et, l’ayant faite, je voulus la remplir en toute conscience. Oh ! je m’y cassai la tête, va, les premiers jours, je tournai et retournai les explications de M. Legrand, je lui adressai moi-même des questions. Je fis et refis les petits problèmes qu’il me donnait, et tout cela d’abord avec beaucoup de peine et d’ennui, sans voir où cela me conduisait, et comme on va dans l’ombre à tâtons. Puis, tout à coup, j’aperçus, comme au fond d’un tunnel, une petite lueur. Cela me fit grand plaisir, et je marchai avec plus de courage ; alors, de jour en jour, la lueur grandit, et mon ardeur avec elle. Bientôt, après chaque leçon, j’eus le plaisir de me sentir arrivée plus loin, de voir de plus en plus clair, d’avoir acquis quelque chose. Aujourd’hui, enfin, si peu que je sache encore, je comprends l’idée générale et me vois entrée en possession d’un moyen précieux, d’une connaissance de plus. J’ai commencé tout récemment l’étude de la physique, et j’y fais déjà de grands progrès ; car maintenant la science m’attire de plus en plus, et j’éprouve cette ardeur, tu sais, qui nous anime en grimpant une montagne, quand, à mesure qu’on s’élève toujours plus haut, on découvre de nouveaux horizons, l’œil avidement fixé sur le sommet que l’on veut atteindre.

« Tu te rappelles, Édouard, quand nous avons gravi le mont Dore, avec Léopoldine ? Elle n’aimait pas la montagne, elle ; elle n’aimait que la promenade, les bains, la ville ; aussi, ne concevant pas du tout notre plaisir, elle n’y trouvait que de la fatigue. Quelle démarche trainante et lourde ! quelle maussaderie ! pendant que nous grimpions, nous, légers comme des oiseaux, gais comme des pinsons, de si bon cœur, enfin ! la fatigue ne comptait guère, elle s’effaça complétement sur la cime, et, après cette belle excursion, nous nous sentîmes plus forts qu’auparavant, tandis que Léopoldine fut courbaturée, pendant plusieurs jours.

« Eh bien, Édouard, pour l’étude, c’est tout à fait la même chose. Le désir de savoir donne la facilité d’apprendre. D’abord, il y faut prendre de la peine, se roidir contre les difficultés du commencement et l’ennui des premières obscurités ; mais cela fait, aussitôt que l’on a commencé de vaincre, c’est un plaisir pareil à celui d’un beau voyage, et encore plus grand, car là aussi on veut devenir plus fort ; on grandit, on monte ; on découvre sans cesse, comme sur la montagne, de nouveaux horizons ! Enfin, chaque problème, ne trouves-tu pas, c’est comme un secret à découvrir, et quand on est curieux, ou curieuse.

« — Et les tapisseries ? m’a dit maman.

« — Je me suis mise à rire en l’embrassant.

— Oh ! chère maman, que je te remercie d’avoir insisté ! Quoi ! passer des années si précieuses, des années entières ! à ne faire que de petits points les uns à côté des autres ! C’est là ce que je voulais !… Au lieu de grandir, me courber en deux !… J’étais folle ! Oh non ! Faire de la tapisserie, c’est bien, aux moments perdus, en causant. Je veux, mère chérie, te faire comme cela un tabouret, et si je puis, peut-être, un fauteuil à papa. Mais un ameublement tout entier, non ! cela coûterait trop cher.

« — Trop cher de quoi ? demanda maman.

« — De temps.

« — Oui, de temps, le plus cher de tous nos biens. Employer ce temps, si précieux et si limité, à orner sa maison, au lieu de s’améliorer soi-même, est une grande folie ! L’homme est né pour le travail utile à l’esprit, mais non pas seulement pour celui du ver qui file, de l’araignée qui tisse, de la bête de somme qui porte les fardeaux, ou de la machine obéissant à la force motrice. L’homme est fait pour exercer dans tous les sens son activité morale, intellectuelle, physique, non pour la concentrer sur un seul objet, et surtout sur un objet sans utilité réelle et sans avenir.

« Et tu ne sais pas, Édouard ? Après avoir beaucoup parlé de tout cela, nous sommes convenues, maman et moi, que nous ferions le matin nos chambres, afin que Mariette pût enfin apprendre à lire couramment, ainsi que l’arithmétique, dont nous lui donnons des leçons ; car il ne faut pas ne songer qu’à soi. Mariette, à qui son ignorance pesait, est ravie. Et je suis très-contente moi aussi de me sentir utile à moi-même et à une autre ; car je sens que je fais bien, et c’est pour cela, petit frère, que j’ai voulu te l’écrire ; si tu n’as pas encore senti ces choses-là toi-même, cela t’aidera à les comprendre plus vite. Je trouve, comme le dit maman, que c’est très-beau, la justice des choses, puisque nous recueillons dans nos propres actes la récompense ou la punition qu’ils méritent. J’ai eu bonne volonté ; j’ai fait un effort et il m’en revient toute une source de jouissances et de forces nouvelles. Oui, c’est très-bien !

« Quand nous étions petits, on s’efforçait de nous rendre l’étude facile, parce que nous étions trop faibles encore pour comprendre la nécessité de l’effort et pour le pouvoir donner. Mais nous le pouvons maintenant.

« Quand tu reviendras, Édouard, nous verrons ensemble ce que nous avons appris. Quand tu reviendras ! quel bonheur ! Cher petit frère, je t’embrasse de tout mon cœur. « ADRIENNE. »

« P. S. J’arrive en algèbre aux équations du 2° degré, et je suis en physique à l’expérience de Toricelli. Et toi ?

« Minette élève un adorable petit chat noir et blanc, qui m’aime déjà beaucoup. Pour Apis, il me regarde toujours, quand je lui dis ton nom, avec de grands yeux doux et tristes, et il pousse une sorte de soupir, d’un accent interrogateur, qui signifie, aussi bien que s’il parlait :

« — Pourquoi n’est-il pas ici ?

« — Je lui réponds alors : — Dans deux mois, Apis, dans deux mois !

« — Mais c’est ennuyeux qu’il ne comprenne pas. »

Après cette lecture, qui était le dernier récit qu’on dût entendre, la question de la justice des choses fut agitée de nouveau, et chacun donna son avis.

Il n’y eut que Charles qui déclara n’être pas suffisamment convaincu et faire ses réserves. Les autres dirent unanimement qu’ils voyaient bien — tant par les exemples donnés que par leur propre expérience, mieux comprise — qu’en effet, chaque mal devait porter sa peine ; soit au dehors, dans la société, en nous attirant l’affection ou l’antipathie, ou le dédain, de nos semblables : soit en nous-mêmes, en altérant nos impressions, nos Jouissances, notre humeur, nos facultés, notre valeur propre.

De même, ils comprenaient à merveille que faire du bien, être agréable, utile, acquérir une valeur morale et des connaissances plus étendues, cela procurait naturellement l’estime et l’amitié d’autrui, en même temps que la joie et la santé intérieures, qui rendent l’être heureux en lui-même.

La conclusion allait de soi : c’est qu’il fallait, pour avoir du bonheur, être bon, s’aimer les uns les autres, et bien travailler.

Chacun se le promit à soi-même et, par des regards émus, chacun le promit à tous. Rien qu’à voir les visages doucement éclairés par ces bonnes pensées, on pouvait reconnaître que déjà, par avance, elles rendaient heureux.

Lucie B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

ÉDOUARD SUSCEPTIBLE

Les deux mois écoulés, en effet, Édouard revint chez ses parents ; c’’étaient les vacances. À mesure qu’il approchait de Paris, son émotion devenait plus grande. Il allait embrasser cette chère famille dont il était séparé depuis six mois et qu’il avait quittée pour des motifs si déplorables. Mais il revenait meilleur ; il le sentait bien. Ses parents eux-mêmes le savaient aussi, car ils avaient reçu d’excellents témoignages de la conduite d’Édouard ; de bonnes lettres avaient été échangées, et l’enfant exilé rentrait à la maison paternelle, sûr du plus tendre accueil.

De ce côté-là, donc, Édouard n’éprouvait, malgré tout, que des impressions douces et confiantes : mais il se demandait péniblement comment il allait être reçu par les amis, les connaissances qui, plus ou moins, s’étaient aperçus de ses fautes et les avaient sévèrement jugées. Ceux-là n’avaient pas le cœur d’une mère, d’un père ; ils ne savaient pas combien l’Édouard d’a-présent était différent de ce triste Édouard d’il y avait six mois, qui lui-même, dévoyé un instant par de mauvais conseils et par sa propre faiblesse, ressemblait si peu à l’ancien et véritable Édouard. Ils ne savaient pas ; on est très-sévère quand on ne sait pas. Cette préoccupation agitait péniblement Édouard et il sentait bien lourdement le poids que les fautes laissent après elles.

Mais bientôt il oublia tout dans les embrassements de ceux qu’il aimait, dans le bonheur de revoir cette mère chérie dont les doux yeux ne quittaient plus son fils ; ce bon père, moins occupé de l’éducation de ses enfants, parce que le travail prenait la plus grande partie de sa journée,

mais qui n’était pour cela ni moins tendre ni moins dévoué ; cette sœur qu’il revoyait grandie, embellie en si peu de temps, et qui, devenue plus affectueuse qu’auparavant, parce qu’elle avait senti dans l’absence combien c’était dur de ne plus avoir son petit frère, le comblait de caresses et d’attentions, et tournait sans cesse autour de lui, toute rayonnante de joie et de tendresse. Oui ! ce fut un bonheur ce retour, et Édouard commença à comprendre, ces jours-là, ce que les enfants ne comprennent que peu à peu dans la vie et ne savent bien que quand ils sont grands, — s’ils ont, bien entendu, le bonheur d’être aimants, et non égoïstes, — c’est que l’affection est la source des plus grandes joies qu’il soit donné à l’homme de goûter.

N’oublions pas, je vous prie, le chien Apis, qui parla ou plutôt hurla, plus haut que tout le monde, faillit renverser Édouard en lui sautant au cou, et qui, après l’avoir léché du menton jusqu’aux cheveux, partit comme un coup de vent, la gueule ouverte et la queue en l’air, pour courir follement par toute la maison, revenir à son jeune maitre, s’abattre à ses pieds, l’embrasser encore et fournir de nouveau une course joyeuse et échevelée.

Et non plus Minette, qui après un moment d’étonnement et d’hésitation, retrouva pour Édouard son ron-ron d’autrefois, et se frotta contre lui en lui caressant le menton avec sa queue. Il est vrai qu’ensuite, avec sa mollesse accoutumée, elle alla se coucher en boule sur une chaise, et s’endormit d’un sommeil aussi profond que si rien de nouveau ne s’était passé, ce qui mortifia un peu Édouard.

Mais il avait tant à dire à ses parents qu’il ne pouvait ressentir longtemps l’indifférence de Minette. Il avait tant à dire que tout venait à la fois, qu’il mêlait un peu tout ensemble, que les digressions emportaient tout le récit, et que les noms de Victor, de Jules, d’Amine, de M. et Mme Ledan, etc, s’embrouillaient les uns dans les autres, sans qu’on pût bien savoir ce qui appartenait à celui-ci ou à celui-là ; car Édouard avait pour ainsi dire apporté avec lui toute la colonie de Trèves, ces chers amis qu’il avait quittés avec tant de regrets pour revenir aux siens avec tant de joie.

Adrienne de son côté avait fort à dire, à montrer, à expliquer ; le moindre objet nouveau provoquait une question d’Édouard.

« Quoi ! ce ne sont plus les mêmes vases de fleurs !

— Non, ceux-ci sont un cadeau de notre cousine, et les autres ont été portés sur la cheminée de maman.

— Et cette petite boîte ?

— Ah ! c’est un échange que j’ai fait avec Hélène. »

Suit l’histoire d’un malentendu très-drôle, et puis des explications sur des changements survenus dans cette famille, et, de proche en proche, sur d’autres. Eugène est maintenant très-sage. Il a eu des prix. Laure a chanté dans tel concert. Le petit Paul a beaucoup grandi.

« Tiens ! ce n’est plus le même coussin qu’a Minette. »

— Non, il était si vieux ! C’est moi qui lui en ai fait un autre, et alors, dès qu’il a été posé sur la chaise, Minette, qui est coquette et petite-maitresse, s’est mise à le flairer, à le manier, à le toucher de sa patte, puis elle m’a regardée comme pour me remercier ; elle a bâillé longuement, puis s’est couchée dessus d’un air ! on eût dit une dame du grand monde.

— Tiens ! ce petit panier de paille, qui est-ce qui te l’a donné ? |

— Ah ! c’est la pauvre petite Lina ! »

Et l’histoire de la pauvre petite Lina est racontée.

Ce sont enfin deux mondes inconnus, vieux chacun de six mois, qui se heurtent, se mêlent, en aspirant à se confondre dans les mêmes cœurs, avec toutes leurs impressions, douces ou tristes, mais sincères et vives. Oui, ce furent de beaux jours, frais, savoureux, pleins à déborder, et pendant lesquels Édouard oublia tout, moins le bonheur d’aimer et d’être aimé.

Cependant, quand tout fut à peu près dit de part et d’autre, quand l’enfant exilé eut parcouru tous les coins et recoins de la chère maison et repris possession de toute chose, le calme se fit, et l’on commença à Se souvenir qu’il y avait d’autres êtres dans le monde ; qu’on avait des amis, qu’il y avait longtemps qu’on n’avait vu telles et telles personnes, et qu’Édouard devait accompagner dans telles maisons sa mère et sa sœur. Alors, de nouveau, Édouard se sentit troublé. Le nom de Mme À., celui de M"* L. lui rappelèrent certaines froideurs… Et chez M. C., hélas ! un affront si grave ! La tristesse et la honte des souvenirs lui faisait redouter ces visites. Il n’osa point cependant s’y refuser. Quel motif alléguer ? C’eût été rappeler davantage. Vis-à-vis de sa mère elle-même, Édouard eût souffert de dire un seul mot à ce sujet.

Il retourna donc chez tous les amis de sa famille, où il avait aussi ses amis à lui, des enfants de son âge, le cœur à demi craintif, à demi joyeux, car il y a toujours un charme à revoir, après un long temps, des compagnons de jeux, des amis d’enfance, même de simples connaissances, et même un peu des indifférents.:

Assurément, Édouard fut reçu avec politesse; mais il ne put se méprendre à la froideur de l’accent avec lequel on disait :

« Ah ! c’est vous, Édouard ; vous voici en vacances ? »

Après quoi l’on s’extasiait sur sa bonne mine, sur ce qu’il avait beaucoup grandi, et l’on conseillait unanimement à ses parents de le replacer après les vacances dans une maison où il paraissait être si bien. Il semblait qu’on trouvât que c’était encore assez long de l’avoir là pendant un mois, et c’était d’un air contraint, et sans aucune insistance, qu’on l’engageait à venir voir les enfants de la maison. Édouard sentait bien, sous la politesse, l’absence de la bienveillance, qui est son parfum. Il le sentait d’autant mieux qu’il arrivait inquiet de l’accueil qu’on allait lui faire. Son air embarrassé le disait assez, et sa réserve et son mutisme n’étaient pas faits pour donner de lui d’autres impressions que celles qu’on avait gardées.

Sa mère lui fit des observations à cet égard. Elle eût voulu qu’Édouard se montrât au dehors tel qu’il était à la maison, gai, d’humeur agréable, causeur, intelligent. Adrienne s’exclama beaucoup sur ce «qu’on devenait si timide à la campagne et taquina son frère à ce sujet. Édouard, malgré cela, ne parvint pas à vaincre sa timidité, parce qu’elle n’était au fond qu’une susceptibilité douloureuse. Il y fût arrivé peut-être, si on l’eût aidé ; mais ce n’est que dans la famille ou chez les vrais amis qu’on trouve ces tendres indulgences et ces généreux pardons grâce auxquels on se sent absous. Les autres se défient longtemps et ne se rendent que sur preuves» encore faut-il que ces preuves soient répétées, claires et même éclatantes. Oui, les mamans, Se rappelant la mauvaise conduite d’Édouard, se défiaient de lui et ne le voyaient pas de bon cœur avec leurs enfants.

Seulement, il s’exagéra cette défiance. Car on est beaucoup moins sévère, heureusement, pour les enfants que pour les hommes. Comme ce sont de jeunes êtres en voie de changement et d’accroissement incessants, on admet plus facilement, et avec raison, qu’ils se corrigent. Si Édouard, au lieu de rester morne, timide, silencieux, se fût laissé aller franchement à son naturel, on aurait bien vu que cet enfant n’avait commis de si vilaines choses (très-peu de gens, d’ailleurs, savaient tout, du moins je le crois), que par entraînement de mauvaise compagnie, et non par de mauvais instincts naturels. Mais comme il était morose, on le croyait sournois, sorte de caractère très-opposé au bon vouloir et à la franchise,

Une fois qu’Édouard fut entré dans cette disposition pénible, elle ne fit que s’accroître. C’était entre lui et les autres une sorte de malentendu qui allait de plus en plus s’embrouillant. L’esprit en éveil sur ce sujet, souvent il prenait pour lui des paroles qui ne lui étaient pas adressées, ou interprétait mal ce qu’on lui disait. Bien que tous les yeux soient construits de même, il y a pourtant, au propre et au figuré, différentes manières de voir ; il y a également différentes manières d’entendre, et une même phrase est quelquefois comprise de deux ou trois façons.

Ainsi les mots de menteur, mensonge, ne pouvaient être prononcés devant Édouard sans qu’il se mit à rougir jusqu’aux oreilles, et il pensait même qu’on le faisait exprès, méchamment, ce qui, en général, n’était point.

Mais la susceptibilité est un malaise de l’esprit, une sorte de maladie qui empêche de juger sainement des choses. C’est comme un membre meurtri que fait souffrir une pression légère, qui serait insensible à l’état normal.

Voici un exemple entre mille de la susceptibilité d’Édouard.

On parlait d’un voyageur revenu d’Égypte et qui se donnait pour le héros d’aventures extraordinaires,

« Hum ! dit une dame, il fait bon mentir à qui vient de loin. »

En achevant cette phrase, ne laisse-t-elle pas tomber son regard sur Édouard ! Il pense qu’assurément elle l’a fait exprès, rougit et se trouble, au point que les regards se fixent sur lui, et que les uns se demandent ce qu’il a, tandis que les autres sourient avec malice.

Qu’il était donc maladroit, ce pauvre Édouard, de rappeler ainsi à tout le monde ce qu’il aurait dù s’attacher à faire oublier !

Et cependant, bien que la susceptibilité soit un défaut désagréable, et souvent une sottise, nous aimons mieux voir Édouard timide qu’effronté et maladroit qu’habile. Car cela prouve qu’il a une conscience, et moins il est guéri de son chagrin, plus il l’est de son vice. Puis, il faut espérer que cette susceptibilité passera.

En attendant, Édouard devient de plus en plus timide et de plus en plus malheureux. Son imagination est véritablement malade. Comme il n’est occupé que de cette idée, il suppose que tout le monde l’est également et tout lui est prétexte à souffrir. Il faudrait pour le guérir que certains mots fussent effacés du dictionnaire, qu’aucun sourire malicieux dont il ne sait pas la cause ne vint pétiller dans les yeux de ses camarades et que tous les proverbes malsonnants fussent proscrits. Il est à croire cependant que l’activité des gens a d’autres buts que de se rappeler les fautes d’’Édouard et de prendre plaisir à les lui reprocher. Sa maman, qui devine ses ennuis, le lui fait entendre. Il se le dit à lui-même, et pourtant il ne cesse de trouver partout et toujours des allusions, et d’en être désolé. Jamais on ne prouva mieux que notre bonheur ou notre malheur sont en nous-mêmes indépendamment des réalités, au moins pour une grande part.

Édouard aurait bien voulu ne pas sortir de chez lui et ne voir que ses parents ; mais ce n’était pas possible. Tous les enfants des amis de la maison étaient, *ainsi que lui, en vacances, et les parents, pour délasser ces enfants de leurs travaux et les occuper, organisaient, chacun à son tour, des réunions, des promenades, des parties de plaisir de tout genre, où la famille d’Édouard était invitée. Adrienne tenait beaucoup à ces fêtes, et sous quel prétexte aurait-on laissé Édouard à la maison ?

D’ailleurs, je l’ai dit, Édouard n’osait pas même confier à sa mère les ennuis qu’il éprouvait, il lui était si doux de voir dans les tendres regards que ses chers parents attachaient sur lui, l’oubli de si cruels souvenirs ! Où trouver le courage de les rappeler ? Où trouver seulement des paroles pour se faire entendre ? Non, Édouard ne le pouvait pas.

Une des maisons où il souffrait le plus de paraître était celle de M. C…, le même qui, un soir, lui avait si durement et si publiquement appliqué l’épithète de menteur. Et cette impression était assez justifiée ; car M. G…, qui, sans doute, ne croyait pas Édouard corrigé, avait pour lui des manières pleines de froideur.

Un soir, chez M. C…, on jouait aux petits jeux on cachait l’anneau, c’est-à-dire que, assis en cercle, chacun tenait ses deux mains, en forme de boîte, sur ses genoux, tandis qu’une personne chargée de l’anneau courait dans le cercle, en touchant du même geste les mains de chaque assistant. Restait à savoir lequel avait réellement reçu l’anneau : qui se trompait, donnait un gage, et faisait une pénitence ; on se trompait souvent, et l’on riait beaucoup.

Chaque personne désignée comme ayant l’anneau, doit répondre : Je l’ail ou : Je ne l’ai pas. Et celle qui l’a, se lève en même temps pour le cacher à son tour. — Mais voici qui est bien extraordinaire : c’est Lydia, la petite espiègle, qui vient de cacher l’anneau, en courant deux fois autour du cercle, comme un feu follet, et chacun, tour à tour nommé, a répondu :

« Je ne l’ai pas !

— Comment donc ! Il faut pourtant que l’anneau soit quelque part !

— L’avez-vous gardé, Lydia ? Cela, ce n’est pas de jeu.

— Non, répond la petite folle, en riant aux éclats et en ouvrant, aussi grandes qu’elle peut, ses petites mains. Non, je ne l’ai pas gardé. Quelqu’un l’a, et il a dit qu’il ne l’avait pas. »

Tout le monde se regarde, et Édouard que tout impressionne est déjà troublé. On va croire que c’est lui qui a menti.

« Oh ! fort bien ! s’écrie une fillette, propriétaire de l’anneau (un petit anneau de cornaline), qui donc prétend me garder mon bien ? »

Cette phrase est dite en plaisantant, et cependant le rouge monte au visage d’Édouard… Un des enfants, qui s’en aperçoit, chuchote à l’oreille de son voisin, qui regarde Édouard à son tour. Le pauvre enfant devient pourpre. Tout à coup, la petite Marthe, qui est près de lui, s’écrie :

« Oh ! oh ! je le vois bien, moi, le voleur !

— Qui donc ?

— Qui ? » demanda-t-on.

Et grâce à l’embarras et à la rougeur d’Édouard, tous les yeux se fixent sur lui.

« C’est lui, dit Marthe, en montrant du doigt Édouard. »

Car Marthe n’a que six ans, et il lui reste à apprendre plusieurs chapitres de la politesse.

En suivant la direction de ce petit doigt, l’on aperçoit, en effet, l’anneau de cornaline, passé dans un bouton de l’habit d’Édouard.

« Oh ! oh ! c’est lui !

— C’est lui ! »

Et Lydia, en se renversant sur sa chaise, rit de tout son cœur.

Tout le monde comprend que c’est là une plaisanterie de l’adroite espiègle ; mais Édouard, lui, éperdu, affolé, a perdu la tête. Il n’a compris, il n’a entendu que l’exclamation de Marthe, qui, en le montrant, a dit :

« C’est lui le voleur ! »

Il se croit l’objet d’un affront public, la victime d’un complot fait pour l’humilier.… L’écarlate de ses joues fait place tout à coup à une pâleur mortelle, et il jette l’anneau par terre en s’écriant :

« Ce n’est pas vrai ! non ! ce n’est pas vrai ! Je ne l’ai pas… »

La voix s’arrêta dans sa gorge ; il se lève, chancelle, et retombe sur sa chaise, étouffé de sanglots, en se couvrant le visage de ses deux mains.

Dans le cercle des enfants se trouvaient des jeunes filles, sœurs aînées, qui dirigeaient les, jeux, et plus d’une maman aussi venait de temps en temps, s’appuyant sur Je dossier d’une chaise, écouter le babillage des joueurs, et sourire à leur entrain.

L’émotion d’Édouard fut donc aussitôt connue de tout le salon, et les enfants eux-mêmes ne purent s’empêcher de chercher, de demander la cause d’une impression si vive, à l’occasion d’une simple plaisanterie.

Pauvre Édouard ! Il sentait bien lui-même que de commentaires et d’explications il venait de provoquer. Aussi rentra-t-il chez lui désespéré, accompagné de sa mère, qui S’était hâtée de l’emmener, le disant un peu malade, et de sa sœur étonnée, et qui, n’y comprenant rien, le croyait malade en effet.

Il l’était, le pauvre enfant, et sa maman, le traitant comme tel, le fit coucher aussitôt, et après lui avoir fait boire un breuvage calmant, vint s’asseoir à son chevet. D’abord, elle ne fit que l’embrasser, tandis qu’il pleurait, puis, quand il fut plus calme :

« Cher enfant, lui dit-elle, il faut absolument vaincre cette faiblesse, qui te courbe sous un passé coupable, mais effacé. Ne sens-tu pas en toi-même que tu es désormais incapable des mêmes fautes, plus incapable qu’avant de les commettre ?

— Oh oui ! oui ! s’écrie Édouard en entourant de ses bras le cou de sa mère, oui, va, J’en suis sûr !…

— Eh bien donc, tu n’es plus le même. Tu as droit à ta propre estime, et dès lors à celle des autres.

— C’est que les autres, reprit Édouard en sanglotant, ne savent pas…, ils ne peuvent pas savoir combien je suis changé.

— Non, c’est pourquoi il faut le leur apprendre, et pour cela, ne pas courber la tête en coupable. Ce n’est pas, bien entendu, de la hardiesse que je te demande, mais de la dignité.

— Oui, mais quand je crois voir dans leurs yeux qu’ils me méprisent, alors — Édouard cacha son visage dans le sein de sa mère — alors, c’est plus fort que moi, je ne peux pas m’empêcher de rougir, parce que, quand même je sais bien que ce n’est pas vrai, moi…, ça n’empêche pas les autres de le penser… °

— C’est vrai, mais l’opinion des autres est-elle donc tout ? Ne s’agit-il donc pas avant toutes choses de ce que nous sommes, de ce que nous savons nous-mêmes que nous sommes ? N’est-ce donc rien que d’avoir pour soi la vérité ? Et s’humilier ainsi sous un jugement qu’on ne mérite pas, n’est-ce point compter sa conscience pour trop peu de chose ? — Mon Édouard penses-y bien ; cette impressionnabilité vis-à-vis de l’opinion vient du trop grand prix qu’on y attache, et surtout de ce qu’on est plus préoccupé de paraître que d’être, de ce qu’on tient plus à sa réputation qu’à sa vertu. Combien, dans le silence du cœur, se permet-on de faiblesses dont on ne pourrait supporter d’être soupçonné ? Ceci est la marque d’une faible moralité. Pour un véritable honnête homme, son premier juge c’est lui-même. C’est en lui, et par lui surtout qu’il veut être pur. Assurément, il est doux, il est nécessaire, d’être estimé, aimé, de ses amis d’abord, puis de tout le monde, s’il se peut. Mais, se faire le sujet de l’opinion quand elle est injuste, quand elle est égarée, pâlir ou rougir devant elle, et l’accepter pour juge de sa propre valeur, c’est une grande faiblesse. En outre, cela, mon enfant, c’est agir même contre son désir. Car le monde ne peut estimer ceux qui se font ses esclaves. Il sent très-bien que ce ne sont pas là de vraies forces, des consciences. Le moyen le plus sûr d’être respecté, c’est de commencer par se respecter soi-même. »

Édouard avait écouté sa mère avec attention, et pendant qu’elle parlait ainsi, peu à peu, ses yeux s’étaient séchés, et ses joues se coloraient. JI se leva enfin sur son séant, et, prenant dans ses deux mains les mains de sa mère :

« Eh bien, dit-il, avec résolution, je veux être fort, aussi bien qu’honnête. Oui, c’est assez de faiblesse. Tu verras, maman. »

Les yeux de la maman se mouillèrent et elle embrassa vivement son fils.

« Bien, lui dit-elle. Je suis heureuse de t’entendre parler ainsi. Puisque tu as Su concevoir cette force, tu la garderas, je l’espère ; elle te délivrera, en outre, de bien des tourments. Car la susceptibilité est une maladie qui ne fait que s’accroître quand on ne sait pas s’en guérir. Nonseulement elle nous rend ridicules et fâcheux dans le monde, mais de commerce difficile et désagréable dans la famille et dans l’amitié ; de plus, très-malheureux en nous-mêmes ; et ce qu’il y a de plus insensé, le plus souvent sans raison. »

Lucie B. La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

ÉDOUARD COURAGEUX

Quelques jours se passèrent, pendant lesquels la maman d’Édouard refusa toute invitation, en disant que son fils n’était pas bien. Puis vint une lettre pressante de la famille Albin, qui passait l’été à Saint-Maur. On devait se réunir là de vingt à trente personnes, dont les deux tiers seraient des enfants : on pêcherait, on dinerait sur la pelouse, on danserait le soir au piano ; on S’amuserait entre-temps de toutes ses forces, et la jeune fille de la maison, grande amie d’Adrienne, avait mis au bas de la lettre : « Il me faut Adrienne ! Adrienne, ou pas de plaisir ! »

Adrienne sourit de cette insistance et regarda joyeusement sa mère, ne doutant point de son consentement.

« Cela dépend un peu de ton frère, dit la maman, en regardant Édouard.

— Ah ! par exemple ! s’écria la fillette d’un ton scandalisé, Édouard n’est point du tout malade. »

Puis elle baissa la tête sur son ouvrage d’un air mécontent.

« Ton frère le saura peut-être mieux que toi, répondit la mère, et tu me permettras de le lui demander. »

Adrienne releva la tête. Elle semblait vraiment irritée.

« Oh ! je sais ce que tout le monde peut voir aussi bien que moi ; c’est que lorsqu’on a de si belles couleurs et qu’on dîne de si bon ’appétit… à moins que ce ne soit par plaisir de contrarier… »

Elle s’arrêta devant le regard sévère de sa mère ; mais son teint animé, son regard fâché, témoignaient d’une vive émotion.

Édouard, la regardant, répondit :

« Oh ! non maman, je ne suis plus, je ne puis plus être malade.

— Bien, mon enfant, » dit la mère d’un ton affectueux.

Et elle ajouta, en attachant sur lui un regard inquiet et tendre :

« Si tu as bien consulté tes forces.

— Oui, dit-il.

— Alors, nous irons, » reprit la maman, en s’adressant à sa fille cette fois.

Mais cette assurance ne parvient pas à dérider Adrienne. Son nez reste quasi collé à sa tapisserie, et ses lèvres remuent sans laisser échapper un son, comme si elle se confiait à elle-même des choses très-pénibles.

Pendant les trois jours qui s’écoulèrent jusqu’à celui de la fête, il y eut plus que jamais, entre Édouard et sa mère, échange de tendresses, entretiens fréquents, ententes secrètes. La mère, sentant que son cher enfant avait pris une résolution courageuse et qu’il allait peut-être au-devant de nouvelles épreuves, eût voulu lui communiquer de sa force à elle, et la lui versait de son mieux dans ses regards, dans ses paroles et dans ses caresses, car l’amour aussi, comme la raison, fortifie. Édouard le sentait bien, et il ne quittait pas sa mère, l’aidant à ses travaux, l’accompagnant dehors, ou lui faisant la lecture quand ils ne conversaient pas. De cette étroite et douce intimité, Adrienne n’était point exclue ; c’est elle-même qui se tenait à part. Décidément, elle était de mauvaise humeur.

La veille de la partie de campagne, quand la maman d’Édouard vint l’embrasser, déjà couché dans son petit lit, elle semblait inquiète en le regardant. Il lui jeta les bras autour du cou.

« N’aie pas peur, maman, dit-il. Je m’attends bien qu’on se moquera de moi à cause de ma scène ridicule de l’autre jour ; on cherchera même peut-être à me tourmenter ; mais je veux être fort et je le serai. Je suis encore bien petit ; mais si ma conscience n’est pas forte, j’ai la tienne avec moi et comme cela c’est assez ; parce que, vois-tu, je me suis dit, et je sens très-bien à présent que, lors même que tout le monde m’insulterait — excepté mon papa, bien entendu, et ma sœur — pourvu que tu me dises, toi, que j’ai bien fait, je serai content. »

La maman serra bien fort son cher fils contre son cœur :

« Voilà, dit-elle, une parole qui me récompense de toutes les peines que j’ai prises et de tous les soins que j’ai eus pour toi. Cependant c’est bien parce que tu es encore un enfant. Mais — sans jamais rejeter le doux et puissant secours de l’affection — il faudra tendre de plus en plus à ne relever que de ta propre conscience, et à la rendre assez forte pour qu’aucune autre, fût-ce la plus pure, n’en soit maîtresse. Car nous devons cela à notre nature, qui est faite pour voir, savoir par elle-même et non par autrui. Nous sommes des agents de vérité ; chacun donc doit faire sa tâche, selon ses forces et à sa manière, sans la rejeter sur d’autres. Pour quelques années encore seulement, ton âme peut se nourrir de la mienne, comme autrefois ton corps s’est nourri du mien. — Demain, ajouta-t-elle en lui donnant un dernier baiser, je te quitterai le moins possible. Espérons que tu pourras t’amuser et qu’il n’arrivera rien. »

Le ciel du matin était d’un gris-bleu charmant, quand Édouard ouvrit sa fenêtre aux premières clartés de l’aube. Déjà la fenêtre d’Adrienne était ouverte, et la petite paresseuse, qui trouvait si dur !… si dur !… à l’ordinaire, de se lever à sept heures, avait dû cette fois sauter hors du lit vers cinq heures, puisqu’elle était occupée en ce moment à peigner ses cheveux blonds — tout en se frottant les yeux, il faut le dire. — Édouard, quoique avec moins de joie et d’entrain, se trouva prêt comme elle à déjeuner vers six heures, après quoi l’on descendit à pied au chemin de fer.

Cette course à l’air du matin avait réveillé la vivacité d’Édouard. Quand on eut dépassé la première station, l’air des champs, qui arrivait par bouffées, tout chargé d’aromes, dans le wagon, lui rendit les influences vivifiantes de Trèves et presque toute sa gaieté. Il jeta un regard charmé sur la campagne, dorée des premiers rayons, reporta les yeux vers sa mère, et lui envoya un grand sourire.

Il était neuf heures et demie quand ils arrivèrent à la campagne de Mme Albin, située dans les champs, hors du village. D’autres invités s’y trouvaient déjà ; il en arrivait à chaque instant, et bientôt l’on se trouva quinze, jeunes filles et petites filles, garçons et bébés, mères et enfants. Les papas, ceux du moins qui étaient occupés toute la journée, ne devaient venir que le soir. Sous un toit de vigne formant vérandah, se trouvait une table rustique chargée de lait, de beurre, de miel, de gâteaux, et où chaque arrivant était invité à prendre place. Plus d’un, l’air du matin aidant, ainsi que la vue de ces choses appétissantes, oublia qu’en thèse générale on ne déjeune pas deux fois, et ne s’en trouva que mieux, car tout est exception en de pareils jours.

« Or çà, demanda la maîtresse de la maison, qu’allons-nous faire maintenant jusqu’à midi, en attendant le gros de la troupe et le second déjeuner ?

— Le troisième ! » dit quelqu’un.

L’on rit, et Me Albin continua :

« Nous avons le jardin et la cour, où l’on peut jouer à différents jeux. Nous avons la Marne et ses ruisseaux, dont l’un, qui traverse notre pré, contient des écrevisses…

Sept ou huit jeunes voix l’interrompirent en criant :

« Oh ! les écrevisses ! les écrevisses ! »

Les mamans furent moins enthousiastes, pourtant ; leur opposition très-modérée, ne visait qu’à obtenir un traité, bientôt conclu : on ne salirait pas sa toilette.

« Pas trop ! » dit un espiègle, — à moins que ce ne fût une conscience timorée, qui avait peur de ne pas tenir un engagement trop rigoureux. On partit.

C’était dans un joli pré, entouré d’arbres, que passait le ruisseau des écrevisses, et sur les bords du ruisseau croissaient des saules argentés. Les enfants se répandirent dans la prairie, tout joyeux : les

jeunes garçons galopant comme des poulains échappés, les petits trottant par derrière : et, fermant la marche, les fillettes qui, se donnant le bras, prenaient des airs plus posés, mais non moins riants, et plus d’une boudant au fond sa grandeur qui l’attachait au rivage.

Tout d’abord il y eut des promesses enfreintes ; car, emporté par l’élan de sa course, un des grands ne s’arrêta qu’au beau milieu du ruisseau ; et parmi les petits, celui qu’on appelait Fanfan l’Éveillé (parce que son nom était un peu long : Barthélemy, et qu’ayant cinq ans à peine, il avait de l’esprit pour dix), fut la victime d’un accident analogue. Il enfonça le pied dans un de ces trous que creusent sur les prés aqueux le pied large et lourd des vaches, et poussa un cri de détresse qui fut entendu d’Édouard. Celui-ci revint sur ses pas, tira la jambe de Fanfan, et voyant la mine piteuse du pauvre bébé, à l’aspect de sa bottine engluée de boue, le transporta sous un saule et s’efforça de réparer le mal en essuyant la bottine avec de l’herbe sèche.

« Tu es bien gentil, lui dit Fanfan ; mais, poursuivit-il avec un grand soupir, ça n’empêche pas que ma bottine est bien laide tout de même ; et moi qui avais tant promis à maman de ne pas me salir !

— Attends, » dit Édouard, désireux de rendre à l’aimable bébé sa bonne humeur.

Trempant une poignée d’herbes dans le ruisseau, il parvint à donner à la petite bottine, sinon l’éclat du cirage, du moins celui de la propreté. Et tous deux étaient charmés de leur œuvre, quand Adrienne, s’approchant et examinant les choses comme une personne entendue, découvrit que le bas de Fanfan était tout trempé. Quel embarras nouveau. Il fallait bien, de par l’hygiène, déchausser Fanfan et faire sécher au soleil le bas et la bottine. Ce serait long. Et pendant tout ce temps l’infortuné Fanfan, ce petit composé de chairs roses et de vif argent, devrait rester sous le saule, contraint à la plus affreuse immobilité !… Déjà des larmes noyaient ses yeux bleus, quand Édouard lui dit :

« Sois tranquille ; je vais te faire une autre chaussure. »

Alors, il enveloppa de son mouchoir le petit pied nu ; puis, arrachant un morceau de l’écorce d’un vieux saule, il le tailla en forme de semelle, et l’assujettit, à la façon d’un cothurne, avec un de ces bouts de ficelle, que tout garçon prévoyant, qui a vécu à la campagne, a constamment dans sa poche.

Les regards du bébé reconnaissant et ses exclamations joyeuses firent à Édouard une ovation digne de son œuvre. Assurément, ce ne pouvait être qu’un génie, cet Édouard capable d’avoir trouvé si belle chose ! une invention qui valait toutes les bottines de la terre, et, comment donc ! beaucoup mieux ! car c’était un vrai bonheur que de courir comme cela dans la prairie, un peu clopin clopant, avec un pied chaussé à la manière des Romains comme ceux que Fanfan a dans ses images ou bien, plutôt, des sauvages ; enfin c’est très-amusant. Maintenant Fanfan n’est plus du tout fâché de son accident, et il est enchanté de son ami Édouard qui veut bien lui donner la main et qu’il suit partout.

Pour les mamans, elles s’étaient assises à l’ombre sous les aulnes, au bord de la prairie, et seulement quelques-unes d’entre elles se détachaient de temps en temps du groupe et venaient près des enfants, que surveillaient aussi, d’un œil maternel, les plus âgées des fillettes. Est-il besoin d’ajouter qu’au nombre de ces mamans surveillantes était celle d’Édouard, qui ne quitta guère le bord de l’eau ?

Sa présence n’était pas inutile à son fils. Les enfants sont rarement généreux. La scène faite par Édouard lui-même, chez M. C…, quelques jours auparavant, avait rappelé l’attention sur sa conduite antérieure, et si la malheureuse histoire du café de la Pintade n’était pas précisément connue, tous ceux qui en avaient été les acteurs ayant intérêt à n’en point parler, malgré tout, cependant, ces acteurs étaient trop nombreux pour qu’il n’eût pas transpiré quelque chose. Deux ou trois versions, plus ou moins fausses et incohérentes, circulaient à cet égard. Quant aux mensonges d’Édouard, ils n’avaient été que trop remarqués. Toutes ces choses donc étaient revenues sur le tapis ; on en avait parlé dans les familles de la connaissance de celle d’Édouard, et au lieu d’être touchés de la malheureuse susceptibilité de leur camarade et de se proposer de la ménager, la plupart des enfants éprouvaient à ce sujet une curiosité plus irréfléchie que méchante, mais qui n’eût pas reculé pour se satisfaire devant certaines expériences. Il n’était en outre guère de maman qui, à ce propos, n’eût recommandé à son fils de ne point ressembler à Édouard et de cultiver le moins possible sa connaissance. Les mamans, si bonnes et si indulgentes pour leurs propres enfants, le sont sou- vent beaucoup moins pour les enfants des autres.

De toutes ces dispositions résultait une attitude très-composée et peu bienveillante vis-à-vis d’Édouard. On le traitait avec froideur. Une ou deux fois, ses camarades, se groupant à part de lui, chuchotèrent en le regardant. Malgré tout, assisté du muet encouragement de sa mère, aidé même par l’empressement de Fanfan, qui l’accaparait un peu, Édouard fit bonne contenance toute la matinée. Il eut de la chance pour les écrevisses ; les plus belles vinrent se prendre dans sa balance ; et, comme chacun, piqué d’émulation, comptait celles qu’il apportait à la masse commune, Édouard atteignit le chiffre de vingt-cinq.

Relativement, c’était beaucoup ; elles ne venaient pas en masse, car la pêche des écrevisses n’est abondante que le soir.

Maintenant, le soleil brillait tout en haut de la prairie qu’il remplissait de lumière et de chaleur ; l’ombre au pied des aulnes s’était rétrécie jusqu’à ne plus former qu’un cercle léger autour du tronc ; le grillon chantait ; Fanfan l’Éveillé dodelinait de la tête et laissait de temps en temps fléchir ses paupières sur ses yeux couverts d’une légère vapeur, comme celle qui, s’élevant de la terre chauffée, miroitait plus loin, au ras du pré ; les écrevisses, elles, dormaient tout à fait, sans doute, car, depuis une demi-heure, on n’en avait pris que deux. Tout le monde enfin était allangui, et il n’y avait que les cigales, qui chantaient d’aise, et les libellules qui, plus pimpantes que jamais, volaient sur les joncs comme des rayons bleus, verts ou or, détachés de la lumière. C’était l’heure de midi, l’heure de rentrer, dit Mme Albin, et tous ces jeunes estomacs infatigables se mirent à crier : « l’heure de manger ! »

On revint en groupe ; les jambes ne bondissaient plus comme à l’arrivée ; elles n’avaient fait, depuis deux heures, que marcher, courir ou sauter ; mais les langues en revanche allaient leur train.

« Moi, j’en ai pris vingt !

— Moi, dix-neuf !

— Moi, seize !

— Et moi, dix ; mais les plus belles.

— Oh ! pour moi, je ne me suis pas donné la peine de compter, disait un collégien de province, Alfred B.., neveu d’une des amies de Mme Albin ; mais ça s’élève, au bas mot, à plus de trente. »

Et chacun, à son tour, déclarant sa prise, Édouard dit : « Vingt-cinq.

— Nous aurons un plat formidable, s’il faut en croire les chiffres, » dit Mme Albin.

Sur quoi une des jeunes filles, suppu tant toutes les déclarations, arriva au total de cent quatre-vingt-quinze.

« Vous pouvez mettre deux cents hardiment, cria Alfred B…, je me charge des cinq dernières, »

La table était prête, et, d’un appétit de plus en plus magnifique, on se mit à table en arrivant. Les premiers plats enlevés, quelqu’un dit : « Nous allons voir les écrevisses. » Et l’on attendit. Mais le plat écarlate, que tous les yeux saluèrent à l’arrivée, causa une déception générale. « Il aurait dû être plus gros, deux fois plus gros ! disait celui-ci. — Trois fois plus gros ! disait celui-là.

— Comment, ça ne monte pas plus ? cent quatre-vingt-quinze écrevisses ?

— Apparemment.

— Oh ! non, ce n’est pas possible.

— Comptons ! »

Bon gré mal gré, chacun dut concourir à l’addition par le chiffre de son assiette. Il n’y en avait que cent soixante !

« J’en suis fâché pour la bonne foi des pêcheurs, dit un vieux monsieur, le père de Me Albin, Il y a eu des déclarations fausses.

— Oh ! oh !

— Pas moi !

— Pas moi !

— Pour moi, j’en ai pris seize ; c’est bien sûr.

— Ah ! ah ! reprit le grand-père d’un ton demi-sérieux et demi-plaisant ; est-ce qu’il y aurait parmi nous des gens pour qui la vérité ne serait pas sacrée ? »

Chose cruelle : tous les yeux se portèrent du côté d’Édouard, et même quelques-uns des enfants, entre autres le collégien, y mirent de l’affectation. Au milieu de ces yeux cruels, il y en avait deux pourtant qui étaient tout autres ; seulement deux ; mais si pleins de tendresse et d’exhortation, qu’Édouard y puisa la force nécessaire, Il ne se troubla pas comme il en avait pris l’habitude pour beaucoup moins ; il ne baissa pas la tête et ne prit pas non plus un air de défi, comme le font les effrontés plutôt que les innocents. Ce fut à peine si une rougeur légère passa sur son visage ; il resta calme enfin et sérieux.

« C’est qu’on aura mal compté, dit Mme Albin.

— Voyons ça, » reprit le grand-père, d’un air malin, et, tirant son calepin, il se mit en demeure de recueillir de nouveau les déclarations.

Cela parut jeter un peu de trouble dans les mémoires, et il y eut chez les déclarants une tendance marquée à baisser les chiffres ;  : mais, la mémoire des camarades, en revanche, était impitoyable, et pour la moindre différence, on s’écriait aussitôt :

« Non, ce n’est pas ça ! Tu as dis tant, tant ! »

Quand ce fut à Édouard, il déclara sans hésiter le même nombre, c’est-à-dire vingt-cinq. Aussi n’y eut-il pas de rectifications ; mais des marques d’incrédulité et même des ricanements étouffés. Alfred B… dit même, assez haut pour être entendu :

« Ça, c’est trop fort.

— Ce n’est pas trop fort, dit Édouard un peu pâle, mais d’une voix ferme, en se tournant vers lui, puisque c’est cela. »

Il ajouta, pour ne pas avoir l’air de se vanter :

« Seulement, il y en avait beaucoup de petites. »

Sur ces mots, quelques grandes personnes sourirent, et encouragés par là, deux ou trois des enfants ricanèrent un peu plus haut.

« Oui, dit le grand-père d’un air goguenard, elles auront été mangées par les grosses. »

On éclata de rire. Mais la mère d’Édouard était restée sérieuse, et ce fut elle qui prit la parole pour répondre au père de Mme : Albin.

« Cela n’est pas probable, monsieur, et je regrette pour mon fils que la vérification que vous poursuivez soit impossible.

— Madame, dit le vieillard en s’inclinant, du moment où vous soutenez le chiffre, je le tiens pour inattaquable. »

Et, au milieu du silence, qui s’était rétabli, il l’inscrivit. Cependant Édouard vit bien, à l’impression des physionomies, qu’aujourd’hui comme autrefois, le témoignage de sa mère n’était accepté que par respect pour elle, et qu’on la jugeait aveugle pour son fils.

Vint le tour du collégien.

« Moi, j’en ai pris de dix-huit à vingt, dit-il d’un air négligent.

— Pas du tout ! s’empressa de dire Édouard. Vous avez déclaré dans le pré en avoir pris plus de trente.

— Allons donc, mon cher, qu’est-ce que

vous vous amusez à imaginer ? répliqua le grand garçon avec impertinence.

— Je n’imagine pas, je rectifie, reprit Édouard avec fermeté, et j’en appelle au souvenir de ceux qui vous ont entendu.

— Oui ! oui ! c’est vrai, dit Juliette Albin. »

Et d’autres voix s’écrièrent :

« Oui ; c’est vrai !

— Ma foi, dit Alfred B…, si j’ai pris un nombre pour un autre, c’est sans le vouloir ; je comptais par dizaines et je crois bien maintenant n’avoir été que jusqu’à deux. Je n’y attachais aucune importance. Je puis me tromper ; mais moi, du moins, je ne soutiens pas de mensonges, » ajouta-t-il en lançant avec cette phrase un coup d’œil insultant à Édouard.

Celui-ci ne put répliquer, car Mme A…, voyant que la discussion devenait agressive, se hâta de la clore en disant :

« Allons ! allons ! l’ardeur de la pêche à troublé le sens du calcul ; ensuite il faisait très-chaud ; il se sera produit des mirages. Après tout, qu’il y ait un peu plus ou un peu moins d’’écrevisses, c’est toujours une belle pêche et elles étaient parfaites. Passons maintenant à la crême, et puis nous boirons en finissant un petit verre de Frontignan à la santé des pêcheurs. »

Tout le monde alors parla d’autre chose, et il n’y eut que le grand-père qui voulut absolument finir son calcul ; mais ses voisins seuls furent obligés d’en apprendre le résultat. Édouard cependant restait douloureusement affecté de ce qui avait eu lieu contre lui, et il voyait bien que sa mère aussi en était chagrine. Oh ! comment effacer ce cruel passé ? Comment persuader à tous ces gens prévenus qûe désormais leurs soupçons étaient injustes ? Édouard cût fait pour cela de grands efforts, de grands sacrifices. Oui, mais lesquels ? Il ne voyait pas ; il se sentait impuissant, et toute l’ardeur de son désir et de son courage lui retombait sur le cœur en amertume et en découragement,

Mais il se rappela la promesse qu’il s’était faite, qu’il avait faite à sa mère, de lutter dignement et de vaincre au moins en lui-même ; il se roidit contre sa tristesse, et résolut de prendre part aux jeux de ses camarade, comme si rien ne s’était passé et de tenir tête à toute attaque.

Après le déjeuner, on s’était répandu dans le jardin et dans la cour ; les uns s’emparant d’un jeu de tonneau, les autres se groupant autour de la balançoire, les autres s’en prenant au jeu de boules. De ces derniers était Édouard ainsi qu’Alfred B…, Ils jouèrent deux parties ; puis, il faisait si chaud !…

« Bah ! dit l’un d’eux, nous ferions mieux de nous promener. »

Cette proposition fut acceptée des uns, refusée par les autres. Édouard avait dit oui. Cependant, quand il se vit avec Alfred B… et seulement deux autres, à la petite porte du jardin, il fut fâché d’avoir pris ce parti, parce que la compagnie d’Alfred lui déplaisait.

« Eh bien ! ne viens-tu pas ? » lui dit le collégien en le voyant hésiter.

Ne voulant pas avoir l’air de bouder ce garçon pour des paroles qu’il valait mieux n’avoir pas comprises, Édouard le suivit.

L’enclos de la famille Albin se composait d’une vigne entourée de murs ct du pré où l’on avait pêché. Les jeunes promeneurs suivirent les allées de la vigne, tantôt en poursuivant, çà et là, un papillon, tantôt en grapillant quelque groseille oubliée dans les arbustes des plates-bandes, parfois en causant d’un air assez docte sur divers sujets. Arrivés le long du mur, on se mit à faire la chasse aux lézards gris, avec tant d’emportement, qu’en les voyant grimper sur le mur et disparaître de l’autre côté, Alfred B… imagina d’y grimper aussi « pour leur couper la retraite. » Ce moyen stratégique ne réussit pas, faute de combattants, car les lézards, épouvantés, ne se montrèrent plus ; mais il fournit un autre amusement, qui consistait à marcher debout sur le mur, les bras étendus en balancier, en récitant des vers latins ou burlesques, chose qu’inaugura le collégien, avec gloire, et non sans péril, car le mur, terminé en pointe, offrait à des semelles de souliers une surface extrêmement restreinte. L’un après l’autre, il va sans dire, chacun des compagnons du triomphateur voulut accomplir le même exploit. Un seul s’en tira heureusement, ce fut Édouard, et les autres durent piteusement renoncer à l’entreprise.

« À la bonne heure, dit le collégien, — qui, un peu plus âgé que les autres, s’était institué, de sa propre autorité, le chef de la petite bande, et qui décernait en cette qualité l’éloge ou le blâme, — à la bonne heure, dit-il à Édouard. Du moins, quoiqu’on puisse dire de toi, tu es un brave. Quant à Gustave… » — Et il allait poursuivre, d’un ton doctoral, ses jugements, quand il s’interrompit tout à coup lui-même par un gigantesque : Oh ! d’admiration. Ses yeux s’élargirent, sa bouche s’arrondit, et ses bras tendirent à la verticale pour se lever au ciel.

« Qu’est-ce que c’est ?

— Qu’est-ce qu’il y a ? » demandèrent vivement les deux camarades restés en bas.

Et Édouard, qui marchait sur le mur à la suite du chef de file, s’arrêta, en cherchant du regard le phénomène annoncé par des signes si éclatants.

LUCIE B.

La suite prochainement.


LA JUSTICE DES CHOSES

ÉDOUARD COURAGEUX

Suite.

Le terrain qui s’étendait de l’autre côté du mur était un jardin plein de beaux légumes, de fleurs et d’arbres à fruits. Et le long du mur même se trouvaient des espaliers, quelques-uns déjà dépouillés, d’autres garnis de poires grossissantes, plus ou moins mûres, et enfin deux, à quelques pas, de pêches superbes, grosses comme le poing, et dont le parfum de maturité montait aux narines. Plus loin dans le jardin, rien que des fleurs innocentes qui riaient au soleil, et des légumes qui s’y chauffaient ; pas une créature humaine, pas un animal ; enfin rien d’extraordinaire. Édouard ne comprit pas.

« Qu’est-ce que c’est ? dit-il, répétant la question des autres enfants.

— Des pêches magnifiques ! répondit le collégien en baissant la voix, et qui sentent bon ! hum !! »

Et il dilata ses narines aussi bien que ses prunelles.

« Oui ! elles sont très-belles, » dit Édouard, trouvant au fond que son compagnon faisait bien du bruit pour une chose qui ne les concernait guère.

Et il continuait scn chemin, quand il vit le collégien se mettre mur et se baisser vers l’espalier.

« Tu ne vas pas les cueillir, je pense ! lui cria-t-il.

— Et pourquoi pas, vertueux jeune homme ? répondit Alfred B…en relevant la tête. On peut bien en goûter.

— Non, puisqu’elles ne sont pas à nous.

— La belle affaire ! Nous faisons une migration. Nous sommes des peuples en marche, des conquérants. Alexandre a bien pris la Perse. Elle était plus grosse. »

Et se baissant de nouveau, Alfred allongea la main.

à cheval sur le

« Ne fais pas cela ! s’écria Édouard en lui mettant la main sur le bras. C’est très-mal ! ce serait un vol. »

Et s’adressant aux deux autres, il leur Cria :

« N’est-ce pas ? Empêchons-le !

— Non, non, il ne faut pas le faire, dit l’un assez faiblement, tandis que l’autre, s’efforçant de nouveau de grimper sur le mur, disait : Je voudrais les voir.

— Veux-tu bien me laisser, dis donc ! s’écria Alfred B…furieux, en se retournant vers Édouard. Je te défends de me toucher. Il paraît que tu fais l’hypocrite, à présent ?

— Mais ça ne prendra pas. On sait ce que tu as fait et ce que tu es. J’espère, vous autres, que vous ne croirez pas les bêtises qu’il dit. Tout le monde n’a pas les mêmes raisons que ce monsieur-là de voir le vol partout, et l’on sait bien que prendre des fruits ce n’est pas voler. C’est marauder, ce qui est bien différent.

— Vrai ! demanda Gustave, qui était parvenu à dépasser d’un œil le haut du mur, et qui, apercevant quelques-unes des pêches, dit avec une admiration gourmande : Oh ! qu’elles sont belles ! — Vrai ! répéta-t-il, marauder ce n’est pas voler ?

— Imbécile, puisque ce n’est pas le même mot.

— C’est la même chose, dit Édouard.

— Ça n’est pas vrai, reprit Alfred. Personne, ajouta-t-il, en lançant un coup Édouard, personne ne dira de moi que je ne suis pas un honnête garçon, et pourtant j’ai dévalisé plus d’un arbre dans ma vie. Bah ! ce sont là des tours d’écoliers. Il n’y a que les propriétaires qui se fâchent ; les autres en rient.

— Dame, si ce n’est pas voler ? dit Gustave.

— Quand je te dis que c’est marauder. Connais-tu ta langue ? Allons, qui en veut ?

— Et moi, je vous dis, s’écria Édouard, que c’est toujours voler que de prendre ce

d’œil méprisant à

qui n’est pas à sol. Si vous aviez de belles pêches, seriez-vous content qu’on vint vous les enlever ?

— Tartuffe, va ! répondit Alfred. Ne le prendrait-on pas pour un petit saint ? Vous ne savez pas : c’est tout bonnement qu’il a trop mangé à table, et qu’il n’y a plus de place dans son estomac.

— J’ai eu des torts autrefois, c’est vrai, dit Édouard plein d’émotion. Et c’est à cause de cela que je ne veux plus mal faire, et que je voudrais aussi vous en empêcher, car ça m’a rendu bien malheureux.

— Un vrai prédicateur ! dit le collégien en s’essuyant les yeux de son mouchoir, ce qui fit rire les deux autres. »

Autorisé par ces rires, le mauvais garçon cueillit deux belles pêches qu’il remit à ses compagnons. La vue de ces fruits

superbes, leurs belles couleurs et leur parfum, achevèrent de vaincre chez ceux-ci toute hésitation ; ils y mordirent aussitôt. Édouard, désolé de n’avoir pu empêcher cette mauvaise action, voulait du moins protester par la retraite, et il enfourchait déjà le mur pour sauter à terre, quand le collégien l’arrêta. Il venait de cueillir deux autres pêches :

« Ce n’est pas tout, dit-il à Édouard, tu vas en manger aussi, parce qu’il ne faut pas que tu nous mouchardes.

— Je n’en mangerai pas ! s’écria Édouard, dont les yeux brillaient d’indignation.

— Tu en mangeras ! »

La pêche repoussée par Édouard lui fut écrasée sur la figure, et une lutte eut lieu sur la crête du mur, lutte dans laquelle les deux combattants dégringolèrent dans le jardin voisin, en brisant plusieurs branches de l’espalier. La peur d’être surpris sur ce terrain défendu ta au collégien toute envie de continuer le combat, et il se hâta de regrimper et de sauter de l’autre côté, non sans avoir bourré ses poches de toutes les pêches qui lui tombèrent sous la main.

Édouard, resté seul, eut un moment l’envie de chercher la porte du jardin, plutôt que de fuir comme un malfaiteur ; mais il réfléchit qu’il ne pouvait s’expliquer sans dénoncer les coupables, et il renonça bien vite à cette pensée. Il se sentait un peu étourdi, car sa tête avait porté dans la chute ; afin d’éviter Alfred et ses compagnons, il longea quelque temps le mur à l’intérieur du jardin, remonta avec précaution à l’aide des crampons de l’espalier, redescendir dans la vigne à un autre endroit et reprit aussitôt le chemin de la maison.

Jusque-là, il avait été trop ému pour songer à rien qu’à ce qui venait de se passer ; mais quand il se trouva près de la petite porte par laquelle il devait rentrer dans le jardin de Mme Albin, et qu’il vit cette porte entr’ouverte, il pensa que sa toilette devait être fort en désordre, et il se hâta de secouer sa veste et son pantalon. En passant la main dans ses cheveux, il sentit de nouveau une douleur au front ; puis, il chercha son mouchoir pour essuyer son visage plein de sueur et ne le trouva point dans sa poche. — Ah ! sans doute Fanfan l’Éveillé ne le lui avait pas rendu, et peut-être l’avait-il perdu dans le pré ?

Édouard avait à peine franchi la porte du jardin qu’il se trouva en présence de la mère de Fanfan, accompagnée d’une autre dame.

« Édouard, lui demanda-t-elle vivement, Fanfan n’est pas avec vous ?

— Non, madame.

— Grand Dieu ! où est-il ? Je le cherche depuis une demi-heure. Mon enfant ! où est-il ?

— Voyons, ma chère amie, c’est tout au plus s’il y a quinze minutes, observa l’autre dame, ne vous inquiétez donc pas ainsi. »

En même temps, elle regardait Édouard, et dit tout à coup :

« Mais qu’avez-vous, mon enfant ? Il vous est arrivé quelque chose, car vous êtes tout pâle et vous avez une bosse au front. »

Édouard hésita et rougit, puis il répondit :

« Madame, c’est que je suis tombé.

— Là ! vous pouviez vous tuer peut-être. Et où donc étiez-vous grimpé ?

— Oh ! répondit Édouard, visiblement embarrassé, cela ne fait rien. »

Les dames allaient sortir du jardin, et Édouard les suivait pour aider à chercher l’enfant, quand soudainement se présenta dans la porte M. Fanfan lui-même, arrivant de son pas le plus leste et le plus délibéré. Sa jeune mère se jeta aussitôt sur lui, l’enleva dans ses bras, et après l’avoir embrassé de toutes ses forces, se prit à le gronder. Tout à coup, elle se retourna vers Édouard :

« Et vous prétendiez qu’il n’était pas allé avec vous ? lui dit-elle d’un ton de reproche.

— Non, madame, il n’était pas avec moi, » répondit Édouard vivement.

Puis aussitôt, il baissa la tête avec une amère tristesse, en songeant à ce poids implacable de soupçon dont l’écrasaient ses fautes passées.

« Mais non, il n’était pas avec moi, puisque je le cherchais ! s’écria Fanfan, en s’échappant des bras de sa mère. Pourquoi est-ce que tu lui fais de la peine, toi aussi, maman ? Je ne veux pas qu’on lui fasse de la peine ; c’est mon ami ! »

Et il alla passer les deux bras autour du cou d’Édouard, qui l’enleva et se mit à le porter dans l’allée, le cœur tout attendri, au milieu de ses chagrins, de cette amitié gentille.

« Ils sont méchants, ceux qui disent du mal de toi, dit encore Fanfan. »

Et, de son petit air capable, secouant la tête de haut en bas, il semblait ruminer des choses pesantes sur son cœur. Édouard l’alla poser dans la balançoire et prit plaisir à l’y bercer. Puis, ils se séparèrent, la maman étant empressée de reprendre son bébé, tandis qu’Édouard désirait également rejoindre sa mère.

Elle le cherchait et vit du premier coup d’œil qu’il avait dû recevoir quelque nouvelle impression fächeuse. Marchant près de lui, et lui serrant doucement la main, elle l’interrogea.

« Chère mère, lui dit-il, je te raconterai

TOME XVII

LA JUSTICE DES CHOSES.

305

cela demain, demain seulement : il le faut. »

Ils allèrent ensemble rejoindre Adrienne, et il se vit engagé, en compagnie d’un groupe de jeunes filles et de deux ou trois jeunes gens, dans une partie de colinmaillard. Là encore, cependant, malgré l’entrain du jeu, il se vit observé avec un peu de froideur, et, chose étrange, sa sœur n’avait pas pour lui cette maternelle protection, ces douces paroles auxquelles elle l’avait accoutumé.

La journée g’était écoulée très-joyeusement pour la plupart des invités ; les papas venaient d’arriver par le train de six heures ; on sonna la cloche du diner. Bientôt, tout le monde à peu près fut rassemblé autour d’une grande table, déjà chargée, et tandis qu’on attendait encore Mu Albin et quelques personnes, et qu’arrivaient les potages fumants, les yeux de certains possesseurs d’estomacs friands pouvaient parcourir avec intérêt les pyramides de fruits, les plats de crême, les confitures et les gâteaux étalés. Car ce dessert avait une symétrie fort belle et irréprochable. On y voyait, comme les pieces d’un jeu d’échecs, ou comme dans une contredanse les dames et les cavaliers, figurer en vis-à-vis oblique les fruits ou friandises de même sorte : poires avec poires, groseilles avec raisins, noix avec amandes, et, pour tout dire en un mot, suivant les grandes règles, pepins avec pepins, noyaux avec noyaux, etc. ; toui était parfait, sauf à une seule place, où se trouvait une assiette vide ; et pour tout initié à l’art des desserts, on pouvait, en interrogeant à l’autre bout la place correspondante, savoir ce qui manquait ; ce devait être des pêches ou des persès, tout au moins un fruit à noyau, car le partner solitaire du bout opposé était une assiette de pêches jaunes.

« M. Marcieux n’est pas encore venu ? demanda Juliette Albin, qui était avec ses jeunes amies l’ordonnatrice de ce beau coup d’œil.

— Non, pas encore.

— Oh ! que c’est ennuyeux ! mon dessert n’est pas complet ; c’est dommage.

— Est-ce un bonhomme de pain d’épice que M. Marcieux ? demanda une jeune étourdie.

— Non, c’est notre voisin de campagne. Et il doit m’apporter… Ah ! le voici !… »

Et Juliette s’avança vivement vers M. Marcieux, qui de son côté la cherchait. Mais en ce moment Mme Albin prenait place à table et marquait à ce monsieur une place non loin d’elle. Tout le monde s’assit, et Juliette se trouva fort loin de M. Marcieux. Cependant, il la vit bientôt, et la saluant, il allait lui adresser la parole quand elle dit la première, en lui montrant, d’un air et d’un geste de reproche, l’assiette vide.

« Oh ! notre voisin.

— Ma chère enfant, répondit-il, j’allais précisément vous dire pourquoi je vous ai manqué de parole, bien malgré moi. Les pêches que je me faisais le plaisir de vous offrir étaient les dernières de mon jardin ; je ne voulais les cueillir qu’au moment de les apporter, pour que leur parfum fût plus exquis, et lorsque, il v a une demi-heure, je vais à mon espalier, je le trouve dépouillé, brisé, et mes plates-bandes piétinées. C’est un ravage d’une sauvagerie !… un vol indigne !

— Est-il possible ? s’écria M®e Albin : nous avons des voleurs, ici… mais c’est terrible ! Qui peut avoir fait cela ? C’est sans doute la nuit dernière ?

— Non, reprit M. Marcieux, mes pêches y étaient ce matin. C’est un vol fait cette après-midi, en plein jour, avec une audace…

— Avez-vous des indices ?

— Oui, » dit M. Marcieux.

Édouard, pendant cette conversation, que tout le monde entendait, cor elle s’était établie avant toute autre, à ce moment de premier appétit où l’on ne cause guère, Édouard avait jeté les yeux sur Alfred. il payait d’audace, et d’un air dégagé, un peu affecté peut-être, causait avec une petite voisine. Quant à ses deux complices, il y en avait un qui était fort rouge, et l’autre qui pâlissait et perdait contenance visiblement.

« Avez-vous fait votre déclaration ? demanda M. Albin.

— Non. Et j’hésite à la faire.

— Et pourquoi cela ? demanda Juliette. C’est agréable, maintenant, si nous avons des voleurs dans le pays ! Il faut s’en débarrasser.

— Je pourrais faire une enquête, dit M. Mercieux ; car je possède une pièce de conviction : le mouchoir du voleur ou d’un des voleurs, je ne sais : il était resté entre les branches. Tenez, je l’ai apporté. »

Il tirait en même temps de sa poche un mouchoir à petites raies roses, marqué E. B. La mère d’Édouard le reconnut aussitôt pour celui de son fils, et pâlit en regardant Édouard de l’air étonné d’une personne quine comprend pas. Adrienne poussa une exclamation, regarda son frère également, et se troubla jusqu’aux larmes.

« E. B. » prononcèrent à voix haute les personnes voisines de M. Marcieux, et tout à coup, tous les yeux. se fixèrent sur Édouard, en même temps qu’une petite fille s’écriait étourdiment :

« C’est le mouchoir d’Édouard ! »

En voyant son mouchoir à la main de M. Marcicux, Édouard avait reçu comme un grand coup dans le cœur ; et maintenant il restait sur sa chaise, pâle, immobile et comme écrasé. Comment se justifier en effet devant de telles apparences ? Il avait répondu cependant au regard de sa mère par un regard qui lui disait : Ne doute pas ! Et quand tous les yeux se fixèrent sur lui, quand son nom fut prononcé, à peine demeura-t-il une seconde immobile ; il se leva, et tout blanc de visage, mais d’un pas ferme, il s’approcha de M. Marcieux.

« Monsieur, dit-il d’une voix assez haute pour que tout le monde l’entendit, ce mouchoir est à moi, en effet, et cependant ce n’est pas moi qui ai pris vos pêches.

— Fort bien, monsieur, répliqua M. Marcieux, d’un ton de mépris écrasant. Voici. »

Et il remit le mouchoir à Édouard, tandis qu’un murmure d’indignation courait autour de la table. Car pouvait-on croire une pareille déclaration ? C’était d’une insigne effronterie.

« Édouard ! mon enfant ! s’écria, d’un ton déchirant, la pauvre mère, justifie-toi. Je t’en conjure. Qui a fait cela ? »

Édouard leva douloureusement les yeux sur elle. Il était livide.

« Maman, je ne dois pas dénoncer les autres. Je ne puis dire qu’une chose, c’est que ce n’est pas moi.

— En présence d’une telle preuve, tout mensonge est inutile, » s’écria quelqu’un d’une voix éclatante, quoique brisée par la douleur.

C’était le père d’Édouard. Il se leva en même temps et s’approchant de son fils :

« Venez, monsieur, suivez-moi. Ne troublez pas plus longtemps la joie des honnêtes gens. »

Il trouva sa femme sur son chemin.

« Je t’en prie ! lui dit-elle, calme-toi. Je suis sûre qu’Édouard n’est pas coupable.

— Ah ! voilà bien les mères, lui répondit-il avec un geste de commisération douloureuse. Non, ma pauvre amie, tais-toi ; on se rend ridicule, voilà tout. Il faut accepter son malheur… »

Cet événement, les paroles du père d’Édouard et sa volonté de partir en emmenant le coupable, avaient ému vivement toute l’assistance, composée pour la plupart d’amis de cette famille ; on plaignait beaucoup les parents ; plusieurs voix s’élevèrent pour les consoler ; on essayait d’atténuer la faute, et M. et Mme Albin s’épuisaient à répéter :

« Ce n’est qu’une espièglerie. Vous prenez cela trop au sérieux. »

Tandis que de son côté M. Marcieux se répandait en excuses et protestait de ses regrets vis-à-vis du père d’Édouard, les amies d’Adrienne, éplorée, l’entouraient en la comblant de caresses.

Mais tout cela n’était que de la pitié, et cette politesse menteuse qui, pour donner à tout, en dépit de tout, des apparences convenables, sacrifie la vérité. Ceux qui étaient loin, et ne pouvaient pas être entendus, parlaient entre eux autrement.

« Quel affreux petit mauvais sujet ! disait à la mère de Fanfan la dame qui l’accompagnait au jardin. Vous rappelez-vous, quand nous lavons rencontré, comme il était défait ? et sa bosse au front ? Il nous à même avoué qu’il était tombé, sans vouloir dire où ; je le crois bien !

— Oh ! que je plains ses parents ! répondait la jeune mère. — Mais calme : toi donc, mon petit ange, » ajoutait-elle, parlant à Fanfan, qui s’agitait sur la pile de livres où on l’avait juché pour le mettre à la hauteur de la table,

« Non ! ça n’est pas vrai ! ça n’est pas Édouard qui l’a fait ! » criait Fanfan de toute sa voix, que l’on n’entendait guère.

Et sa petite tête, si éveillée, si intelligente, se tendait à droite et à gauche pour saisir ce qui se disait ; puis, il poussait des cris, prononçait des mots perdus au milieu du bruit, et frappait la table de ses petites mains.

« Ce malheureux enfant a été bon pour lui, reprit la jeune mère, et Fanfan est si reconnaissant ! »

Toutes ces condamnations à voix basse et toutes ces consolations à voix haute ! s’échangeaient en même temps. Mais le père d’Édouard était trop sincère et trop fier pour ne pas tenir compte de ce qu’on pensait plutôt que de ce qu’on lui disait, par pitié et par politesse ; aussi répondit-il à M. Albin :

« Non, mon ami, ces choses ne sont pas des espiègleries. Songez à ce que vous disiez tout à l’heure quand vous avez cru qu’il s’agissait de voleurs ordinaires, c’est-à-dire de quelque pauvre homme ou de quelque pauvre enfant. Alors le crime vous paraissait grave et le châtiment légitime. Eh bien, à mon sens, de la part de celui qui l’a commis, c’est, au contraire, plus grave encore. Je vous remercie de la pensée qui vous dicte ces consolations, mais je ne puis les accepter.

— Mais ce n’est qu’un enfant ! répéta Me Albin.

— Oui, madame, heureusement. Et cependant… Sa voix s’altéra en disant : « Il me laisse bien peu d’espoir ! » Enfin, reprit le malheureux père en se roidissant contre l’émotion, ce sont là scènes de famille dont je vous demande pardon de vous occuper ainsi, Je fais justice, en retirant du milieu de vous un coupable. et des malheureux… Vous serez plus gais après notre départ.

— Édouard, lui dit sa mère, Édouard, dis-moi que tu n’es pas coupable. Répète-le moi, et pardonne-moi cette nouvelle question. Ma tête se perd.

— Non, mère chérie, répondit-il, non, je ne suis pas coupable. J’ai fait ce que j’ai pu pour empêcher… Je me suis battu, même, et c’est pourquoi.

— Bien, dit-elle, c’est bien. Maintenant, que tout le monde t’accuse, au moins, tu auras ta mère ! »

Mais, dans tout cela, que faisaient les vrais coupables, Alfred B. et ses compagnons ? — Alfred était fort agité, fort

rouge ; on eût pu même le voir trembler : et cependant il s’efforçait de paraître occupé, de sourire même, tout cela pourtant d’un air si faux, si éperdu, qu’il n’eût pas été difficile de deviner qu’il était coupable, si l’attention se fût portée sur lui. — Gustave sanglotait, couché sur la table, et ses voisins disaient de lui :

« Pauvre enfant ! comme il est sensible ! » — Pour l’autre, il avait tout doucement quitté la table et s’était enfui.

Les bonnes paroles de sa mère avaient rempli Édouard d’un nouveau courage. Il sentait que, s’il quittait cette assemblée sous cette condamnation, il en porterait le poids toute sa vie ; il voyait ses parents au désespoir, et, résistant à son père qui une seconde fois lui ordonnait de le suivre, il osa lui-même prendre la parole. Sur ses traits, pour la première fois, on put lire une résolution profonde, une indomptable fermeté. La main sur le dossier de la chaise qu’avait laissée vide M. Marcieux, debout, toujours bien pâle, sa mère à côté de lui :

u Écoutez, dit-il, écoutez-moi, je vous en prie ! Je vous demande cette justice ! Partir ainsi… quand tous vous me croyez coupable, non, ce serait trop affreux. Je veux vous dire la vérité ; il me semble que vous l’entendrez dans ma voix. Non, ce n’est pas moi ! Je sais… oui… J’ai mérité d’être soupçonné, parce que… autrefois. j’ai été entrainé par de mauvais conseils et une mauvaise compagnie… et j’ai mal, très-mal agi… Mais j’en ai bien souffert ; j’en ai demandé pardon à mes parents, je leur ai promis et me suis promis à moi-même que je serais toujours honnête et sincère. Et j’ai tenu parole, je vous jure ! Aujourd’hui, c’est vrai, les apparences sont contre moi… je le sais. et pourtant ce n’est pas moi !… J’ai fait au contraire mon possible pour empêcher… Je ne puis pas dire qui c’est ; mais ils sont bien lâches ceux qui se taisent en me laissant accuser. Ah ! je sais bien que vous n’êtes pas forcés de me croire ! Il faudrait des preuves. Oui ! Et malheureusement je n’en ai pas. Mais, pourtant, je vous en prie, dites-moi, est-ce qu’un coupable oserait parler ainsi ? Le croyez-vous ? Oh non ! alors, ce serait un monstre !… Voyez-vous, si j’’insiste, ce n’est pas pour moi, c’est pour ma mère, qui est là toute seule à me croire, parce qu’elle sait bien, elle ! »

Ici, la voix d’Édouard fléchit sous l’émotion, mais ce ne fut qu’un instant, et il reprit aussitôt :

« C’est aussi pour mon père, qui craint que je devienne un malhonnête homme, ct quiest si malheureux !…pour ma sœur, qui rougirait de son frère !… Oh ! je vous en prie ! croyez-moi ! Non, je n’oserais jamais me défendre ainsi si j’étais coupable ! Vous avez bien vu que suis timide, quand l’autre jour j’ai pleuré, parce qu’on avait l’air de se souvenir… Non ! non ! je ne suis plus menteur ! je suis maintenant cent fois plus incapable de mentir que quand ça m’est arrivé. Ce n’est pas moi qui ai pris les pêches ! Je vous le jure, croyez-moi !!! »

L’accent de cet enfant, son courage, l’expression de ses regards, toute s9n attitude, parlaient tellement pour lui qu’il y eut, de la part de presque tous ceux qui l’entendaient, un élan, et plusieurs grandes personnes et des enfants s’écrièrent :

« Non ! non, ce n’est pas lui !

— Non ! ce ne peut pas être lui ! »

Le père d’Édouard se rapprocha, et le regardant en face, lui dit :

« Édouard !…

— Mon père ! dit l’enfant, en soutenant noblement ce regard. Et il prit la main de son père, qui le saisit dans ses bras, et s’écria :

— Eh bien, je te crois ! »

Adrienne était venue se jeter au cou de son frère, et la maman pleurait de joie. M. Albin et M. Marcieux se hâtèrent d’assurer qu’ils ajoutaient pleine confiance aux déclarations d’Édouard, et Mme Albin, le prenant par la main et l’embrassant, le ramena à sa place, et s’efforça de rétablir le calme et de continuer le repas interrompu.

Cependant, l’opinion est chose si variable, et la confiance parfaite est si difficile, en l’absence de preuves — surtout en présence de preuves contraires — que, presque aussitôt après l’élan provoqué par les paroles d’Édouard, il y eut une sorte de réaction, une hésitation pénible, quelque chose qui se fit sentir, comme on sent un courant d’air froid par le fait d’une porte ouverte. La porte ouverte, c’était le doute qui revenait, et il pouvait donner passage à bien des pensées fâcheuses, qui ne feraient sans doute que s’accroitre à mesure que s’affaiblirait l’impression de la défense, et quand elle n’aurait plus occasion de se produire.

Mais alors une voix petite et perçante se fit entendre, et l’on vit Fanfan l’Éveillé, qui échappant à la surveillance de sa mère et à la pile de livres, dont il était parvenu à se faire un marchepied, montait sur la table en criant de toutes ses forces :

« Je le sais bien, moi, que ce n’est pas Édouard ! je l’ai entendu et je veux le dire. Non, ce n’est pas lui ! Je sais, je sais, je vous dis, écoutez-moi ! »

On s’empressa d’écouter, et Fanfan, reculant loin de sa mère qui voulait le remettre à sa place, arriva tout au milieu des plats, et, avec l’accent du témoin le plus convaincu, parla ainsi :

« Voilà, D’abord, j’ai dormi, parce qu’il faisait très-chaud. Et puis, quand je me suis réveillé, j’ai demandé où était Édouard, et maman m’a dit : — Je ne sais pas : il est quelque part à s’amuser. J’ai demandé encore, et la petite Louise, là-bas, m’a dit :

— Il est sorti par la petite porte avec des autres. Alors, moi, j’ai voulu aller trouver Édouard, parce que je l’aime bien, et comme maman causait avec une autre dame, j’ai filé par la petite porte et j’ai couru dans la vigne. Et quand j’ai été au bout de l’allée, j’ai entendu des voix. Ils étaient le long du mur, et ils ne me voyaient pas, parce que la vigne était plus haute que moi ; mais je les voyais bien, moi, à travers les branches. C’étaient Alfred, ce grand-là, et puis… »

Fanfan s’arrêta ; car aux places qu’indiquait son petit doigt, il n’y avait plus personne. Les coupables, se voyant sur le point d’être dévoilés, écrasés de honte, s’étaient enfuis.

« Là, vous voyez ? reprit Fanfan, ils ont bien vu que j’allais dire leurs noms, les vilains, et ils se sont en allés. Eh bien, je les dirai tout de même : c’était Alfred, le grand, et puis Gustave, et puis Émile, et voilà ce qu’ils disaient :

« — Il ne revient pas, Édouard.

« — Va, il n’en a pas envie, disait Alfred. Je lui ai fait faire une belle culbute et lui ai donné son compte. A-t-on vu celui-là nous faire de la morale ! Ça lui apprendra.

Alors Émile a répondu :

« — Mais, s’il va le dire, nous serons joliment grondés.

« — Sois tranquille, va, il ne le dira pas. Je lui ai fait une belle peur. Et puis, quand mêmeille dirait, nous soutiendrons tous trois que ce n’est pas vrai, et comme il passe pour menteur, on ne le croira pas. »

« En même temps, ils mordaient dans les pêches, que le jus leur en coulait de la bouche, et ils s’étouffaient pour en avoir plus tôt fait. Et je les ai vues, les pêches ! joliment belles, oui ! grosses comme ça. »

Fanfan avait collé ses deux petits poings l’un contre l’autre ; mais voyant tout de suite que ce n’était pas assez gros, il porta vivement une de ses mains à sa tête en disant : « Non, comme ça ! » Il comprit pourtant que cette fois c’était un excès contraire, et ne trouvant pas d’objet de comparaison, reprit :

« Enfin, grosses ! grosses !… et rouges !… Alors, moi, je me suis dit : Ils ont fait du mal à Édouard. Et je me suis mis à courir pour l’aller dire à maman. Mais voilà que comme j’arrive à la porte, je vois maman qui me cherchait et puis Édouard. À présent, vous voyez bien que ce n’est pas lui, puisque ce sont les autres ! Et puisqu’il voulait les empêcher et qu’ils l’ont battu pour ça. »

Ayant terminé |à son discours, Fanfan, un peu ému, voulut rejoindre sa mère ; mais, avec sa vivacité ordinaire, il tourna trop court et allait tomber dans une crème, quand un des assistants l’enleva dans ses bras et le rendit à sa mère, qui, toute fière de cet orateur à ses débuts, le couvrit de baisers.

Des bravos éclatèrent.

« À la santé de Fanfan le justicier ! s’écria monsieur Albin, en levant son verre.

— À la santé d’Édouard ! digne et courageux ! » s’écria-t-0n aussi de toutes parts. Et alors, ce ne furent plus, vis-à-vis d’Édouard et de ses parents, que poignées de main des plus chaudes et félicitations des plus vives. M. Marcieux surtout voulut se faire l’ami d’Édouard, et lui dit, en lui serrant la main :

« Mon petit ami, vous êtes en bon train d’être un homme. Quand on revient comme vous de fautes que beaucoup ont commises sans en avoir tant de repentir, on est plus fort qu’avant la chute. »

Heureux d’avoir reconquis l’estime et de voir ses parents joyeux, Édouard cependant ne cessa point d’être modeste et indulgent. Comme on lui exprimait l’indignation qu’inspirait la conduite d’Alfred, il fit remarquer que, d’après la propre définition du collégien, il ne croyait pas voler, mais seulement marauder. La distinction fit rire ; mais M. Albin observa que plus d’une distinction de ce genre existe parmi les hommes, et qu’il fallait pardonner aux enfants de ne pas savoir les approfondir. Au moins ne pouvait-on excuser Alfred d’avoir laissé bassement accuser un autre à sa place ; car ceci est la plus vilaine des mauvaises actions ; sa tante, fort mécontente de lui, l’emmena aussitôt après le dîner ; et pour les deux autres enfants plus jeunes, leurs mamans les grondèrent beaucoup et les tinrent en pénitence toute la soirée.

Maintenant, Édouard n’avait plus que des sujets de satisfaction ; car tout le monde, pour le venger de l’injustice qu’un moment il avait subie, lui faisait fête, et lui marquait de l’estime et de l’amitié ; cependant, fatigué des émotions de cette soirée, il fut heureux que ses parents éprouvassent comme lui le besoin de l’abréger. Quand ils se trouvèrent tous les quatre, seuls dans la voiture qui les ramenait à Paris, ils s’embrassèrent avec effusion.

« Mon enfant, dit le père d’Édouard, tu m’as fait éprouver de cruelles douleurs et de grandes craintes. Mais à présent, je suis sûr que je puis être fier de toi. »

La maman, qui n’avait point douté de son fils, jouissait délicieusement de le voir réhabilité devant tous, et surtout du courage qu’il avait montré ; car elle voyait la preuve que son cher enfant avait acquis — ce que, malheureusement, n’ont pas tous les hommes — une conscience, c’est-à-dire l’agent de tous les efforts, de toutes les vertus.

« Elle est vraiment trop impressionnable, disait sa mère. Je ne sais ce qu’elle a depuis quelques jours. »

LUCIE B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

LA JALOUSIE D’ADRIENNE.

Le lendemain matin, Édouard, assez fatigué, sortait d’un profond sommeil, quand sa mère entra dans sa chambre, un peu inquiète de savoir comment il avait passé la nuit. À peine commençaient-ils de causer, qu’Adrienne aussi entra chez son frère. Elle avait un peignoir blanc du matin, et comme la veille, ses yeux étaient rouges. Mais pourtant, dans sa physionomie, rien n’annonçait le chagrin, du moins cette sorte de chagrin qui rend sombre et concentré ; car toute son attitude, au contraire, et son visage portaient l’empreinte d’un rayonnement intérieur, d’une émotion ardente, enthousiaste, tempérée par quelque chose de timide, qui accompagne tous les sentiments profonds.

Elle souhaita le bonjour à sa mère, s’assit près d’elle sur le petit lit d’Édouard, et, s’informant comment le cher Loulou avait passé la nuit, elle l’embrassa pour le remercier de ce qu’il était « très-bien », prit une de ses mains, et une autre de sa mère, les regarda, sourit et se mit encore à pleurer.

« En vérité, mon Adrienne, dit la mère en l’attirant dans ses bras, ce n’est pas Édouard qui est malade ; mais toi bien plutôt. Est-il possible de pleurer ainsi ! Ma fille va se métamorphoser en fontaine. Voyons, qu’as-tu, ma chérie ? Sérieusement, cela est maladif, »

La fillette, suffoquée, ne pouvait que secouer la tête, et enfin, elle dit :

« Non, je ne suis pas malade. Ce n’est pas cela.

— Mais alors, qu’est-ce donc ? » reprit la Maman.

Et ce fut au tour d’Édouard de s’inquiéter de sa sœur, et de joindre ses questions

à celles de sa mère. Adrienne continuait de sangloter en silence, la tête appuyée sur l’épaule de sa mère.

« Tu m’inquiètes, ma fille, dit la bonne mère, et ce n’est pas d’aujourd’hui, car, depuis plusieurs jours, ton humeur n’est plus égale. Tu es souvent triste, quelque-fois sombre ; parfois même tes paroles brèves, presque dures, m’ont blessé le cœur. Tu souffres certainement. Qu’y a-t-il ?

— Oh, maman ! maman ! dit enfin Adrienne, en couvrant le visage de sa mère de larmes et de baisers, tu avais une méchante, une bien méchante fille !

— Non. Un moment peut-être. Mais qu’y avait-il donc ? Dis-le moi, maintenant que c’est passé.

— Oh, oui ! s’écria la fillette, oui, c’est passé ! mais c’est égal… c’était si mal ! Ah !… j’étais venue pour le dire, et maintenant, je ne puis pas. Quand vous le saurez, vous ne voudrez plus m’aimer.

— Toi, chère enfant ! c’est bien impossible.

— Oh ! petite sœur, comment peux-tu dire cela ? Dis ce que tu as sur le cœur, va. Et ne pleure plus. Nous t’aimons bien.

— C’est que… ces derniers temps, depuis qu’Édouard… »

Elle perdit la voix de nouveau.

« Eh bien ! voyons, depuis qu’Édouard…

— Il y a de ma faute, je le vois, dit le bon garçon, en embrassant Adrienne.

— Non, oh non ! c’est bien la mienne ! Voilà… c’est que vous causiez toujours, tous deux ensemble… et puis, quand j’arrivais, quelquefois, vous vous taisiez… Et alors il me semblait que vous étiez contents d’être seuls, et maman était si heureuse de te revoir et s’occupait tant…

— Eh bien, après, quoi ? demanda Édouard, voyant que sa sœur s’arrêtait, pendant que la maman qui, elle, avait compris, faisait un mouvement pénible.

— Si bien que j’étais… oh ! c’est si mal !… je ne savais pas… j’étais… j’étais jalouse !… »

Adrienne avait prononcé ce mot avec effort et en inclinant plus bas son visage plein de rougeur et de larmes, qu’elle cachait dans ses mains et un sanglot douloureux lui échappa.

« Jalouse !… répéta Édouard en ouvrant de grands yeux. Jalouse !… mais cela voudrait dire que tu croyais que ta maman m’aimait plus que toi ? Oh ! petite sœur, oh ! est-ce que c’est possible ?

— Non, dit la maman, ce n’est pas possible. Il n’y a pas deux amours maternels ; il n’y en a qu’un, et qui est tout entier pour chaque enfant. Seulement, comme notre pouvoir de manifestation est borné, ne comprends-tu pas, Adrienne, qu’il faut se donner davantage à celui qui a plus besoin.

— Oui, maman, oui, je comprends bien maintenant pourquoi, et je m’en veux trop d’avoir eu un si mauvais sentiment… c’est pour cela que j’ai voulu vous le dire, afin que vous m’en vouliez aussi, puisque je l’ai mérité… puisque je ne suis pas bonne… et que je ne mérite pas qu’on m’aime du tout !

— Ah ! par exemple, s’écria Édouard en embrassant sa sœur de toutes ses forces.

Et la maman l’embrassait aussi.

— Pauvre enfant ! je ne t’en veux pas ! Tu as trouvé ta punition dans ta faute, car la jalousie fait beaucoup souffrir.

- Oh ! oui, maman, oui, la jalousie fait souffrir ! c’est comme une montagne, à présent, que j’ai de moins sur le cœur.

— C’est comme ça, dit Édouard, que tu étais quelquefois si maussade. Alors, je suis bien content, car je me disais : Adrienne n’est plus si bonne et si gentille qu’autrefois, elle m’aime moins, et j’en avais de la peine. Mais à présent, tu vas encore être bonne et gaie, et tu m’aimeras davantage.

— Oui, mon cher Loulou, répondit-elle en le serrant à l’étouffer. Et je n’aurai plus jamais ce vilain sentiment qui fait tant de mal. C’est qu’aussi j’ai été gâtée, petit frère, pendant ton absence. J’avais ma maman à moi toute seule. Mais, vois-tu, je sens à présent que c’est encore meilleur de l’avoir à nous deux. »

Et tandis que le sourire courait, brillant, sur ses joues mouillées, elle pressait alternativement les mains de sa mère et d’Édouard, en fixant sur eux des regards où la vivacité de la tendresse luttait avec un reste de confusion.

« À présent qu’il n’y a plus de secrets, ajouta-t-elle, nous serons bien mieux ensemble.

— C’est très-vrai, dit la maman, que le secret, nécessaire pourtant quelquefois, est une mauvaise chose dans les familles. Quand les cœurs sont bien unis, il ne faut pas de cloisons entre les pensées. Notre raison, pour t’avoir caché les fautes d’Édouard, ma fille, est que nous avions craint de nuire à ton amitié pour lui..

— Non, maman, non ! ça m’aurait fait de la peine aussi ; mais comme toi je l’aurais aimé… je l’aimerai davantage, puisqu’il a souffert. Est-ce que je n’ai pas voulu l’aimer en maman, moi ? bien qu’il s’en soit défendu, par amour-propre, ce petit-là, dit-elle en pinçant le bout du nez d’Édouard et en lui tapotant les joues. Car ça veut être tout de suite de petits hommes, ces bébés…

— Pas du tout, ce sont ces bambines qui veulent tout de suite être de petites femmes, » répliqua Édouard.

Et ils échangèrent ainsi, en riant, mille agaceries, tandis que leur maman, rêveuse, les contemplait. Ils en vinrent à rire aux éclats, eux qui, peu de minutes auparavant, pleuraient. Et puis, tout à coup, frappés de la rêverie de leur mère, ils lui demandèrent à quoi elle songeait.

« À la sottise profonde qui est le fond de tous nos défauts, dit-elle. Je rapprochais l’aveu que vient de nous faire Adrienne de la mauvaise humeur qu’elle montrait depuis quelque temps, et dont j’étais inquiète, sans en pénétrer la cause. Cette humeur, ma chère fille le comprendra aisément, non-seulement l’empêchait d’être aimable et bonne comme à l’ordinaire, mais la rendait véritablement désagréable. Et cependant, quel était le motif de la conduite d’Adrienne ? C’est que, ne se croyant pas assez aimée, elle voulait l’être davantage. En était-ce donc le moyen ? — Eh bien ! tous les jaloux sont ainsi : plus le besoin d’être aimés les passionne, plus ils se rendent haïssables ; et ils n’en trouvent pas moins les gens très-injustes de ne pas les idolâtrer.

« Il faut ajouter que le jaloux est rarement aimable par lui-même, car ce désir violent d’être le plus aimé, sans s’occuper d’abord, en général, d’être digne de l’être, vient presque toujours de l’égoïsme et souvent exclut, ou du moins combat, les délicatesses du sentiment et de la con- science, la dignité personnelle, la justice, l’impartialité. On peut souffrir de n’être pas aimé ; mais ceux qui savent bien aimer eux-mêmes, comprennent que l’affection est au-dessus de toute exigence. Elle ne s’impose pas, elle se donne. On ne la demande pas, on la gagne par l’affection même, et le meilleur moyen d’être aimé sera toujours d’être aimable.

« Il faut pourtant faire une exception, ajouta la maman, en regardant ses enfants avec une tendresse profonde et un doux sourire : C’est que, dans la famille, les enfants sont toujours, et malgré tout, aimés. Ne fussent-ils pas aimables, le père et la mère les aiment encore, en attendant qu’ils le soient, dans l’espoir qu’ils redeviendront enfin dignes d’être aimés. Mais dans la vie sociale, c’est bien différent.

— N’oubliez pas au moins, dit-elle encore en les embrassant, que lorsqu’ils sont aimables et bons, les mamans sont si heureuses ! »


ÉDOUARD PEU SOIGNEUX

« Édouard ! comment ! tu sors comme cela ? Il manque deux boutons à ton gilet.

— Tu crois !

— Je fais mieux que de croire, je vois. Comment ne l’as-tu pas vu toi-même ?

— Oh ! je n’y avais pas fait attention.

— Eh ! mais ta chemise ! comme elle est fripée ! tu as oublié d’en changer hier soir pour ménager celle-ci ? »

Édouard baisse le nez, suffisante réponse :

« Il est bien fâcheux qu’avec les soins que je prends et les dépenses que nous faisons pour toi, et qui suffiraient pour d’autres, tu sois toujours si mal mis.

— Je ne sais pas comment faire, moi.

— C’est pourtant bien simple. Il faut s’imposer certains soins, légers d’ailleurs, d’ordre et de propreté, grâce auxquels tes vêtements garderont un aspect convenable, et feront tout l’usage possible. Par exemple, il a plu hier ; et je vois ce matin de la boue à ton pantalon. Comment, avant de le mettre, ne t’es-tu pas brossé ?

— C’est que… vraiment, tout cela n’en finit pas.

— Je ne te savais point si occupé ; mais tu le serais davantage qu’il n’en faudrait pas moins, par égard pour les autres et pour toi-même, veiller au soin de ta personne et de tes habits.

— Je le veux bien, puisque ça te fait plaisir ; mais ce sont là des exigences de la ville.

— Pas du tout, je t’assure ; les exigences de la ville, ou pour être plus précis, certaines exigences du luxe peuvent être mises de côté facilement, si l’on s’abstient d’entrer dans le milieu où elles règnent ; quant à l’ordre et à la propreté, ils sont de tous les lieux et de tous les temps. Pour être à la campagne, on ne cesse pas d’avoir des convenances à observer vis-à-vis des autres et de soi-même.

— Oh ! l’on ne regarde pas là-bas à quelques boutons de plus ou de moins ; et, si tu voyais M. Ledan les jours de pluie, avec ses pantalons garnis de cuir dans le bas…

— Cela me prouve précisément que M. Ledan ménage beaucoup ses habits. On ne peut pas, en effet, s’habiller à la campagne comme dans un salon, mais M. Ledan ne sortait pas de sa chambre avec des pantalons boueux et une chemise fripée, et, faute de boutons, l’ouverture de son gilet ne formait sans doute pas des triangles sur sa poitrine ?

— C’est vrai !

— J’en étais bien sûre, parce qu’en général, une personne qui a le sentiment du beau et du bien, l’étend à toutes choses. Ce sentiment règne dans la propreté ; et dans le besoin de l’ordre il y a aussi de la conscience.

— Oh maman ! pourtant, il ne manque pas de gens qui se laissent aller extérieurement, et sont très-honnêtes.

— Ces gens là peuvent se croire dans la donnée de l’honnêteté, sans cependant être de bonnes et de généreuses natures. Je serais bien étonnée si le décousu de leurs habitudes et le débraillé de leur mise ne se retrouvaient pas dans leur vie morale, et s’il n’y avait pas aussi dans leur conscience et dans leur conduite quelques boutons lâchés.

— On ne peut pourtant pas être parfait, dit Édouard avec un peu de dépit. »

Sa maman se mit à rire.

« Malheureusement non, répéta-t-elle ; on ne peut pas être parfait ; mais le moyen de ne pas être trop imparfait est de tendre à l’idéal de perfection relative que nous pouvons atteindre, chacun suivant notre intelligence et nos forces. — Maintenant, ajouta-t-elle, si tu es fatigué, pour aujourd’hui repose-toi. En principe, nul ne te doit les services personnels que tu peux te rendre à toi-même, et c’est toi qui devrais remettre tes boutons et brosser ton pantalon. Il en serait ainsi si tu étais au collége, tu le sais bien ; mais, par amitié pour toi, je t’aiderai volontiers dans ce travail, si, en ce moment, il dépasse tes forces. »

Édouard vit bien que sa maman se moquait de lui, et, sans mot dire, il remit ses boutons et alla se brosser. Le tout ne lui prit pas plus de dix minutes. Bientôt après, il était sur le pavé de la rue, suffisamment accoutré pour n’être pas de ceux qu’on remarque, soit en mal, soit en bien.

Mais, il faut l’avouer, Édouard avait contracté à la campagne l’habitude d’un certain laisser-aller qui lui semblait commode et où, volontiers, il retombait. Certes, il avait tout le temps nécessaire pour brosser ses habits et les plier ; cependant, il les laissait trainer sur les chaises de sa chambre, à la poussière, et parfois, s’il se sentait les mains humides ou tachées, quand c’eût été d’encre, il les essuyait à son pantalon.

Sa maman ne lui renouvela plus ses observations ; mais un jour, qu’on allait sortir, tous ensemble, ayant regardé Édouard un moment avec attention, elle dit à son mari :

« Mon ami, je ne comptais sur aucune dépense d’habillement jusqu’à la fin de l’année ; car je pensais que le vêtement d’Édouard devait pouvoir amplement finir

la saison. Mais le voilà dans un tel état, que cet enfant ne peut plus se présenter ainsi nulle part. Pouvons-nous lui en acheter un autre ?

— C’est impossible, répondit le papa, je n’ai pas assez d’argent pour suffire à des dépenses qu’il eût été si facile d’éviter. C’est, ma foi, bien assez du nécessaire ! Pourquoi Édouard tache-t-il ses habits ?

— C’est une fâcheuse habitude qu’il a prise, dit la maman.

— Tant pis pour lui !

— Mais, reprit-elle, vois comme toutes ces taches sautent aux yeux, et offensent le goût de ceux qui aiment Ja propreté.

— Ma chère amie, j’en suis désolé : mais, quand nous avons donné à notre fils le nécessaire, est-ce donc notre faute s’il agit de telle manière que ce ne soit pas assez ? Lorsqu’Édouard sera chargé de suffire à ses propres besoins et à ceux de sa famille, il saura combien le désordre et le gaspillage sont choses funestes et peuvent rendre impossible la tâche, déjà si lourde, du père de famille. Je ne vois qu’une chose à faire, c’est de donner à détacher cet habit ; encore sera-ce une dépense qu’Édouard eût pu nous épargner avec plus de soin.

— C’est ce que j’aurais déjà fait, reprit la maman, s’il ne s’agissait que de taches pouvant s’enlever ; mais le malheur est qu’il y a aussi des taches d’encre, et d’acide de fruits, qui attaquent la couleur et déshonorent complétement un habit.

— Tu veux dire son propriétaire ? »

À cette réponse du papa, Édouard qui, depuis le commencement de cette conversation, dont il était le sujet, se trouvait déjà fort mal à l’aise, se révolta.

« Je ne veux pas dire que je n’ai pas tort, s’écria-t-il ; mais être déshonoré parce qu’on a un habit malpropre, c’est aussi trop fort !

— En effet, dit le papa, l’expression est trop forte, je le reconnais ; mais après tout, je suis content de te voir tant de philosophie ; car, sérieusement, je ne puis pas t’acheter d’autre habit. Et dès lors, il est bien inutile de te faire des reproches, puisque c’est toi qui porteras la peine de ton peu de soin, »

Édouard, en regardant sa maman, vit pourtant qu’il ne serait pas le seul puni, et cela lui fit de la peine. Ensuite, il abaissa les yeux sur son habit, et, l’examinant avec attention, il s’aperçut qu’en effet il y avait beaucoup de taches, et qu’ainsi vêtu, lui Édouard, qui n’était pas du tout étranger au plaisir d’être bien vu, ni à la mortification de déplaire, il n’offrait pas précisément un objet agréable à la vue. Toutefois comme il était fort piqué, il ne voulut pas laisser voir sa contrariété, et suivit ses parents dans la maison où l’on se réunissait ce soir-là.

Édouard s’y trouva en compagnie d’enfants de son âge, qui avaient des habits plus ou moins beaux, mais tous d’une irréprochable propreté. Et il ne fut pas longtemps seul à remarquer la différence qui existait à ce sujet entre eux et lui. Quelques-uns de ses camarades le considérèrent d’un air moqueur et deux petites filles se mirent à chuchoter en le regardant. N’y en eut-il pas une, même, — oh la petite pie-grièche ! — qui alla faire part de ses observations à l’oreille de sa maman ! Édouard le devina à l’air scandalisé de mademoiselle et au regard que la maman dirigea sur lui, et il en fut plus certain encore, lorsque s’étant rapproché de cette dame, et se trouvant derrière elle, un moment après, il l’entendit adresser cette phrase à sa voisine :

« Il faut convenir qu’Édouard s’est amélioré à la campagne, sous beaucoup de rapports ; mais pourquoi faut-il qu’il y soit devenu si malpropre ? En vérité, si j’étais sa mère, ou je ne le mènerais pas ainsi dans le monde, ou je lui achèterais d’autres vêtements. »

Dès lors, Édouard n’eut plus de plaisir du tout dans cette soirée. On n’est à l’aise, en effet, et disposé à jouir des charmes de la société que lorsqu’on ne se sent l’objet d’aucune remarque fâcheuse. Maintenant, tous les regards qui se dirigeaient de son côté lui semblaient occupés surtout de son habit ; il cessa de parler, et presque de remuer, de peur d’attirer l’attention sur sa mise en l’attirant sur lui-même : il devint triste, ennuyé. Édouard, décidément, n’avait pas toute la philosophie dont son père avait bien voulu le féliciter.

Il fut donc très-content de partir. Dans la rue, il donnait le bras à sa maman, tandis que son père marchait devant, avec Adrienne ; on parla, naturellement, de la soirée. La maman y avait trouvé des gens très-aimables et s’était fort amusée ; très-différent fut l’avis d’Édouard, et il émit des jugements amers et sévères sur telles personnes en particulier, et sur le monde en général. Le monde lui paraissait une fort triste chose. C’était une réunion de gens vains et superficiels, qui ne fondaient leurs jugements que sur les dehors et leur estime que sur les apparences. Cela lui paraissait méprisable, et il n’était pas éloigné de rêver une vie solitaire, au sein de la famille, et où pénétreraient seuls quelques rares amis.

« D’où te vient cette humeur sauvage ? lui demanda sa maman ; et, quand elle eut deviné que c’était à l’état de son habit qu’Édouard devait cette misanthropie, elle l’en railla doucement.

— Le monde assurément a ses torts, lui dit-elle, et je ne serais pas fâchée de te voir entrer en guerre contre ses préjugés, ses vanités, son goût excessif du luxe : mais s’il s’agit de lui en vouloir parce qu’il n’aime pas les taches d’encre et condamne les habits malpropres, je suis obligée de le défendre, car je partage aussi ce travers. L’amour de la propreté.

Elle fut interrompue par un brusque mouvement : d’Édouard. Un petit ramoneur qui descendait la rue, en frôlant le mur, venait de le toucher en passant. L’on eût diten vérité qu’Édouard voulait franchir la rue, tant le bond qu’il fit fut impétueux.

« Il t’a donc fait mal ? demanda la mère.

— Non, mais il est si malpropre ! »

Édouard n’eut pas plus tôt dit cela qu’il baissa le menton sur sa poitrine avec confusion ; et il ne trouva rien à répliquer lorsque sa maman lui fit simplement cette réponse :

« Mais, Édouard, ce n’est pas sa faute, à lui ! Il ne dépend pas de lui de n’avoir pas de suie à ses pauvres habits. »

Le lendemain, Édouard se hâta de porter son habit chez le dégraisseur et en attendant, il fut obligé de se priver, pendant plusieurs jours, des parties auxquelles on l’invitait. Malgré son dégoût pour le monde, Édouard fut très-mortifié de cette situation, et, comme on est rarement juste quand on a beaucoup de contrariété, il pensait tout bas que son papa aurait bien pu lui acheter un habit, et qu’il y avait une grande sévérité dans son refus.

Sur quoi les enfants basent-ils cette conviction que leurs papas doivent toujours avoir de l’argent ? On l’ignore. I] faut pourtant avouer que cela n’est pas mathématique, les riches, comme on sait, étant le petit nombre, et les pauvres le grand.

Une des raisons de cette erreur est assurément l’ignorance où sont les enfants de la difficulté qu’on a à gagner de l’argent. Ils ne connaissent pas le livre de comptes de la famille.

Eh bien, il faut croire que le père d’Édouard vit la pensée secrète de son fils et voulut combattre cette ignorance ; car, un matin, entrant dans la chambre d’Adrienne, où se trouvait aussi Édouard :

« Mes enfants, leur dit-il, vous voilà presque adolescents, du moins Adrienne. Vous commencez à savoir et à raisonner. Vous aimez à vous rendre compte des choses et vous connaissez votre intérêt. I] me semble enfin que vous êtes à l’âge où l’exercice de la responsabilité personnelle devient possible, et par conséquent nécessaire. Car c’est là le grand agent moralisateur. C’est lui qui corrige par le fait les écarts de l’imagination, en soumettant au contrôle de l’expérience les données reçues.

Jusqu’ici, vous avez tout reçu sans compter. Le moment est venu pour vous de savoir dépenser et d’apprendre à agir. Édouard, je suis certain que tu ménageras mieux tes vêtements quand tu en sauras le prix. Voici le premier trimestre de ta pension, et voici celui d’Adrienne. Ta sœur a deux ans de plus que toi, et connaît un peu mieux les choses ; je t’engage à prendre ses conseils. Il va sans dire que, si vous faites des bévues, vous en porterez la peine. On ne s’instruit bien qu’à ses dépens. »

Il posa en même temps sur la table deux rouleaux de pièces blanches. Adrienne fut très-joyeuse et remercia son papa. Édouard ne fut pas moins content, et tout le reste du jour ils ne parlèrent ensemble que de leurs emplettes futures, et dépensèrent tout d’abord effroyablement… en projets, Heureusement, ils se modérèrent l’un par l’autre, firent l’addition d’avance, et s’aperçurent promptement que le rôle actif a plus de difficultés et d’épreuves que n’en supposent le désir et la critique. Malgré cela, ils furent satisfaits de ce nouvel arrangement ; car c’est le propre de l’être humain d’aimer à connaître et agir par lui-même. Grâce à leur papa, ils s’essayerent ainsi de bonne heure dans l’art difficile d’équilibrer ses désirs et ses ressources. Ils y firent plus d’une école, mais aussi de bons progrès, dont un des premiers fut de devenir plus soigneux, en se trouvant directement intéressés à l’être.

Lucie B.

La suite prochainement,

LA JUSTICE DES CHOSES

ÉDOUARD MOQUEUR

Pendant ces vacances fut agitée une grosse question, touchant Édouard. Devait-il, à la rentrée, reprendre ses cours au collége, ou retourner chez M. Ledan ? Relativement au mode d’instruction, d’éducation, et quant aux avantages hygiéniques, on n’hésitait pas ; mais une séparation nouvelle coûtait beaucoup à chacun. On s’y décida pourtant, dans l’intéré : d’Édouard. Lui-même, il sentait combien lui étaient utiles et les intelligentes leçons de M. Ledan, et le milieu sain et fortifiant de la campagne. Il aimait aussi beaucoup la famille Ledan ; ce qui ne l’empêcha pas d’éprouver un vif chagrin d’avoir à quitter de nouveau ses parents. Il est bien rare qu’on puisse réunir toutes ses affections autour de soi. Heureux encore ceux qui sont assez riches en relations pour avoir beaucoup de ces regrets !

Édouard, donc, passa encore trois années à Trèves, pendant lesquelles il profita sérieusement des leçons de son professeur, et devint de plus en plus agile, vigoureux et bien portant. À quatorze ans, grâce à la vie régulière, calme et active qu’il avait menée, il semblait déjà par la taille presque un jeune homme, et n’en avait pas moins gardé au dedans toute la gaieté, et même l’enfantillage, que son âge comportait encore. Son instruction générale, quoique très-bien faite par M. Ledan, réclamait alors des études spéciales, qui ne pouvaient être sérieusement poursuivies qu’à la ville. Édouard quitta donc à cette époque sa seconde famille, non sans déchirement ; mais il était convenu qu’on se reverrait au moins tous les ans. Ernest lui-même quittait la maison paternelle et venait à Paris avec Édouard. De tous nos anciens petits amis, il ne restait à Trèves que Jules et Émile, qui se trouvaient maintenant les aînés de trois ou quatre nouveaux pensionnaires. Victor étudiait avec passion l’histoire naturelle, et surtout l’ornithologie, et se préparait, malgré sa pétulance, à devenir un savant ; non pas toutefois un savant sur place, mais un missionnaire de la science. Il rêvait d’expéditions scientifiques, jurant qu’il les ferait, au besoin, à lui tout seul. Charles préparait ses examens de baccalauréat, pour se donner ensuite à l’étude du droit. Amine avait son diplôme d’institutrice, et réclamait gaiement le respect dû à son titre, tout en continuant ses études, qu’elle était loin de juger complètes. Elle et Adrienne, qui avaient fait ample connaissance, s’aimaient beaucoup et s’écrivaient souvent. Amine devait aller passer un ou deux mois d’hiver chez son amie, et la famille d’Édouard devait séjourner à Trèves pendant les vacances. Voilà donc Édouard rentré dans sa famille, et un peu dans le monde ; car aux jours de vacances et de congé, il assistait à de petites réunions chez ses parents, ou chez leurs amis. Édouard était devenu un aimable et bon garçon. Grâce aux leçons de ses parents et de ses instituteurs, il avait commencé de bonne heure cette initiation à la vérité dans la vie humaine qui est la tâche de l’enfance. Il avait perdu beaucoup de défauts, non pas par la crainte d’un châtiment qui trop souvent ne fait que les suspendre, mais parce qu’il avait reconnu que ces défauts lui étaient nuisibles à lui-même, en même temps que désagréables à autrui. Par cette habitude de ne rien accepter sans le comprendre, de se soumettre à l’expérience, d’agir par lui-même autant que peut le faire un enfant, il avait acquis un exercice dé la réflexion et une sûreté de jugement que les adolescents n’ont pas d’ordinaire. Ce n’était point un génie, pas plus qu’un héros ; mais il possédait assez pour ne pas perdre et pour accroître au contraire, cette faculté, qui devrait par excellence être nommée faculté humaine, bien que très-peu d’hommes actuellement la possèdent : celle de porter sur les choses et sur soi-même le regard clair et sincère d’une intelligence qui n’a d’autre parti pris que la recherche du vrai. Édouard, assurément, n’était pas arrivé à tout bien voir et commettait encore plus d’une étourderie ; on n’est pas parfait à quatorze ans ; mais, sil s’apercevait lui-même de sa faute, il s’en reprenait de si bonne grâce et cherchait si vivement à la réparer qu’on ne pouvait l’en aimer moins. Quand la réprimande, au contraire, lui venait d’autrui, il contenait assez bien le mouvement d’humeur et de mortification qu’il éprouvait, et, s’il voyait son tort, disait simplement : « C’est vrai, j’en suis fâché. » Je ne vous affirmerai pas toutefois qu’il n’alléguât jamais pour se justifier des raisons peu justes en elles-mêmes ; mais alors, c’est qu’il se trompait de bonne foi. Cela est permis, dit-on, à tout le monde ; à plus forte raison à l’âge d’Édouard. En somme, il était sincère et de bonne volonté. Ce sont les qualités fondamentales, les bases morales essentielles.

Les défauts qui restaient à Édouard n’étaient donc plus que des erreurs, et non pas des habitudes, et, au lieu de tenir à les garder, comme tant d’enfants — et même de grandes personnes de notre connaissance — qui chérissent leurs défauts plus que tout au monde, plus que leurs parents, plus que leurs amis, plus que leur santé, leur intérêt, plus qu’eux-mêmes, qui se mettent en fureur, si l’on ose y toucher, et les défendent jusqu’à la mort, Édouard, lui, tenait à s’en défaire.

Il lui arriva quelquefois de rentrer dans ses anciens défauts, comme un limaçon dans sa coquille ; mais il se hâta d’en sortir, les connaissant assez pour n’en plus vouloir.

Il yen eut pourtant auxquels Édouard ne revint jamais, et il semblait ne les avoir connus que pour les détester davantage. On les devine, ceux-là.

Il arriva aussi qu’Édouard contractait des défauts nouveaux, dans des circonstances nouvelles, comme on prend de mauvais chemins dans un pays inconnu. Ce sont des excursions de ce genre qui peuvent seules nous intéresser, puisque les autres nous les avons déjà faites.

Avec de l’instruction et de la gaieté, quand on vit dans la compagnie de gens intelligents, il n’est pas difficile d’avoir de l’esprit. On en reconnut à Édouard pour quelques plaisanteries heureuses qu’il fit un soir, chez sa mère. On avait ri, On l’avait applaudi ; flatté de ce succès, et jaloux de le renouveler, il réussit de nouveau. Voilà notre garçon lancé, enchanté de posséder un talent qu’il ne croyait point avoir, chatouillé par le plaisir d’être aimable, et laissant aller sa langue un peu trop à l’aventure.

Tous les sujets ne prêtent pas également à faire de l’esprit. Pour ces heureuses rencontres de mots et d’idées qui font sourire et penser, il faut avoir réfléchi, comprendre, savoir, même savoir beaucoup ; car on ne peut bien saisir les rapports et les différences de choses inconnues. En philosophie, en morale, en histoire, en sciences naturelles, en connaissance du cœur humain, il n’est pas facile d’avoir de l’esprit, et un seul sujet s’y prête aisément, c’est la critique. Les défauts ou les ridicules d’autrui sautent aux yeux ; beaucoup de gens même s’appliquent volontiers à en faire une étude ; puis, pour seconder le trait et le faire paraître plus ingénieux, on aura pour soi la malignité, le goût de rire aux dépens des autres, dont bien peu d’entre nous sont exempts. Pour toutes ces raisons un tel moyen devient fort tentant, pour peu qu’on soit arrivé à passer pour une personne d’esprit, et qu’on veuille soutenir ce rôle. La vanité, qui pousse toujours à de mauvaises choses, ici pousse à la méchanceté, et il est bien peu de gens, dits spirituels, qui ne soient moqueurs.

Édouard alla promptement donner sur cet écueil. Ce fut d’abord aux dépens de gens qu’il connaissait peu, et qui lui étaient indifférents ; il en vint ensuite à frapper sur des personnes plus intimes. Ce furent d’abord des plaisanteries inoffensives sur de légers ridicules ; puis cela devint plus grave, et sa raillerie s’attaqua bientôt aux caractères et aux intentions.

« Édouard, lui demanda sa mère quand elle s’aperçut de ce travers, quel sentiment éprouverais-tu pour une personne qui te tournerait en ridicule ?

— Dame, je ne l’aimerais pas du tout, répondit le moqueur, et, voyant bien à quoi tendait cette observation, il rougit un peu.

— Crois-tu que la justice des choses fasse une exception pour toi à ce sujet ? ou bien penses-tu qu’il vaille mieux être haï que d’être aimé ?

— Certainement non ; mais ces gens-là ne m’aiment pas, ils me sont indifférents,

— Alors, tu trouves avantageux de transformer un indifférent en ennemi ?

— Non, sans doute.

— Mon enfant, il y a là aussi un devoir de conscience. Faire de la peine à quel qu’un pour son plaisir à soi, c’est méchant. Plaisante sur les choses, mais non sur les personnes. ».

Édouard convint que sa maman avait raison, et promit de suivre son conseil ; mais, quand l’occasion vint le tenter, il se dit : « Oh ! pourvu que la plaisanterie soit légère, et n’attaque pas l’honneur des gens ! »

Il le voulait ainsi ; mais, tout défaut, tout vice, nous l’avons remarqué, est comme une pente : on y glisse. D’ailleurs, une moquerie qui nous semble légère paraît énorme à celui qui en est l’objet, et qui naturellement est plus susceptible que nous ne savons l’être pour lui.

Édouard se fit donc des ennemis. Et beaucoup de gens qui auraient voulu l’aimer éprouvèrent de l’éloignement pour lui en le voyant ainsi malin et agressif pour d’autres ; car cela n’indique point de bonté, et pour aimer les gens il faut les croire bons.

Même, il faillit arriver à Édouard une très-fâcheuse aventure. Il y avait dans leur société un jeune homme de vingt-deux à vingt-trois ans, très-vain de sa figure, assez jolie, si occupé de sa mise qu’il en oubliait le soin de s’instruire et de travailler, et d’ailleurs peu intelligent. Un jour, on parlait de lui devant Édouard.

« Quel homme est-ce que ce jeune X… ? demanda quelqu’un.

— C’est l’homme de Platon, répondit Édouard, que l’on n’interrogeait point. »

En se rappelant que l’homme de Platon était un animal à deux pieds, sans plumes, on rit aux dépens du jeune X…, et le nom de l’homme de Platon lui devint une sorte de sobriquet. Il le sut, apprit de plus quel était l’auteur de cette critique un peu pédante, et sa colère contre Édouard fut si vive qu’il annonça hautement l’intention de lui frotter les oreilles la première fois qu’il le rencontrerait. Édouard fut très-inquiet de cette menace, il faut bien le dire. Il n’était pas de force à lutter contre ce jeune homme, et, bien qu’un pareil affront ne prouve rien, il est dur de le recevoir. Puis, Édouard n’avait-il pas tort ? Combien de victimes de ses plaisanteries eussent ri de bon cœur d’une telle aventure ? Le jeune X…, heureusement, se calma et renonça à faire un esclandre de mauvais goût ; mais Édouard eut en lui un ennemi prêt à le desservir en toute occasion, et dont la rencontre lui était toujours pénible.

Pourtant, il ne renonçait pas à ses habitudes moqueuses, et les rires approbateurs qu’excitaient ses plaisanteries lui étaient assez précieux pour compenser à ses yeux le malaise de sa conscience, qui l’avertissait du peu de moralité de sa conduite et des dangers auxquels elle l’exposait,.

Un jour d’été, Édouard se trouvait en visite à la campagne, près de Marly, Il y avait là, réunies, une vingtaine de personnes, toutes amies ou connaissances, et parmi elles M. D… qui, depuis l’aventure des pêches, avait pris Édouard fort en amitié. Il faisait chaud ; l’on s’était un peu débandé : les uns faisaient de la musique dans un pavillon ; les autres étaient allés chercher un peu de fraicheur sur une terrasse, ombragée de tilleuls, qui dominait la rivière, et au-dessous de laquelle . Serpentait une étroite allée de buis touffus. Édouard s’approchait de Ja terrasse, quand il vit sortir de l’allée des buis M. D…, qui, sans mot dire et en faisant le geste du silence, vint mystérieusement le prendre par la main, et l’amena doucement dans les buis. À peine Édouard avait-il fait quelques pas dans l’allée sombre, guidé par Ja main de son conducteur, qu’il entendit son nom, prononcé par les personnes qui causaient sur la terrasse ; dès lors, sa curiosité éveillée ouvrit largement l’oreille, et voici ce qu’il entendit :

« C’est dommage qu’il ait ce défaut.

— Oui, c’est un garçon intelligent, instruit, dit-on ; mais je conviens qu’il aime trop à faire de l’esprit aux dépens des autres.

— Oh ! qu’il soit ce qu’il voudra. Pour moi les plus belles qualités ne signifient rien quand on est méchant.

— Peut-être ne se rend-il pas compte.

— Oh madame ! allons donc ! puisque vous le dites intelligent. Non, l’on ne peut pas pardonner aux mauvais cœurs. Il a bien eu le courage de plaisanter sur l’infirmité de la petite Berthe M…, qui a les reins faibles et se balance en marchant. La pauvre petite en a pleuré.

— Pour cela, c’est très-mal, je l’avoue. Oui, il est certain qu’être moqueur, c’est toujours être un peu méchant.

— Vous voulez dire beaucoup.

— Je ne suis pas si sévère que vous. J’aime la mère d’Édouard, qui aime beaucoup son enfant, et je sais qu’à bien des égards il n’est pas indigne de cette affection. Je regrette qu’il se fasse ainsi des ennemis.

— Des ennemis ! ce serait pour lui trop d’honneur, dit une voix qu’Édouard reconnut pour celle de la mère du jeune X… Ce n’est qu’un gamin à qui des leçons de convenance et de modestie seraient fort nécessaires, et il me semble que sa mère, si elle l’aime tant, devrait avoir le bon sens de les lui donner. Ne devrait-elle pas avertir ce petit bonhomme qu’il est malséant à lui de prendre ainsi la parole au milieu des grandes personnes ? On gâte énormément les enfants aujourd’hui. Au lieu d’écouter cet Édouard, on devrait l’envoyer faire des pensums, ou réfléchir sur ses propres défauts. Il n’en manque pas, à ce qu’il paraît. Il a pris autrefois de l’argent à son père, et je sais par un de ses anciens camarades de collége qu’il ne sait pas dire un mot de vérité. Je ne comprends guère quelles qualités on lui trouve. Pour sa figure, je ne puis la souffrir. Il a un si drôle de nez… »

Et la dame se mit à faire d’Édouard un portrait-charge de nature à déconcerter cruellement l’amour-propre du patient, qui assistait ainsi lui-même à sa propre dissection, comme le savent toujours faire les ennemis, qui voient en laid, de même que les amis voient en beau. Mme X… saisissait à merveille le côté défectueux ; aussi, bien qu’Édouard ne fût pas laid, qu’il ne fût non plus ni gauche ni grossier, et que son langage fût plutôt facile et agréable, notre petit moqueur n’étant pas non plus irréprochable, elle releva si bien, en les chargeant, les imperfections des traits et de la démarche d’Édouard, et certaines bévues et incorrections qui lui étaient échappées, qu’elle fit rire tout l’auditoire aux dépens de sa victime, et cela d’autant plus facilement qu’il se trouvait là plusieurs personnes qui, ayant aussi à se venger d’Édouard, ajoutèrent leurs épigrammes à celles de Mme X…, et l’applaudirent vivement.

Quelle situation pour Édouard ! Il suait à grosses gouttes, et de colère et de honte. Heureusement pour lui, grâce aux efforts de l’amie de sa mère, la conversation bientôt changea d’objet, et M. D…, demeuré tout ce temps immobile près d’Édouard, prit les devants pour sortir de l’allée. Édouard le suivait machinalement et en silence, tout étouffé de dépit.

« Mon cher Édouard, dit M. D…, j’espère que vous me pardonnerez la mortification que je viens de vous faire subir ; car je n’ai eu en ceci d’autre intention que de vous procurer un grand avantage, qui nous manque fort à tous tant que nous sommes : celui de savoir nettement ce que les autres pensent de nous. Entré là pour chercher le frais et voyant que l’entretien s’engageait sur vous, je me suis hâté d’aller vous prendre. Vous me devez en réalité de grands remercîments, car pour être cruelle, la leçon n’en sera que plus profitable pour vous, si vous savez la comprendre ; il y a des gens qui, à votre place, m’en voudraient toujours. Je suis sûr, moi, que vous aurez le bon esprit de n’être pas de ceux-là. »

Édouard s’empressa de serrer la main de M. D… ; mais il ne put parler,’tant la douleur de son amour-propre meurtri le serrait à la gorge et de peur de pleurer ; car ses yeux é : aicnt gros de larmes.

« Très-bien, Édouard, lui dit son ami ; je vois que je n’ai pas trop présumé de vous. Je vous disais bien l’autre jour qu’on nous rendait toujours en ce monde la monnaie de notre argent, et en pareil cas, surtout, avec usure ; mais ce n’étaient là que des conseils, et vous n’y avez pas fait attention, tandis qu’une telle preuve ne s’effacera pas de votre mémoire. Mon cher enfant, les moqueurs sont toujours moqués, détestés, et, qui pis est, mépricés. Si vous voulez comme tout le monde être heureux, aimez, et faites-vous aimer. ».

Lucis B.

La suite prochainement.

LA JUSTICE DES CHOSES

Nous donnons aujourd’hui le dernier fragment de : La justice des choses. — Le livre sera bientôt publié en volume sous ce titre : La maman qui ne punit pas.

Dans cette œuvre poursuivie avec une sagacité, une persévérance, une pénétration extraordinaires, l’auteur anonyme et de nous inconnu, une mère probablement, suivant pas à pas la vie de ses enfants, a voulu prouver à ses enfants par les faits mêmes que le bien et le mal avaient, dès ce monde, en eux-mêmes, celui-ci sa récompense, celui-là sa punition. La thèse est soutenue avec une vigueur, une lucidité extraordinaire et de nature à convaincre tout enfant qui en suivra le développement. — À ce titre, ce remarquable ensemble de leçons morales devait être publié par le Magasin.

Ce qui pouvait manquer comme couronnement à ces leçons, si justes en elles-mêmes, surabonde à toutes les autres pages de notre œuvre, et nous nous serions trouvés coupables de priver nos jeunes lecteurs d’une démonstration si utile, si positive, si frappante, pour cela seulement qu’elle ne remontait pas autant que nous l’aurions voulu en deçà et au delà des faits purement pratiques de la vie quotidienne. Les excellents livres sont trop rares pour qu’on s’en prive uniquement parce qu’ils sont incomplets en quelques points.

J. H.


LA JUSTICE DANS LA CONSCIENCE

Quand nous marchons dans la campagne, nous voyons tour à tour passer sous nos yeux le vallon, le bois, le ravin, la colline, la rivière, le ruisseau, le gazon, la fleur, et chacune de ces choses nous frappe en elle-même, à part des autres. Le ravin a des recoins et des défilés charmants ; la colline des croupes qui attirent et un air à la fois orgueilleux et bon enfant ; le bois chante et rit, doux asile d’ombre et de rêverie ; le vallon, avec ses replis et ses belles courbes, semble un giron maternel, où la nature invite l’homme à venir cacher sa vie ; le babil du ruisseau fait rêver, car on voudrait savoir ce qu’il dit ; et plus encore la grande nappe glissante et profonde qui va, va, sans repos, si loin, toujours ! Le gazon et la fleur sont nos amis intimes, aussi bien que de tant d’autres habitants de ce monde, qu’ils nourrissent, abritent, charment, consolent. Tous nous sont connus et nous charment par leur nature et leur physionomie particulière.

Puis, quand nous gravissons la montagne qui les domine, à mesure que nous nous élevons sur les rampes, ces choses d’en bas se rapprochent les unes des autres, se mêlent, s’atténuent, et chacune d’entre elles, qui nous paraissait en soi si distincte et si complète, devient peu à peu le trait d’un nouvel ensemble, la partie d’un tout plus grand, qui de plus en plus se dessine. D’autres vallons, d’autres ravins, d’autres bois, d’autres collines, d’autres cours d’eau s’ajoutent aux premiers, et toutes les arêtes, et toutes les pentes, et tous les courants convergent vers un centre commun : le bassin, la grande vallée, où glisse le fleuve immense, en route pour l’océan sans rivages. Chacune de ces individualités est devenue la note d’une vaste harmonie ; l’agent d’un organisme qui formule une loi.

Il en est ainsi de la vie humaine et des choses qui la composent. À mesure qu’Édouard montait, c’est-à-dire grandissait, il voyait plus loin, des faits de plus en plus nombreux s’offraient à ses yeux, groupés d’après leurs affinités, éloignés suivant leurs différences, et paraissant tous, d’une et d’autre part, tendre à la même conclusion. Il avait vu, et pour ainsi dire touché, la justice des choses dans ses rapports personnels avec ses semblables et avec la nature ; il la reconnaissait fréquemment dans ce qui se passait sous ses yeux de faits étrangers, et toutes les analogies le conduisaient à la loi générale, qu’il pressentait en la cherchant, mais ne voyait pas nettement encore.

Dans l’été de ses quinze ans, un dimanche matin, Édouard lisait près de la fenêtre, en attendant l’heure du départ pour la promenade, qui ce jour-là devait avoir sur les coteaux de Chaville. Il lisait un recueil de biographies, où se trouvaient rassemblées toutes les grandes figures qui honorent l’humanité. La plupart de ces figures, Édouard les connaissait depuis longtemps. Il avait même déjà lu ce livre une ou deux fois, et pourtant l’idée que cette lecture venait de lui fournir, et qui tourmentait sa pensée, depuis une heure qu’il était là à tourner et retourner ces pages, à entrer tour à tour dans chacune de ces grandes vies, cette idée-là ne lui était pas encore venue.

« Oui, celui-là encore ! Tous ou presque tous ! De Socrate à Galilée, de Jeanne d’Arc à Condorcet, toujours, la condamnation, l’insulte, l’exil, la persécution, le martyre ! Les plus grands ! les plus purs ! ceux qui méritent le plus de respect ! ceux qui mériteraient le plus de bonheur ! mais alors… mais où est-elle donc en ceci la justice des choses ? »

Et tout surpris, tout inquiet, l’enfant sentait sa religion atteinte. Pourtant, sa mère ne pouvait l’avoir trompé. Lui-même, d’ailleurs, depuis des années, n’avait-il pas saisi dans sa propre vie les secrets de cette justice, qui était devenue sa foi et sa règle ? Il avait vu : il savait bien. Mais l’histoire ! Il ne pouvait pas non plus, cependant, la récuser. Les faits étaient là. Ces grands, ces sublimes, étaient malheureux.

C’était la première fois que ce problème redoutable s’emparait de l’esprit d’Édouard avec tant de force. Une fois, chez M. Ledan, sur les objections de Charles, on avait causé de ces choses. Mais alors il ne s’en était pas si fort inquiété ; il n°y avait pas fait assez d’attention.

Depuis son enfance, Édouard les fréquentait, ces grands personnages ; chacun d’eux, tour à tour, dans sa toge ou dans son armure, était venu souvent causer avec lui ; mais jusque-là, il les avait toujours vus souriants et fiers, et les croyait à l’aise sur leur piédestal. Aujourd’hui seulement, le rayonnement triomphal s’effaçait à ses yeux sous l’amère souffrance ; il voyait la couronne d’épines à la place de l’auréole ; il entendait ces grandes âmes gémir, et c’était bien vrai ; car jamais il ne s’était senti si près d’eux ; il lui semblait qu’il venait de descendre dans leur vie, et de sentir battre leur cœur.

— C’est qu’il ne faut pas croire qu’une chose soit comprise par cela seul qu’on la entendue. Chaque idée a son heure dans chaque cerveau. Elle peut bien entrer par les oreilles, s’établir dans la mémoire, aller et venir chez vous, comme chez elle. — Si tout cela se fait avant l’heure, c’est inutile ; elle n’ira pas jusqu’au fond ; vous la verrez mal ; vous ne la connaîtrez pas. Elle sera pour vous comme cet homme que vous coudoyez chaque jour, que vous connaissez de vue, comme les maisons ou les arbres du chemin, et qui ne vous est guère moins indifférent, dont vous ignorez les goûts, les pensées, les sentiments, la signification précise en un mot, jusqu au moment où une circonstance fortuite vous le donne pour ami, et le lie désormais à toute votre vie.

Édouard en était venu, sur cette grande question de la justice générale dans l’humanité, à cette heure favorable où l’idée se fait aisément comprendre, parce que le cerveau l’appelle de lui-même, et a soif de la connaître. Et elle le possédait au point qu’il restait depuis longtemps immobile, appuyé sur un coude au bord de la fenêtre, l’œil fixe, et sans regard pour les choses extérieures, — tandis que le soleil matinal dorait ses cheveux et qu’un bourdon, venu d’un tilleul voisin, tournait impunément autour de sa tête, avec sa chanson. Tout à coup, une main se posa sur la sienne, et quelqu’un s’assit en face de lui.

C’était sa mère. Elle était habillée pour la promenade et le regardait en souriant.

« Comme te voilà rêveur ! » lui dit-elle.

Édouard fut bien content de pouvoir communiquer à sa chère confidente le doute qui le tourmentait. — Elle eut, en l’écoutant, un sourire un peu triste, mystérieux.

« Il nous faudra causer de cela bien tranquillement, dit-elle. Et nous en aurons, j’espère, le loisir à la promenade. Viens déjeuner ; car l’heure approche de partir. »

Elle se leva, et après avoir déposé un baiser sur le front d’Édouard, avant de le quitter, elle attacha encore sur lui un long et tendre regard ; les mères sont émues et heureuses de voir leurs enfants devenir hommes ; car c’est l’œuvre virile du cerveau humain que cette recherche de la morale et de la justice.

On avait beaucoup couru dans les bois ; on avait cueilli des gerbes de fleurs ; on avait répondu par de gais refrains aux chants des merles ; on avait amplement diné sur l’herbe ; on avait grimpé dans les arbres et sur les rochers ; on avait donné à ses membres, engourdis par six jours de réclusion, de l’exercice pour toute une semaine ; on en avait pris à cœur joie du grand air, du soleil et de la gaieté. — Et maintenant que l’ombre du bois s’allongeait sur la prairie, on sentait le besoin de rêver et de s’unir par la pensée aux grandes harmonies, dans le sein desquelles on s’était d’abord plongé par les sens.

Au milieu de cette agitation, et même de ces jeux et de ces rires, la préoccupation d’Édouard ne l’avait point abandonné ; même quand il avait cessé d’en avoir conscience, elle était restée sur son front, comme l’ombre portée bleuâtre du nuage, l’été, sur la montagne éclatante de soleil. Et dès qu’on se fut étendu sur l’herbe, à la limite du bois et de la prairie, aussitôt, ses pensées du matin lui revinrent, et, se rapprochant de sa mère, assise près de lui, et prenant sa main :

« N’allons-nous pas causer maintenant ? lui demanda-t-il.

— Volontiers, » répondit-elle.

Édouard appuya la tête sur son coude et fixa les yeux sur sa mère.

« Voyons, reprit-elle, de quoi s’agit-il ? La justice te semble en péril parce que les plus grands et les meilleurs de ce monde, au lieu d’être honorés et comblés de biens sont souvent méconnus et sacrifiés ?

— Certainement, dit Édouard.

— Je ne sais trop si je pourrai te donner une réponse qui te satisfasse, parce qu’ici nous sortons de l’ordinaire, de la vie commune, et pénétrons dans une vie supérieure qui n’est pas suffisamment la nôtre, et dont nous ne pouvons juger que par analogie, d’après ce qu’il y a en nous, — non pas d’héroïsme réel et vécu, — mais de simples velléités et conceptions. Ce serait à ces héros, à ces martyrs, de nous révéler eux-mèmes les joies qu’ils trouvent dans le dévouement à l’idéal et à l’humanité. Cenendant, je vais te faire une question : Les estimerais-tu heureux, si, grâce à leurs sacrifices, ils arrivaient au succès et voyaient réalisé sous leurs yeux le progrès qu’ils ont révélé ?

— Oh ! sans doute ! s’écria Édouard, mais, précisément, c’est le contraire. Ils meurent le plus souvent, en voyant leur idée vaincue avec eux.

— Non ; ils n’en croient rien. On ne donne pas sa vie pour un doute, mais pour une foi inébranlable et profonde. Tous ceux qui luttent et meurent pour le progrès sont des hommes de foi, et, par conséquent, voient sûrement réalisé dans l’avenir ce qu’ils croient. Ils goûtent idéalement, à chaque moment de leur pensée, les joies de ce succès, qui, tu le dis, les rendrait heureux. Ils en jouissent avant les autres hommes.

— Oh ! mais ce n’est pas la même chose.

— Pas assez pour nous, qui vivons plus près des réalités présentes, et avons besoin de les sentir à chaque pas sous nos mains, comme un boiteux le bâton qui lui sert d’appui ; mais chez les novateurs le sens de ces réalités à venir, qu’ils ont en quelque sorte extraites de leur propre pensée, de leur propre cœur, de leur conscience, est nécessairement bien plus fort. »

Édouard, sans répondre, resta quelque temps les yeux attachés sur cette idée ; puis il fit un signe d’acquiescement, en

levant de nouveau les yeux sur sa mère.

Elle reprit :

« D’autre part, es-tu bien sûr de ne pas faire, à l’égard de ces grands caractères, épris de science et de vertu, une confusion d’idées très-enfantine — et très-commune d’ailleurs. — Par exemple, pour un Bias, qui porte en lui tous ses biens, ne t’avises-tu point de désirer des richesses dont il n’aurait que faire, et ne voudrait pas ? Ne souhaiterais-tu point à Socrate, si ironiquement dédaigneux de la fausse gloire, les applaudissements d’un peuple vain ? Remarque bien que les avantages dont ils sont privés, sont précisément ceux auxquels ils renoncent d’eux-mêmes, dont ils n’ont souci. Être supérieur au point de se vouer soi-même au triomphe du droit, de la vérité, c’est aimer le droit et la vérité par-dessus tout ; c’est n’être ni vain, ni égoïste, ni voluptueux ; c’est avoir une ambition, un besoin tournés vers les grandes choses. Or, ce qu’ils veulent, ils l’ont ; ce qu’ils chérissent, ils le possèdent, en eux-mêmes, de façon à n’en pouvoir être privés. Cette humanité même, qu’ils aiment d’un amour si désintéressé, ne leur est point ingrate autant qu’on le pense. Non-seulement ils entendent d’avance les bénédictions qu’un jour elle répandra sur leur nom, mais toujours on la voit autour d’eux, représentée par les plus nobles de l’époque présente, leur payer le tribut d’amour, de respect et de dévouement qu’ils méritent. Quel grand homme n’a ses disciples, ses admirateurs et ses dévoués ?

« Maintenant, ils meurent souvent d’une mort violente, ces héroïques ; mais, d’abord, il faut mourir. Ils meurent, non pas en détail, d’infirmités et de décadence, mais debout, tout entiers dans leur grandeur, et ce moment, toujours douloureux, s’il est pour eux celui d’un supplice, a aussi la beauté et l’exaltation du sacrifice, et fut précédé de joies inconnues au reste des hommes. »

— Il y eut encore un silence entre Édouard et sa mère, tous deux rêveurs, tandis qu’à deux pas, entre leurs compagnons, la conversation courait, légère et riante, sur d’autres sujets, tandis que l’ombre des. arbres sous lesquels ils étaient assis, de plus en plus s’allongeait sur la prairie, et que les oiseaux s’évertuaient à chanter la fin du jour. Puis, Édouard, se redressant, prit la main de sa mère.

« Sais-tu à quoi je pense, chère mère, lui dit-il ? C’est que nous cherchons toujours au dehors des marques visibles du bonheur ou du malheur, et pourtant, — je le sais déjà, moi, par expérience, — pourtant c’est en nous-mêmes que se fait le plus souvent la justice, sans que les autres le puissent bien voir.

— Oui, mon enfant, reprit la mère, heureuse qu’Édouard eût trouvé cela lui-même. Les événements extérieurs ne sont que la plus faible part de notre vie, à nous qui aimons et pensons, à nous qui avons une conscience. Cette façon de juger du bonheur ou du malheur d’un être doué d’une si puissante vie intérieure, par les seuls faits qui l’entourent, est des plus matérielles et rudimentaires. Elle est malheureusement entretenue dans l’humanité par ce système grossier d’éducation qui fait de punitions et de récompenses arbitraires la sanction du bien et du mal, au lieu d’en appeler sans cesse à l’intelligence et à la liberté de l’être que l’on prétend élever, et qui ne peut grandir que par sa conviction et sa volonté propre. Oui, c’est en nous-mêmes que s’accomplissent nos biens et nos maux, et tout porte à croire que plus une conscience est haute, forte, éclairée, plus elle est heureuse ; que plus une conscience est trouble et criminelle, plus elle est hantée de Soupçons, de haines, de frayeurs, et souffre du vide que laisse dans toute âme humaine l’absence des nobles aspirations. La souffrance même, si féconde en révélations morales et intellectuelles, a sa volupté pour le penseur. Évidemment, car il ne faut pas pousser les choses à l’absurde, les besoins essentiels doivent être satisfaits. La faim, le froid, l’ignorance, empêchent le développement de l’être intérieur, diminuent sa force et entament sa liberté. Mais, ces conditions nécessaires remplies, en quoi consiste à ton avis le bonheur ? — Car avant de chercher où il se trouve, il est bon de le définir. »

Édouard fut un peu embarrassé. Après un instant de réflexion :

« N’est-ce pas, dit-il, ce qu’on désire ?

— Pas toujours, puisque notre désir se trompe souvent ; puisqu’il nous arrive de poursuivre avec ardeur des satisfactions que nous croyons profondes et qui se trouvent vides, de nous hâter vers des buts qui, atteints, se trouvent être des malheurs. En tout cas, si le bonheur est ce qu’on désire, il est changeant, puisqu’un des caractères les plus reconnus de notre nature est que toute jouissance n’a de vivacité que dans les premiers moments, puis s’affaisse par l’habitude et devient presque négative.

— Alors, demanda Édouard un peu inquiet, qu’est-ce donc que le bonheur ?

— Cherchons ensemble. Quelle occupation te plairait le plus ? »

Édouard ne réfléchit pas longtemps.

« C’est de voyager, s’écria-t-il.

— Te voilà du premier coup très-rapproché de la définition que je veux te proposer. Fort bien ! C’est en effet très-beau, c’est très-varié surtout, de voyager. Cependant, si l’on te disait : « Eh bien, soit, tu voyageras ; tu verras tous les pays ; tu feras le tour du monde : mais à une seule condition, c’est que tu voyageras Sans cesse, toujours, » Que répondrais-tu ?

— Sans cesse ! toujours ! Dame, c’est un peu long.

— Oui ; car enfin, si voyager répond précisément aux besoins d’investigation et d’activité de notre nature, cependant, nous en avons d’autres à satisfaire, le besoin opposé, par exemple, celui du repos ; ensuite, des besoins affectueux, que contrarie une locomotion continuelle : le nid de famille, le berceau de l’enfant ne voyagent pas. Donc, même le voyage, l’action qui satisfait à la fois le plus grand nombre de nos aspirations, deviendrait, à durer toujours, quelque chose d’insupportable.

— Alors, le bonheur, c’est un composé de différents biens ?

— Oui, de ceux qui constituent l’expansion normale de nos forces et de nos facultés. À mon avis, c’est le voyage, non pas dans l’espace, mais dans la vie, le tour du monde de nous-mêmes, ou plutôt la spirale suivant laquelle nous nous élevons, par le développement constant de nos facultés, par l’agrandissement incessant de notre être. C’est là, je crois, le vrai bonheur humain ; autrement dit, le progrès indéfini dans le bien et dans le beau. Assurément les grands hommes, quelles que soient les traverses qu’ils subissent, ont de ce bonheur bien plus que le vulgaire ; et je crois qu’il faudrait plutôt s’inquiéter, au point de vue de la justice, de ceux dont l’existence monotone et sans essor semble n’être qu’une seule journée, répétée incessamment. Le bonheur en ce monde, Édouard, à ce qu’il me semble, est à toute conscience qui se connait, s’étend, grandit et aspire à sa perfection. »

Les rayons du soleil s’éteignaient un à un dans les feuillages. On se leva et l’on se remit à marcher, du côté de Paris. Au couchant, la Seine étincelait ; un des coteaux était plongé dans une ombre bleuâtre et douce ; l’autre, tout parsemé de lueurs et d’ombres, arrêtait le regard par de ravissants détails. La brise fraichissait ; les peupliers murmuraient. Sur un fond de calme solennel, se détachaient mille harmonies, muettes ou sonores. Édouard vint passer le bras sous celui de sa mère.

« Ô maman, lui dit-il, quelle bonne journée ! j’ai pensé, j’ai grandi ; je me sens meilleur, Au milieu de cette belle nature, j’ai la joie de ta tendresse. Je suis heureux ! »

Lucie B.
FIN DE LA JUSTICE DES CHOSES.