La JusticeAlphonse LemerrePoésies 1878-1879 (p. 219-226).





DIXIÈME VEILLE


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FIN DE L’ANGOISSE




ARGUMENT



Le poète examine les griefs de l’homme contre la Nature et la Divinité. Il les trouve sans fondements, et se fie sans réserve à son intuition de la justice.



DIXIÈME VEILLE



FIN DE L’ANGOISSE


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I




Courage ! l’autre nuit n’a pas été mauvaise.
L’étude allège enfin le souci qui me pèse.
Ô justice ! après tant et de si longs détours,
Je rentre dans mon cœur où je te sens toujours,
Et j’y rentre, étonné que le haut privilège
Ne soit qu’à l’homme échu d’avoir au cœur ton siège.

Pardonne si, doutant de ce prodige en moi,
Je t’ai cherchée ailleurs, et t’ai faussé ma foi !
Ignorant que ta loi fût seulement humaine,
Inopportune ailleurs qu’en notre humble domaine,
J’ai traité l’univers en humaine cité,
Quand je l’ai pour ces maux par devant toi cité.
Ces maux, que je nommais injustes, sont peut-être,
Non les caprices fous ou coupables d’un maître,
Mais de fatals moyens, seules conditions
D’un ordre qui nous passe ou que nous oublions.
Sans doute à nos souhaits se refuse la terre,
Comme un cercle adjuré d’être un quadrilatère ;
Ce qu’elle nie aux vœux, sa loi le lui défend.
L’injustice du sort est un grief d’enfant
Qui, malade, abhorrant la cuillerée amère,
La déclare nuisible et s’en prend à sa mère.
La douleur et la mort, sans doute il les fallait,
Pour que l’homme devînt le demi-dieu qu’il est !
Le mal nous déconcerte, et pourtant qui peut dire
Si l’Univers, où tout se repousse et s’attire,
Pourrait survivre avec un atome de moins
Ou de plus, confié, pour nous plaire, à nos soins ?
Dans nos comptoirs, pendant que le vendeur calcule
Et compare les poids soumis à la bascule,
L’acheteur défiant ne se dit pas lésé
Tant que monte et descend l’objet pour lui pesé ;
Il laisse le marchand peser en conscience,
Et l’observe, attentif, mais sans impatience,
Trouvant dans sa lenteur, loin d’en être irrité,
Un gage de prudence et de sincérité.

Mais l’homme à la Nature, où s’opère en silence
Un échange éternel dans une autre balance,
Réclame sans payement un astre de son choix ;
Il croit, demandant compte aux soleils de leurs poids,
Que l’axe autour duquel ils tournent tous, ressemble
Au trébuchet posé sur son genou qui tremble !
Dans la libration de ce grand balancier
Il exige et veut voir l’œuvre d’un justicier ;
Et, le jugeant lui-même, il le rend responsable
D’une cuisson qu’à l’œil lui cause un grain de sable ;
Sans comprendre, aveuglé par son menu chagrin,
Que l’axe eût dû fléchir pour détourner ce grain,
Que l’immense faveur, qu’il eût seul ressentie,
Sur des mondes sans nombre aussitôt répartie,
En désastres sans nombre eût du sévir contre eux.
L’éternité ! pour rendre un éphémère heureux !


Comme un enfant qu’on gâte aisément s’habitue
À croire qu’à ses jeux la déférence est due,
L’homme épargné longtemps croit son bonheur sacré ;
Fait au rythme des lois, il ne leur sait plus gré
De conduire la terre à ses fins sans secousse,
Car il est né depuis que sa planète est douce.
Le branle qui meut tout dans les champs étoilés
Vient s’amortir en elle, et, balançant ses blés,
Ses forêts et ses mers, expire et se compose
Avec un souffle d’air pour incliner la rose ;
Il nous berce avec elle et semble nous choyer ;
Mais pour son équilibre il nous pourrait broyer !




II



Puisque ma conscience est le seul lieu du monde
Où sur ce qu’il me veut l’infini me réponde,
Puisqu’en ce lieu d’où rien ne pouvait t’arracher,
Je te trouve, où d’abord je t’aurais dû chercher,
Et que là seulement, je découvre, ô Justice !
Une assise immuable où sans peur je bâtisse,
J’y rentre et m’y retranche, et m’y tiens à jamais.
Il y fait noir, bien noir, mais je te reconnais ;
En tâtonnant, déjà je baise et je révère
Les deux doigts étendus de ta droite sévère ;
Moins sévère pourtant qu’elle n’était jadis,
Quand déesse de marbre, on te nommait Thémis.
Ta main semble aujourd’hui moins froide que la pierre :
Ce qui l’humecte ainsi vient-il d’une paupière ?
Et quelle onde vivante y bat et l’attendrit ?
N’a-t-elle pas pressé la main de Jésus-Christ ?
Ah ! pour te voir, je veux, je saurai faire naître,
Par l’étude et l’amour, une aurore en mon être !
Si, hors du genre humain, tu n’es plus qu’un vain nom,
En lui du moins tu vis, qu’il t’obéisse ou non !

Je te rends donc ma foi ! Qu’un captieux génie
M’extirpe des aveux que mon instinct renie,
Je ne livrerai plus au peu que je conçois
Tout le vrai que je sens, pour douter que tu sois !
En vain me prouvât-on, contre tes voix intimes,
Que la tombe est la même aux bourreaux qu’aux victimes,
En vain mes appétits, de leurs iniquités
Par le droit au bonheur se diraient acquittés,
On ne croit jamais bien ce qu’on rougit de croire,
Et l’effet sur la vie en demeure illusoire ;
Un témoignage en nous, moins subtil et plus fort,
Donne à la preuve infâme invinciblement tort !


C’est que, formée en nous depuis notre naissance,
Ta nature, ô Justice ! est notre propre essence :
Elles font, l’une et l’autre, un tel couple, en effet,
Que l’homme ne se sent vraiment homme et parfait,
En harmonie entière avec ses destinées,
Qu’en les tenant toujours l’une à l’autre enchaînées,
Et que le juste meurt, sans murmure, pour toi,
Car il mourrait bien plus en violant ta loi.


Le rayon poursuivi me réchauffe et m éclaire !
Je l’ai longtemps cherché ; ma peine a son salaire.
J’ai saisi corps à corps le sphinx impérieux
Qui, l’ongle sur ma gorge et les yeux dans mes yeux.

 
Immobile et muet, m’oppresse et m’interroge.
J ai, dompteur résolu, fermé sur moi la loge ;
Devant le monstre obscur je me suis obstiné ;
Du moins, si ma raison ne l’a point deviné.
Elle ne dément point mon cœur qui le défie.
Qu’au mystère jaloux sa dent me sacrifie !
Il peut me dévorer sans ternir seulement
Ma foi dans la Justice, éclair de diamant !


Dors, ô mon âme, avant que le jour reparaisse !
Ayant conquis la paix, savoures-en l’ivresse !




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