La JusticeAlphonse LemerrePoésies 1878-1879 (p. 45-47).
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À JULES GUIFFREY




Mon cher ami,




Je te dédie ce poème, s’il m’est permis d’appeler de ce nom un ouvrage qui, j’en ai peur, paraîtra n’avoir d’un poème que le mètre et la rime. La poésie est réputée faite seulement pour charmer, et ne trouve le lecteur disposé à aucun effort. J’avoue que ces pages ne visent point à charmer ; elles visent à intéresser certains esprits anxieux, et ne peuvent se lire sans quelque attention. Peut-être ne m’accordera-t-on pas que j’aie fait œuvre de poésie ; j’aurais toutefois fait œuvre d’art, si mes vers étaient jugés bons. Le vers est en effet la forme la plus apte à consacrer ce que l’écrivain lui confie, et l’on peut, je crois, lui confier, outre tous les sentiments, presque toutes les idées. J’essaye donc cette forme sur une matière moins concrète que ne l’est d’ordinaire celle de la
poésie. Selon l’opinion commune, la poésie perd ses caractères propres dès que le sujet traité cesse d’être aisément accessible aux esprits de moyenne culture. J’ai plus d’ambition pour mon art : il me semble qu’il n’y a, dans le domaine entier de la pensée, rien de si haut ni de si profond, à quoi le poète n’ait mission d’intéresser le cœur. Si j’ai trop présumé de mes forces, je retournerai de bonne grâce à des compositions moins difficiles pour moi, mais sans regret de ma témérité, car on ne peut nier l’utilité d’éprouver la puissance d’un art et d’en chercher les limites.

Dans cette tentative, loin de fuir les sciences, je me mets à leur école, je les invoque et les provoque. La foi était un compromis entre l’intelligence et la sensibilité ; l’une des deux parties s’y est reconnue lésée, et aujourd’hui toutes les deux se défient excessivement l’une de l’autre. La raison et le cœur sont divisés. Ce grand procès est à instruire dans toutes les questions morales ; je m’en tiens à celle de la justice. Je voudrais montrer que la justice ne peut sortir ni de la science seule qui suspecte les intuitions du cœur, ni de l’ignorance généreuse qui s’y fie exclusivement ; mais que l’application de la justice requiert la plus délicate sympathie pour l’homme, éclairée par la plus profonde connaissance de sa nature ; qu’elle est, par conséquent, le terme idéal de la science étroitement unie à l’amour.

Les sinistres événements qui ont abaissé notre patrie m’avaient, pour la première fois, forcé de voir de près, et à nu, les plaies, jusque-là dissimulées, d’un corps social qui dans la déroute a perdu tous ses voiles. Quel spectacle ! Un pessimisme plein d’amertume avait supplanté ma confiance en la dignité humaine. Plusieurs sonnets composés à cette époque ont trouvé leur place dans la première partie du livre ; ils se ressentent de leur date et je ne les aurais jamais publiés seuls. Peu à peu la buée rouge et la fumée qui cachaient l’horizon se sont dissipées ; un coin d’azur et quelques cimes blanches ont reparu ; les oiseaux sont revenus aux branches mutilées, les fourmis à leurs greniers défoncés ; il a bien fallu espérer encore. L’ouvrage se clôt sur cette impression. Le lecteur y aura suivi les vicissitudes d’une intelligence et les angoisses d’un cœur, touchant l’essence et le fondement de la justice.

Tu pouvais souhaiter, mon cher ami, que j’unisse ton nom au mien sur un livre moins exposé à la mauvaise fortune ; mais n’est-ce pas dans le péril qu’on s’assure de préférence l’appui des amitiés anciennes et solides ? Ce que je t’offre, c’est moins le résultat que l’effort, c’est moins l’œuvre que la peine, et le travail n’est jamais sans prix.

Sully Prudhomme.




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